Esquisses contemporaines - Ferdinand Brunetière/02

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Esquisses contemporaines - Ferdinand Brunetière
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 590-621).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

FERDINAND BRUNETIÈRE


II[1]
LA DERNIÈRE INCARNATION

Je revenais de Rome, où j’étais allé, quoi qu’on en ait pu dire, sans autre intention que de renouveler des souvenirs déjà vieux de vingt-huit ans alors, et qui le sont donc aujourd’hui de quarante. Comme je l’avais été jadis à l’audience de Pie IX, j’avais eu l’honneur d’être admis à l’audience de Léon XIII, et pendant trois quarts d’heure je m’étais prêté, non sans quelque émotion, à l’interrogante, je serais tenté de dire « malicieuse » et paternelle curiosité de ce grand vieillard. Ai-je besoin ici de rappeler à que, point les choses de France l’intéressaient, et je ne sais, à ce propos, dans quelle mesure son influence avait pu contribuer, directement ou indirectement, au rapprochement de la France et de la Russie, mais, en ce temps-là, — novembre 1894, — rien ne lui tenait plus à cœur, et, pour en parler, comme aussi des suites qu’il en espérait, sa voix retrouvait une ardeur qui n’avait d’égale que la vivacité de sa gesticulation. Il me parla ensuite de ce qu’on appelait alors « l’esprit nouveau, » et il me demanda ce que je croyais qu’on en pût attendre. Il se plaignit, avec un sourire, ce singulier sourire où il semblait que sa très grande bonté se masquât d’ironie, de ceux qui résistaient à ses « directions, » — ce ne fut pas le mot dont il se servit, — et il me demanda s’ils y résisteraient toujours. Je lui répondis que je le craignais, et comme je n’eus pas de peine à voir que la réponse lui déplaisait, je me hâtai de dire que je ne parlais que de ses « directions politiques, » mais qu’au contraire, en France, comme ailleurs, il n’y avait qu’une opinion sur ses « directions sociales, » et ce fut une occasion de parler de l’Encyclique Rerum novarum. Il me demanda ce que je pensais ou je savais de l’impression qu’elle avait faite sur la jeunesse, et presque aussitôt, sans me laisser le temps de répondre, si je pouvais lui donner quelques renseignemens sur l’état d’esprit de la jeunesse française. Enfin, il m’interrogea sur la Revue des Deux Mondes, et à ce propos, ce fut par des considérations sur le bien ou le mal dont la presse était capable que se termina l’audience… J’avais compris qu’il aimerait qu’un écho de sa conversation lui revînt.

Rien ne pouvait m’être plus agréable, une fois de retour à Paris, que de satisfaire un désir dont l’expression m’honorait, et qui répondait d’ailleurs au besoin que j’éprouvais moi-même de m’expliquer sur des questions qui me préoccupaient depuis une dizaine d’années. « Et vous, m’avait-on un jour demandé dans une réunion assez nombreuse, où chacun venait d’exprimer son opinion, que pensez-vous du christianisme ? » J’avais répondu, ou à peu près, « que je ne connaissais pas encore assez la question pour répondre d’une manière précise, mais que je l’étudiais ; » et cette réponse avait beaucoup amusé. Ce n’était pourtant pas ce qu’on appelle une échappatoire, et il était vrai, — c’était aux environs de 1889, — que je refaisais mon éducation religieuse. J’admire toujours, sans leur porter envie, ceux qui ont une opinion sur le christianisme, sans l’avoir étudié. Pour moi, comme presque tous les jeunes « intellectuels » de ma génération, je connaissais beaucoup mieux, et j’avais bien plus étudié le bouddhisme…


C’est en ces termes que Ferdinand Brunetière, dans une note restée inédite, indiquait la nature, les conditions et l’objet de l’entretien qu’il eut avec Léon XIII. On sait le reste : l’article retentissant qui en fut la suite, les polémiques qu’il souleva, les contradictions, approbations, répliques et contre-répliques qui s’entre-choquèrent à ce sujet. « Je ne m’attendais guère, — écrivait l’auteur en réimprimant trois mois après son article en brochure, — je ne m’attendais guère qu’il dût provoquer tant de bruit. »

Il disait vrai ; et son étonnement peut surprendre, mais je crois qu’il était profondément sincère. Calculons-nous toujours la vraie portée de nos paroles, de nos articles ou de nos livres ? Savons-nous quel écho telle page, pour nous toute simple, que nous avons écrite, peut trouver dans telle ou toile conscience obscurément préparée à l’accueillir ? Renan lui-même se doutait-il, en écrivant la Vie de Jésus, de l’action qu’il allait avoir sur près d’un demi-siècle de la pensée française ? Comme tous les actes de notre existence, nos livres nous entraînent, nous engagent dans l’avenir presque malgré nous : en vain nous voudrions nous ressaisir, échapper aux interprétations que l’on donne de notre propre pensée ; nous ne le pouvons plus ; « nous sommes embarqués ; » la vie collective nous a pris dans son engrenage. On aurait pu rappeler à Brunetière ce qu’il disait jadis : « Les hommes tels que M. Renan, dans la situation qu’il occupe, avec l’influence qu’il exerce, dans toute la maturité de l’intelligence et dans tout l’éclat du talent, ont un peu charge d’âmes. Ils ne vivent plus, ni ne pensent, ni ne parlent pour eux seulement… » De fait, quand parut l’article Après une visite au Vatican, par l’abondance et la variété de son œuvre antérieure, par sa situation personnelle, par son double talent d’orateur et d’écrivain, par son intervention enfin dans toutes les questions à l’ordre du jour, n’était-il pas le véritable successeur de Renan et de Taine ? « En 1894, — écrivait récemment un adversaire, — en 1894, après la mort de Renan et de Taine, il était le guide incontesté de la pensée contemporaine[2]. » Comment, dans ces conditions, une parole décisive de lui, en un pareil sujet, alors plus « actuel » que jamais, et prononcée d’une pareille tribune, n’aurait-elle pas soulevé quelque durable émotion ?

Voici comment il résumait lui-même le dessein de son article :


A la vérité, il y était question, sinon de la « banqueroute, » en tout cas des « faillites » que la science a faites à quelques-unes au moins de ses promesses ; mais je n’étais pas le premier qui se servît de ce mot, et dix autres avant moi l’avaient publiquement prononcé[3]. J’y louais, comme je pouvais, la généreuse initiative ou l’audace apostolique du pape Léon XIII ; mais, bien loin d’être l’un des premiers, j’étais, au contraire, l’un des derniers à le faire, et, à cet égard, je n’ai qu’un regret, — qui est d’avoir trop attendu. Enfin, très sommairement et très discrètement, j’insinuais que le christianisme, en dépit de nos savans ou de nos exégètes, est encore, est toujours une force avec laquelle on doit compter ; et il me semblait ne faire là que constater ce que l’on appelle une vérité d’évidence. Rien de tout cela n’était bien neuf, ni bien extraordinaire.


Il y avait pourtant quelque chose de plus. Tout en réservant formellement certains points, et en particulier « l’indépendance de sa pensée, » tout en se refusant à « opposer la religion à la science, » tout en déclarant que « chacune d’elles a son royaume a part, » il posait tout autrement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors la question des rapports de la morale et de la religion, et il reprenait à son compte et commentait avec vivacité le mot célèbre de Scherer : « Une morale n’est rien si elle n’est pas religieuse. » Il allait plus loin encore. « Pour tous ceux donc, disait-il, qui ne pensent pas qu’une démocratie se puisse désintéresser de la morale, et qui savent d’ailleurs qu’on ne gouverne pas les hommes à l’encontre d’une force aussi considérable qu’est encore la religion, il ne s’agit plus que de choisir entre les formes du christianisme celle qu’ils pourront le mieux utiliser à la régénération de la morale, et je n’hésite pas à dire que c’est le catholicisme. » Et il signalait lui-même les principaux points de contact qu’il croyait trouver entre la doctrine catholique et la pensée contemporaine. La conclusion était significative :


Lorsque l’on tombe d’accord de trois ou quatre points de cette importance, il n’y a pas même besoin de discuter les conditions ou les termes d’une entente ; — et elle est faite. Si les bonnes volontés conjurées et continuées de plusieurs générations d’hommes ne suffiront certainement pas pour mettre ces trois ou quatre points hors de doute, ce serait une espèce de crime, et, en tout cas, la plus impardonnable sottise que d’essayer de diviser ces bonnes volontés contre elles-mêmes, ou de les dissocier, pour des raisons d’exégèse et de géologie. Supposé, d’ailleurs, que le progrès social fût au prix d’un sacrifice passager, — qui ne coûterait rien à notre indépendance, non plus qu’à notre dignité, mais seulement quelque chose à notre vanité, — l’hésitation ne serait pas permise. Il faut vivre d’abord, et la vie n’est pas contemplation, ni spéculation, mais action. Le malade se moque des règles, pourvu qu’on le guérisse. Lorsque la maison brûle, il n’est question pour tous ceux qui l’habitent que d’éteindre le feu. Ou, si l’on veut encore quelque comparaison plus noble à la fois et peut-être plus vraie, ce n’est ni le temps, ni le lieu d’opposer le caprice de l’individu aux droits de la communauté, — quand on est sur le champ de bataille.

Poser ainsi la question, n’était-ce pas, — à son insu peut-être, et, qui sait ? sans l’avoir formellement voulu, — n’était-ce pas prendre en quelque sorte l’engagement public de faire tout ce qui dépendrait de lui pour combler l’abîme qui le séparait encore de la foi positive ? C’était, en tout cas, faire acte d’apologiste du dehors. Mieux encore, c’était s’affirmer comme chrétien de désir. Les adversaires ne s’y trompèrent point, et ils s’empressèrent de crier à la conversion. Le mot était à la fois impropre et juste. Ferdinand Brunetière, en effet, ne faisait guère en somme que rassembler, coordonner les résultats de ses études et de ses réflexions antérieures ; et il ne serait pas difficile de retrouver dans ses précédens articles, mais éparses et successives, toutes les idées dont l’article Après une visite au Vatican nous offre pour la première fois la synthèse[4]. Il restait d’ailleurs pessimiste, évolutionniste, positiviste, — et incroyant. En un certain sens, il n’y avait donc rien là de bien nouveau. Mais, ce qui était nouveau, c’était, précisément, de tirer les conclusions des prémisses posées ; c’était de tourner ces conclusions en faveur de l’Eglise ; c’était de les interpréter dans un sens déjà chrétien ; c’était de leur donner une couleur déjà chrétienne, un accent apologétique. Et cela constituait bien un premier pas vers Rome, et, à certains égards, une relative conversion.

Et ce commencement même de conversion, qu’est-ce qui l’avait déterminé ? Sans aller plus loin, sans faire appel à des aveux ultérieurs, nous pouvons répondre ; nous avons déjà, au moins implicitement, répondu. Un homme chez lequel la préoccupation morale et la préoccupation sociale sont prédominantes, chacune des deux aidant et renforçant l’autre : n’est-ce pas ainsi que, si nous avions dû le faire d’un mot, nous aurions à peu près défini Brunetière ? Et ne l’avons-nous pas vu, surtout dans les dernières années, très préoccupé de fonder une morale sur de tout autres bases que l’idée religieuse ? Or, tel n’est plus maintenant son état d’esprit. Il a cherché à le faire, et il y a manifestement échoué.


Et je n’en suis pas absolument sûr, — disait-il plus tard dans une lettre dont j’ai déjà cité quelques lignes, — on n’est jamais absolument sûr de la chronologie de ce travail intérieur, mais, précisément, il me semble que c’est le Congrès des Religions qui m’a désabusé d’abord, et obligé de procéder à un nouvel examen de conscience… Je ne crois plus à la possibilité d’une morale purement laïque, et je n’y crois plus pour y avoir cru plus fermement que d’autres, dont je n’ai garde aujourd’hui de suspecter la bonne foi, mais sur lesquels je revendique une supériorité, qui est celle d’avoir trois fois remis le problème à l’étude, et de l’y avoir remis dans des conditions d’absolu désintéressement[5]


C’est ici le nœud véritable de cette évolution morale, de cette crise d’âme ; c’est ce qui en fait l’intérêt symbolique et presque dramatique. Voilà un homme qui, comme tant d’autres de ses contemporains, a cru pendant longtemps pouvoir fonder une morale, — une morale non pas seulement individuelle, mais sociale, — sur des idées philosophiques ou des constatations positives, et qui, un jour, s’aperçoit que ce fondement croule. Saisi de stupeur et d’inquiétude, incapable de dilettantisme ou de scepticisme moral, passionnément épris d’action, il cherche alors autre chose. Il sent vaguement qu’en dehors de l’idée religieuse, il n’y a pas de fondement solide à la morale ; et même, qu’en dehors du christianisme, il n’y a point, pour une âme moderne, de religion véritable. Convaincu d’ailleurs que, selon le mot de Renan, le catholicisme est « la plus caractérisée, et la plus religieuse de toutes les religions, » c’est alors qu’il se retourne vers Rome. Son entretien avec Léon XIII confirme ces pressentimens. De sa visite au Vatican, il a emporté comme la vivante vision de cette autorité morale qu’il cherche, de ce pouvoir spirituel qu’il désire, de cette révélation mystique dont il a besoin. Et sans doute il prend alors l’engagement avec lui-même de faire tout ce qui sera en son pouvoir pour faire tomber les derniers obstacles ou les dernières objections intimes qui l’écartent encore de cette croyance qu’il veut conquérir…

Il a bien tenu sa promesse ; et d’ailleurs, si besoin en était, il y eût été bien encouragé par les contradictions, les aigres critiques, — elles ne lui vinrent pas toujours des adversaires, — et même les injures qui lui furent prodiguées. A quoi bon rappeler tout le détail de cette polémique, dont les derniers échos ne sont pas encore apaisés ? Chacun s’entendit à faire de la publication de ce simple article un événement intellectuel aussi considérable que le fut, trente ans auparavant, l’apparition de la Vie de Jésus. « J’ai fini par me persuader, déclarait l’auteur, que j’y avais dit des choses bien plus intéressantes que je ne croyais moi-même. » Et incapable qu’il était d’ailleurs de s’en tenir à la position nécessairement un peu inconsistante et provisoire qu’il avait prise tout d’abord, il entama dès lors une série d’articles ou de conférences qui, tous ou toutes, constituent comme les étapes successives d’une lente évolution religieuse dont le terme préfix était, — chose facile à prévoir, — l’adhésion définitive au catholicisme. Il mit cinq ans à faire les derniers pas. Très simplement, dans une réunion intime qui suivit une conférence prononcée à Besançon, le 25 février 1900, sur Ce que l’on apprend à l’école de Bossuet, il déclara que le « seuil du temple » était franchi :


Pour combattre ces doctrines [le Dilettantisme, l’Individualisme et l’Internationalisme], j’ai cherché un point d’appui, et après l’avoir inutilement cherché dans les leçons de la science ou de la philosophie, je l’ai trouvé, et je ne l’ai trouvé que dans le catholicisme. Oui, je n’ai trouvé qu’en lui l’aide et le secours dont nous avons besoin contre l’individualisme. C’est à la lumière de ses enseignemens que j’ai compris toute la vanité du dilettantisme. Et j’ai compris aussi, à voir, dans le présent et dans le passé, comment le catholicisme et la grandeur de la France étaient inséparables l’un de l’autre, que nous n’avions pas de plus sûre protection, ni d’arme plus efficace contre les progrès de cet internationalisme dont vous parliez tout à l’heure. Indépendamment de toute idée personnelle, ce sont là des faits certains, ce sont des vérités qui s’imposent, et du jour où l’évidence m’en est entièrement apparue, c’est de ce jour que je me suis déclaré catholique.

J’ajouterai ce soir que tout ce que j’ai vu depuis lors, toutes les épreuves que nous avons traversées m’ont affermi dans cette conviction. Ni dans les laboratoires, ni dans les systèmes, ni dans la vie de tous les jours, je n’ai rien découvert, on ne m’a rien montré qui l’ébranlât. Si j’y suis venu, j’ai l’espérance que d’autres y viendront. Et, Messieurs, puisque j’ai l’honneur de me retrouver une fois de plus au milieu de vous, je suis heureux, et il m’est doux que d’une évolution commencée à Besançon, voilà tantôt quatre ans, ce soit à Besançon, que j’aie trouvé le terme[6].


On s’est souvent étonné que, dès le 1er janvier 1895, Brunetière n’ait pas proclamé son adhésion complète au dogme catholique. Mais, disait-il lui-même, « je ne crois pas avoir le droit, et dans un sujet d’une telle importance, je crois même avoir le devoir de ne pas m’avancer au-delà de ce que je pense actuellement. C’est une question de franchise, et c’est une question de dignité personnelle. » Les problèmes qu’il avait soulevés sont si complexes, et si délicats, qu’il voulait, et à juste titre, « se réserver la possibilité des reprises et des tâtonnemens. » « Il y a bien des chemins, disait-il encore, qui mènent à la croyance, * et j’en ai exploré, j’en ai parcouru, j’en ai suivi plus d’un : je me suis aussi quelquefois fourvoyé. » Quand d’ailleurs il se demandait, parmi toutes les « raisons de croire, » quelles étaient celles qui avaient eu le plus d’action sur lui, « il me semble, avouait-il, quand je m’interroge, que les raisons morales, ou plutôt les raisons sociales ont été les plus décisives. » Et, précisant encore ce point, il ajoutait :


Je me rappelle avoir lu, dans, la Vie du Père Hecker, qu’après avoir traversé plus d’une secte, — ou, comme ils disent là-bas, plus d’une dénomination protestante, — l’un des plus puissans motifs, l’un des motifs déterminans de sa conversion définitive au catholicisme fut la satisfaction et le frein, le frein et la satisfaction, que le catholicisme lui semblait seul capable de donner à ses instincts populaires et démocratiques. Il avait commencé, vous vous le rappelez peut-être, Messieurs, par être ouvrier boulanger. Ce dur apprentissage de la vie m’a été épargné ! Mais, comme lui, je n’ai trouvé que dans le catholicisme le frein et la satisfaction des mêmes instincts et du même idéal.


Ayant la nuque dure aux saluts inutiles,
Et me dérangeant peu pour des rois inconnus,


je n’ai trouvé que là la justification de la devise [Liberté, Égalité, Fraternité] à laquelle je continue de croire, et dont j’ai tâché de vous montrer, Messieurs, que, si le fondement ne s’en rencontrait que dans l’idée chrétienne, là aussi, et là seulement, s’en pouvait rencontrer la véritable interprétation.


Et enfin, à ceux qui eussent été tentés de trouver que ces « raisons de croire » étaient bien extérieures encore : « J’en ai d’autres, disait-il, j’en ai de plus intimes et de plus personnelles ! » Mais celles-là, il se refusait à les livrer. Il insistait au contraire sur les raisons d’ordre plus général et plus « actuel, » parce qu’il estimait sans doute qu’elles pouvaient avoir prise sur un plus grand nombre d’âmes. C’est qu’en effet, — et toute la « littérature » qu’avait fait surgir l’article Après une visite au Vatican lui en était une preuve sensible, — c’est qu’en effet il se rendait bien compte que son « cas » n’était pas isolé, et que même il était beaucoup plus « représentatif » qu’il ne l’avait pensé tout d’abord. « Dans cette série d’études, — écrivait-il quelque part, — où nous voudrions, en même temps que notre examen de conscience, faire celui de quelques-uns de nos contemporains… » Cette visible préoccupation apologétique explique, ce me semble, non seulement la qualité et le choix de ses argumens, mais encore la lenteur calculée de sa progressive évolution religieuse. Très désireux de ne pas compromettre dans des aventures de pensée personnelle la doctrine à laquelle il allait bientôt apporter son adhésion, il tenait à vérifier loyalement et méthodiquement tous les titres qu’elle offrait à sa créance ; il voulait éprouver en quelque sorte lui-même tous les degrés de l’échelle, pour que d’autres pussent les gravir après lui.


II

Tant de soins et de travaux divers, — et je néglige à dessein dans cette étude son rôle et son activité de directeur de Revue, — raréfiaient un peu sa production critique, sans pourtant la suspendre entièrement. Aussi bien, il avait trouvé, pour le suppléer dans cette fonction, ici même, un écrivain de plume ingénieuse et brillante, au goût alerte, incisif et sûr, qui continuait librement son œuvre, et en prolongeait l’action. Il se réservait d’intervenir de loin en loin dans telle ou telle question qui lui tenait plus particulièrement à cœur ; et ce lui était chaque fois une occasion nouvelle de prouver que, bien loin d’avoir laissé, parmi de tout autres recherches, s’émousser les facultés qu’on était unanime à lui reconnaître, il les retrouvait plus vigoureuses et plus riches que jamais. Les « études critiques » de cette époque ont une plénitude de sens, une solidité de structure, une largeur de vues qui faisaient parfois regretter aux « littérateurs » de profession qu’il ne les multipliât pas comme jadis. Je ne sais rien, par exemple, dans toute son œuvre, — et dans l’œuvre d’aucun critique, — rien de plus fort, de plus puissamment maîtrisé, de plus profondément pensé, ou senti, ou deviné, de plus sobrement exprimé, que son article de 1899 sur la Littérature européenne au XIXe siècle. Ce sont peut-être, de tout ce qu’a écrit Ferdinand Brunetière, les pages qui, comme critique et historien littéraire, l’expriment le plus complètement. A ses conceptions d’autrefois viennent ici s’ajouter ses préoccupations nouvelles, pour le plus grand bénéfice du sujet qu’il traite. A la fin de cette étude, il observe, en s’en réjouissant, que la littérature contemporaine s’ouvre de plus en plus aux questions morales et aux questions sociales ; et il ajoute : « Parvenue à ce point de son développement, la littérature s’apercevra-t-elle alors que si les questions sociales sont des questions morales, elles sont aussi des questions religieuses ? On peut l’espérer… Aussi bien… la fin du siècle, sous ce rapport, n’aura-t-elle fait que répondre à ses commencemens. On l’a pu croire agité d’autres soins, et, en effet, il l’a été. Mais si la question religieuse n’a pas toujours été la première ou la plus évidente de ses préoccupations, elle en a été certainement la plus constante, et disons, si on le veut, par instans la plus sourde, mais en revanche la plus angoissante. C’est en France particulièrement qu’on le peut bien voir… » Et il le montrait brièvement, mais fortement. « Est-il rien, concluait-il, de plus saisissant et de plus instructif ? En vain a-t-on voulu écarter la question, elle est revenue ; nous n’avons pas pu, nous non plus, l’éviter ; et ceux qui viendront après nous ne l’éviteront pas plus que nous. Et, dès à présent, ne nous faut-il pas les en féliciter, s’il n’y en a pas, pour tout homme qui pense, de plus importante, ni de plus « personnelle ; » s’il n’y en a pas dont la méditation soit une meilleure école, même au point de vue purement humain, pour l’intelligence ; et s’il n’y en a pas enfin… dont la préoccupation, évidente ou cachée, donne à la « littérature » plus de sens, de profondeur et de portée ? »

A dix ans d’intervalle, cette page fait directement écho à telle autre où il louait vivement Vinet, — celui de tous les critiques auquel il doit sans doute le plus, — « de mettre dans une histoire de la littérature française la question morale au premier plan. » « Il serait bien étonnant, disait-il déjà à ce propos, que la connaissance ou la curiosité des choses de la religion ne fussent pas de quelque secours à l’intelligence d’une telle littérature. » Ce qu’il avait avancé là, Brunetière le prouvait maintenant par son propre exemple.

Il en fournissait une preuve plus développée et plus complète encore en publiant vers le même temps un Manuel de l’histoire de la littérature française, qui est bien l’une des œuvres les plus originales et les plus suggestives de notre temps, une de ces œuvres rares qu’on admire plus profondément à mesure qu’on les pratique davantage. On en sait la curieuse disposition, qui lui avait été suggérée, déclarait-il, par le Précis d’histoire moderne, de Michelet. Au bas des pages, une suite de notices très concises, mais pleines, à en regorger, d’idées, de faits, d’indications de toute nature, simples programmes ou plans d’études plus détaillées sur les principaux écrivains et les principales écoles de notre littérature. Dans la partie supérieure du volume, une sorte de Discours sur l’histoire de la littérature française, vaste tableau d’ensemble où l’on voit se composer, s’ordonner toutes les forces ou influences essentielles qui ont agi sur notre évolution littéraire ; où les grandes œuvres, les grands écrivains et les grandes écoles apparaissent à tour de rôle, caractérisées chacune en quelques mots rapides, mais singulièrement justes et précis ; où l’histoire des idées est menée de front avec l’histoire des faits, des œuvres et des hommes, et toutes ensemble sont rattachées à l’histoire générale ; et tout cela, toute cette énorme matière dominée et maniée avec une aisance, une dextérité, j’allais presque dire une virtuosité dont on ne trouvera pas beaucoup d’exemples ; et enfin, toute cette longue histoire conduite jusqu’à son terme d’un mouvement vif, pressant, impérieux… Je ne voudrais pas multiplier les termes de comparaison trop ambitieux ; mais, puisque, en composant son Manuel, Ferdinand Brunetière avait, à n’en pas douter, pris Bossuet pour secret modèle, il est juste de dire qu’en le lisant, on songe plus d’une fois au Discours sur l’histoire universelle. Il n’eût pas, nous le savons, souhaité un autre éloge.

Le Manuel est, dans son ensemble, une nouvelle application, une application en grand de la méthode évolutive à l’histoire tout entière de la littérature française. Le fondement d’une pareille méthode étant la chronologie, et une chronologie rigoureuse, Brunetière avait cru devoir, — et il s’en félicitait vivement, — attacher aux dates une importance capitale. Une œuvre considérable étant donnée, son effort essentiel consistait à la « situer » exactement dans la série historique où elle venait d’apparaître, à déterminer avec précision les traits qui la rattachent à telle ou telle œuvre contemporaine ou antérieure, ceux qui lui appartiennent bien en propre et par lesquels elle a modifié le milieu littéraire contemporain, et exercé sur les œuvres ultérieures telle ou telle influence qu’il s’agit d’évaluer à son tour. Le maniement idéal de cette méthode exige du critique qu’il ait constamment présente à l’esprit toute une vaste période d’histoire littéraire, avec ses œuvres non seulement caractéristiques, mais secondaires, et leurs dates respectives ; et cela, certes, est délicat et difficile ; mais il est certain que les résultats obtenus sont loin d’être indifférens. D’une manière générale, la méthode ainsi conçue permet à l’historien littéraire d’être exclusivement un historien littéraire, je veux dire de ne tenir compte dans l’histoire de la littérature que de la littérature elle-même. D’autres, comme Sainte-Beuve ou comme Taine, avaient été des psychologues ou des moralistes, bien plutôt que des historiens littéraires proprement dits ; et la « littérature » leur était souvent un simple prétexte à des considérations « d’un autre ordre. » Pour Ferdinand Brunetière, au contraire, la « littérature » est, comme disent les philosophes, une « fin en soi. » Et assurément, il faisait bénéficier sa critique de tout ce qu’il avait appris d’ « extérieur » à la littérature. Qu’on lise, par exemple, dans le Manuel, l’admirable article sur Pascal, et l’on n’aura pas de peine à reconnaître que les préoccupations nouvelles de l’historien l’ont singulièrement aidé à bien comprendre les Pensées, et à en restituer le « dessein » primitif. Mais enfin, toutes ses connaissances de philosophie ou d’histoire, de sociologie ou d’exégèse, toutes ses expériences morales sont ici subordonnées à l’examen de cette seule question : comment définir, et, sans quitter, ou en quittant le moins possible, le terrain de la littérature, comment expliquer les différences originales qui séparent les unes des autres telles œuvres, ou telles « époques » littéraires successives ? Ramener la question à ces termes, c’est s’obliger soi-même à y faire une réponse d’ordre surtout littéraire.

Et c’est aussi se contraindre à n’intervenir de sa propre personne que le moins possible dans les jugemens que l’on porte sur la valeur respective des œuvres. La détermination des caractères originaux d’un roman ou d’un drame, l’action d’une comédie sur une autre comédie, sont surtout des questions de fait, où les sympathies personnelles, les « pensées de derrière la tête » n’ont, semble-t-il, rien à voir. Ferdinand Brunetière en était fermement convaincu ; il croyait avoir trouvé « le fondement objectif du jugement critique ; » il se flattait que « la grande utilité de la méthode évolutive serait, dans l’avenir, d’expulser de l’histoire de la littérature et de l’art ce qu’elles contiennent encore de subjectif. » J’en suis moins sûr qu’il ne l’était ; et si c’en était ici le lieu, je ne serais pas très embarrassé, je crois, pour montrer, par son propre exemple, que ce résultat désiré n’est point possible, ni peut-être souhaitable. Mais, dans sa haine de l’individualisme, il supportait malaisément les contradictions et les écarts du goût personnel[7]. Il allait jusqu’à écrire, en parlant de chacune des notices ou études qui composaient l’une des parties de son Manuel : « Naturellement, j’ai proportionné les dimensions de cette étude, aussi mathématiquement que je l’ai pu, à la véritable importance de l’écrivain qui en était l’objet. Je dis : mathématiquement, parce que nos goûts personnels, en pareille affaire, n’ont rien encore à voir… » Il rêvait de constituer la critique à l’état de science véritable. Chose curieuse, et peut-être contradictoire, l’autorité qu’il refusait à la science pure, aux sciences positives, il était tenté de l’attribuer à l’histoire littéraire et à la critique, telles qu’il les concevait. Et cela sans doute était un peu hasardeux. Mais on ne saurait nier, cependant, que l’ensemble de son œuvre historique et critique ne représente un effort très heureux pour restreindre la part du subjectif, et donc, de l’arbitraire, dans les jugemens de la littérature et de l’art.

Ferdinand Brunetière n’a-t-il pas d’ailleurs, sur quelques points de détail, appliqué sa méthode avec quelque excès d’intransigeance et de rigueur ? Je le crois volontiers, pour ma part. Désireux de ne retenir que les seuls écrivains, « dont il lui paraissait que l’on pouvait vraiment dire qu’il manquerait quelque chose à la « suite » de notre littérature, s’ils y manquaient, » « il y en a de très grands, disait-il, — pas beaucoup, mais il y en a deux : Saint-Simon et Mme de Sévigné, — dont je n’ai point parlé, parce que les premières Lettres de Mme de Sévigné, — n’ayant vu le jour qu’en 1725 ou même en 1734, et les Mémoires de Saint-Simon qu’en 1824, leur influence n’est point sensible dans l’histoire[8]. » Il avouait du reste, en note, que, dans une histoire plus détaillée, il parlerait des lettres de Mme de Sévigné, mais « aux environs de 1734, » et qu’il « y rattacherait cette émulation de correspondance dont on voit en effet qu’à partir de cette date, un grand nombre de femmes d’esprit se piquent. » Mais n’aurait-il pas pu dire quelque chose d’analogue de Saint-Simon ? et l’influence de ce dernier, si elle n’est point capitale, n’est-elle pas assez reconnaissable pourtant dans la formation de l’idéal romantique ? Et enfin, quand ni Mme de Sévigné, ni Saint-Simon n’auraient exercé aucune espèce d’action, et ne devraient jamais en exercer, — la méthode évolutive doit, semble-t-il, réserver aussi l’avenir, l’éventualité d’influences ultérieures, et ce qu’un philosophe appellerait les droits des « futurs contingens, » — n’ont-ils pas mérité, du droit de leur génie d’écrivain, de n’être point proscrits d’une histoire de notre littérature nationale ?


Ah ! n’exilons personne ! Ah ! l’exil est impie !


Les exceptions, dit le proverbe, confirment la règle. Et l’histoire, comme la nature, comme la vie même, qu’elle a la prétention d’imiter, l’histoire doit comporter des exceptions, — surtout en faveur des écrivains de génie.

Mais qu’importent ces objections et ces chicanes ! Le Manuel de l’histoire de la littérature française n’en est pas moins un chef-d’œuvre, Et puisque Ferdinand Brunetière n’a pas eu le temps d’achever lui-même la grande Histoire de la littérature française classique qu’il avait entreprise, et dont le Manuel n’était qu’une première esquisse, — « il n’osait dire la promesse, » sentant déjà peut-être ses forces limitées et sa vie mesurée, — il faut se féliciter qu’il ait pris la peine de condenser en ce livre si riche de substance toute son expérience de critique et d’historien littéraire. J’ose dire que, dans cet ordre d’idées et de recherches, rien d’aussi considérable n’avait paru en France depuis la Littérature anglaise de Taine.

« J’admire donc Darwin et Auguste Comte, écrivait Brunetière un peu plus tard. Je les admire si fort qu’après avoir employé quelque trente ans de ma vie à me les « convertir en sang et en nourriture, » selon le mot d’un vieil auteur, j’ai formé le projet d’en employer le reste à tirer de l’Origine des Espèces et du Cours de philosophie positive les moyens d’une apologétique nouvelle, qu’on trouvera, je le sais bien, aussi hasardeuse que nouvelle, mais dans l’avenir de laquelle je ne mets cependant pas moins d’espoir que de confiance. » Et il ajoutait :


On a souvent loué l’Église catholique de la faculté qu’elle possédait, seule au monde et dans l’histoire, d’absorber la plupart de ses propres hérétiques, — et on entend par là ceux qui, dans une autre Église, telle que l’Anglicane ou la Russe, n’auraient jamais pu concilier leur opinion personnelle avec l’étroitesse du symbole et la rigueur de la discipline. Le moment approche où une nouvelle apologétique non seulement n’aura plus rien à craindre de ses plus éminens contradicteurs, mais les absorbera, comme l’Église a fait de ses hérétiques, et où, de leurs aveux, et même de leurs objections, nous verrons surgir de nouvelles raisons de croire… Si la méthode a été jadis indiquée par le cardinal Newman, ses effets suffisent, depuis un demi-siècle, à en prouver toute la fécondité. C’est ce que je prendrai la liberté de rappeler à tous ceux que ce titre : les Raisons actuelles de croire a un peu émus. Et si, par hasard, je ne les avais pas convaincus, je les supplie de songer en ce cas, qu’en dépit de l’orateur ou de l’historien qui l’explique mal, une méthode n’en conserve pas moins toute sa valeur ; qu’à des nécessités nouvelles, il faut opposer de nouveaux moyens de défense ou d’action ; et que la tentative n’en saurait être dangereuse, lorsque l’on déclare hautement que, pour en être l’auteur, on ne s’en croit pas d’ailleurs le juge.


Cette œuvre d’apologétique chrétienne fut, pendant trois ou quatre ans, — 4900-1904, — l’œuvre non pas unique, — il n’a jamais été l’homme d’une occupation unique, — mais capitale de sa vie. Elle était, à dire vrai, le prolongement tout naturel de son activité antérieure. Il avait, nous l’avons dit, un tempérament d’apôtre. Il le manifestait même en matière littéraire. Il était incapable de garder pour lui seul, de ne pas communiquer aux autres les « vérités » qu’il avait découvertes, et dont il avait personnellement éprouvé la solidité et la justesse. Avant même d’être, ou de se dire « chrétien, » il était déjà apologiste. Telles études de lui sur les Bases de la croyance, ou sur le Catholicisme aux Etats-Unis sont déjà des « introductions à la vie dévote. » Le titre même qu’il avait choisi pour désigner la suite de ses conférences sur des « questions actuelles, » Discours de combat, — il aimait ces titres qui sentent la poudre, — indiquait clairement son intention de rompre des lances en faveur de certaines idées sociales et religieuses. Il faut ajouter qu’il était vivement encouragé dans cette attitude par les événemens contemporains. L’idée de patrie traversait alors en France une crise qui n’est, hélas ! point encore terminée, et qui alarmait profondément son patriotisme. Il se lança dans la mêlée avec sa décision et sa fougue habituelles ; il écrivit des articles et prononça des discours qui lui valurent des « haines vigoureuses » et de tenaces rancunes ; il déclarait si fortement que l’idée religieuse et l’idée nationale sont indissolublement liées qu’on put accuser son catholicisme naissant d’être une des formes de son patriotisme. Il n’en était rien au fond ; et quand la poussière de la lutte fut un peu tombée, quand, d’autre part, son adhésion intérieure au dogme fut entière, on vit bien qu’il faisait reposer sa croyance sur des raisons plus générales et plus hautes que l’utilité sociale et l’intérêt patriotique. L’homme d’action qu’il n’avait jamais cessé d’être se fit alors plus directement et plus complètement apologiste.

Deux volumes de Discours de combat, — les deux derniers, — quelques études fragmentaires, et surtout un livre sur l’Utilisation du Positivisme, qui formait la « première étape » « sur les chemins de la croyance, » — les deux autres auraient eu pour titre les Difficultés de croire et la Transcendance du christianisme[9] : — voilà de quoi se compose cette œuvre d’apologétique : œuvre inachevée, par conséquent, et à peine esquissée, qu’on ne saurait donc juger dans son ensemble, mais dont on peut entrevoir le dessein et saisir l’esprit. Elle consiste essentiellement, et conformément à la vieille tradition chrétienne, — car, depuis qu’il existe, le christianisme n’a jamais fait autre chose que d’ « utiliser » les philosophies profanes, le platonisme avant Albert le Grand et saint Thomas, et l’aristotélisme après eux, — elle consiste à incorporer à la doctrine catholique et à l’apologétique tout ce qu’on peut trouver de bon et d’assimilable dans les autres doctrines ; à dégager plus particulièrement du pessimisme, de l’évolutionnisme et du positivisme « l’âme de vérité » qu’ils renferment, et à en enrichir la conception chrétienne du monde et de la vie. L’avenir seul pourra dire si cette tentative, pour laquelle certains champions de l’orthodoxie intransigeante se montrent, en ce moment-ci, fort sévères, mérite toute la confiance que son auteur fondait sur elle. Les contemporains de saint Thomas lui-même avaient le droit de croire, — et ils en ont largement usé, — que tout essai de conciliation entre la pensée aristotélicienne et le dogme chrétien était voué à un échec irrémédiable : en fait, Aristote, le véritable Aristote n’est-il pas beaucoup plus loin du catholicisme qu’un Auguste Comte, par exemple, ou un Kant ? En apologétique, comme en religion, la foi ne justifie pas sans les œuvres, — et sans le succès.


III

Ferdinand Brunetière venait d’achever son Utilisation du Positivisme, et il se préparait à de nouveaux Discours de combat, quand le mal qui, depuis de longues années, le minait sourdement, s’abattit sur lui pour ne le plus quitter. On sait quel héroïsme et quelle activité il déploya pendant ces deux années de lente agonie physique et morale. Tout d’abord, reprenant une idée qu’il avait souvent exprimée, et qui semble lui avoir été de longue date familière[10], il songea à construire son Port-Royal : c’était une vaste étude sur l’Encyclopédie et les Encyclopédistes, dont il avait lentement amassé tous les matériaux, et qu’il se proposait d’essayer dans une série de conférences. Proscrit des chaires officielles, pour cause d’hétérodoxie, il avait aisément retrouvé une tribune et un public. Il ne put traiter que la première partie du sujet qu’il avait choisi, les Origines de l’esprit encyclopédique. C’en fut assez pour nous faire pressentir que le livre qui sortirait de ce cours eût été une très belle œuvre. Plus fortement construit que le Port-Royal de Sainte-Beuve, aussi curieusement fouillé et documenté, et peut-être même, dans sa manière plus oratoire, aussi dramatique et aussi vivant, le livre n’eût pas eu une moindre portée philosophique et morale. Taine aimait à féliciter Sainte-Beuve d’avoir « écrit la psychologie de Port-Royal. » L’étude sur l’Encyclopédie aurait pu mériter un éloge identique. Ce qui on eût fait l’intérêt profondément humain et toujours actuel, c’est qu’elle eût été, dans son fond, l’illustration par l’histoire d’une véritable psychologie de l’incroyance. Et les notes, malheureusement trop brèves, où Brunetière a résumé, après coup, ses huit premières leçons, ne nous laissent aucun doute à cet égard.

Ce fut sa dernière campagne oratoire. Forcé de renoncer à la parole publique, ce qui fut sa passion maîtresse peut-être, il revint, sans du reste s’y renfermer d’une manière exclusive, à la critique et à l’histoire littéraire. La « critique des livres du jour » lui avait toujours paru l’une des tâches essentielles du vrai critique. « Nous devons, écrivait-il à la veille de sa mort, nous devons toujours tenir, dans la mesure de nos forces, toute l’étendue du clavier, et nous conserver, si je puis ainsi dire, en état de parler de Tristan, aussi bien que de la Courtisane et du jeune M. Arnyvelde :… notre autorité, et, qui plus est, notre ouverture intellectuelle en dépendent. » Et, conformément à ce principe, on sait avec quelle abondance, vers la fin de sa vie, il multipliait les articles sur les sujets les plus divers. Il aimait d’ailleurs cette forme de la production littéraire, et peut-être, lui qui était si capable d’écrire des livres, peut-être a-t-il sacrifié à ce goût plus d’une œuvre considérable que, mieux que personne, il aurait su mener à bonne fin. D’autre part, il se trouvait progressivement ramené à ce qui avait été sa vocation première par le peu d’encouragement qu’il rencontrait tout autour de lui pour le rôle qu’il aurait voulu jouer en matière religieuse. Avec cette promptitude d’oubli et cette facilité d’ingratitude qui caractérisent certains milieux, et certaines âmes, un trop grand nombre de ceux qui l’avaient acclamé et exploité naguère lui manifestaient maintenant une défiance, et même une hostilité qui revêtaient, parfois, des formes bien désobligeantes. Il en souffrit cruellement. « Faisons de la littérature ! » s’écriait-il, non sans amertume. Mais il ne pouvait s’empêcher d’intervenir encore, de temps à autre, dans les graves questions qui, depuis une dizaine d’années, sollicitaient sa curiosité et entretenaient son ardeur d’apostolat. On n’a pas oublié son article sur Joseph de Maistre et le livre « Du Pape, » et le livre qu’il écrivit en collaboration sur Saint Vincent de Lérins[11] ; on a moins oublié encore son article : Quand la séparation sera votée, et la fameuse Lettre aux évêques. L’hiver même où il mourut, il se proposait d’écrire son livre projeté sur les Difficultés de croire. Ni les suspicions, ni les aigres critiques, ni même les injures, si elles l’attristaient quelquefois, ne le décourageaient donc, et ne pouvaient le détourner de ce qu’il considérait comme son impérieux devoir de Français et de chrétien.

Mais les Lettres consolatrices, aux heures douloureuses et assombries qui se multipliaient, hélas ! lui offraient un refuge. Il avait promis à un éditeur américain un livre sur Balzac. Ce lui fut une joie de l’écrire pendant l’été de 1905. C’est la seule « monographie, » — j’entends la seule « monographie » détaillée, — et l’un des rares « livres »que nous lui devions. Quelque peu montée de ton à mon gré, — que les « balzaciens » me pardonnent ce blasphème : mais peut-on historiquement admettre que l’on doive immoler à celle de Balzac l’influence de Chateaubriand[12] ? — un peu trop perpétuellement batailleuse aussi, cette Étude n’en est pas moins l’une des plus fortes œuvres de critique qui aient vu le jour depuis les mémorables pages de Taine sur le même sujet. Elle est d’une hauteur de vues, d’une étendue d’information, d’une beauté et d’une puissance de construction ou d’orchestration, — le mot est de M. Edouard Rod[13], — d’une originalité de méthode et de pensée, d’un mouvement enfin qu’on ne saurait trop admirer. Toujours fidèle à ses théories, l’unique objet de Brunetière est de « définir, d’expliquer et de caractériser » l’œuvre de Balzac ; et c’est merveille de voir comment à ce dessein essentiel il subordonne, — et fait servir en même temps, — tout ce qu’il sait du grand romancier, de sa vie, de la bibliographie de ses livres, des jugemens critiques qui ont été successivement portés sur eux, enfin de l’histoire générale du roman et de la littérature du XIXe siècle. Etudié ainsi en lui-même, et dans les circonstances qui l’ont « conditionné, » le roman de Balzac nous apparaît avec ses caractères propres, c’est-à-dire avec ceux qui le différencient de tous les autres romans ses devanciers et ses contemporains : nous en comprenons la signification historique, la valeur esthétique et la portée sociale ; nous en saisissons la vraie « moralité, » — les pages que Brunetière a écrites là-dessus sont peut-être les plus pénétrantes du livre tout entier, — nous en mesurons enfin l’influence. Et conduits par un guide que la minutie du détail érudit n’empêche jamais de voir et d’embrasser les ensembles, nous sommes allés, en quelque sorte, jusqu’au fond d’une personnalité littéraire extrêmement riche et forte, et nous l’avons exactement « située » dans l’histoire du genre et dans l’histoire de l’art.

A tous ces mérites, il en faut joindre un autre qui explique peut-être l’intime préférence que de fort bons juges semblent avoir pour ce petit livre. Si Brunetière a parlé de Balzac avec tant d’enthousiasme et avec une chaleur de sympathie si communicative, c’est qu’il y avait entre le grand écrivain et son critique de secrètes affinités électives. Brunetière était un puissant, comme Balzac, et, comme lui, un infatigable ouvrier de Lettres, tout entier absorbé par son œuvre, vivant d’elle et ne vivant qu’en elle, intarissable en projets de toute sorte, dépensant généreusement et sans compter, en discours, en articles, en livres, en idées prodigalement semées, toute la verve qu’il sentait en lui. Il fut ainsi jusqu’au bout, par besoin inlassable de produire, de répandre sa pensée, d’agir sur les esprits par la parole et par la plume. On a pu dire de Sainte-Beuve, si fécond lui aussi, qu’il ne se sentait à l’aise, pleinement à l’aise, qu’avec les écrivains de second ordre, un Bourdaloue, un Du Bellay, par exemple : ceux-là, en effet, il les embrasse tout entiers ; il entre sans effort et comme de plain-pied dans leur intimité ; rien en eux ne le dépasse et ne le dépayse ; il est par excellence l’homme des « coteaux modérés ; » les hauts sommets, les vastes horizons déconcertent et offusquent son regard ; il est surtout un incomparable critique des minores. Rien de tel chez Brunetière. Non qu’il n’ait su rendre pleine justice aux auteurs de second plan, et Sainte-Beuve lui-même n’a pas mieux parlé de Du Bellay et de Bourdaloue. Mais ces minores, il les regarde et il les étudie d’un peu haut, si je puis dire. Au contraire, toute sa sympathie instinctive et toute son admiration vont aux très grands écrivains, à ceux qui ont reçu en partage la fécondité et la force[14]. Ceux-là, il les comprend et il les pénètre de part en part ; souvent même, il les devine ; il n’a besoin d’aucun effort pour s’élever jusqu’à eux. Quelque sévère qu’il soit parfois pour leur œuvre et leur action, il leur sait gré, au fond, d’être, à leur manière, des « forces de la nature. » Un Voltaire lui-même ne lui inspirera pas moins d’admiration que de colère. Les rudesses de la critique sont une des formes de son respect, et les familiarités qu’il prend à l’égard de ces maîtres sont une marque de son estime. Il a dit aussi quelques dures vérités à Balzac ; mais Balzac n’en sort pas moins grandi de l’étude que Brunetière lui a consacrée. C’est encore une fois que l’historien saluait dans le romancier un de ces grands hommes de Lettres comme il les aimait, et, au fond, comme il était lui-même.

Il semblait que de si hautes et si rares qualités de critique dussent trouver leur naturel emploi dans une œuvre de plus longue haleine, dans une vaste Histoire de la littérature française qui répondît aux exigences nouvelles des esprits contemporains. Par toutes ses études antérieures, par son long enseignement à l’École normale, par le tour essentiellement constructif de son esprit, Ferdinand Brunetière était admirablement préparé à une tâche de ce genre. Il paraît cependant avoir longtemps hésité à s’y vouer. « Il a presque suffi, écrivait-il en 1883, il a presque suffi à M. Désiré Nisard de lire nos grands écrivains, pour écrire cette classique Histoire de la littérature française, dont la beauté d’ordonnance et la rare perfection de forme ont découragé ceux-là mêmes qui, sentant bien qu’il y manque quelque chose, eussent été tentés de la recommencer. » Et à quatorze ans de là, en 1897, dans la Préface de son Manuel, il n’osait encore, nous l’avons vu, « promettre » au public de lui donner cette Histoire. Il s’y décida enfin, et, en 1900, quelques fragmens de l’œuvre projetée paraissaient ici même. Mais il eut soin de limiter son effort, et ce fut, non pas une Histoire générale de la littérature française qu’il annonça, mais simplement une Histoire de la littérature française classique. Il estimait du reste, et non sans raison, que la littérature du moyen âge, la littérature classique, et la littérature moderne, « dont le romantisme a livré la première bataille, » formaient bien trois littératures successives et différentes « dont l’unité de langue fait l’unique liaison. » Et, dans ces conditions, il était très naturel qu’il s’appliquât à celle de ces trois littératures qu’il connaissait le mieux, et dont, aussi bien, l’évolution était complètement achevée.

Cette grande Histoire devait comprendre cinq gros volumes. Le premier n’a même pas été achevé. Deux fascicules sur trois ont été publiés par l’auteur lui-même : il travaillait au troisième quand il mourut. Il faut souhaiter qu’on nous donne, sous une forme ou sous une autre, la suite et la fin de cette Histoire, dont chacune des parties a été professée à l’École normale[15]. » Telle qu’elle est aujourd’hui, dans son état d’inachèvement et presque d’ébauche, elle s’impose à l’attention et à la critique ; et je sais des amis de la pensée de Ferdinand Brunetière qui, de toutes les œuvres qu’il avait entreprises, regrettent surtout cette dernière.

En composant son Manuel, Brunetière songeait à rivaliser avec le Bossuet du Discours sur l’Histoire universelle ; en écrivant son Histoire, le modèle qu’il avait en vue, c’est l’Histoire des Variations. Ce qu’il admirait particulièrement dans ce livre célèbre, c’est l’heureuse et triomphante audace qu’avait eue l’auteur « d’atteler à trois ou à quatre, » et l’art souverain avec lequel il avait su faire marcher de front le récit des faits, le développement des caractères, l’exposition des idées et la discussion des doctrines. Le secret de cette composition organique et vivante, Brunetière a essayé de le ravir à son illustre devancier, et il semble bien qu’il y ait réussi. Les trois principaux élémens dont se compose l’évolution littéraire, à savoir l’évolution ou l’histoire des idées, l’histoire des genres et l’histoire des œuvres, sont ici mêlés si étroitement et combinés en de si justes proportions que chacune de ces histoires respectives a l’air d’être traitée pour elle-même, et que la vive lumière dont elle est éclairée, loin de nuire à celle qui tombe sur ses voisines, lui prête un peu de sa clarté propre ; la contrariété des divers mouvemens, comme dans la vie même, en se compensant et en s’équilibrant les uns les autres, finit par se résoudre dans l’unité d’une même « suite » d’histoire ; l’artifice nécessaire que présente toute exposition de faits ou d’idées se trouve ainsi réduit au minimum ; et le « discours, » — car c’est un véritable Discours continu que toute cette vaste Histoire, — paraît reproduire dans sa complexité ondoyante et diverse tout le pêle-mêle apparent de la vivante réalité. Comme un habile conducteur de quadrige qui, les rênes en mains, tantôt lance en avant l’un de ses chevaux, tantôt le retient en arrière, modérant et excitant tour à tour leur commune allure, et, les ramenant toujours au terme lointain de la course, les y pousse d’un même élan : de même ici, l’historien littéraire déroule devant nous tantôt telle série de faits et tantôt telle autre, et, sans jamais perdre de vue aucune d’elles, les maintient toutes ensemble sous notre regard, et, à force d’art et d’ingéniosité, réussit à leur imprimer ce mouvement ininterrompu, simple et complexe, tout ensemble, qui rapproche l’œuvre littéraire de la vie qu’elle prétend imiter. Rien de plus malaisé que de « composer » de la sorte, et rien, quand on y réussit, qui marque mieux la maîtrise de l’écrivain. Quand l’Histoire de la littérature française classique n’aurait pas la valeur de fond qui, comme le Manuel, et quelques objections de détail qu’on lui puisse adresser, la rend si précieuse aux hommes du métier, elle aurait encore, même inachevée, une valeur d’art telle qu’il n’est que juste de mettre cette valeur brièvement en lumière.

De quelque façon que l’on entende l’histoire d’une littérature, il y a une partie de la tâche qu’on ne saurait éluder : c’est l’étude directe et positive des œuvres. Mais les œuvres dont la somme compose une littérature donnée sont innombrables : lesquelles doit-on retenir définitivement pour en parler ? Nous avons vu que la méthode évolutive fournissait à Brunetière un moyen non pas infaillible, mais excellent, de distinguer les œuvres qui comptent véritablement dans l’histoire, de celles qui ne comptent pas. Ce départ établi, et ce choix fait, il reste encore à savoir quel procédé adopter pour éviter « qu’à voir défiler triomphalement tant d’auteurs, le sentiment des distinctions et des distances qui les séparent ne finisse par s’y abolir. » Le procédé de composition employé ici par Brunetière est d’une savante et originale ingéniosité. Il est fondé sur cette observation très juste que, parmi les écrivains qui « comptent, » il en est, — et ce sont les plus grands, — qui valent surtout en eux-mêmes, et par leur œuvre propre, et d’autres qui valent presque exclusivement par l’œuvre impersonnelle et collective à laquelle ils ont collaboré. Ces derniers, il y a donc tout avantage, — historique et artistique, — à les absorber en quelque sorte dans les chapitres généraux où l’on étudie les mouvemens d’idées ou de faits auxquels ils ont prêté l’appui de leur personnalité et de leur talent. C’est ainsi que les principaux représentans de l’école lyonnaise, Maurice Scève, Louise Labé, Pontus de Tyard, ont leur place toute marquée dans le chapitre consacré aux Origines de la Pléiade ; que les grands rhétoriqueurs, et Lemaire de Belges, François Ier, Guillaume Budé rentrent tout naturellement dans un chapitre général sur la Renaissance en France. Le terrain se trouve ainsi déblayé pour les rares études d« individualités » d’écrivains que l’historien a finalement réservées comme étant les grandes causes agissantes de l’évolution littéraire : Marot et Babelais, la reine de Navarre et Calvin, Du Bellay et Ronsard, Baïf, Desportes, Du Bartas et Bertaux. Et il s’efforce de proportionner chacune de ces études particulières, — il eût volontiers dit « mathématiquement, » mais nous aimons mieux dire « littérairement, » — à l’importance respective que présente, dans l’évolution générale, chacune des œuvres auxquelles elles sont successivement consacrées.

De cette suite de monographies se détachent, — ou devaient se détacher, — en plein relief, dominant et symbolisant chacune des parties de cette histoire de la littérature française au XVIe siècle, trois amples études, trois grands « portraits littéraires, » celui de Rabelais, celui de Ronsard, celui de Montaigne. Les deux premiers seuls ont été achevés. Ce sont d’admirables pages de critique littéraire. L’historien n’a qu’une chose en vue : définir avec la dernière précision, caractériser avec toute la justesse possible l’œuvre et le génie qu’il met, après tant d’autres, sous nos yeux. Comme un peintre qui, les yeux obstinément fixés sur son modèle, met en œuvre tous les procédés connus et ne croit jamais avoir assez fait pour attraper la ressemblance intérieure qu’il veut fixer sur la toile, ainsi Brunetière a recours à tous les moyens dont dispose actuellement la critique pour mieux comprendre le vrai sens d’une œuvre et pour en mieux mesurer la vraie valeur : biographie, bibliographie, chronologie, philologie même, toutes les « sciences auxiliaires » de l’histoire littéraire sont tour à tour utilisées et fournissent leur contribution et leur apport. Et cela, sans préjudice de l’analyse littéraire, psychologique ou morale, et de tout ce que le contact direct et prolongé des textes peut déterminer d’impressions vives et d’intuitions originales dans un esprit délié, vibrant, extraordinairement muni et averti. Tous ces élémens divers et toutes ces données mêlés ensemble sont comme des rayons divergens que rassemble un réflecteur puissant et qui, projetés par lui sur certaines figures, les éclaire d’une forte et soudaine lumière. Je sais, par exemple, peu d’études qui nous fassent aussi profondément pénétrer dans l’intimité d’une œuvre et d’un génie d’écrivain que le chapitre sur Rabelais. Ces pages sont mieux qu’une explication et qu’une interprétation : elles sont une évocation. On dirait que la verve endiablée du vieux conteur s’est communiquée à son critique. Le frémissement de cette poésie un peu brutale, mais si drue, si opulente, l’a gagné sans presque s’en apercevoir, il la transpose dans sa langue à lui. Jamais peut-être il n’a écrit d’un style aussi éclatant, aussi vivant, aussi joyeux. Sa manière forte, et grasse, et haute en couleur, rappelle ici certains portraits de l’école flamande où semble avoir passé toute la vie débordante de leurs modèles :


D’autres que Rabelais ont sans doute aimé la nature, mais on peut, on doit dire de lui qu’il en est littéralement « ivre, » et pour la célébrer, son lyrisme n’a pas assez d’effusions, ni d’assez éloquentes, ni d’assez abondantes, ni d’assez débordantes. Il se noie, il se perd, il s’égare quand il entre au profond de ses abîmes. Infiniment féconde et infiniment bonne, infiniment complaisante aux instincts qu’elle a mis en nous, c’est Nature, qui, de son ample sein, comme d’une source intarissable, verse à flots pressés, dans toutes les créatures, et y renouvelle incessamment le désir et la joie, l’orgueil et la volupté de vivre. Nature est tout en nous, et nous ne sommes rien qu’en elle. Tout vient d’elle, et tout y retourne. C’est pourquoi, jusque dans ses manifestations qu’on croirait les plus ordinaires, ou dans ses opérations les plus basses, il y a quelque chose de divin…


Ce n’est pas là de la critique de miniaturiste, comme l’est si souvent celle de Sainte-Beuve ; c’est de la critique à fresque, si je l’ose dire. Et l’on peut compter ceux qui, s’en étant sentis capables, n’y ont point complètement échoué.

L’attention que Ferdinand Brunetière accorde aux œuvres particulières ne le détourne point d’ailleurs des grandes généralités sans lesquelles l’histoire ne serait qu’une collection un peu incohérente et comme une poussière d’études « monographiques. » Ni l’évolution des genres, ni le mouvement des idées ne sont négligés par lui ; et son art, nous le répétons, consiste à n’avoir sacrifié aucun de ces élémens aux autres. L’évolution des genres littéraires aurait assurément été traitée avec plus d’ampleur dans la suite de cette Histoire : comme il est naturel, elle ne fait guère que s’amorcer dans les parties achevées, les « genres » ayant, à proprement parler, été constitués par les efforts de la Pléiade. Mais l’histoire des idées, elle, elle est à toutes les pages de ces premiers livres ; elle se mêle, elle s’entrelace à toutes les autres histoires ; l’étude des œuvres particulières elle-même y aboutit. Et ce n’est que justice. De nos quatre siècles littéraires, le XVIe siècle est peut-être, — avec le XIXe, — celui qui a eu la vie intellectuelle la plus intense. Idées littéraires, idées philosophiques et morales, idées religieuses, il a tout renouvelé, tout remis à l’étude. Et toute histoire, même littéraire, qui ne rendrait pas cette physionomie essentielle du siècle mentirait aux promesses mêmes de son titre.

Mais le XVIe siècle a jeté dans l’histoire un si grand nombre d’idées de toute sorte, qu’il est assez malaisé de les dénombrer toutes, et de les suivre dans leurs diverses vicissitudes. C’est pourtant ce que Brunetière s’est efforcé de faire, et avec un plein succès. Dans trois chapitres d’introduction, il s’est proposé de définir avec toute la précision possible le mouvement général de la Renaissance, de reconnaître au passage toutes les idées essentielles qu’elle a répandues dans le monde, et, comme il aimait à dire, de vider le mot de tout son contenu. Rien de plus original, et, je crois, de plus juste que la manière dont il a posé la question. Il distingue trois époques dans l’histoire de la Renaissance, ou, plus exactement encore, trois Renaissances successives : la Renaissance italienne, la Renaissance européenne et la Renaissance française, la Renaissance européenne, dont Erasme est le principal représentant, étant comme l’écran à travers lequel s’est réfractée la Renaissance italienne pour déterminer les diverses Renaissances nationales. Nous assistons ainsi à la genèse des principales idées qui ont alimenté la pensée française durant tout le XVIe siècle, et, à mesure qu’elles pénètrent dans de nouveaux milieux, nous les voyons se développer, se modifier aussi, s’enrichir de nouveaux élémens, engendrer de nouvelles conséquences. En un mot, nous voyons se composer peu à peu et se former sous nos yeux l’esprit du classicisme français, et, comme eût dit Taine, le modèle idéal qui va régner pendant près de trois siècles. Et l’historien peut alors conclure : « Nous sommes arrivés au seuil de l’histoire de la Littérature française classique ; nous y touchons. Italiennes d’abord, « Européennes » ensuite, Françaises enfin, nous avons essayé, non pas de « préciser, » — nous n’y réussirons, si nous y réussissons, qu’au bout de notre tâche, — mais de « nommer » au moins les idées que le mouvement de la Renaissance a jetées dans la circulation. C’est maintenant la propagation de ces idées, c’en est le jeu, la combinaison, les rapports ou les contrariétés entre elles, c’en est aussi la « dénaturation » qu’il s’agit d’étudier chez les hommes et à travers les œuvres. »

Cette « dénaturation, » Ferdinand Brunetière n’oublie jamais d’en rechercher l’expression dans toutes les œuvres particulières qu’il examine successivement. Il est un mot de Taine auquel il eût souscrit de tout son cœur : « Il y a une philosophie sous toute littérature. Au fond de chaque œuvre d’art est une idée de la nature et de la vie ; c’est cette idée qui mène le poète : soit qu’il le sache, soit qu’il l’ignore, il écrit pour la rendre sensible, et les personnages qu’il façonne, comme les événemens qu’il arrange, ne servent qu’à produire à la lumière la sourde conception créatrice qui les suscite et les unit. » Ces lignes auraient pu servir de devise ou d’épigraphe à cette Histoire de la littérature française classique. Quel que soit l’écrivain, poète ou prosateur, qu’il analyse et apprécie, Brunetière l’interroge toujours sur la « philosophie » qui se dégage de son œuvre ; il excelle à extraire et à formuler l’âme de pensée que contiennent, parfois à l’insu de leurs auteurs, les livres en apparence les plus réfractaires à toute espèce de conception abstraite. Ainsi se précisent et se diversifient tout à la fois les idées générales qui sont entrées dans la composition du milieu intellectuel contemporain, et dont l’historien avait, tout à l’heure, reconnu l’origine et constaté la simple présence ; ainsi, chaque étude individuelle se trouve être une contribution nouvelle à l’histoire des idées, et celle-ci, bien loin d’être jamais perdue de vue par nous, s’enrichit à chaque page, pour ainsi dire, d’une précision, d’une nuance inédite, et on la sent progresser obscurément, même quand elle n’émerge pas au premier plan.

Nulle part peut-être l’intérêt et la puissance de la méthode n’apparaissent plus clairement que dans l’étude sur Rabelais. Brunetière a supérieurement montré que le Gargantua et le Pantagruel ont un sens, qui est d’être une apologie sans réserve de la nature. « Poète ou philosophe de la nature, comme on voudra l’appeler, Rabelais est profond de la profondeur même de cette idée de nature. » Et en effet, à la lumière de cette idée, il semble que les apparentes contradictions du livre se ramènent à l’unité, que la nature des intentions de l’écrivain se précise, et que les qualités mêmes de sa langue et de son style, bref, que le fond même de son génie se révèle à nous dans toute sa plénitude. « Si l’on comprend bien toute l’importance de cette idée dans l’œuvre de Rabelais, si l’on voit bien comment elle en pénètre toutes les parties, nous ne dirons pas que toutes les obscurités de son livre en soient éclairées ou dissipées du même coup, mais elles en deviennent cependant moins obscures ; et son objet même n’a plus rien d’une énigme. » Et en même temps, et indépendamment de sa valeur propre, le livre prend une signification générale toute nouvelle : Rabelais nous apparaît comme une sorte d’incarnation du génie de la Renaissance, et son œuvre comme la personnification et le symbole de cette restauration du paganisme antique qui a été, à n’en pas douter, le secret idéal de tant d’hommes du XVIe siècle.

Et enfin, Brunetière ne se contente pas d’interroger les écrivains qu’il étudie sur leur philosophie générale ; il les interroge sur leur psychologie et leur philosophie religieuses. Ici se retrouve, — pour le grand bénéfice de l’historien littéraire, — le moraliste pénétrant et inquiet dont nous avons suivi le long pèlerinage passionné « sur les chemins de la croyance. » C’est qu’il avait parfaitement compris que toute philosophie est déterminée dans sa teneur générale par la position qu’on a prise sur la question religieuse. Là encore, son expérience personnelle lui avait été d’un singulier secours. A force d’agiter pour soi-même, et sous leurs formes les plus diverses, les problèmes religieux, il avait acquis comme un secret et sûr instinct qui lui permettait de se représenter avec une remarquable exactitude, et, pour ainsi dire, du premier coup d’œil, et de définir avec une lumineuse netteté l’état d’âme des écrivains les plus différens sur cette délicate matière. Voyez à cet égard les pages où il essaie de caractériser la « religion » de Ronsard et celle de Marot, celle de la reine de Navarre et celle de Calvin. Il faut au moins citer celles-ci, où l’on notera au passage, sous l’impersonnalité même des termes, comme un curieux et involontaire retour de l’écrivain sur lui-même :


… Les motifs de la conversion de Calvin à ses propres idées nous sont encore aujourd’hui mal connus. Il n’y a rien, on le sait, de plus varié, ni de plus secret, — de plus caché souvent à elles-mêmes, — que les chemins qui mènent les âmes religieuses d’une croyance à une autre ; et, quand elles ne nous ont pas laissé de « confessions » personnelles qui nous guident, rien n’est donc plus difficile que de voir clair dans les motifs obscurs de leur conversion. Or… Calvin… nous dit bien… que « combien qu’il fût obstinément adonné aux superstitions de la Papauté, Dieu, par une conversion subite, dompta et rangea à docilité son cœur trop endurci en telles choses ; » et nous savons, d’autre part, qu’il résigna ses bénéfices au mois de mai 1534, ce qui était la consommation de la rupture. Mais, pour « subite » qu’elle fût, sa conversion ne s’est pas faite en un jour, et on aimerait savoir quelles en furent les raisons.

Elles n’ont certainement pas été « philologiques ; » et ni avant sa conversion ni depuis, il ne semble que Calvin ait un moment douté de l’entière authenticité de la révélation. On le verra plus tard poursuivre en Sébastien Castalion le blasphémateur du Cantique des cantiques. Elles n’ont pas été « philosophiques, » et ni le surnaturel général, ni ce surnaturel particulier dont l’action se mêle, sous le nom de Providence, à la vie quotidienne de chacun d’entre nous, n’ont offensé son rationalisme. Bossuet même et Joseph de Maistre ne feront pas plus tard une place plus considérable à la cause première dans le gouvernement des affaires de ce monde ! Ont-elles donc été « théologiques » ou « morales ? » Je crois qu’on devrait plutôt les nommer » historiques, » si, ce qui lui a paru le plus inacceptable du catholicisme, il semble bien que c’en soit le chapitre de la tradition. Serait-ce après cela le calomnier que de faire, dans le développement ou dans la formation de son protestantisme, une part à l’ambition de ne recevoir de loi que de lui-même ? Etiamsi omnes, ego non ! Si quelqu’un n’a jamais admis que l’on pût avoir raison contre lui, ni qu’il eût tort contre personne, assurément c’est Jean Calvin…

S’il y a certes des points délicats, il n’y a point d’obscurité dans le dessein général de Calvin, ni dans ses intentions une fois formées, mais on ne saura jamais comment, dans quelles circonstances, à quelle occasion, sous l’impulsion de quel mobile il a commencé de les former. Il y aura toujours quelque chose d’énigmatique dans les origines de sa résolution… Mais ce n’est pas aussi ce qui fait le moindre attrait, je veux dire le caractère le moins singulier de cette physionomie impassible et fermée. Le « secret » de Calvin, qui a fait en son temps une partie de sa force, continue de le servir encore, et la résistance qu’il oppose à notre curiosité nous inquiète, nous irrite, et finit par nous imposer.


Voilà qui est vu, deviné, pénétré à merveille. N’est-il pas vrai que de telles pages éclairent non seulement une physionomie morale, mais une œuvre littéraire ? Et le livre qui les renferme, et qui, sans parler de tous ses autres mérites, eût été, à sa manière, une histoire des idées religieuses, ce livre ne vaut-il pas qu’on parle de lui comme s’il eût été entièrement achevé ?…


Pendent opéra interrupta ! D’innombrables travaux d’approche, et de multiples ébauches, çà et là, quelques rares œuvres de moindre envergure heureusement terminées, mais les grands édifices rêvés, et déjà commencés, abandonnés là en plein chantier : tel est le spectacle douloureux et mélancolique que nous laisse cette activité d’écrivain qui s’est fiévreusement consumée pendant plus d’un quart de siècle. Telle qu’elle est pourtant, son œuvre se suffit à elle-même, et tous ceux qui savent lire savent qu’elle est l’une des plus considérables et des plus originales de ce temps. Trente-deux volumes, deux brochures, cinq éditions classiques[16], une centaine d’articles disséminés un peu partout et non recueillis, voilà ce qui représente actuellement l’effort visible et tangible d’un homme qui n’a point été seulement écrivain, mais professeur, mais conférencier, mais directeur de Revue, et qui est mort à cinquante-sept ans. Critique, histoire, esthétique, sociologie, morale, pédagogie, philosophie, apologétique, théologie, il a touché à tout ; et s’il n’a pas tout renouvelé, il a rarement laissé les choses exactement dans l’état où il les avait prises. C’est à ce signe que l’on reconnaît les vrais maîtres. Brunetière est probablement l’une des deux ou trois grandes influences qui se sont exercées sur la pensée française contemporaine.

Et en même temps, cette pensée, il l’a exprimée avec une force et une plénitude singulières. Littérairement, au lendemain de nos désastres, défians de nous-mêmes, incertains de nos destinées, flottans au gré de tous les paradoxes et de toutes les retentissantes formules d’art, nous cherchions où nous prendre, et quelque point fixe où rattacher notre activité. Ce point fixe, Brunetière a puissamment contribué à nous le fournir : il a rudement, mais solidement rétabli dans ses droits un peu oubliés la tradition nationale ; il nous a rendu conscience de la mission essentiellement « sociale » du génie français ; il a ramené le naturalisme contemporain à une notion plus juste et plus saine de son rôle ; enfin, il a prévu, favorisé et hâté le mouvement qui, de proche en proche, allait dégager du pur naturalisme un art hautement idéaliste, et qui, au devoir d’imiter la nature, sût ajouter le droit de l’interpréter et de la juger. Philosophiquement, Brunetière n’a point sans doute inventé de nouveau système ; mais il a proposé d’ingénieuses interprétations, et il a poursuivi d’intéressantes applications des principales théories à l’ordre du jour, évolutionnisme, pessimisme et positivisme ; surtout, il nous a aidés à nous délivrer de la superstition de la science, conçue comme une « religion » nouvelle, comme le type unique du savoir, et comme l’unique forme de l’action ; enfin, par son œuvre tout entière, il a collaboré fort activement à ce mouvement général des esprits d’aujourd’hui qui les porte à une conception moins intellectualiste des choses, et leur fait dédaigner les abstraites données de la raison pure pour les humaines réalités de la raison pratique. Moralement, enfin et religieusement, il a bien posé les problèmes comme, après Scherer et après Taine, on inclinait à les poser progressivement autour de lui, et comme on les posera, semble-t-il, de plus en plus. Point de société sans morale, et point de morale sans religion. Point de religion sans christianisme, et point de christianisme vrai, durable et progressif en dehors du catholicisme. Chose plus méritoire encore, à quarante-six ans, à un âge où l’on ne change plus d’ordinaire, où les idées sont arrêtées, et figées, où l’on a parié une fois pour toutes, il a eu le rare courage, contre ses intérêts les plus manifestes, de commencer et d’achever l’une des évolutions morales et religieuses les plus importantes du siècle qui vient de finir, et de reconstruire sa vie intérieure sur des bases toutes nouvelles. C’est ce qu’il appelait, d’un mot que M. de Vogué a éloquemment commenté, « s’être en toute occasion laissé faire par la vérité. » Ce noble témoignage, il pouvait, en toute assurance, se le rendre à lui-même.

Et ce fut par-dessus tout un superbe ouvrier de Lettres, toujours agissant, toujours combattant, toujours parlant, lisant, ou écrivant. Jusqu’à son dernier souffle, il a été sur la brèche, et il est mort littéralement la plume à la main. Par son activité, par son désintéressement, par son stoïcisme, il a forcé l’admiration de ceux-là mêmes qui l’avaient le plus violemment combattu. Il avait provoqué, un peu gratuitement parfois, car il aimait la contradiction, des animosités assez vives. « Un critique est un buisson sur une route : à tous les moutons qui passent, il enlève un peu de laine. » On finira par oublier ces misères, et par rendre pleine justice à l’œuvre et à l’artisan. On saura gré à celui-ci d’avoir cru comme il l’a fait, — il le déclarait encore, presque solennellement, dans son tout dernier article, — « au pouvoir des idées. » On lui saura gré, ayant pu être tant d’autres choses, d’avoir été un simple critique, un grand critique, et de n’avoir voulu être que cela. Mais de la haute et large façon dont il entendait son rôle et sa fonction, il a renouvelé parmi nous la notion de son art ; il a mêlé la critique à la vie morale et religieuse de son temps ; il a achevé de la constituer en dignité. Et peut-être, pour résumer cette œuvre et cette vie, me sera-t-il permis de leur appliquer, en la modifiant à peine, une parole célèbre de ce Pascal qu’il aimait tant : « Ceux-là honorent bien la critique, qui lui apprennent qu’elle peut parler de tout, et même de théologie. »


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. A le bien prendre, l’article Après une visite au Vatican est une réplique à l’Avenir de la Science, livre écrit en 1848, mais publié, comme l’on sait, en 1890 ; et il est aussi la suite logique des pages de Taine sur l’Église (1891), en même temps qu’une réponse à ces pages.
  3. Brunetière avait grandement raison de dire, — il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter à l’article, — qu’il n’avait rappelé la formule « la banqueroute de la science » que pour la repousser aussitôt. — Il serait d’ailleurs curieux de savoir qui a le premier employé l’expression. Je la trouve, dès 1883, sous la plume de M. Bourget, dans un « dialogue » intitulé Science et Poésie (Études et Portraits, t. I, p. 202) : «… Je n’ignore pas, dit l’un des deux interlocuteurs, que la science recèle un fond incurable de pessimisme, et qu’une banqueroute est le dernier mot de cet immense espoir de notre génération, — banqueroute dès aujourd’hui certaine pour ceux qui ont mesuré l’abîme de cette formule : l’Inconnaissable. Il y a un principe assuré de désespoir dans la définition même de la méthode expérimentale, car, en se condamnant à n’atteindre que des faits, elle se condamne du coup au phénomène final, autant vaut dire au nihilisme… »
  4. Voyez notamment les deux articles A propos du Disciple {Nouvelles Questions de critique), sur Vinet, sur la Philosophie de Schopenhauer et les conséquences du pessimisme (Essais sur la littérature contemporaine). Et rappelons simplement les paroles significatives qui terminent le second article sur le Disciple, et que Brunetière lançait comme un défi à ses contradicteurs : « Et s’ils ne sont pas convaincus enfin qu’il ne saurait y avoir d’acquisition scientifique, — d’observations sur les gastéropodes ou de théorème sur les quaternions, — qui vaillent ce que je demanderai qu’on me laisse appeler la déshumanisation d’une âme, qu’ils le disent ! »
  5. Lettre inédite du 16 septembre 1898.
  6. Bossuet et Brunetière, Besançon, Bossanne, 1900, p. 36-37.
  7. Voyez à ce sujet l’article de Brunetière sur la Critique impressionniste (Essais sur la littérature contemporaine), son article Critique de la Grande Encyclopédie et la Préface qu’il a mise en tête du livre de M. Ricardou sur la Critique littéraire (Paris, Hachette, 1896).
  8. Il n’a rien dit non plus de Calvin ; mais c’est là, je crois, un oubli involontaire ; car il a parlé de lui dans le Discours.
  9. Le second volume a au moins été esquissé dans une conférence prononcée à Amsterdam en 1904 sur les Difficultés de croire, et qui a été recueillie dans la dernière série des Discours de combat. Dans ma brochure de Notes et Souvenirs sur Ferdinand Brunetière (Paris, Bloud, 1907), j’ai publié quelques pages fort curieuses qui devaient faire partie de ce second volume. Enfin, il faut joindre au volume sur l’Utilisation du positivisme, la Défense que Brunetière en a présentée dans la Revue latine du 25 décembre 1904, en réponse à un article de M. Faguet, réponse qui devrait être réimprimée dans une nouvelle édition de l’ouvrage.
  10. Je lis dans un article daté du 15 août 1882, et non recueilli en volume, sur des Publications récentes sur le XVIIIe siècle ces lignes caractéristiques : « Il y aura des choses neuves à dire des philosophes et de l’Encyclopédie, tant que nous n’aurons pas reconquis la tranquillité d’esprit qu’ils nous ont enlevée. » — Cf. encore Nouvelles questions de critique, p. 46-47, la brochure intitulée la Moralité de la doctrine évolutive, p. 2, note, et le grand nombre d’articles consacrés ici même jusque vers 1890 au XVIIIe siècle.
  11. Saint Vincent de Lérins, par MM. F. Brunetière et P. de Labriolle, 1 volume de la collection la Pensée chrétienne (Paris, Bloud, 1906). Ferdinand Brunetière ne s’est pas contenté d’écrire pour ce volume une importante Préface : il a mis la main à la traduction du Commonitorium.
  12. Cette observation avait été présentée à Brunetière de son vivant même, et, plus docile à la critique qu’on ne le croit généralement, il y avait fait droit. « Il (Balzac) nous apparaît donc, avait-il écrit, comme l’un des écrivains qui, en France, au XIXe siècle, auront exercé l’action la plus profonde, et à la distance où nous sommes de lui et de ses contemporains, je n’en vois guère plus de quatre ou cinq dont on puisse dire que l’influence ait rivalisé avec la sienne. Il y a Sainte-Beuve, il y a Balzac, il y a Victor Hugo ; il y a Auguste Comte… » Et l’on peut lire encore ce passage à la page 309 du livre. Quand Ferdinand Brunetière publia ce dernier chapitre dans la Revue du 15 mars 1906, je me permis de protester, et de dire que l’auteur du Génie du christianisme ne méritait point peut-être qu’on le sacrifiât à l’auteur d’Eugénie Grandet. La protestation fut entendue ; et on lit en effet dans la Revue (p. 339) : « Il y a Chateaubriand, il y a Sainte-Beuve… »
  13. Dans un article sur le Balzac, à propos duquel Brunetière écrivit à l’auteur ces paroles à retenir : « Vous avez dit, en particulier, sur l’effort d’orchestration ou de composition que le livre représente, et que vous avez su voir, des choses que l’on n’avait pas dites ; et, avec notre sot amour-propre d’auteur, je me demandais quelquefois si je mourrais avant de les avoir lues ou entendues. C’est qu’aussi bien, là peut-être aura été mon principal effort, et, plus baudelairien qu’on ne s’en doute, j’aurai dépensé mon labeur à la recherche et à l’expression de ces correspondances. »
  14. Dans son Manuel, il protestait par exemple (p. 169) contre « l’abus qu’il y aurait à faire de La Rochefoucauld un grand écrivain. » « Un grand écrivain, déclarait-il, est toujours abondant, fécond, et plus varié surtout que ne l’a été La Rochefoucauld. »
  15. Le meilleur moyen qu’il y aurait de réaliser ce vœu serait sans doute, à l’aide des notes du professeur et des élèves, de restituer purement et simplement le cours, tel qu’il a été professé. Assurément, cette restitution ne vaudra pas la rédaction définitive : car Brunetière, très difficile pour lui-même, se corrigeait et améliorait son texte jusqu’au dernier moment, — par exemple, le Rabelais publié dans la Revue a été refait pour le volume ; — mais enfin, nous aurions au moins là un certain état de sa pensée. L’un des meilleurs élèves de Ferdinand Brunetière. M. Gustave Michaut, s’est chargé de compléter et d’achever le volume consacré au XVIe siècle ; et c’est ainsi, nous le savons, qu’il a compris sa tâche.
  16. Sermons choisis de Bossuet (Firmin-Didot) ; — Chefs-d’œuvre de Corneille (Hetzel) ; — Boileau, Poésies et extraits des œuvres en prose ; — Pascal, Provinciales, I, IV, XIII ; — Chateaubriand, Extraits (Hachette). Ces éditions, toutes « classiques » qu’elles soient, mériteraient d’être mieux connues du grand public ; et, par exemple, les courtes notices qui accompagnent les Extraits de Chateaubriand sont, à mon gré, ce qu’on a écrit de plus pénétrant et de plus fort sur l’auteur d’Atala depuis les mémorables études de M. Faguet et de M. de Vogué. Sur la conversion de Chateaubriand, sur la conception du Génie du Christianisme, il y a là quelques pages, ou, pour mieux dire, quelques lignes, dont on ne dépassera pas, ce me semble, l’alerte, concise et vigoureuse justesse.