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Esquisse d’un programme naval en 1900

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Esquisse d’un programme naval en 1900
Général La Roque

Revue des Deux Mondes tome 157, 1900


ESQUISSE D’UN PROGRAMME NAVAL
EN 1900

C’était en 1889. J’avais été rappelé du Tonkin, où je remplissais de très importantes et très attrayantes fonctions, pour remettre en ordre les affaires de l’artillerie, au ministère de la Marine, en qualité de chef de bureau ; j’occupais ce poste depuis quelques mois : un navire s’était plaint de n’avoir pas, en munitions, ce qui lui revenait. Bien que la chose fût insignifiante en elle-même, la Presse, par suite de déplorables habitudes, en avait été informée, s’en était émue, sans savoir exactement de quoi il s’agissait, en déclarant que la patrie était en danger.

Le Port soutenait qu’il avait donné au navire ce qui lui était dû. J’allai trouver le ministre, et je lui fis la proposition suivante : « Si vous voulez m’en croire, vous écrirez au commandant du navire qu’il a les munitions qu’il réclame, et vous le prierez de faire dresser immédiatement un état détaillé de ce qui existe à bord ; et, en même temps, vous écrirez au Port, et vous lui direz qu’il n’a pas délivré tout ce qui revenait au navire, en lui demandant de vous adresser l’état des délivrances faites. Vous êtes certain que vous aurez raison des deux côtés. »

C’est ce qui arriva. Il manquait au navire, qui ne s’en était pas aperçu, quelques projectiles d’exercice d’une certaine espèce ; et il avait, en revanche, les munitions dont l’absence supposée avait plongé ses chefs dans le désespoir, surexcité la presse et alarmé la France, superficiellement, tout au moins, pour quelques jours. La conversation, qui suivit cette histoire, eut lieu à peu près dans les termes suivans :

« LE MINISTRE. — C’est un désordre désespérant !

LE COLONEL, chef de bureau. — Le mot « désespérant » me paraît exagéré, à propos de quelques coups d’exercice incomplets ; mais ce qui m’étonne, Monsieur le Ministre, c’est votre étonnement. J’ai pénétré dans le ministère, en 1872, pour la première fois, et, comme vous le savez, j’y suis revenu, après des sorties volontaires, dans des situations qui m’ont permis de me rendre compte de l’état des choses et encore mieux de l’état des esprits. Il y a longtemps que je suis fixé, et tout me confirme dans cette idée que nous avons plus de ressources qu’il n’est nécessaire sur nos navires et dans nos magasins, mais que nous n’avons de commandement nulle part, et, moins que partout ailleurs, permettez-moi de vous le dire, dans les ports et au ministère. Tout le monde se mêle de tout. Le service des ports, en ce qui concerne les approvisionnemens militaires, consiste à garnir des colonnes et à noircir des papiers, en faisant des additions très exactes, jusqu’aux centimes, avec des chiffres qui n’ont pas de sens. L’autre jour encore, on vous demandait 70 000 objets assez coûteux, et d’urgence, en raison de quelques bruits de guerre. D’un compte, fait par moi en un quart d’heure, il résultait clairement que le besoin, qui n’avait rien d’urgent, était de 6 000 environ. Voulez-vous, Monsieur le Ministre, que je vous résume mon opinion sur la situation de la Marine ?

LE MINISTRE. — Je le veux bien ; elle doit être originale !

LE COLONEL, chef de bureau. — La voici : si M. de Bismarck avait été chargé d’organiser les choses de la marine française, de telle sorte qu’avec un personnel incomparable à tous les degrés et dans tous les corps, avec des ressources financières largement suffisantes pour construire et entretenir une belle flotte, on aboutît, au moment du besoin, à ne pas trouver, dans des magasins bondés d’approvisionnemens excessifs, de quoi faire une campagne contre la dernière des puissances maritimes, il n’aurait pas mieux fait. Votre organisation est méthodiquement faite pour le désordre et l’impuissance. Le cœur est parfait ; le corps est bon ; la tête est mauvaise, ne veut rien, ne dirige rien. Mais on peut réorganiser la tête très rapidement, et, en réalité, les hommes valant en France infiniment mieux que le gouvernement, et sachant en combattre les forces négatives et en empêcher, par une lutte sourde, incessante, les plus mauvais effets, je vous le répète, vous avez dans les mains plus que le nécessaire comme matériel et personnel, en dépit de tout ce qui a été dit, de ce qui a été voulu peut-être par des têtes étrangères, qui inspirent, à son insu, la tête française ; un peu d’ordre et pas beaucoup d’argent ; et ici, au ministère, un commandement responsable, qui agirait et voudrait pendant deux ou trois années, nous mettrait en mesure de soutenir avantageusement la lutte contre la plus forte des nations maritimes.

LE MINISTRE. — Ce sont des paradoxes, mon cher Colonel.

LE COLONEL, chef de bureau. — Mes affirmations ne sont pas plus des paradoxes, Monsieur le Ministre, que ne l’étaient les déclarations que vous avez reçues de moi en 1878, lorsque, étant officier d’ordonnance de l’amiral Pothuau, et vous, son chef d’état-major général, je vous annonçais un accident, à bref délai, avec les canons de gros calibre de l’Angleterre, auxquels M. Armstrong avait su donner une si grande valeur pécuniaire fondée, elle-même, sur une si belle réputation acquise à prix d’or et à force de réclames. Cet accident, arrivé, quinze jours après notre conversation, sur le Thunderer, me valut des complimens dont je me souviens encore.

« Enfin, je ne me trompe pas plus aujourd’hui, au sujet de la situation générale de la Marine, que je ne me trompais le 12 décembre dernier, lorsque, à 9 heures du matin, je vous suppliais de ne pas laisser tirer les canons de 34 centimètres, modèle 1875, de l’Amiral-Duperré. « Vous êtes seul de votre avis, vous exagérez le danger, » me disiez-vous. A 5 heures du soir, j’étais appelé dans votre bureau, et je vous trouvais, une dépêche à la main, la figure bouleversée, regrettant d’avoir cru qu’un homme, quand il est seul, même quand il a de bonnes raisons et des faits pour lui, doit être considéré comme ayant tort. Un des canons de 34 centimètres, que je vous suppliais de ne pas laisser tirer, venait d’éclater ; un officier et cinq matelots avaient succombé. En outre, le découragement, remplaçant une confiance exagérée, allait, disiez-vous, compromettre le service des bouches à feu sur tous nos navires. Vos craintes étaient, d’ailleurs, excessives ; car nos officiers et nos matelots, qui n’ont pas vécu dans les bureaux du ministère, savent qu’un peu de danger ne gâte rien et sera toujours inséparable de la pratique du métier militaire, même en temps de paix ; et un accident ne les empêchera pas d’avoir confiance en leur artillerie, la plus sûre qui soit au monde, la seule qui soit véritablement éprouvée d’une façon continue en temps de paix. »

Ce que nous disions à l’amiral Krantz, il y a plus de dix ans, est encore vrai aujourd’hui. La puissance de la routine et, il faut le dire, l’absence d’un véritable homme d’Etat au ministère de la Marine, ont laissé persister jusqu’à aujourd’hui un état de choses qui rend inutilisables des forces, très réelles, mais privées d’une tête. Je ne veux pas dire que des tentatives n’aient pas été faites, que des commencemens de réforme n’aient pas eu lieu. Notamment, en ce qui concerne l’artillerie, on a pris une excellente mesure lorsqu’on a créé la direction de l’artillerie. M. Burdeau, pendant son court séjour au ministère de la Marine, avait compris la nécessité d’une réorganisation complète, établie sur une répartition budgétaire par service. L’amiral Rieunier a fait beaucoup pour mettre l’ordre et pour donner à l’artillerie de la Marine, en particulier, les forces qui lui était indispensables ; mais l’action des meilleurs ministres a été trop faible et trop éphémère pour diminuer sensiblement la confusion créée par l’action persistante d’une éducation et d’une organisation nationales contraires à l’esprit français, dont elles exagèrent les défauts et répriment les qualités militaires, telles que l’initiative généreuse et hardie, et le besoin de se dévouer.

D’ailleurs, les ministres ont à compter avec les influences parlementaires d’hommes, qui semblent résolus à ne rien laisser créer ni subsister en France de solide et de résistant, mais surtout à ne pas laisser s’élever des chefs militaires confians en eux-mêmes et prêts à prendre la responsabilité du commandement en temps de guerre. Les ministres placés sous la dépendance du parlement, qui ne leur demande que la souplesse, désireux de conserver un portefeuille obtenu, en général, par beaucoup de concessions regrettables, ne savent pas, assez souvent, imiter l’amiral Jauréguiberry en donnant leur démission plutôt que de rester responsables de mesures et d’un état de choses condamnés par eux.

Aujourd’hui encore, celui qui étudie les documens parlementaires et extra-parlementaires, les publications spéciales ou autres, et qui consulte les autorités réputées les plus compétentes, ne tarde pas, quand il s’agit de la Marine, à éprouver un profond découragement, s’il est, d’ailleurs, étranger à la pratique des affaires de notre flotte et s’il ne connaît pas l’état d’esprit de notre personnel maritime. Il rencontre, en effet, il entend, il lit des affirmations systématiques très absolues, toutes divergentes, et souvent contradictoires, en ce qui concerne les projets pour l’avenir ; les mêmes hommes, les plus haut placés, à quelques mois d’intervalle, auront été surpris par lui en flagrant délit d’opinions contraires sur les questions les plus graves. Mais il aura trouvé tout le monde d’accord sur un point très important, il est vrai : La situation présente est mauvaise. Nos navires sont médiocres. Les défenses de nos ports sont incomplètes. Il serait impossible de faire la guerre à une grande puissance maritime sans s’exposer à un désastre. Ces déclarations, conséquences naturelles de tout ce que je viens de dire, doivent avoir, à nos yeux, une contre-partie rassurante, celle que nous avons énoncée : il suffirait d’un peu d’ordre et de commandement pour changer du noir au blanc l’état de choses présent, qui est médiocre. Mais, formulées par toutes les autorités, ces déclarations n’en ont pas moins eu des effets déplorables. Elles ont entraîné des dépenses aussi considérables qu’improductives, par suite de l’application, successive et toujours incomplète, de systèmes contradictoires. Enfin, par leur accent de plus en plus pessimiste, toutes les fois que la France aurait dû faire tête et défendre, avec ses forces navales, ses intérêts et son honneur, elles nous ont conduits à l’humiliante retraite de Fachoda, en 1898, et à l’abandon de l’Egypte, en 1883.

La responsabilité de cet état d’esprit si grave, si désastreux, et qu’il faut changer, incombe principalement au régime parlementaire, sous lequel les hommes politiques ont plus à craindre du triomphe de la France que de sa défaite, et ont tout à gagner par la prolongation de la paix à tout prix. Courbet, vainqueur dans les mers de Chine, énergique, sachant ce qu’il voulait, capable, en raison de son caractère, de l’exiger, inspirait de l’inquiétude à ces maîtres de la France ; tout a été fait pour user ses forces et faire disparaître une personnalité qu’on trouvait menaçante. Le général Dodds, vainqueur au Dahomey, ayant mené à bien, avec une sagesse, une vigueur et une simplicité merveilleuses, une entreprise aussi difficile que périlleuse, a été longtemps suspect. On l’a laissé, pendant sept années, passer de vagues inspections et commander des brigades aussi peu organisées que variées, sans lui donner le grade de divisionnaire ; et certes, sans faire de tort à personne, il n’y a pas en France un général de division, un commandant de corps d’armée, ni peut-être même un commandant d’armée qui ait à son actif rien de comparable à la campagne du Dahomey.

La première cause, la cause-mère, pour ainsi dire, de l’état de découragement incontestable, qui existe dans la marine, est donc le régime parlementaire, par lui-même et surtout tel qu’il est pratiqué chez nous depuis une vingtaine d’années. Ce régime a rendu impossible, comme nous l’avons dit, la présence à la tête du ministère de la Marine, qui plus qu’aucun autre en a besoin, d’un chef sachant assumer les responsabilités suprêmes, au moment décisif, pour faire le meilleur emploi possible des forces préparées, à grand prix et à grands frais, en vue de la guerre et non en vue de la paix à outrance. Il appartiendrait, en effet, au gouvernement, éclairé par ce chef de la Marine, de prendre sur lui toutes les responsabilités, et de lancer au moment voulu nos forces de terre ou de mer contre l’ennemi, sans s’arrêter devant des appréhensions et la crainte d’échecs toujours possibles sur mer comme sur terre, et quelquefois nécessaires, pour obtenir le succès final et le triomphe définitif au point vital. Il convient naturellement que le ministre de la Marine, quel qu’il soit, civil ou militaire, ait consulté les chefs militaires destinés à prendre le commandement, les directeurs et les administrateurs compétens ; mais c’est à lui de juger en appréciant à leur valeur les renseignemens ainsi recueillis.

Napoléon répondit un jour à son chef d’état-major général, qui lui faisait observer que tous ses généraux se plaignaient d’avoir, les uns, des divisions incomplètes, les autres, des approvisionnemens insuffisans, et des moyens de transport défectueux : « C’est bien ; dites-leur de marcher, » et il ajoutait : « Si j’avais cru mes généraux, jamais je ne serais entré en campagne. » Dans tous les temps, et principalement aujourd’hui, alors que le Président de la République est irresponsable et que les ministres éphémères n’ont qu’une responsabilité fictive, écrite, dont ils se moquent parfaitement, les chefs militaires, dont l’influence est presque nulle en temps de paix, qui seraient les boucs émissaires en cas de défaite, sont naturellement pessimistes et désireux de ne pas subir la redoutable épreuve du commandement en temps de guerre. Un grand homme, un homme de génie sûr de lui, ambitieux, aimant le danger, guerrier au fond de l’âme, comme Napoléon, sait faire le compte des probabilités positives et négatives et prend les armes, confiant en lui-même, quand il a trouvé, par ses calculs, quelques centièmes en faveur d’une victoire, les ressources de son esprit et de sa volonté devant combler les défauts et les vides. Mais toutes les ressources de nos politiciens avisés seraient employées aujourd’hui à éliminer des rangs de l’armée comme de la marine, si jamais il se rencontrait, tout homme qui paraîtrait avoir quoi que ce soit de l’homme de génie, capable de semblable détermination.

En outre, les malheurs de la dernière guerre ont créé chez tous nos chefs militaires, plus ou moins, l’état d’esprit pessimiste. La malheureuse phrase du maréchal Lebœuf est jetée à la face de tout militaire qui a la moindre velléité de confiance, et naturellement elle hante le cerveau de nos amiraux et de nos généraux. Tous, ou presque tous (les exceptions peuvent se nommer), sont, au moins, portés à affirmer que tout nous fait défaut, même les boutons de guêtres, et à conclure, après avoir exagéré nos points faibles : « Pas de guerre, c’est trop dangereux ! » Mais il y a lieu d’ajouter que tous, individuellement, iraient au feu avec enthousiasme, s’ils ne devaient risquer que leur vie et non leur réputation, leur flotte, leurs troupes, l’avenir et l’honneur de leur pays, et si, étant en sous-ordre, ils ne devaient pas avoir la responsabilité des résultats. Nos administrateurs, directeurs, préfets maritimes, tous ceux auxquels incomberait la responsabilité d’approvisionnemens insuffisans ou réputés insuffisans, d’un matériel défectueux, d’installations insuffisantes dans nos ports au jour de la mobilisation, tous, ou presque tous, sont dans le même état d’esprit. Au lieu de couvrir la responsabilité de leurs inférieurs, les ministres sont enchantés, suivant un système qui est l’envers du véritable régime parlementaire, de se couvrir dans les circonstances comme celles de Fachoda, en dénonçant les lamentations et le découragement de leurs collaborateurs et des chefs militaires.

Il y a trois ou quatre ans, un des nombreux incidens qui, depuis quelques années, pouvaient donner naissance à un conflit avec la Grande-Bretagne, venait de se produire. Le ministre qui détenait alors le portefeuille de la Marine pour quelques trimestres, s’entretenait avec moi de la situation des forces dont il avait la responsabilité ; j’étais directeur de l’artillerie.

« LE MINISTRE. — Mon cher Général, vous savez où nous en sommes ; la guerre peut éclater demain. Heureusement, nous avons une artillerie excellente, très supérieure à celle de l’Angleterre, mais nos pauvres navires sont dans un état d’infériorité navrant et ne nous permettent pas de risquer, même à forces égales, une bataille sur mer.

LE GENERAL DIRECTEUR. — Monsieur le Ministre, en ce qui concerne l’artillerie, vous avez cent fois raison ; notre supériorité est très grande, incontestée et incontestable à tous les points de vue. Nos bouches à feu, nos affûts, nos munitions, ont plus de puissance et de simplicité, sont plus militaires, en un mot, et mieux en ordre que tout ce qui existe chez aucune nation maritime, et, en particulier, chez les Anglais. Le personnel chargé des canons à bord de nos navires est mieux à la hauteur de sa tâche que celui d’aucune autre nation, grâce à de fréquens exercices, à de nombreux tirs à charge de combat, pour lesquels rien n’a jamais été économisé en temps de paix. Ce personnel a d’ailleurs naturellement, en qualité de Français, une aptitude spéciale pour l’emploi, dans le combat et la manœuvre, de l’artillerie à tir rapide et de l’artillerie de gros calibre en tourelle.

« Il y a des améliorations à faire, de grandes simplifications à réaliser : elles sont faciles. La réalisation n’entraîne pas de dépenses, au contraire. Mais permettez-moi d’ajouter que l’infériorité de vos navires que vous affirmez, que tout le monde, hélas ! affirme comme un dogme, n’est pas réelle. Ce sont les Anglais, vraisemblablement, qui entretiennent ces idées décourageantes, plus efficaces pour nous conduire à des lâchetés gouvernementales et à des défaites sur mer, que la puissance navale de l’Angleterre, ses nombreux navires, ses matelots très inférieurs aux nôtres et l’habileté de ses amiraux, — que la catastrophe de la Victoria ne recommande pas à l’admiration des connaisseurs.

LE MINISTRE. — Les questions de navires, de stabilité de combat, de faiblesse et de fragilité de nos appareils de chauffe, d’insuffisance de rayon d’action, de surcharge qui annule la protection, ne sont pas de votre compétence, mon cher général ; et permettez-moi, sur ce point, de considérer comme exacte mon opinion qui est celle de tous les amiraux, à peu près, et des membres les plus éclairés, les plus considérables de la commission extraparlementaire.

LE GENERAL DIRECTEUR. — Monsieur le Ministre, si je n’avais pas été là pour répliquer et intimider les détracteurs de parti pris, on dirait de notre artillerie plus de mal qu’on n’en dit de nos navires. C’est ce qu’on n’a pas cessé, d’ailleurs, de faire depuis 1861 jusqu’en 1893, en nous vantant l’artillerie Armstrong, qui coûtait cher et ne valait rien, et en discréditant notre propre artillerie de marine, qui valait beaucoup et qu’on appelait, par dérision, une artillerie de pauvre, parce qu’il n’était pas nécessaire d’être très riche pour se la procurer.

« Eh bien ! pour les navires, ils parlent à faux, tous ceux qui entretiennent, exagèrent les plaies de la France, parce qu’ils en vivent et qui trouvent, hélas ! pour des raisons faciles à expliquer, des échos, des approbateurs et des inspirateurs même dans les corps militaires. Je l’affirme sans restriction, bien que, pour le détail, je ne sois pas compétent sur tous les points que vous avez indiqués tout à l’heure.

« Reconnaissez d’ailleurs, Monsieur le Ministre, que je serais un pauvre général, tout au plus un simple constructeur de matériel, indigne de remplir le rôle qui m’incombe comme directeur de l’Artillerie, incapable de porter la responsabilité, vis-à-vis du ministre, des élémens principaux de notre puissance offensive sur mer et sur les côtes, si, par mes lectures des documens français ou étrangers, mes conversations avec le monde compétent, l’étude des documens de la commission extra parlementaire, je ne m’étais pas mis en mesure de connaître, d’une part, les cibles contre lesquelles les canons français pourront utiliser leur puissance, et, d’autre part, nos nouvelles plates-formes mobiles, portant à la fois les canons, leurs munitions et leurs servans.

« Sans m’être livré, je le répète, à des études de détail pour lesquelles je n’aurais pas la compétence voulue, mais aussi bien ou mieux que ces messieurs du parlement, personnages considérables auxquels vous avez fait allusion, je peux apprécier les défauts qu’on impute à notre flotte et aussi les qualités qu’on attribue à celles de nos ennemis. Ne m’arrêtant que sur un point très important, décisif à mes yeux, je vous affirme sans hésitation que si j’avais été en mesure d’inspirer les constructeurs de l’Angleterre, que l’opinion nous désigne comme des modèles à regarder et à suivre, si j’avais pu faire préparer à ces hommes éminens des cibles agréables à nos projectiles, je n’aurais pas pu obtenir (sans faire voir le bout de l’oreille) de résultats beaucoup plus avantageux à notre flotte que ceux en présence desquels nous nous trouvons aujourd’hui.

« Un jeune homme, ingénieur inexpérimenté, et trop pressé d’enseigner, urbi et orbi, ce qu’il ne savait pas, a soutenu, dans une école de la marine, exactement le contraire de ce que je viens de dire ; il a invité les jeunes élèves, et ses chefs sans doute, à regarder, à imiter des navires anglais, où tout avait été prévu contre l’emploi des grands explosifs. Il s’était fait l’écho de bavardages pariés ou écrits. Vous avez bien voulu le prier de venir auprès de moi pour s’instruire et me faire connaître les faits sur lesquels il appuyait des affirmations dangereuses à tous les points de vue et, on peut le dire, déplacées. Très gentiment, il s’est excusé de son ignorance, de la témérité avec laquelle il était allé chercher hors du ministère de la Marine, dans des livres de réclame indiscrets, des documens sur des matières confidentielles très délicates et très difficiles. Je lui ai montré, comme à vous, une image parlante ; il a vu que, sur un cinquième de leur longueur à l’avant et à l’arrière, tous les navires anglais construits depuis quelques années, protégés dans leurs œuvres vives par de simples tôles, constituent des cibles à souhait pour nos obus à la mélinite qui, éclatant à l’extérieur, feraient dans ces murailles à très faible résistance, non pas des trous ronds ayant à peu près leur diamètre, mais d’énormes brèches par lesquelles, surtout à l’avant, le navire buvant la mer, si je puis m’exprimer ainsi, ne tarderait pas à perdre sa stabilité de combat.

LE MINISTRE. — Mais, Général, il y a des cloisons sur ces navires et l’envahissement de l’eau serait par suite très restreint.

LE GENERAL DIRECTEUR. — Permettez, Monsieur le Ministre ; des essais répétés montrent que nos obus à la mélinite, qui ont la grande qualité d’éclater sur les murailles à faible résistance, lanceraient, en explosant, par la brèche ouverte, des gaz et des éclats de fonte et de tôle, animés d’énormes vitesses et capables de défoncer tous les cloisonnemens.

LE MINISTRE. — C’est bien, Général ; je m’en rapporte à vous. Mais nos navires n’ont pas de vitesse, et puis nous n’avons pas assez de croiseurs ; nos torpilleurs sont insuffisans et en mauvais état ; nos batteries décote ne sont pas assez puissamment armées ; il n’y a pas assez de personnel pour les servir, etc., etc.

LE GENERAL DIRECTEUR. — Monsieur le Ministre, j’ai lu toutes les publications spéciales qui traitent de la marine anglaise, et je vous dis, moi, sans hésiter, sans redouter la moindre contradiction appuyée sur des faits, qu’à tous les points de vue, nos navires sont en mesure de lutter avec succès contre ceux de l’Angleterre, non seulement à nombre égal, mais à trois contre cinq. Quant à nos côtes, elles sont surabondamment défendues par leurs batteries, par les torpilleurs et les torpilles fixes, contre des dangers qui n’intéressent d’ailleurs, en aucune façon, la sécurité de la France, mais seulement celle des villes et des localités plus ou moins importantes du littoral.

« Un peu d’ordre dans les ports ; un peu plus de commandement ; des magasins plus nombreux, mieux installés, mieux placés surtout que ceux qui existent (mais très faciles à construire sans dépenser beaucoup d’argent) ; beaucoup plus d’outillage pour la manipulation du matériel et des munitions, voilà ce qui manque, ce qu’il faudrait réaliser rapidement. Il n’y a pas de difficultés sérieuses, si vous le voulez. Reste l’élément le plus important, celui sans lequel, même avec le plus puissant matériel, les soldats, les marins les plus braves, les mieux entraînés, les officiers les plus distingués, sont voués à la défaite, c’est la confiance. Cet élément, Monsieur le Ministre, c’est de votre âme qu’il doit sortir pour tout le monde. Quelques mots dits par vous hardiment à la tribune y suffiront.

LE MINISTRE. — Quelle responsabilité vous me feriez prendre ! Je ne la prendrai pas, car je n’ai pas confiance.

LE GENERAL DIRECTEUR. — Eh bien, Monsieur le Ministre, cédez la place à un croyant, ou demandez résolument qu’on supprime les amiraux, les flottes et le budget de la Marine. » Hélas ! amiral ou civil, ce ministre, comme ses prédécesseurs, avait subi le contact des politiciens, et, avec eux, sans s’en apercevoir, il en était arrivé à désirer la paix perpétuelle, la paix armée, qui est censée préparer la guerre et pendant laquelle on administre tranquillement un énorme budget, on commande, fièrement et sans risquer sa réputation, des forces qui font bel effet dans une revue navale.

Dans ces conditions, le patriotisme nous faisait un devoir d’informer le chef de l’Etat, M. Félix Faure, auprès duquel nous avions un facile accès en raison de nos anciennes et excellentes relations du temps où il était ministre de la Marine. L’enthousiasme de ce bon Français, amoureux des choses de la guerre, était alors sans mesure ; il me l’exprimait très librement ; il me prodiguait des éloges et des félicitations, dont je garde le meilleur souvenir. Mais il s’arrêtait quand je lui disais respectueusement de ne pas laisser continuer une campagne débilitante, déshonorante, dangereuse pour notre pays. Connaissant bien son impuissance réelle, il concluait, en me reconduisant, par ces mots : « Voyez votre ministre, poussez-le ; je n’y peux rien, s’il ne va pas de l’avant. »

On peut espérer que l’affaire de Fachoda a réveillé le peuple français, auquel une campagne de plus de deux années a fait connaître ses ennemis intérieurs et extérieurs. Une poussée s’est produite ; comprimée pour le moment, elle n’aboutira que plus sûrement à une explosion, qui fera sortir et grandir rapidement les chefs, les véritables chefs, s’oubliant eux-mêmes, voués d’âme et de corps aux intérêts, à la grandeur et à la gloire de leur pays et convaincus que la guerre, avec ses risques, ses hécatombes, ses ruines, ses responsabilités effroyables, détruit moins de richesses, moins de forces matérielles et morales qu’une paix honteuse, avilissante, qui aboutirait sûrement à l’anéantissement de notre patrie. Nous aurons donc des chefs ; la Marine elle-même en aura un demain. Mais cet homme, que voudra-t-il ? que trouvera-t-il ? que fera-t-il ?


II

Et d’abord, que voudra ce chef de la Marine ? Autrement dit, quels doivent être, aujourd’hui, les objectifs de la marine militaire de la France et que faut-il prévoir pour les réaliser ?

Assurer la protection du territoire contre des invasions par débarquement ou contre des incursions sur nos côtes, dangereuses au point de vue des intérêts vitaux de la défense nationale.

On a trop parlé de l’insuffisance de la protection de notre frontière maritime, qui était réellement surabondante au moment de Fachoda, pour que nous ne soyons pas obligé d’y revenir. L’argument le plus sérieux, qu’on a présenté, — à la fois en vue de justifier une déclaration d’insuffisance, et aussi, hélas ! pour célébrer les grands services, qu’on se vantait d’avoir rendus en quelques mois, — est fondé sur l’absence du personnel nécessaire pour servir nos batteries de côte, au moment de ce qu’on appelle le branle-bas de la première heure.

Pour le cas de Fachoda, c’est-à-dire d’une guerre possible avec l’Angleterre seulement, les forces de l’armée de terre étant disponibles, cet argument est sans valeur. Si mal organisées, si creuses que fussent les troupes de la marine, elles fournissaient un appoint important, et rien n’était plus facile que de transporter rapidement, partout où ils étaient nécessaires, des artilleurs empruntés à l’armée de terre, lesquels, au contact de leurs camarades de l’artillerie de marine, pouvaient s’instruire en quelques jours et compléter d’une façon très suffisante l’armement de toutes les batteries de nos ports de mer.

Nous ne voulons pas dire que nos batteries de côte réalisent, ni dans l’ensemble, ni dans les détails, ce qu’on aurait pu avoir, avec beaucoup moins de temps et de dépenses, s’il y avait eu unité et activité dans les études et les travaux poursuivis depuis une trentaine d’années. Nous répétons ici ce que nous disions à l’amiral Krantz, en 1889, ce que nous avons dit devant la Commission présidée par le général de Miribel, au sujet des armées coloniales. On peut constater, sur ces points et particulièrement en ce qui concerne les troupes de la marine, les conséquences de l’organisation méthodique de l’impuissance et du désordre, inhérente au régime parlementaire tel qu’il est pratiqué chez nous depuis une vingtaine d’années particulièrement.

Dans le cas d’une guerre à la fois maritime et continentale, les garnisons d’artillerie de nos ports seraient évidemment tout à fait insuffisantes, et par suite l’état de choses présent ne saurait être maintenu en principe. Mais, pour le cas particulier d’une guerre avec l’Angleterre, il y avait, nous le répétons, surabondance de ressources rapidement disponibles et transportables partout où besoin en était. Comment a-t-on pu penser que l’Angleterre était en mesure de s’emparer du Cotentin ou de prendre pied à l’île d’Ouessant, sur nos côtes de Bretagne, en Tunisie, en Algérie, en Corse, de s’emparer de Madagascar ou de l’Indo-Chine, alors que, sur tous ces points, les forces militaires, dont dispose la France, sont en mesure de lutter avec tout ce que l’Angleterre aurait pu y expédier sans dégarnir ses colonies, l’Inde, l’Egypte et la Grande-Bretagne ? On voit aujourd’hui, par ce qui se passe au Transvaal, une preuve palpable de l’impuissance sur terre d’une nation, dont toutes les forces sont absorbées par le commerce, l’industrie et l’occupation, même superficielle, d’un immense empire colonial. Des débats du Parlement anglais, il résulte que, si l’Angleterre a une flotte numériquement et nominalement colossale, elle n’a pas assez de matelots pour en assurer le service. Comment a-t-on pu penser que cette même nation viendrait attaquer sur terre une puissance disposant d’un million de soldats ?

Au cours de l’inspection que nous avons passée nous-même, à la fin de novembre 1898, nous n’avons pas cessé de le répéter : si un amiral anglais pouvait avoir l’idée folle de pénétrer dans un de nos ports avec une escadre, il faudrait lui envoyer un pilote, faire taire nos canons et rentrer nos torpilleurs pour ne pas l’effaroucher, et ensuite, quand il serait dans la rade, on peut être assuré que nos batteries croisant leurs feux, et nos torpilleurs rendus à la liberté, anéantiraient en quelques instans les cuirassés et les croiseurs qui auraient osé porter ainsi le pavillon anglais à bonne portée de leurs coups.

Cette entreprise insensée, les Américains n’ont eu l’idée de l’exécuter ni devant San Juan de Porto Rico, ni pour s’emparer de Santiago, et cependant le feu des batteries espagnoles n’a pas été très actif, et les canons du fort du Morro étaient bien loin d’avoir la puissance de ceux qui défendent nos rades de Cherbourg, de Brest et de Toulon. Devant San Juan, les Américains avaient pour objectifs de détruire le fort du Morro et de terroriser la population. La position prise par les navires américains était excellente ; la place était surprise, le fort du Morro ne possédait que des canons de 16 centimètres pour riposter à des cuirassés, et cependant un bombardement de plusieurs heures, aussi violent que possible, eut pour résultat cinq ou six tués ou blessés ; quelques égratignures aux épaulemens du Morro ; et la population, si elle avait pu avoir quelque inquiétude en voyant arriver la flotte américaine, dut être parfaitement tranquillisée, quand elle eut constaté l’impuissance du feu de ses ennemis, obligés de battre en retraite pour aller se ravitailler, après avoir vidé leurs soutes et éprouvé eux-mêmes des avaries. Devant Santiago de Cuba, le commodore Schley, avec une division renforcée, essaie une attaque ; il bombarde pendant deux heures et ne produit aucun effet. Si bien que l’amiral Sampson, quand il prend le commandement, doit se résoudre à organiser un blocus, après avoir reconnu que le forcement de la passe, si médiocrement défendue qu’elle soit, est impossible ; et, en effet, les navires américains se bornèrent à empêcher la sortie de l’escadre que l’amiral Cervera avait, pour des raisons qui nous échappent, enfermée dans une rade où il était à l’abri, il est vrai, mais où il avait cessé de compter pour la défense de Cuba et de l’Espagne.

Ces faits, relativement récens, sont de nature à frapper les esprits les plus enclins à s’exagérer les effets destructeurs des gros canons qui arment les flottes. Mais, pour tout militaire qui a tant soit peu lu et réfléchi, ils étaient absolument superflus. Un fort passablement installé, passablement servi, même médiocrement armé, a une supériorité évidente sur un navire armé, installé et servi dans les conditions normales. Seul un monitor, ne ressemblant en rien aux cuirassés de la flotte anglaise, pourrait passer, sans éprouver des avaries graves, sous le feu de la plus médiocre de nos batteries de côte. L’attaque d’une batterie de côte passablement servie, par un navire, est en dehors de toute conception militaire méritant examen. Contre des batteries à fort relief, adossées à des terrains rocheux et qui les dominent, le feu d’un navire peut avoir une efficacité réelle, et cependant, vu la disproportion des risques à courir et des probabilités de toucher, il faudrait avoir de bonnes raisons pour exposer un navire à vider ses soutes et à être mis hors de combat par le tir d’une batterie dont le plus grand mal se réduirait au bouleversement de ses épaulemens, à la mort de quelques hommes, à la mise hors de service d’une ou deux bouches à feu. Que l’on compare les surfaces à battre utilement d’un navire et d’une batterie de côte, les conséquences des avaries à prévoir dans les deux cas, et on reconnaîtra que la situation de l’élément flottant sous le feu de la batterie n’est pas tenable. Il y a dix mille à parier contre un en faveur de la batterie. L’opinion publique a été tellement faussée à ce sujet, on nous a tellement menacés des effets fantastiques et terrifians à attendre d’un bombardement exécuté par la flotte anglaise, que nous croyons devoir ajouter à tout ce que nous venons de dire des témoignages empruntés aux écrivains militaires anglais[1] :

« Pour atteindre le résultat désirable, c’est-à-dire pour réduire la batterie de côte au silence, il faut une grande supériorité de feu, ce qui signifie qu’il faut non pas tirer beaucoup, mais envoyer de nombreux projectiles sur un but. Or les forts côtiers, tels qu’ils sont construits actuellement, offrent, du côté de la mer, des buts extrêmement difficiles à distinguer et fort restreints. Une batterie en terre, par exemple, ne présente pas plus de 2 pieds d’élévation au-dessus du terrain environnant, et même moins encore si elle est cuirassée. L’objectif étant de dimensions restreintes et le tir manquant de justesse, il faut naturellement compter sur un assez faible pour cent de coups au but. Il en résulte que la flotte devra disposer d’un nombre de bouches à feu très supérieur à celui de la défense pour espérer le succès. Autrefois, on demandait que, toutes choses égales d’ailleurs, l’artillerie de l’attaque fut trois ou quatre fois numériquement plus forte que celle de la défense. Cette proportion n’est certainement plus la même aujourd’hui : mais elle a augmenté plutôt que diminué. S’il est arrivé parfois qu’une attaque a réussi lorsque les navires avaient une faible supériorité en artillerie, cela tient à des circonstances spéciales qui n’influent pas sur le cas général.


« La nécessité d’avoir un tir juste obligera les navires à se rapprocher le plus rapidement possible de l’objectif. En se maintenant trop loin, comme, par exemple, à Alexandrie, en 1881, on s’expose à brûler sa poudre en pure perte. L’amiral, qui commandait l’escadre anglaise à cette époque, affirme dans son rapport que, si la garnison des ouvrages avait été composée d’Européens, le lendemain du jour où eut lieu le bombardement, toutes ces bouches à feu auraient été remises en état de tirer, car celles qui avaient été démontées n’étaient nullement hors de service. Mais les Egyptiens étaient absolument démoralisés, et ils restèrent inactifs.


« Lorsqu’une flotte de guerre ouvre le feu contre des ouvrages côtiers, elle doit se proposer, tout d’abord et avant tout, de rendre le service des pièces impossible, en obligeant les canonniers à évacuer les parapets ; puis chercher, en second lieu, à détruire le matériel. Il n’est pas question de faire brèche aux escarpes, ni de détruire les casemates, cela demanderait trop de temps et trop de projectiles. »


En résumé, ce qui était déjà vrai, il y a deux ou trois siècles, l’était encore plus au dernier siècle, et est devenu l’évidence même aujourd’hui. Les flottes ne peuvent rien contre les côtes d’une grande puissance, quand celles-ci sont passablement défendues, et, en tout cas, les maux qu’elles peuvent y produire, sont d’un ordre tel qu’une nation militaire ne saurait les mettre en ligne de compte. En une journée, une armée envahissant le territoire de la France lui ferait éprouver des pertes matérielles et morales cent fois plus grandes que tout ce qu’on peut attendre du bombardement le plus violent exécuté par des navires. C’est ce que vient de démontrer, sans réplique possible, la guerre hispano-américaine. En vidant leurs soutes, en s’obligeant ainsi à rentrer au port pour s’y ravitailler, les navires américains, dont le tir était assez bien conduit, ont tué quelques mulets et pas une centaine d’êtres humains, femmes, enfans ou bourgeois paisibles ; ils ont brûlé quelques maisons ; qu’ont-ils obtenu comme résultat militaire ? zéro, partout, aussi bien sur les côtes de Cuba que sur celles de Porto-Rico.

Un amiral français très connu déclarait, au moment de la panique invraisemblable de Fachoda, que nos escadres devaient avoir toute liberté et n’être pas retenues dans les rades par la nécessité de contribuer à la défense des côtes. Nous affirmons que ce vœu était déjà, à cette époque, très largement réalisé.

Pour la sécurité de nos côtes, il est à désirer que les flottes renoncent même absolument à l’idée de participer à leur défense, qu’elles les considèrent comme leur présentant des refuges assurés et des moyens de ravitaillement. Il en est, en effet, de nos places de guerre côtières comme d’une grande place continentale telle que Metz : quand une armée active, navale ou terrestre, y pénètre ou lie sa destinée à la leur, on peut être assuré que place et armée sont également perdues. Il n’y a pas dans l’histoire, depuis les Grecs et les Romains jusqu’à nos jours, un seul fait qui démente cette affirmation. Il y a donc lieu d’écarter absolument le premier objectif proposé à notre armée navale, à savoir la protection de nos côtes.


C’est ensuite à la préservation de nos voies de ravitaillement par mer, en vue des approvisionnemens nécessaires, soit en vivres soit en munitions, qu’on veut employer des escadres.

Quand il s’agit de la France, cet objectif doit être écarté. Si nous le citons, c’est parce que des auteurs qui sont lus, qui font et défont des ministères, et qui représentent la jeune marine, en ont parlé sérieusement et en ont affirmé l’importance. On a fait, à ce sujet, des contes à dormir debout sur les ressources que la France en détresse aurait obtenues, en 1870-71, par les achats faits en Angleterre et aux États-Unis. En réalité, tout ce qui est parvenu en France par ces voies extraordinaires a rapporté beaucoup à quelques commissionnaires chargés des achats, mais n’a exercé aucune influence appréciable sur l’armement de nos troupes improvisées, ni sur les résultats d’une guerre où le commandement et l’ordre ont manqué infiniment plus que les canons et les fusils. La France, approvisionnée comme elle l’est par ses propres ressources, communiquant par terre avec tout le continent, ayant affaire seulement à des flottes anglaises, n’a rien à attendre et n’a besoin de rien, pour ses approvisionnemens, du côté de la mer.

Enfin, on demande à nos escadres d’assurer la permanence de nos communications entre le continent français, la Corse, l’Algérie et les colonies. Ce que nous avons dit plus haut nous dispensera d’insister beaucoup pour réduire à sa juste valeur, qui est zéro, cet objectif. En temps de guerre avec l’Angleterre, en effet, ni la Corse, ni l’Algérie, ni la Tunisie, n’ont rien à craindre. Nos forces de terre, telles qu’elles sont, suffisent pour ôter aux Anglais, qui n’ont pas de troupes, dans le vrai sens du terme, toute velléité d’attaque sérieuse. D’autre part, la disposition géographique de notre empire colonial est telle que, sauf pour deux ou trois points comme Dakar et la Martinique, les communications entre les colonies et la métropole, dans une guerre avec l’Angleterre, doivent être résolument considérées comme coupées et impossibles à maintenir, eussions-nous une flotte égale en nombre à celle de l’Angleterre. Séparés, en effet, par l’Égypte et la Mer-Rouge de nos possessions de l’extrême Orient, n’ayant et ne pouvant avoir, entre elles et les ports de France que des bases de ravitaillement isolées elles-mêmes de la métropole, nous devons admettre qu’en cas de guerre avec l’Angleterre, toutes nos colonies seront abandonnées à elles-mêmes et que les forces en service à terre, pour les raisons indiquées ci-dessus, suffiront à les protéger contre les navires de la Grande-Bretagne qui ne navigueront pas sur les fleuves et à travers les montagnes.

Il est raisonnable d’entretenir dans la mer des Antilles, dans le Pacifique, comme dans la mer des Indes et celle de Chine, quelques navires, pour épargner aux différens ports coloniaux qui y sont dispersés des insultes et des surprises exécutées, sans coup tirer, par les navires ennemis. Mais c’est tout ce que nous pouvons faire et tout ce qui est désirable. Dans un duel comme celui dont il s’agit, on ne veille pas sur les accessoires, sur les extrémités, mais bien sur les points vitaux, qui sont en France, au point de vue de la défensive, et en Égypte ou sur le territoire de la Grande-Bretagne, au point de vue de l’offensive.

D’après ce que nous venons de dire, les trois objectifs de la défensive sont écartés successivement, d’une façon absolue, l’Angleterre étant impuissante à rien faire qui puisse entamer, si peu que ce soit, nos forces vitales, nos œuvres vives pour ainsi dire. Nous ne ferons pas, pour protéger les côtes de France, celles de l’Algérie, de la Tunisie ou des colonies, plus que l’on ne fait, plus qu’un homme sérieux n’oserait proposer de faire pour éviter des maux infiniment plus graves à des villes situées non loin de nos frontières, comme Mézières, Dijon, Reims ou Amiens.

Répétons que, pour la défensive proprement dite, le rôle de la flotte est sensiblement nul et, nous le comptons comme tel.


III

Parlons maintenant de l’offensive.

Qu’on lise l’histoire de toutes les guerres, depuis que les nations ont tenté de se détruire les unes les autres, et on constatera que, pour se défendre, il faut attaquer, même et surtout quand on a, à la fois, la surface et la masse la plus faible. Ce que nous affirmons ici est une vérité d’ordre matériel, mécanique, pour ainsi dire, incontestable, aussi bien quand il s’agit du choc de la matière contre la matière, que lorsqu’il s’agit de lancer les hommes les uns contre les autres. La rapidité de l’action contre un point d’attaque hardiment choisi, et une grande vitesse peuvent compenser et au-delà le défaut de masse, l’infériorité du nombre et la petite surface.

En ce qui concerne sa puissance navale, la France est petite relativement à l’Angleterre ; aussi devrait-elle être exclusivement offensive, même quand, ce qui n’est pas, son territoire courrait des risques sérieux dans le cas d’offensive de la part des forces anglaises ; et ici nous tenons à déclarer tout de suite que c’est en vue d’une guerre à engager et à soutenir contre l’Angleterre seule que les forces maritimes de la France peuvent être calculées : parce que, d’une part, cette lutte étant toujours possible, il est nécessaire de s’y préparer ; et parce que, d’autre part, les forces navales, qui suffiraient à cette lutte, seraient surabondantes pour toutes celles qu’on peut raisonnablement prévoir contre les autres puissances maritimes.

Quels peuvent être les objectifs de l’offensive contre l’Angleterre ?

Le premier que nous citerons, pour l’éliminer de suite, bien qu’il soit sérieusement envisagé par tout le monde, et particulièrement par les écrivains de la jeune marine, c’est la destruction du commerce maritime de l’Angleterre. Avoir beaucoup de croiseurs, presque exclusivement des croiseurs et des torpilleurs, pour détruire les paquebots anglais et les navires chargés de coton, de laines, de bétail, de thé ou de blé, qui effectueraient l’approvisionnement de l’Angleterre, affamer ainsi une nation qui n’a pas chez elle de ressources suffisantes pour alimenter sa population, cela parait sérieux a priori. Mais, si l’on réfléchit que nos croiseurs, jouant ainsi le rôle des anciens corsaires, ne trouveraient sur les mers où ils devraient exercer leur action ni bases de ravitaillement, ni dépôts de charbon pour renouveler leurs munitions et leurs forces vitales, on se demande comment on peut envisager sérieusement une pareille manière de faire la guerre contre un peuple qui a, au contraire, sur toute la surface des mers, des refuges et du charbon.

Cette conception ne mérite pas qu’on s’y arrête longtemps. Elle a soulevé déjà des objections pratiques aussi fortes que celles que nous venons de présenter, et que nous nous contenterons d’énumérer. D’abord, le traité de 1856 existe toujours, et aucun effort n’a été fait pour l’abroger. Je sais bien que les auteurs, très libres dans leurs conceptions, qui rêvent de ressusciter des corsaires en les rendant officiels, affirment que ce qui n’a été ni prévu, ni tenté en temps de paix, se ferait immédiatement en temps de guerre. Mais nous pensons, au contraire, qu’il faut écarter résolument de tous les calculs, pour le temps de guerre, ce qui n’a pas été considéré comme réalisable, et n’a pas été, par suite, préparé au temps de paix.

D’ailleurs, il n’est pas douteux que la guerre de course profiterait plutôt à l’Angleterre, qui a beaucoup de croiseurs, un grand nombre de stations navales et des communications télégraphiques assurées sur tous les points du globe, qui peut, par suite, voir, parler et agir sur toutes les mers, dans lesquelles la France n’a, au contraire, rien qui lui permette de renseigner et de diriger les croiseurs corsaires qu’elle y enverrait. Tout ce que nous avons de flotte commerciale serait anéanti, à coup sûr, et à bref délai, dans une guerre de course entreprise contre l’Angleterre, si nos navires n’avaient pas recours au changement de pavillon, ressource suprême, que nos adversaires anglais utiliseraient également, et qui est, par elle seule, suffisante pour faire écarter, comme un rêve, les exploits fantastiques prévus par la jeune marine, en rappelant les souvenirs des corsaires des siècles passés. Des considérations de toute nature permettent d’ailleurs d’affirmer que le militaire de profession ne saurait devenir que très exceptionnellement, au moment voulu, un corsaire, c’est-à-dire un aventurier ne dépendant que de lui-même. L’appât du gain, l’amour du danger pour le danger, le mépris de la vie humaine, la soif des aventures héroïques, l’idée qu’on ne doit compte qu’à soi-même de ses actes, ont été, à des degrés divers, les élémens essentiels des exploits et des succès des Malroux et des Surcouf. Ces élémens ne sauraient exister, autrement qu’en puissance, pour ainsi dire, chez l’officier élevé pour des luttes d’un genre très différent, et la durée des guerres modernes ne paraît pas devoir suffire pour les développer et les utiliser.

En résumé, à notre avis, la flotte militaire ne doit pas avoir un croiseur, si petit qu’il soit, pour la guerre de course. Si cette guerre était permise, on pourrait, sans doute, admettre que les paquebots non utilisés pour servir de transports, au lieu de devenir des croiseurs auxiliaires suivant les prévisions actuelles, fussent confiés, en temps de guerre, même aux frais de l’Etat, à des commandans corsaires complètement libres de leurs actions ; gains et pertes, tout serait au compte de ces aventuriers et de leur équipage.


L’offensive peut avoir et doit avoir pour objectif de tenir en échec, d’attaquer et de réduire les flottes de l’Angleterre. Nos navires doivent être en mesure de lutter contre ceux de notre rivale et d’en détruire ou d’en mettre hors de combat un nombre au moins égal au leur, en rendant ainsi possibles des opérations d’une autre nature, celles qui consistent à utiliser l’immense supériorité de nos forces terrestres.

La faiblesse numérique de notre flotte et l’infériorité de nos moyens pécuniaires et industriels pour développer l’armement de nos navires ne sauraient être ni contestées, ni disparaître, si vastes que puissent être les projets et les prétentions des politiciens prodigues de l’argent de la France. Mais ce n’est ni par le nombre, ni par la puissance de ses navires, comptée soit en tonnage, soit en nombre de canons, soit d’après le nombre de coups tirés à la minute, que la flotte française sera mise en mesure de réaliser l’objectif qu’elle doit se proposer. Elle peut, au contraire, l’emporter et elle l’emportera à coup sûr, quand elle sera commandée par un chef digne d’elle, et libre de vouloir et d’agir, grâce à la supériorité individuelle de ses navires, créés et construits par des intelligences et des mains françaises, avec le bon sens et l’esprit méthodique de nos ingénieurs et de nos artilleurs français.

Tout le monde a cru ou plutôt tout le monde croit ceux qui disent le contraire, qui célèbrent le contraire, encadrant et faisant valoir, avec leur éloquence déclamatoire, dans les débats annuels du budget, les qualités fictives ou exagérées de nos adversaires. Nous voyons, en effet, surtout depuis une douzaine d’années, des hommes d’Etat, très ignorans du fond des choses, se faire les complices de la vantardise systématique, savante et très adroite, des publicistes et des hommes d’Etat anglais. Nous l’avons déjà dit, mais on ne saurait trop y revenir, les hommes d’État, ou soi-disant tels, qui dirigent depuis longtemps les affaires de la France, ne peuvent régner comme ils l’entendent, en toute sécurité, qu’en diminuant et vouant à l’impuissance les têtes de nos armées maritime et terrestre. Cette réflexion ne s’applique pas à telle ou telle personne ; elle n’est pas applicable exclusivement aux dix, douze ou quinze dernières années de notre histoire ; elle est vraie depuis longtemps, depuis que le régime parlementaire, qui n’est que l’irresponsabilité méthodiquement organisée, est défini par des Constitutions où le mot de responsabilité s’étale à chaque ligne. Cette vérité saute aux yeux. Sous la monarchie de Louis-Philippe, on en voit des preuves répétées dans les affaires militaires de l’Algérie. D’une façon inconsciente, nos parlementaires ont presque toujours obéi à des mots d’ordre venus de l’étranger ; l’aristocratie à l’envers, qui est devenue maîtresse de notre pays, travaille à l’anéantissement de tout ce qui peut faire de la France une nation capable d’offensive, et par suite respectable dans un monde où le droit de la force est plus que jamais souverain.

Il n’en est pas moins certain que nos navires sont satisfaisans tels qu’ils sont, et bien qu’ils eussent pu, si leurs créateurs avaient été plus libres, avoir plus complètement les qualités françaises, être mieux adaptés à l’emploi de notre personnel et au but à atteindre, nos navires, dis-je, sont de beaucoup supérieurs à ceux de nos adversaires qui, eux, sont parfaitement anglais et présentent les qualités et les défauts du peuple qui les a créés ; à savoir, qualités : extérieur très soigné, apparence majestueuse, grande taille, air confortable et riche ; — défauts : manque de sens militaire remplacé par le sens mercantile, d’où incohérence, disproportion entre la protection et l’offensive. Sur les cuirassés les plus beaux, les derniers nés, la cuirasse manque où elle est indispensable, elle est surabondante là où elle est inutile ; l’offensive y est représentée, sur des croiseurs mal protégés, par d’énormes canons, et, sur des croiseurs bien protégés, par des canons très faibles ; l’artillerie est médiocre à tous les points de vue.

Et ici, qu’on nous permette de raconter une histoire où nous jouons un rôle personnel, si bien qu’il est impossible à n’importe qui d’en contester le moindre détail. On y verra, sur un point bien déterminé, bien défini, les preuves de tout ce que nous venons de dire au sujet des qualités et des défauts anglais, et peut-être y trouvera-t-on des raisons de ne pas repousser, de suite, les affirmations optimistes, contraires à l’opinion de tout le monde, qui sont le fond de cet article.

C’était en 1891. Faisant une œuvre fort utile, bien qu’elle lui ait valu des critiques acerbes, le général, qui nous a précédé comme directeur de l’artillerie, avait fait acheter en Angleterre les premiers canons à tir rapide, de 12 et de 15, produits par la maison Armstrong. Ce matériel était l’objet de l’admiration de toute la presse anglaise et encore plus de la presse française depuis longtemps en proie à l’anglomanie. Nous faisions, nous, tranquillement et d’une façon méthodique, des essais en vue de transformer, à peu de frais et promptement, notre matériel de 100, de 138,6 et de 164,7.

Un ingénieur anglais et un mécanicien avaient accompagné en France les canons Armstrong pour les faire valoir. La supériorité de ce matériel sur tout ce que nous pouvions avoir en fait d’artillerie à tir rapide était un dogme, et tout ce que ces étrangers avaient entendu, hélas ! au ministère de la Marine, les confirmait dans cette idée flatteuse pour leur amour-propre et pleine de promesses pour leur usine. Je les priai d’aller se promener dans Paris, où une foule de curiosités pouvaient suffire à l’utilisation de leur temps, jusqu’à ce que le personnel du polygone de Sevran-Livry et du laboratoire de l’artillerie eût effectué le montage et la reconnaissance de leur matériel. L’ingénieur parut scandalisé ! il affirma que jamais notre personnel militaire, étranger à ce genre de choses, ne pourrait monter des affûts très compliqués, très savans, comportant des détails dont l’importance était difficile à apprécier, résolvant des problèmes tout à fait nouveaux, et qu’il pourrait même démolir ou avarier des pièces délicates. Nous lui répondîmes : « Cette déclaration ne serait pas, a priori, de nature à recommander un matériel qui doit servir à bord de navires où il ne sera pas accompagné d’ingénieurs adroits, savans comme vous, de mécaniciens habitués, comme les vôtres, à la manipulation d’un matériel aussi perfectionné. Mais vous vous trompez. En tous cas, c’est une affaire entendue, vous reviendrez me trouver quand je vous en donnerai avis. »

Au bout de huit jours, l’ingénieur anglais arrivait, sur ma demande, avec son mécanicien. Quelle ne fut pas sa stupéfaction, quand il eut à constater que notre personnel, — un lieutenant rentré depuis quelques semaines de Madagascar, un adjudant et quatre ou cinq ouvriers d’artillerie, — connaissait et était en mesure de manier ce matériel majestueux et compliqué beaucoup mieux que lui et son mécanicien ! Il dut enfin lire, sur une note à lui remise officiellement, toutes les observations faites par l’officier chargé de la réception des canons Armstrong, notant tous les défauts de principe et de construction ; toutes les fautes, assez nombreuses, commises sur des points importans ; et aussi les qualités très réelles, mais portant, en général, sur des accessoires et sur la surface : il ne put trouver un mot de contradiction, ni faire autre chose que d’excuser et de justifier la façon de procéder de sa maison.

Je discutai alors avec lui ses promesses fantastiques au sujet de la rapidité et de la précision du tir, en lui indiquant les chiffres calculés et sûrs, qui étaient fort éloignés des affirmations des constructeurs anglais. Il me répondit : « Nous ferons mieux à l’avenir ; mais sachez bien que jamais, en aucun pays, on n’examine, on ne contrôle, on n’étudie le matériel en détail comme vous l’avez fait faire ici. Nous sommes allés en Italie, nous avons fait des tirs au polygone ; on ne nous a demandé que de tirer nous-mêmes. On a compté le nombre de coups ; on ne s’est pas inquiété du reste. En tout cas, ce que nous vous présentons vaut encore mieux que ce que vous avez, puisque vous n’avez rien. » — « Mon cher monsieur, lui répondis-je, sur ce point encore vous n’êtes pas tout à fait dans le vrai, et il y a, pas loin d’ici, des canons, avec leurs affûts, avec tous les accessoires nécessaires, qui, avant longtemps, donneront, comme rapidité et comme précision de tir, deux fois, au moins, autant que les vôtres, avec plus de puissance et tout en présentant, à un haut degré, la première des qualités militaires, qui est la simplicité. »

Il fut littéralement atterré. Mais je ne sais pas si ce qui l’agaça le plus ne fut pas de trouver un Français sûr de la supériorité des choses militaires françaises, et affirmant avec fermeté, sans réserve, cette supériorité devant un Anglais représentant la maison Armstrong. Bien entendu, il ne vit pas notre matériel, qui était soigneusement dissimulé. Trois années plus tard, c’est-à-dire en 1894, l’Angleterre devait, sous la pression de ses attachés navals, trop bien renseignés sur nos canons, essayer d’imiter la marine française, en transformant ses canons de 12 et de 15 ; elle a mis plusieurs années, en dépensant beaucoup d’argent, en tâtonnant d’une façon qui n’eût pas été tolérée en France, à faire une transformation coûteuse et qui laissait le matériel ainsi obtenu bien loin de celui que la marine française avait sur ses navires à la fin de 1892.

Nous avons eu l’heureuse chance, en même temps que le devoir, d’affirmer à la tribune, le 28 janvier 1893, les qualités militaires de premier ordre de notre artillerie transformée, sans laisser au député, notre adversaire, d’autre ressource qu’un plaidoyer, dont la phrase du maréchal Lebœuf et des considérations à lui personnelles, à titre d’excuses, forment l’ossature principale, s’il est permis de parler ainsi.

Ce qui se passait en 1891 s’est renouvelé en 1894 à la Chambre (nous avons eu l’honneur de le rappeler au Sénat, le 8 mars 1897) : un autre député n’avait pas craint de dire à la tribune que l’artillerie de la marine française était inférieure à la marine italienne ; et, de nouveau, ce même député, devenu ministre, en 1896, affirmait que les obus chargés en explosifs, de la marine française, étaient inférieurs à ce que possédaient, dans le même genre, toutes les nations étrangères. Les dossiers de la marine étaient pleins de preuves officielles, soigneusement, méthodiquement réunies, constatant la puissance effective de ces mêmes projectiles, que la marine française avait étudiés depuis près de huit années et perfectionnés sans relâche. Ces même dossiers contenaient également des pièces officielles établissant qu’il n’existait rien de comparable, ni d’approchant, hors de la marine française. Après avoir employé toutes les influences, toutes les menaces, tous les moyens, pour nous décourager, nous faire céder ou se débarrasser de nous, on a dû se replier et organiser, faute de mieux, contre nous et les obus de la marine, le complot du silence.

Nos rivaux n’ont pas eu la satisfaction de voir débarquer les excellens obus en fonte à la mélinite, qui les inquiètent singulièrement. On lit, en effet, dans l’Engineer du 24 décembre 1897, au sujet de l’emploi des obus à explosifs puissans à bord des bâtimens de guerre : « Le vieux ponton Résistance a été démoli après avoir servi de cible. L’inutilité des cuirassemens légers contre l’attaque par les obus de rupture, même de petits calibres, a été démontrée. D’autre part, les dégâts produits à l’intérieur de ce navire par l’explosion des projectiles chargés en lyddite (le point où a lieu chaque explosion étant indiqué par de fortes éclaboussures de matières jaunes) donnent une idée de ce que deviendront, dans un combat naval, les superstructures des bâtimens.

« La lyddite (acide picrique fondu) présente toute sécurité comme fabrication, transport, emploi et conservation ; elle n’a pas besoin, comme le fulmi-coton humide, d’être amorcée avec le fulminate de mercure, toujours dangereux. Une fusée ordinaire ne suffit pas pour en provoquer la détonation ; elle nécessite l’emploi de quelques onces d’un explosif spécial placé dans un trou foré dans la lyddite fondue. La composition de ce détonateur est secrète, mais il est à présumer qu’on utilise à cet effet la propriété de certains oxydes métalliques, de former avec l’acide picrique des composés détonans. A la suite d’explosions prématurées de lyddite, dues à des défauts dans le métal des projectiles, on a été conduit à employer pour les projectiles à explosifs de l’acier forgé de la meilleure qualité[2]. »

«  Il faut maintenant admettre, malgré la répugnance de certains officiers de marine à les employer à bord, que les obus à explosifs sont destinés à un emploi de plus en plus général. Certains gouvernemens étrangers ont été plus loin que nous dans cette voie. Une puissance européenne[3], au moins, a déjà en service des obus à la mélinite dans les soutes de ses bâtimens. Nous devons donc nous attendre, dans la prochaine guerre navale, à une attaque de ces projectiles, non seulement de la part des batteries de côte, mais de la part des canons de bord. Or, dans la marine anglaise, nous avons les cuirassés du type Majestic qui, à part les parties recouvertes par la cuirasse harveyée, seraient des cibles à souhait[4] pour une attaque par les projectiles en question. Quant aux énormes croiseurs du type Powerful, leur seule défense serait dans le feu de leur propre artillerie… ou dans la fuite. »

Nous pourrions citer cent preuves historiques de même nature pour démontrer qu’il est sage, qu’il est indispensable que nous sachions et que nous affirmions notre supériorité comme ingénieurs, comme soldats, sur nos rivaux de l’autre côté de la Manche. Jamais, depuis que, comme rédacteur et fondateur du Mémorial de l’Artillerie de la Marine, en 1872, nous avons eu à analyser les productions anglaises, en ce qui concerne l’artillerie de bord, les canons, affûts et projectiles, et les poudres, nous n’avons eu à tirer d’autre conclusion des comparaisons faites entre les résultats positifs, précis, certains, obtenus en France et en Angleterre. L’audace, l’orgueil, la puissance de l’or, sont les véritables élémens de la domination de l’Angleterre, et grâce à une tendance naturelle chez nous, peuple catholique porté à confesser ses erreurs en les exagérant, nous avons laissé déprécier, insulter, rendre inefficaces les merveilles de sagesse, de science, de bon sens, de travail consciencieux, que la France n’a pas cessé de produire, mais qui, comme toutes les choses humaines, présentaient des points faibles, donnaient lieu à des avaries, lorsque, courageusement et consciencieusement, on les soumettait à des épreuves sérieuses.

Il faut le dire, en outre, notre situation politique, nos divisions contribuent à servir à leur gré tous les ennemis de la France. Les orateurs et publicistes de l’opposition, comme ceux qui sont à la solde de nos gouvernemens éphémères, n’y regardent pas d’assez près quand ils croient avoir trouvé matière à discréditer l’armée ou la marine républicaines. On a donc transformé en fautes monstrueuses les erreurs ou même les bonnes actions et les meilleures décisions d’un adversaire au pouvoir, qu’on voulait remplacer ou dont il s’agissait de tirer vengeance. En réalité, la vérité sur les puissances relatives des cuirassés français et anglais nous a été dite très clairement, il n’y a pas une année, par un amiral très connu du public et autorisé par sa situation : « Pour beaucoup de raisons, et notamment à cause de la stabilité de nos plates-formes par mauvais temps, de la supériorité de notre artillerie, du manque de protection, des navires anglais sur les points essentiels, à trois contre cinq, et surtout par une mer houleuse, nous serions les plus forts. »

Nos principales unités, cuirassés et croiseurs, sont donc, non pas seulement égales, mais très sensiblement supérieures à tout ce que l’Angleterre a produit depuis une dizaine d’années, à force de capitaux, pour étonner le monde, pour l’intimider, et aussi, sans doute, pour faire prospérer l’industrie de l’acier, et les grands capitalistes mêlés aux hommes d’État qui s’y intéressent.


Enfin l’offensive doit avoir pour but définitif des débarquemens, une invasion sur un point de l’empire britannique considéré comme vital.

Par suite, nos escadres et nos navires les plus puissans ne doivent pas s’éloigner des points où ils doivent préparer ces opérations, en vue desquelles seulement leur existence est justifiable. A Brest, à Cherbourg et à Toulon, et aussi à Rochefort et à Lorient, doivent être accumulées, tenues en réserve, les ressources de toute nature indispensables pour atteindre ce but, en frappant un coup décisif sur les côtes de l’Angleterre, de l’Irlande, en Égypte ou ailleurs. La surface que présentent les possessions anglaises est grande ; les points vulnérables, pour diverses causes, en sont nombreux. Trente ou quarante mille hommes de véritables troupes qui y seraient résolument débarqués n’en seraient pas délogés facilement par les riches et majestueux régimens de la Grande-Bretagne.

Disons, à ce propos, que l’offensive contre l’Angleterre peut être singulièrement facilitée par l’action d’un certain nombre de sous-marins offensifs, petits navires qui, il faut le dire, n’ont pas été inventés récemment et ne sont pas nés brusquement sous l’impulsion de notre avant-dernier ministre. Il les a même fait valoir d’une façon plutôt compromettante, en provoquant une dérision qui, sur ce point, ne serait pas justifiée. C’est ainsi que dans la discussion du budget de la marine anglaise à la Chambre des communes, on peut lire ce qui suit : « M. Lockroy a présenté la navigation sous-marine comme une ressource pour garantir à la France une grande supériorité sur ses rivales. Cela peut être suffisant pour rassurer les compatriotes de Jules Verne, mais les Anglais n’en éprouveront pas beaucoup d’inquiétude. D’autres ont proposé une invasion de notre pays avec 1 500 petits navires contenant 170 000 hommes… Cette proposition, qui a pu trouver place dans une aussi grave publication que la Revue des Deux Mondes, prouve combien l’opinion publique française est nerveuse quand il s’agit d’une guerre possible avec l’étranger. »

Même quand il s’agit des 1 500 petits navires, nous affirmons que les Anglais rient jaune toutes les fois qu’on parle en France sérieusement de l’invasion du territoire britannique, très vulnérable en effet. On peut désapprouver la présentation publique et bruyante, faite en 1899, de nos sous-marins, qui étaient étudiés d’ailleurs depuis longtemps ; mais il n’en est pas moins permis d’espérer que le sous-marin offensif ne laissera pas de faire faire de sérieuses réflexions à nos superbes voisins : il faut pour cela, en outre, que des transports bien aménagés, bien outillés, entourés de cuirassés sérieux comme les nôtres, soient prêts à utiliser notre immense supériorité au point de vue des forces propres à la guerre terrestre, seules capables de résoudre définitivement les querelles vitales entre les grandes nations.


Nous avons fait connaître, d’une façon générale, notre opinion sur la valeur des forces maritimes que nous possédons, en les comparant à celles que possèdent les Anglais, et sur les objectifs que doit se proposer la flotte française. Nous allons examiner les élémens qui doivent constituer ces forces.

Le navire de guerre de combat, on ne saurait assez le répéter, doit être cuirassé, de telle sorte que sa ligne de flottaison soit mise, d’un bout à l’autre et sur toute la hauteur voulue, à l’abri de l’invasion de la mer par des brèches ouvertes avec des obus de rupture, lancés par les canons les plus puissans de l’ennemi. Il doit avoir sa grosse artillerie dans des tourelles qui la défendent contre les mêmes obus.

Le croiseur cuirassé ou protégé, c’est-à-dire le navire très rapide, n’ayant qu’un blindage léger pour abriter son artillerie ou couvrir sa flottaison, avec un pont blindé pour protéger ses machines et ses soutes, est nul, si fortement armé qu’il puisse être, contre le plus petit cuirassé digne de ce nom ; il n’a de valeur que contre les croiseurs égaux ou plus faibles que lui en artillerie. Nous n’avons pas, sous ce rapport, fait plus mal que les autres ; mais le moment est venu de nous arrêter dans cette voie et d’employer à construire des cuirassés, des transports et des sous-marins offensifs les ressources financières et les forces dont nous pouvons disposer.

Avec son engouement pour les torpilleurs, les croiseurs et les bateaux-canons, l’école de la jeune marine a exercé sur les esprits parlementaires une action funeste. Les hommes de guerre sensés n’ont pas fait, pour ramener l’opinion, les déclarations nettes, publiques, sans réserves, qui s’imposaient de leur part, en toute occasion, dans l’intérêt de la France. Ils ont plaisanté la poussière maritime, et les croiseurs parlementaires, mal protégés, mal bâtis, incapables de tirer dès que la mer est un peu grosse. Ils ont dit, dans des conversations privées, qu’au retour de Kiel le Dupuy-de-Lôme, tant vanté, roulait tellement qu’il eût été incapable d’envoyer un seul coup au Hoche, par lequel il eût été criblé de projectiles tirés presque aussi sûrement que d’une batterie de terre. Mais ils n’ont pas tenu ce langage avec assez d’autorité et publiquement, comme ils l’auraient dû.

Il est temps, pour eux, d’affirmer, coûte que coûte, ce qu’ils pensent : le navire de combat est le cuirassé ; sa ligne de flottaison complète et son artillerie de gros calibre sont à l’abri des coups les plus puissans de l’ennemi ; il est surtout doué d’une grande stabilité de plate-forme, de la plus grande facilité d’évolution, de façon à multiplier l’action rapide de sa grosse artillerie dans la période décisive du combat.


IV

Nous pouvons maintenant dire brièvement quel programme doit être la conséquence des idées et des faits que nous avons exposés. En voici les données essentielles :

Des cuirassés puissamment et simplement armés, très manœuvrables, pour lesquels la vitesse et le rayon d’action sont relativement secondaires, attendu qu’ils ne doivent pas s’éloigner des mers qui baignent les côtes de France, celles de l’Angleterre et de l’Afrique septentrionale ;

Des croiseurs peu protégés, peu armés, destinés à courir sur les mêmes mers, et ne devant pas combattre en ligne, ayant les vitesses maxima, des rayons d’action modérés, de façon à faire leur métier qui est celui d’éclaireurs, à être, en un mot, la cavalerie légère de la flotte, et non à faire des raids à travers l’Océan contre les navires du commerce ;

Des torpilleurs pour défendre les côtes, en liant leur action à celle de nos batteries de côte et de la défense fixe ;

Et enfin, des sous-marins offensifs, ayant un rayon d’action suffisant pour atteindre les côtes de notre rivale ; quelques-uns de ces petits navires pour défendre nos côtes (elles n’en ont pas un besoin pressant, étant très bien protégées par ailleurs) ;

Des transports analogues à ceux qui avaient été si sagement construits, il y a une vingtaine d’années, qu’on n’a pas suffisamment utilisés et qui ont rendu de si grands services pour le ravitaillement, en hommes et en matériel, de nos possessions de l’Extrême-Orient ; ces navires semblaient faits pour permettre à la France d’agir sur tous les points du monde, à Madagascar comme au Dahomey, on Égypte ou en Europe.

Aux colonies, un petit nombre d’anciens cuirassés et de croiseurs et torpilleurs, pour y bien finir leur existence militaire.

Quant aux chiffres à adopter pour les nombres des unités diverses que nous venons d’énumérer, nous ne pouvons qu’en indiquer les bases ; — nous savons qu’il faut compter. Soldat, chef, directeur, ayant administré de très près, pour pouvoir commander, chaque fois que nous avons été à la tête d’un détachement et d’un établissement, nous affirmons qu’un programme, arrêté en chiffres, doit reposer sur des données pratiques, définies, répondant aux trois questions suivantes, étudiées en tenant compte des circonstances politiques, des ressources du pays, et de ses besoins multiples : En combien de temps ? Avec combien d’argent ? Avec combien d’hommes ?

Pour les cuirassés, nous dirons seulement qu’on doit, dès à présent, en mettre en chantier tout ce que nos arsenaux et les chantiers industriels peuvent en construire, en en accélérant la construction autant que possible, de façon à ne pas dépasser trois ou quatre années du jour de la mise en chantier à celui de l’entrée en armement. Dans ces conditions, on devrait mettre en commande et à flot quatre à cinq cuirassés tous les deux ans. Ces navires, commandés à la même date ou à des dates peu éloignées, devraient être identiques.

Il est important de ne pas chercher midi à quatorze heures, de ne pas se lancer dans l’inconnu, de suivre bien exactement une méthode expérimentale, dans l’application des progrès industriels extrêmement rapides, auxquels nous assistons, mais qui ne sont pas toujours susceptibles d’être utilisés tout de suite. Les faiseurs, dont l’influence est généralement prépondérante, oublient, ne veulent pas ou ne peuvent pas comprendre que des organes militaires sont exclusivement voués à recevoir des coups et à en donner.

Les types Suffren, Charlemagne, Gaulois, Saint-Louis, ne sont pas parfaits. On les a, à nos yeux, surchargés de canons, en sacrifiant à l’idole du nombre, devant laquelle une éducation nationale trop peu française nous a fait peu à peu plier le genou. A nos yeux, on a exagéré l’armement de chasse et de retraite, et on n’utilise pas suffisamment la surface des flancs du navire. Des conceptions fausses, très anciennes, sur le combat naval, représenté comme une série de duels entre des taureaux fonçant l’un sur l’autre, nous ont conduits à exagérer l’importance des tirs de chasse. Nous croyons au danger des tableaux qui servent à comparer la puissance offensive des navires, et qui présentent des résultats très simples, où on multiplie le nombre des coups qu’une bouche à feu, bien placée, bien servie, peut tirer, par le nombre de canons de même espèce, qu’on a mis un peu partout et n’importe comment, sans se demander si on pourrait remuer, avec l’aisance voulue, les énormes masses sur lesquelles on les fait pivoter deux par deux et s’il serait possible de maintenir la discipline du feu, plus indispensable que jamais. Ces tableaux, composés d’abstractions, peuvent donner des tentations et des idées néfastes aux officiers chargés de l’artillerie à bord des navires, en les conduisant à faire des tirs comme ceux qu’on relève dans la guerre hispano-américaine : des milliers de coups envoyés pour atteindre quatre ou cinq fois ; l’épuisement des soutes réalisé sans faire aucun mal à l’ennemi ; et l’obligation de courir les mers pour aller se réapprovisionner.

Nous avons fait faire, en 1892, sur le vaisseau-école, une expérience comparative, dans laquelle on a vu un seul canon bien servi, tirant isolément, donner plus d’atteintes sur la cible que deux canons de même espèce et même calibre, tirant simultanément, chacun le même nombre de coups que le canon isolé. L’emploi de la poudre sans fumée, les perfectionnemens apportés aux obus, l’obéissance instantanée, absolue, des organes de l’affût et du canon, à la volonté de son pointeur, ont rendu les tirs dix et vingt fois plus efficaces qu’ils ne l’étaient il y a dix ans. Ces résultats, obtenus par la science, l’industrie et le bon sens, correspondent à des idées militaires justes. Mais il ne faut pas que les adorateurs naïfs du nombre nous poussent à une nouvelle multiplication qui réduirait peut-être à zéro les bénéfices réalisés avant cette multiplication, efficace sur le papier seulement et désastreuse dans la pratique.

Pour servir beaucoup de canons, il faut beaucoup de pointeurs, et le pointeur d’un canon de gros calibre, tirant, comme c’est possible, deux coups en trois minutes, pendant une période ininterrompue d’un combat (7 à 8 minutes environ), est un oiseau rare, dont la rencontre et l’éducation ne sont pas faciles. On nous objectera : « Pour le réglage même, il nous faut beaucoup de coups tirés avec beaucoup de canons. » Nous répondrons : « Rien n’est moins exact ; pour le réglage, il vous faut peu de coups, tirés aussi rapidement que possible, par un même canon, afin qu’ils soient comparables les uns aux autres. »

En résumé, nous pensons que l’armement des plus grands cuirassés devrait comprendre :

2 canons de gros calibre, très mobiles, ayant une grande amplitude de tir par le travers, très bien protégés, pourvus de moyens de chargement tels que l’intervalle entre deux coups, dans la période décisive du combat, puisse être réduit au minimum réalisable ;

8 canons de 164,7, pas protégés, libres de leurs mouvemens, à tir rapide, et bons pour perforer tous les blindages légers et beaucoup de cuirasses de flottaison et de tourelle ;

Des canons de 47, destinés à agir contre les torpilleurs ou contre les croiseurs et les paquebots armés en guerre ;

Des canons de 37, à tir rapide, ou automatiques, excellens pour faire pénétrer des obus suffisamment offensifs contre le personnel et le matériel, par tous les vides, embrasures, panneaux, etc., que présenteront toujours les navires de combat.

Ainsi armé, construit de façon à évoluer rapidement et à avoir une grande stabilité de plate-forme, plutôt que pour faire preuve d’une grande vitesse et enregistrer un grand rayon d’action, fait en un mot pour combattre sérieusement et non pour faire du bruit et se dérober au combat, le cuirassé pourra ne pas comporter plus de 11 à 12 000 tonnes et s’engager dans la lutte, avec avantage, contre des adversaires plus gros, plus coûteux et nominalement plus puissans que lui.

Enfin il faut se hâter de construire des transports ; et comme le prix en est relativement faible, sans fixer aucun chiffre, on pourrait espérer en avoir bientôt un nombre suffisant pour l’objet qu’on se propose.

Je pense, contrairement à l’opinion générale, que nous avons trop de croiseurs ; et quant aux contre-torpilleurs, je les considère comme inutiles ; ils figurent dans une collection où on a voulu voir toutes les tailles.

Ce que nous avons dit de la défense des côtes nous permet de ne pas insister en ce qui concerne les torpilleurs, dont il ne faut pas s’exagérer le rôle militaire effectif, mais restreint.

Restent les sous-marins offensifs, dont la construction devrait être hâtée, en utilisant toutes les ressources disponibles.


V

Résumons nos conclusions :

Le rôle de la flotte française, dans une guerre contre l’Angleterre et, à plus forte raison, contre toute autre nation, est sensiblement nul, au point de vue de la défensive.

En effet, aucun des points stratégiques essentiels, aucun des organes vitaux de la France n’est à portée des coups d’une flotte ennemie.

Au point de vue de l’offensive, la Marine, au contraire, a un rôle important, quoique subordonné à celui de la Guerre ; elle doit permettre d’utiliser, par le débarquement de forces assez considérables pour prendre et garder pied, la supériorité énorme de notre armée de terre. Avec des cuirassés, des transports et, dans quelques cas, des sous-marins, elle doit nous permettre de conduire et de débarquer un corps expéditionnaire sur les côtes de la Grande-Bretagne, de l’Irlande, en Égypte, ou ailleurs.

Si, contrairement à notre opinion, cette action offensive sur le territoire de l’empire britannique était jugée impossible, nous serions d’avis que la flotte, entretenue à grands frais, est pour la France un objet de luxe, auquel il faut renoncer, pour en reporter les dépenses sur notre outillage national et notre armée.

Novembre 1899.


GENERAL DE LA ROCQUE.


  1. Revue Militaire de l’Étranger, no 809, avril 1895). Attaque des fortifications côtières par les navires, d’après les écrivains militaires anglais.
  2. Pour qui connaît la question, les Anglais, à cette époque, avaient mal copié nos détonateurs et notre mélinite, et tout ce qui précède indique leur ignorance sur des points importans.
  3. C’est de la France que veut parler l’écrivain de l’Engineer, Seule, en effet, à cette époque, la marine française était dans ce cas.
  4. Littéralement : Pour les cuirassés la totalité du « main deck space » de l’avant à l’arrière, excepté les 8 casemates, serait comme un abattoir (shambles) en un quart d’heure. Pour les croiseurs, ce seraient d’énormes cibles pour servir de sport et de passe-temps à un ennemi énergique (sport and pastime of an energetic enemy).