Essai de psychologie/Chapitre 20
Chapitre 20
De la variété presqu’infinie de mouvemens que la parole imprime au cerveau. Que la nature & la variété des opérations de ce viscere nous font concevoir les plus grandes idées de son organisation.
Lorsque l’on réfléchit sur la part que les sens ont à la production des idées, & que l’on considere qu’elle est toujours occasionée par quelque mouvement qui se passe dans le cerveau, soit que ce mouvement dérive de l’impression actuelle des objets sur les sens, soit qu’il ait sa source dans l’impression de la force motrice de l’ame, on se persuade avec raison que le langage en multipliant les idées ne fait que multiplier les mouvemens de l’organe de la pensée. Nous ne saurions penser à quelque sujet que ce soit que nous ne nous représentions les signes naturels ou artificiels des idées renfermées dans ce sujet ou que nous ne prononcions intérieurement, mais très-foiblement les mots qui expriment ces idées. Or, il est assez évident que ce sont là des effets de la force motrice de l’ame qui s’exerce à la fois ou successivement sur différens points du sensorium. Ainsi, lorsque l’ame se représente un objet, et qu’elle se rappelle en même tems le mot qui exprime cet objet, elle excite deux mouvemens dans l’organe de la pensée. Elle agit d’abord sur la partie de cet organe qui répond aux extrémités du nerf optique ; elle y excite des ébranlemens analogues à ceux que l’objet y exciteroit s’il étoit présent. Elle agit encore sur la partie du même organe qui correspond à celui de la voix ; elle y produit un mouvement foible analogue à celui qu’y produiroit la prononciation du mot : si l’objet dont l’ame se retrace l’image est un fruit délicieux, elle pourra se rappeller en même tems la sensation que ce fruit a excitée en elle quand elle en a goûté. Ce sera donc un troisieme mouvement qui s’excitera dans l’organe de la pensée : l’ame agira sur la partie de cet organe qui communique à celui du goût ; elle y occasionera un mouvement semblable à celui que le fruit y auroit occasioné par son impression. Les philosophes qui ont avancé que nous ne saurions nous rappeller nos sensations ont erré. Si tel étoit l’état des choses, les sensations qui nous auroient affectés un grand nombre de fois nous paroîtroient aussi nouvelles que si elles ne nous eussent jamais affectés. Il est vrai que l’ame ne sauroit donner aux sensations qu’elle rappelle le degré de vivacité qu’elles reçoivent de leur objet. Et c’est là un des principaux caracteres qui distinguent les sensations des perceptions. Il arrive cependant quelquefois que des sensations que l’ame ne fait que rappeller l’affectent aussi vivement que si elles étoient excitées par l’objet même. C’est ce qu’on éprouve sur-tout dans les songes, où l’ame n’étant point distraite par les impressions du dehors, se livre toute entiere à celles du dedans. Quelqu’un qui s’exerceroit fréquemment dans le rappel des sensations, & qui s’aideroit des moyens convenables, parviendroit peut-être à se procurer dans la veille des sensations aussi vives qu’en songe. Mais, l’homme raisonnable est destiné à quelque chose de mieux qu’à se rappeller des sensations. Occupé à enrichir sa mémoire & à cultiver son entendement, il n’oublie point que les sensations sont moins un moyen de perfection qu’un moyen de conservation. L’ébranlement que l’impression des objets cause dans les organes des sens ne cesse pas toujours avec cette impression. On s’en convainc lorsqu’après avoir fixé un objet fort éclairé, on ferme incontinent les yeux ; on croit voir encore cet objet ; on reconnoît sa forme & sa couleur. Il se passe quelque chose d’analogue dans l’organe de l’ouie ; on s’imagine entendre le son d’un instrument ou celui d’une cloche, quoique le corps sonore n’affecte plus l’oreille. L’état actuel de l’organe & le degré d’attention que l’ame apporte à ce qu’elle éprouve, contribuent sans doute à rendre l’ébranlement plus ou moins fort, plus ou moins durable. La continuation de cet ébranlement après que la cause qui l’a produit a cessé d’agir indique une certaine élasticité dans les fibres ou dans les esprits. Les idées que les sens transmettent à l’ame & qu’elle rappelle par le secours de la mémoire & de l’imagination, ne sont pas les seules dont elle est affectée. La réflexion lui en procure un grand nombre d’autres, en lui découvrant les rapports plus ou moins prochains qui découlent de ces premieres idées. Ce sont encore de nouveaux mouvemens ou une nouvelle combinaison de mouvemens imprimés au cerveau. Si on fait attention à la multitude presqu’infinie d’idées, & d’idées prodigieusement variées qui peuvent exister dans la tête d’un homme, à la clarté, à la vivacité, à la composition de ces idées, à la maniere dont elles naissent les unes des autres & dont elles se conservent, à la promptitude avec laquelle elles paroissent et disparoissent suivant le bon plaisir de l’ame ; si on se rappelle ce qu’a été un Aristote, un Leibnitz, un Newton & ce qu’est aujourd’hui un Fontenelle, un Montesquieu on jugera du plaisir que goûtent les anges à la vue de la petite machine qui exécute des choses si surprenantes. Assurément s’il nous étoit permis de voir jusqu’au fond dans la méchanique du cerveau, & sur-tout dans celle de cette partie qui est l’instrument immédiat du sentiment & de la pensée, nous verrions ce que la création terrestre a de plus ravissant. Nous ne suffisons point à admirer l’appareil & le jeu des organes destinés à incorporer un morceau de pain à notre propre substance ; qu’est-ce pourtant que ce spectacle comparé à celui des organes destinés à produire des idées & à incorporer à l’ame le monde entier ? Tout ce qu’il y a de grandeur & de beauté dans le globe du soleil le cede, sans doute, je ne dis pas au cerveau de l’homme, je dis au cerveau d’une mouche.