Esprit des lois (1777)/L8/C21

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CHAPITRE XXI.

De l’Empire de la Chine.


Avant de finir ce Livre, je répondrai à une objection qu’on peut faire sur tout ce que j’ai dit jusqu’ici.

Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine, comme d’un gouvernement admirable, qui mêle ensemble dans son principe la crainte, l’honneur et la vertu. J’ai donc posé une distinction vaine, lorsque j’ai établi les principes des trois gouvernemens.

J’ignore ce que c’est que cet honneur dont on parle, chez des peuples à qui on ne sait rien faire qu’à coups de bâton[1].

De plus, il s’en faut beaucoup que nos commerçans nous donnent l’idée de cette vertu dont nous parlent nos missionnaires : on peut les consulter sur les brigandages des mandarins.[2] Je prends encore à témoin le grand homme milord Anson.

D’ailleurs, les lettres du P. Parennin sur le procès que l’empereur fit faire à des princes du sang néophytes[3] qui lui avoient déplu, nous font voir un plan de tyrannie constamment suivi, & des injures faites à la nature humaine avec regle, c’est-à-dire de sang-froid.

Nous avons encore des lettres de M. de Mairan & du même P. Parennin sur le gouvernement de la Chine. Après des questions & des réponses très-sensées, le merveilleux s’est évanoui.

Ne pourroit-il pas se faire que les missionnaires auroient été trompés par une apparence d’ordre ; qu’ils auroient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d’un seul, par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, & qu’ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes ! parce que n’y allant que pour y faire de grands changemens, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu’ils peuvent tout faire, que de persuader aux peuples qu’ils peuvent tout souffrir[4].

Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes. Des circonstances particulieres, & peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la chine ne soit par aussi corrompu qu’il devroit l’être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, & faire des especes de prodiges.

Le climat de la Chine est tel, qu’il favorise prodigieusement la propagation de l’espece humaine. Les femmes y sont d’une fécondité si grande, que l’on ne voit rien de pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n’y arrête point le progrès de la propagation. Le prince n’y peut pas dire, comme Pharaon, Opprimons-les avec sagesse. Il seroit plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le genre humain n’eût qu’une tête. Malgré la tyrannie, la Chine, par la force du climat, se peuplera toujours, & triomphera de la tyrannie.

La Chine, comme tous les pays où croît le riz[5], est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre ; il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs. La plupart sont d’abord exterminées ; d’autres se grossisent, & sont exterminées encore. Mais dans un si grand nombre de provinces, & si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d’armée, va droit à la capitale, & le chef monte sur le trône.

Telle est la nature de la chose, que le mauvais gouvernement y est d’abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. Ce qui fait que dans d’autres pays on revient si difficilement des abus, c’est qu’ils n’y ont pas des effets sensibles ; le prince n’y est pas averti d’une maniere prompte & éclatante, comme il l’est à la Chine.

Il ne sentira point, comme nos princes, que s’il gouverne mal, il sera moins heureux dans l’autre vie, moins puissant & moins riche dans celle-ci. Il saura que si son gouvernement n’est pas bon, il perdra l’empire & la vie.

Comme, malgré les expositions d’enfans, le peuple augmente toujours à la Chine[6], il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir : cela demande une grande attention de la part du gouvernement. Il est à tous les instans intéressé à ce que tout le monde puisse travailler sans crainte d’être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil, qu’un gouvernement domestique.

Voilà ce qui a produit les réglemens dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme : mais ce qui est joint avec le despotisme n’a plus de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s’enchaîner ; il s’arme de ses chaînes, & devient plus terrible encore.

La Chine est donc un état despotique, dont le principe est la crainte. Peut-être que dans les premieres dynasties, l’empire n’étant pas si étendu, le gouvernement décloinoit un peu de cet esprit. Mais aujourd’hui cela n’est pas.


  1. C’est le bâton qui gouverne la Chine, dit le P. du Halde.
  2. Voyez entr’autres la relation de Lange.
  3. De la famille de Sourniama, Lettres édis. 18e. Recueil
  4. Voyez dans le P. du Halde, comment les Missionnaires se servirent de l’autorité de Canhi, pour faire taire les Mandarins, qui disoient toujours que, par les lois du pays, un culte étranger ne pouvoit être établi dans l’empire.
  5. Voyez ci-dessous, liv. XXIII. chap. 14.
  6. Voyez le mémoire d’un Tsongtou, pour qu’on défriche. Lettres édif. recueil 21.