Esprit des lois (1777)/L8/C2

La bibliothèque libre.


CHAPITRE II.

De la corruption du principe de la démocratie.


Le principe de la démocratie se corrompt, non-seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, & que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, & dépouiller tous les juges.

Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats ; on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n’ont plus de poids ; on n’a donc plus d’égard pour les sénateurs, & par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a pas du respect pour les vieillards, on n’en aura pas non plus pour les peres ; les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage ; la gêne du commandement fatiguera comme celle de l’obéissance. Les femmes, les enfans, les esclaves, n’auront de soumission pour personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu.

On voit dans le banquet de Xénophon, une peinture bien naïve d’une république où le peuple a abusé de l’égalité. Chaque convive donne à son tour la raison pourquoi il est content de lui. « Je suis content de moi, dit Chamides, à cause de ma pauvreté. Quand j’étois riche, j’étois obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j’étois plus en état de recevoir du mal d’eux que de leur en faire. La république me demandoit toujours quelque nouvelle somme ; je ne pouvois m’absenter. Depuis que je suis pauvre, j’ai acquis de l’autorité ; personne ne me menace, je menace les autres ; je puis m’en aller ou rester. Déjà les riches se levent de leurs places & me cedent le pas. Je suis un roi, j’étois esclave ; je payois un tribut à la république, aujourd’hui elle me nourrit ; je ne crains plus de perdre, j’espere d’acquérir.

Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’ils n’apperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne.

La corruption augmentera parmi les corrupteurs ; & elle augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers publics ; & comme il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à sa pauvreté les amusemens du luxe. Mais avec sa paresse & son luxe, il n’y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui.

Il ne faudra pas s’étonner si l’on voit les suffrages se donner pour de l’argent. On ne peut donner beaucoup au peuple, sans retirer encore plus de lui : mais pour retirer de lui, il faut renverser l’état. Plus il paroîtra tirer d’avantage de sa liberté, plus il s’approchera du moment où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans, qui ont tous les vices d’un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable ; un seul tyran s’éleve, & le peuple perd tout jusqu’aux avantages de sa corruption.

La démocratie a donc deux excès à éviter ; l’esprit d’inégalité, qui la mene à l’aristocratie, ou au gouvernement d’un seul ; & l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, comme le despotisme d’un seul finit par la conquête.

Il est vrai que ceux qui corrompirent les républiques Grecques ne devinrent pas toujours tyrans. C’est qu’ils étoient plus attachés à l’éloquence qu’à l’art militaire : outre qu’il y avoit dans le cœur de tous les Grecs une haine implacable contre ceux qui renversoient le gouvernement républicain ; ce qui fit que l’anarchie dégénéra en anéantissement, au lieu de se changer en tyrannie.

Mais Syracuse, qui se trouva placée au milieu d’un grand nombre de petites oligarchies changées en tyrannie[1] ; Syracuse qui avoit un Sénat[2] dont il n’est presque jamais fait mention dans l’histoire, essuya des malheurs que la corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville toujours dans la licence[3] ou dans l’oppression, également travaillée par sa liberté & par sa servitude, recevant toujours l’une & l’autre comme une tempête ; & malgré sa puissance au dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangere, avoit dans son sein un peuple immense, qui n’eut jamais que cette cruelle alternative de se donner un tyran, ou de l’être lui-même.


  1. Voyez Plutarque, dans les vies de Timoléon & de Dion.
  2. C’est celui des six cents, donc parle Diodore.
  3. Ayant chassé les tyrans, ils firent citoyens des étrangers & des soldats mercenaires, ce qui causa des guerres civiles : Aristote, Politiq. liv. V, ch. III. Le peuple ayant été cause de la victoire sur les Athéniens, la république fut changée, ibid. ch. IV. La passion de deux jeunes magistrats, dont l’un enleva à l’autre un jeune garçon, & celui-ci débaucha sa femme, fit changer la forme de cette république : ibid. Liv. VII, chap. IV.