Esquisses contemporaines - Paul Bourget/02

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Esquisses contemporaines - Paul Bourget
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 81-113).
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ESQUISSES CONTEMPORAINES

M. PAUL BOURGET

II.[1]
APRÈS LE DISCIPLE


I

Italiam, ltaliam… L’année qui suivit la publication du Disciple, M. Bourget allait, une fois de plus, passer quelques semaines dans « cette terre de Beauté » qu’il aime tant, et il en rapportait, avec la jolie nouvelle intitulée Un Saint, un livre exquis, ces Sensations d’Italie qui lui ont valu de si fervens admirateurs. Son premier voyage dans la glorieuse péninsule datait de 1874. « Epoque lointaine, écrit-il, où d’être seulement en Italie et de me dire que j’y étais me faisait presque mal, tant je subissais l’ivresse de l’Art et de la Beauté[2] ! » Et depuis cette époque, que de voyages entrepris en tous sens, en Angleterre, en Grèce, en Espagne, en Terre-Sain le, en Allemagne, en Amérique, que sais-je encore ! Que de journaux de route minutieusement tenus, et d’où l’écrivain n’a rien tiré pour le public ! M. Paul Bourget est un grand voyageur devant l’Eternel. Il est, — avec Pierre Loti, — le plus cosmopolite de nos hommes de lettres. Et quand, à propos de Loti, précisément, il parle « des âmes de passage pour qui le voyage est une façon naturelle de respirer et de sentir[3], » il songe évidemment aussi à lui-même.

Quatre volumes représentent dans son œuvre la littérature de voyage proprement dite : des Études anglaises et Fantaisies qui datent de 1880 à 1885, et qui, donc, sont contemporaines des Essais de psychologie ; les Sensations d’Italie, qui sont de 1890-1891 : et les Notes sur l’Amérique intitulées Outre-Mer, qui sont de 1893-1894. Je ne sais ce que des lecteurs connaissant bien les trois principaux pays qu’a explorés et décrits M. Bourget peuvent, au point de vue de l’exactitude, trouver à reprendre aux « sensations » que l’écrivain en a rapportées ; et comme d’ailleurs rien n’est plus facile que d’opposer ses « sensations » à celles d’autrui, et d’entre-choquer deux subjectivismes, je me défierais, je l’avoue, de discussions trop tranchantes et de critiques trop sûres d’elles-mêmes. L’image que j’emporte de l’Angleterre, de l’Italie et de l’Amérique, vues à travers les livres de l’auteur des Sensations d’Oxford, me paraît au total assez peu différente de celle que je me suis formée dans les livres d’autres voyageurs, et j’en conclus que je puis m’y fier dans une assez large mesure. Me voici donc tout à mon aise pour jouir des qualités de style, d’observation et de pensée que M. Bourget a déployées dans ses notes de voyage.

Car ces jolis et subtils volumes occupent une place bien à part, et singulièrement enviable, dans l’histoire du « genre » dont ils relèvent. Genre qui paraît à la portée de tous ceux qui tiennent une plume, en réalité l’an des plus difficiles à bien traiter. Je n’en sache pas qui trahisse mieux la richesse ou la médiocrité de l’esprit qui s’y applique. Votre lecteur est un compagnon de route, le plus exigeant des compagnons de route. Ne comptez pas, pour le distraire ou l’intéresser, sur la beauté des paysages, sur la variété des incidens, sur l’imprévu des rencontres ; ne comptez que sur vous-même. S’il vous a choisi, c’est qu’il vous croit un homme de ressources. Si vous l’ennuyez, il aura vite fait de se séparer de vous. Songez que tout ce qu’il verra, entendra, pensera, lui viendra de vous, et de vous seul. Il ne supporte que les descriptions qui, en quelques lignes, lui mettent sous les yeux tout ce que vous avez passé des heures à contempler. Il veut que vos impressions d’histoire ou d’art soient originales et variées, et qu’elles soient dignes des lieux ou des œuvres qui vous les auront inspirées. Ayez, autant qu’il vous plaira, de l’esprit, de l’éloquence, de l’humour ; mais malheur à vous, si vous en avez à contretemps ! Et malheur à vous si, sous prétexte de philosophie, vous infligez à votre hôte une dissertation : il s’attendait à voyager avec un honnête homme, et il tombe sur un pédant : il ne vous le pardonnera pas.

Tous ces écueils, M. Bourget les connaît, et il a su les éviter. Il sait fort bien qu’il n’est permis qu’à Pierre Loti de nous enchanter en nous livrant tout simplement son journal de route : « Ce procédé, déclare-t-il, paraît le plus naturel pour un récit de voyage, et le plus infailliblement intéressant. Aucun n’est plus dangereux. Comment ne pas échapper à l’insignifiance, si l’on ne choisit pas entre ses impressions, et, si l’on choisit, à l’insincérité[4] ? » Et il choisit, lui, et il n’est pas insincère. C’est qu’en dépit des retranchemens et des transpositions nécessaires, il se peint tout entier dans ses livres de voyage. « Moi, je ne suis, hélas ! — dit-il quelque part[5], — qu’une moitié de poète qui s’arrange, comme elle peut, d’être cousue à une moitié de psychologue. » C’est précisément ce mélange original qui donne tant de saveur et d’intérêt à ses impressions de voyageur cosmopolite. À l’exemple de Taine, qu’il rappelle assez souvent, M. Bourget porte partout sa « passionnée et presque coupable curiosité de l’âme humaine[6], » et tout lui sert, tout lui est bon, — enquêtes faites sur place, conversations, lectures, observation des hommes et des choses, — pour la satisfaire. L’âme anglaise, italienne, ou américaine, voilà ce qu’il recherche parmi toutes ses pérégrinations ; voilà la réalité qu’il voudrait se représenter et révéler aux autres avec toute l’exactitude possible, et à laquelle il applique « la passion maîtresse de son intelligence, ce goût, cette manie presque, de ramasser des milliers de faits épars dans le raccourci d’une formule. » Que cette « façon de penser et de regarder » ait « ses limitations, » comme elle a sa valeur, c’est ce dont l’écrivain convient tout le premier. Mais il ajoute avec raison : « En tout cas, c’est mon impressionnisme à moi. Je ne puis être sincère qu’en y obéissant[7]. »

Ce qui corrige d’ailleurs ce que cet impressionnisme pourrait aisément avoir d’un peu trop systématique et artificiel, c’est que le poète, chez M. Bourget, veille toujours et n’abandonne jamais entièrement ses droits. Et le poète ne se reconnaît pas seulement aux vers qui, çà et là, s’insinuent dans cette jolie prose. Il se reconnaît à cette jolie prose, justement, à celle prose, qui rend avec une si vivante souplesse les « sensations de nature, d’art ou d’histoire, » les douces ou mélancoliques rêveries, les anecdotes piquantes ou tragiques, « nouvelles » toutes faites que le romancier n’a pu se tenir d’écrire en marge de son journal de route. Il se reconnaît plus encore à la disposition intime qu’on devine être généralement celle du voyageur. A la différence de Taine, qui voyage moins pour se reposer que pour vérifier ses hypothèses et remplir ses carnets de notes, M. Bourget voyage surtout pour son plaisir ; il se prête volontiers aux choses, au lieu de leur imposer tout de suite ses cadres ; il se laisse prendre au charme du jour et de l’heure ; le voyage pour le voyage l’enchante et l’amuse ; il aime à changer de lieux, dévisages et de mœurs : il éprouve « un irrésistible attrait[8] » pour le décor mouvant, pour les contrastes, les surprises et les aventures de la vie cosmopolite. Et je ne crois pas en un mot que beaucoup de voyageurs aient mieux exaucé le joli souhait que les enfans de Corfou leur adressent le long des routes : a Puissiez-vous jouir de vos yeux ! »

Mais cette jouissance ne lui suffit pas ; et non content d’enrichir de quelques nuances et formules nouvelles notre connaissance de l’âme étrangère, il voit aussi dans les voyages un moyen d’aller chercher au dehors des « leçons de choses » d’un intérêt général et patriotique. C’est surtout dans Outre-Mer que ce noble dessein s’affirme. Comme tant de généreux esprits du dernier siècle, de Chateaubriand à Tocqueville, et de Tocqueville à Brunetière, à E.-M. de Vogué, M. Bourget s’est senti attiré vers ce Nouveau-Monde où se déploient avec tant d’intensité toutes les énergies qui transforment le nôtre. « Ce qui m’attire en Amérique, écrit-il, ce n’est pas l’Amérique elle-même, c’est l’Europe et c’est la France, c’est l’inquiétude des problèmes où l’avenir de cette Europe et de cette-France est enveloppé. » Les trois terribles puissances qui le fabriquent, cet avenir, la démocratie, la science et l’idée de la race ont chez nous accumulé tant de ruines qu’on hésite à les trouver bienfaisantes. A les voir travailler plus librement, sans la contrainte d’un long passé, dans ce pays neuf, on se reprend à l’espoir et à l’optimisme. Certes, en Amérique comme en Europe, le conflit des races rivales reste singulièrement menaçant. Mais en revanche, combien la démocratie là-bas nous apparaît plus libérale, moins niveleuse et donc plus acceptable que chez nous ! « Car, du moment que la démocratie est conciliable avec le plus intense développement de l’individualité et le plus personnel, toutes les objections adressées contre cette forme de civilisation tombent à la fois. » Et d’autre part, à la voir agir outre-mer, on se rend compte que la science n’enseigne pas nécessairement, comme nous l’avons trop cru et trop répété, le nihilisme absolu ; elle est elle aussi un instrument de bienfaisance sociale ; elle ne nuit en rien au développement de la vie religieuse. L’esprit américain a réalisé pratiquement la conception de Spencer : « la réconciliation possible de la religion et de la science par l’agnosticisme. » Et enfin, M. Bourget a vu les Gibbons et les Ireland ; il les a entendus prêcher l’union intime de l’Eglise et du siècle. « Quelles paroles, et comment les chrétiens de désir, dont je suis, et qui s’appellent légion, ne frémiraient-ils pas à les entendre passer sur le monde et sur leur propre cœur ! Les temps sont venus où le christianisme doit accepter toute la science et toute la Démocratie sous peine de voir trop d’âmes s’en aller de lui… Pourquoi n’y aurait-il pas un pape issu de cette libre nation où les chefs de l’Eglise ont su redevenir ce qu’étaient les premiers apôtres[9] ?… » M. Bourget a eu raison d’éprouver en quittant l’Amérique « une émotion de gratitude : » « il y a reçu de précieux, d’ineffaçables enseignemens. »

Mais les voyages n’ont pas été seulement pour M. Bourget un moyen de se donner « des fêtes d’esprit d’une intensité singulière[10], » de renouveler son fond d’idées générales et de sentimens originaux ; ils ont élargi son expérience de la vie et de l’âme humaine ; ils ont fourni à son observation de romancier et de novelliste la matière d’un très grand nombre de descriptions nouvelles, de détails de mœurs inédits, de curieux « portraits » ou « eaux-fortes, » de sujets même. Si féconde que soit l’imagination d’un conteur, il doit souvent éprouver le besoin, surtout s’il se pique de travailler sur le réel, d’en diversifier et d’en rafraîchir les sources. Les voyages multipliés, la fréquentation de nouveaux milieux, la vision et l’étude d’autres types humains que ceux que nous coudoyons sur le boulevard en sont peut-être le meilleur moyen. Moitié par goût personnel, moitié par obligation de métier, M. Bourget était donc prédestiné à être le peintre par excellence de la société cosmopolite. Dès ses premiers romans « parisiens, » il l’était déjà. Il le sera de plus en plus, à mesure qu’il produira davantage, et qu’il sera plus préoccupé de ne point se répéter. « Puisque tu tiens album de figurines cosmopolites[11], » se fait-il dire quelque part par un ami. L’écrivain a largement puisé dans cet album pour écrire tous ses livres. Il y a surtout puisé peut-être pour écrire les innombrables nouvelles qu’il a, depuis près de quarante ans, publiées.

Je ne sais si l’on a jamais étudié comme il le mériterait M. Bourget novelliste. Je crains que son originalité à cet égard n’ait été comme recouverte par le succès même de ses grands romans et n’ait failli sombrer dans leur gloire. Nous-même, après avoir protesté contre cet oubli, n’allons-nous pas mériter le reproche que nous sommes tenté d’adresser à d’autres, et par notre brièveté même, n’allons-nous pas paraître attacher trop peu d’importance à cette partie de son œuvre ? Quatorze volumes de nouvelles, — presque autant que de romans, — sont pourtant un bagage, que plus d’un novelliste professionnel et classé pourrait lui envier. M. Bourget, en un très suggestif et fécond article sur Balzac novelliste[12], loue avec raison le grand romancier d’avoir, — chose extrêmement rare, en effet, — aussi bien réussi dans la simple nouvelle que dans le grand roman. On peut lui adresser pareil éloge ; et ce ne serait pas là d’ailleurs le seul trait qu’il eût de commun avec le fécond auteur du Père Goriot. C’est que, et M. Bourget la très bien vu et excellemment dit, les conditions, et donc les lois des deux genres ne sont pas les mêmes. « Une nouvelle est comme un moment découpé sur la trame indéfinie du temps. » Elle concentre, elle ne développe pas ; elle ne peut pas démontrer, elle doit se contenter de suggérer. Tous les procédés qu’emploie Balzac novelliste pour donner, malgré tout, l’illusion de la vie, M. Bourget, qui a réfléchi sur son art au moins aussi profondément que Balzac, les emploie à son tour, et il en a employé plus d’un dont Balzac ne s’était point avisé. A étudier d’un peu près ces quatorze volumes, on pourrait en déduire une sorte d’esthétique de la nouvelle peut-être aussi complète que celle qui est comme enveloppée dans les écrits de Maupassant. Non pas assurément que l’on puisse mettre en parallèle de tous points les deux œuvres. Même en tenant compte de la différence des genres, des factures et des tempéramens, il reste que les nouvelles de M. Bourget n’ont pas, en général, la simplicité directe, l’aisance robuste, le parfait naturel, la vie concentrée de celles de Maupassant ; l’effort s’y laisse deviner, et plus d’une enfin se ressent de son origine abstraite. Mais cela dit, on ne saurait nier qu’elles ne soient toujours intéressantes, et qu’elles ne témoignent toutes d’une science du métier et d’une variété d’invention vraiment surprenantes. L’auteur de Voyageuses et de Complications sentimentales sait toujours exactement proportionner la nature et les ressources de son sujet aux dimensions du cadre dont il dispose, et depuis la courte nouvelle de cinq ou six pages jusqu’à celle qui forme un véritable petit roman, il « remplit tout l’entre-deux, » essayant successivement tous les moules, toutes les formules d’art, et presque toujours avec un égal succès. Son genre propre est celui de la nouvelle psychologique. Même quand il évoque en quelques traits rapides cl fugitifs tel « profil perdu » rencontré au cours d’un voyage, c’est toujours l’état intérieur d’une âme que, d’après ses gestes, il essaye de se figurer et de peindre, c’est le secret de sa vie morale qu’il tâche de percer. Et l’inachevé même de la représentation qu’il nous en donne contribue à en augmenter la puissance suggestive.

« Ce livre, dit quelque part M. Bourget, en parlant d’un récit de Fenimore Cooper, ce livre possède la première d’entre les qualités d’un roman : la crédibilité[13]. » C’est sans doute pour réaliser cette condition essentielle qu’il a souvent recours, dans la composition de ses nouvelles, à un procédé, moitié voulu, je crois, et moitié instinctif, et qui consiste à rattacher les événemens, réels ou fictifs, qu’il raconte, à des faits, réels ou fictifs aussi, de sa vie personnelle. Ce procédé, parfaitement légitime, lui réussit du reste assez bien : témoin les nouvelles intitulées Un saint, Monsieur Legrimaudet, L’Échéance, et qui, ce me semble, ne sont pas loin d’être des chefs-d’œuvre. Et de là vient que c’est surtout dans ses nouvelles que M. Bourget nous livre, presque sans le vouloir, sur lui-même, sur ses goûts, sur ses habitudes, sur ses manières intimes de penser et de sentir, des renseignemens que l’historien de sa biographie morale ne peut manquer de recueillir. Nous avons déjà noté dans l’Echéance maints précieux détails à cet égard. On pensera sans doute que cette page de Monsieur Legrimaudet, — le « pastel » est daté de 1891, — ne doit point passer inaperçue :


Car s’expliquer avec cette précision la genèse du mal, c’est toujours risquer d’aboutir au doute sur la Providence, et quand on est parvenu, après des années de lutte, à retrouver, sous les arides analyses de la science, la foi dans l’interprétation consolante de l’Inconnaissable, on a si peur de la perdre cette foi et cette espérance, si peur de ne plus prononcer avec la même certitude la seule oraison qui permette de vivre : « Notre Père qui êtes aux cieux… » Qu’il est troublant alors de se trouver devant un problème de laideur morale et de douleur physique aussi cruellement posé que celui-là ! Il faut croire qu’il y a un sens mystérieux à ce douloureux univers, croire que les angoissantes ténèbres de la vie s’éclaireront un jour, après la mort. Mais comme on est tenté de nouveau par l’horrible nihilisme en présence de certains naufrages d’âme et de destinée[14] !…


Croyance bien incertaine encore, comme on peut voir, ou du moins vite fléchissante, et bien troublée. Un peu plus tard, dans une lettre à M. l’abbé Klein, datée du 4 juillet 1894, le « chrétien de désir, » que déjà nous avons vu paraître dans Outre-Mer, s’affirme encore, et, déclarait-il à son critique, « je suis très heureux de ce que vous avez bien voulu voir dans mon œuvre ce que j’y crois être, un christianisme immanent[15]. » La formule était heureuse, et elle exprime assez bien le sens secret, parfois un peu voilé, et l’orientation générale de la plupart des livres que M. Bourget avait publiés jusqu’alors. Jusqu’à quel point se vérifie-t-elle dans la série des romans qui va du Disciple à l’Étape ? C’est la question que l’auteur lui-même nous invite à nous poser.

Il ne semble pas tout d’abord que M. Bourget ait sensiblement changé sa manière, et Un Cœur de femme (1890), qui suivit immédiatement le Disciple, aurait fort bien pu lui être antérieur de plusieurs années. Il en est de même de la Physiologie de l’Amour moderne (1891), d’Idylle tragique (1896), de la Duchesse Bleue (1898), du Fantôme (1901). La facture en est peut-être plus serrée, la composition plus forte, bref, la maîtrise d’art plus grande ; l’inspiration n’en est pas loin d’être la même : c’est toujours l’analyse aiguë des passions coupables qui en forme le fond commun, et ce sont parfois les mêmes personnages qui y reparaissent. Cette relative similitude n’est point pour nous surprendre. Nous sommes, non point pour toujours, mais pour longtemps, les esclaves ou les prisonniers de nos premières œuvres ; nous les avons réalisées, parce qu’elles répondaient à certaines façons de penser et de sentir ; quelque effort que nous fassions pour nous en détacher, nous voyons le monde à travers elles ; et c’est de loin en loin seulement que le renouveau de notre être intérieur éclate et perce à travers nos livres, cherchant la forme plus adéquate qui, peu à peu, s’élabore en nous à notre insu. Le Disciple avait été un de ces momens-là. Le livre, certes, n’avait point dépassé la pensée de M. Bourget ; mais il y avait cependant mis plus de choses qu’il n’avait cru en mettre ; il n’en avait pas calculé froidement toute la portée ; dans la fièvre et la demi-conscience de la composition[16], il s’était, je le crois bien, laissé entraîner par son sujet au-delà des limites exactes où il s’était peut-être d’abord promis de le contenir. Rien de plus naturel qu’au sortir de cette sorte de crise, il ait été comme ressaisi par ses anciens sujets d’études et d’observations. Il fallait laisser le temps faire son œuvre, mûrir et consommer le développement de pensée dont le Disciple était un signe avant-coureur, et aussi user jusqu’au bout le moule romanesque où l’écrivain avait jeté tout d’abord ses impressions et ses expériences.

Ce n’est pas à dire d’ailleurs qu’on ne puisse trouver « du nouveau » dans cette suite d’œuvres. Le caractère cosmopolite, qui déjà apparaissait dans les premiers romans, dans Mensonges, par exemple, se manifeste ici plus clairement, plus largement. Le titre seul de Cosmopolis symbolise assez nettement cette veine relativement nouvelle. Une idylle tragique dépeint, — le sous-titre primitif en témoigne, — des « mœurs cosmopolites. » Et enfin, si les principaux héros du beau roman de la Terre promise sont bien Français, c’est dans un décor tout italien, c’est dans un milieu très international que se déroule leur douloureuse histoire. M. Bourget a bien utilisé ses multiples voyages ; son « méthodique souci de la culture et du renouvellement[17] » l’a bien servi. La connaissance du « Tout-Europe » lui a inspiré de très belles descriptions, d’exquis paysages ; elle lui a permis d’enrichir son œuvre romanesque de curieux détails de mœurs, de piquantes ou originales figures. « Peu à peu, — écrivait-il dans son étude sur Beyle, — peu à peu, et grâce à une rencontre inévitable de ces divers adeptes de la vie cosmopolite, une société européenne se constitue, aristocratie d’un ordre particulier dont les mœurs complexes n’ont pas eu leur peintre définitif[18]. » Il a essayé d’être ce peintre, et il y a excellemment réussi.

Le cosmopolitisme, s’il comporte bien des jouissances et s’il présente bien des séductions, offre aussi un très grand danger : il peut être une des formes du dilettantisme et de la décadence ; il « déracine » l’âme qui s’y prête trop complaisamment ; il l’amollit, il l’énerve, et, si je l’ose dire, il la désosse. Il l’affranchit, je le veux bien, des préjugés trop étroitement nationaux ; il la détache aussi, si elle n’y prend garde, du patriotisme. Ce danger-là, M. Bourget l’a bien vu, — car qu’est-ce que ne comprend pas M » Bourget ? — et il l’a très nettement dénoncé, et de très bonne heure[19]. Mais, à la suite de son trop cher Stendhal, il avait failli en prendre gaiement son parti. Il concluait ainsi son chapitre sur le cosmopolitisme de Beyle : « Les Orientaux disent souvent : Quand la maison est prête, la mort entre… — Que cette visiteuse inévitable, reprenait-il, trouve du moins notre maison à nous, parée de fleurs[20] ! » Et je ne jurerais pas qu’un peu de cet élégant dilettantisme ne se fût pas plus d’une fois mêlé à ses peintures de la vie cosmopolite. Mais il a fini par réagir contre ces dangereuses tendances. Il a senti ce que sentent si bien tous ceux qui, en vivant à l’étranger, sont fermement résolus à ne pas laisser leur individualité ethnique, leur moi national, se dissoudre dans le non-moi indifférent ou hostile des peuples qui les entourent ; il a senti, il a éprouvé ce que l’on pourrait appeler l’irréductibilité foncière des diverses races et des « mentalités » qui leur correspondent, — voyez à cet égard la dédicace de Cosmopolis[21] ; — son âme de vaincu de 1870 s’est ressaisie, et nul doute qu’il n’ait pu s’appliquer à lui-même le vers si souvent cité, et toujours si profondément juste :


Plus je vis l’étranger, plus j’aimai ma patrie.


Cette sorte de reviviscence du sentiment patriotique est-elle pour quelque chose dans le retour de la préoccupation morale que nous constatons dans deux romans de la même époque, la Terre promise (1892) et Cosmopolis (1893) ? Il est possible ; la conjecture est même d’autant plus vraisemblable que, chose à noter, les deux inspirations, — la Préface du Disciple en témoignait déjà, — sont presque toujours étroitement mêlées chez M. Bourget. A vrai dire, ce « christianisme immanent » qu’il croyait apercevoir dans son œuvre, et que nous avons nous-même signalé dans ses premiers écrits, on le discerne encore, çà et là, dans ses autres romans de cette période. Nous en trouverions même des traces, en cherchant bien, jusque dans cette Physiologie de l’Amour moderne que nous n’aimons guère, et où nous rencontrons peut-être encore plus de « fleurs d’ennui » que de « fleurs du mal. » Mais enfin, à les prendre dans leur ensemble, tous ces livres qui s’étagent sur une dizaine d’années de la vie de l’écrivain, l’impression qui s’en dégage n’est pas une impression de confiance sereine et de robuste certitude. Le poète des Aveux est resté un inquiet ; il a multiplié les expériences littéraires et morales ; il s’est développé dans tous les sens où le portait l’extrême complexité de son tempérament, son infatigable curiosité de l’âme et de la vie humaines. Et il n’a rien conclu, assurément, mais il a souffert de ne pas conclure. « N’étais-je pas plus malheureux encore, — soupire-t-il quelque part, — moi qui aurai passé ma vie à comprendre également l’attrait criminel de la négation et la splendeur de la foi profonde, sans jamais m’arrêter ni à l’un, ni à l’autre de ces deux pôles de l’âme humaine[22] ? » On ne saurait mieux rendre l’impression finale de trouble et d’incertitude sous laquelle nous laisse l’auteur de la Duchesse Bleue quand on l’a suivi d’œuvre en œuvre pendant plus d’un quart de siècle de vie littéraire.


II

La psychologie est à l’éthique ce que l’anatomie est à la thérapeutique. Elle la précède et s’en distingue par ce caractère de constatation inefficace, ou, si l’on veut, de diagnostic sans prescription. Mais cette attitude d’observateur qui ne conclut pas n’est jamais que momentanée. C’est un procédé analogue au doute méthodique de Descartes et qui finit par se résoudre en une affirmation. Pour ma part, cette longue enquête sur les maladies morales de la France actuelle… m’a contraint de reconnaître à mon tour la vérité proclamée par des maîtres d’une autorité bien supérieure à la mienne, Balzac, Le Play et Taine, à savoir que, pour les individus comme pour la société, le christianisme est à l’heure présente la condition unique et nécessaire de santé ou de guérison… La rencontre de ces beaux génies dans une même conclusion a ceci de bien remarquable qu’ils y sont arrivés tous les trois par l’observation, à travers des milieux et avec des facultés de l’ordre le plus-différent. En adhérant à la conclusion si nettement exposée par ces maîtres, je ne fais, moi non plus, que résumer ma propre observation de la vie individuelle et sociale. Je crois donc dégager mieux le sens de ces Essais et des ouvrages qui les ont suivis, en demandant qu’on veuille bien les considérer comme une modeste contribution à cette espèce d’apologétique expérimentale, inaugurée par les trois analystes que je viens de citer, — apologétique dont relèvent tôt ou tard, d’ailleurs, qu’ils le veuillent ou non, tous ceux qui, étudiant la vie humaine, sincèrement et hardiment, dans ses réalités profondes, y retrouvent une démonstration constante de ce que cet admirable Le Play appelait encore : « Le Décalogue éternel. »


Qui parle ainsi ? c’est M. Paul Bourget lui-même, dans une Préface, datée de septembre 1899, et qui ouvre l’édition définitive de ses Œuvres complètes. Et l’année suivante, dans une seconde Préface, il reprenait sous une autre forme, plus précise et plus ferme encore, la même pensée. Rattachant à Taine la méthode et la doctrine de son œuvre romanesque, et revendiquant sa part de collaboration à cette « grande enquête sur l’homme » que Taine avait assignée comme objet à l’art littéraire moderne, il déclarait n’avoir composé, à la manière scientifique, « qu’une suite de monographies, des notes plus ou moins bien liées sur quelques états de l’âme contemporaine. » Et après avoir étudié et analysé un certain nombre de cas, il revendiquait le droit de généraliser, de proposer et d’affirmer, sinon des lois, tout au moins des hypothèses, et, après avoir fait œuvre de psychologue, de faire œuvre de moraliste.


J’ai vu, disait-il, des appréciateurs, ceux-ci bienveillans, ceux-là malveillans, opposer Cruelle Énigme à Cosmopolis, Un Crime d’amour à Terre promise, les Essais de psychologie à Outre-Mer, et prononcer à mon sujet le grand mot de conversion. Ce mot ne me ferait pas peur, car j’estime que la volte-face d’un esprit qui, sous la leçon de la vie, reconnaît son erreur première, est un des plus beaux spectacles qui soient. Mais tel n’est pas mon cas particulier. On se convertit d’une négation, on ne se convertit pas d’une attitude purement expectative… Il me serait aisé de montrer que s’il y a eu développement dans ma pensée, il n’y a pas eu contradiction, et que l’avant-dernier chapitre d’Un Crime d’amour, l’épilogue de Mensonges, vingt passages de la Physiologie, les dernières pages du Disciple, celles sur la confession et le péché dans Cruelle Énigme, se raccordaient déjà entièrement à ce que j’ai appelé depuis l’apologétique expérimentale. Cette apologétique consiste à établir, suivant une expression chère aux mathématiciens, qu’étant donné une série d’observations sur la vie humaine, tout dans ces observations s’est passé comme si le christianisme était la vérité. C’est le témoignage que j’apporte pour les observations que j’ai pu faire sur la sensibilité de mon temps et qui sont consignées dans ces romans parfois hardis, quelquefois maladifs, toujours sincères…


« La religion, ajoutait-il, n’est pas d’un côté, et la vie humaine de l’autre, » et, pour démontrer la vérité de l’une, il estimait que « l’observation quotidienne et réaliste » de l’autre était loin d’être inefficace. Madame Bovary ou Pierre et Jean, le Rouge et le Noir ou Adolphe étaient, selon lui, des livres d’apologétique involontaire, et « cet accord de tous les analystes lucides des passions » « une des formes de cette harmonie de la science et de la tradition qui éclate partout, à l’heure présente. » Et il concluait :


Ma seule ambition serait que l’on voulût bien reconnaître, en les prenant dans leur ensemble, aux études de sensibilité contemporaine dont voici la première série, une petite place dans ce courant d’idées réparatrices qui se dessine de toutes parts en France et qui n’exclut aucun ouvrier, si humble soit-il, et si étranger ait-il pu sembler d’abord, par le genre même de ses travaux, à une si grave entreprise.


C’étaient là de fortes et nobles paroles, et ce ne sera pas en affaiblir la portée que de discuter un peu plus tard quelques articles de ce credo. Mais si l’on peut admettre que ces paroles étaient virtuellement contenues dans les œuvres antérieures de M. Bourget, il faut bien reconnaître qu’elles étaient enchâssées parmi beaucoup d’autres qui ne rendaient pas tout à fait le même son. Ce moraliste s’attardait, s’amusait peut-être, aux détours du chemin ; cet apologiste renouvelait bien souvent la même « expérience ; » il prenait évidemment quelque plaisir à en prolonger la durée ; ce théologien posait bien çà et là quelques prémisses ; il oubliait ou il négligeait bien souvent d’en tirer les conclusions. Pourquoi, un jour venu, dans le bref raccourci d’une Préface, s’avisa-t-il de ramasser et de démasquer tout le sérieux foncier de sa pensée ? Pourquoi ce jour-là plutôt qu’un autre ? A la suite de quels événemens et dans quelles circonstances exactes cette décision fut-elle prise, et ce nonchalant apologiste du dehors se transforma-t-il en un apologiste conscient et résolu ? Nous le saurons peut-être un jour. Nous ne pouvons, pour l’instant, que hasarder quelques conjectures et noter quelques suggestives concordances. Parmi les causes qui ont déterminé, ne disons pas cette conversion, mais cette sorte de cristallisation de tendances très réelles, mais intermittentes, et surtout un peu flottantes, il n’est point téméraire d’attribuer une part prépondérante à « cette funeste crise nationale de 1898, qui marque dès aujourd’hui une date dans l’histoire déjà séculaire de nos discordes civiles[23]. » Comme la plupart de ceux pour qui la dure expérience de l’année terrible a été une perpétuelle et vivante leçon de choses, M. Bourget a cruellement souffert dans son patriotisme des imprudences, des déclamations et des sophismes qui, à ce moment-là, ont séduit tant de bons esprits ; peut-être a-t-il réagi trop fortement contre les « nuées » où il voyait d’autres se complaire ; en tout cas, à méditer sur elles, il a, sinon découvert, tout au moins approfondi ce que l’on pourrait appeler les fondemens mystiques de l’idée de patrie. A l’école de Rivarol et surtout de Bonald[24], de M. Charles Maurras aussi, il s’est initié au « traditionalisme » politique, social et religieux ; il est devenu un fervent adepte de la doctrine, et il n’a laissé échapper aucune occasion nouvelle d’en affirmer ou d’en justifier les principes. Il devait être très tentant pour lui d’en essayer une sorte d’illustration romanesque. La tentation s’étant heureusement produite, M. Bourget y a cédé en écrivant l’Etape.

L’Étape est un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre peut-être de M. Bourget ; et je suis d’autant plus à l’aise pour en convenir, que je suis, pour ma part, assez loin d’en épouser toutes les tendances. Mais quand la thèse que le livre enveloppe serait encore plus discutable qu’elle ne l’est, il n’en resterait pas moins vrai que l’effort d’art dont il témoigne est égal et même supérieur à tout ce que l’écrivain avait produit jusqu’alors de plus puissant et de plus accompli ; et d’autre part, jamais encore il n’avait, dans le cours d’un simple roman, posé et agité des questions d’une aussi haute et aussi grave portée. L’opinion ne s’y est pas trompée. Elle a compris qu’elle se trouvait là en présence d’un maître livre, d’un de ces livres, rares dans la vie de tout auteur, même de grand talent, qui résument et totalisent, si je puis dire, de longues années de méditation solitaire et d’expérience morale, un de ces livres qu’on a longtemps portés en soi et qu’on ne se décide à livrer au public qu’après en avoir mûri toutes les idées, pesé tous les développemens, calculé tous les détails. Il n’est aucun des ouvrages de M. Bourget, — non pas même le Disciple, — qui ait fait surgir une aussi abondante « littérature, » soulevé d’aussi passionnées discussions, provoqué même d’aussi âpres colères. Il n’a laissé personne indifférent : n’est-ce pas tout dire ?

C’est qu’en effet l’artiste n’avait négligé aucun des moyens en son pouvoir pour attirer, entretenir, aiguiser la curiosité et l’attention de ses lecteurs. Nous avons déjà loué chez M. Bourget la science consommée de la composition : les apprentis romanciers, — ou dramaturges, — peuvent apprendre de lui l’art de conduire une intrigue, d’en combiner adroitement les divers élémens, d’en précipiter au moment voulu les péripéties, d’en embrouiller savamment les fils et d’en dénouer avec une élégante simplicité le subtil écheveau. Dès les premières lignes de ses récits, — voyez particulièrement à ce point de vue André Cornélis et Une idylle tragique, — on est pris comme dans un engrenage logique qui vous entraîne, et vous emporte, bon gré mal gré, sans vous laisser le temps de vous reprendre et de respirer, et ne vous lâche plus qu’à la dernière page. A cet égard, M. Bourget s’est surpassé dans l’Étape. Or il était, dans ce dernier cas, d’autant plus méritoire de conserver intact ce don souverain de la puissance constructive que les données du problème romanesque étaient plus complexes, et qu’il s’agissait, pour le conteur en même temps que de peindre un coin de la société contemporaine et de développer une thèse, de dérouler sous nos yeux tout à la fois un drame de famille et un drame d’idées, un drame de conscience et un drame de passion. En vertu même de la diversité de son dessein, il ne pouvait se contenter d’une action « chargée de peu de matière, » comme les aimait, par exemple, Racine, et peut-être même peut-on trouver qu’il y a beaucoup d’événemens accumulés dans ce roman qui se passe tout entier en une seule semaine. Mais, ce court laps de temps nous en avertit déjà, l’écrivain n’en a pas moins essayé de reproduire dans son œuvre la forte concentration de la tragédie racinienne : peu s’en faut qu’il n’observe la « règle des trois unités, » et l’on définirait assez bien sa tentative en disant qu’il a voulu traiter le sujet d’un grand roman moderne avec des procédés tout classiques, et soumettre une matière extrêmement riche et touffue à la sévère simplicité de lignes des œuvres de nos grands tragiques : il y a fort bien réussi. Et il a non moins bien réussi à créer, cette fois, des types réels et vivans. Jean Monneron, si généreux et si délicat d’esprit et de cœur, et sa sœur, la douloureuse et passionnée Julie ; Crémieu-Dax, le jeune juif fondateur de l’Union Tolstoï, à la fois enthousiaste comme un héritier des Prophètes et réaliste comme un homme de banque ; Riouffol, le rancuneux ouvrier relieur, et la délicieuse Brigitte Ferrand : il n’est presque aucun des personnages inventés pur M. Bourget qui n’ait l’air pris et copié sur le vif, qui ne ressorte comme en relief de la toile, et qui ne s’impose à notre souvenir. Joignez à cela que, pour la première fois, l’auteur de l’Étape s’est révélé peintre de foules : la scène où i) nous représente la séance tumultueuse de l’Union Tolstoï a du mouvement, de la vie, de la puissance ; Zola ne l’eût point dédaignée. Mais ce qui, plus que tout le reste, donne au livre sa haute valeur de vivante œuvre d’art, c’est le portrait, à la fois symbolique[25]et individuel, de Joseph Monneron : celui-là est un type qu’on n’oubliera plus, au même titre qu’une Mme Bovary ou qu’un M. Poirier, qu’un Gil Blas ou qu’un Tartuffe. M. Bourget a dessiné cette figure avec une habileté, une conscience, et, en dépit de quelques traits trop appuyés, çà et là, et qui sentent un peu la caricature, une impartialité, qui font le plus grand honneur à son sens et à sa probité d’artiste. Elle domine tout son livre, cette figure ; elle est la personnification concrète de l’idée générale qui en est l’armature, de l’erreur sociale que le romancier entend dénoncer et combattre.

Cette erreur, dont toute la famille Monneron a été la victime, on sait en quoi elle consiste :


Il n’y a pas de transfert subit de classes, et il y a des classes, du moment qu’il y a des familles, et il y a des familles, du moment qu’il y a société… Pour que les familles grandissent, la durée est nécessaire. Elles n’arrivent que par étapes. Votre grand-père et votre père ont cru, avec tout notre pays depuis cent ans, que l’on peut brûler l’étape. On ne le peut pas. Ils ont cru à la toute-puissance du mérite personnel. Ce mérite n’est fécond, il n’est bienfaisant, que lorsqu’il devient le mérite familial. La nature, plus forte que l’utopie, et qui n’admet pas que l’on aille contre ses lois, contraint toutes les familles qui prétendent la violenter à faire dans la douleur, si elles doivent s’établir, cette étape qu’ils n’ont pas faite dans la santé.


C’est le philosophe Ferrand qui parle ainsi, tout à la fin du livre, en dégageant lui-même toute la philosophie, et l’idée qu’il exprime là, et qu’il avait d’ailleurs esquissée déjà dans les premières pages, j’allais dire dans l’« ouverture » du roman, revient, sous différentes formes, comme un leitmotif insinuant, à tous les tournans de l’œuvre, l’une des plus magistralement orchestrées que je connaisse. La thèse est ingénieuse et spécieuse ; elle comporte une large part de vérité, et plus d’une famille moderne pourrait se l’appliquer justement. Je crois pourtant que, telle qu’elle ressort de « l’Etape »[26], elle est un peu outrée, et, peut-être, insuffisamment établie. Si elle était prise au pied de la lettre, — le danger, je le sais, par le temps qui court, n’est pas grand, — elle nous épargnerait nombre de déclassés, ce qui est bien ; mais elle nous eût privés d’un Pasteur, — et de combien d’autres ! — ce qui serait sans doute plus fâcheux. D’autre part, acceptons même comme fait réel et vécu l’histoire imaginaire de la famille Monnerou ; que prouve-t-elle ? Que Joseph Monneron a eu le tort de « brûler l’étape ? » Non, mais qu’il a fort mal élevé ses enfans. Et d’où vient la mauvaise éducation de ces derniers ? De ce qu’ils ont été nourris de phrases creuses, des prétentieuses billevesées d’une morale soi-disant indépendante, et surtout peut-être de ce que leur père a fait un sot mariage. Que l’humanité serait heureuse si les mauvaises éducations et les sots mariages ne se trouvaient que chez ceux qui ont brûlé l’étape ! Les inconvéniens, — qui sont réels, même quand l’expérience réussit, — d’une ou de plusieurs « étapes » prématurément franchies, ne sont pas précisément ceux que M. Bourget a accumulés dans le cas, — un peu bien noir, — de la famille Monneron : ils sont « d’un autre ordre, » moins tragique, et, généralement, moins douloureux.

Mais il y a autre chose dans l’Etape qu’un drame émouvant joué par des personnages de chair et d’os, autre chose aussi qu’une thèse politico-sociale ; il y a une étude de psychologie religieuse que le reste offusque et recouvre quelquefois, mais qui n’en est pas moins, aux yeux des connaisseurs, la partie la plus neuve, la plus profonde, la plus indiscutable de l’œuvre, celle où M. Bourget a le plus largement donné sa mesure. Les pages où il décrit les hésitations, les scrupules intellectuels et moraux, les répulsions secrètes de Jean Monneron en même temps que sa sympathie croissante pour le catholicisme, et, sous l’action des épreuves de la vie, son besoin croissant aussi d’une foi véritable, et parmi les prières et les larmes qu’il verse au chevet de sa sœur blessée, son abandon complet à l’appel mystique, « sa renonciation totale et douce, » ces pages-là sont d’une beauté pénétrante, d’une lucidité d’analyse et d’une profondeur d’émotion auxquelles l’écrivain n’avait encore jamais atteint. Et j’ai tort de dire l’écrivain : c’est l’homme même qui s’y révèle. On a quelque pudeur à toucher, d’une main si légère fût-elle, à ces choses de la conscience individuelle. Mais, puisque aussi bien l’encre d’imprimerie a passé par là, il me sera bien permis de penser que M. Bourget nous livre là, — plus ou moins transposé, et encore, qui sait ? — le résultat de son « expérience religieuse ; » et je serais bien étonné aussi, que, dans la première conversation de Jean Monneron avec Ferrand, quand le jeune homme expose au philosophe tout le chemin qu’il a fait vers le catholicisme, M. Bourget ne nous révélât point, par la bouche de son héros, tout le travail de pensée qui, de proche en proche, l’a conduit lui-même jusqu’au seuil du temple. Il faut citer cette page si pleine et si forte qui, visiblement, ramasse bien des recherches et bien des méditations :


J’admets avec vous, — dit Jean Monneron, — que la Science est incapable de dépasser l’ordre des phénomènes et qu’elle se heurte, aussitôt qu’elle veut chercher le pourquoi des choses, au lieu du comment, à l’inconnaissable. J’admets que cet inconnaissable est réel, puisqu’il est à la racine de toute réalité, J’admets que, le conséquent étant enveloppé dans l’antécédent, cet inconnaissable doit posséder, virtuellement au moins, tout ce qui constitue le réel, donc, puisque nos facultés font partie du réel : l’intelligence, l’amour et la volonté. J’admets encore que ce principe d’intelligence, d’amour et de volonté, caché dans l’inconnaissable, c’est ce que le langage des simples appelle Dieu. J’admets encore que ce Dieu, ainsi conçu, doit s’être manifesté dans l’histoire humaine. Comme cette histoire n’est pas une attente, qu’elle est actuelle, qu’elle est présente, j’admets que cette action de l’inconnaissable y est mêlée, actuellement. J’admets que, de tous les faits qui tombent sous l’observation, le christianisme est celui qui remplit le plus exactement les conditions que notre raisonnement nous montre a priori, comme ayant dû être celles d’une action divine. Je vais plus loin. Je reconnais que, des formes diverses du christianisme, la plus complète est celle qui remonte par la tradition au fondateur et à ses apôtres, c’est-à-dire le catholicisme. J’admets tout cela, mais comme une construction intellectuelle qui me reste totalement extérieure, et dont je ne me sens pas faire partie. C’est une hypothèse plus ingénieuse, plus probable, si vous voulez, que beaucoup d’autres, mais cette probabilité est pour moi, — comment m’exprimer ? — une probabilité morte. Elle m’est étrangère, je vous le répète. Elle ne touche pas à ce point dernier de la personne où s’élabore la conviction[27]


Quelle étonnante et lumineuse page d’ « apologétique expérimentale ! » De même que, du propre aveu de M. Bourget, il y avait jadis, dans son Robert Greslou, quelques traits d’autobiographie psychologique, de même, je crois bien qu’à divers égards, son Jean Monneron lui ressemble « comme un frère. » Ce qu’est le Disciple dans la première partie de son œuvre, l’Étape l’est dans la seconde : les deux livres se correspondent, et se font exactement pendant l’un à l’autre.

Un divorce fait suite à l’Etape, manifeste les mêmes tendances, et, sous une forme peut-être plus simplifiée, les mêmes qualités d’art et de pensée. M. Bourget y a créé un type très nouveau, très actuel et très vivant, celui de Berthe Planat, l’étudiante « féministe, » la théoricienne de l’union libre, curieux mélange de droiture morale et d’anarchisme intellectuel, touchante et sympathique jusque dans ses erreurs et ses faiblesses. Le livre soulève une question souvent discutée, toujours actuelle, et la tranche ou la résout comme on pouvait s’y attendre de la part d’un héritier de Bonald. Je ne sais à vrai dire si la question y est posée dans toute sa force et dans toute sa simplicité, et si elle n’aurait pas gagné à être dégagée de toute considération accessoire : j’appelle ainsi les considérations tirées de l’existence d’enfans d’un premier lit ou empruntées à l’ordre religieux. Il est trop évident par exemple que, l’Eglise n’acceptant pas le divorce, Gabrielle Darras ne saurait avoir une vie religieuse complète ; mais, d’autre part, si son premier mari était mort et qu’elle se fût tout simplement remariée, les douloureuses difficultés qu’elle éprouve à cause du conflit survenu entre son second mari et son fils auraient pu être identiques. Supposez-la sans enfant de son premier mariage et aussi libre penseuse que son second mari : on ne voit pas bien, semble-t-il, les inconvéniens que le divorce aurait entraînés pour elle, et on en voit au contraire fort bien tous les avantages. — Eh bien ! même dans ce cas du divorce pur, en quelque sorte, les inconvéniens existent, et ces inconvéniens, très différent de ceux du remariage, indépendans de toute préoccupation confessionnelle, résultent uniquement du principe d’instabilité introduit dans l’union conjugale. Le divorce, c’est la porte ouverte à l’union libre, et il n’est pas besoin d’être catholique pour le répudier ; on pourrait même dire que, moins on est religieux, plus vivement on doit le repousser, pour peu du moins qu’on ait gardé quelque souci d’hygiène sociale. Ceux qui, sous prétexte d’ « affranchir » la femme et de réaliser un progrès social, ont introduit le divorce dans nos mœurs, et dans nos codes, ne se sont jamais doutés à quel point ils asservissaient aux multiples fantaisies de l’homme la faiblesse féminine, et quelle « régression » ils opéraient vers l’animalité primitive. Je me demande si un roman construit sur ces données n’aurait pas été « plus fort » que celui qu’a écrit M. Bourget. Mais peut-être eût-il été, sinon moins émouvant, en tout cas moins varié. Et puis, le romancier pourrait toujours répondre qu’il a voulu étudier non pas le divorce « en soi, » mais un divorce particulier. Et enfin, le roman, tel que nous l’avons, est une très belle œuvre, dramatique, élevée, vivante et suggestive : et cela répond péremptoirement à toutes nos chicanes de pédans.

Insisterons-nous maintenant sur les dernières œuvres romanesques de M. Bourget, les Deux sœurs, les Détours du cœur, l’Émigré, la Dame qui a perdu son peintre ?… Si elles manifestent la variété, la souplesse et la fécondité de son talent, il ne semble pas qu’elles ajoutent quelque nuance vraiment nouvelle à la définition que l’on peut tenter de ce talent. Et mieux vaut sans doute l’étudier, ce talent si curieux, si chercheur, si inquiet, même sous son apparent dogmatisme, et toujours si soucieux de se renouveler, dans sa dernière incarnation littéraire, je veux dire sous la forme dramatique qu’il a essayée depuis trois ou quatre ans.

Ce n’est pas l’un des spectacles les moins intéressans de notre époque que de voir un écrivain non seulement connu et classé, mais célèbre, aborder à cinquante-cinq ans une forme d’art qui passe pour exiger un long et difficile apprentissage, une expérience consommée du « métier, » bref, un don et un « faire » assez particuliers ; il fallait même un certain courage pour jouer cette partie et pour la gagner. Je sais bien que M. Bourget a été comme sollicité du dehors à entrer dans cette voie nouvelle. Mais je serais fort étonné que ces sollicitations extérieures ne répondissent pas à certaines dispositions intimes et peut-être assez anciennes de l’auteur du Disciple. Ne sont-elles pas de lui, dans un article, daté de 1880, sur la Psychologie au théâtre, ces lignes significatives : « Un avenir admirable paraît réservé aux auteurs nouveaux qui assoupliront l’art dramatique au point d’y introduire autant d’observation que dans le roman ou dans la poésie… L’auteur du Demi-Monde n’est-il pas là pour attester que les plus hardis problèmes de psychologie personnelle et sociale peuvent être traités en pleine scène ? Seulement, trop peu de personnes travaillent aujourd’hui dans cette direction[28]… » Et n’est-ce pas là la formule même de son propre théâtre ? C’est que M. Bourget non seulement a toujours suivi de très près toute la production dramatique contemporaine, mais encore, ainsi qu’en témoignent ses trois années de feuilletons, a beaucoup réfléchi aux choses du théâtre : là encore son métier de critique lui a épargné bien des tâtonnemens et des méprises. D’autre part, il me semble que les grands dramaturges de tous les temps, à commencer par Shakspeare, — voyez telle étude de lui sur Hamlet et son André Cornélis, — ont collaboré, au moins autant que les grands romanciers, à son éducation littéraire, et je crois qu’il leur a emprunté et qu’il a transporté dans l’art du roman plus d’un de leurs procédés essentiels. Ce qui est en tout cas certain, c’est qu’il y a dans tous ses romans un élément dramatique, mélodramatique même quelquefois, — voyez l’Émigré, — qui appelait comme de lui-même la forme proprement théâtrale, et qui ne demandait qu’à être libéré de toute entrave et à être développé pour lui-même[29]. Ce serait bien mal connaître M. Bourget que de penser qu’il n’en avait pas conscience. Et puis, parmi toutes les séductions que peut offrir le théâtre à un écrivain d’aujourd’hui, comment ne pas faire entrer en ligne de compte la tentation, qui devait être si forte, pour le philosophe et l’homme d’action qu’est devenu l’auteur de l’Étape, de porter sur la scène et donc de soumettre directement au grand public et de lui imposer presque ses préoccupations, ses idées nouvelles, et d’en recueillir immédiatement l’écho ? Que M. Bourget ait cédé à des considérations de cet ordre, ou à d’autres, le fait est que, depuis trois ans, il est devenu dramaturge, et dramaturge à succès ; et chacun sait qu’il va persévérer.

Quatre pièces, Un Divorce (1908), l’Émigré (1909), la Barricade, Un cas de conscience (1910), — en attendant le très prochain Tribun, — composent actuellement le bagage dramatique de M. Bourget. Il est assez difficile d’apprécier avec toute la précision souhaitable son effort personnel dans cette voie. Non pas que son œuvre théâtrale soit encore insuffisamment abondante, ou insuffisamment caractéristique. Mais deux de ces pièces sur quatre ont été écrites en collaboration, et quoiqu’elles aient été tirées d’un roman et d’une nouvelle de M. Bourget, l’apport propre de ce dernier nous échappe un peu. La troisième a été tirée par l’auteur lui-même de son roman de l’Émigré : il n’y a que la Barricade qui ait été écrite tout entière par M. Bourget et directement pour la scène. « C’est vraiment ma première pièce, déclarait-il lui-même, puisque c’est la seule qui ne soit pas tirée d’un roman[30]. » Quelque mérite littéraire, historique ou social, et dramatique qu’offre cette « chronique de 1910, » il est malaisé, sur cette œuvre, presque unique, de discerner très nettement l’originalité réelle « d’un débutant, » comme l’auteur de la Barricade s’intitule trop modestement lui-même, et l’on ne voit vraiment rien d’essentiel à ajouter à ce qui, ici même, a été très justement et finement dit par M. Doumic, au fur et à mesure que ces diverses pièces affrontaient la lumière de la rampe. Tout ce que déjà l’on entrevoit, c’est que l’œuvre de M. Bourget au théâtre est et vraisemblablement sera analogue à celle qu’il a poursuivie dans le roman. Prenant ses sujets au cœur de la réalité contemporaine, il met aux prises des personnages dont il analyse avec une vigoureuse subtilité les sentimens et les passions, et dont il fait le vivant symbole de certaines doctrines en cours ; le drame de passion devient ainsi un drame d’idées, et de ce double conflit il se dégage discrètement une leçon générale qui est la solution du problème posé, telle du moins que l’écrivain la conçoit ou la souhaite. Attendons le Tribun pour voir si M. Bourget va encore une fois demeurer fidèle à son « rêve d’art, » qu’il définit lui-même si heureusement : « du pathétique qui fasse penser[31]. »


III

Deux volumes de vers, cinq volumes de critique, quatre volumes de voyages, quinze volumes de romans, quatorze volumes de nouvelles, quatre pièces de théâtre, sans compter nombre d’articles, de lettres, préfaces ou discours qui n’ont pas été recueillis, voilà, après quarante ans bientôt de vie littéraire, de quoi se compose actuellement l’œuvre de M. Paul Bourget. Elle est considérable, comme on peut voir, et elle est variée, — plus variée même que celle d’aucun autre des hommes de lettres français contemporains. Aucun autre d’entre eux en effet n’a touché à autant de genres, ni surtout n’a aussi fortement marqué sa place dans tous les genres qu’il a successivement ou simultanément abordés. Là même où il n’a pas atteint au premier rang, il donne l’impression, — sauf peut-être en poésie, — qu’il aurait pu y atteindre, s’il avait voulu faire porter là son principal effort. Cet effort soutenu et prolongé, le seul qui assure même aux maîtres la suprême maîtrise, c’est dans l’art du roman qu’il l’a fourni, et par l’abondance et la diversité, par la vigueur d’exécution, par la haute portée et le retentissement des œuvres, par l’influence exercée enfin[32], je ne lui vois, dans cet ordre et dans sa génération qu’un ou deux rivaux, tout au plus.


Vous êtes-vous demandé parfois, — écrivait-il tout au début de sa carrière, — comment serait imaginé le roman idéal qu’il vous plairait de lire aujourd’hui pour vous reposer un moment des tristesses contemporaines ? D’abord il devrait être humain, et par ce mot nous entendons qu’il dédaignerait les créations monstrueuses dont nous obsèdent les réalistes. Comme nous voulons un apaisement, il respirerait l’amour d’une existence meilleure, plus simple que notre vie moderne, toujours si agitée. Pour avoir trop étudié les caractères compliqués et raffinés, nous perdons le sens exquis des belles natures : les excès seuls nous semblent réels. Le roman que nous désirons se soucierait donc peu de peindre des fous ou des malades, il retrouverait la beauté dans l’étude des choses saines et des sentimens nobles. Ce roman aurait pour charme une entière sincérité. Sans dissimuler le mal, il ne l’exagérerait pas au point de l’étaler seul en pleine lumière. Comme il se souviendrait qu’un désordre immense est au fond des âmes, il chercherait à dégager la loi qui gouverne les passions humaines. Il faudrait, en un mot, qu’il pût porter en épigraphe cette pensée de George Sand : « On peut définir passion noble celle qui nous élève et nous fortifie dans la beauté des sentimens et la grandeur des idées, passion mauvaise celle qui nous amène à l’égoïsme, à la crainte, et à toutes les petitesses de l’instinct aveugle. »

Un tel livre ne saurait se passer d’une forme accomplie… Enfin, si le roman dont nous parlons quittait les hautes cimes de l’art pour vivre de notre vie moderne et combattre nos combats, sa règle devrait être celle-ci : ne se soumettre à aucune coterie, et, soucieux de la France avant toutes choses, travailler à détruire les haines civiles qui nous ont désunis en face de l’ennemi[33]


Ce n’est peut-être pas tout à fait là le roman dont nous a dotés M. Bourget : il y a dans les siens plus de « morbidesse, » plus de « réalisme » aussi, et moins d’optimisme qu’il n’en avait souhaité dans la ferveur de ses vingt et un ans ; mais en réduisant, comme il le faisait dès lors, « les devoirs auxquels ne saurait se soustraire aucun écrivain qui se respecte » à « la vérité humaine et morale, au souci du style, et au patriotisme, » le romancier de l’Étape et du Disciple a le droit de penser qu’il n’est pas resté infidèle à sa première devise, à l’idéal de sa jeunesse.

Et, assurément, au cours de la vie, cet idéal s’est modifié, sinon dans son fond primitif, tout au moins dans ses conclusions. Le grand mérite et le haut intérêt de l’œuvre de M. Bourget est de traduire avec une fidélité, une sincérité, et j’oserai dire une naïveté singulières, les vicissitudes de sa pensée. Veut-on voir, et comme toucher du doigt, sur un article essentiel, le point de départ et le point d’arrivée de cette pensée ? Qu’on relise parallèlement, dans l’édition originale et dans l’édition définitive des Essais de psychologie contemporaine, l’étude sur Ernest Renan. En 1883, M. Bourget parle « des phrases singulières où le savant philologue professe une admiration à demi jalouse pour ceux qui ont pris le monde comme un rêve amusé d’une heure. » — « Une admiration un peu niaise, » écrira-t-il en 1899. — « Que M. Renan, disait-il en 1883, ait été correct ou non dans le maniement de cette méthode, la question pour nous n’est point là. Il est certain qu’il l’a pratiquée de bonne foi. » Et en 1899 : « Telle est la méthode qu’en effet M. Renan s’est efforcé de pratiquer après Strauss et tant d’autres. A-t-il été correct ou non dans le maniement de cette méthode ? A-t-il obtenu les résultats qu’il en attendait ? Il est bien certain aujourd’hui que non, mais il est certain aussi qu’il l’a pratiquée de bonne foi… » — En 1883, à propos du style de Renan : « Les formules d’atténuation abondent, attestant un souci méticuleux de la nuance. » — « Attestant, avec une certaine incapacité d’affirmer…, » corrige l’écrivain de 1899. — Et enfin, après avoir esquissé ce que pourrait être l’avenir religieux de l’humanité affranchie de toute croyance métaphysique, il écrivait en 1883 :


Nous avons dès aujourd’hui, en M. Renan, un exemplaire achevé des dispositions religieuses qui rallieraient les vagues croyans de cet âge cruel ; et qui donc oserait affirmer que l’acte de foi sans formule auquel aboutit dès à présent l’optimisme désabusé de cet historien de notre religion mourante n’exprime pas l’essence de ce qui doit demeurer d’immortellement pieux, dans ce magnifique et misérable temple du cœur humain ?


En 1899, l’auteur des Essais récrit ainsi ce passage :


Nous avons, semble-t-il, dès aujourd’hui, en M. Renan, un exemplaire achevé des dispositions religieuses qui rallieraient les vagues croyans de cet âge sans Dieu que nous venons d’imaginer ; et l’acte de foi sans formule auquel aboutit dès à présent cet historien, pieux malgré lui, d’une religion qu’il déclare mourante, deviendrait un germe de renouveau. Il en sortirait toute une moisson d’espérances nouvelles, car cet acte de foi exprime l’essence de ce qui doit demeurer d’immortellement croyant, irréductible à l’analyse, dans ce magnifique et misérable temple du cœur humain. — Et s’il en est ainsi, pourquoi tant s’attacher à le dévaster[34] ?


Toute l’histoire morale de M. Bourget est contenue entre ces deux textes. Son « cœur resté chrétien » a fini par secouer le joug d’enchantement que le plus délicieux anarchiste intellectuel du siècle passé a longtemps fait peser sur l’esprit de ceux qui se sont trop attardés à écouter la subtile sonnerie des cloches de la ville d’Is…

Même aujourd’hui, pourtant, cette jolie et insinuante sonnerie, M. Bourget ne l’écoute-t-il pas encore ? Ce qu’il appelait, en 1883, « le rêve aristocratique de M. Renan » n’est-il pas, dans une large mesure, devenu le sien ? On sait que, sur ce point, il n’a pas répudié la doctrine ou les vues de celui qu’il proclame encore, non sans quelque malice, j’imagine, « le très grand philosophe royaliste de la Réforme intellectuelle et morale[35]. » C’est en effet l’un des spectacles les plus propres à remplir d’une douce ironie les observateurs impartiaux de notre époque que de voir l’adoption en quelque sorte par notre démocratie, — il est vrai qu’elle a surtout vu en lui, selon le mot de Dumas fils, « un pape de la libre pensée, » — de l’un des hommes qui ont le plus constamment répété et pratiqué le Odi profanum vulgus du poète. Quoi qu’il en soit, — et Renan du reste n’est pas à cet égard le seul maître de M. Bourget, — l’auteur de l’Étape, on le sait, est devenu, depuis une dizaine d’années surtout, un juge sans indulgence des tendances politiques et sociales qui triomphent chez nous depuis un siècle, et, plus particulièrement, depuis quarante ans[36] ; il est « antidémocrate » et royaliste avec délices ; il mène avec ardeur le combat pour la « contre-Révolution ; » il ne néglige aucune occasion de rompre des lances en faveur de ses doctrines favorites, de ce « traditionalisme par positivisme, » dont il est à la fois le théoricien et l’apôtre. « La France est née, dira-t-il, elle a vécu catholique et monarchique. Sa croissance et sa prospérité ont été en raison directe du degré où elle s’est rattachée à son Église et à son roi. Toutes les fois qu’au contraire ses énergies se sont exercées à l’encontre de ces deux idées directrices [c’est M. Bourget qui souligne], l’organisation nationale a été profondément, dangereusement troublée. D’où cette impérieuse conclusion, que la France ne peut cesser d’être catholique et monarchique, sans cesser d’être la France, — de même qu’un foie ne peut cesser de produire de la bile sans cesser d’être un foie[37]… »

Je ne suis pas très grand clerc en ces sortes de questions, et j’admire, j’envie peut-être ceux qui les tranchent avec une robuste et tranquille assurance. Mais sans nier, certes, le très grand talent, la généreuse et patriotique éloquence, l’âpre vigueur logique avec laquelle M. Bourget défend sa cause, j’avoue qu’il a quelque peine à me convaincre. D’abord, je n’aime guère, pour toute sorte de raisons, que l’on solidarise trop étroitement « le Trône » et « l’Autel, » — ce fut l’une des erreurs de ce grand esprit de Bonald, — et après Léon XIII, celui que M. Bourget appelle « Pie X le saint et le grand » a, comme on sait, toujours protesté contre une confusion de ce genre. En second lieu, quand je rencontre dans l’auteur du Disciple des expressions comme celles-ci : « la hideuse erreur républicaine, » « l’abominable Jules Ferry, » la « stupide déclaration des Droits de l’homme, » le « honteux gouvernement dit du 4 septembre, » « un des hommes qui ont le plus joué de cette parole publique pour le malheur de la France, et dont plus tard le nom sera en exécration dans ce pays, s’il reprend jamais la conscience de ses véritables intérêts, homme d’Etat d’ailleurs, et remarquable par son machiavélisme inné et son instinct surprenant de la psychologie démocratique, l’Italien Gambetta, » — j’ai peine à voir, je l’avoue, dans ces violences de plume la marque d’une réelle équité historique.

Si en effet le régime sous lequel nous vivons, et sur les vices ou les défauts duquel je crois, pour ma part, n’avoir aucune illusion, méritait, sans contre-partie, tous ces anathèmes, la France, depuis quarante ans, en serait morte. Or la France vit, et elle fait encore fière figure dans le monde ; si elle n’y joue plus le rôle qu’elle y jouait jadis, la faute en est, bien plus qu’à notre régime politique, à nos défaites militaires. M. Bourget parle quelque part de « nos ignobles démocraties contemporaines. » Le mot n’est peut-être pas très chrétien, et il n’est pas non plus très juste. La démocratie n’est pas « ignoble ; » ou du moins, elle ne l’est qu’au sens étymologique, qui n’est pas, j’en ai peur, celui que l’écrivain avait en vue. Elle n’est pas très raffinée, et, si l’on y tient, elle est parfois un peu grossière. Elle voit gros, et elle voit quelquefois rouge. Elle ne raisonne guère ; elle est toute d’instinct et de premier mouvement. Elle est facile à duper, et les mots ont sur elle un incroyable prestige. Elle a bon cœur avec cela ; elle est fort capable d’élan, de générosité, d’abnégation et d’héroïsme. Elle a, en un mot, les défauts, mais aussi les qualités des enfans. Comme les enfans, elle est susceptible d’être éduquée, disons mieux, élevée, suivant l’expression si juste, si noble, si riche de signification morale. L’éducation de la démocratie, comme l’éducation de l’enfance, est une œuvre de charité, de tact, de longue et infatigable patience. Ce n’est que peu à peu que l’on parviendra à dégager d’elle, à lui faire accepter, respecter, aimer les aristocraties nécessaires.

Ces aristocraties, M. Bourget désespère de jamais les faire sortir de la démocratie elle-même ; il voudrait les lui imposer du dehors, et il fonde tout son espoir sur une restauration monarchique. J’y vois, je le confesse, bien des objections. Encore une fois, je sais ou crois savoir tout ce qu’on peut dire de ou plutôt contre notre régime actuel, et, au besoin, je le redirais moi-même ; et d’autre part, je me sens dépourvu de tout mysticisme politique. Je sais aussi que tout peut arriver, en France surtout, et s’il m’était prouvé que la royauté héréditaire dût faire, je ne dis pas le salut, — la France n’a pas besoin d’être « sauvée, » — mais le bonheur du pays, j’en accueillerais le retour avec une joie profonde. Mais je sais également qu’il est aussi facile de médire du présent que de construire sur le papier, qui souffre tout, et dans l’avenir, — ou même dans le passé, — d’adorables idylles. La République elle-même était « bien belle sous l’Empire, » et la royauté de Louis XV n’est peut-être pas l’idéal d’un gouvernement moderne. Pour qu’une monarchie fût possible en France, il faudrait un esprit monarchique : or l’esprit monarchique, — je ne dis pas les mœurs monarchiques, — me paraît bien avoir presque entièrement disparu de chez nous. Renaîtra-t-il ? On ne sait. A trois reprises, en 1789, en 1830, en 1848, la monarchie n’a pas su faire au pays l’économie d’une révolution : ces choses-là se paient, et les occasions perdues en histoire ne se retrouvent guère… Et puis, et enfin, quand on y songe, combien toutes ces questions de métaphysique politique sont oiseuses à côté de la question, bien autrement grave, et dont on ne parle guère, de la dépopulation en France ! Qu’importe le maître de demain, s’il doit régner sur un désert d’hommes ! Il ne s’agit pas de savoir par qui, — tribun, Roi ou Empereur, — la France doit être gouvernée, mais si la France veut continuer à être. To be or not to be. Et cela, ce n’est pas une question dynastique ou politique ; c’est une question sociale ; c’est plutôt encore une question morale ; c’est surtout une question religieuse…

Sur la question religieuse proprement dite, M. Bourget a, dans ces dernières années, émis des vues bien intéressantes, quelques-unes discutables, mais qui, toutes, donnent à sa philosophie nouvelle ce couronnement, cette clef de voûte sans laquelle il n’y a pas de doctrine cohérente et vraiment complète. Il a été amené, a-t-il déclaré souvent, par ses observations de psychologie individuelle et sociale, à conclure non pas seulement en faveur du christianisme, mais du catholicisme. L’observation positive, méthodique, « scientifique, » conduit-elle nécessairement là ? Je voudrais en être sûr. Je ne vois pas qu’elle y ait conduit ni Flaubert, ni même Taine, et combien d’autres ! Et tant qu’on ne nous aura pas montré les anciens découvrant le christianisme, on pourra mettre en doute pour l’établir l’efficacité des méthodes « expérimentales. » Si M. Bourget s’est un jour retrouvé catholique, c’est peut-être qu’au fond de lui-même il n’avait jamais cessé de l’être ; et c’est le cas de redire ici le mot de Pascal : « Va, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé… »

J’insisterais moins, si ces scrupules de « positiviste » n’avaient pas, quelquefois, incliné M. Bourget à une sympathie peut-être excessive, pour le « catholicisme athée » que l’on, enseigne à l’Action française, et qui n’est d’ailleurs pas le sien. Le sien est bien le catholicisme authentique, et qui exige l’adhésion intime du fond de l’âme ; mais « il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, » et il faut bien reconnaître que le catholicisme de l’auteur d’Un Divorce se rapproche plus de celui d’un Bonald ou d’un Joseph de Maistre que de celui d’un Chateaubriand. Qu’une religion purement individuelle soit un non-sens, et que toute religion véritable soit une « sociologie, » on l’accorde sans peine. Que le catholicisme soit une religion essentiellement « sociale, » et une « religion d’autorité, » c’est ce que l’on n’a garde d’oublier. Mais il est aussi, et même il est surtout une « religion de l’esprit. » L’autorité, dans le catholicisme, est un moyen, non pas une « fin en soi, » comme disent les philosophes, — un moyen d’assurer la perpétuité et la communauté de la foi, un moyen de transmettre, en la réglant, en la canalisant, la vie intérieure. Mais si la vie intérieure ne demeurait pas la fin dernière, l’objet constant et suprême, le catholicisme ne serait plus qu’une forme vide, un arbre mort dont il ne subsisterait que l’écorce. Si le catholicisme n’est qu’un gouvernement, si, pour dire le mot, il n’est plus qu’un « caporalisme, » il n’a plus de raison d’être. En insistant comme il le fait avec quelque excès sur le principe d’autorité, c’est ce que M. Bourget a parfois l’air de perdre un peu de vue. « J’ai beaucoup lu les Evangiles, fait-il dire à son Jean Monneron, et, si j’en traduisais l’enseignement, je le résumerais dans ces trois mots : Discipline, Hiérarchie, Charité. » — Charité : oui, sans doute. Discipline, Hiérarchie : est-ce bien sûr ? L’Evangile interprété par l’Eglise, peut-être. Mais l’Évangile tout seul, j’en doute un peu. Et au reste, ne voyons-nous pas, par un illustre exemple contemporain, ce que la pensée individuelle, placée sans intermédiaire en face de l’Évangile tout seul, en peut assez naturellement tirer ? Et l’anarchisme moral qu’un Tolstoï y a puisé, dans ce que M. André Bellessort appelait si joliment « son ébriété mystique, » ne nous prouve-t-il pas que l’Evangile ne suggère pas aussi nécessairement que paraît le croire l’auteur de l’Étape des idées de discipline et de hiérarchie ? Ailleurs encore, en des pages bien dures et un peu injustes, où M. Bourget, dans la personne de son abbé Chanut, fait le procès des prêtres qui vont au peuple et des « démocrates chrétiens, » il écrit : « La crainte de voir l’Église perdre la direction des masses est le généreux motif qui domine ces apôtres sans esprit critique. » Si tel était le vrai motif de leur action, tout politique en quelque sorte, il ne serait ni désintéressé, ni « généreux, » et ils mériteraient le peu de sympathie qu’a pour eux M. Bourget. Mais à qui fera-t-on croire que l’encyclique Rerum novarum a été dictée par des raisons toutes politiques, et non point tout simplement « évangéliques ? » J’ai peur que des déclarations de ce genre ne donnent à un trop grand nombre de lecteurs le change sur les vrais sentimens de M. Bourget, et ne lui attirent ce reproche injustifié de « dédain pour les pauvres » qu’il a bien raison, son œuvre en main, de repousser, mais que ses vrais admirateurs seraient fâchés de voir s’accréditer trop aisément. Il se représentait lui-même un jour, avec mélancolie, comme « une sorte d’émigré intellectuel. » Oh ! la désobligeante épithète ! D’abord, il ne faut jamais émigrer, même, et surtout, à l’intérieur. Et nous tous, qui avons lu, suivi, aimé M. Bourget, depuis ses tout premiers livres jusqu’à ceux d’aujourd’hui, nous qui si souvent lui avons entendu exprimer la pensée profonde de son temps, nous ne l’acceptons pas, nous ne voulons pas l’accepter dans ce rôle.


Dans une très pénétrante étude, vieille de vingt-cinq ans, sur George Sand, M. Bourget loue en termes chaleureux la grande romancière de sa« foi ardente dans la valeur du développement intime. » « Est-il possible de se tromper, ajoute-t-il, quand on a demandé à ses travaux seulement d’être des travaux, c’est-à-dire des étapes de sa vie intérieure ? » Et il constate bien profondément que pour elle, « la grande affaire fut, comme pour Goethe, non pas de produire des livres, mais de développer sa pensée à travers ses livres. » J’ai bien envie de lui appliquer à lui-même cette heureuse formule. Poésie, critique, romans, nouvelles, notes de voyage, théâtre, tout lui a été un prétexte à penser, à essayer et à prolonger sa pensée. Et c’est pourquoi, si variée et si riche qu’ait été son œuvre, elle n’épuise pas sa pensée tout entière ; comme pour Taine, sa pensée reste encore supérieure à son œuvre ; ce n’est pas dans tel livre particulier qu’on a chance de la saisir, c’est dans la suite et dans l’ensemble de ses livres. A la prendre ainsi, on s’aperçoit que, parmi bien des flottemens, des hésitations, des retours en arrière, toutes choses qui prouvent surtout, avec la complexité de son objet, la sincérité de son inquiétude, l’auteur de l’Étape et du Disciple a poursuivi un très ferme dessein. « Qui nous donnera, s’écrie-t-il quelque part, qui nous donnera des connaisseurs d’âme humaine assez courageux pour la regarder en face, cette âme malade, assez lucides pour y lire, assez tendres pour la plaindre, assez sages pour la diriger, et assez complets pour appliquer leur science avec ce je ne sais quel doigté d’artiste qui manquera toujours aux philosophes de métier ? » Il a été précisément pour notre temps ce « connaisseur d’âme » dont il souhaitait l’avènement. D’autres ont été plus complètement poètes ; d’autres ont été plus complètement philosophes ; d’autres ont été plus complètement critiques. Poète, philosophe et critique, presque également doué pour la pensée et pour le rêve, pour la lucidité consciente de l’analyse abstraite et pour cet état de pénombre et de demi-conscience si nécessaire à la création artistique, M. Paul Bourget a fait servir tous ses dons à une tâche essentielle : il a été un moraliste, notre Moraliste. À ce titre, il a prononcé quelques-unes des paroles qui ont retenti le plus profondément peut-être dans la conscience contemporaine. — Le beau jeune homme dont on peut voir encore, au frontispice de ses Poésies, le fier visage mélancolique et volontaire, les yeux, voilés, les narines frémissantes, et, sous la fine moustache, la lèvre hardie, le menton aux fermes arêtes, pourra répondre au fantôme de la soixantième année ce qu’il répondait au fantôme de la trentième :

Pourtant, j’ai préservé mon intime Idéal…


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1911.
  2. Sensations d’Italie, éd. originale, p. 110.
  3. Études et Portraits, t. III, p. 350, 379-380. « Pèlerinage, je dois l’avouer, plus intellectuel que pieux, » nous dit ailleurs M. Bourget (Recommencemens, p. 146) de son propre voyage en Terre-Sainte.
  4. Études et Portraits, t. III, p. 351-352.
  5. Études et Portraits, t. II (éd. originale), p. 343.
  6. Sensations d’Italie, éd. originale. Lemerre, 1891, p. 222.
  7. Outre-Mer. éd. originale. Lemerre, 1895, t. I, p. 5.
  8. Études et Portraits, éd. originale, t. II, 1889, p. 343.
  9. Outre-Mer, éd. originale, t. I, p. 191. — Le passage a été modifié, et un peu aristocratisé, dans l’édition définitive (t. I, p. 189-190) : « Les temps sont venus où le christianisme doit accepter toute la science et hiérarchiser toute la démocratie, en prenant ce mot dans un sens tout autre que les politiciens. »
  10. Voyageuses, éd. définitive, p. 86. (Il s’agit dans cette page du voyage aux États-Unis.)
  11. Recommencemens, éd. définitive, p. 188.
  12. Études et Portraits, t. III, p. 246-200.
  13. Outre-Mer, éd. originale, t. I, p. 199.
  14. Nouveaux Pastels, éd. originale, 1891. Lemerre, in-16, p. 188. — La nouvelle se trouve aujourd’hui dans le volume intitulé : Pastels et Eaux-fortes. Plon, in-16 : le passage cité n’a pas été modifié.
  15. Abbé Félix Klein, Autour du dilettantisme. Paris, Lecoffre, 1895, in-12, p. 141-144. « Je veux dire, expliquait M. Bourget, qu’aucune de mes pages ne serait possible si l’Évangile et l’Église n’avaient pénétré le monde moral comme ils l’ont fait…. L’Église a toujours été trop sévère pour les moralistes libres… Et cependant, ce qui lui importe, c’est que notre conclusion philosophique sur la vie humaine, à laquelle nous arrivons par l’analyse des passions, ne soit pas différente de celle à laquelle elle arrive par la Révélation. M. Le Play est devenu croyant parce qu’il a trouvé dans le Décalogue la synthèse de la loi sociale que lui avait découverte l’expérience. C’est en effet un puissant argument. Mais il suppose qu’on lui a permis l’expérience. » — Mais si cette « expérience » est moralement dangereuse ?
  16. Enregistrons à ce propos cette curieuse déclaration d’une lettre déjà citée de M. Bourget à la Revue des Revues du 1er mars 1904 : « Encore aujourd’hui, un travail de commande (discours, article spécial) me paralyse un peu, ce que j’ai toujours attribué, depuis que je réfléchis à la psychologie de l’homme de lettres, à cette particularité que je ne compose qu’avec une demi-conscience. Il me faut un effort pour me persuader qu’un de mes livres imprimés et que je relis, même celui que je viens de finir, est réellement de moi. J’attache à la remarque que je viens de souligner une certaine valeur. J’y vois la preuve que l’inconscient est la partie la plus féconde de notre être, et c’est par celle observation que je suis devenu traditionaliste. »
  17. Dédicace de Cosmopolis.
  18. Essais de psychologie, éd. originale, t. I, p. 304.
  19. Cf. Essais de psychologie, éd. originale, t. I, p. 306 : « Les races surtout perdent beaucoup plus qu’elles ne gagnent à quitter le coin de terre où elles ont grandi. Ce que nous pouvons appeler proprement une famille, au vieux et beau sens du mot, a toujours été constitué, au moins dans notre Occident ; par une longue vie héréditaire sur un même coin du sol. » Et toute la suite du développement.
  20. Id., ibid., p. 308. — Dans l’édition définitive (Plon, in-16, 1901, p. 319). M. Bourget a corrigé ainsi son premier texte : «… la mort entre. — « Hé bien, » répondent les épicuriens de la race de Beyle, « que cette visiteuse… » — Dans l’édition originale, on lit encore : « La haute société contemporaine, j’entends par là celle qui se recrute parmi les représentans les plus raffinés de la délicate culture, est parvenue à cette heure, coupable peut-être, à coup sûr délicieuse, où le dilettantisme remplace l’action » (p. 307-308) ; et dans l’édition définitive, p. 318 ; « …à cette heure, sans lendemain… » — « C’est encore ici une des formes de ce qu’on est convenu de nommer la décadence… » (1re éd., p. 308) ; « de ce qu’il faut bien nommer la décadence. » (Ed. définitive, p. 318-319.)
  21. Voyez aussi, dans l’Écho de Paris du 2 juin 1910, le très suggestif article de M. Bourget, intitulé : France et Angleterre.
  22. Nouveaux Pastels, édition originale, 1891, p. 51 (Un saint).
  23. L’Étape, édition originale, Plon, 1901, p. 114.
  24. M. Paul Bourget a publié, en collaboration avec M. Michel Salomon, un Bonald, dans la collection la Pensée chrétienne, Paris, Bloud, 1905. Il ne s’est point contenté d’écrire pour ce volume une intéressante Préface ; il a mis directement la main à la composition du recueil.
  25. Si symbolique même, qu’il en est presque prophétique. On sait le mot que M. Bourget prête à son héros sur Taine : « C’est un monsieur qui a eu bien peur pour ses rentes en 71. » Je pourrais citer un Monneron réel qui a prononcé, et imprimé, le mot en termes presque identiques, après la publication de l’Étape.
  26. Je dis : telle qu’elle ressort de l’Étape, parce que dans divers articles que M. Bourget a écrits pour répondre aux objections qui lui ont été adressées, notamment par M. d’Haussonville, il me semble avoir un peu atténué l’intransigeance de sa théorie primitive : il avoue par exemple, à propos du cas de Guizot et de Pasteur qui lui avait été opposé, que « le talent, quand il est d’un certain degré, échappe aux lois générales. » (Études et. Portraits, t. III, p. 148.) Ces deux articles sur l’Ascension sociale ne sont pas, comme on eût dit jadis, la seule Défense de l’Étape que M. Bourget ait composée : on en trouvera, dans le même volume, une autre au moins, d’autant plus vive peut-être qu’elle est indirecte : c’est l’article sur les Deux Taine.
  27. On fera bien de rapprocher ces lignes d’une lettre de M. Bourget (13 mai 1902) à Charles Ritter dont nous avons cité les principaux fragmens dans la Revue du 15 novembre 1910.
  28. Études et Portraits, t. I, édition originale, p. 328-329 (Réflexions sur le théâtre).
  29. C’est ce dont s’étaient déjà avisés deux dramaturges contemporains, MM. Léopold Lacour et Pierre Decourcelle qui, le 18 avril 1889, ont fait représenter au Vaudeville Mensonges, « comédie tirée du roman de M. Paul Bourget. » (Paris, Lemerre, 1890, in-18.)
  30. La Barricade, Préface, p. XIII. Dans cette Préface, M. Bourget donne de fort curieux détails sur la manière dont il a été amené à écrire sa pièce, et sur les matériaux dont il s’est servi. Je crois bien qu’il nous livre là le secret de sa méthode de travail et de la façon dont il se « documente » pour écrire non seulement ses pièces, mais, si je ne me trompe, ses romans et ses nouvelles aussi.
  31. Lettre à Charles Ritter, du 10 avril 1905 : voyez toute la page dans la Revue du 15 novembre 1910, p. 156-157.
  32. Parmi les tout récens disciples de M. Bourget, — et de Fromentin, — je crois devoir signaler ici un jeune écrivain, M. Emile Clermont, dont le premier et fort remarquable roman, Amour promis (Calmann-Lévy, 1910) est de nature à nous faire concevoir de hautes espérances.
  33. Le Roman réaliste et le Roman piétiste, dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1873, p. 455, 456.
  34. Essais de psychologie contemporaine, édition originale, t. I, p. 76, 86, 50, 95-96 ; — édition définitive, in-16, p. 69, 77, 78, 84-85. — Pour avoir sur Renan toute la pensée de M. Bourget en 1883, il faut joindre à l’article des Essais une curieuse brochure, assez peu connue, ce me semble, Ernest Renan, par Paul Bourget. Paris, Quantin, 1883, in-16 (collection des Célébrités contemporaines). J’en détache les lignes que voici, sur la Vie de Jésus :
    « C’était, ce livre demeuré unique, un si troublant et délicieux mélange de vénération et d’analyse, de rêverie et de science ! La poésie des paysages y faisait un fond si lumineux au visage sublime de Celui qui mourut réellement pour sauver le monde ancien des ténèbres et du péché : Les âmes pieuses furent tout à la fois consternées et ravies ( ? ) Les âmes impies furent séduites. Les âmes indifférentes furent attendries. Une tempête de polémique se déchaîna, à travers laquelle le livre passa, guidé par un invisible esprit, comme l’esquif de l’Évangile, où Jésus repose dans la tempête aussi, mais calme et sans qu’une boucle de sa céleste chevelure tremble sous la brise. Aujourd’hui la tempête s’est éloignée, le livre demeure. Je ne sais pas s’il est exact, et il est possible que la portion philosophique et historique prête à des reproches justifiés, — mais la portion morale est au-dessus de ces reproches, et c’est par elle que l’œuvre est durable, par ce culte dépourvu de toute forme précise pour la personnalité idéale du Nazaréen, — livre vraiment incomparable d’élévation et de rêverie, et qui serait le plus beau des livres écrits sur Jésus, n’étaient les Evangiles et l’Imitation ! » (P. 30.) — Je ne pense pas que M. Bourget écrivit cela aujourd’hui.
  35. Réponse à une enquête sur la Crise du parlementarisme.
  36. Ce n’est pas tout à fait d’aujourd’hui que M. Bourget s’est montré sévère pour notre régime politique, on peut le voir par la préface du Disciple. Il s’y plaignait, au nom de sa génération, du « peu qu’ont fait pour elle les hommes au pouvoir. » « Elle a vu, ajoutait-il, des maîtres d’un jour proscrire au nom de la liberté ses plus chères croyances, des politiciens de hasard jouer du suffrage universel comme d’un instrument de règne, et installer leur médiocrité menteuse dans les plus hautes places. Elle l’a subi, ce suffrage universel, la plus monstrueuse et la plus inique des tyrannies, car la force du nombre est la plus brutale des forces, n’ayant pas même pour elle l’audace et le talent. » (Éd. originale, p. IV-V.)
  37. Préface des Lettres sur l’Histoire de France de l’abbé de Pascal.