Esprit des lois (1777)/L9/C6

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CHAPITRE VI.

De la force défensive des états en général.


Pour qu’un état soit dans sa force, il faut que sa grandeur soit telle, qu’il y ait un rapport de la vîtesse avec laquelle on peut exécuter contre lui quelqu’entreprise, & la promptitude qu’il peut employer pour la rendre vaine. Comme celui qui attaque peut d’abord paroître par-tout, il faut que celui qui défend puisse se montrer par-tout aussi ; & par conséquent que l’étendue de l’état soit médiocre, afin qu’elle soit proportionnée au degré de vîtesse que la nature a donné aux hommes pour se transporter d’un lieu à un autre.

La France & l’Espagne sont précisément de la grandeur requise. Les forces se communiquent si bien, qu’elles se portent d’abord là où l’on veut ; les armées s’y joignent & passent rapidement d’une frontiere à l’autre, & l’on n’y craint aucune des choses qui ont besoin d’un certain temps pour être exécutées.

En France, par un bonheur admirable, la capitale se trouve plus près des différentes frontieres justement à proportion de leur foiblesse ; & le prince y voit mieux chaque partie de son pays, à mesure qu’elle est plus exposée.

Mais lorsqu’un vaste état, tel que la Perse, est attaqué, il faut plusieurs mois pour que les troupes dispersées puissent s’assembler ; & on ne force pas leur marche pendant tant de temps, comme on fait pendant quinze jours. Si l’armée qui est sur la frontiere est battue, elle est surement dispersée, parce que ses retraites ne sont pas prochaines. L’armée victorieuse, qui ne trouve pas de résistance, s’avance à grandes journées, paroît devant la capitale, & en forme le siege, lorsqu’à peine les gouverneurs des provinces peuvent être avertis d’envoyer du secours. Ceux qui jugent la révolution prochaine, la hâtent en n’obéissant pas. Car des gens fideles, uniquement parce que la punition est proche, ne le sont plus dès qu’elle est éloignée ; ils travaillent à leurs intérêts particuliers. L’empire se dissout, la capitale est prise, & le conquérant dispute les provinces avec les gouverneurs.

La vraie puissance d’un prince ne consiste pas tant dans la facilité qu’il y a à conquérir, que dans la difficulté qu’il y a à l’attaquer ; & si j’ose parler ainsi, dans l’immutabilité de sa condition. Mais l’agrandissement des états leur fait montrer de nouveaux côtés par où on peut les prendre.

Ainsi comme les monarques doivent avoir de la sagesse pour augmenter leur puissance, ils ne doivent pas avoir moins de prudence, afin de la borner. En faisant cesser les inconvéniens de la petitesse, il faut qu’ils ayent toujours l’œil sur les inconvéniens de la grandeur.