Essai de psychologie/Chapitre 57
Chapitre 57
Que le systême de la nécessité ne détruit point la moralité des actions.
Ici je vois les théologiens s’élever contre moi. Quoi ! S’écrient-ils, plus de mérite & de démérite, plus de moralité, plus d’imputation, plus de peines ni de récompenses, plus de religion !
Suspendez votre jugement, je vous supplie, et daignez m’écouter.
êtes-vous les auteurs des avantages corporels dont vous jouissez ? Vous êtes-vous donné ces yeux vifs et perçans, ces oreilles fines & délicates, ce corps vigoureux & bien proportionné ? Non, ces dons précieux ne sont point votre ouvrage. En êtes-vous moins sensibles cependant au plaisir de les posséder ? Ces faveurs du tout-puissant vous en paroissent-elles moins estimables ?
Eh bien ; à cette machine si admirable Dieu a joint une ame capable de penser ; & il a placé cette ame dans de telles circonstances qu’elle est un Socrate ou un Newton. En estimerez-vous moins la vertu du sage & le savoir du géometre ? Nullement ; la vertu & le savoir demeureront toujours tels aux yeux de la raison.
L’homme naît libre ; il agit sans contrainte & se détermine pour ce qui lui paroît le meilleur. Il peut donc être regardé à juste titre comme l’auteur de ses actions ; ces actions peuvent lui être imputées comme à la cause immédiate qui les produit. Il est vrai qu’il n’est pas l’auteur des principes de ses déterminations ; mais dans quel systême prouve-t-on qu’il le soit ? Il use du pouvoir qu’il a reçu d’agir ; il en use avec plaisir & connoissance ; c’en est assez.
Interrogez les partisans les plus zélés de la liberté d’indifférence : ils conviendront tous que les cas où cette liberté s’exerce sont très-rares & peu importans ; & que l’homme est presque toujours mû par des raisons. Faites un pas en avant ; & demandez d’où proviennent ces raisons ? Vous obtiendrez bientôt des réponses qui vous prouveront que vos adversaires ont dans l’esprit les mêmes idées que vous.
Mais, n’allez point aux philosophes : interrogez le peuple. Demandez-lui pourquoi Adraste aime mieux céder à ses passions que de les combattre ? Il vous répondra, Adraste n’a point eu d’éducation ; il s’est toujours trouvé dans de mauvaises compagnies.
Mais pourquoi Adraste n’a-t-il point eu d’éducation ? Pourquoi ces mauvaises compagnies ? Le peuple ne va pas jusqu’à ces pourquoi ; & combien de philosophes qui sont ici peuple ! Adraste aime mieux céder à ses passions que de les combattre, parce que son entendement manque du degré de perfection nécessaire pour lui faire distinguer le vrai bien du bien apparent, & que ses affections et la disposition naturelle de son corps favorisent la décision de l’entendement.
Mais, pourquoi cette imperfection de l’entendement, ces affections, cette disposition naturelle du corps ?
Le manque d’éducation, le genre de vie, les préjugés & mille autres circonstances ont concouru à ces effets.
Mais, toutes ces circonstances sont extérieures et ne dépendent point originairement du fait d’Adraste. Elles dérivent d’un enchaînement infini de causes & d’effets, & cet enchaînement tient au systême général.
L’homme vertueux est celui qui se conforme à l’ordre : l’homme vicieux est celui qui trouble l’ordre. Nous estimons l’un, nous mésestimons l’autre : nous serrons le diamant, nous jetons le caillou.
Le mérite est vertu ou perfection : le démérite est vice ou imperfection.