Essai de psychologie/Chapitre 26

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Chapitre 26

De la méchanique des idées de la vue.


La lumiere est à l’œil ce que le son est à l’oreille. Les couleurs répondent aux tons. La musique a sept tons principaux ; l’optique a sept couleurs principales. Chaque ton a ses oscillations qui le distinguent de tout autre ; chaque couleur a ses vibrations & son degré de réfrangibilité. Entre un ton & un autre ton, entre une couleur & une autre couleur les nuances sont indéfinies. Les tons supérieurs sont les plus aigus ; les couleurs supérieures sont les plus vives. Les degrés d’élévation & d’abaissement d’un même ton sont relatifs aux différentes teintes d’une même couleur. Le son se propage à la ronde par un milieu très rare & très-élastique ; de grands philosophes ont pensé qu’il en est de même de la lumiere, & il n’est peut-être pas impossible de répondre aux difficultés qu’on fait contre cette hypothese. Si nous partons de l’analogie que nous venons d’observer entre la lumiere & le son, nous penserons que comme l’oreille a des fibres à l’unisson des différens tons, l’œil a de même des fibres à l’unisson des différentes couleurs ; mais au lieu que les fibres de différens genres sont distribuées dans l’oreille sur différentes lignes, nous supposerons qu’elles sont rassemblées par faisceaux dans toute l’étendue de la rétine et du nerf optique. Chaque faisceau sera composé de sept fibres principales, qui seront elles-mêmes de plus petits faisceaux formés de la réunion d’un grand nombre de fibrilles relatives aux diverses nuances. Enfin, il en sera des corpuscules de la lumiere comme de ceux de l’air. Un fait seulement paroît contraire à cette supposition. Si on ferme les yeux après avoir regardé fixement le soleil, on sera affecté d’une suite de couleurs qui se succéderont dans l’ordre des couleurs prismatiques ou de celles de l’arc-en-ciel. Pourquoi cette succession, pourquoi les sept couleurs principales ne paroissent-elles pas à la fois, s’il n’est aucun point sur la rétine qui n’ait des fibres représentatrices de toutes ces couleurs ? Le soleil ne peint au fond de l’œil que du blanc, comment ce blanc se décompose-t-il graduellement en rouge, orangé, jaune, verd, etc ? Ce fait ne prouve-t-il pas que les fibres qui servent immédiatement à la vision sont toutes de même espece & que la diversité des couleurs procede uniquement du degré de mouvement ?

En effet, les couleurs les plus hautes sont celles qui fatiguent le plus l’organe. Elles ne le fatiguent plus que parce qu’elles le secouent plus vivement. Le blanc, le rouge, l’orangé, le jaune doivent donc paroître les premieres dans l’œil qui a fixé le soleil. Ils doivent se succéder dans un ordre relatif à la promptitude des vibrations que chaque couleur exige. Le verd, le bleu, l’indigo, le violet n’exigeant pas un mouvement si prompt, doivent suivre immédiatement les couleurs supérieures et observer entr’eux la même loi de succession.

Cette explication paroît d’autant plus naturelle, que la simple agitation ou une compression un peu forte du globe de l’œil suffit pour donner naissance à des couleurs aussi vives que celles qui sont produites par l’action du soleil sur l’organe.

Je ne sais pourtant si l’ingénieuse hypothese qui admet une diversité spécifique dans les fibres de la vision doit céder au fait que j’ai indiqué. Il me semble que j’entrevois une maniere de solution ; mais je me défie de sa bonté. Selon cette hypothese les couleurs sont entr’elles comme les tons sont entr’eux : elles se différencient donc comme les tons par le nombre de vibrations que chacune d’elles fait en tems égal. Les couleurs les plus vives répondant aux tons les plus élevés, elles sont celles qui font le plus de vibrations dans le même tems & dont le mouvement cesse par conséquent le plutôt : je parle du mouvement qui est imprimé aux fibres & qu’elles conservent plus ou moins de tems à proportion de leur espece. Un rayon solaire est, comme nous l’avons vu, composé de sept rayons principaux, qui portent chacun une couleur qui lui est propre & qui est invariable. Ces rayons séparés par le prisme & réunis ensuite par une lentille, se pénetrent intimement et ne présentent plus qu’un seul rayon de couleur blanche. Lors donc qu’un semblable rayon tombe sur la rétine, il excite dans toutes les fibres de chaque faisceau un ébranlement violent : l’organe en est même blessé. Au milieu d’une telle agitation l’ame ne distingue rien : les mouvemens particuliers se confondent & ne composent qu’un mouvement général dont l’impression est une. Tout se résout ainsi dans une seule sensation, & cette sensation est du blanc. L’ébranlement perdant peu à peu de sa violence par l’absence de la cause qui l’a produit, le cahos commence à se débrouiller ; les mouvemens particuliers deviennent sensibles, tout se démêle par degré. Les mouvemens auxquels tiennent les impressions les plus vives, les plus saillantes sont démêlés les premiers. L’ame apperçoit d’abord le rouge, l’orangé, le jaune. Mais ces mouvemens s’éteignent bientôt, et laissent appercevoir à l’ame les mouvemens plus foibles ou plus lents, d’où resultent les sensations des couleurs basses. L’ame voit saillir successivement le bleu, l’indigo, le violet.

Le noir, dans l’une & l’autre hypothese, n’est que la privation de tout mouvement.

Suivant l’optique newtonienne un corps n’est blanc que parce qu’il réfléchit la lumiere telle qu’il la reçoit, sans la modifier, sans y occasioner aucune de ces réfractions d’où naissent les couleurs. Pourquoi pendant que l’œil demeure fixé sur un papier blanc ou sur tout autre corps de même couleur ne sent-on point l’effet particulier des différens mouvemens que les petits rayons colorés impriment aux fibres qui leur correspondent ? En voici, ce me semble, la raison : les rayons de toute espece, mais confondus, que le papier envoie sans cesse dans l’œil, entretiennent les mouvemens des fibres & conséquemment la confusion qui forme le blanc. Si les fibres, laissées à elles-mêmes, conservoient le mouvement que le papier leur a communiqué, l’inégalité de ce mouvement dans chaque espece de fibre, sa durée plus ou moins longue donneroient lieu à la distinction, à la succession des couleurs. Mais l’impression que fait le papier n’est pas assez forte pour que les fibres continuent à se mouvoir après qu’il a cessé d’agir.

L’agitation ou la compression du globe de l’œil, une fievre un peu violente suffisent pour faire voir des couleurs dans l’obscurité. La pression ou les tiraillemens que cela cause dans les fibres du nerf optique les met dans un état qui les rapproche de celui où elles se trouvent lorsque la lumiere les agite.