Essai de psychologie/Chapitre 28

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Chapitre 28

Continuation du même sujet.


Plus j’y réfléchis, & plus je me persuade que pour atteindre à quelque chose de passablement clair sur la maniere dont les idées sont reproduites, il faut se rendre attentif à ce qui se passe dans l’organe à la présence de l’objet. Je ne parle encore que de la vision.

Des lames minces détachées de toute la surface des objets ou comme s’exprimoit l’antiquité, les especes des objets ne viennent point s’appliquer sur le fond de l’œil & ne donnent point naissance aux perceptions visuelles. Le tems a détruit ces chimeres assorties à l’enfance de la physique, et leur a substitué des vérités que l’expérience avoue. Un fluide plus subtil, plus élastique, plus rapide que tout ce que nous connoissons dans la nature, se réfléchit sans cesse de dessus les surfaces des corps & va peindre leur image sur la rétine. La lumiere est ce fluide. Les rayons lumineux qui partent de chaque point de l’objet & qui tendent à s’écarter les uns des autres à mesure qu’ils s’éloignent de ce point, sont admis dans l’œil par la prunelle. Ils en traversent les différentes humeurs, qui les plient à proportion qu’elles sont plus denses. Ce pli tend à les rapprocher les uns des autres, à les réunir en un seul point. C’est sur la rétine, comme sur une toile placée derriere les humeurs, que se fait cette réunion. Le point lumineux qu’elle produit est l’image parfaite de celui dont les rayons émanent. Ces rayons composent ainsi comme une double pyramide qui va de l’objet à l’œil. Les deux pyramides sont opposées l’une à l’autre par leur base, & cette base est dans la prunelle. La pyramide extérieure a son sommet dans l’objet : la pyramide intérieure a le sien sur la rétine. D’autres pyramides, d’autres traits de lumiere réfléchis de même par d’autres points de l’objet viennent à la fois tomber sur la rétine & y tracer l’image de ces points. De toutes ces images particulieres se forme l’image totale de l’objet. La partie de la rétine sur laquelle cette peinture repose est dans une agitation continuelle. Chaque point lumineux a son mouvement propre, qui transmis jusqu’au siege de l’ame par les dernieres ramifications du nerf optique, y fait naître une perception. L’amas des perceptions partielles compose la perception totale de l’objet : celle-ci est la somme de celles-là.

La lumiere qui se réfléchit de dessus un objet peut être considérée comme un corps solide, comme un faisceau de petits dards qui appuie par une de ses extrémités sur l’objet & par l’autre sur la rétine. L’ame touche, pour ainsi dire, l’objet de l’œil comme elle le toucheroit avec le doigt ou un bâton, mais cette espece de toucher est infiniment plus délicate que le toucher proprement dit.

Quand un objet réfléchit la lumiere de façon qu’elle souffre une dégradation continuelle depuis le milieu de l’objet jusqu’à ses bords, l’ame a la perception d’un globe. Lorsque la lumiere se réfléchit par-tout également, l’ame a la perception d’une surface plane. Mais comme la peinture d’un globe produit sur l’œil le même effet qu’un globe réel, l’ame ne peut distinguer ici l’apparence de la réalité que par le toucher ou par la connoissance qu’elle a des objets environnans. Il est d’autres illusions du même genre que l’ame reconnoît par de semblables moyens.

Les rayons qui partent des deux extrémités d’un objet & qui dirigent leur marche vers la prunelle tendent à se rapprocher l’un de l’autre à mesure qu’ils avancent. Ils s’unissent à leur entrée dans l’œil, & continuant leur route en ligne droite vers la rétine ils se croisent & forment deux angles opposés par la pointe. L’un de ces angles embrasse dans son ouverture l’objet ; l’autre son image. L’ouverture de ces angles détermine donc la grandeur apparente de l’objet ou l’étendue que cet objet occupe sur la rétine. Sont-ils fort ouverts ? L’objet paroît fort grand : sont-ils fort aigus ? L’objet paroît fort petit : sont-ils si aigus que les deux rayons coïncident ? L’objet ne paroît à l’ame que comme un point.

La perception de la distance naît de celle de la grandeur ou plutôt cette perception n’est que celle de la grandeur elle même. C’est par l’étendue des corps interposés que se forme l’idée de la distance qui est entre deux objets ou entre un objet & l’œil. L’ame juge encore de la distance par la lumiere réfléchie : plus elle est foible, plus l’objet paroît éloigné : augmente-t-elle de force ? Il semble se rapprocher. L’éloignement apparent d’une montagne diminue lorsque la neige la couvre.

La situation d’un objet est un rapport aux objets environnans.

Si ces objets sont immobiles ou considérés comme tels, & que la position de l’objet dont il s’agit varie à chaque instant à leur égard, cet objet sera jugé en mouvement. La peinture qui s’en formera sur la rétine s’appliquera successivement sur différens points de cette membrane, tandis que celles des autres objets continueront d’affecter les mêmes points. Un objet, quoiqu’en repos, paroîtra en mouvement si son image change de place sur le fond de l’œil ; soit que cela arrive par le transport insensible du spectateur, soit que l’ame rapporte à cet objet un mouvement qui appartient à des objets placés derriere ou au-dessous. Le rivage fuit aux yeux du navigateur. Le pont remonte la riviere pour le voyageur qui fixe de l’œil le rapide courant.