Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction/I/04

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Félix Alcan (p. 117-139).
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LIVRE PREMIER

CHAPITRE IV

Le sentiment d’obligation au point de vue de la

dynamique mentale,

comme force impulsive ou répressive.


De quelque manière qu’on se le représente métaphysiquement et moralement, le devoir n’est pas sans posséder par rapport aux autres motifs ou mobiles une certaine puissance psycho-mécanique : le sentiment d’obligation, considéré dynamiquement, est une force agissant dans le temps suivant une direction déterminée, avec une intensité plus ou moins grande. Il faut donc rechercher comment ont pris naissance en nous ces puissances d’action, ces forces impulsives qui sont en même temps des idées et des sentiments. Nous voudrions esquisser ici la genèse dynamique du sentiment d’obligation et de son action dynamique, que nous envisagerons désormais non comme une limitation et une restriction de l’activité, mais comme la conséquence même de son expansion.

Un homme célèbre par sa courageuse intégrité, Daumesnil, disait un jour à un ministre de Charles X : « Je ne marche pas à la suite de ma conscience, elle me pousse. » Selon cette distinction très fine on peut diviser les impulsions de l’ordre moral et social en deux catégories : dans les unes, nous sommes à la lettre poussés en avant par le sentiment d’un devoir, sans avoir le temps de discuter, de délibérer, de raisonner ; dans les autres, nous nous laissons traîner à sa suite, avec la conscience plus nette d’une résistance possible et déjà réelle, d’une certaine indépendance.

Un exemple caractéristique de sentiment impulsif et irréfléchi nous est fourni par de pauvres ouvriers d’un four à chaux dans les Pyrénées. L’un d’eux, étant descendu dans le four pour se rendre compte de je ne sais quel dérangement, tombe asphyxié ; un autre se précipite à son secours et tombe. Une femme témoin de l’accident appelle à l’aide ; d’autres ouvriers accourent. Pour la troisième fois un homme descend dans le four incandescent et succombe aussitôt. Un quatrième, un cinquième sautent et succombent. Il n’en restait plus qu’un ; il s’avance et va sauter, lorsque la femme qui se trouvait là s’accroche à ses vêtements et, à moitié folle de terreur, le retient sur le bord. Un peu plus tard, le parquet s’étant rendu sur les lieux pour procéder à une enquête, on interrogea le survivant sur son dévouement irréfléchi, et un magistrat entreprit avec gravité de lui démontrer l’irrationalité de sa conduite ; il fit cette réponse admirable : « Mes compagnons se mouraient ; il fallait y aller. » — Dans cet exemple le sentiment d’obligation morale et de solidarité humaine avait perdu, en apparence, sa base rationnelle ; il n’en était pas moins assez puissant pour pousser successivement cinq hommes au sacrifice inutile de leur vie. On ne contestera pas qu’ici le sentiment du devoir n’ait la forme d’une impulsion spontanée, d’un déploiement soudain de la vie intérieure vers autrui, plutôt que d’un respect réfléchi pour une « loi morale » abstraite et aussi d’une recherche du « plaisir » ou de « l’utilité. » Remarquons d’ailleurs qu’avec le développement de l’intelligence et de la sensibilité humaines, il est impossible d’y découvrir l’impulsion morale à l’état presque réflexe sans qu’il s’y mêle des idées générales et généreuses, voire même métaphysiques.

D’autres fois le sentiment spontané du devoir, au lieu de pousser à l’action, la suspend brusquement; il peut développer alors ce que MM. Maudsley et Ribot, avec les physiologistes, appelleraient un pouvoir d’arrêt ou « d’inhibition, » non moins brusque, non moins violent que l’est le pouvoir d’impulsion, « J’étais encore un bambin en jupons, raconte le prédicateur américain Parker, je n’avais pas plus de quatre ans ; je n’avais jamais tué la moindre créature, pourtant j’avais vu d’autres enfants s’amuser à détruire des oiseaux, des écureuils et d’autres petits animaux... Un jour, dans l’eau peu profonde d’un étang, je découvris une petite tortue tachetée qui se chauffait au soleil ; je levai mon bâton pour la frapper... Tout à coup quelque chose arrêta mon bras, et j’entendis en moi-même une voix claire et forte qui disait : Cela est mal ! Tout surpris de cette émotion nouvelle, de cette puissance inconnue qui, en moi et malgré moi, s’opposait à mes actions, je retins mon bâton suspendu en l’air jusqu’à ce que j’eusse perdu de vue la tortue... Je puis affirmer qu’aucun événement dans ma vie ne m’a laissé d’impression aussi profonde et aussi durable. » Dans ce nouvel exemple, l’action soudaine du penchant est plus remarquable encore que dans le précédent, parce qu’elle suspend une action commencée et oppose un obstacle brusque à la décharge nerveuse qui allait se produire : c’est un coup de théâtre, une révélation subite. La puissance du sentiment est mieux mise en relief par un arrêt que par une impulsion, par une défense que par un ordre ; aussi, après une expérience de ce genre, le sentiment de ce qu’il faut peut déjà revêtir, pour la conscience réfléchie, un caractère mystique qu’il n’a pas toujours dans les autres cas. Lorsque l’intelligence se trouve mise d’une manière aussi soudaine en présence d’un instinct profond et fort, elle est portée à une sorte de respect religieux. Ainsi, au point de vue restreint de la pure dynamique mentale où nous nous plaçons, le devoir peut déjà produire un sentiment de respect qu’il tire à la fois de sa grande puissance suspensive et de son origine mystérieuse.

La force du sentiment moral acquiert un caractère de plus en plus remarquable lorsqu’elle prend la forme non plus d’une impulsion ou répression subite, mais d’une pression intérieure, d’une tension constante. Dans la majorité des cas et chez la majorité des gens, le sentiment de ce qu’il faut faire n’est pas violent, mais il est durable : à défaut de l’intensité, il a pour lui le temps, qui est encore le plus puissant des facteurs. Une tension peu forte, mais agissant d’une manière continue et toujours dans le même sens, doit nécessairement triompher de résistances beaucoup plus vives, mais qui se neutralisent l’une l’autre. Lorsque, pour la première fois, dans l’âme de Jeanne Darc apparut distinctement l’idée fixe de secourir la France, cette idée ne l’empêcha pas de rentrer ses moutons à la ferme ; mais plus tard, l’obsession de cette même idée devait faire dévier toute sa vie de jeune paysanne, changer le sort de la France et par là modifier d’une manière appréciable la marche de l’humanité. Si donc nous considérons le sentiment moral dans ses analogies non plus avec la force vive, mais avec la force de tension, nous pourrons nous rendre mieux compte, d’abord de sa puissance, et ensuite de la forme spéciale que cette puissance prendra plus tard dans l’esprit : le sentiment d’obligation morale.

La force de tension peut appartenir à tout instinct remplissant les conditions suivantes: 1° être à peu près indestructible ; 2° être à peu près constant, et ne pas avoir les intermittences de la faim par exemple ; 3° se trouver en harmonie et en association, non en opposition, avec ceux des autres instincts qui favorisent le maintien de l’espèce.

Remarquons-le d’abord, ce qu’on appelle proprement l’obligation morale ne comporte pas l’exécution immédiate de l’acte ni même d’une manière générale son exécution : elle accompagne l’idée d’un acte possible et non pas nécessaire. Le devoir n’est donc plus en ce cas une impulsion irrésistible, mais durable ; il est une obsession sublime. Comme l’a montré Darwin, nous acquérons vite l’expérience qu’un penchant n’est pas détruit par sa violation : le mécontentement que nous éprouvons après y avoir désobéi nous prouve notre impuissance à déraciner l’instinct que nous avons eu le pouvoir de violer. Cet instinct peut être, à chaque instant de la durée, inférieur à la somme de forces qu’exige l’action à accomplir, mais il apparaît dans la conscience comme devant remplir toute la durée et il acquiert ainsi une puissance d’un genre nouveau. Nous avons donc, parmi les forces intérieures, le sentiment d’une force qui n’est pas insurmontable, mais qui est pour nous indestructible (ou du moins qui nous semble telle d’après une série d’expériences). Sous ce rapport l’obligation, en son état le plus élémentaire, est la prévision de la durée indéfinie d’un penchant impersonnel et généreux, l’expérience de son indestructibilité. Aussi n’y a-t-il pas conscience claire du lien de l’obligation avant qu’il n’y ait eu plus ou moins remords, c’est-à-dire persistance de l’instinct malgré sa violation : la faute est un élément nécessaire dans la formation de la conscience morale réfléchie. — Au fond, c’est l’idée de temps qui commence à donner son caractère particulier à cet instinct du devoir où Kant ne voyait que la manifestation de l’intemporel. Dans l’entraînement de la passion, l’intensité actuelle des penchants entre seule dans le compte des forces qui agissent sur le cerveau : l’avenir ou le passé n’ont pas d’influence ; or, le passé et l’avenir, rappelés ou entrevus, sont une condition de la moralité. La pression des grands instincts utiles à l’espèce se trouve accrue à l’infini lorsque, dans notre imagination, elle se multiplie par tous les moments du temps. Un être, pour devenir moral, doit vivre dans la durée.

On connaît les exemples par lesquels Darwin montre que, si les animaux avaient notre intelligence, leur instinct donnerait lieu à un sentiment d’obligation. Ce sentiment d’obligation, feeling, au point de vue dynamique, est indépendant de la direction effectivement morale ou non morale de l’instinct ; il dépend seulement de son intensité, de sa durée et de la résistance ou du secours qu’il rencontre dans le milieu. « Supposons, dit Darwin, pour prendre un cas extrême, que les hommes se fussent produits dans les conditions de vie des abeilles : il n’est pas douteux que nos femelles non mariées, à l’instar des abeilles ouvrières, considéreraient comme un devoir sacré de tuer leurs frères, et que les mères tenteraient de détruire leurs filles fécondes, sans que personne y trouvât à redire[1]. »

Maintenant, pourquoi l’instinct moral, qui s’est trouvé en fait coïncider chez l’homme avec l’instinct social et humanitaire, est-il si impossible à assouvir et ne prend-il pas la forme périodique des autres instincts ? — Il y a deux sortes d’instincts : les uns portent à réparer une dépense de forces, les autres à en produire une. Les premiers sont bornés par leur objet même : ils disparaissent une fois le besoin assouvi ; ils sont périodiques et non continus. La polyphagie par exemple est une rareté. Les autres tendent fort souvent à devenir continus, inassouvis. C’est ainsi que, chez certains organismes dépravés, l’instinct sexuel peut perdre son caractère habituel de périodicité et de régularité pour devenir nymphomanie ou satiriasis. Tout instinct portant à une dépense de forces peut devenir ainsi insatiable : débauche intellectuelle, amour de l’argent, du jeu, de la lutte, des voyages, etc. Il faut distinguer aussi entre les instincts qui exigent une dépense de forces variée, ou ceux qui exigent toujours la même dépense. Ceux qui s’appliquent à un organe déterminé s’épuisent très facilement. Ceux qui renferment une série de tendances indéterminées (comme par exemple l’amour de l’exercice, du mouvement, de l’action) ne peuvent qu’être bien plus difficilement assouvis, parce que la variété de la dépense constitue une sorte de repos. L’instinct social et moral, en tant que force mentale, est de ce genre : il est donc parmi ceux qui deviennent facilement insatiables et continus.

Que se produit-il lorsqu’un instinct quelconque est ainsi devenu insatiable ? — Toutes les fois qu’il s’agit d’un instinct peu varié dans ses manifestations, il se produit un épuisement de l’organisme, qui ne peut suffire à combler la dépense. La nymphomane n’a pas d’enfants. Une trop grande dépense cérébrale arrête aussi la fécondité, tue avant l’âge. L’amour exagéré du danger et de la guerre multiplie les risques et diminue les chances de vie. Mais il y a de rares penchants qui peuvent devenir insatiables sans s’opposer à la multiplication de l’espèce et en la favorisant au contraire. En première ligne est, tout naturellement, le penchant altruiste : c’était celui qui pouvait le mieux produire un sentiment fort et persistant après une satisfaction passagère. Même au point de vue physiologique, il est possible de montrer ainsi la nécessaire formation de l’instinct social et moral.

L’instinct esthétique, qui porte l’artiste à rechercher les belles formes, à agir selon un ordre et une mesure, à parfaire tout ce qu’il fait, est très voisin des penchants moraux et peut, cemme eux, donner naissance à un certain sentiment d’obligation rudimentaire : l’artiste se sent intérieurement obligé à produire, à créer, et à créer des œuvres harmonieuses ; il est froissé par une faute de goût aussi vivement que bien des consciences vulgaires par une faute de conduite : il éprouve sans cesse, au sujet des formes, des couleurs ou des sons, ce double sentiment de l’indignation et de l’admiration qu’on pourrait croire réservé aux jugements moraux. L’artisan même, le bon ouvrier fait avec complaisance ce qu’il fait, aime son travail, ne peut consentir à le laisser inachevé, à ne pas polir son œuvre. Cet instinct, qui doit se retrouver jusque dans l’oiseau bâtissant son nid, et qui a éclaté avec une puissance extraordinaire chez certains tempéraments d’artistes, chez un peuple comme les Grecs, aurait pu sans doute, en se développant, donner lieu à une obligation esthétique analogue à l’obligation morale ; mais l’instinct esthétique n’était lié qu’indirectement à la propagation de l’espèce : pour cette raison il ne s’est pas généralisé assez et n’a pas acquis une intensité suffisante. Il n’a pris de réelle importance que là où il touchait à la sélection sexuelle : dans les rapports des sexes, le goût esthétique a quelque chose d’un lien moral; le dégoût, si on veut lui faire violence, s’achève en une sorte de remords. Le dégoût esthétique qu’éprouve un individu pour certains individus de l’autre sexe s’observe jusque chez les animaux : on sait qu’un étalon dédaignera les juments trop grossières auxquelles on veut l’accoupler. Chez l’homme ce même sentiment, — lié d’ailleurs à une foule d’autres, sociaux ou moraux, — produira des effets bien plus marqués : les négresses que leurs maîtres voulaient accoupler comme les animaux et marier de force à des mâles choisis par eux sont allées jusqu’à étrangler les enfants de cette union forcée (et pourtant la promiscuité est fréquente chez les nègres). Un homme qui cherche à assouvir son désir brutal avec une femme physiquement et esthétiquement trop au-dessous de lui, en éprouve ensuite une honte intérieure : il a le sentiment d’une dégradation de la race. La jeune fille qui épouse, afin d’obéir à ses parents, un homme qui lui déplaît, a pu ensuite ressentir un dégoût assez fort, assez voisin du remords moral, pour se jeter par la fenêtre de la chambre nuptiale. En tous ces exemples le sentiment esthétique produit les mêmes effets que le sentiment moral : génie et beauté obligent ; comme toute puissance que nous découvrons en nous, ils nous confèrent à nos propres yeux une dignité et nous imposent un devoir. Si le génie avait été absolument nécessaire à chaque individu pour vaincre dans la lutte de la vie, il se serait sans doute généralisé : l’art serait aujourd’hui un fonds commun aux hommes, comme la vertu.

En dehors de l’instinct moral et esthétique, l’un de ceux qui ont pu, chez certains individus, se développer assez pour que l’école anglaise y vît un analogue du sentiment d’obligation, c’est le penchant si souvent invoqué en exemple par cette école : l’avarice. Mais, même au point de vue étroit et encore grossier où nous nous plaçons ici, remarquons l’infériorité de ce penchant pai rapport à l’instinct moral. L’avarice, en diminuant le confort de la vie, produit le même effet que la misère ; elle ne favorise pas la fécondité, car l’avare a peur d’avoir des enfants ; en outre, chez l’enfant dont le développement a été gêné par l’avarice paternelle, une réaction se produit fort souvent qui le pousse à la prodigalité. Enfin, raison décisive, l’avarice, n’ayant pas d’utilité sociale, n’a pas été encouragée par l’opinion. Supposez une société d’avares : chacun n’aura qu’un but, transformer son voisin en prodigue, afin de mettre la main sur son or ; si pourtant, par impossible, des avares s’entendaient parfaitement entre eux et s’excitaient mutuellement à l’avarice, vous ne tarderiez pas à voir naître un devoir de parcimonie aussi fort comme sentiment que bien d’autres devoirs. Chez nos paysans français, et surtout chez les Israélites, on peut trouver cette obligation peu morale élevée à peu près au niveau des devoirs moraux. Un membre d’une société avare se sentirait sans doute plus obligé à la parcimonie qu’à la tempérance par exemple, ou au courage ; il éprouverait plus de remords pour avoir manqué à la première obligation qu’aux autres.

De ce qui précède on peut déjà conclure, indépendamment de beaucoup d’autres considérations, que les différents devoirs moraux, formes diverses de l’instinct social ou altruiste, ne pouvaient pas ne pas naître, et qu’il n’en pouvait guère naître d’autres. Une nouvelle raison qui devait assurer le triomphe de l'instinct moral, c’est l’impossibilité d’assouvir le remords, de le faire cesser par une bonne action, comme on fait cesser la faim. La faim apaisée, la peine qu’on a éprouvée n’est plus qu’un souvenir vague, qui s’efface ; il n’en est pas de même du remords ; le passé apparaît comme ineffaçable et à jamais cuisant. Au reste, tous les besoins qui ne sont pas trop purement animaux n’admettent pas non plus ces sortes de compensations que permet la faim ou la soif. Tel est l’amour. On peut regretter indéfiniment l’heure d’amour que vous offrait la femme aimée et que vous avez laissé échapper sans avoir pu la retrouver jamais : l’amant ne peut pas, comme dans une comédie de Shakespeare, remplacer une femme par une autre.

Je ne vis qu’elle était belle
Qu’en sortant des grands bois sourds...
— Soit, n’y pensons plus, dit-elle, —
Et moi, j’y pense toujours...

Enfin l’avantage le plus considérable des instincts moraux, en tant qu’instincts, c’est qu’ils ont pour eux le dernier mot. Si je me suis dévoué, ou bien je suis mort, ou bien je survis avec la satisfaction du devoir accompli. Les instincts égoïstes, eux, sont toujours contrariés dans leur triomphe. Jouir de la satisfaction du devoir accompli, c’est oublier la peine qu’on a prise pour l’accomplir. Au contraire, la pensée qu’on a manqué au devoir apporte quelque chose d’amer jusque dans le plaisir. En général, le souvenir du travail, de la tension, de l’effort déployé pour la satisfaction d’un instinct quelconque, s’efface très vite ; mais le souvenir de l’instinct non satisfait persiste aussi longtemps que l’instinct lui-même. Léandre oubliait vite avec Héro l’effort déployé pour traverser l’Hellespont ; il n’eût pas pu oublier Héro dans les bras d’une autre amante.

L’instinct moral une fois établi dans sa généralité, avec sa force en tension constante, dans quel ordre a-t-il donné naissance aux différents instincts moraux particuliers, dont la formule réfléchie constituera les différents devoirs ? — Dans un ordre souvent inverse de l’ordre logique adopté par les moralistes. La plupart des moralistes mettent en premier lieu les devoirs envers soi-même, la conservation de la dignité intérieure ; ils placent ensuite les devoirs de justice avant les devoirs de charité. Cet ordre n’a rien d’absolu, et l’ordre tout contraire s’est souvent produit dans l’évolution des penchants moraux : le sauvage ignore le plus souvent la justice et le droit proprement dit, mais il est susceptible d’un mouvement de pitié ; il ignore la tempérance, la pudeur, etc., et an besoin il risquera sa vie pour sa tribu. La tempérance, le courage, sont en grande partie des vertus sociales et dérivées. La tempérance, par exemple, est encore dans les masses une vertu sociale ; si un homme du peuple, au repas où on l’a invité, ne mange pas et ne boit pas largement, comme au cabaret, c’est plutôt par peur d’inconvenance, ou par crainte d’une indigestion, que par un sentiment de délicatesse morale. Le courage n’existe guère sans un certain désir de la louange, de l’honneur ; il s’est développé beaucoup, comme l’a montré Darwin, par l’effet de la sélection sexuelle. Enfin, les devoirs envers soi-même, tels que les comprend un moderne, se ramènent en grande partie aux devoirs envers autrui.

Les moralistes distinguent les devoirs négatifs et les devoirs positifs, l’abstention et l’action. L’abstention, qui suppose qu’on est maître de soi, suî compos, est première au point de vue moral : c’est la justice ; mais elle est beaucoup moins primitive au point de vue de l’évolution. Une des choses les plus difficiles à obtenir des êtres primitifs, c’est précisément l’abstention. Aussi, ce qu’on nomme le droit et le devoir strict est le plus souvent postérieur au devoir large ; il offre aux peuples primitifs un caractère souvent moins obligatoire. Se jeter dans la mêlée pour secourir un compagnon apparaîtra à un sauvage (et à bien des hommes civilisés) comme plus obligatoire et plus honorable que de s’abstenir de lui prendre sa femme. Les Australiens, dit Cunningham, ne font pas plus de cas de la vie d’un homme que de celle d’un papillon ; ils n’en sont pas moins susceptibles, à leurs heures, de charité, d’héroïsme même. Les Polynésiens pratiquent l’infanticide sans l’ombre d’un remords ; mais ils peuvent aimer très tendrement les enfants qu’ils ont jugé bon de conserver. Il y a dans l’effort qu’exige l’abstention un déploiement de volonté parfois plus grand que dans l’action, mais moins visible ; de là vient que les moralistes ont été portés à lui attribuer une importance secondaire : on ne sent pas l’effort d’Hercule soulevant un fardeau à bras tendu, précisément parce que ce bras est immobile et ne tremble pas ; mais cette immobilité coûte plus d’énergie intérieure que bien des mouvements.

Nous n’avons considéré jusqu’à présent le sentiment moral que comme un sentiment conscient de son rapport avec les autres sentiments de l’esprit humain, mais non raisonné quant à son principe et à ses causes cachées, non philosophique en un mot. Que va-t-il se produire lorsque ce sentiment deviendra réfléchi, raisonné, lorsque l’homme moral voudra expliquer les causes de son action et la légitimer ? À en croire M. Spencer, l’obligation morale, qui implique résistance et effort, devra disparaître un jour pour laisser place à une sorte de spontanéité morale. L’instinct altruiste sera si incomparablement fort que, sans lutte, il nous entraînera. Nous ne mesurerons même pas sa puissance, parce que nous n’aurons pas la tentation d’y résister. Alors, pourrait-on dire la force de tension que possède l’idée du devoir se transformera en force vive dès que l’occasion se produira, et nous n’en prendrons pour ainsi dire conscience que comme force vive. Un jour viendra, dit même M. Spencer, où l’instinct altruiste sera si puissant que les hommes se disputeront les occasions de l’exercer, les occasions de sacrifice et de mort.

M. Spencer va trop loin. Il oublie que, si la civilisation tend à développer indéfiniment L’instinct altruiste, si elle transforme peu à peu les règles les plus hautes de la morale en simples règles de convenance sociale, presque de civilité, d’autre part la civilisation développe infiniment l’intelligence refléchie, l’habitude de l’observation intérieure et extérieure, l’esprit scientifique en un mot. Or l’esprit scientifique est le grand ennemi de tout instinct : c’est la force dissolvante par excellence de tout ce que la nature seule a lié. C’est l’esprit révolutionnaire : il lutte sans cesse contre l’esprit d’autorité au sein des sociétés ; il luttera aussi contre l’autorité au sein de la conscience. Quelque origine qu’on attribue à l’impulsion du devoir, si cette impulsion n’est pas justifiée par la raison, elle pourra se trouver gravement modifiée par le développement continu de la raison chez l’homme. La nature humaine, — disait un douteur chinois à Mencius, le disciple fidèle de Confucius, — est si malléable et si flexible qu’elle ressemble à la branche du saule ; l’équité et la justice sont comme une corbeille tissée avec ce saule. — Mais l’être moral a besoin de se croire un chêne au cœur ferme, de ne pas se sentir céder comme le saule au hasard de la main qui le touche ; si sa conscience n’est qu’une corbeille tissée par l’instinct avec quelques branches ployantes, la réflexion pourra bien défaire ce que l’instinct avait, fait. Le sens moral perdra alors toute résistance et toute solidité. Nous croyons qu’il est possible de démontrer scientifiquement la loi suivante : tout instinct tend à se détruire en devenant conscient[2].

On nous a fait sur ce point, en France comme en Angleterre, un certain nombre d’objections tendant à établir que les théories morales sont sans influence sur la pratique. Nous avions montré que le sens moral, si par hypothèse on le dépouille de toute autorité vraiment rationnelle, se trouve réduit au rôle d’obsession constante ou d’hallucination. On nous a répondu que le sens moral n’a rien de commun avec une hallucination, car il n’est pas du tout un jugement ni une opinion. « La conscience n’affirme pas, elle commande, et un commandement peut être sage ou fou, non vrai ou faux[3]. » — Mais, dirons-nous à notre tour, ce qui constitue précisément le caractère non censé d’un commandement, c’est qu’il ne s’explique point par des raisons plausibles, c’est-à-dire qu’il correspond à une vue fausse de la réalité. Tout commandement renferme ainsi une « affirmation », et implique non seulement « folie » ou « sagesse », mais erreur ou vérité. De même, toute affirmation renferme implicitement une règle de conduite : un fou n’est pas seulement trompé par les idées qui l’obsèdent, il est dirigé par elles ; nos illusions nous commandent et nous gouvernent. Le sentiment moral qui m’empêche de tuer agit sur moi, comme sentiment, par les mêmes ressorts que le penchant immoral qui pousse un maniaque à tuer ; nous sommes mus tous deux de la même manière, mais d’après des motifs ou des mobiles contraires. Il faut donc toujours en venir à examiner si mon motif à moi possède plus de valeur rationnelle que celui de l’assassin. Tout est là. Si maintenant, pour apprécier la valeur rationnelle des motifs, on s’en rapporte à un critérium purement positif et scientifique, il se produira un certain nombre de conflits entre l’utilité publique et l’utilité personnelle, conflits qu’il est bon de prévoir. Quant à espérer que l’instinct pourra trancher ces conflits à lui seul, nous ne le croyons pas ; au contraire, l’instinct se trouvera de plus en plus altéré chez l’homme par les progrès de la réflexion.

Nous ne saurions donc nous accorder avec nos critiques d’Angleterre sur ce point essentiel : — L’éthique, qui est une systématisation de l’évolution morale dans l’humanité, est-elle sans influence sur cette évolution même et ne peut-elle en modifier le sens d’une façon importante ? En termes plus généraux, tout phénomène qui arrive à la conscience de soi ne se transforme-t-il pas sous l’influence même de cette conscience ? — Nous avons remarqué ailleurs que l’instinct de l’allaitement, si important chez les mammifères, tend de nos jours à disparaître chez beaucoup de femmes. Il y a un phénomène bien plus essentiel encore, — le plus essentiel de tous, — celui de la génération, qui tend à se modifier d’après la même loi. En France (ou la majorité du peuple n’est pas retenue par des considérations religieuses), la volonté personnelle se substitue partiellement, dans l’acte sexuel, à l’instinct de reproduction. De là, en notre pays, l’accroissement très lent de la population, qui produit à la fois notre infériorité numérique sur les autres nations continentales et notre supériorité économique (très provisoire d’ailleurs et déjà compromise). Voilà un frappant exemple de l’intervention de la volonté dans la sphère des instincts. L’instinct, n’étant plus protégé par une croyance religieuse ou morale, devient impuissant à fournir une règle de conduite. La règle est empruntée à des considérations toutes rationnelles et généralement à des considérations de pure utilité personnelle, nullement d’utilité sociale. Le plus important devoir de l’individu, c’est pourtant la génération, qui assure la durée de la race. Aussi, dans bien des espèces animales, l’individu ne vit que pour engendrer, et la mort suit immédiatement la fécondité. De nos jours ce devoir, primitif dans toute l’échelle animale, se trouve relégué au dernier rang chez la race française, qui semble poursuivre de propos délibéré le maximum de l’infécondité. Il ne s’agit pas ici de blâmer, mais de constater. La disparition graduelle et nécessaire de la religion et de la morale absolue nous réserve beaucoup de surprises de ce genre ; s’il n’y a point à s’en épouvanter, au moins faut-il chercher à les prévoir dans un intérêt scientifique.

Autre remarque : le simple excès de scrupules peut en venir à dissoudre l’instinct moral ; par exemple, chez les confesseurs et chez leurs pénitentes. Bagehot remarque de même qu’en raisonnant à l’excès sur la pudeur, on peut l’affaiblir et graduellement la perdre. Toutes les fois que la réflexion se porte constamment sur un instinct, sur un penchant spontané, elle tend à l’altérer. Ce fait s’expliquerait peut-être physiologiquement, par l’action modératrice de l’écorce grise sur les centres nerveux secondaires et sur toute action réflexe. Toujours est-il que, si un pianiste par exemple joue par cœur un morceau appris mécaniquement, il faut qu’il le joue avec conliance et rondeur, sans s’observer de trop près, sans vouloir se rendre compte du mouvement instinctif de ses doigts : raisonner un système d’actions réflexes ou d’habitudes, c’est toujours le troubler[4]. L’instinct moral, que l’évolution tend à fortifier de tant de manières, pourra donc recevoir quelque altération du développement excessif de l’intelligence réfléchie. Il faut distinguer sans doute avec soin, dans la morale, les théories métaphysiques et la moralité pratique : cette distinction, nous l’avons faite nous-même ailleurs ; maisnousne pouvons accorder aux philosophes anglais, que les théories n’influent jamais sur la pratique, ou du moins influent aussi peu qu’ils le soutiennent. MM. Pollock et Leslie Stephen comparent la morale à la géométrie : les hypothèses relatives à la réalité du devoir, nous dit M. Pollock, n’ont pas plus d’influence sur la conduite que les hypothèses relatives à la réalité de l’espace et de ses dimensions. MM. Pollock et Leslie oublient que, si l’espace a quatre dimensions au lieu de trois, cela n’intéresse ni mes jambes ni mes bras, qui s’agiteront toujours dans les trois dimensions connues ; s’il existait au contraire pour moi un moyen de me mouvoir selon des dimensions nouvelles, et que cela pût m’être avantageux en quoi que ce soit, je m’empresserais d’essayer, et je travaillerais de toutes mes forces à détruire mon intuition primitive de l’espace. C’est précisément ce qui arrive en morale : tout un champ d’activité, fermé jusqu’alors par le fantôme de l’idée du devoir, s’ouvre quelquefois devant moi ; si je m’aperçois qu’il n’y a aucun mal réel à ce que je m’y exerce librement, mais au contraire tout bénéfice pour moi, comment n’en profiterais-je pas ? La différence entre les spéculations scientifiques ordinaires et les spéculations sur la morale, c’est que les premières indiquent de simples alternatives pour la pensée, tandis que les secondes indiquent en même temps des alternatives pour l’action. Tous les possibles aperçus par la science sont ici réalisables pour nous-mêmes : c’est à moi de réaliser l’hyperespace.

Le résultat que nous prédit M. Spencer, — disparition graduelle du sentiment d’obligation, — pourrait donc s’obtenir d’une tout autre manière que celle dont il parle. L’obligation morale disparaîtrait non pas parce que l’instinct moral serait devenu irrésistible, mais au contraire, parce que l’homme ne tiendrait plus compte d’aucun instinct, raisonnerait absolument sa conduite, déroulerait sa vie comme une série de théorèmes. On peut dire que pour Vincent de Paul l’obligation morale, dans ce qu’elle a de pénible et d’austère, avait disparu : il était spontanément bon ; mais on peut dire aussi que pour Spinoza elle avait également disparu : il s’était efforcé de combattre tout préjugé moral, il n’obéissait à un instinct que dans la mesure où il pouvait l’accepter de propos délibéré. C’était un être plutôt rationnel que moral. Il subissait, non plus l’obligation toujours obscure et pour ainsi dire opaque provenant de sa nature morale, mais l’obligation claire et comme transparente provenant de sa raison. Et là cette obligation lui imposait une souffrance quelconque, il devait éprouver ce sentiment stoïque et d’origine intellectuelle, la résignation, plutôt que ce sentiment chrétien et d’origine mystique : la joie débordante du devoir accompli.

Quiconque s’analyse à l’excès, est nécessairement malheureux. Si donc il est possible que l’esprit d’analyse coûte un jour à quelques-uns leur moralité, il leur coûtera en même temps le bonheur : ce sont de trop grands sacrifices pour qu’ils puissent jamais tenter beaucoup de gens.

Pourtant la tâche du philosophe est de raisonner ses instincts mêmes ; il doit s’efforcer de justifier l’obligation, quoique l’effort même pour justifier le sentiment moral risque de l’altérer, — en rendant l’instinct conscient de lui-même, en rendant réfléchi ce qui était spontané.

Cherchons dans le domaine des faits où nous nous sommes renfermés méthodiquement, toutes les forces qui pourront lutter contre la dissolution morale et suppléer ainsi l’obligation absolue des anciens moralistes[5].


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  1. Voir The descent of man et notre Morale anglaise contemporaine. — On pourrait chercher une vérification empirique de ces théories sur le rapport de l’instinct et de l’obligation ; il faudrait pour cela continuer d’une manière méthodique les expériences commencées par MM. Charcot et Richet sur ce que nous appellerons les suggestions morales dans le somnambulisme provoqué. D’après ces expériences, un ordre donné à une somnambule pendant son sommeil est exécuté par elle au réveil, plus ou moins longtemps après, sans qu’elle puisse interpréter elle-même les raisons qui l’ont poussée à agir : le magnétiseur semble avoir pu ainsi créer de toutes pièces une tendance intérieure, un penchant persistant dans l’ombre et s’imposant à la volonté du patient. Dans ces curieux exemples, le rêve du somnambule le domine et dirige encore sa vie après son réveil : c’est comme un instinct artificiel à l’état naissant. Voici par exemple un cas curieux observé par M. Richet. Il s’agit d’une femme qui avait la manie de ne pas manger assez. Un jour, pendant son sommeil, M. Richet lui dit qu’il fallait manger beaucoup. Étant réveillée, elle avait complètement oublié la recommandation ; cependant, les jours suivants, la religieuse de l’hôpital prit M. Richet à part pour lui dire qu’elle ne comprenait rien au changement accompli chez la malade. « Maintenant, dit-elle, elle me demande toujours plus que je ne lui donne. » Si le fait a été exactement observé, il y a là non seulement exécution d’un ordre particulier, mais impulsion inconsciente se rapprochant beaucoup de l’instinct naturel. En somme tout instinct naturel ou moral dérive, selon la remarque de Cuvier, d’une sorte de somnambulisme, puisqu’il nous donne un ordre dont nous ignorons la raison : nous entendons la « voix de la conscience, » sans savoir d’où elle vient. Pour varier les expériences, il faudrait ordonner à la patiente, non seulement de manger, mais par exemple de se lever matin tous les jours, de travailler assidûment. On pourrait en venir à modifier par degrés de cette manière le caractère moral des personnes, et le somnambulisme provoqué pourrait prendre de l’importance, comme moyen d’action, dans l’hygiène morale de quelques malades. Si on pouvait créer ainsi an instinct artificiel, nous ne doutons pas qu’une certaine obligation mystique ne s’y attachât, — pourvu qu’il ne rencontrât pas la résistance d’autres penchants préexistants et plus vivaces.

    On pourrait aussi faire l’expérience inverse et voir s’il ne serait pas possible d’annuler, par une série d’ordres répétés, tel ou tel instinct naturel. On dit qu’on peut faire perdre à une somnambule la mémoire, par exemple la mémoire des noms ; on peut même, selon M. Richet, faire perdre toute la mémoire (Rev. philos. 8 octobre 1880) ; il ajoute : « Cette expérience ne doit être tentée qu’avec une grande prudence ; j’ai vu survenir dans ce cas une telle terreur et un tel désordre dans l’intelligence, désordre qui a persisté pendant un quart d’heure environ, que je ne voudrais pas recommencer souvent cette tentative dangereuse. » Si l’on identifie la mémoire, comme la plupart des psychologues, avec l’habitude et l’instinct, ou pensera qu’il serait possible aussi d’anéantir provisoirement ou tout au moins d’affaiblir chez une somnambule tel instinct, même des plus fondamentaux et des plus obligatoires, comme l’instinct maternel, la pudeur, etc. Reste à savoir si cette suppression de l’instinct ne laisserait pas quelques traces après le réveil. On pourrait alors éprouver la force de résistance des divers instincts, par exemple des instincts moraux, et constater lesquels sont les plus profonds et les plus tenaces des penchants égoïstes ou altruistes. On pourrait en tous cas tenter l’expérience pour détruire les mauvaises habitudes ou manies héréditaires ; on pourrait voir si une série d’ordres ou de conseils longtemps répétés pendant le sommeil pourrait atténuer par exemple la manie des grandeurs ou des persécutions. On commanderait d’aimer ses ennemis au fou qui se croit un objet de haine ; on défendrait la prière au fou qui croit entrer eu communication directe avec Dieu, etc. En d’autres termes on essayerait de contre-balancer une manie narelle par une impulsion artificielle, créée pendant le sommeil. On aurait ainsi dans le somnambulisme un sujet d’observations psychologiques et morales bien plus riche que dans la folie. L’un et l’autre sont des détraquements du mécanisme mental ; mais, dans le somnambulisme provoqué, ce détraquement peut être calculé et réglé par le magnétiseur. — Depuis la première édition de ce livre, beaucoup d’expériences de ce genre ont été tentées, et avec succès.

  2. Voir notre Morale anglaise contemporaine (partie II, livre III). C’est ce que nous concède M. Ribot (L’hérédité psychologique, 2e éd., p. 342) ; mais il ajoute : « L’instinct ne disparaît que devant une forme d’activité mentale qui le remplace en faisant mieux… L’intelligence ne pourrait tuer le sentiment moral qu’en trouvant mieux. » Assurément, à condition qu’on prenne le mot mieux dans un sens tout physique et mécanique; par exemple, il est mieux, il est préférable pour le coucou de pondre dans le nid des autres oiseaux, mais cela ne semble pas être mieux absolument parlant ni surtout pour les autres oiseaux. Une amélioration au point de vue de l’individu et même de l’espèce pourrait donc ne pas être toujours identique avec ce que nous appelons « l’amélioration morale ». Il y a là, en tous cas, une question qui mérite examen : c’est précisément celle que nous examinons dans ce volume.
  3. Voir M. Pollock, dans le Mind (t. IV, p. 446).
  4. Voir sur ce point les Problèmes de l’esthétique contemporaine, p. 137.
  5. 1. Comme complément des chapitres qu’on vient de lire, il est essentiel de lire aussi les chapitres parallèles d’Éducation et Hérédité sur la Genèse de l’instinct moral. Nous n’en pouvons citer ici que les conclusions. » Les analyses précédentes aboutissent à cette conclusion, qu’être moral c’est, en premier lieu, sentir la force de sa volonté et la multiplicité des puissances qu’on porte en soi ; en second lieu, concevoir la supériorité des possibles ayant pour objet l’universel sur ceux qui n’ont que des objets particuliers. La révélation du devoir est à la fois la révélation d’un pouvoir qui est en nous et d’une possibilité qui s’étend au plus grand groupe d’êtres sur lesquels nous ayons action. Il y a quelque chose d’infini perçu à travers les limites que l’obligation particulière nous impose, et cet infini n’a rien de mystique. Dans le devoir, nous sentons, nous éprouvons, comme dirait Spinoza, que notre personnalité peut se développer toujours davantage, que nous sommes nous-mêmes infinis pour nous, que notre objet d’activité le plus sûr est l’universel. Le sentiment d’obligation ne s’attache pas à un penchant isolé proportionnellement à sa seule intensité ; il est proportionnel à la généralité, à la force d’expansion et d’association d’un penchant. C’est pour cela que le caractère obligatoire des tendances essentielles à la nature humaine croît à mesure qu’on s’éloigne de la pure nécessité inhérente aux fonctions grossières du corps. « Nous avons donc marqué, en résumé, les trois stades suivants dans le développement de l’instinct moral : « 1o Impulsion mécanique, ne faisant qu’apparaître momentanément dans la conscience pour s’y traduire en penchants aveugles et en sentiments irraisonnés ; « 2o Impulsion entravée sans être détruite, tendant par là même à envahir la conscience, à s’y traduire sans cesse en sentiment et à produire une obsession durable ; « 3o Idée-force. Le sentiment moral, groupant autour de lui un nombre croissant de sentiments et d’idées, devient non seulement un centre d’émotion, mais un objet de conscience réfléchie. L’obligation naît alors : c’est une sorte d’obsession raisonnée, une obsession que la réflexion fortifie au lieu de la dissoudre. Prendre la conscience de devoirs moraux, c’est prendre la conscience de pouvoirs intérieurs et supérieurs qui se développent en nous et nous poussent à agir, d’idées qui tendent à se réaliser par leur force propre, de sentiments qui, par leur évolution même, tendent à se socialiser, à s’imprégner de toute la sensibilité présente dans l’humanité et dans l’univers. « L’obligation morale, en un mot, est la double conscience : 1o de la puissance et de la fécondité d’idées-forces supérieures, se rapprochant par leur objet de l’universel ; 2o de la résistance des penchants contraires et égoïstes. La tendance de la vie au maximum d’intensité et d’expansion est la volonté élémentaire ; les phénomènes d’impulsion irrésistible, de simple obsession durable, enfin d’obligation morale, sont le résultat des conflits ou des harmonies de cette volonté élémentaire avec tous les autres penchants de l’âme humaine. La solution de ces conflits n’est autre chose que la recherche et la reconnaissance du penchant normal qui renferme en nous le plus d’auxiliaires, qui s’est associé au plus grand nombre de nos autres tendances durables, et qui nous enveloppe ainsi des liens les plus serrés. En d’autres termes, c’est la recherche du penchant le plus complexe et le plus persistant tout ensemble Or, ces caractères appartiennent au penchant vers l’universel. L’action morale est donc comme le son qui éveille en nous le plus d’harmoniques, les vibrations les plus durables en même temps que les plus riches. » Éducation et Hérédité, p. 65.