Esquisses contemporaine - Anatole France/02

La bibliothèque libre.
Esquisses contemporaine - Anatole France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 399-431).
◄  01
03  ►
ESQUISSES CONTEMPORAINES

M. ANATOLE FRANCE

II[1]
AVANT L’ « HISTOIRE CONTEMPORAINE »


I

C’est une dure tâche, quand on veut la bien remplir, que de suivre au jour le jour, dans une revue ou dans un journal, le mouvement littéraire. D’abord, pour un livre qu’on a cru devoir retenir, et dont on parlera, il en faut lire au moins dix dont on ne parlera pas. D’autre part, le livre dont on veut parler, il ne suffit pas d’en feuilleter la préface ou la table des matières ; il faut le lire à fond, la plume à la main, et souvent le relire. Si c’est une œuvre d’imagination, il faut, pour la bien comprendre et la juger avec exactitude, pouvoir la « situer » dans l’œuvre totale de son auteur, dans l’histoire du genre auquel elle appartient, dans l’ensemble de la production contemporaine : de là, pour préciser des impressions trop vagues ou des souvenirs trop effacés, bien des lectures parallèles ou convergentes. S’il s’agit d’un livre d’histoire ou de critique, il faut, pour en éprouver la solidité, étudier le sujet qu’il traite, et refaire une partie, plus ou moins considérable, du travail auquel l’auteur s’est livré. Cela fait, le labeur de la rédaction commence. Il s’agit, en quelques pages, de donner à des lecteurs qui ne l’ont pas lu, dont beaucoup ne le liront jamais, une idée à la fois rapide, vivante et exacte du livre qu’on leur présente, de leur en signaler les qualités et les défauts, l’intérêt, la valeur et la portée, de définir avec précision la nature du talent qu’il exprime, de porter enfin sur l’œuvre et sur l’auteur un jugement motivé, impartial, pénétrant, qui puisse s’imposer au public, et même éclairer l’écrivain sur lui-même. Et l’article à peine paru, il faut recommencer sur de nouveaux frais, et en préparer un autre...

Oui, rude métier, quand on y songe, et qui exige de celui qui s’y voue un scrupule de conscience, une ardeur au travail, des réserves de connaissances et d’idées, une fraîcheur, une ouverture et une promptitude d’esprit, une fertilité de plume et un talent de style dont bien peu d’hommes de lettres sont capables. C’est d’ailleurs à ce prix que l’on atteint, que l’on conquiert et que l’on conserve ce quelque chose d’extrêmement rare qui s’appelle l’autorité critique. Et que l’on ne dise pas que cet idéal est chimérique et inaccessible. Ne parlons pas de nos critiques contemporains qui, évidemment, le réalisent presque tous. Parmi les morts, je n’en vois guère que quatre, mais j’en vois quatre, qui aient su l’atteindre : Sainte-Beuve, Emile Montégut, Scherer et Brunetière. Pour apprécier les Lundis à leur réelle valeur, il faut songer qu’ils paraissaient tous les huit jours dans le Constitutionnel ou dans le Temps, et l’on sait toute la peine que chacun d’eux coûtait à leur auteur. Je comprends ceux qui veulent faire de Sainte-Beuve le modèle idéal et le patron du vrai critique.

En succédant, à vingt ans d’intervalle, à Sainte-Beuve dans la chronique littéraire du Temps[2], M. Anatole France n’a pas conçu sa tâche avec tous les scrupules de « bénédictin » qu’avait eus son devancier ; mais il en a retenu quelques-uns. Lui aussi, il estimait que « tout ce qui est d’intelligence générale et intéresse l’esprit humain appartient de droit à la littérature. » Et comme il avait déjà derrière lui un long passé, trop peu connu, de critique, il avait pu longuement réfléchir à son art, et non seulement élaborer, mais même formuler la conception qui sera de tout temps la sienne. En commençant, au mois de mai 1870, dans le Bibliophile français, une chronique sur les Livres du mois, il écrivait :


La belle société du XVIIIe siècle avait un mot délicieux de louange discrète pour désigner les personnes avec lesquelles elle se plaisait à avoir commerce. On disait alors d’un homme qui savait les bienséances et avait un souci des choses de l’esprit que c’était un honnête homme. Racine était un très honnête homme qui faisait de beaux vers ; aussi allait-il au Louvre, bien qu’il fût de naissance médiocre. Il fallait, pour être honnête homme, avoir un sentiment délicat du beau, qui est le charme de la vie. Bien que notre siècle ait fait des honnêtes gens à meilleur marché, il en possède, Dieu merci ! certains qui sont tels que M. de La Rochefoucauld ou Mlle de Scudéry les eussent souhaités. Les honnêtes gens du XVIIe siècle, hommes de loisir, lisaient et écrivaient de longues lettres sur les nouveautés littéraires ; nos honnêtes gens (en conservant à ce titre sa belle acception ancienne) écrivent moins de lettres, et lisent plus d’articles. Il me semble qu’écrire dans une revue comme le Bibliophile français, c’est s’entretenir avec eux, et que c’est à eux qu’il faut s’efforcer de ne point déplaire.

Nous ne pensons pas qu’une revue des livres du mois puisse être autre chose qu’une causerie tenue avec le ton qu’exigent les sujets, mais dégagée de tout système et de toute théorie.

Un travail de ce genre gagnera, ce nous semble, en charme et en sincérité, à exprimer les idées et les impressions par le menu, à l’aventure, sans lien esthétique apparent. Si le critique a une manière de voir, bonne ou mauvaise, qui lui soit propre, le sentiment général se dégagera de soi-même, sans qu’il soit besoin de formules... Nous aurons bien soin de ne présenter aux lecteurs que des livres dignes de leur intérêt.

Au reste, nous croyons que cet intérêt s’étend sur tout le domaine des lettres et des arts. En ce temps-ci, où les littérateurs sont volontiers plastiques, et les artistes parfois très littéraires, il n’y a plus guère de cloisons entre les arts, et un critique, pour bien parler des livres, doit fréquenter les musées presque autant que les bibliothèques. Nous passerons donc, à l’occasion, de l’histoire aux beaux-arts, et des beaux-arts à la poésie, et le titre de Bibliophile français qui viendra s’inscrire à chaque verso de nos pages ne nous frappera d’aucun scrupule dans nos divers entretiens, mais nous rappellera, au contraire, que tout livre digne de ce nom est ouvert à notre amour ou à notre curiosité[3].


Il me semble que jamais M. France, même dans ses Préfaces de la Vie littéraire, n’a mieux exprimé sa manière de concevoir et de pratiquer la critique des livres du jour : c’est, pour la définir d’un mot, la libre causerie d’un honnête homme sur les ouvrages de l’esprit. Cette méthode, — si c’en est une, — avec certains inconvéniens, offre bien des avantages. Elle en offre surtout dans le cas de M. France, qui est avant tout un esprit discursif, aussi peu régulier et systématique que possible, et qui vaut surtout quand on lui laisse tout son jeu et toute son ouverture. Et d’abord, pour le style. Dès ses toutes premières « causeries » littéraires, il trouvait, pour traduire ses « impressions, » une forme charmante, souvent un peu poétique, et dont la vivacité originale n’avait jamais mieux son emploi que lorsqu’il s’agissait de caractériser un poète. Sur les Poèmes saturniens de Verlaine : « C’est tournoyant, vertigineux, fou et grave... La Muse, comme une belle femme, doit avoir le col flexible et les reins souples, mais il est inutile qu’elle prenne à chaque instant ses talons avec ses dents, comme il est d’usage parmi les acrobates[4]. » Sur le Reliquaire, de Coppée : « Ce qui est à lui, c’est un sentiment de douce mélancolie que voile vaporeusement le tissu très serré de sa poésie ; M. Coppée a le rare talent, tout en peignant très solidement des scènes et des paysages, de les estomper délicieusement avec le je ne sais quoi qui est le charme et qui est le rêve, cette chose sympathique et communicative, au point que, quand on lit, on croit qu’elle vient de soi, et que c’est soi qui la met[5]. « Sur les Intimités, du même Coppée : « Une vingtaine de poésies au crayon, sans ordre, sans lien, pleines de naïveté et de science, exquises, gardent ces souvenirs comme autant de bouquets de violettes séchés dans le tiroir qu’ils ont parfumé[6]. » Sur l’abbé Cottin, enfin : « Vous fûtes très libidineux, cher abbé ; de plus, vous fûtes très sot et, à ce titre, vous étiez très digne d’entrer dans la galerie des « grotesques d’autrefois, » que M. Larousse vient d’inaugurer par votre portraiture de main de maître, très exactement, et pourtant très finement, qu’il dessina avec le sourire discret d’un honnête homme qui fustige un maître sot comme vous[7]. »

Et l’on pense bien que ces juvéniles qualités de style n’ont fait que s’affiner et se développer avec les années. Il suffit d’ouvrir au hasard un volume de la Vie littéraire, pour rencontrer, avec de si piquantes et neuves formules, une de ces pages ingénieuses, brillantes, vivement enlevées qui dénotent l’écrivain de race. « Une pauvre petite âme sombre de ouistiti voleur et amoureux[8] : » est-il possible de mieux définir la Fatou-Gaye de Loti ? « Les Géorgiques de la crapule[9] : » le mot est dur ; mais ne qualifie-t-il pas comme il convient la Terre de Zola ? Et que dites-vous de cette façon d’ « attaquer » un article ? « Oui, je les appellerai tous ! diseurs de fabliaux, de lais et de moralités, faiseurs de diableries et de joyeux devis, jongleurs et vieux conteurs gaulois, je les appellerai et les défierai tous ! Qu’ils viennent, et qu’ils confessent que leur gaie science ne vaut pas l’art savant et délié de nos conteurs modernes[10] ! » Et, quel est enfin l’écrivain français qui ne voudrait avoir écrit la page que voici :


Au milieu de l’éternelle illusion qui nous enveloppe, une seule chose est certaine, c’est la souffrance. Elle est la pierre angulaire de la vie. C’est sur elle que l’humanité est fondée, comme sur un roc inébranlable. Hors d’elle, tout est incertitude. Elle est l’unique témoignage d’une réalité qui nous échappe. Nous savons que nous souffrons, et nous ne savons pas autre chose. Là est la base sur laquelle l’homme a tout édifié. Oui, c’est sur le granit brûlant de la douleur, que l’homme a établi solidement l’amour et le courage, l’héroïsme et la pitié, et le chœur des lois augustes, et le cortège des vertus terribles ou charmantes. Si cette assise leur manquait, ces belles figures sombreraient toutes ensemble dans l’abime du néant. L’humanité a la conscience obscure de la nécessité de la douleur. Elle a placé la tristesse pieuse parmi les vertus de ses saints. Heureux ceux qui souffrent, et malheur aux heureux ! Pour avoir poussé ce cri, l’Évangile a régné deux mille ans sur le monde[11].


Évidemment, quand on écrit ainsi, on est un peu excusable de ne pas concevoir son métier de chroniqueur comme le commun des critiques. Si M. France s’astreignait à toujours rendre compte bien sagement des livres dont il parle, il se priverait, et nous priverait, de bien des jolies pages, des échappées ingénieuses ou brillantes où se laisse entraîner sa verve. C’est un fantaisiste, et il suit sa fantaisie partout où elle le conduit. Le sujet pour lui n’est qu’un prétexte, et s’il lui arrive de le traiter quelquefois, il aime encore mieux « s’amuser seulement un peu tout autour[12]. » Anecdotes, souvenirs personnels, confidences, rapprochemens imprévus, paraboles, rêveries, évocations pittoresques, portraits, digressions philosophiques ou morales, tout lui est bon, quand il n’est pas disposé à parler d’un livre, pour esquiver l’objet même de son article. Encore une fois, cette liberté d’allures est charmante, et à lire chacune des chroniques de M. Anatole France dans le journal même où elles paraissaient, on éprouvait une rare et fine jouissance, indéfiniment renouvelée. Faut-il avouer cependant que ces chroniques mises bout à bout et recueillies en volumes perdent un peu à être relues d’une manière suivie ? Ce procédé de digression perpétuelle est fatigant à la longue, et bien loin de donner l’impression, qu’il poursuit trop visiblement, de la variété, c’est l’impression de monotonie qu’il produit assez vite. Et puis, s’il y a des sujets qui comportent des « diversions » plus intéressantes que le sujet lui-même, il en est d’autres qui les admettent plus malaisément. « Faut-il essayer de vous rendre l’impression que j’ai éprouvée en lisant ce deuxième volume de l’Histoire d’Israël ? Faut-il vous montrer l’état de mon âme quand je songeais entre les pages ? C’est un genre de critique pour lequel, vous le savez, je n’ai que trop de penchant[13]. » Et certes, nous pourrions être curieux de l’état d’âme de M. France, — si d’ailleurs nous ne connaissions pas de longue date l’histoire de sa vieille Bible d’enfant qu’il va nous raconter longuement une fois de plus ; mais peut-être le sommes-nous plus encore du livre de Renan, du grand sujet qu’il y traite, et du jugement qu’il convient de porter sur l’historien. Tout ce que Brunetière, à ce propos, ici même, dans une controverse célèbre[14], a objecté à l’auteur de la Vie littéraire reste vrai, et il ne me semble pas que M. France y ait véritablement répondu. Car, quand il serait prouvé, comme le prétend ce dernier, qu’ « on ne sort jamais de soi-même, » il n’en est pas moins certain qu’il faut faire effort pour sortir de soi : il n’y a pas plus de critique qu’il n’y a de morale sans cela. Dussions-nous, finalement, retomber sur nous-mêmes, l’effort que nous aurons fait, suivant la belle formule de Taine, « pour ajouter à notre esprit tout ce qu’on peut puiser dans les autres esprits » n’aura pas été vain : notre « subjectivisme » en sera moins étroit, et notre « impressionnisme » plus élevé, plus riche, plus désintéressé.

Discutable comme procédé critique, la méthode de M. France reprend une partie de ses avantages quand on la considère comme un simple moyen d’expression artistique. Au fond, chacun fait la théorie de son propre talent, et, sauf de bien rares exceptions, nos idées générales ne sont guère que la projection, en dehors de nous, de nos tendances instinctives. Né artiste, conteur, romancier, poète, et non pas critique, — Brunetière l’avait fort bien vu, — M. Anatole France défend les droits de son originalité et de sa fantaisie d’artiste ; et envisagées comme de légères œuvres d’art, ses chroniques ont bien de la saveur et bien de la grâce. Si d’autre part elles ne nous renseignent pas toujours comme nous le voudrions sur les « livres du jour, » elles nous renseignent abondamment sur le critique, sur ses idées littéraires ou philosophiques, sur ses dispositions morales.- S’il est faux que la critique soit « une espèce de roman à l’usage des esprits avisés et curieux, » et donc « une autobiographie, » que « le bon critique soit celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre[15], « quand il s’agit d’un esprit aussi « avisé et curieux » que M. France, cette conception, d’ailleurs illégitime, a son intérêt, — tout au moins pour un autre critique. En lisant d’un peu près les chroniques de l’auteur de Thaïs, on arrive à le connaître presque tout entier, et plus à fond peut-être qu’à travers tous ses autres livres.

Et d’abord, il nous y révèle la nature de son goût. Je ne saurais, je crois, mieux définir ce dernier qu’en le rapprochant de celui de Sainte-Beuve. Chez les deux écrivains, même souci de la nuance, même amour de la mesure, de l’équilibre, de l’harmonie, de l’élégance discrète, de la simplicité ornée, même goût des « coteaux modérés. » Pour tout dire, l’un et l’autre sont des humanistes, des classiques. M. France nous l’a déclaré en propres termes[16], et même s’il ne nous l’avait pas dit, nous aurions pu le deviner à la qualité de sa langue, à l’espèce de ses sympathies littéraires. Il s’est vanté un jour de n’avoir « jamais médit de Nicolas[17], » et il est évident que Racine et La Fontaine remplissent exactement tout son idéal esthétique : Racine, « le maître souverain en qui réside toute vérité et toute beauté[18], » et en l’honneur duquel il entonnait récemment un véritable dithyrambe, et La Fontaine, qu’il a commenté si finement, et qu’il a proclamé « le plus Français de nos poètes[19]. » Le dirai-je ? Je ne suis pas sûr que ce classicisme foncier ne puisse être accusé de quelque étroitesse. Il y a d’autres classiques que ceux que M. France idolâtre ! Je ne me souviens pas que jamais il ait parlé de Bossuet écrivain comme Sainte-Beuve lui-même en a plus d’une fois parlé ; il ne me semble pas qu’il admire Molière aussi profondément que l’auteur des Lundis l’admirait[20], et s’il reconnaît « la perfection de l’art » dont témoignent les Provinciales, c’est pour tenir, aussitôt après, sur l’apologiste des Pensées, des propos bien étranges[21]. Il a sur Corneille des mots d’une ironie un peu bien dure, et, à mon gré, injuste, et dire du « bonhomme » qu’il n’est, près de Racine, « qu’un habile déclamateur[22], » c’est peut-être pousser un peu bien loin l’amour du naturel et de la commune vérité psychologique. La grandeur est aussi dans la nature, et, sous prétexte d’atticisme, il ne faut pas la proscrire de l’art.

Ce fond du tempérament littéraire explique assez bien l’attitude qu’a prise M. France à l’égard des diverses écoles qui se sont succédé chez nous depuis la fin du XVIIe siècle. Du XVIIIe siècle il accepte et goûte à peu près tout, sauf Rousseau, qu’il ne peut sentir ; et l’on sait qu’il est nourri de Voltaire, de Diderot et des petits romanciers leurs contemporains. S’il n’aime pas ce « Jean fesse[23] » de Rousseau, c’est que celui-ci est le père du romantisme, c’est qu’il est en grande partie responsable de ce débordement d’imagination et de sensibilité qui, plus d’un demi-siècle durant, va envahir la littérature, et qui offusque sa claire, mesurée et peut-être un peu courte raison classique. Parmi les grands poètes romantiques, sa sympathie va à ceux que le classicisme pourrait le plus aisément revendiquer, à Lamartine, à Musset, à Vigny. Au contraire, et à plus d’une reprise, il a été très dur pour Hugo : « Victor Hugo est démesuré parce qu’il n’est pas humain... Il vécut ainsi de sons et de couleurs, et il en soûla le monde[24]. » Dans son opuscule sur Vigny, il disait déjà d’Olympio : « Le sang bouillonne avec trop de fracas dans sa tête, pour que ses oreilles puissent percevoir au milieu de ce vacarme intérieur les bruits du passé. » S’il s’est enrôlé dans le Parnasse, c’est que la nouvelle école avait, par réaction contre le romantisme, restauré plus d’un des principes de l’art classique, entre autres ce culte de la forme dont il ne s’est, pour sa part, jamais départi. Et, d’autre part, il a traité sans indulgence les naturalistes, — exception faite pour le classique Maupassant, — et les décadens. Mais comment, tel que nous le connaissons, aurait-il pu goûter le « gros talent, » les truculences et les grossièretés d’un Zola, ou les écrivains à demi barbares qui menaçaient de troubler dans son cours la limpide clarté du génie français ?

C’est dans ces dispositions d’esprit que M. France a examiné et jugé, — car il juge, plus souvent qu’il ne prétend, — les productions contemporaines ; c’est au nom de cet idéal d’art qu’il rejette « hors de la littérature, » — on se rappelle avec quelle terrible ironie, — les romans de M. Ohnet, ou qu’il exalte les livres de Renan. Mais comme il est d’esprit très souple, et qu’il se pique volontiers de tout comprendre, il a fini par accepter et presque par goûter quelques-unes des formes d’art auxquelles il avait été d’abord le plus réfractaire. Après avoir médit du symbolisme, il ira jusqu’à prendre plaisir aux vers de Mallarmé. Après avoir, dans un article célèbre, dit de Zola : « Son œuvre est mauvaise, et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés, » il s’est peu à peu accoutumé à l’odeur des écuries d’Augias, et, avant même les apologies trop intéressées d’aujourd’hui, — M. G. Michaut l’a fort bien montré, — « regrettant un peu ses colères, » il rendait justice au talent du romancier, à « sa brutale épopée pleine de grands tableaux. »

C’est que le dogmatisme intransigeant et sectaire, celui-là même qui traduit le plus spontanément ses manières naturelles de penser et de sentir, — n’est pas une attitude, nous l’avons déjà observé, où M. France se guindé très longtemps. Il est assez intelligent pour se déprendre de ses impressions irréfléchies, pour essayer d’entrer dans une pensée étrangère et contredisante. Et surtout, peut-être, il est trop voluptueux pour ne pas se prêter à toutes les formes de la vie et de l’art, pour ne pas essayer de cueillir dans chacune d’elles l’âme de volupté qu’elles recèlent. De là cet universel dilettantisme dont il a fait si souvent la théorie, et qu’il a, généralement, assez bien mis en pratique. De là cette aimable indulgence qu’il professe, non pas toujours, mais communément, à l’égard des hommes et des œuvres qui ne choquent pas trop vivement ses tendances personnelles. De là enfin ce scepticisme souriant qu’il affecte à l’égard de presque toutes les doctrines qui se présentent à sa pensée, et qu’il a su manier avec une telle maîtrise que, longtemps, on a voulu voir dans cette attitude le trait distinctif de sa physionomie morale.

Mais ce n’était bien là, — on n’allait pas tarder à s’en apercevoir, — qu’une attitude, une attitude superficielle, et toute provisoire, et dont lui-même n’était pas dupe. D’abord, il n’y a pas de scepticisme complet. M. France lui-même s’y est efforcé, sans succès, « J’ai regardé, je l’avoue, nous dit-il, plus d’une fois du côté du scepticisme absolu. Mais je n’y suis jamais entré ; j’ai eu peur de poser le pied sur cette base qui engloutit tout ce qu’on y met. J’ai eu peur de ces deux mots d’une stérilité formidable : je doute. Leur force est telle que la bouche qui les a une fois convenablement prononcés est scellée à jamais et ne peut plus s’ouvrir. Si l’on doute, il faut se taire ; car quelque discours qu’on puisse tenir, parler, c’est affirmer. Et puisque je n’avais pas le courage du silence et du renoncement, j’ai voulu croire, j’ai cru. J’ai cru du moins à la relativité des choses et à la succession des phénomènes[25]. »

Il a cru, nous le verrons, à d’autres choses encore. Mais nous voilà bien avertis. Nous ne croirons pas trop au scepticisme foncier de M. Anatole France. S’il consent bien, par « honnêteté, » à ne pas contredire les idées qu’il ne partage pas, si, par nonchalance, par ironie quelquefois, par parti pris d’indulgence, par virtuosité dialectique et par une sorte de sensualité intellectuelle, il a l’air d’accepter, d’accueillir et de faire siennes des doctrines qu’il combattra très violemment plus tard, les réserves ne sont jamais bien loin, et d’ailleurs il accueillera aussi, et même plus facilement, des doctrines toutes contraires. Son choix n’est pas encore fait, ou, s’il est fait intérieurement, l’écrivain n’éprouve pas le besoin de le faire publiquement connaître. Aussi rien n’est plus facile que de le prendre en flagrant délit de contradiction, et que d’opposer l’une à l’autre telle ou telle de ses pages. Par exemple, à propos de la bénédiction d’une barque : « Pour moi, dira-t-il, j’entendrai résonner longtemps dans ma mémoire le Te Deum qui appelle sur la barque d’un pêcheur la bénédiction divine[26]. » Une autre fois, il se fera l’apologiste des religieuses[27], ou encore il flétrira comme il convient le fanatisme de « nos radicaux, » des « sectaires » qui veulent proscrire le nom de Dieu des ouvrages scolaires, et font à « l’idéal de tant de personnes respectables » une guerre « méchante, » « maladroite » et « stupide[28]. » Ailleurs enfin, il se révèle à nous comme un lecteur fervent de l’Imitation et il nous apprend qu’il y a, dans son exemplaire de « ce livre délicieux, » des pages qui « s’ouvrent toutes seules[29]. » Et c’est le même homme qui écrira : « J’aurais plusieurs reproches à faire aux moines. J’aime mieux dire tout de suite que je ne les aime pas beaucoup[30], » ou encore, à propos de saint Antoine : « Cet homme seul commande une innombrable armée, une armée obéissante, ignorante et féroce, trois fois invincible[31]. » « La philosophie du XVIIIe siècle, dira-t-il ailleurs, avait affranchi les intelligences[32]. » Et l’éloge des contemporains de Voltaire revient souvent sous sa plume : « Ils surent s’affranchir des vaines terreurs, déclare-t-il ; ils eurent l’esprit libre et c’est là une grande vertu[33]. » « Quel siècle ! s’écriera-t-il enfin. Le plus hardi, le plus aimable, le plus grand[34] ! » Michelet, comme on voit, n’aurait pas mieux dit.

Chose curieuse ! cet amoureux du XVIIIe siècle n’est point pacifiste, et il honore, — quelquefois, — les vertus guerrières. Dans ses chroniques où il aborde les sujets les plus divers, passant d’un Dialogue entre « la dame qui porte un roman de Bourget dans son manchon » et l’auteur sur le roman psychologique, à un Essai d’une chronique « spirituelle, » ou à M. Drumont et la question juive, il en vient, un jour, à parler de la Revue du 14 juillet, et il nous avoue qu’il a été « amusé, enchanté, touché, ravi. » « Aussi, s’écrie-t-il, c’est quelque chose d’admirable qu’une armée ! Songez donc ! Tant de cœurs réunis dans une seule pensée ! Une telle force et si bien contenue ! Un si bel ordre ! Un organisme si admirablement combiné pour produire du courage avec de l’obéissance. Quoi de plus beau ? » Et il ajoute ces paroles remarquables et profondes :


Les vertus militaires ! elles ont enfanté la civilisation tout entière. Industrie, arts, police, tout sort d’elles. Un jour, des guerriers armés de lances de silex se retranchèrent avec leurs femmes et leurs troupeaux derrière une enceinte de pierres brutes. Ce fut la première cité. Ces guerriers bienfaisans fondèrent ainsi la patrie et l’État ; ils assurèrent la sécurité publique ; ils suscitèrent les arts et les industries de la paix, qu’il était impossible d’exercer avant eux. Ils firent naître peu à peu tous les grands sentimens sur lesquels l’État repose encore aujourd’hui ; car, avec la cité, ils fondèrent l’esprit d’ordre, de dévouement et de sacrifice, l’obéissance aux lois et la fraternité des citoyens. Voilà ce qu’a fait l’armée quand elle n’était composée que d’une poignée de sauvages demi-nus. Depuis, elle a été l’agent le plus puissant de la civilisation et du progrès. L’épée a toujours donné l’empire aux meilleurs... On se plaint que l’armée, c’est la force, et rien que la force. Mais on ne songe pas que cette force a remplacé l’anarchie, et qu’enfin partout où il n’y a pas d’armée régulière, les massacres sont domestiques et quotidiens. Le soldat est nécessaire, et la guerre est, de toutes les fatalités sociales, la plus constante et la plus impérieuse.

J’oserai dire que la guerre est humaine, en ce sens qu’elle est le propre de l’humanité. Elle représente la seule conciliation que l’homme ait jusqu’ici trouvée entre ses instincts brutaux et son idéal de justice. Elle règle la violence et constitue ainsi le plus grand résultat que notre espèce ait encore obtenu pour l’adoucissement des mœurs. Fera-t-on mieux plus tard ? Supprimera-t-on la violence, qu’on a seulement réglée ? Cessera-t-on de faire la guerre, et le soldat disparaîtra-t-il un jour ? Il est chimérique d’espérer ce résultat et dangereux d’y travailler.

L’homme est soumis aux fatalités de son origine. Sa nature est d’être violent. Quand il sera pacifique, il ne sera plus l’homme, mais quelque chose d’inconnu dont nous n’avons même pas le pressentiment. Le dirai-je ? Plus j’y songe, et moins j’ose souhaiter la fin de la guerre. J’aurais peur qu’en disparaissant, cette grande et terrible puissance n’emportât avec elle les vertus qu’elle a fait naître et sur lesquelles tout notre édifice social repose encore aujourd’hui. Supprimez les vertus militaires, et toute la société civile s’écroule. Mais cette société eût-elle le pouvoir de se reconstituer sur de nouvelles bases, ce serait payer trop cher la paix universelle que de l’acheter au prix des sentimens de courage, d’honneur et de sacrifice que la guerre entretient au cœur des hommes. Elle enfante et berce les héros dans ses bras sanglans. Et c’est cette fonction qui la rend auguste et sainte. Il me semble que les applaudissemens qui saluaient, à la fête, le défilé des Tonkinois voulait dire un peu tout cela.

Ces applaudissemens signifiaient aussi et surtout que le peuple français est encore un peuple militaire, qu’il aime son armée, et qu’il ne veut point qu’on la noie et qu’on la dissolve en une vaste garde nationale, où il n’y aurait plus ni commandement, ni obéissance, et qui, loin de nous protéger et de nous défendre, nous ferait tomber avec elle dans l’impuissance et la férocité. Vive l’armée[35] !

Oui, c’est bien le futur et violent adversaire de la loi de trois ans qui a écrit ce « petit essai philosophique sur la guerre ; » et ce sont bien ses lèvres alexandrines qui ont ainsi sonné l’olifant.

Mais voici qu’un autre jour, à propos de Rabelais, il s’avise d’écrire ceci : « Il faut laisser le martyre à ceux qui, ne sachant point douter, ont dans leur simplicité même l’excuse de leur entêtement. Il y a quelque impertinence à se faire brûler pour une opinion... Les martyrs manquent d’ironie, et c’est là un défaut impardonnable, car sans l’ironie le monde serait comme une forêt sans oiseau ; l’ironie, c’est la gaieté et la joie de la sagesse. Que vous dirai-je encore ? J’accuserai les martyrs de quelque fanatisme ; je soupçonne entre eux et leurs bourreaux une certaine parenté naturelle, et je me figure qu’ils deviennent volontiers bourreaux, dès qu’ils sont les plus forts[36]. » — Paroles « odieuses » et « impies, » comme on l’a fort bien dit, mais peut-être surtout paroles inintelligentes. Car il faut ne rien comprendre à l’héroïsme pour oser y souscrire, et l’on s’étonne qu’elles aient pu être prononcées par le futur historien de Jeanne d’Arc. Certes, il est humain, trop humain de n’avoir pas la vocation du martyre ; mais il ne faut point s’en vanter ; il ne faut point surtout, du seul droit que nous confère notre lâcheté morale, accabler d’un mépris transcendant ceux qui ont un courage que nous n’avons pas, ceux qui entretiennent parmi les hommes le culte nécessaire des vertus « surhumaines. » Il ne faut point laisser dire aux aveugles que ce sont eux qui voient clair.

On pouvait se demander laquelle de ces deux attitudes de pensée allait l’emporter chez M. France, quand, au mois de juin 1889, M. Bourget publia le Disciple. J’ai naguère, ici même, essayé de dire l’émoi que ce livre mémorable avait, au moment de son apparition, provoqué chez tous ceux qui pensent. Tandis qu’avec sa bravoure et sa décision coutumières Brunetière se rangeait aux côtés de M. Bourget, M. France, comme s’il s’était senti touché par la thèse essentielle de l’ouvrage, en prenait fort nettement le contre-pied. « Je persiste à croire, écrivait-il, que la pensée a, dans sa sphère propre, des droits imprescriptibles, et que tout système philosophique peut être légitimement exposé. C’est le droit, disons mieux, c’est le devoir de tout savant qui se fait une idée du monde d’exprimer cette idée, quelle qu’elle soit. Quiconque croit posséder la vérité doit la dire. Il y va de l’honneur de l’esprit humain... Les droits de la pensée sont supérieurs à tout, c’est la gloire de l’homme d’oser toutes les idées. Quant à la conduite de la vie, elle ne doit pas dépendre des doctrines transcendantes des philosophes. Elle doit s’appuyer sur la plus simple morale. » M. France faisait plus. S’en prenant, dans un second article, à Brunetière lui-même, il opposait vivement, — plus vivement que solidement, — ses propres théories à celles du critique moraliste. « Il ne saurait y avoir, déclarait-il, pour la pensée pure une pire domination que celle des mœurs… Ne disons pas trop de mal de la science. Surtout ne nous défions pas de la pensée. Loin de la soumettre à notre morale, soumettons-lui tout ce qui n’est pas elle... N’accusons jamais d’impiété la pensée pure. Ne disons jamais qu’elle est immorale, car elle plane au-dessus de toutes les morales... Subordonner la philosophie à la morale, c’est vouloir la mort même de la pensée, la ruine de toute spéculation intellectuelle, le silence éternel de l’esprit. Et c’est arrêter du même coup le progrès des mœurs et l’essor de la civilisation. » Et Brunetière ayant répliqué avec sa rude et persuasive éloquence, M. France essaya, dans un troisième article, de répondre à son contradicteur en invoquant, en faveur de sa propre thèse, l’autorité d’un « très grand psycho-physiologiste. » Mais la polémique avait réveillé, irrité peut-être son ancienne foi philosophique, qu’on aurait pu croire toute prête sinon à abdiquer, tout au moins à s’apaiser et à s’endormir sur le mol oreiller d’un élégant scepticisme. Gêné, à ce qu’il croit, par toutes ces clameurs « réactionnaires » dans sa pleine liberté de penser et d’écrire à sa guise, il va désormais devenir plus sévère aux nouvelles tendances « mystiques » qui se font jour dans la pensée contemporaine. Il ne se piquera plus maintenant de vouloir tout comprendre. Comme Voltaire, il nous parlera de l’ « inhumanité » de Pascal, et il le traitera de « fanatique. » Comme Voltaire encore, il verra en lui non seulement un « malade, » mais un « halluciné. » Comme Voltaire enfin, il nous dira de la foi de l’auteur des Pensées qu’ « elle était lugubre, qu’elle lui inspirait l’horreur de la nature et en fit l’ennemi de lui-même et du genre humain ; » qu’ « il se reprochait niaisement le plaisir qu’il pouvait trouver à manger d’un plat ; » que « l’excès de sa pureté le conduisait à des idées horribles[37]. » Et enfin, dans un article, d’ailleurs bienveillant, sur le « malaise de l’esprit nouveau, » parlant des croyances de sa jeunesse, il laissera échapper le mot décisif : « Nous étions persuadés qu’avec de bonnes méthodes expérimentales et des observations bien faites nous arriverions assez vite à créer le rationalisme universel. Et nous n’étions pas éloignés de croire que du XVIIIe siècle datait une ère nouvelle. Je le crois encore[38]. » L’esprit de « grand’maman Nozière » semble l’avoir emporté sur toutes les autres influences.

Et M. Jules Lemaître, dans un très bel article sur M. France, pourra bientôt écrire : « On a vu depuis quelques années croître magnifiquement ce que des théologiens appelleraient son esprit de malice et son impiété. Nous sommes un peu redevables de cette évolution au plus impérieux de nos critiques : c’est M. Brunetière qui, en morigénant M. France, l’a contraint à sortir, pour ainsi parler, tout le dix-huitième siècle qu’il avait dans le sang[39]. » On ne saurait mieux voir, ni mieux dire. Encore gênés et parfois dissimulés dans les chroniques de la Vie littéraire, cet « esprit de malice » et cette « impiété » vont s’étaler librement dans les romans et les contes.


II

« Que le conte ou la nouvelle est de meilleur goût (que le roman) ! Que c’est un moyen plus délicat, plus discret et plus sûr de plaire aux gens d’esprit, dont la vie est occupée et qui savent le prix des heures ! La première politesse de l’écrivain, n’est-ce point d’être bref ? La nouvelle suffit à tout. On y peut renfermer beaucoup de sens en peu de mots. Une nouvelle bien faite est le régal des connaisseurs et le contentement des difficiles. C’est l’élixir et la quintessence, c’est l’onguent précieux[40]... » C’est M. France qui parle ainsi ; car, pour ma part, je pense précisément le contraire. J’apprécie, certes, à leur prix, le conte ou la nouvelle, et j’en veux à tous les romanciers, — et ils sont nombreux ! — qui nous racontent en trois cents pages ce qui pourrait tenir en vingt. Mais je ne puis admettre que « la nouvelle suffise à tout. » Il y a des sujets de nouvelles comme il y a des sujets de romans, et il y a des talens ou des génies de novellistes comme il y a des génies ou des talens de romanciers ; et il ne faut pas hésiter à dire qu’il y a entre les deux « genres » non seulement une différence de nature, mais une différence de degré. Il n’est pas vrai, comme l’a dit étourdîment Boileau, que


Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème ;


et le meilleur sonnet de Ronsard ou de Heredia ne vaudra jamais Jocelyn ou la Divine Comédie. Pareillement, et quoi qu’en dise M. France, — car il a soutenu ce paradoxe, — si Balzac, qui fut un novelliste de génie, n’avait écrit que des nouvelles, il ne serait pas Balzac, et je suis de ceux qui donneraient pour Pierre et Jean, peut-être même pour Une vie, plusieurs volumes des nouvelles de Maupassant. Mais il est curieux, il est intéressant d’entendre un écrivain, qui a été, presque de tout temps, romancier et novelliste tout ensemble, nous manifester sa préférence secrète, intime pour le plus « discret », le plus modeste, — et le plus accessible, — des deux genres.

Cette préférence nous est-elle un signe et une preuve involontaire que l’auteur du Lys rouge a mieux réussi dans la nouvelle que dans le roman ? Il serait un peu prématuré de trancher dès maintenant la question. Ce que l’on peut dire, en comparant, même superficiellement, les recueils de contes aux romans qu’il a donnés avant l’Histoire contemporaine, c’est que M. France a dû sentir de très bonne heure[41] que le genre de la nouvelle, beaucoup mieux que le genre du roman, lui permettait de dérober aux regards les imperfections ou les lacunes de son propre talent. Une certaine monotonie de pensée, de style et de ton, une relative indigence d’invention créatrice, une singulière insouciance de la composition, si ce sont bien là les principaux défauts de son art, ils se dissimulent le plus souvent dans le cadre étroit de la nouvelle, lequel d’ailleurs est assez bien adapté à sa légendaire « paresse ». Ajoutons que le conte ou la nouvelle, infiniment mieux que le roman, se prêtent au travail minutieux du style et doivent attirer davantage un écrivain qui, comme M. France, est né « miniaturiste » bien plutôt qu’artiste à fresque. Et si l’on songe enfin que certaines de ses qualités ou des tendances qui lui sont le plus familières, l’ironie, la fantaisie, la disposition philosophique trouvent plus aisément leur emploi dans les contes que dans tout autre genre littéraire, on s’expliquera peut-être la secrète sympathie de l’historien de Jérôme Coignard pour cette libre et souple forme d’art.

Les contes ou nouvelles qui composent les trois recueils intitulés : Balthazar (1889), l’Étui de nacre (1892), le Puits de Sainte-Claire (1893), n’ont pas tous égale valeur ; si M. Anatole France avait compté sur le Réséda du curé et sur le Joyeux Buffalmacco pour passer à la postérité, il se serait, je crois, bien trompé. Constatons aussi, comme pour les chroniques de la Vie littéraire, que tous ces contes gagnent beaucoup plus à être lus isolément qu’à être rapprochés les uns des autres : en dépit de la variété apparente des sujets, la répétition des mêmes procédés de style, des mêmes motifs d’inspiration devient vite un peu fatigante. Et enfin, même quand on ne reconnaît pas les multiples sources livresques auxquelles l’auteur a puisé pour composer ses divers récits, on les sent qui affleurent, ces sources ; et sans méconnaître le droit qu’ont tous les vrais écrivains, — un Molière comme un Shakspeare et un Racine comme un Chateaubriand, — de prendre leur bien partout où il se trouve, on voudrait pourtant, chez M. France conteur, une domination plus forte exercée sur ces matériaux d’emprunt, une sorte de confiscation plus impérieuse et plus soudaine, un air d’improvisation et d’originalité jusque dans l’imitation, bref, quelque chose de plus libre, de moins concerté, de plus hardiment fondu : le métal de Corinthe laisse trop deviner la diversité des alliages qui l’ont formé, et l’on y aperçoit des soudures. On souhaiterait aussi... Mais on ne souhaiterait plus rien, quand on rencontre des pages comme celle-ci, qui ouvre le Puits de Sainte-Claire :


J’allais au-devant du silence, de la solitude et des douces épouvantes qui grandissaient devant moi. Insensiblement la marée de la nuit recouvrait la campagne. Le regard infini des étoiles clignait au ciel. Et, dans l’ombre, les mouches de feu faisaient palpiter sur les buissons leur lumière amoureuse.

Ces étincelles animées couvrent par les nuits de mai toute la campagne de Rome, de l’Ombrie et de la Toscane. Je les avais vues jadis sur la voie Appienne, autour du tombeau de Cœcilia Metella, où elles viennent danser depuis deux mille ans. Je les retrouvais sur la terre de sainte Catherine et de la Pia dé Tolomei, aux portes de cette ville de Sienne, douloureuse et charmante. Tout le long de mon chemin, elles vibraient dans les arbres et dans les arbustes, se cherchant, et, parfois, à l’appel du désir, traçant au-dessus de la route l’arc enflammé de leur vol.


Oui, voilà une admirable page, et qui, fût-elle unique dans une œuvre, suffirait presque à classer un écrivain. La rêverie philosophique y sort tout naturellement de l’évocation pittoresque, et nous saisissons là, sur le vif, un des traits essentiels du talent de M. Anatole France. D’autres, — un Maupassant, par exemple, — content pour conter, pour le plaisir de nous amuser et de s’amuser peut-être eux-mêmes par la représentation concrète et vivante d’un fragment de réalité directement observé. L’auteur de l’Étui de nacre raconte surtout pour suggérer des idées. Il n’est assurément pas incapable d’observer le réel, de décrire un coin de nature, de camper une vive silhouette, de conter avec entrain et avec humour ; mais, à l’ordinaire, il s’en soucie assez peu ; c’est là pour lui l’accessoire, un moyen comme un autre d’attirer et de retenir la curiosité ou l’attention de ses lecteurs et de les intéresser à une thèse dont le sens secret n’apparaîtra qu’à la fin de son récit. De là son peu de goût pour les sujets anecdotiques ou d’observation courante qui forment l’habituelle matière des conteurs ou novellistes les plus goûtés du public : l’écueil fréquent de ces sortes de sujets, c’est la banalité ou l’insignifiance philosophique, et il n’est peut-être pas de défaut qui choque plus M. France que celui-là. Si donc de préférence il emprunte ses sujets à l’histoire, ou à la légende, ou à la fantaisie pure, c’est que, sur ce terrain d’élection, où peu de rivaux peuvent le suivre, il n’a pas à se préoccuper des conventions ou des vraisemblances coutumières et peut donner aisément cours à la liberté de son inspiration, à ses pensées de derrière la tête. Il écrira, par exemple, le Procurateur de Judée pour nous faire entendre, contrairement d’ailleurs à, toute psychologie[42], combien la condamnation et la mort de Jésus ont été un fait insignifiant, non pas seulement dans l’histoire toute contemporaine, mais encore aux yeux mêmes de ceux qui y avaient participé. Il écrira Læta Acilia pour nous faire sentir, tout à la fois, combien la « folie » chrétienne répugnait à l’ « honnêteté » païenne, et jusqu’à quel point la jalousie peut rendre dure et ingrate une âme de femme. Il écrira enfin l’Humaine tragédie pour nous montrer que l’orgueil de l’esprit et la concupiscence de la chair viennent à bout des vertus les plus rares, les plus saintes qu’ait enfantées l’ascétisme chrétien. Et telle est aussi, à très peu près, la signification de Thaïs.

Thaïs est un « conte philosophique, » et pour voir en quel sens vont se développer le talent de conteur et la pensée de M. Anatole France, rien n’est plus intéressant que de comparer le livre en prose de 1890 au poème oublié de 1867. Dans la Légende de sainte Thaïs, comédienne, quelques libertés que prenne déjà l’écrivain avec le texte de la Légende dorée, il s’écarte au total assez peu de la donnée traditionnelle en ce qui concerne les deux personnages de Thaïs et de Paphnuce. En des vers un peu durs, parfois incorrects, et pleins de naïves chevilles, le poète nous décrit longuement la beauté, la vie et les amours de Thaïs. Un soir, passant dans les rues de la ville, elle est accostée par un groupe sordide et repoussant, — car


...chez les chrétiens, c’est un signe de race
D’avoir l’haleine infecte et de suer la crasse, —


qui s’apprête à la lapider. Survient « un grand vieillard farouche » qui, la prenant sous sa protection, rappelle ses coreligionnaires à la charité et à l’humilité :


Jugez-moi donc aussi, selon votre équité.
J’ai prié soixante ans, et ma chair est restée,
Dans la soif et la faim, débile et révoltée ;
Certes, pour la dompter, j’ai souffert de grands maux :
J’ai fait mon front semblable aux genoux des chameaux,
Le tenant prosterné jour et nuit sur le sable.
Et je suis cependant un pécheur misérable.


Sauvée par Paphnuce, Thaïs s’humilie.


Elle : « J’ai honte, ô ciel. » Lui : « Pour cette parole,
Dieu rallume ta lampe, ô pauvre vierge folle ! »


Elle accepte la pénitence imposée par le vieil anachorète, brûle tous les présens de ses amans et se laisse enfermer vingt mois dans une cellule vide. La cellule alors ouverte, c’est au tour de Paphnuce à demander sa bénédiction à la nouvelle sainte, qu’un ange conduit, à travers le désert, à une femme mystérieuse :


Aimez-vous, leur dit-il, car le Verbe est Amour.


On le voit, c’est par hasard, et non de propos délibéré, comme dans la Légende dorée et dans le conte de Thaïs, que Paphnuce, ici, sauve Thaïs, et la courtisane ne lui inspire pas les sentimens de jalousie et les désirs charnels que M. France prêtera libéralement à son héros plus tard. Le poème est, en plus d’une de ses parties, assez libre de ton, et comme imprégné d’une chaude poésie sensuelle, mais on n’y trouve pas ce raffinement dans la perversité, ce « satanisme » un peu désobligeant que l’auteur, visiblement, se complaira à y introduire quand il le récrira en prose, — dans une prose très composite, très savante, qui, plus d’une fois, touche au pastiche, mais dont la grâce molle et le rythme alangui atteignent parfois à des effets extraordinaires :


Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de l’eau, qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au loin sur la berge leur doux feuillage gris ; des grues volaient en triangle dans le ciel clair et l’on entendait parmi les roseaux le cri des hérons invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges eaux vertes où des voiles glissaient comme des ailes d’oiseau, où, çà et là, au bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au loin des vapeurs légères, tandis que des îles lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissaient s’échapper de leurs ombres des nuées bruyantes de canards, d’oies, de flamans et de sarcelles. A gauche, la grasse vallée étendait jusqu’au désert ses champs et ses vergers qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les épis, et la fécondité de la terre s’exhalait en poussières odorantes[43].


Oui, il y a là dedans du Chateaubriand, — début d’Atala, — du Flaubert, peut-être du Loti[44]. Mais il y a certaines alliances de mots, certaines sonorités verbales, — surtout dans les fins de phrases, — qui sont bien de l’Anatole France. Et le tableau est achevé, complet et parlant dans sa concision harmonieuse. Si l’art était aussi grand dans l’ensemble de l’œuvre que dans certains détails, le livre, en dépit des innombrables imitations qu’il décèle, pourrait être dit un chef-d’œuvre. Mais la composition en est défectueuse, les longueurs y abondent, et l’intérêt y languit bien souvent. A supposer même, — ce qui est non seulement discutable, mais faux, — qu’il soit permis à l’artiste de tout dire, que toutes ses inspirations se vaillent, on doit au moins exiger de lui, — du simple point de vue de l’art, — une certaine cohérence intérieure qui se marque dans l’invention des personnages qu’il met en scène. Or cette qualité nécessaire est totalement absente du caractère de Paphnuce, et cela, remarquons-le, non pas parce que ce caractère est complexe, mais parce que l’auteur, en le concevant et en le développant, n’a pas su se décider nettement entre les divers sentimens que son héros lui inspirait. Car M. France n’est pas homme à se dissimuler derrière ses personnages, à nous dérober ce qu’il en pense, — ses préoccupations philosophiques lui interdisent d’ailleurs l’objectivité. Sympathie, admiration, étonnement, curiosité, ironie, pitié, mépris, indignation, colère, il passe évidemment par tous ces sentimens à l’égard de l’abbé d’Antinoé, et il le traite en conséquence. A la fin, c’est la colère et la haine qui l’emportent : Paphnuce est maudit par son biographe comme par Dieu même : « Il était devenu si hideux qu’en passant la main sur son visage, il sentit sa laideur. » Et pourquoi cette punition, juste Ciel ? La seule raison qu’on en puisse trouver est que Paphnuce a voulu arracher Thaïs à son existence de désordres et de voluptés, et qu’il s’est, par ascétisme chrétien, condamné lui-même à ne pas prendre sa part de « la fête de la vie. » Seulement, cette intention, si c’est bien celle qui, au total, inspire et résume le livre, n’apparaît pas clairement dans le cours de l’ouvrage qui reste obscur et énigmatique. Et puis, quelle idée singulière, et, moralement, un peu pauvre ! Ah ! M. France n’est pas tendre pour ceux qui se refusent à suivre la « nature ; » et il est décidément moins indulgent au pauvre Paphnuce qu’il ne l’a été, jadis, à l’abbé Prévost, et qu’il ne va l’être bientôt à maître Jérôme Coignard.

M. l’abbé Jérôme Coignard, « docteur en théologie, licencié es arts, » est, comme l’on sait, le héros de la Rôtisserie de la reine Pédauque (1893), et c’est l’une des créations, sinon les plus originales, tout au moins les plus vivantes de M. France. Cet ancien régent du collège de Beauvais, à la parole subtile, abondante et fleurie, prêtre intermittent, ivrogne, gourmand et libertin, qui a été successivement colporteur, comédien, moine, laquais, et qui, après mille aventures, meurt assassiné par un juif dont il a aidé à enlever la nièce, est l’un des deux ou trois personnages dans lesquels l’auteur de Thaïs a mis toutes ses complaisances. S’il n’a pas, à proprement parler, voulu se représenter lui-même sous les traits, un peu bien rabelaisiens, du bon maître de Jacques Tournebroche, il est sûr qu’il lui a prêté nombre de ses idées et de ses propos familiers. Et ces idées ne sont pas toujours justes, ni ces propos toujours édifians. D’autre part, les histoires de magie auxquelles sont mêlés Jérôme Coignard et son disciple sont bien longues et bien dénuées d’intérêt. Mais, malgré tout cela, malgré toutes les imitations livresques qu’on a relevées dans la Rôtisserie[45], et toutes celles qu’on y relèvera encore, le roman est très intéressant, au moins par places, et il reflète avec une singulière fidélité la personnalité de son auteur. Sous le voile d’une fiction transparente, cette âme de volupté et d’anarchie s’y exprime à nous tout entière. On ne saurait contempler et conter avec une complaisance plus encourageante et plus approbative les exploits de Jeannette la vielleuse, de Catherine la dentellière ou de Jahel, la belle juive : maître Jérôme Coignard est, pour les faiblesses de la chair, d’une indulgence d’autant plus inépuisable qu’elle n’est pas, de son propre aveu, pleinement désintéressée, et il a une façon, peut-être un peu bien libérale, de prendre son parti des « innombrables conséquences » de « la chute d’Eve. « Mais là ne se borne pas son libéralisme. Sur toutes les questions métaphysiques ou morales, sociales ou religieuses que rencontre ou soulève sa verve dialectique il abonde en opinions « particulières : » opinions d’autant plus spécieuses qu’elles ont parfois un air de profondeur et qu’elles sont presque toujours exprimées avec une grande élégance littéraire, avec une sorte de douceur insinuante et d’onction sacerdotale qui en dissimulent le venin ; mais opinions qui toutes vont à légitimer et à libérer de toute contrainte extérieure, de toute discipline collective les écarts ou les fantaisies de l’instinct individuel. Nous le verrons mieux encore tout à l’heure, quand nous en viendrons à feuilleter le recueil qui s’intitule précisément les Opinions de M. Jérôme Coignard.

La Rôtisserie nous transportait dans le Paris du XVIIIe siècle. C’est de nos jours, à Paris, à Florence, un peu en province, que les héros du Lys rouge (1895) promènent leurs « amours simplifiées. » Ils sont les contemporains de Verlaine qui, sous le nom de Choulette, fait partie des bagages de Mme Martin-Bellème[46]. Ils ont « pioché » Baedeker, dont les impressions pittoresques leur sont parfois restées dans la mémoire[47]. Ils ont trop lu, — si l’on peut trop lire, — les romans de M. Bourget, car ils les copient un peu, et si Dechartre a plus d’un trait de René Vinci, la comtesse Martin ressemble « comme une sœur » à Suzanne Moraines, l’héroïne de Mensonges. Et que d’autres ressemblances on pourrait relever entre ce roman florentin et les œuvres romanesques de l’auteur du Disciple !

Mais quand imitations, inspirations ou ressemblances seraient plus considérables encore, il y a une chose qui appartient bien en propre à M. France : c’est son style. Il n’y a peut-être pas, dans toute la littérature française contemporaine, depuis Dominique, de roman aussi « bien écrit » que le Lys rouge : il est même, à certains égards, trop bien écrit, car les personnages y parlent comme des livres ; et ces livres ont beau être admirablement écrits, puisqu’ils le sont par M. France, ce sont des livres, et les livres ne donnent pas l’illusion de la vie. Mais si c’est là un excès, c’est l’excès d’une qualité certaine, et il n’y a, certes, pas beaucoup d’écrivains qui sauraient évoquer, en ces termes, la vision nocturne d’un enterrement à Florence :


A ce moment, ils virent, dans la nuit tombée, router de loin vers eux des lumières et des chants lugubres. Et puis, comme des fantômes chassés par le vent, apparurent les pénitens noirs. Le crucifix courait devant eux. C’étaient les Frères de la Miséricorde, qui, sous la cagoule, tenant des torches et chantant des psaumes, portaient un mort au cimetière. Selon la coutume italienne, le cortège allait de nuit, d’un pas rapide. Les croix, le cercueil, les bannières bondissaient sur le quai désert. Jacques et Thérèse se rangèrent contre la muraille pour laisser passer cette trombe funèbre, les prêtres, les enfans de chœur, les hommes sans visage et, galopant avec eux, la Mort importune, qu’on ne salue pas sur cette terre voluptueuse.


Et ailleurs, quand le romancier nous montre « le vieux savetier qui tirait le ligneul d’un geste éternel, » je sais peu de phrases qui nous fassent aussi bien sentir tout ce qu’un grand écrivain peut faire tenir de choses dans le raccourci d’une simple épithète.

Si ce style n’est pas toujours capable, — M. Jules Lemaître l’a très finement noté, — de figurer aux yeux des personnes vivantes, il traduit avec une rare puissance l’impression maîtresse que l’écrivain a voulu rendre dans tout son livre, l’idée générale dont il est la savante illustration : c’est à savoir que le seul amour qui existe, et qui compte, est l’amour physique, et qu’en amour les plus raffinés des civilisés se retrouvent les êtres primitifs qui, jadis, s’unissaient sauvagement au fond des grands bois. Il n’est pas une des pages du roman qui ne nous crie cette douloureuse vérité — ou cet inquiétant paradoxe, — pas une qui ne respire la plus ardente, la plus sombre volupté. La comtesse Martin et le sculpteur Jacques Dechartre, ces deux parfaits mondains, dès qu’ils sont mis en présence l’un de l’autre, s’aiment, — si c’est là s’aimer, — avec une sorte de frénésie, d’impudeur farouche, de brutalité sensuelle, sur laquelle les grâces élégantes du plus fin langage et les plus habiles sous-entendus ne parviennent pas à nous donner le change.


C’est Vénus tout entière à sa proie attachée,


mais une Vénus toute physique, et qui, si elle a jamais eu une âme, en a totalement perdu le souvenir. Les amans de M. France semblent avoir été créés pour justifier le mot de Pascal : « Ceux qui croient que le bien de l’homme est en la chair, et le mal en ce qui les détourne du plaisir des sens, qu’ils s’en soûlent et qu’ils y meurent. » Et ils n’y « meurent » pas, mais ils « s’en soûlent » copieusement. M. Jules Lemaitre qui a écrit, sur le Lys rouge, un article admirable de pénétration et de justesse, a dit bien joliment : « La chose se pourrait passer aisément entre habitués des fortifications ou des boulevards extérieurs… La femme pourrait fort bien être une fille ; le premier amant, quelque rôdeur de barrière, et le second, quelque garçon boucher. Vous apprendriez sans nulle surprise que la femme s’appelle Titine, et l’un des hommes Bibi, et l’autre la Terreur des Ternes. » M. Lemaitre raille à peine : la psychologie des héros du Lys rouge est prodigieusement rudimentaire ; et j’ai tort de parler de leur psychologie ; c’est leur physiologie qu’il faudrait dire.

Pour les relever un peu à nos yeux, M. Anatole France leur a prêté, aux heures, aux rares heures où ils ne songent pas à ce qu’ils considèrent comme « la chose uniquement nécessaire, » des sentimens assez complexes, et dont quelques-uns, semble-t-il, n’ont pas encore fait leur apparition dans son œuvre. Détachés de toute croyance dogmatique, il ne leur est pas indifférent de s’aimer sur la terre de saint François, de Fra Angelico et de sainte Claire, et leur amour se pimente d’une pointe d’esprit « franciscain. » De plus, ces parvenus, ces oisifs, qui jouissent largement de la vie, ne sont pas des pharisiens ; ils ont été atteints par les prédications de Tolstoï ; ils ne sont pas durs aux déshérités de l’existence ; ils éprouvent pour les humbles, pour les simples une sympathie qui paraît naturelle et sincère. Évidemment, ils ne sont pas très assurés de l’excellence de l’institution sociale, et s’ils en sont les bénéficiaires, ils n’en veulent pas être les dupes. Leurs velléités d’altruisme leur sont comme une absolution qu’ils se donnent à eux-mêmes pour leur égoïsme sentimental.


III

Pour nous épargner sans doute la peine de dégager la philosophie qui est comme enveloppée dans toute cette série d’œuvres, M. Anatole France a pris soin de la formuler directement lui-même en deux volumes qui se complètent très bien l’un l’autre, les Opinions de M. Jérôme Coignard et le Jardin d’Épicure. Il suffit d’exprimer la substance de ces deux ouvrages pour connaître exactement à cette date, entre les années 1886 et 1897, le fond de la pensée du subtil écrivain.

« Les Opinions de Jérôme Coignard, a dit M. Jules Lemaître, sont assurément le plus radical bréviaire de scepticisme qui ait paru depuis Montaigne. » Je ne sais si, comparés aux Opinions, les Essais eux-mêmes ne pourraient point passer pour un livre dogmatique. Montaigne, évidemment, ne croit pas très fortement à beaucoup de choses ; sa critique laisse pourtant debout plus d’idées essentielles qu’il ne semble à première vue. Avec M. France, au contraire, on a perpétuellement l’impression qu’on nage en plein nihilisme, et quand on vient de le lire, on cherche en vain une seule idée dont il n’ait point sapé la base. Même les notions qu’il a l’air, je n’ose dire de respecter, tout au moins de réserver et de mettre à part, je ne sais comment, il se trouve à la fin les avoir enveloppées avec les autres, — et plus que les autres peut-être, — dans sa raillerie universelle. Personne, par exemple, n’a condamné plus fortement l’esprit révolutionnaire, n’a plus vivement raillé les « grands principes, » les « droits de la démocratie, » « ces sottises qui parurent augustes et furent parfois sanglantes ; » personne n’a plus âprement dénoncé l’absurdité, la vanité, l’inutilité des changemens politiques et sociaux : un autre eût tiré de semblables prémisses l’apologie de l’esprit « conservateur, » le rappel à la tradition, l’exhortation aux vertus sociales ; ce qu’il prêche, lui, ou, plus exactement, ce qu’il suggère, c’est proprement l’esprit anarchique. Pareillement, M. Jérôme Coignard ne perd pas une occasion d’affirmer son grand respect pour « les principes chrétiens et catholiques, » et, « pour son salut, » il se félicite de n’avoir « point appliqué sa raison aux vérités de la foi. » Le bon apôtre ! Si la religion, — que ses mœurs d’ailleurs n’honorent guère, — n’avait pas d’autre représentant ou d’autre défenseur que l’excellent maître de Jacques Tournebroche, je craindrais fort pour elle. La vérité est qu’elle est emportée, comme tout le reste, dans le flot de sa verve ironique et de son inquiétante dialectique.

Et M. Anatole France se moque quand il nous présente son héros comme « le plus sage des moralistes, une sorte de mélange merveilleux d’Épicure et de saint François d’Assise, « ou ailleurs quand, à propos d’une de ses théories, il le rapproche de Pascal. On ne s’attendait pas à voir paraître le Poverello ou Pascal en cette affaire. Certes, l’auteur des Pensées n’a pas, sur la nature humaine, plus d’illusions que M. Jérôme Coignard, et si l’on y tient, ces deux grands moralistes semblent avoir plus d’une idée commune : ni l’un ni l’autre, par exemple, n’ont une confiance immodérée dans le pouvoir de la raison et dans la science. Mais, dans ses plus virulentes invectives contre l’« homme sans Dieu, » on sent percer, chez Pascal, une tendresse infinie pour le pécheur qu’il rudoie ; ses ironies, ses colères lui sont dictées par sa charité. Pascal, lui, ne méprise point l’humanité ; il va jusqu’à dire que « la grandeur de l’homme est si visible, qu’elle se tire même de sa misère. » Au contraire, M. Jérôme Coignard n’est jamais plus éloquent que lorsqu’il exprime son universel et tranquille « mépris philosophique des hommes. » Les humains, petits ou grands, dira-t-il, ne sont par eux-mêmes que des bêtes féroces et dégoûtantes. » « Je n’ai point d’illusions sur les hommes, dira-t-il encore, et, pour ne les point haïr, je les méprise. Monsieur Rockstrong, je les méprise tendrement. Mais ils ne m’en savent point de gré. Ils veulent être haïs. On les fâche quand on leur montre le plus doux, le plus indulgent, le plus charitable, le plus gracieux, le plus humain des sentimens qu’ils puissent inspirer : le mépris. Pourtant le mépris mutuel, c’est la paix sur la terre. » Car, qu’on ne croie pas que M. Coignard s’excepte lui-même, — au moins théoriquement, — de cette opinion peu optimiste. « Les humains seront heureux quand, ramenés au véritable sentiment de leur condition, ils se mépriseront les uns les autres, sans qu’aucun s’excepte soi-même de ce mépris excellent. »

Et, pour mettre ces généreuses maximes en pratique, le bon maître de Jacques Tournebroche passe en revue toutes les choses qui se partagent l’activité, l’ambition ou le respect superstitieux des hommes, et il s’efforce d’en montrer la ridicule vanité. La politique ? En voici tout le mystère : « Si l’on se mêle de conduire les hommes, il ne faut pas perdre de vue qu’ils sont de mauvais singes. (Voltaire n’avait-il pas dit déjà quelque chose d’analogue ?) A cette condition seulement on est un politique humain et bienveillant. » La philosophie ? La science ? Pures billevesées dont nous trompons notre éternelle ignorance. « L’homme est par essence une sotte bête, et les progrès de son esprit ne sont que les vains effets de son inquiétude. C’est pour cette raison, mon fils, que je me défie de ce qu’ils nomment science et philosophie, et qui n’est, à mon sentiment, qu’un abus de représentations et d’images fallacieuses... Les plus doctes d’entre nous diffèrent uniquement des ignorans par la faculté qu’ils acquièrent de s’amuser à des erreurs multiples et compliquées... Ils découvrent des apparences nouvelles et sont par là le jouet de nouvelles illusions. Voilà tout ! Si je n’étais pas persuadé, mon fils, des saintes vérités de notre religion, il ne me resterait, par cette persuasion où je suis que toute connaissance humaine n’est qu’un progrès dans la fantasmagorie, qu’à me jeter de ce parapet dans la Seine... Je hais la science, pour l’avoir trop aimée, à la façon des voluptueux qui reprochent aux femmes de n’avoir pas égalé le rêve qu’ils se faisaient d’elles. J’ai voulu tout connaître et je souffre aujourd’hui de ma coupable folie. » Et il en va de même pour ce que l’on appelle justice, morale, pudeur : sunt verba et voces... Il y a, dans les Opinions, tout un chapitre intitulé Monsieur Nicodème, qui est destiné à ridiculiser l’un des sénateurs les plus respectables et les plus justement respectés de la troisième République. On souffre de voir un écrivain comme M. France prêter ici main-forte à certaine presse trop intéressée à railler la vertu, ou même à maint directeur d’entreprises louches et bassement immorales. Eh quoi ! maître Jérôme Coignard, fallait-il donc vous prendre au mot, quand vous nous déclariez tout à l’heure que vous ne vous êtes « jamais fait une idée exagérée du péché de la chair ? »

Ce n’est pas d’ailleurs le seul « préjugé » que le truculent abbé prenne plaisir à battre en brèche. « De bonne foi, Tournebroche, mon fils, qu’est-ce que la peine de mort, sinon l’assassinat perpétré avec une auguste exactitude ? » Et il n’a pas assez de sarcasmes pour les « atrocités » des conseils de guerre, et pour « ces justices de gens à sabres, qui périront un jour, selon la prophétie du fils de Dieu. » L’institution militaire, on le pense bien, n’est pas épargnée, et le temps n’est plus où on la couvrait de fleurs, où l’on criait : « Vive l’armée ! » où l’on faisait l’apologie de la guerre : « J’ai fait tous les métiers, hors celui de soldat, qui m’a toujours inspiré du dégoût et de l’effroi, par les caractères de servitude, de fausse gloire et de cruauté qui y sont attachés… Et je ne vous cache pas, mon fils, que le service militaire me paraît la plus effroyable peste des nations policées… L’état militaire a cela aussi d’approprié à la nature humaine, qu’on n’y pense jamais… Il faut que les hommes soient légers et vains, mon fils, pour donner aux actions d’un soldat plus de gloire qu’aux travaux d’un laboureur et pour mettre les ruines de la guerre à plus haut prix que les arts de la paix. » Et comme vous n’êtes pas sans avoir observé que les plus déterminés pacifistes prennent beaucoup plus gaillardement leur parti de la guerre civile que de la guerre étrangère, voici qui complète le portrait et achève la doctrine : « La guerre civile est assez odieuse, mais non point très inepte, car les citoyens, lorsqu’ils en viennent aux mains entre eux, ont plus de chances de savoir pourquoi ils se battent que dans le cas où ils vont en guerre contre des peuples étrangers. Les séditions et querelles intestines naissent généralement de l’extrême misère des peuples. Elles sont l’effet du désespoir, et la seule issue qui reste aux misérables, qui y peuvent trouver une vie meilleure et parfois même une part de souveraineté. » Donc, elles sont « excusables. » Et nous ne sommes pourtant qu’en 1893 !

Le Jardin d’Épicure n’est pas tout à fait ce que l’on aurait pu craindre, et ce que le titre semblait promettre. Il me semble bien que l’idée du livre a dû être suggérée par cette pensée de Sainte-Beuve :


Sénèque nous le dit : à la porte des jardins d’Epicure, on lisait cette inscription engageante : « Passant, tu feras bien de rester ici ; ici on met le souverain bonheur dans la volupté. » Et l’on entrait ; on était reçu par le maître du lieu avec hospitalité, et il vous servait un mets de farine frugale ; il vous versait de l’eau claire avec abondance, et il vous disait : « N’êtes-vous pas content ?,.. » De même j’ai fait dans ce roman de Volupté. Ceux qui y venaient dans une mauvaise espérance, et comptant y trouver une nourriture à leurs vices, n’y ont trouvé qu’une leçon. Et pourtant le livre bien considéré ne ment pas à son titre[48].

Ces lignes, en tout cas, pourraient servir d’épigraphe au Jardin d’Épicure. Ce livre où il y a un peu de tout, — des pensées, des maximes, des considérations, des dissertations plus ou moins longues sur toute sorte de questions, des fragmens d’articles de journal, des rêveries, des anecdotes, des nouvelles, des dialogues, — ce livre n’est pas, à proprement parler, un bréviaire d’épicurisme moral : M. l’abbé Jérôme Coignard oublie un peu Jeannette la vielleuse et Catherine la dentellière, et son petit collet ne sort pas de là trop froissé. Il nous apparaît cette fois comme capable non pas seulement de sérieux, mais de tristesse. Déjà, dans les Opinions, il nous avait dit de « celui qui a étudié dans les livres » qu’ « il lui en reste à jamais une fière amertume et une tristesse superbe ; » et, à plus d’une reprise, il se plaignait d’avoir perdu « la paix du cœur, la sainte simplicité et la pureté des humbles. » Le livre même se terminait par une curieuse apologie du cœur : « Les vérités découvertes par l’intelligence demeurent stériles. Le cœur est seul capable de féconder ses rêves. Il verse la vie dans tout ce qu’il aime. C’est par le sentiment que les semences du bien sont jetées sur le monde. La raison n’a point tant de vertu[49], » Ici, dans le Jardin d’Épicure, les mêmes idées reviennent avec plus d’insistance : « Quand on a repoussé les dogmes de la théologie morale, comme nous l’avons fait presque tous en cet âge de science et de liberté intellectuelle, il ne reste plus aucun moyen de savoir pourquoi on est sur ce monde et ce qu’on y est venu faire... Il faut vraiment ne penser à rien pour ne pas ressentir cruellement la tragique absurdité de vivre. C’est là, c’est dans l’absolue ignorance de notre raison d’être qu’est la racine de notre tristesse et de nos dégoûts... Dans un monde où toute illumination de la foi est éteinte, le mal et la douleur perdent jusqu’à leur signification et n’apparaissent plus que comme des plaisanteries odieuses et des farces sinistres. »

Un croyant ne dirait pas mieux. Seulement, ce scepticisme mélancolique et parfois douloureux qui forme comme l’inspiration maîtresse de tout l’ouvrage n’a pas plus de respect pour les argumens du dogmatisme religieux que pour ceux du dogmatisme philosophique. L’immortalité personnelle paraît un leurre à M. France, et il a sur l’impossibilité du miracle, cette « conception enfantine » de la nature, une dizaine de pages auxquelles Renan eût pleinement souscrit. Mais d’autre part, son rationalisme n’ira pas jusqu’à lui faire placer dans la raison une confiance exagérée. « Il est clair, dira-t-il, que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité. » « Aussi bien, dira-t-il ailleurs, est-ce faire un abus vraiment inique de l’intelligence que de l’employer à chercher la vérité. » « Ce qu’on appelle métaphysique, éthique, esthétique, » ce sont tout simplement des « jeux plus compliqués que la marelle ou les échecs. » « L’esthétique ne repose sur rien de solide. C’est un château en l’air. On l’appuie sur l’éthique. Mais il n’y a pas d’éthique. Il n’y a pas de sociologie. Il n’y a pas non plus de biologie. L’achèvement des sciences n’a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont l’œuvre est une prophétie. » « Tu n’en croiras pas même l’esprit mathématique, si parfait, si sublime, mais d’une telle délicatesse que cette machine ne peut travailler que dans le vide et qu’un grain de sable dans les rouages suffit à les fausser. On frémit en songeant jusqu’où ce grain de sable peut entraîner une cervelle mathématique. Pensez à Pascal. » Et il y a certes là de quoi frémir ! Ne comptons pas non plus sur l’histoire pour nous donner la vérité : « L’histoire n’est pas une science, c’est un art. On n’y réussit que par l’imagination. » Et quant à la philosophie proprement dite, que pourrait-elle bien nous révéler sur le fond des choses ? « Songez-y, un métaphysicien n’a, pour constituer le système du monde, que le cri perfectionné des singes et des chiens. » N’attachons donc pas trop d’importance à « cette suite de petits cris éteints et affaiblis qui composent un livre de philosophie. » « Un système comme celui de Kant ou de Hegel ne diffère pas essentiellement de ces réussites par lesquelles les femmes trompent, avec les cartes, l’ennui de vivre. »

Ce ne sont pas là, direz-vous, des perspectives bien gaies. Et, en effet, elles peuvent inspirer à une âme bien née une mélancolie salutaire. Pourtant, on aurait tort de trop s’en attrister. « Quand on dit que la vie est bonne et quand on dit qu’elle est mauvaise, on dit une chose qui n’a point de sens... La vérité est que la vie est délicieuse, horrible, charmante, affreuse, douce, amère, et qu’elle est tout. » M. Anatole France a, d’ailleurs, beau nous vanter « les délices d’un calme désespoir » et nous dire : « Les contradicteurs qui, malgré la beauté esthétique de ces pensées, les trouveraient funestes à l’homme et aux nations, suspendront peut-être l’anathème quand on leur montrera la doctrine de l’illusion universelle et de l’écoulement des choses naissant à l’âge d’or de la philosophie grecque avec Xénophane et se perpétuant à travers l’humanité polie, dans les intelligences les plus hautes, les plus sereines, les plus douces, un Démocrite, un Épicure, un Gassendi[50] : » il resterait d’abord à démontrer que Gassendi, Épicure, Démocrite et Xénophane ont été « les intelligences les plus hautes » de l’humanité pensante, et ensuite que leurs doctrines ont été véritablement bienfaisantes. Le scepticisme qu’on nous prêche est contagieux ; et il se trouvera des esprits assez dépravés pour juger ces deux propositions un peu bien téméraires.

Ils discuteront peut-être aussi les conclusions dernières de cette philosophie ; telles que les a formulées, en une fort jolie page, le moderne disciple d’Épicure :


Plus je songe à la vie humaine, plus je crois qu’il faut lui donner pour témoins et pour juges l’Ironie et la Pitié, comme les Égyptiens appelaient sur leurs morts la déesse Isis et la déesse Nephtés. L’Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères : l’une, en souriant, nous rend la vie aimable : l’autre, qui pleure, nous la rend sacrée. L’Ironie que j’invoque n’est point cruelle. Elle ne raille ni l’amour, ni la beauté. Elle est douce et bienveillante. Son rire calme la colère, et c’est elle qui nous enseigne à nous moquer des méchans et des sots, que nous pouvions, sans elle, avoir la faiblesse de haïr.


Il ne faut pas haïr, fût-ce les méchans et les sots ; mais plutôt que de les railler, mieux vaut encore les plaindre. Et la Pitié elle-même, nous ne la vénérons que si elle ne se contente pas de pleurer sur les misères humaines, que si sa compassion est active ; en un mot, nous n’aimons la Pitié que si, de son vrai nom, elle s’appelle la Charité.


Un artiste plus délicat que vigoureux, plus souple qu’inventif, plus habile à ciseler finement les détails qu’à brosser puissamment les ensembles ; un curieux et un voluptueux plus enclin à suivre sa fantaisie qu’à s’incliner devant une règle morale ou sociale ; un esprit ingénieux, pénétrant, parfois profond, subtil surtout, et successif, plus ami des lentes démarches de l’analyse que des larges vues synthétiques ; un sceptique fertile en négations ironiques, en paradoxes imprévus, en contradictions à demi volontaires ; un écrivain souvent exquis, et auquel il ne manque, pour égaler les plus grands, qu’un je ne sais quoi de moins concerté, de plus spontané, de plus jaillissant : voilà, un peu grossièrement dessinée sans doute, l’image qu’on se pouvait généralement faire de M. France vers 1896, au moment où il entrait à l’Académie française. Poète, romancier, novelliste, chroniqueur et critique, il séduisait et il inquiétait tour à tour par la variété de ses dons, par le charme un peu pervers de sa pensée et de son style. Dans un fort curieux article qu’il lui consacrait en 1893, M. Maurice Barrès appréciait en ces termes l’auteur de Thaïs :


Il n’est pas dans l’Île-de-France, au coucher du soleil, un jardin planté à la française et ennobli de quelques marbres délités, qui nous offre un plaisir plus doux, une noblesse plus gentille que l’œuvre d’Anatole France. Avoir vingt-deux ans et pour la première fois de sa vie, vers six heures au mois de mai, se promener sur la terrasse de Versailles, c’est ressentir la volupté qu’on trouve chez ce maître et dont l’intensité atteint à la tristesse. Dangereuse mollesse de cette œuvre, pleine de plus de rêves que ne peut en contenir un jeune homme qui se promet d’être sociable et utile. Certaine beauté est un dissolvant ; elle brise les nerfs, dégoûte, attriste. Dans l’atmosphère d’Anatole France, nous nous promenions touchés d’amour pour les femmes futiles et passionnées, pour les sophistes, pour tous ceux qui raffinent sur l’ordinaire de la vie, et par là, France peut être suspect aux magistrats chargés de veiller à la bonne santé de ce peuple

Je le dirai, — ajoutait-il encore, — le plus sage et le moins sage de nos contemporains, très profond et très frivole : c’est un corrupteur aussi bien qu’un éducateur…


Tout cela était fort bien vu, et, comme disait Sainte-Beuve, « deviné de poète à poète. » Et je ne m’étonne point que, quelques années plus tard, M. Maurice Barrès se soit fait gloire d’avoir écrit cette page.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. La première chronique régulière de M. France au Temps, sur la Vie à Paris, est du 21 mars 1886. Les chroniques sur la Vie littéraire ont commencé le 16 janvier 1887.
  3. Le Bibliophile français, mai 1870, (non recueilli en volume).
  4. Le chasseur bibliographe, février 1867 (non recueilli en volume).
  5. Id. ibid. (non recueilli en volume).
  6. Gazette bibliographique, 20 avril 1868 (non recueilli en volume).
  7. L’Amateur d’autographes, 1er mai 1867, p. 143 (non recueilli en volume).
  8. La Vie littéraire, t. Ier, p. 359.
  9. Id. ibid. p. 235.
  10. Id. ibid. p. 41.
  11. Id. ibid. p. 335.
  12. Id. ibid. p. 293.
  13. La Vie littéraire, t. II, p. 317.
  14. Voyez la Critique impressionniste, dans la Revue du 1er janvier 1891.
  15. La Vie littéraire, t. II, p. III.
  16. « Je me suis entêté dans ma littérature, et je suis resté un classique. » (Le livre de mon ami, p. 152.)
  17. La Société d’Auteuil et de Passy, Conférence, p. 10. G.-Lévy, 1894.
  18. L’Homme libre, 5 mai 1913.
  19. Temps du 7 octobre 1888. Cf. Fables de La Fontaine, avec une Notice sur La Fontaine et des notes par Anatole France. Lemerre, 1883 (p. XII, XXXIX, XLIII-XLIV).
  20. « O doux et grand Racine... Je ne sais si Molière lui-même est aussi vrai que vous. » (L’homme libre, art. cit.)
  21. La Vie littéraire, t. IV, p. 215-222.
  22. L’homme libre, art. cit. — Cf. Vie littéraire, t. IV, p. 112-113.
  23. Les Dieux ont soif, p. 148.
  24. Vie littéraire, t. Ier, p. 115. — Cf. Alfred de Vigny, p. 49-50.
  25. Vie littéraire, t. III, p. X-XI.
  26. La Vie à Paris, Temps du 29 août 1886 (non recueilli en volume).
  27. La Vie à Paris, A propos des sœurs. Temps du 31 octobre 1886 (non recueilli en volume).
  28. Vie littéraire, t. II, p. 313-316.
  29. Id., t. Ier, p. 348-349.
  30. La Vie à Paris, Temps du 29 août 1886 (non recueilli).
  31. Vie littéraire, t. II, p. 226.
  32. Vie littéraire, t. Ier, p. 324.
  33. Vie littéraire, t. II, p. 160.
  34. Id. ibid. p. 236.
  35. La Vie à Paris, Temps du 18 juillet (non recueilli en volume). — M. France a repris quelques fragmens de cette page dans la Préface qu’il a écrite pour le Faust de Gœthe, traduction par Camille Benoit (Lemerre, 1891, p. XV-XVI.) — Sur les reprises et utilisations successives de son propre texte, si fréquentes chez M. France, voyez le livre déjà cité de M. G. Micbaut, p. 194-210.
  36. Vie littéraire, t. III, p. 31.
  37. Vie littéraire, t. IV, p. 33, 216, 217, 218.
  38. Id. ibid. p. 43.
  39. Jules Lemaître, les Contemporains, t. VI, p. 373.
  40. Vie littéraire, t. IV, p. 319, 320.
  41. D’après M. G. Michaut, le premier conte de M. France serait le Cas du Dr Hardrel dans la Jeune France du 1er novembre 1878.
  42. Par contraste, on pourra lire dans les Contes et Fantaisies d’Emile Gebhart (Bloud, 1912) un conte d’une inspiration fort différente, Une nuit de Pâques sous Néron, qui a aussi Ponce-Pilate pour héros.
  43. Thaïs, p. 44.
  44. On notera le procédé descriptif, cher à Loti, qui consiste à encadrer le substantif entre deux épithètes heureusement choisies, et à créer ainsi une brève et originale image : leur doux feuillage gris ; ses larges eaux vertes.
  45. Voyez à cet égard, dans la Grande Revue du 25 novembre 1911, l’article de M. J.-E. Morel sur Une source de la Rôtisserie, dans la Grande Revue encore du 25 décembre 1912 et du 10 janvier 1913, les articles de M. Léon Carias sur Quelques sources d’Anatole France, et le livre déjà cité de M. G. Michaut, p. 161-168.
  46. Verlaine n’est d’ailleurs pas le seul qui ait posé pour le personnage de Choulette.
  47. « Ils visitèrent les cellules où, sur la chaux nue, Fra Angelico, aidé de son frère Benedetto, peignit pour les religieux, ses compagnons, des peintures innocentes. » (Le Lys rouge, p. 230). — Cf. Italie : Manuel du Voyageur, par K. Baedeker, Italie septentrionale, 11e édition, 1886, p. 368, Ollendorff : «... ces fresques charmantes qui n’ont pas encore été surpassées jusqu’ici, pour la vérité dans l’expression des sentimens extatiques et la grâce innocente. »
  48. Table des Causeries du lundi, p. 43.
  49. Opinions de M. Jérôme Coignard, p. 150-151, 288.
  50. Le Jardin d’Épicure, p. 87, 156, 157