Esquisses littéraires - Eugène Fromentin écrivain

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Esquisses littéraires - Eugène Fromentin écrivain
Revue des Deux Mondes3e période, tome 24 (p. 674-691).
ESQUISSES LITTÉRAIRES

EUGENE FROMENTIN ECRIVAIN.

« Quand la maison est achevée, la mort y entre et en ferme la porte à l’hôte. » C’est une de ces paroles d’or par lesquelles le fataliste Orient aime à condenser rêveusement les trésors accumulés de son expérience. Eugène Fromentin connaissait certainement ce proverbe, et sa disparition si brusque, si peu prévue, n’en a que trop justifié la lugubre exactitude. Après des années de patiente activité, il avait enfin bâti sa maison, c’est-à-dire qu’il avait poussé les deux hommes qui étaient en lui jusqu’au point où ils n’avaient plus de conquêtes à faire sur eux-mêmes. Il était arrivé à la pleine possession des moyens qui pouvaient lui permettre d’être maître infaillible dans l’un et l’autre des deux arts auxquels son imagination avide de justesse et son intelligence amoureuse de précision demandaient l’expression de leurs rêves et de leurs pensées. Il avait acquis à sa main exercée avec une régularité laborieuse ce degré de fermeté qui bannit toute incertitude, il avait acquis à ses facultés dressées par un manège adroit ce degré de souplesse qui écarte toute crainte de chute. C’est à ce moment que la mort est apparue et a mis fin soudainement à une carrière prémunie contre toute chance défavorable par les précautions d’une prudence consommée, comme pour attester, en même temps que la vérité du proverbe oriental par lequel nous avons ouvert ces pages, celle de cette autre sentence d’un sage de l’antiquité : « L’art est long, le temps est court. »

Ce que Fromentin fut comme peintre, on l’a dit ici même, et bien dit; nous voudrions à notre tour dire aujourd’hui ce qu’il fut comme écrivain, et nous éprouvons que, si la tâche est courte, elle n’est pas pour cela plus aisée. Son talent, à la fois net et subtil, se présente tout en surface, n’offre pas de saillies accusées, et, difficilement pénétrable, dérobe, sous la perfection du résultat, le jeu de son activité. En outre, Fromentin a peu écrit, et la littérature ne fut pour lui, à une seule exception près, qu’un complément de ses travaux pittoresques ou un commentaire des choses propres à l’art qui le réclamait. Il convient donc de parler de lui sobrement; mais, s’il est vrai que le meilleur moyen de louer un homme est de le louer par l’emploi de ses qualités mêmes, il faudrait que cette sobriété fût irréprochable d’exactitude. Quelques touches seulement, mais scrupuleusement justes, voilà ce que demande la figure de cet homme marqué au bon coin jusque dans ses délicats défauts.

Il est une déception que nous avons souvent entendu exprimer par les personnes du monde, et que pour notre part nous n’avons jamais éprouvée, celle de trouver les écrivains et les artistes si dissemblables de leurs œuvres et si différens de ce qu’on les avait rêvés. Ce qui nous a toujours étonné au contraire, c’est de les trouver en si parfaite harmonie, non-seulement avec le sentiment que donnent leurs œuvres de leur nature morale, mais avec l’image physique même que l’on se forme de leurs personnes en lisant ou en contemplant les produits de leur intelligence. Si c’est là une illusion de notre part, Eugène Fromentin n’était pas pour lui donner le démenti. Nous l’avons connu, trop peu à notre gré, assez cependant pour nous permettre d’être certain que, si jamais homme ne fit qu’un avec ses œuvres, c’était lui. Si le mot de distinction n’avait été déjà inventé, il aurait dû l’être pour lui, tant ce mot est le seul qui rende avec vérité l’ensemble de qualités charmantes qui constituait son être moral. Tout était rare en lui, l’esprit, les vues le jugement, le tour et le ton du discours, le choix des mots, les manières et les gestes. Comme sa peinture est sans épaisseur et sa littérature sans pesanteur, sa personne physique était fine, fluette et délicate, mais cette finesse n’avait rien de mince et cette délicatesse rien de mièvre. Aucune désagréable marque professionnelle n’avertissait en lui du métier, n’y ramenait brutalement la pensée, pas plus qu’aucun faux ton d’homme du monde n’essayait de dissimuler ou d’effacer en lui l’homme de travail. Il causait bien et volontiers, avec une abondance brillante, sans aucune de ces hésitations ou de ces insistances qui trahissent un effort pénible de l’esprit pour traduire la pensée, nous dirions presque sans surcharges et sans ratures, tant sa causerie se rapprochait parfois du langage écrit par la précision des termes et l’heureux tri des mots. Un geste vif, divers selon les sujets, mais toujours mesuré avec élégance, accompagnait ses paroles sans les souligner; rien chez lui de cette pantomime hyperbolique, souvent amusante, mais plus souvent encore grimaçante ou désordonnée, qui distingue d’ordinaire les causeurs renommés. Très ouvert, il évitait cependant toujours avec un goût parfait de laisser saillir son être intime au dehors; ni boutades révélatrices, ni imprudente expansion comme chez beaucoup de ses confrères. Aussi eût-il été difficile de se prononcer avec assurance sur l’existence chez lui de telles ou telles qualités morales, si la politesse, cette enveloppe extérieure qui suppose toujours et révèle presque infailliblement les plus essentielles, n’avait suffi pour dissiper tous les doutes à cet égard. Je le demande au lecteur attentif de Fromentin, cette silhouette rapidement tracée d’après nos souvenirs personnels est-elle bien différente de l’image qu’il a pu se former de lui en rêvant devant quelqu’une de ses toiles aimables et châtiées, ou au bout de quelqu’une de ses pages exquises en leur correction recherchée?

Je viens d’insister quelque peu sur la personne physique, c’est qu’elle était essentielle pour comprendre la nature du talent de Fromentin. Toutes ses œuvres, littérature et peinture à la fois, en étaient une très fidèle image. Cela est lin, élégant, lumineux surtout, mais il y manque un certain degré de chaleur. Le tempérament ne joue chez Fromentin qu’un rôle secondaire comparativement à celui qu’y joue l’intelligence, ce qui peut paraître singulier chez un homme préoccupé avant tout du spectacle extérieur des choses. Le feu sacré est en lui, mais plutôt comme une lampe rayonnante faite pour prémunir contre toute impropriété de choix que comme un fluide ardent fait pour apporter la vie là où il abonde et circule. On peut dire que Fromentin comprend encore mieux qu’il ne sent. Ses sensations si vives n’arrivent presque jamais à s’objectiver d’emblée, d’un jet et avec une entière puissance, faute de force d’expansion ou d’impulsion intérieure qui les contraigne à se répandre au dehors comme une eau bouillonnante déborde du vase sous l’action de la chaleur. Tous les buts que vise son intelligence au contraire, elle les atteint avec une agilité et une sûreté merveilleuses. Il est coloriste, mais c’est par l’intelligence encore plus que par l’instinct, par les sagaces trouvailles de mots ou l’harmonie longuement préméditée des nuances. Toutes les qualités qui font les critiques éminens et les maîtres descriptifs, il les possède, sensibilité judicieuse, pénétration vibrante, bon goût à la fois difficile et conciliant, hardi dans ses préférences, ferme dans ses arrêts; on lui voudrait, même au prix d’une perfection moindre, un peu plus de ces autres qualités inconscientes qui font les artistes vraiment créateurs, et volontiers on le désirerait ou plus brutalement sanguin, ou plus âcrement bilieux, ou plus douloureusement nerveux.

On dit de certains hommes qu’ils sont les fils de leurs œuvres ; on pourrait dire de Fromentin qu’il est le fils de son intelligence, tant son talent apparaît comme le produit exclusif de l’exercice de ses belles facultés. Dans l’inspiration de la plupart des grands artistes, il y a presque toujours un élément que l’on peut dire impersonnel, qui s’est trouvé mêlé fatalement à leur nature sans qu’elle pût s’en défendre ou songeât à s’y soustraire, quelque question d’origine, quelque génie de famille qui, las d’errer indécis dans le sang des générations successives, a voulu à un jour donné se reconnaître et se fixer, — plus souvent encore quelque influence souveraine d’éducation ou de paysage ambiant qui, saisissant l’âme à l’heure où elle est toute malléable, l’a pétrie à sa guise, ou gravée d’une de ces impressions premières qui ne s’effacent jamais, ou heurtée d’un de ces chocs impérieux qui la mettent en mouvement et décident de sa direction pour la vie. On n’aperçoit chez Fromentin l’action d’aucun élément de ce genre. Pour ne parler que de celle de ces influences qui se rencontre le plus ordinairement, ce n’est pas à coup sûr au pays où il a passé son enfance et son adolescence qu’il faut demander le secret de la brillante carrière qu’il a parcourue. Si jamais génie d’artiste a été en désaccord avec le caractère de sa province natale, c’est bien celui de Fromentin. Vous seriez-vous jamais douté qu’il fût enfant de La Rochelle, et, si vous aviez eu à choisir la terre natale de cet enthousiaste de la lumière, ne l’auriez-vous pas placée dans quelque coin de ces provinces qui sont comme une initiation à l’Orient plutôt que dans cette ville à l’aspect robuste, viril et sans élégance d’aucune sorte, assise au bord d’une mer triste et grise, environnée de plaines monotones, d’étendues plates et nues, arides au regard ? Ces campagnes sans charme et ces horizons sans beauté, il les a décrits un jour pourtant dans son roman de Dominique ; mais, en dépit de son habileté descriptive, et quelque soin qu’il ait pris pour en parer l’indigence, il ressort en toute évidence que ce n’est pas dans ce paysage stérile qu’il faut chercher la préface de ses éblouissantes peintures du Sahara et du Sahel. Son intelligence semble donc être arrivée à parfaite éclosion vierge de toute empreinte profonde, et si quelques influences ont eu action sur elle, ç’a été dans l’âge où elles sont acceptées, mais non subies, choisies librement, mais non imposées par la tyrannie des circonstances.

C’est par là que s’expliquent quelques-unes des qualités et aussi quelques-uns des défauts de Fromentin, par exemple son éclectisme, et aussi sa virtuosité, ou si vous l’aimez mieux, son dilettantisme. Fromentin fut éclectique, comment ne l’aurait-il pas été ? N’ayant subi aucune contrainte première, il n’avait contracté prématurément aucune habitude d’esprit, reçu aucun pli, conçu aucune prévention, et il entra dans le monde de l’art pur de préjugés et exempt de parti-pris. N’ayant en lui rien de ce qui fait les systématiques, sa nature allait d’elle-même à l’impartialité. Son éclectisme fut des plus sagaces et des plus rusés, cherchant bien moins à combiner les qualités opposées qu’il voyait rayonner chez les représentans des écoles rivales qu’à éviter les erreurs dans lesquelles il voyait qu’ils étaient tombés. Cependant l’impartialité même a ses désavantages, et Fromentin ne fut pas sans les ressentir. A trop embrasser, l’âme s’émiette et perd de son unité et de sa force de direction, la satisfaction de tout comprendre tourne en dilettantisme, le plaisir de tout expliquer tourne en virtuosité. Et puis c’est une question que de savoir lequel vaut le mieux pour le talent, d’un violent parti-pris, dût-il même dégénérer en préjugés, ou d’une neutralité judicieuse; la seule réponse que nous y voulions faire pour l’instant est de dire que cela dépend des natures. Le parti-pris aveugle est une manière de religion qui peut créer des artistes croyans et convient aux hommes de tempérament ; l’impartialité est une réelle philosophie qui convient à l’homme d’esprit et au critique, et Fromentin fut l’un et l’autre à un degré éminent. Heureux les rares génies qui n’ont besoin ni de parti-pris aveugle pour créer, ni d’impartialité laborieusement acquise pour comprendre, mais qui vont d’eux-mêmes se placer dans l’harmonie et la lumière par la plénitude et l’équilibre de leurs dons !

Des influences acceptées librement par Fromentin, la plus considérable à coup sûr fut celle de l’école littéraire qui régnait en souveraine et dont les arrêts faisaient loi pour les jeunes générations à l’époque où, désertant la procédure, il entra dans l’atelier de Cabat. Fromentin fut un romantique de la dernière heure, à l’époque où le romantisme, d’église militante qu’il avait été jusqu’alors, venait de passer à l’état d’église triomphante. Nous nous rappelons encore l’impression que produisait alors l’école romantique sur les nouveaux venus à la vie de l’esprit. C’était comme entrer dans un temple au moment où le service religieux vient à peine de s’achever; l’église, tout à l’heure si bruyante d’hymnes, est maintenant dépeuplée; seuls quelques fidèles se sont attardés à prier dans les chapelles, mais les derniers cierges brûlent sur l’autel, les guirlandes restent suspendues autour des colonnes, et l’odeur de l’encens emplit l’enceinte silencieuse. Quoique achevé, l’office continue pour ainsi dire par ses parfums et ses couleurs, et à ces vestiges les émotions de la piété peuvent encore s’éveiller. Telle l’école romantique entre les années 1840 et 1848, où Fromentin faisait ses débuts dans l’art avant de les faire dans la littérature. Les jours des luttes fiévreuses étaient passés, mais on se montrait avec une curiosité envieuse les combattans des vaillantes soirées d’Hernani et de Marion Delorme, et l’air était tout sonore de la grande symphonie poétique que tant d’illustres artistes avaient exécutée pendant quinze ans. Quelque chose de l’ivresse de la veille se prolongeait dans le lendemain tout vibrant de si récens souvenirs ; l’enthousiasme était donc encore possible, mais avec une mesure de recueillement que n’avait pas comporté la période de luttes précédente et qui permettait aux nouveaux prosélytes de ne prendre des doctrines de l’école que ce qu’ils en pouvaient accepter. Cet enthousiasme assagi de critique était certainement celui qui convenait le mieux à la nature de Fromentin à la fois brillante et prudente, et nul doute que c’est celui-là seul que le romantisme lui a fait ressentir.

Il a fait plus que ressentir de l’enthousiasme pour le romantisme, il a pris leçons à son école, et c’est par lui qu’il a été initié à l’art d’écrire. On n’oserait trop dire quels ont été en peinture les maîtres véritables de Fromentin, tant ils semblent avoir été nombreux, et tant il a pris de soins pour effacer de ses œuvres les traces de ses études afin d’éviter d’être reconnu trop aisément comme disciple de quelqu’un ; mais nous pouvons sans peine nommer le modèle dont il s’est inspiré en littérature. A l’époque des débuts de Fromentin, Théophile Gautier, sorti lui aussi des ateliers de peinture, travaillait à réaliser cette littérature pittoresque dont il avait conçu la pensée en maniant la brosse et le pinceau, et ses premiers récits de voyages, où les mots prenaient la valeur de nuances et les phrases la valeur de tons, faisaient l’émerveillement de tous les jeunes artistes et de tous les jeunes écrivains. Cette tentative de parler à l’esprit par le moyen des mots comme les couleurs parlent aux yeux avait de quoi séduire un peintre ambitieux d’écrire, et Fromentin ne chercha pas d’autre méthode lorsqu’après un séjour répété en Algérie, il éprouva le besoin de traduire par la parole les impressions ressenties sur la terre d’Afrique. L’initié, comme il arrive souvent, a-t-il, en cette circonstance, surpassé l’initiateur? C’est affaire de goût personnel, et il est possible que, pour beaucoup, Théophile Gautier conserve la supériorité sur son émule. Les tableaux de voyages de Théophile Gautier ont peut-être plus de liberté; mais le peintre n’est pas parvenu à si bien y discipliner le littérateur que celui-ci ne s’y échappe en saillies nombreuses, et les dissonances y sont ainsi très fréquentes. Chez Fromentin, au contraire, le peintre n’a eu aucune peine à soumettre le littérateur. Entre ses mains, la plume continue l’office du pinceau, le lexique l’office de la palette, et les deux arts rivaux ont été ramenés, en dépit de la diversité de leurs moyens, à une unité si étroite qu’elle en est voisine de l’identité.

On voit par là combien Fromentin mérite peu l’éloge de n’avoir pas mis de peinture dans sa Littérature, qui lui a été donné par un critique éminent. Tout au contraire, Fromentin a mis le plus de peinture qu’il a pu dans sa littérature, non-seulement par habitude de métier, mais de parti-pris, avec une hardiesse judicieuse, et c’est là ce qui fait avant tout son originalité comme écrivain. Il savait aussi pertinemment que qui que ce soit que les deux arts ont leurs domaines et leurs lois propres; mais il savait aussi qu’à leurs frontières il y a, pour ainsi dire, des territoires mixtes par où ils se rejoignent, et que la description est de ce nombre. On peint un paysage, on le décrit aussi; on colore un costume, on le décrit aussi; on dessine une attitude, on la décrit aussi. C’est sur ces territoires mixtes que Fromentin prétendait seulement se placer et qu’il s’est toujours tenu, sauf dans son roman de Dominique, où, ayant à entrer dans l’analyse de sentimens humains, il s’est écarté de son parti-pris autant que le comportait le genre nouveau qu’il abordait. Ces points de rapport entre certaines parties de la peinture et certaines parties de la littérature étant une fois reconnus, toute la question était de savoir si l’on ne pouvait pas utiliser plus largement qu’on ne l’avait fait jusqu’alors les ressources de l’un des deux arts au profit de l’autre. Ce que le plus habile écrivain, qui n’est qu’écrivain, ne ferait pas sans gaucheries et sans fréquentes méprises, un peintre ne le pourrait-il pas, et même ne serait-il pas mieux préservé que l’écrivain, par les habitudes de son métier, contre le grand écueil de pareille tentative, l’impropriété des termes? Un livre de voyages, écrit dans un atelier, n’aurait-il pas chance de posséder un tout autre éclat de coloris et une tout autre vigueur de rendu que s’il était écrit dans un cabinet d’étude? Lorsque l’artiste écrivain penché sur son lexique hésiterait entre deux nuances de langage, sa palette serait là pour le conseiller, lorsque sa phrase rendrait avec indécision les lignes d’un paysage, l’esquisse prise sur place serait là pour lui redonner fermeté et précision. Fromentin avait encore d’autres raisons de se décider à cette aventure, raisons qu’il nous a expliquées tout au long dans la préface de son Été dans le Sahara, et qui peignent au vif sa nature adroite et sagace. Cette apparente témérité de l’écrivain était le résultat de la prudente timidité du peintre. Il avait vécu sur la terre d’Afrique, il s’était rempli les yeux jusqu’à l’éblouissement des spectacles de sa lumière, il s’était enivré de son silence et de son immobilité jusqu’à l’extase, et il désespérait de rendre par le pinceau les merveilles qu’il avait contemplées. Il lui sembla qu’il pourrait être plus exact avec les mots qu’avec les couleurs, et c’est ainsi que sont nés ces deux chefs-d’œuvre de la littérature pittoresque, un Été dans le Sahara et une Année dans le Sahel[1].

Je viens de relire ces deux livres; au bout de vingt ans, ils conservent encore leur beau coloris des premiers jours. C’est vraiment le triomphe de l’image, de l’image entendez-bien, non de la figure de rhétorique, métaphore ou comparaison. Vous rappelez-vous l’ingénieuse et profonde explication que le vieux Grec Démocrite donnait de la formation de nos idées? Les choses et les êtres de ce monde sont dans un perpétuel rayonnement; incessamment des corpuscules atomistiques s’en échappent, et ces atomes, pour si petits qu’ils soient, sont dans leur réduction un microcosme de l’être ou de la chose dont ils émanent et qu’ils représentent dans toutes ses parties. Ils n’atteignent pas seulement nos yeux, grâce à leur finesse ils y pénètrent et s’y logent, en sorte que nous avons en nous comme un magasin infini où tout l’univers est enfermé en fait sous ce volume infiniment subtil, mais absolument complet, des atomes, et que nos idées des choses et des êtres ne sont que des visions intérieures. Cette vieille théorie n’a cessé de rester présente à notre esprit pendant la nouvelle lecture que nous avons voulu faire des deux livres de Fromentin sur l’Orient. On dirait vraiment des molécules animées qui se sont détachées des choses et se sont harmoniquement assemblées au rhythme du style pour en former une représentation vivante. Ces pages merveilleuses sur le silence du Sahara, l’implacabilité de sa lumière sans ombres et l’immobilité de ses horizons et de ses plans, c’est le désert même qui en a fourni la substance, je n’ose me servir de ce triste mot trop abstrait, le texte. Cette fête de noirs Algériens où les costumes des négresses sont peints avec la splendeur et la variété de coloris d’un Véronèse, est-ce une simple description faite d’après le souvenir, ou n’est-ce pas plutôt la réalité même qui, blottie en raccourci au fond de l’œil de l’artiste, selon la doctrine de Démocrite, a repris ses proportions premières lorsqu’elle en a été tirée par le vouloir de l’écrivain? Je viens de citer deux épisodes, mais d’ordinaire les pages de Fromentin supportent mal d’être isolées tant elles sont étroitement enchâssées dans le tout à leur juste place; c’est l’ensemble de ces deux livres qu’il faut considérer pour comprendre à quel point il a réussi dans cette entreprise d’évocation de l’Orient. Afin de mieux le peindre, Fromentin en a pris, pour ainsi dire, la méthode de vivre pour méthode de composition. Peu de pensées, des sensations chaudes et vives, quelques rêveries, une vie morale léthargique, faite de silence et de repos, voilà tout l’Orient, et voilà aussi ces deux livres faits à sa plus intime ressemblance. Lentement, nonchalamment, paresseusement presque, les feuillets se succèdent, variant les mêmes phénomènes, ou recommençant les mêmes peintures sans redouter la monotonie ou trahir un désir de l’éviter; des transitions tellement insensibles qu’elles semblent ne pas exister poussent le récit en ramenant sans cesse la description qui s’achève dans la description qui commence, comme un flot d’air en pousse un second en le pénétrant, comme une onde de lumière en pousse une seconde en s’y fondant. Je ne crois pas que jamais procédés littéraires aient été en pareille harmonie avec le sujet qu’ils étaient chargés de rendre.

Dans ce tableau, toujours le même par ses grandes lignes et ses caractères généraux, la variété n’est apportée que par les nuances, et c’est ici qu’éclate l’art consommé de Fromentin. Il n’a que les ressources d’une langue qui n’a pas à proprement parler de mots pour rendre des phénomènes inconnus aux régions où elle s’est formée, et qui ne peut en conséquence lui présenter que de faibles et insuffisans équivalens. Il faut voir cependant avec quelle sûreté il sait choisir parmi ces équivalens le plus expressif ou le plus rare, celui qui peut serrer et étreindre le plus étroitement l’objet qu’il veut montrer. Pour la propriété et la justesse des termes, Fromentin est sans égal. Pas une expression vague, pas une épithète faible, surtout pas un mot abstrait. Fromentin a sacrifié quelquefois à la subtilité, quelquefois au bel esprit, jamais à l’à-peu-près. Cependant on a toujours les défauts de ses qualités, et, il faut bien le dire, ce scrupule de précision finit par engendrer parfois une certaine prétention comparable à ces excès d’ordre qui règnent dans les maisons trop méticuleuses, ou à ces soins minutieux de toilette qui dégénèrent en manies. Un autre inconvénient plus grave, c’est une sorte de tyrannie grammaticale qui tient l’esprit si fortement attaché sur l’objet décrit qu’il en perd toute liberté. Il n’y a pas là de place pour la rêverie ou la méditation du lecteur, il n’y a de place que pour sa faculté d’attention, et cette attention doit être parfois tellement stricte qu’elle en devient pénible. Aussi la lecture de ces deux livres est-elle des moins suggestives, c’est-à-dire des moins faites pour stimuler l’être moral du lecteur et lui faire connaître les sollicitations généreuses qu’adressent à sa pensée tant d’autres ouvrages moins parfaits. C’est un art prodigue en apparence, mais qu’on pourrait presque qualifier d’égoïste, car tout le profit en est pour l’auteur, dont il laisse en vue la personnalité de la première à la dernière ligne, et qu’il ne permet pas d’oublier un instant.

Ces deux voyages une fois écrits, Fromentin ne renouvela plus la tentative, en quoi il fut bien conseillé par sa prudence habituelle. De pareils livres trop multipliés auraient facilement tourné à la manière, et, le premier étonnement une fois passé, auraient risqué de cesser de plaire par la répétition des mêmes procédés. Il est douteux d’ailleurs que d’autres pays se fussent prêtés aux mêmes méthodes de description que l’Orient, et que l’écrivain en eût pu tirer des effets aussi saisissans. Sa réputation d’écrivain était faite cependant, et il s’agissait pour lui de la maintenir; mais quels genres aborder et à quels sujets s’adresser désormais? Quelques personnes dont la sympathie n’était pas douteuse lui suggérèrent, nous le savons, l’idée de tenir pendant quelque temps un journal de ses émotions et de ses réflexions quotidiennes d’artiste, et un instant il parut goûter à cette suggestion. Il ne donna pas suite à ce projet, dont la réalisation eût été aussi heureuse pour lui qu’instructive pour le public; cependant il n’y renonça pas tout à fait, car c’est un peu la même idée, mais ramenée à des proportions plus étroites, qui fait le fond de son dernier livre, les Maîtres d’autrefois. Il crut préférable de s’attaquer au roman, et il écrivit Dominique. Bien que ce livre ait été publié ici même, nous en dirons franchement toute notre pensée : c’est une erreur d’homme de grand talent, commise avec talent; mais c’est une erreur manifeste. Avec le roman, Fromentin abordait un genre qui a ses lois exclusives et où la peinture ne pouvait plus lui être d’aucun secours, sauf pour la partie descriptive. Ce sont ces lois dont, malgré toute sa sagacité, il ne parvint pas à se rendre compte d’une manière suffisante. Il ne comprit pas assez que, pour composer un roman, il faut un roman, c’est-à-dire une fable intéressante et bien inventée qui nous tire autant que possible de l’ordinaire de la vie, une action émouvante, logiquement conduite et croissant en mouvement à mesure qu’elle se déroule, des passions en lutte et des caractères en contraste. Il crut, selon toute apparence, qu’il se tirerait d’affaire avec des descriptions et de la psychologie. Il se trompait; la partie descriptive ne peut être dans un roman qu’un accessoire et un encadrement, et quant à la psychologie, si elle y est d’une importance de premier ordre, c’est à la condition de s’y présenter à l’état de faits et non à l’état d’analyses.

Dominique est un livre peu agréable, mais des plus singuliers. Je n’en connais pas qui donne plus complètement l’impression de ces glaciales journées de novembre où la nature est morte, où la lumière agonise, où le ciel trempe de ses bruines froides les squelettes décharnés des choses, où l’air alourdi par l’humidité a perdu sa transparence et se confond avec la brume; le coloris en est chagrin, les sentimens en sont pâles, les caractères sans relief, la donnée générale subtile, obscure et triste. Cette donnée, qui vaut la peine que nous nous y arrêtions un instant, pourrait, ce nous semble, être formulée par cet aphorisme original, mais médiocrement gai, énoncé naguère par quelqu’un de notre connaissance : « Nous partons tous pour conquérir le monde et nous arrivons aux Batignolles. » Alphonse Daudet nous donnait l’an passé dans Jack le roman des ratés de la vie littéraire, pour employer son expression pittoresque; il semble qu’en écrivant Dominique Fromentin ait voulu nous donner le roman des ratés de la vie mondaine. Il nous présente un groupe de personnages dont aucun n’atteint le but qu’il s’était proposé. Dominique, après avoir poursuivi sans résolution des ambitions sans objet précis et des passions sans ardeur, prend le parti de se marier et d’être tristement heureux pour en finir. Son précepteur Augustin, pour être de trempe plus robuste, n’a pas meilleure fortune; après avoir rêvé les lauriers de l’auteur dramatique, il devance bourgeoisement son élève dans la voie du mariage, et se contente de la gloire modeste de l’homme médiocre et laborieux. Son ami d’Orsel, après avoir gaspillé sa jeunesse dans des aventures galantes, dont il nous est beaucoup parlé sans qu’elles nous soient jamais montrées, est pris un jour de la fantaisie de se suicider, alors qu’il a depuis des années déjà accepté la tristesse et l’isolement inséparables de l’emploi dangereux qu’il a fait du temps, manquant ainsi l’heure de son dénoûment encore plus sûrement qu’il n’a manqué le drame de sa vie. Madeleine, la bien-aimée de Dominique, finit par se laisser toucher par une passion qu’elle n’a ni partagée ni encouragée à l’origine; un instant, on la croit atteinte par la contagion de l’amour qui la poursuit, mais elle est trop honnête femme pour mettre un roman dans sa vie, et son rêve n’aboutit pas. Sa sœur Julie, petite personne fière, taciturne et secrète, a rêvé un roman elle aussi, et comme elle a toutes les qualités voulues pour une héroïne romanesque, on s’attend à chaque instant à le voir éclater, mais il meurt étouffé «n germe. En relisant Dominique, nous n’avons pu nous empêcher de songer à une société de chasseurs qui seraient armés de fusils dont l’un ferait long feu, dont l’autre éclaterait, et dont le troisième refuserait de partir. Nous avons tous un roman dans notre vie, a dit quelqu’un ; oui certes, mais c’est à la condition de l’en tirer. Un roman en puissance, pour employer la terminologie des métaphysiciens, n’est pas un roman en acte, dix romans qui n’aboutissent pas n’en font pas un seul de complet, et c’est pourquoi Dominique, malgré bien des pages heureuses et plusieurs épisodes délicatement traités, n’est pas un vrai et bon roman.

Un très grand défaut de ce livre c’est une disproportion extrême entre les procédés compliqués employés par l’auteur et les minces résultats qu’il a obtenus par leur moyen. Le récit, lent et minutieux à l’excès, détaillant tout objet, analysant toute nuance, semble toujours préparer quelque chose qui n’arrive jamais, et nous mène ainsi jusqu’à la fin en promettant plus qu’il ne tient. On se demande à quoi bon tout ce luxe de psychologie pour des sentimens si étiolés, à quoi bon tant de beaux cadres descriptifs pour des situations qui s’esquivent pour ainsi dire dès qu’elles sont annoncées et des scènes qui refusent de se développer avec franchise. Le personnage principal reste fort obscur dans ses tristesses, bien qu’il démonte et décrive devant nous toutes les pièces de son mécanisme moral jusqu’aux plus menus rouages. Ce Dominique qui s’est retiré du monde, et qui nous dit avoir renoncé à toutes les ambitions, ne s’aperçoit pas qu’il en a gardé une dernière, — des moins communes, il est vrai, — celle d’avoir manqué sa vie, car l’histoire qu’il nous raconte dans ses plus minutieux détails ne justifie pas du tout cette singulière prétention. Lorsqu’il n’était encore qu’un enfant sur les bancs du collège, il s’est épris d’une jeune fille déjà mûre pour le mariage et qui ne pouvait lui appartenir; il n’a pas voulu renoncer à cette passion, il n’a cherché à l’oublier par aucune diversion vulgaire, et il a voulu en faire l’amour de toute sa vie, bien qu’il sût que cet amour devrait rester platonique sous peine de devenir criminel. Il a donc aimé longtemps et avec fidélité, il a eu le bonheur de voir enfin son amour partagé, il a su respecter celle qu’il aimait, et, lorsque cet amour a dû cesser, il n’en a gardé aucun remords. Poésie et grandeur morale mises à part, par son principe c’est presque l’amour de Dante pour Béatrice, par ses conditions c’est presque l’amour de Pétrarque pour Laure. Ces deux grands hommes se sont estimés heureux d’un amour préservé contre toute déchéance, pourquoi Dominique en a-t-il tiré un sentiment de malheur et une habitude de tristesse? Est-ce parce qu’il regrette que cet amour n’ait pas reçu une satisfaction plus complète ? Du tout, Dominique n’est pas charnel et eût été honteux de souiller son idéal au profit d’une réalité brutale. Estime-t-il qu’il a manqué sa vie pour avoir eu le tort de prolonger outre mesure un amour né d’un premier désir de l’adolescence ? Pas davantage. Dominique a l’âme trop délicate pour ressentir un regret si vulgaire, et garder un dépit si bas contre la destinée qu’il s’est faite. Cette destinée enfin l’a-t-elle conduit à des conséquences tragiques, l’a-t-elle condamné à l’isolement, au désespoir, à la tentative du suicide comme son ami d’Orsel? Pas le moins du monde. Elle s’est dénouée tranquillement, comme les contes heureux, par un mariage, et la société estime d’ordinaire que les passions qui font manquer la vie sont celles qui condamnent leur victime au célibat à perpétuité. Pendant le cours de sa jeunesse, il a écrit, et beaucoup; il a fait des vers comme un grand nombre et de la prose comme tout le monde, il a eu des succès d’estime comme poète et des succès plus retentissans comme publiciste; il ne tenait qu’à lui de les continuer, il a cru devoir y renoncer, mais ici encore ce n’est pas la destinée qui lui a manqué. La conclusion qui ressort de ce livre pour le froid lecteur, c’est que la psychologie est réellement la reine du monde, et que le bonheur et le malheur n’existent que selon l’opinion et surtout l’état d’âme de celui qui les ressent. Une bataille perdue est une bataille qu’on croit perdue, disait Napoléon; une existence manquée est une existence qu’on croit manquée, nous dit, à l’insu de l’auteur sans doute, mais en toute exactitude, le roman de Dominique.

Dominique n’a donc pas manqué sa vie autant qu’il le croit, mais il est possible en revanche que la nature ait quelque peu manqué sa personne. Un excentrique connu dans le monde littéraire parisien divisait un jour les poètes érotiques de tous les temps en deux classes, les verticaux et les horizontaux. Ce sont là des termes plus que bizarres assurément, ils ne recouvraient cependant qu’une division d’une justesse élémentaire. Par verticaux il entendait les poètes érotiques dont la passion sans poltronnerie va droit à son but comme la flèche qui part de l’arc, et ne s’est jamais attiédie aux innombrables stations amoureuses de la carte du Tendre. Par horizontaux au contraire il entendait ceux dont la passion se dérobe comme l’horizon devant le voyageur, recule sous le regard tout en paraissant fixe, et s’attarde en mille délicatesses par lesquelles, dupe volontaire, elle donne le change à son ardeur. D’après cette belle définition, Catulle et Properce étaient des verticaux, et Horace n’était qu’un pauvre diable d’horizontal. Il y a vraiment quelque chose de cette horizontalité-là dans la passion de Dominique, qu’il traîne en longueur comme son récit, et dans sa nature dont un je ne sais quoi d’imparfait et d’incomplet marque toutes les actions. Le secret de Dominique, c’est une sorte de demi-impuissance de l’âme qui le rend insuffisant au labeur écrasant de la vie et qui l’a contraint à diminuer la tâche en coupant court à ses ambitions et en se réduisant aux quelques devoirs de l’obscur particulier. Sous ce rapport, Dominique est un arrière-petit-neveu de ce type à jamais célèbre dans la littérature du désespoir, Obermann, et ce n’est pas une simple analogie que je prétends établir, c’est un rapprochement véritable. En composant son récit, Fromentin a eu certainement présent à l’esprit ce type, qu’il s’est efforcé de varier en le plaçant dans des conditions plus modernes et plus voisines de la réalité habituelle. Là est pour un lettré le véritable intérêt poétique de Dominique. La tentative était ingénieuse, pourquoi faut-il que nous soyons encore forcé de dire qu’elle était irréalisable? Trompé par son amour des nuances, Fromentin ne s’est pas aperçu que le cas d’Obermann est de ceux qui ne les admettent pas. Ce qui fait la poésie et la grandeur d’Obermann, c’est l’impuissance absolue sans remèdes et sans consolations. Ah ! qu’il y a loin de la solitude et de la tristesse d’Obermann, ascète sans Dieu, condamné à un perpétuel soliloque en face de la nature, sourde aux torrens d’éloquence par lesquels il célèbre ses beautés et ignorante des trésors d’amour qu’il lui prodigue, à la solitude peuplée et à la tristesse consolée de Dominique, hôte aimable, chasseur alerte et causeur élégant ! Après Dominique, Fromentin, peut-être un peu découragé par le froid accueil que reçut ce roman, garda le silence pendant de longues années, et l’on pouvait croire qu’il avait entièrement renoncé aux lettres, lorsque quelques mois avant sa mort il reparut avec ce beau livre, les Maîtres d’autrefois, dont les lecteurs de la Revue gardent certainement le souvenir[2]. Avec ce livre, il revenait à son point de départ, mais le terrain sur lequel il se plaçait cette fois n’était pas seulement un de ces terrains mixtes où la peinture et la littérature se rencontrent et peuvent essayer d’échanger leurs procédés, c’était un terrain où les deux arts pouvaient et devaient se prêter un appui direct et certain. Ce travail est consacré, comme on le sait, aux artistes des Pays-Bas, et plus particulièrement encore à ceux de la Hollande qu’à ceux de la Flandre. Ce choix vaut d’être expliqué, car il n’a pas été déterminé par le hasard d’un voyage, et c’est au contraire le voyage qui, plus que probablement, a été déterminé par le choix de l’écrivain. Pourquoi Fromentin, voulant parler des choses de son art, s’est-il adressé aux Flamands et aux Hollandais de préférence à d’autres écoles, aux Italiens, par exemple, dont son intelligence élégante et judicieuse était si bien faite pour comprendre et exprimer les magnificences et les grandeurs? Pourquoi? Pour deux raisons, une raison pour ainsi dire de cœur et une raison d’atelier. D’abord ce livre est vraiment le paiement d’une dette de reconnaissance. Nous avons dit dans une page précédente qu’il était difficile de nommer en peinture les maîtres véritables de Fromentin, et cela est vrai si l’on s’obstine à les chercher dans son pays et parmi ses contemporains; mais si l’on sort de France et du XIXe siècle, qui ne peut deviner combien les artistes hollandais ont eu d’influence sur son talent, et combien il a dû de tout temps leur consacrer une large part de ses études ! Ce qu’il cherchait en eux, ce n’était ni la robuste bonne humeur de ceux-ci, ni la fantasque trivialité de ceux-là, ni la cordiale familiarité de ces autres, c’était cette science du métier pour laquelle tous sans exception sont restés sans rivaux. Que de secrets il a surpris dans l’intimité de ces grands petits artistes, Van-Ostade et Albert Cuyp, Terburg et Metzu, Pierre de Hoogh et Wouvermans ! Ce sont eux qui ont doué son pinceau de finesse et de précision à la fois, qui lui ont appris à fondre ses nuances, à adoucir sa lumière, à donner légèreté à ses ombres et transparence à ses atmosphères. C’est aussi pour cette science du métier qu’il s’est adressé à la peinture des Pays-Bas de préférence à toute autre lorsqu’il s’est proposé d’écrire un livre où il expliquerait les secrets de la peinture par les exemples mêmes d’œuvres célèbres, et qui serait moins un voyage à travers les musées actuels qu’un voyage rétrospectif à travers les ateliers d’autrefois. Aucune autre école ne répondait aussi bien à ce dessein difficile. Il y a trop de choses dans la peinture italienne pour retenir longtemps l’esprit sur la peinture même, histoire, théologie, philosophie l’arrachent bien vite à ces préoccupations de la technique de l’art qui paraissent presque insignifiantes en face des résultats obtenus par son moyen: tout, au contraire, dans la peinture hollandaise nous conduit à l’atelier même et nous y laisse. Dans un des meilleurs chapitres de son livre, Fromentin a excellemment insisté sur la nullité du sujet dans les tableaux hollandais, et en effet on peut dire en toute vérité des Hollandais pour la peinture ce que l’on dit des Italiens pour le drame lyrique. Peu importe aux Italiens l’absurdité ou l’obscurité du libretto sur lequel le musicien s’est exercé, l’essentiel c’est la musique; peu importe aux Hollandais l’insignifiance ou la bassesse de leurs sujets, l’essentiel c’est que ces choses basses ou insignifiantes soient peintes aussi parfaitement que les plus importantes ou les plus nobles. Jamais la doctrine de l’art pour l’art, si débattue jadis et si mal résolue chez nous, n’a reçu une application plus complète que par la peinture hollandaise.

Nous ne pouvons, on le comprend, entrer dans une analyse détaillée de ce livre qui, sans prétendre à être une histoire méthodique de la peinture dans les Pays-Bas, en embrasse cependant sous sa forme libre tous les développemens depuis Jean Van Eyck jusqu’à Rembrandt, car chaque chapitre exigerait une étendue presque égale à celle de l’étude qui nous occupe à cette heure; d’ailleurs ce n’est pas de Rubens et de Van Dyck, de Ruysdaël et de Rembrandt que nous avons à parler, c’est d’Eugène Fromentin, et nous devons nous borner pour les Maîtres d’autrefois aux observations qui se rapportent à notre tâche étroitement circonscrite et qui ne risquent pas de nous en faire sortir.

Ce qui donne à ce très beau livre une valeur exceptionnelle, c’est qu’on y sent à chaque ligne que l’auteur a pour juger pleine et entière autorité, et que par suite nous goûtons en toute sécurité avec lui ce plaisir de se confier que permettent si rarement les livres de critique, surtout de critique d’art. Nous n’avons pas à redouter ici les légèretés dédaigneuses d’une esthétique pédantesque, ni à nous tenir en garde contre le savoir nécessairement incomplet, étant sans pratique, de l’homme du monde et de l’amateur. C’est un homme du métier qui prononce, et par cela seul notre adhésion est conquise à ses arrêts. La tâche lui est rendue facile par son titre d’artiste éminent; ce qui paraîtrait audace intolérable chez un juge simple homme de lettres, outrecuidance vaniteuse chez un juge simple homme du monde, lui est chose permise; il a tout droit pour réviser les jugemens consacrés, pour porter la main sur les idoles adorées par routine, pour saper les superstitions de l’admiration traditionnelle, surtout pour faire le tri dans les œuvres des grands maîtres, pour en séparer les parties faibles ou médiocres des parties sérieusement et inattaquablement belles. Le chapitre sur Rubens portraitiste est merveilleux de sagacité, mais quel autre qu’un artiste du mérite de Fromentin aurait osé l’écrire, et aurait espéré d’être cru en venant affirmer, — ce qui est pourtant la vérité pure, — qu’aussi grand peintre que soit Rubens, il est absolument médiocre dans le portrait, sauf lorsque son cœur s’intéresse au modèle qui pose devant lui, ou bien que son imagination s’est éprise de quelque personnage de grand air et de noble mine? Le chapitre sur Frantz Hals est à l’avenant du chapitre sur Rubens portraitiste; mais qui donc n’ayant pas la longue expérience de l’atelier aurait eu un tact assez exercé pour noter, numéro après numéro, dans l’œuvre si considérable de ce maître praticien les incertitudes des premières années, les traces d’improvisation des toiles de la maturité, les marques de défaillance de son déclin si vigoureux qu’il ressemble à la pleine force de beaucoup d’autres? Eugène Fromentin s’arrête devant la Ronde de nuit, et dit tout net : Ce prétendu chef-d’œuvre est un mauvais tableau; bien d’autres certainement Tout senti et même insinué avant lui, mais lequel parmi ceux-là aurait pu appuyer son opinion d’une telle abondance de preuves et la faire excuser par une telle plénitude de savoir? Le Taureau de Paul Potter vaut sa réputation, mais pour la figure du taureau seulement, nous dit-il; vous qui n’êtes pas du métier, peut-être demanderez-vous grâce pour les autres parties du tableau par des raisons de sentiment; tout ce que vous voudrez, vous répond-il, seulement ces parties sont mal peintes. Le sentiment, la philosophie, les aperçus historiques, tout cela abonde cependant dans le livre de Fromentin, mais jamais l’homme de métier ne se laisse attendrir par l’homme de sentiment ou influencer par le philosophe. Je ne sache pas qu’on ait écrit un autre livre de critique d’art où la compétence du juge s’impose avec une pareille souveraineté. Je ne sache pas non plus qu’on en ait écrit un autre où les questions de métier dominent à un tel point sans que l’éloquence et le charme y perdent rien. Ces choses de l’atelier et de la technique de l’art, qui pour les non initiés sont d’ordinaire singulièrement arides et presque rebutantes, sont ici discutées, résolues et enlevées avec une telle verve que l’œuvre en est presque paradoxale. C’est la première fois qu’une dissertation en toutes règles sur le bon ou le mauvais coloris d’un tableau intéresse à l’égal d’une exposition de doctrine philosophique ou émeut à l’égal d’un thème d’histoire éloquemment traité.

La forme du livre en vaut le fond. L’exécution, a-t-on dit, en est étourdissante, et cette épithète est à elle seule tout un jugement, car elle est à la fois un résumé complet de la richesse des ressources déployées par l’auteur et une exacte expression de l’espèce d’éblouissement où elle maintient le lecteur de la première à la dernière page. Cela est touffu d’idées à en être capiteux, fourmillant d’opinions à en être déconcertant, dense d’images à en être vertigineux; trente années de méditations et d’études, de rêveries et d’observations sont concentrées dans cet élixir critique où la maturité de l’auteur apparaît purifiée de toute scorie d’engouemens juvéniles, de tout ferment d’école, de toute impropriété de pensée, comme un vin généreux se dépouille par l’effet du temps de tout tartre et de toute lie. Cependant cette abondance de richesses n’entraîne aucune confusion, aucun étouffement, aucune obscurité, car la lumière tombe à flots sur ces massifs d’images. Chaque chose est en relief, et toutes sont fondues dans l’ensemble avec une telle harmonie qu’on ne pourrait en détacher quelqu’une qu’en lui faisant perdre une partie de la valeur qu’elle gagne au voisinage des autres. L’allure du style est à l’unisson de son coloris. Le livre est lancé d’un mouvement superbe, qui fait pour ainsi dire rebondir les chapitres les uns sur les autres avec la souplesse et l’élasticité d’une balle poussée par un joueur d’une adresse invincible. Ce texte court rapide comme si l’auteur avait hâte d’embrasser plus vite les ensembles, et cependant insiste comme s’il était soucieux de n’oublier aucun détail; sans prendre de temps d’arrêt, sans même se ralentir, par une épithète heureusement trouvée, par une phrase incidente judicieusement placée, l’écrivain enchâsse dans sa trame les particularités intéressantes ou curieuses qui se rapportent à son sujet, en sorte que sa composition générale ne lui coûte aucun sacrifice d’exactitude et que son exactitude ne lui coûte aucun sacrifice d’art. Nous connaissions de longue date le coloris précis et fin de Fromentin, mais rien dans ses précédentes œuvres ne nous avait préparé à cette qualité du mouvement qui est si marquée dans les Maîtres d’autrefois qu’elle a suffi à lui constituer un style entièrement nouveau, et que ses plus anciens admirateurs en ont été surpris à juste titre. Si cette qualité lui était naturelle cependant, comment ne l’a-t-il pas déployée plus tôt, et si elle est acquise, à quel heureux effort en sommes-nous redevables? Disons nettement toute notre pensée à cet égard. Parmi les dons nombreux de Fromentin, il n’en est pas qui lui ait rendu plus de services que cette délicate faculté d’assimilation sans gloutonnerie qui le rendait capable de faire passer dans la propre substance de son talent les qualités des œuvres qu’il étudiait, tout en en rejetant les travers. De même donc que Fromentin avait à ses débuts trouvé en Théophile Gautier un initiateur au style pittoresque, il nous semble découvrir dans le style nouveau des Maîtres d’autrefois les indices d’une émulation discrète et les traces d’une lutte dont il est sorti vainqueur. Nul doute pour nous qu’il n’ait été dans les dernières années préoccupé ou piqué au vif par les tableaux esthétiques et historiques de M. Taine, et qu’il n’ait cherché à s’en assimiler les méthodes, tout en en rejetant la manière. Les Maîtres d’autrefois en effet, c’est M. Taine moins les défauts qu’on lui reproche, moins son excès de force, sa violence expressive, et cette sorte de dureté qui naît de l’emploi exclusif des fortes couleurs et du dédain des nuances. C’est le même art pour ne présenter les pensées qu’habillées d’images, surtout la même puissance pour grouper en raccourci les foules de faits qui composent un sujet et d’idées qui en ressortent dans des ensembles, à la fois vastes et circonscrits, où le lecteur peut en embrasser sous un seul regard la génération, la marche et la succession. Seulement il y a entre eux cette différence que M. Taine fait manœuvrer ses bataillons d’idées et de faits avec la volonté impérieuse et l’accent de domination d’un général en chef qui commande une action, tandis que Fromentin assemble et fait évoluer les siens avec l’aisance d’un chef d’orchestre qui dirige les instrumens sous ses ordres par le seul geste de son archet.

Il nous faut maintenant dire un mot qui résume tous les élémens de cette étude, et qui soit en même temps une définition rigoureuse de la nature et du talent de Fromentin. Ce mot n’est ni long, ni difficile à trouver, c’est celui de perfection. La perfection ! il y a tendu toute sa vie, et les quelques défauts mêmes qu’on peut noter chez lui n’étaient que le résultat de son tourment pour satisfaire à cet idéal, qu’il croyait ne jamais serrer d’assez près. Pour elle, il a résisté aux entraînemens de l’inspiration plutôt que d’y céder au prix d’une exécution trop lâchée; pour elle, il a renoncé aux bonnes fortunes de la spontanéité plutôt que de les obtenir au prix de la justesse et de la précision; pour elle, il a limité volontairement sa puissance de production et s’est privé des avantages et des plaisirs de la fécondité. Un cœur d’artiste peut seul apprécier ce qu’il y a de dur dans de tels sacrifices, ce qu’ils exigent d’abnégation et de dévoûment, ce qu’ils impliquent de probité et d’amour désintéressé du beau chez celui qui les accomplit. Fromentin nous présente le spectacle parfois touchant et toujours intéressant d’une intelligence non-seulement inexorable pour ses faiblesses, mais sans indulgence pour ses qualités même, et c’est pourquoi il mérite justement d’être appelé le classique de ce genre de littérature pittoresque dont l’ambition, à l’origine, visait à un tout autre but qu’à gagner ce titre, et dont l’art classique n’aurait pu voir en effet sans alarmes les entreprises et les audaces.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 décembre 1858.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier, 1er et 15 février, 1er et 15 mars 1876.