Esquisses contemporaines - Albert de Mun/02

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Esquisses contemporaines - Albert de Mun
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 97-126).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

ALBERT DE MUN

II. [1]
L’ŒUVRE DE DÉFENSE RELIGIEUSE ET DE DÉFENSE NATIONALE

Le sceau du christianisme a, pour les desseins divins, frappé notre nation, dans son berceau, d’une marque ineffaçable, qui la distingue entre toutes les nations, et qu’elle a, durant quatorze siècles, portée sur tous les chemins de sa merveilleuse épopée, des champs de Tolbiac aux plaines de Patay, depuis la conversion d’Henri IV jusqu’à la grande réconciliation du Concordat, étonnant le monde au penchant des abîmes, par des sursauts libérateurs qui, toujours, quelles que fussent ses épreuves ou ses fautes, la ramenaient, pleine de vie, vers ses destins providentiels.

Cela, c’est le miracle français[2].


C’est en 1907, à Bordeaux, en réponse à un discours où M. Clemenceau, à Amiens, évoquait, après Renan, le miracle grec, qu’Albert de Mun prononçait ces paroles véritablement prophétiques. Depuis cinq ans, menacé d’une angine de poitrine, il avait dû, sur l’ordre formel des médecins, renoncer à la parole publique et se condamner à un « dur, très dur » silence. C’était le moment où toutes les causes auxquelles il avait voué sa vie couraient les plus graves périls. Il avait lutté, comme il aimait à le dire, « pour Dieu, » « pour la patrie, » « pour le peuple. » Et voici que l’on se détournait des urgentes réformes sociales pour satisfaire d’odieuses passions politiques ; voici que l’idée même de patrie, attaquée et sapée de toutes parts, semblait sur le point de se dissoudre ; voici que le christianisme subissait de la part de ses adversaires officiels le plus rude assaut qu’il eût peut-être soutenu depuis l’époque révolutionnaire. Obligé de quitter la tribune au moment où sa parole eût été le plus utile, Albert de Mun n’abandonna pas la lutte ; il ne désespéra pas plus de lui-même qu’il ne désespéra du pays qu’il voulait servir. D’orateur il se fit journaliste, et, sur ce nouveau terrain, il prépara de son mieux « les sursauts libérateurs » qu’il s’obstinait à prédire.


I

En pure perte, put-on croire longtemps. C’est une douloureuse période de notre histoire intérieure que celle qui s’étend de 1898 à 1911, et l’on voudrait bien, aujourd’hui surtout, pouvoir rayer d’un trait de plume ces quatorze années où les Français non seulement « ne s’aimaient pas, » mais semblaient prendre plaisir à user dans les discordes civiles les énergies latentes qu’ils allaient bientôt avoir à utiliser contre l’éternel ennemi d’outre-Rhin. Jamais, en effet, « les deux Frances » ne s’étaient heurtées aussi violemment ; jamais ce que l’on a justement appelé « la troisième France, » la France laborieuse et silencieuse, qui est proprement la France éternelle, n’avait moins fait sentir sa survivance à l’étranger railleur ou inattentif… Je n’ai garde de vouloir réveiller de lointaines et fâcheuses querelles, et je n’y insisterai pas plus qu’il ne convient. Mais, d’autre part, ce serait trahir la mémoire d’Albert de Mun que d’atténuer ou de dissimuler le rôle considérable qu’il y a délibérément joué.

Disons tout d’abord que si, sur tel ou tel point de détail, il a pu, comme il arrive à tous les polémistes, se tromper ou se méprendre, forcer la mesure et dépasser le but, son attitude dans l’ensemble a été singulièrement généreuse, sage et clairvoyante. Les six ou huit volumes où il a recueilli ses campagnes de presse ne sont pas seulement un éloquent réquisitoire contre la politique sectaire où nous avons failli sombrer et qui a accumulé tant de ruines ; ils sont aussi un solennel avertissement patriotique à ceux qui travaillaient imprudemment à désunir l’âme française en face d’ennemis toujours prêts à profiter de nos moindres fautes. S’il a si vaillamment soutenu le combat « inégal » « où l’honneur l’engageait, » c’est qu’il en voyait admirablement l’enjeu et la portée. « Ce combat, disait-il, ce n’est pas un choc d’ambitions rivales, ce n’est pas une bataille de partis, ce n’est pas seulement, j’ose le dire, quelle que soit l’ardeur de ma foi, une lutte religieuse : c’est la lutte pour la vie nationale[3]. » L’avenir n’allait que trop lui donner raison.

S’explique-t-on maintenant pourquoi il est intervenu dans « l’Affaire maudite, » comme il l’appelait lui-même, avec l’éclat que l’on sait ? Ce n’est point, comme on l’a prétendu, par une suite toute naturelle de l’affection très tendre qui l’unissait au Père du Lac. C’est tout simplement parce qu’à travers les polémiques passionnées de l’heure présente, il voyait venir, ce qu’il eût voulu éviter à tout prix, « les violences de la guerre religieuse. » Et en même temps, les abominables campagnes auxquelles il assistait contre l’armée lui faisaient craindre la désorganisation de notre puissance militaire au profit et, probablement, grâce aux « ressources » de nations rivales trop intéressées à notre déchéance. Sur ce dernier article la lumière n’est pas faite encore. Mais n’est-il pas vrai que les événemens récens éclairent singulièrement ceux d’autrefois ? Si dans cette sorte de conspiration à peu près unanime de l’opinion européenne que nous avons alors tous sentie autour de nous, l’histoire future ne reconnaissait et ne dénonçait pas la main et les procédés habituels de l’Allemagne, nous en serions prodigieusement surpris.

Faut-il également chercher l’influence allemande, — influence occulte et insoupçonnée de ceux qui la subissaient, — dans la longue campagne d’anticléricalisme qui a suivi « l’Affaire ? » Il est possible, et l’on se souvient que l’influence bismarckienne n’a pas été entièrement étrangère aux premières luttes religieuses de la troisième République. S’il y a un de nos voisins auquel nous ayons, à nos dépens, appris à appliquer le Is fecit cui prodest, c’est bien celui qui s’était promis de nous supplanter dans le monde. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que ces luttes fratricides, en nous désunissant, en nous affaiblissant à l’intérieur, en détournant notre attention des événemens du dehors, nous livraient pieds et poings liés aux tentatives de l’étranger, et que ceux qui ont tout mis en œuvre pour nous en épargner l’épreuve ont très sagement rempli leur devoir d’excellens Français.

C’est ce qu’a fait avec sa générosité et son ardeur habituelles Albert de Mun. La loi sur les associations, dans laquelle il voyait trop justement une préface nécessaire à de prochaines persécutions religieuses, n’a pas eu d’adversaire plus résolu. Allant un jour au fond du débat avec une franchise passionnée, il montrait dans l’âpre conflit qui, durant tant d’années, devait mettre tant de Français aux prises, « la lutte éternelle entre les ambitions de la raison et la nécessité de la foi. » « Cette lutte, ajoutait-il, est aussi vieille que le monde, elle durera autant que lui. » Et, affirmant « qu’un tel conflit ne se dénoue pas par des lois et ne s’apaise pas avec des mesures de police, » il défendait fort habilement ses coreligionnaires de caresser pareille ambition. « Mais non ! disait-il, en s’adressant à ses adversaires. L’entreprise que vous méditez est au-dessus des forces de tous les partis, et du mien comme des autres, si jamais, parvenu au pouvoir et tenté par la logique de ses doctrines, il s’y essayait, oublieux des leçons de l’expérience. » Au nom même de ce libéralisme, il revendiquait pour les âmes croyantes le droit « d’accomplir, par le don de soi-même, la loi fondamentale du christianisme. » « Ne cherchez pas ailleurs, s’écriait-il dans un très beau mouvement, le secret de la vie religieuse : il est là, à des profondeurs où les lois et les gouvernemens ne peuvent atteindre, où s’alimente sa source intarissable et d’où s’élancent sans trêve, vers le monde tourmenté d’ambitions, de révoltes et de passions, vers le monde refroidi par l’égoïsme, labouré par la misère et la souffrance, ces hommes et ces femmes qui ont renoncé à lui demander ses joies pour lui donner leurs exemples de pauvreté volontaire, de chasteté héroïque, d’obéissance réfléchie, de dévouement sans récompense humaine, quelquefois payé par l’outrage et par le mépris, et qui font ainsi, dans le sacrifice de leur liberté, le dernier, le plus magnifique, le plus décisif usage de la liberté elle-même. » Mais comme des considérations de ce genre, si justes et si éloquentes qu’elles fussent, étaient trop métaphysiques ou trop mystiques pour agir sur une Chambre française, l’orateur, dévoilant toute sa pensée, faisait appel à un ordre de sentimens et d’idées qui aurait dû emporter toutes les résistances :


Pour nous, — déclarait-il, — puisqu’on nous offre de nouveau le combat, nous y retournons avec une très ferme résolution, mais aussi avec une très grande tristesse. Et cette tristesse n’a pas seulement pour objet des hommes et des choses qui nous sont chers et que vous menacez ; elle a d’autres causes, et plus profondes encore : c’est une tristesse patriotique.

Au-dessus des disputes, des passions, si vous voulez, des excès de tous les partis, il y a un fait qui domine l’histoire de ces dernières années. C’est l’immense, l’universelle aspiration de ce pays vers l’apaisement et la réconciliation. C’est le désir impérieux de voir enfin les cœurs se rapprocher et les volontés s’unir dans le service de la patrie, dans le commun dévouement à sa grandeur.

Au milieu de cette variété que j’ai dite, des idées, des opinions, des croyances, qui divisent nos générations, il semble qu’à la place de l’unité des intelligences et des âmes, désormais brisée, qu’aucune force humaine ne peut rétablir, grandisse et se fortifie toujours davantage le sentimentale besoin, la nécessité de la concorde patriotique. Dans l’écroulement de toutes les institutions du passé, dans le déchirement des liens qu’elles avaient formés, l’idée de la patrie devient chaque jour plus puissante, et, par un secret instinct, la foule embrasse plus étroitement son image sacrée, comme la cité romaine le palladium antique, pour lui demander de rétablir entre les citoyens l’harmonie rompue : et c’est là, dans ce concours de tous au bien public que peut se rencontrer seulement cette unité morale que vous cherchez vainement dans les lois et dans les décrets[4].


Hélas ! ces nobles accens, s’ils provoquèrent des « applaudissemens répétés, » ne touchèrent ni les esprits, ni les cœurs. Après la loi sur les associations, ce fut toute la série des mesures, à la fois illégales et injustes, contre les congrégations religieuses ; ce fut ensuite tout ce qui prépara, accompagna et suivit la loi de séparation, douloureux épisodes d’une histoire qui ne nous est que trop présente, et dont je ne voudrais pas remuer ici les cendres mal éteintes. Puisse l’histoire de demain réparer une partie des ruines que nous avons imprudemment, de nos propres mains, accumulées sur notre sol ! Albert de Mun ne verra pas ces réparations nécessaires : il les aura du moins préparées par l’excellence des conseils et des avertissemens qu’il nous aura prodigués ; surtout, il aura tout fait pour nous épargner l’amertume des déboires dont il prévoyait la longue succession.

Quand on vient de lire la suite des quelques rares discours ou allocutions, et surtout des innombrables articles qu’il a intitulés Combats d’hier et d’aujourd’hui, on reste émerveillé de tout ce qu’il a dépensé là, d’éloquence, de verve, d’habileté dialectique, de ferme bon sens, de justes pressentimens, d’ironie vengeresse. Ses adversaires ont la force pour eux ; mais lui, il a la raison, l’équité, une partie croissante de l’opinion, et l’avenir. Il sait bien qu’il sera, — provisoirement, — vaincu ; mais il se bat pour l’honneur, pour libérer son âme et toutes celles qui vibrent à l’unisson de la sienne, pour agir sur certains esprits non prévenus et sur certaines consciences ; il se bat enfin « pour Dieu » et « pour la France ; » et les coups qu’il porte, si quelques-uns s’égarent parfois dans le vide, font souvent de rudes blessures. Blessures tout idéales, dira-t-on : oui, peut-être, à en juger par l’effet immédiat ; mais sait-on jamais l’influence exacte qu’exerce toute parole sincère, même sur ceux qui l’ont tout d’abord repoussée ? En tout cas, à le voir défendre pied à pied, la plume à la main, ses positions avec une vigueur, un sang-froid, une maîtrise qu’ils pouvaient lui envier, les contradicteurs d’Albert de Mun ont dû plus d’une fois se féliciter que la tribune lui fût interdite : ils auraient sans doute triomphé quand même, mais peut-être moins aisément, et tel de leurs triomphes aurait fort bien pu paraître, aux yeux mêmes de leurs amis, assez peu glorieux.

Ce vaillant lutteur n’a jamais connu le découragement, mais il a plus d’une fois connu l’amertume. Si bien trempé que l’on soit, on se lasse de toujours combattre, et d’échouer toujours, ou tout au moins de ne jamais toucher du doigt les résultats de son effort. Un jour, — c’était le 1er janvier 1908, — jetant un rapide coup d’œil sur l’année écoulée, il se livrait à un « examen de conscience » mélancolique. La loi de séparation avait développé ses premières conséquences. « L’écroulement de l’antique édifice où s’abritait l’Eglise de France » n’était pas pour lui « la pire des douleurs. » « Qu’il ait pu s’accomplir, avouait-il, dans la froide indifférence d’une nation subjuguée, voilà la tristesse indicible… c’est le grand deuil et l’humiliation dernière. Je n’ai point, depuis Metz, éprouvé plus amèrement la honte d’une défaite sans gloire[5]. » Et certes, cette tristesse est infiniment respectable. Mais l’expression n’en est-elle pas un peu excessive ? Ne révèle-t-elle pas de la part de son auteur, avec une certaine puissance d’illusion, une disposition d’esprit insuffisamment réaliste ? Admirable chrétien, d’une fidélité et d’une docilité spirituelles à toute épreuve, Albert de Mun avait quelque peine à se dégager de certaines formes consacrées par un long usage. Il prenait son mot d’ordre à Rome, et il s’y tenait avec une énergie sans défaillance. Il avait toujours été ainsi. Il nous raconte que tout jeune, au moment des discussions sur l’infaillibilité pontificale, il avait échappé à l’influence de Mgr Dupanloup, alors dominante dans sa famille. « Je me sentais, par tendance naturelle, nous dit-il, et peut-être par habitude de la discipline militaire, plus porté vers la simple obéissance[6]. » Plus tard, quand Léon XIII lui demanda le sacrifice de ses idées royalistes, et plus tard encore, quand le même Léon XIII l’invita « assez vivement » à renoncer à son projet d’organiser un parti catholique, il s’empressa de déférer à ces invitations, « ayant, disait-il, envers le Pape, l’obéissance facile et joyeuse[7]. » Rien assurément de plus légitime. Mais avouons, d’autre part, que cette disposition, poussée un peu loin, n’est pas très conciliable avec le goût des initiatives et des essais d’adaptation. Bref, à la foi d’Albert de Mun, il manquait un peu de cette inquiétude qui est, dans l’ordre intellectuel et religieux, ce qu’est le scrupule dans l’ordre moral, et qui, si elle a ses périls, a bien aussi son charme et sa puissance. Et peut-être aussi n’a-t-il pas senti aussi fortement qu’on aurait pu le souhaiter cette merveilleuse faculté d’évolution que possède l’Église et par laquelle, sans jamais cesser d’être elle-même, elle se plie de siècle en siècle aux circonstances les plus diverses, s’accommode des régimes les plus opposés et poursuit inlassablement son œuvre d’apostolat.

Des réflexions de cette nature, si elles avaient été plus familières à l’esprit d’Albert de Mun, auraient-elles suffi à lui faire atténuer la violence un peu intransigeante des anathèmes qu’il a prononcés contre la loi de séparation et contre ceux qui l’ont trop facilement acceptée ? Je ne sais. Mais comme il n’était pas l’homme des longues imprécations stériles, il se ressaisissait bien vite, et à l’indifférence religieuse générale qu’il avait si douloureusement constatée, et qui semble l’avoir surpris plus que de raison, il s’empressa de chercher un remède. Négligeant d’ailleurs, comme à son ordinaire, le côté intellectuel du problème, il en envisagea avec une virile loyauté le côté social. Il se retrouvait là sur son terrain, il y rencontrait d’actifs et dévoués collaborateurs. L’un d’eux, Mgr Gibier, le généreux évêque de Versailles, avait dit : « Le peuple ne connaît pas le clergé… Quand le clergé comprendra-t-il qu’il ne lui serait pas difficile de gagner le cœur du peuple, s’il le voulait sérieusement ? » Albert de Mun commentait avec chaleur ces trop justes paroles qui faisaient écho à des idées qu’il avait souvent exprimées lui-même : « Je voudrais voir, s’écriait-il dès 1892, je voudrais voir dans tous les diocèses de France un certain nombre de prêtres choisis, jeunes, actifs, intelligens, étudiant les questions sociales et se préparant à pouvoir les traiter devant un auditoire populaire, étudiant les questions agricoles et pouvant en entretenir les paysans, étudiant les questions économiques et pouvant fonder des sociétés de crédit, des associations ouvrières, n’étant pourvus ni de cures, ni de vicariats, ne recevant pas de traitement de l’État, et libres ainsi de tous liens avec l’administration, montant droit au peuple pour le réconcilier avec l’Eglise[8]. »

À cette réconciliation, dont il ne voulait pas désespérer, « n’aimant point, disait-il, à s’asseoir longtemps sur les ruines, » Albert de Mun a travaillé jusqu’au bout avec un beau courage. Ne pouvant plus collaborer par ses discours aux lois sociales qui venaient en discussion à la Chambre, il y collaborait par ses articles, soutenant et légitimant les réformes heureuses, les provoquant souvent, tâchant d’y intéresser l’opinion, mettant au service de tous les hommes de bonne volonté son autorité et son expérience. Il était plus écouté qu’il ne l’avait jamais été. Les ironies ou les injures dont on l’avait accablé jadis se faisaient plus rares. On finissait par rendre justice, même dans certains milieux qui lui avaient été longtemps hostiles, non seulement à l’élévation et au désintéressement, mais encore à la justice de quelques-unes au moins de ses idées. C’est qu’il n’était plus un isolé comme il l’avait été à ses débuts. A la longue, son action s’était fait sentir, même à ses adversaires ; ses doctrines, approuvées d’ailleurs et adoptées par la plus haute autorité morale qui soit au monde, avaient recruté d’ardens prosélytes. Il avait derrière lui, et avec lui, toute une jeunesse de « chrétiens sociaux, » celle-là même qui organisait les Semaines sociales, qui suivait librement ses inspirations et se réclamait de son exemple. Grâce en partie à lui, il devenait de plus en plus difficile de dire et de croire que l’Église se désintéressait du peuple. « Et vraiment, disait-il un jour, moi qui rêve pour mon pays le retour complet à la foi chrétienne, et qui, dans ma carrière, ne me suis attaché fortement qu’à cette seule idée[9]… » Si ce noble rêve doit se réaliser un jour, par son œuvre sociale, Albert de Mun en aura hâté l’avènement.


II

Il l’aura hâté plus peut-être encore par son œuvre patriotique. De tout temps, il s’était passionnément préoccupé des questions concernant la défense nationale. Comme tous les hommes de sa génération, il avait connu la France si grande, si glorieuse, si respectée, qu’il ne se consolait pas de la voir déchue de ce rang unique. Soldat, gentilhomme, chrétien, il l’aimait, si l’on peut dire, d’un triple amour ; ou plutôt encore, toutes les ardeurs de sa grande âme se fondaient pour elle dans une tendresse hautement religieuse. La mission providentielle de la France, c’était pour lui, nous l’avons vu, une de ces vérités d’évidence qu’on ne discute même pas. Aussi, de quel cœur, dès qu’il en a le pouvoir, il se propose de travailler au relèvement de la patrie vaincue ! Dès son entrée à la Chambre, il ne perd pas une occasion d’intervenir dans les débats où l’intérêt national lui parait engagé : les expéditions coloniales, les lois militaires, lui inspirent des discours à la fois si compétens et si élevés, que, plus d’une fois, il réussit à rallier la presque unanimité non seulement des applaudissemens, mais des votes. C’est dans un discours, dont quelques parties sont d’ailleurs discutables, sur le projet de loi militaire de 1887, qu’en évoquant la charge épique de Sedan, il obtenait le plus beau triomphe oratoire de toute sa carrière parlementaire. C’est dans un discours, admirable de tout point, sur le maintien de nos droits historiques à Madagascar, qu’il parvenait à grouper autour de lui 450 suffrages contre 32. Et il était très justement fier de ce succès. « Il s’était fait, disait-il plus tard, il s’était fait dans la Chambre un grand courant de patriotisme qui avait entraîné presque tout le monde, éteignant pour un moment les dissentimens, les divisions de parti, les discordes politiques. On n’avait eu devant les yeux que l’honneur national et la tradition française. » Et il ajoutait : « C’est un des meilleurs souvenirs de ma vie publique que d’avoir pu, ce jour-là, contribuer en quelque chose à cet acte d’union patriotique[10]. »

Cependant, les années passaient, et, à mesure qu’elles s’écoulaient, elles apportaient au patriotisme un peu jaloux, mais si clairvoyant d’Albert de Mun, plus d’un sujet d’alarme ou d’inquiétude. Notre désunion intérieure allait croissant ; l’idée de patrie était en butte à des attaques insidieuses ou cyniques ; le pacifisme faisait chaque jour de nouvelles recrues ; l’armée, moins respectée qu’autrefois, voyait son organisation âprement discutée par les théoriciens socialistes. En même temps, nos amitiés se modifiaient ; des alliances, des ententes nouvelles s’esquissaient, s’élaboraient dans le mystère des chancelleries, dont on n’apercevait pas toujours très nettement la raison d’être, — nous l’avons vue depuis, — et auxquelles notre amour-propre devait consentir plus d’un sacrifice. D’autre part, les orages s’amoncelaient au-delà du Rhin : d’année en année, l’insolence et les exigences de la puissance d’orgueil et de proie augmentaient, devenaient plus difficiles à satisfaire. L’avenir était trouble, et l’on conçoit que d’année en année, fort de son autorité et de son expérience, Albert de Mun ait cru devoir multiplier les avertissemens et les conseils.

Il se plaignait un jour de l’obscurité voulue et silencieuse dans laquelle, depuis le traité de Francfort, s’enveloppait notre politique étrangère, et, servi par son sûr instinct, il en dénonçait admirablement la « raison profonde : »


Depuis trente-huit ans, disait-il, nous portons le poids d’une défaite invengée. C’est notre grande faiblesse. Les nations, pas plus que les individus, ne demeurent impunément, aux yeux du monde, frappés d’une brutale injure.

La cruelle meurtrissure de 1870 ne saurait être comparée à aucune autre. L’Autriche, après Sadowa, perdit son rang en Allemagne ; la Russie, après Moukden et Tsoushima, fut atteinte dans sa puissance militaire. Nous, nous avons laissé aux mains de l’ennemi un morceau de notre chair, et cette plaie, toujours saignante à notre flanc, nous marque du stigmate des vaincus, en même temps qu’elle nous humilie comme un public aveu d’impuissance[11].


On ne saurait plus fortement dire. Oui, c’est bien là, — nous nous en rendons compte aujourd’hui plus clairement que jamais, — la cause unique du mal qui, quarante-quatre ans durant, a empoisonné toute notre histoire nationale. Nos divisions intérieures, nos absurdes querelles, même, — surtout peut-être, — notre anticléricalisme, les timidités, les gaucheries, les réticences de notre politique extérieure, tout ce malaise où nous vivions était un fruit de la défaite. Nous avions été vaincus, et nous ne nous consolions pas de nous être laissé battre ; nous n’étions plus une puissance de premier plan, et nous n’étions pas résignés, comme l’Autriche, à n’être qu’un « brillant second ; » il y avait contradiction entre la réalité d’aujourd’hui et notre rêve, un rêve qui avait été la réalité d’hier et qu’un secret pressentiment nous avertissait devoir être la réalité de demain. Et nous attendions, las, amers, impatiens et inquiets tout ensemble, l’heure du destin que nos scrupules d’humanité nous interdisaient de provoquer.

En l’attendant, cette « heure décisive, » que longtemps il a désespéré de jamais voir, Albert de Mun refrénait comme il pouvait son impatience. Elle s’échappait quelquefois : son sentiment très vif et volontiers ombrageux de la fierté nationale s’accommodait mal des concessions, des faiblesses peut-être, des timidités et des prudences de la diplomatie. Non, certes, qu’il fût incapable de se contenir : il l’a bien prouvé au moment de Fachoda, lorsqu’il renonça, par patriotisme, à une interpellation que l’on jugeait dangereuse. Non qu’il poussât à la guerre : comme nous tous, il se serait reproché de prendre, à cet égard, une responsabilité quelconque ; mais il n’en avait pas peur et il la croyait inévitable. « Ah ! l’horreur de la guerre ! s’écriait-il. Comment pourrais-je l’oublier ? Oui, la guerre est horrible, source de larmes et de douleurs, féconde cependant, source aussi de grandeur et de prospérité. C’est l’histoire du monde et la leçon des siècles. Il y a, pour les nations comme pour les hommes, des épreuves nécessaires à leur force[12]. »

Ces vérités, qui nous sont aujourd’hui douloureusement familières, choquaient alors, — c’était en 1910, — plus d’une oreille trop pacifiste. Albert de Mun pressentait qu’il devenait urgent de les rappeler. Les alertes succédaient aux alertes. La question marocaine, à peine posée, s’annonçait grosse de complications internationales. Le péril que recouvraient ces complications, personne ne l’a mieux vu, ni plus clairement dénoncé qu’Albert de Mun. « Le Maroc, écrivait-il, le Maroc, si longtemps inconnu, commençait à laisser deviner ses ressources et ses richesses. L’Allemagne, poussant ses commerçans sur tous les points du monde, les jetait sur ses rives. Elle y rencontrait les nôtres, les premiers par le nombre et les transactions. L’orgueil germain décida qu’il serait le maître, là comme partout. Sous l’affaire marocaine, comme sous toutes celles qui agitent l’Europe à l’heure présente, il y a la prétention germanique à l’omnipotence. Le geste de Tanger n’eut pas d’autre signification[13]. »

À cette prétention croissante, Albert de Mun sentait bien que, sous peine d’une irrémédiable déchéance, il nous faudrait, tôt ou tard, résister par la force ; et peut-être, dans le fond de son cœur, s’applaudissait-il, puisqu’il fallait en venir là, que l’orgueilleuse et brutale et maladroite Allemagne prît comme à tâche d’exaspérer notre dignité et d’entretenir ou de réveiller en nous les sentimens qui devaient un jour nous dresser, d’un élan unanime, contre son insolente et agressive audace. Et surtout, vieil Africain qu’il était, il se réjouissait que sa chère Afrique eût été choisie par la Providence pour être comme le champ de manœuvres et d’expériences d’où notre jeune armée allait s’élancer, quand il lui faudrait courir sus aux Barbares. Cette affaire marocaine dont beaucoup, parmi nous, méconnaissaient l’intérêt et la nécessité, il en avait, dès la première heure, conçu toute la portée, et il employa tous ses efforts à faire partager sa conviction au public. Je ne décide pas si la méthode d’action rapide et hardie qu’il préconisait n’était pas préférable à la méthode plus lente, parfois un peu timide et indécise, qu’on a employée. Mais, même s’il était prouvé qu’il eût tort sur ce point, — avouerai-je, tout profane que je sois, que je suis tenté de lui donner raison ? — comme il faut lui savoir gré de ses campagnes de presse pour appuyer notre intervention, « au risque d’un désaccord toujours pénible avec plusieurs de ses amis, » et cela « non pas seulement parce que le drapeau était engagé, mais parce qu’il l’était, à ses yeux, pour une cause juste et nationale ! » Et définissant à ce propos son dessein et son effort, il disait :


Dès le premier jour, quand s’est réveillée la question marocaine, j’ai essayé de montrer qu’elle était une question algérienne, française par conséquent. J’en ai cherché les origines dans notre histoire d’Afrique, à l’heure où, après l’Isly, le traité de 1845, au lieu de la trancher, la posa comme une menace pour l’avenir en laissant l’Algérie sans frontière, et sa sécurité sans garantie.

J’ai répété, chaque fois que les circonstances m’ont amené à exprimer mon opinion, qu’assurément ce serait une entreprise téméraire d’essayer la conquête du Maroc, mais que nous ne pouvions, sans trahir notre propre cause, nos intérêts les plus essentiels, l’abandonner à une autre puissance européenne, permettre à aucune d’entre elles d’y établir une prépondérante influence[14].


C’était là un programme très sage et très fier, et Albert de Mun s’y tenait obstinément fidèle. Pour le remplir, il se sentait soutenu, plus qu’il n’avait coutume de l’être, par la conspiration de l’opinion publique. Les provocations allemandes nous réveillaient enfin de notre long sommeil pacifique. Nous recommencions à comprendre tout le sens de cette parole de Prévost-Paradol dans la France nouvelle : « Il n’y a point de milieu pour une nation qui a connu la grandeur et la gloire, entre le maintien de son ancien prestige et la complète impuissance. » Une jeunesse nouvelle se levait, dont Albert de Mun saluait avec une joie tremblante les impatiences et les ardeurs. « Elle est lasse, disait-il, de notre deuil stérile. Elle attend, inconsciente du besoin qui la tourmente, au lieu des glas funèbres, des appels de clairon. Qui les sonnera[15] ? » Et ailleurs : « On dirait qu’un renouveau de foi patriotique s’est allumé dans les âmes. Est-ce bien cela ? Je l’écris en tremblant[16]. » Mais d’autres fois il ne tremblait pas. Saluant un jour, à propos d’un monument inauguré sur le plateau d’Illy, les héros de Sedan, il s’écriait : « Quand on parle d’eux, mon cœur de vingt ans se remet à battre dans ma vieille poitrine, pareil au sang du cheval de troupe réformé par l’âge, qui bondit dans ses veines à l’appel de la trompette. » Et se retournant vers « les jeunes soldats de son régiment toujours aimé, » il leur adressait un « confiant hommage : » « L’école, disait-il, est toujours ouverte, conservant à la France sa réserve de « braves gens. » Quand l’heure sonnera, ils répondront comme Galliffet : « Tant qu’il en restera un. »

L’heure ne devait plus beaucoup tarder à sonner. Après Tanger, Algésiras, Casablanca, — Agadir. Cette fois, la mesure était comble.


Le coup d’Agadir, a écrit Albert de Mun, le coup d’Agadir avait frappé, comme la baguette magique, le cœur de la France engourdie. En un moment, elle fut debout ; ses fils, ranimés, se regardèrent dans les yeux, et reconnurent le visage ancestral. Il y eut un cri, qui courut comme un choc électrique : « En voilà assez ! »

Vous souvenez-vous ? Cet été, au milieu de l’angoisse qui nous étreignait, quelle joie soudaine, et, chez nous autres, les vieux, quel orgueil rajeuni ! Et vous devinez bien ce que je pense, au fond du cœur : vous le pensez aussi. Jamais heure ne fut plus propice ! La brutalité germanique avait mis tout le monde à nos côtés ! La nation était prête ! Au lieu de cela… Ah ! il faut enfermer cette douleur !

Et il consentait bien à l’enfermer, cette douleur peut-être un peu impatiente ; mais il voulait en garder la mémoire. « La guerre, disait-il, impossible hier, est là qui nous guette. » Et il croyait de son devoir de dire à ses compatriotes toute la vérité. « Je vois et j’entends, déclarait-il, et c’est assez. Je vois que, derrière le Rhin, on travaille sans trêve, sans défaillance, avec cette vigueur que donnent à l’action l’unité de direction, la permanence des volontés. Je vois que les lignes de transport se multiplient vers la frontière de la Belgique et du Luxembourg, que les dirigeables, que les flottes d’aéroplanes se construisent avec une activité fiévreuse, que, demain, ils auront partout leurs ports d’attache organisés : je vois que, derrière les canons, se massent les caissons automobiles, prêts au ravitaillement…[17]. » Hélas ! il voyait, ou prévoyait trop bien ; et comme on aurait dû l’écouter davantage ! Au reste, quand on relit aujourd’hui les deux volumes qu’Albert de Mun a intitulés Pour la patrie et l’Heure décisive, et où il a recueilli ses articles de 1912 et de 1913, on ne peut s’empêcher d’être frappé de la hauteur patriotique de vues, de la finesse de sens politique, de la justesse prophétique de vision dont ils témoignent. Si la guerre de 1914 a surpris un trop grand nombre d’entre nous, c’est qu’ils n’avaient pas assez lu et médité ces pages qui auraient dû résonner à leurs oreilles comme l’appel viril du clairon d’alarme. Et si les événemens nous ont trouvés militairement moins prêts que nous n’aurions dû l’être, c’est que « ces articles passionnés qui paraissaient appeler la guerre, à force de la prévoir[18] » n’avaient pas eu, au Parlement et dans les conseils de nos gouvernans, tout le retentissement qu’ils auraient dû avoir.

Une première fois, la diplomatie, — une diplomatie peut-être trop habile, et dont certains procédés allaient être bientôt sévèrement condamnés, — réussissait à écarter, ou plutôt à ajourner le conflit. Ce fut, on se le rappelle, au prix de concessions que nous avions le droit de trouver injustifiées et douloureuses.

Après bien des années d’un silence tristement involontaire, Albert de Mun remonta à la tribune pour présenter, sur les longues négociations engagées et subies par le gouvernement français, toutes les justes réserves que lui inspirait sa fierté patriotique. La Chambre lui fit, à plusieurs reprises, d’enthousiastes ovations, le couvrit d’applaudissemens, mais rejeta sa motion. Jamais échec parlementaire ne fut plus glorieux : tous les cœurs étaient visiblement avec l’orateur ; mais il n’est pas rare, en France, que la raison soi-disant politique désavoue les suggestions de la sensibilité. Albert de Mun en fit une fois de plus l’expérience ; mais il avait rempli tout son devoir, et quand il lança son fameux cri : « Ah ! messieurs les ministres, il faut que vous lui rendiez grâce avec nous à ce généreux pays ! Il vous a sauvés de votes-mêmes !  » il dut sentir, à l’accueil qui lui fut fait, qu’il avait libéré l’âme française et préparé les réparations futures.

Ce n’était point une illusion. De tous les points de la France les lettres affluent, lui prouvant qu’il a touché juste, que « la France ne veut pas périr, qu’elle ne veut pas être livrée, qu’elle ne veut plus être humiliée. » « Ma plume et ma parole, écrit-il, sont à son service. » Et à la chute du ministère Caillaux, il ouvre une campagne pour saluer et encourager « le réveil du pays. » Campagne toute patriotique, et exclusivement patriotique, en dépit des vœux que lui adressent certaines des innombrables lettres qu’il recevait. « Quelques-unes, déclare-t-il, m’appellent sur le terrain politique. Je ne m’y laisserai pas attirer. L’heure est trop poignante. C’est quelque chose comme celle d’il y a quarante et un ans, quand la patrie rassembla tous ses fils, sans distinction de croyances ou d’opinions, sans souci des mains qui tenaient le drapeau. » Noble attitude, en vérité, et qui, avec une générosité à laquelle on ne répondit pas toujours, préludait à cette « union sacrée » où nous vivons depuis plus de trois ans. Un de ces articles est précisément intitulé : l’Union nécessaire, et il est une réponse à une parole fameuse sur la survivance séparatrice de la question religieuse.


Oui, — concluait éloquemment Albert de Mun, — la question religieuse sépare nos âmes. Ce n’est que trop vrai. Mais, dans ce déchirement douloureux, où tant de cœurs ont saigné, quelque chose reste debout, qui les unit malgré tout, quelque chose de sacré qu’il n’est pas permis de livrer aux disputes et aux passions. Il reste la France ! C’est à elle qu’il faut penser. C’est d’elle qu’il faut parler[19].

Noble langage en vérité, et qui, faisant écho au mot historique du duc d’Aumale, traduit admirablement la pensée profonde d’Albert de Mun, celle qui, par-dessus toutes les divergences doctrinales, toutes les oppositions politiques, a fait l’unité intime de sa vie. Ayant eu, d’ailleurs, « par d’irrécusables témoignages, la certitude de correspondre à la pensée nationale, » il poursuivait sans défaillance la tâche qu’il s’était assignée. Il se défendait de pousser à la guerre. « Que la diplomatie s’efforce de la conjurer, disait-il, je le veux, pourvu que ce soit sans rien sacrifier de l’honneur national, pourvu que ce soit, surtout, en fortifiant les amitiés fécondes, non en poursuivant des rapprochemens stériles. Timeo Danaos… » Il redoutait par-dessus tout les promesses d’amitié protectrice par lesquelles on essayait d’endormir notre bonne foi et de nous faire contracter des marchés de dupes. De quelque côté qu’il tournât les regards, il apercevait des causes d’inévitables conflits et des raisons d’inquiétude, et il les énumérait avec une pressante insistance, Surtout, il voyait poindre à l’horizon, entre l’Angleterre et l’Allemagne, un duel fatal, formidable, auquel, bon gré mal gré, nous ne pourrions pas rester étrangers. « Une politique de funestes abandons et de criminels oublis, écrivait-il un peu sévèrement, nous a réduits à n’être, dans le conflit des deux empires, que le champ clos où se fera le heurt décisif. Nous y trouverons la mort ou la résurrection, selon que nous l’aurons voulu. »

Et il ne se trompait pas, puisque, dans la pensée allemande, la guerre déchaînée en 1914 ne devait être que la première étape de cette lutte titanesque. Et il se trompait moins encore en dénonçant les signes précurseurs et les raisons profondes de l’agression germanique, les difficultés économiques et financières de l’empire voisin, les prédications belliqueuses d’outre-Rhin, « les préparatifs grandissans, et, sur notre propre sol, l’envahissement pacifique préludant à l’invasion guerrière[20]. » Sinistrés symptômes, s’ils n’avaient eu leur consolante contre-partie dans la fierté, l’ardeur, la résolution dont étaient animées les générations nouvelles. Ces sentimens virils, dans ses enquêtes sur l’état moral du pays, Albert de Mun les avait partout rencontrés. Il s’en réjouissait, et la confiance renaissait dans son’ âme. « La nation, déclarait-il, est tout entière travaillée par le sentiment de la patrie. C’est la conclusion de ce livre et c’est aussi, pour la France, la consolation suprême et la suprême espérance. »

Cependant les événemens se précipitaient. Après Agadir et l’affaire du Congo, la guerre italo-turque ; après l’affaire de la Tripolitaine, la guerre des Balkans ; après le traité de Londres et celui de Bucarest, les nouvelles lois militaires et les armemens précipités de l’Allemagne. « L’heure décisive » approchait : il fallait s’y préparer. De l’avoir vu avec une admirable netteté, d’avoir dépensé, à proclamer cette vérité nécessaire, tout ce qu’il y avait en lui d’activité, de haute raison, d’éloquence, — n’eût-il fait que cela dans sa longue carrière d’homme public, Albert de Mun eût mérité qu’on saluât en lui l’un des plus grands Français de notre temps. Qu’on relise, par exemple, l’Avant-Propos de son avant-dernier volume : on y trouvera, en six pages, un exposé de la situation politique internationale, qui, pour l’exactitude des faits, — au moment où elle était écrite, — la vigueur ramassée et suggestive des formules, la justesse des pressentimens, serait digne d’être placé à côté des rapports diplomatiques les plus fameux de notre Livre Jaune. Quel merveilleux ambassadeur, se dit-on, en relisant ces pages, eût fait Albert de Mun, si l’on avait su utiliser toutes ses aptitudes ! Il est vrai qu’en ces années d’avant-guerre, il avait un autre rôle, plus utile peut-être, à jouer : celui d’éclairer et de redresser l’opinion, que tant de sophismes intéressés ou aveugles risquaient d’égarer encore. Et ce rôle, il le jouait avec une ardeur et une autorité admirables. Il se dérobait à toutes les intrigues parlementaires qui, hélas ! suivaient leur cours. « Résolument, il écartait loin de sa pensée, de sa parole, de ses écrits, non seulement toutes les préoccupations de parti, mais toutes les récriminations, tous les ressentimens, même les plus légitimes : il ne songeait qu’à la patrie. » Il se contentait d’être une sorte de ministre ou de fondé de pouvoirs de la conscience nationale.

La guerre est inévitable ; elle est virtuellement conditionnée et exigée par l’état actuel de l’Europe ; elle est voulue moins par les princes que par les peuples. Comme un fruit mûr qui tombe de l’arbre, elle se détachera, elle fondra sur nous à l’heure fixée par le destin. Il faut regarder cette éventualité bien en face et s’y préparer avec courage. Unissons-nous, oublions tout ce qui nous divise ; formons un seul faisceau de toutes nos énergies nationales ; ne laissons inemployée aucune de nos forces matérielles et morales. Fortifions notre armée et resserrons nos alliances. — C’est à ces quelques idées, toujours les mêmes, qu’Albert de Mun revenait sans cesse dans ces articles « écrits sans apprêt, avec son cœur qui était plein, » Idées qui, à l’épreuve des faits, se sont trouvées d’une douloureuse et profonde justesse, et qui, peut-être, n’appellent qu’une seule réserve.

« L’Europe tout entière, disait-il, incertaine et troublée, s’apprête pour une guerre inévitable, dont l’heure lui est cachée, dont la cause immédiate lui demeure encore ignorée, mais qui s’avance vers elle, avec l’implacable sûreté du destin, tandis qu’à tâtons elle cherche à l’éviter. » Sans nier le moins du monde les raisons générales et lointaines, les raisons nationales et ethniques du grand conflit qui s’approchait, il était, ce semble, un peu téméraire d’en affirmer l’inexorable fatalité, Oui, certes, il y avait, entre 1911 et 1914, dans le monde, d’innombrables et d’inquiétans germes de guerre, et qui ne demandaient qu’à s’épanouir ; mais cette moisson sanglante n’aurait-elle pas pu avorter ? Là encore, n’y a-t-il pas eu des responsabilités personnelles, individuelles, qu’il ne faut point cesser de dénoncer ? « Si la guerre doit éclater, écrivait encore Albert de Mun, ce sera l’irrésistible mouvement des peuples, la poussée formidable des races qui l’aura déchaînée, ce ne sera pas la volonté des chefs d’Etat[21]. » Est-ce absolument exact ? Et les deux sinistres empereurs n’auraient-ils pas pu se dérober à « l’irrésistible mouvement » de leurs peuples ? S’ils avaient été humains ? S’ils avaient été sages ? S’ils avaient su résister aux pressions de leur entourage, aux suggestions de leur cupidité et de leur orgueil, les événemens n’auraient-ils pas pu suivre un autre cours plus pacifique ?

Vains rêves que tout ceci ; et puisque aussi bien les libres passions princières sont, à leur manière, des « fatalités » historiques, Albert de Mun a eu raison au total de parler d’une guerre inévitable et d’en rappeler infatigablement la pensée à ses lecteurs. Au reste, parmi ses appréhensions et ses inquiétudes, de joyeuses consolations lui venaient, lui apportant la preuve qu’il ne prêchait pas dans le désert. Non seulement la jeunesse, par « l’accueil chaleureux » qu’elle réservait à ses vibrans articles, « soutenait son labeur » et « récompensait son effort. » Mais même dans les milieux politiques, il y avait quelque chose de changé. Au ministère qui avait, tant bien que mal, — et plutôt mal que bien, — paré le « coup d’Agadir, » en avait succédé un autre qui, en plus d’une circonstance, s’était montré particulièrement soucieux de la fierté et de la dignité nationales. Les Chambres avaient porté à la première magistrature du pays l’homme que l’instinct populaire leur avait désigné comme étant le plus capable, dans les difficiles conjonctures présentes, de présider aux destinées de la France, et le nouveau Président, à peine installé à l’Elysée, encourageait ses ministres à proposer le rétablissement de la loi de trois ans. Cette loi, qui nous a probablement sauvés d’un désastre, n’a pas eu, dans l’opinion et dans la presse, d’avocat plus chaleureux, plus persuasif qu’Albert de Mun, ni ses adversaires de contradicteur plus compétent, plus vigoureux, plus pressant. Sans lui, je n’ose dire, n’en sachant rien, que cette loi de salut national n’eût point été votée ; mais qu’il ait contribué à la faire voter, à créer en sa faveur, dans l’esprit public, une atmosphère de confiance et de lucide résolution, c’est ce qui me paraît indéniable. Au terme de sa campagne, l’auteur de l’Heure décisive pouvait se rendre le témoignage qu’il avait très efficacement travaillé à l’œuvre de défense nationale, et que, en partie grâce à lui, la France était « prête, quels que fussent les événemens, à remplir fièrement la mission qu’elle tient de sa glorieuse histoire. »


III

28 juillet 1914. Albert de Mun est à Roscoff. Depuis cinq jours, l’universelle tension diplomatique créée par l’odieux ultimatum de l’Autriche à la Serbie tient les esprits en suspens ; les nouvelles s’aggravent ; l’attitude de l’Allemagne est énigmatique et inquiétante ; on s’attend d’un instant à l’autre à la déclaration de guerre autrichienne. Albert de Mun écrit un article, qu’il intitule : L’Heure a-t-elle sonné ? et peu après, il part pour Paris.

Elle était sonnée, en effet, l’heure de « l’horrible rencontre » qu’il était « bien loin de souhaiter, » mais dont il avait prédit l’inévitable échéance. Et alors commence cette admirable campagne de presse qui laissera dans la mémoire de tous les Français un impérissable et si pur souvenir. Deux mois durant, les articles quotidiens d’Albert de Mun sont littéralement, — le mot est de M. Bourget, — « le battement même du cœur du pays. » Aux heures d’incertitude, de doute et d’angoisse, ce sont ces quelques pages de prose qui, — dans combien de foyers anxieux ! — vont entretenir et renouveler la flamme sacrée de la confiance et de l’espoir. Personne en France ne désespère, puisqu’Albert de Mun espère toujours. Plus jeune, plus vibrant et plus actif que jamais, ce vieillard de soixante-treize ans, malgré la maladie, malgré l’âge, malgré les émotions du citoyen et du père, — il avait trois fils à l’armée, — prodigue généreusement les derniers jours d’une vie qu’il abrège, il le sait, mais qu’il veut user noblement. Tous les aspects de son âme et de son talent, unis, fondus ensemble et réconciliés, exaltés et transfigurés par les circonstances, s’expriment alors avec une largeur, une intensité, une liberté d’accent qu’il n’a encore jamais atteintes. Il est resté soldat, et il éprouve comme une juvénile allégresse à se battre une dernière fois pour ce fier pays qu’il a tant aimé. Il est profondément chrétien, et l’ardeur de son patriotisme légitime et utilise toutes les formes de sa piété : il retrouve, pour la France missionnaire du Christ, les sentimens mêmes qu’une Jeanne d’Arc avait déjà pour elle. Il est orateur et apôtre ; et chaque matin, du haut de sa tribune de l’Echo de Paris, c’est la foule immense des familles françaises qu’il harangue, auxquelles il prêche la patience, le courage et l’espoir. Il est gentilhomme, et comme jadis ses ancêtres étendant leur tutelle protectrice sur le petit peuple des alentours, lui, c’est tout le peuple de France qu’il défend contre les assauts du doute et des mortelles défaillances. C’est un croisé enfin ; et quelle croisade, dans notre longue histoire, est comparable à celle que nous menons depuis trois ans contre les éternels barbares, les héritiers légitimes de la païenne Germanie ? Comprend-on maintenant toute la beauté et toute l’ampleur du rôle qu’a joué Albert de Mun pendant les deux premiers mois de la guerre ? Toute sa vie et toute son œuvre aboutissaient à cette heure unique où, sans l’avoir cherché, il s’est révélé comme notre héraut national.


L’heure, — déclarait-il en débutant, — l’heure n’est plus aux longs articles dans le silence et la réflexion : il n’y a de place que pour l’action. Chaque jour, autant que je le pourrai, je noterai ici les battemens de nos cœurs. Puisque, douleur poignante, le vieux soldat ne peut plus être dans le rang, tandis que va se jouer la partie suprême attendue depuis quarante-quatre ans, peut-être pourra-t-il servir encore utilement la patrie avec la seule arme qui reste à son bras vieilli[22].


Jamais patrie n’aura été mieux servie. Je ne sais ce que penseront de cette suite d’articles ceux qui viendront après nous. A nous autres il est bien difficile de les juger avec toute l’impartialité souhaitable. Nous les avons trop vécus ! Ils font désormais partie de nous-mêmes. Toute notre vie nous y retrouverons le vivant écho des émotions, des espérances, des angoisses par lesquelles nous avons tous passé au cours de ces semaines tragiques où se décidait le sort du pays. Et quand, plus tard, nous voudrons raviver nos souvenirs, faire renaître, avec notre âme d’autrefois, les sentimens qui l’agitaient, ce sont ces derniers articles d’Albert de Mun que nous voudrons relire.

Quand nous les relisons d’ailleurs aujourd’hui, à plus de trois ans déjà des événemens qui les ont inspirés, ils nous paraissent aussi beaux qu’au premier jour. Aucune rhétorique. Aucune recherche de pensée ou d’expression. L’éloquence la plus spontanée, la plus simple, la plus jaillissante. Le lyrisme le plus direct, le moins concerté, le plus dédaigneux des procédés qu’il y ait peut-être dans notre langue. C’est véritablement une âme, — et quelle âme, haute, généreuse et profonde ! — qui s’exhale et se livre tout entière.

Voyez d’abord avec quels accens, lui qui, toute sa vie, a si souvent rêvé de l’unanimité française, et qui voit enfin son rêve réalisé, il nous crie, « le jour sacré » du 4 août, « son émotion profonde, sa poignante admiration, sa fierté patriotique » :


Rien ne s’est vu de si beau, de si grand dans notre histoire. Tous ces hommes debout, frémissans d’enthousiasme, emportés par un superbe élan de dévouement à la patrie, de confiance en son bon droit, de passion pour sa grandeur et son indépendance, oubliant pour elle, en une minute, toutes les discordes de la veille, et réconciliés dans l’unanime amour de la France, ce fut un spectacle sans pareil[23].


Ah ! il n’a pas besoin de nous dire qu’il « a assisté à ce spectacle, unique dans les fastes d’un peuple, le cœur battant, les yeux pleins de larmes, » nous le connaissons assez pour savoir que ce dut être là l’un des plus beaux jours de sa vie. Et, même si nous n’en avions pas dans ses articles le vivant témoignage, nous devinerions que les événemens des premiers jours de la guerre, la violation du Luxembourg, de la neutralité belge, l’entrée en ligne de l’Angleterre, la provisoire abstention italienne, la méthodique et calme perfection de la mobilisation française, les premiers combats de Belgique et d’Alsace ont eu dans Albert de Mun le plus fièrement ému, le plus saintement enthousiaste des spectateurs. Il prodigue à l’armée belge, « troupe de héros, avant-garde volontaire de la civilisation, contre la ruée des barbares, » l’hommage chaleureux et reconnaissant de son admiration fraternelle. Et puis, le 8 août :


Mulhouse est pris ! Comprenez-vous, à ces trois mots, vous les jeunes, et vous-mêmes, entrés dans la vie depuis quarante ans, comprenez-vous, à ces trois mots, quel coup au cœur, quel sursaut de tout notre être, pour nous, les vieux, les vaincus de 1870 ?…

La revanche ! Mot vibrant, si longtemps refoulé dans nos âmes, et qu’il nous était défendu de crier tout haut. Le voilà qui retentit, comme un espoir désormais possible, d’un bout à l’autre du pays. C’est donc vrai ! Nous pouvons espérer, avant que Dieu nous rappelle, voir ce grand retour de justice et de gloire. Et vous, mes camarades, vous dont les restes illustres reposent sous la terre où vous êtes tombés, frappés d’une mort doublement cruelle, puisqu’elle n’avait pu, du moins, sauver la patrie, est-ce que, dans vos tombes de hasard, que laboure, depuis tant d’années, le travail des vivans, est-ce que vos os n’ont pas tressailli d’un frémissement soudain, au bruit de la grande nouvelle[24] ?


On se rappelle ce que disait Chateaubriand, à propos du mouvement final de l’Oraison funèbre du prince de Condé, « qu’à ce dernier effort de l’éloquence humaine, les larmes de l’admiration ont coulé de ses yeux, et le livre est tombé de ses mains : » à propos de cette page, digne de Bossuet, on serait tenté d’en dire autant.

Et nos premiers succès, en se succédant, suggéraient au vieux soldat qu’était Albert de Mun, avec de superbes paroles de confiance, d’ardentes, de palpitantes visions de batailles :


Ah ! comme je vis avec vous, comme je sens vos cœurs battre, mes camarades, en ces jours d’attente solennelle ! Je vous vois là, en contact avec l’ennemi, à quelques kilomètres de lui, écoutant le bruit des combats avancés, guettant, calmes et tout de même excités, l’heure proche de la bataille. Les aéroplanes parcourent le ciel, vont et viennent ; les chevaux sont sellés et paquetés. Et, demain, tout à l’heure, pendant que j’écris, peut-être, le canon va tonner sur toute la ligne. Alors, comme le 4 août 1870, à quatre heures du soir, devant Borny, vous vous lèverez tout droit, officiers et soldats, en criant : « Vive la France ! » Et nous qui vivons, les yeux rivés sur vos gestes lointains, qui vivons le cœur serré d’angoisses, parce que nos fils sont parmi vous, mais l’âme frémissante, parce que vous êtes la patrie en armes, nous vous répondrons d’ici par le même cri évocateur de gloire : « Vive la France ! »


Mais en attendant les chocs décisifs, les heures se traînaient, lentes, fiévreuses, angoissées. « Le temps a passé, et maintenant, c’est l’attente, lourd manteau jeté sur nos pensées, que nous traînons partout, dans l’activité des fonctions diverses où nous essayons de servir la patrie. » Pour nous aider à les passer, ces heures « solennelles et poignantes, » Albert de Mun, qui les vivait comme nous, plus dangereusement peut-être, trouvait les réflexions et les mots les mieux appropriés à notre anxieuse impatience. Il énumérait nos motifs d’espérer ; il nous prêchait le sang-froid ; « mères douloureuses, épouses tragiques, fiancées torturées, » il les exhortait au dur sacrifice de la maîtrise de soi et du silence. A ceux qui partageaient ses croyances il rappelait les promesses de la vie éternelle et la mission providentielle de la France. « Et puis enfin, il y a Dieu, disait-il, Dieu qui a rassemblé nos cœurs divisés, qui a permis le fol emportement de l’orgueil allemand, qui a conduit le merveilleux renversement des calculs germaniques. Il y a Dieu et Jeanne d’Arc !… Ce n’est pas en vain qu’après cinq siècles, l’image de Jeanne béatifiée est revenue planer sur la patrie, comme sur la cité romaine le palladium antique ! » Un autre jour, il rappelait « la protection séculaire de la Vierge Marie, sur notre patrie bien-aimée. » « Elevons, s’écriait-il, nos âmes chrétiennes et françaises vers la mère des douleurs et des espérances… » Et, se tournant vers ceux qu’en d’autres temps ce langage aurait pu surprendre et faire sourire : « D’autres me liront, écrivait-il, sans s’étonner de cette explosion de mes pensées intimes. Je leur dirai, bien qu’ils ne partagent pas ma foi, les mêmes et viriles paroles. Vous aussi, grandissez vos âmes à la hauteur de la patrie. Elle vous demande plus qu’à vos fils. Eux, ils donnent leur vie, dans l’enthousiasme du combat, vous, vous donnez la vôtre, dans le silence de l’attente et le devoir ignoré[25]. »

Il donnait, lui, la sienne sans compter. Son article quotidien n’était que la moindre de ses « œuvres de guerre ; » il se dépensait dans une foule d’utiles besognes de charité et de dévouement patriotique. Il avait, dès les premiers jours, d’accord avec le gouvernement, organisé son bataillon sacré, ces aumôniers militaires, dont on ne saurait s’exagérer la part d’action dans le merveilleux moral de nos troupes, et donc dans les victoires françaises. « Ce sera la plus belle œuvre de ma vie, » déclarait-il dans l’un de ses derniers articles. La plus belle ? Je ne sais ; mais probablement la plus pratiquement utile, et, dans l’ordre spirituel, la plus lointainement efficace. Si, comme nous l’espérons tous, la « mentalité » populaire en France est changée après la guerre, les aumôniers volontaires y auront largement contribué, et, par l’esprit d’apostolat et de sacrifice dont ils auront fait preuve, l’une des plus hautes pensées d’Albert de M un se prolongera, se réalisera peut-être après lui.

Non content enfin de soutenir et de réconforter les Français de l’arrière, il s’adressait aussi Aux soldats : tel est le titre d’une « proclamation » qu’il publiait dans le Bulletin des armées, et qui dut, à la veille des grandes batailles, exalter et redresser, sur le front, bien des courages. Cet « ancien » parlait si bien le fier langage militaire, élevé, précis et simple qui convient à l’héroïsme français ! Il disait si bien, en termes si chaleureux, si forts, si émus, tout ce qu’il y avait à dire, tout ce que chaque petit soldat, en partant pour la guerre, s’était dit, dans le secret de son âme, pour s’expliquer la grandeur de son sacrifice !


L’honneur est grand, — déclarait-il, — de vous parler, à cette heure où vit en vous toute l’âme de la France. Il est grand surtout pour le vétéran de la guerre douloureuse, dont le cœur, meurtrit par l’inoubliable blessure, bat à grands coups, d’espérance et de fierté, en saluant les vengeurs de la patrie.

Qui de vous, depuis le général en chef jusqu’au simple soldat, ne porte en lui, gravée par l’histoire de sa race, l’image de la patrie, terre des pères, ensemble sacré de nos demeures et de nos champs, mère des vivans et gardienne des morts, chérie d’un instinctif et puissant amour !…


Cependant, l’heure des rencontres formidables approchait. L’occupation de Bruxelles, l’invasion allemande dans le Nord-Ouest de la Belgique, Morhange, Charleroi, la retraite, l’invasion de la France : autant de dates et d’événemens douloureux, et que nos premiers succès ne nous faisaient point prévoir. L’attitude d’Albert de Mun est alors admirable. Jamais il n’a mieux mérité ce titre de « ministre de la confiance nationale » qu’il se donnait plus tard à lui-même. Si grave que soit la situation, il se défend de désespérer. Toutes les raisons précises et positives que nous pouvons avoir de croire à un prochain retour de fortune, et à la victoire finale, il les ramasse en un faisceau saisissant, il les commente avec une vivacité d’intuition, une vigueur persuasive qui vont porter la foi et l’espoir dans les esprits les plus troublés, les cœurs les plus inquiets. Sans nier le moins du monde les faits acquis, sans en diminuer le caractère douloureux, il les ramène à leurs proportions véritables dans l’ensemble des opérations, dans la situation générale. Il corrige et redresse les imprudences et les fausses manœuvres que les pouvoirs publics, dans leurs communiqués, dans leurs informations officieuses, ont plus d’une fois commises. Il relève les courages abattus, il exalte les volontés faiblissantes ; il parle à chacun le langage qu’il peut le mieux entendre. A tous il rappelle, au nom même de « nos enfans » qui comptent sur nous, le grand, l’imprescriptible devoir de la courageuse patience.


Croit-on, s’écrie-t-il, que je ne souffre pas, ayant mes fils et mes proches dans l’action, et que je ne compatis pas de toute mon âme à l’atroce angoisse de tous ceux qui souffrent avec moi ? Mais quoi ! la guerre est l’école de la souffrance et du sacrifice. Ils souffrent aussi, là-bas, nos enfans, loin de tout, coupés de toutes nouvelles, exposés aux fatigues et aux combats de chaque jour ! Nous leur demandons pourtant la silencieuse acceptation du devoir héroïque. Ils ont le droit de compter sur la nôtre[26].


Et à mesure que le danger se rapproche et s’aggrave, que les nouvelles des atrocités germaniques se précisent, — Badonviller, Etain, Louvain, — la voix d’Albert de Mun se fait plus indignée, plus pressante, plus impérieuse. « Les lettres qu’il reçoit chaque jour, par monceaux, l’encouragent par la pensée qu’il donne une voix à tant d’âmes étouffées d’inquiétude. » Il sent que, par sa plume de journaliste, il remplit l’un des plus hauts, des plus importans services publics du pays. Il se dit « heureux de pouvoir encore donner à la France quelque chose de sa vie. » Le mot de Wellington à Waterloo : « Tenir, tenir jusqu’à la mort » est sa devise, et celle dont il ne cessera de nous vanter l’efficace. Mais la foi ne l’abandonne pas. Quand, le 2 septembre, il quitte, afin de poursuivre librement son œuvre, Paris pour Bordeaux, les dernières paroles qu’il nous laisse, en guise d’adieu, sont les suivantes : « Nous ne voulons pas mourir. Prenons le moyen de vivre. Il n’y en a qu’un, c’est de tenir bon, quoi qu’il arrive, avec la confiance chevillée dans le cœur. »

Et pourtant, « Paris était menacé par eux !  » Sombre pensée, il l’avoue, mais qui ne parvient pas à entamer la foi, réaliste et mystique tout ensemble, qu’il a dans le salut de la France. « Entendant la voix mâle du chef qui commande à la résistance, écrit-il, je sens, comme il y a un mois, mon âme exaltée dans la confiance. » Il « pense plus que jamais » ce qu’il pensait et disait dès l’arrivée des Allemands sur la Somme, à savoir : « qu’une armée qui tenterait une manœuvre semblable, laissant sur son flanc des forces puissantes et organisées, commettrait une folie dont elle serait sûrement châtiée. » Et voilà que peu à peu l’événement lui donne raison. Voilà que s’engage, dans les meilleures conditions possibles, la bataille décisive qui va sauver Paris et refouler le Barbare. Pendant qu’elle s’engage, pendant qu’elle progresse, semblable au prophète hébreu qui, du haut de la montagne sainte, soutenait par ses prières le courage de ses troupes, Albert de Mun prie, prêche la sérénité, l’espoir, et, par tous les moyens en son pouvoir, réchauffe, exalte, tonifie la confiance française. L’un des premiers, le premier peut-être, il proclame ce qui est devenu, depuis, une vérité d’évidence : « Il y a eu, déclare-t-il, dans l’histoire, des retraites illustres à l’égal des victoires. Celle qui, depuis Charleroi, contient la marche de l’envahisseur, quand le détail en sera connu, comptera dans ces exemples fameux. » Et, prononçant, à l’égard de nos vaillans défenseurs, les chaudes paroles de gratitude qui traduisent la pensée de la France, il s’écrie : « Je voudrais que le pays le comprît tout entier, et que, de son sein, s’élevât vers ses glorieux soldats, un cri de reconnaissance et d’amour. Je voudrais, surtout que là-bas ils eussent, ces sauveurs de la patrie, ces héros de la civilisation, la certitude que la France admire leur œuvre et la comprend[27]. » La France tout entière n’allait pas tarder d’applaudir a cet hommage…


Bordeaux, 12 septembre 1914. — Comment dire ? Quels mots trouver ? Ils sont en pleine retraite, et sur la gauche, entre Reims et Soissons, cette retraite est une déroute… Ah ! il faut s’imaginer cela, le tableau tragique et d’une grandiose horreur… Ça y est… Les canons s’empêtrent dans la marche en arrière, les chevaux tombent, les voitures s’entassent. Hardi les enfans ! Poussez ! « Tout est vôtre, » comme criait Jeanne d’Arc aux siens le jour de Patay.

Alors, comprenez-vous la joie, l’ivresse, l’orgueil ! c’est la poursuite. La poursuite des Allemands sur le sol français ! Imaginez l’enthousiasme, la griserie. Plus de fatigue, plus de regards à ceux qui tombent ! Il faut les atteindre, ramasser les traînards, couper les traits des canons, et, surtout, les empêcher de repasser la Marne, qui paraît là, tout près, au bout du champ de bataille.

Ah ! la belle histoire ! Et dire que nous ne sommes pas là, nous les vieux, les vaincus, les victimes, pour jouir de cette revanche, attendue depuis quarante-quatre ans !


Et le lendemain :


Notre victoire ! Enfin il est permis de les écrire, ces mots glorieux et libérateurs, qu’hier encore, imaginant la poursuite, je n’osais prononcer tout haut, tant l’école de la guerre nous a rendus rebelles aux prompts enthousiasmes…

Ah ! il a raison, notre Joffre, de nous ouvrir enfin les lèvres, afin que nous puissions crier notre victoire. Elle est plus grande, sans doute, que nous ne la mesurons nous-mêmes. Demain verra de grandes choses[28].


Demain ne vit pas toutes les grandes choses qu’escomptait Albert de Mun. Demain vit commencer cette interminable guerre de tranchées qui allait mettre à une si dure épreuve la patience française. Albert de Mun eut, comme nous tous, quelque mal à s’y faire. Mais la grandeur du but à atteindre le préservait de toute lassitude et lui servait à bander toutes les énergies, à relever tous les courages. La bataille de la Marne était à peine achevée qu’il écrivait : « L’Allemagne joue sa vie comme nous. Ces parties-là ne se règlent pas en un jour, ni en une bataille. » Obstinément, il replaçait sous nos yeux le Delenda Carthago qui devait être, selon lui, l’unique solution raisonnable de cette guerre effroyable : « la destruction de la puissance germanique, » c’était pour lui un axiome, dont aucun sophisme ne devait dénaturer la clarté. « Nous subissons, malgré nous, disait-il, une guerre affreuse et sans merci, nous versons, par tous les pores, le sang de la patrie. Il faut que ce soit pour assurer aux générations qui viennent un siècle de paix, de repos et de prospérité. Elles ne le trouveront que dans le définitif écrasement de l’ennemi qui, depuis quarante ans, piétine notre cœur[29]. » Cette farouche résolution est devenue celle 4e tous les Français, et nul n’aura plus fait qu’Albert de Mun pour nous l’implanter dans le cœur.


A cet épuisant régime d’émotions et de labeur, son cœur s’usait, et des crises, chaque jour plus fréquentes, l’avertissaient du péril. Il n’en avait cure, se dérobant aux conseils de prudence, se refusant à suspendre ou diminuer son effort. Il voulait aller jusqu’au bout de son devoir, et le devoir pour lui confinait à l’héroïsme. Au reste, que lui importait d’abréger sa vie ? Son œuvre n’était-elle pas achevée ? N’avait-il pas eu l’honneur de collaborer de toute son âme au « miracle français » dont il avait été le généreux prophète ? N’avait-il pas, de ses yeux de chair, vu la victoire qu’il n’avait cessé de prédire ? Ne pouvant mourir sur le champ de bataille, pouvait-il souhaiter une plus belle mort de soldat que de tomber, la plume à la main, pour son pays ? Un soir d’octobre, son article du lendemain achevé, la mort le prit doucement, l’enlevant à la tendresse des siens, au respect et à l’admiration reconnaissante de la France entière. Ce fut un deuil national. Il n’avait plus d’adversaires, et ceux qui le combattaient la veille ne furent pas les derniers à lui rendre hommage. Bordeaux lui fit de magnifiques funérailles. Académiciens, ministres, sénateurs, députés, ambassadeurs, le Président de la République en personne, tout ce qui représentait et aimait la France se donna rendez-vous derrière son cercueil. Chacun sentait qu’une des grandes voix de la patrie venait de s’éteindre. Les douleurs individuelles s’élargissaient et s’épuraient dans la religieuse émotion collective. On songeait à l’harmonieuse unité de cette existence, si pleine de hautes pensées et de bonnes œuvres, à cette noble fin de chevalier chrétien et français, qui avait toute la vertu et tout le sens agissant d’un symbole. On se disait que, même achevée, cette vie était encore créatrice d’union, d’énergie, de sacrifice et d’espoir. Au dire de tous les assistans, ces sentimens se lisaient sur tous les visages de la grande foule anonyme et recueillie qui se pressait autour de cette tombe. Et le mot qu’il fallait dire a été prononcé par un soldat, répondant à un camarade qui demandait à connaître le héros de ce long cortège : « C’est M. de Mun, celui qui consolait nos mères. »


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Combats d’hier et d’aujourd’hui (Lethielleux), t. II, p. 178.
  3. Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. I, p. 179.
  4. Discours et écrits divers, t. VII, p. 261, 241-242, 267-268.
  5. Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. III, p. 7 et 8.
  6. Ma vocation sociale, p. 6.
  7. Combats d’hier et d’aujourd’hui, supplément à la 1er série, p. 265-266. Albert de Mun avoue pourtant ailleurs (Combats, t. V, p. 169), que, dans le second cas, « ce fut un coup très rude. » Ce le fut aussi dans le premier.
  8. Discours et écrits divers, t. V, p. 129-130.
  9. Discours et écrits divers, t. VII, p. 266.
  10. Discours, t. III, p. 344-345. — Cf. p. 189-209.
  11. Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. III, p. 175-176.
  12. Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. V, p. 216.
  13. Id., t. III, p. 148 149.
  14. Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. IV, p. 192.
  15. Pour la Pairie (Émile-Paul), p. 196-197.
  16. Id., p. 171, 207, 222.
  17. Pour la Patrie (Émile-Paul), t. IV, p. 146.
  18. Id., t. V, p. 214.
  19. Pour la Patrie (Émile-Paul), p. 205, 289.
  20. Pour la Patrie (Émile-Paul), p. 289, 305.
  21. L’Heure décisive, p. 211, 178, 67.
  22. La guerre de 1914, p. 8.
  23. La guerre de 1914, p. 34.
  24. Id., p. 54-55.
  25. La guerre de 1914, p. 64, 50, 67.
  26. La guerre de 1914, p. 99.
  27. La guerre de 1914, p. 101, 119, 143, 147, 192.
  28. La guerre de 1914, p. 174, 175, 181.
  29. Id., p. 185, 227.