Essai de psychologie/Chapitre 80

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(p. 247-251).

Chapitre 80

Des progrès de l’esprit ou de la gradation qu’on observe dans l’acquisition de ses connoissances.


L’esprit végéte comme le corps. Il est une gradation nécessaire dans l’acquisition de nos connoissances et dans le développement de nos talens, comme il en est une dans l’accroissement de nos membres. Il n’est point en notre pouvoir de doubler, de tripler dans un instant le degré d’un talent ; de passer sans milieu d’une vérité d’un genre à une vérité d’un autre genre ; de découvrir du premier coup tout ce que renferme un sujet.

Cela est d’une évidence parfaite. Les moyens par lesquels nous acquérons des idées & ceux par lesquels nous opérons entraînent par eux-mêmes la succession. L’œil, l’oreille, la main sont des instrumens qui n’agissent que successivement. Le cerveau ne reçoit que de la même maniere leurs impressions. La lecture, la conversation, l’expérience, la méditation sont inséparables de la succession. L’ame ne sauroit saisir tout d’un coup les rapports qui lient deux vérités un peu éloignées. Elle n’y parvient que par l’intervention d’idées moyennes, & toute la théorie du raisonnement repose sur ce principe. Les génies les plus pénétrans, les plus profonds ne se distinguent des autres hommes que parce qu’ils emploient un plus petit nombre de milieux. Leur vue plus étendue saisit des rapports plus éloignés. Ils ne marchent pas, ils volent ; mais toujours leur vol est-il successif.

Parcourez toutes les sciences & tous les arts ; suivez toutes les découvertes, toutes les inventions et vous verrez qu’il n’en est point qui n’ait son échelle, ses gradations, son mouvement. Tantôt l’échelle se trouvera composée d’un très-grand nombre d’échelons distribués irréguliérement ; tantôt le nombre des échelons sera fort petit et leur distribution réguliere ; tantôt la ligne parcourue sera une ligne droite, tantôt ce sera une courbe très-composée, très-bisarre. Les circonstances, la nature du sujet, la lenteur ou la rapidité des esprits, la disette ou l’abondance des génies détermineront ces variétés.

Ce seroit assurément un ouvrage bien intéressant que celui qui exposeroit sous nos yeux dans une suite de tableaux les découvertes les plus utiles, les plus brillantes, & la véritable marche des inventeurs. Un pareil ouvrage seroit la meilleure introduction à l’histoire de l’esprit humain. Les mémoires que les physiciens & les naturalistes publient en seroient d’excellens matériaux. L’esprit d’observation qui s’y montre par-tout est l’esprit universel des sciences & des arts. C’est cet esprit qui va à la découverte des faits par la route la plus sûre, & qui voit toujours naître sous ses pas des vérités nouvelles. Mais quelle est la science où les progressions de cet esprit soient exprimées par une suite de degrés plus nombreuse, plus étendue, plus liée que dans la géométrie ! Nous la voyons cette science, aujourd’hui si sublime, naître comme un ver des fanges du Nil, tracer en rampant les bornes des possessions, se fortifier peu à peu, prendre des ailes, s’élever au sommet des montagnes, mesurer d’un vol hardi les plaines célestes, percer enfin dans la région de l’infini.

L’éducation dressera donc son plan d’instruction sur la génération la plus naturelle des idées. Elle choisira dans chaque sujet celles qui seront les plus lumineuses, les plus intéressantes, les plus capitales. Elle les distribuera suivant leurs rapports les plus prochains. Elle en composera des suites qui représenteront fidélement la marche de l’esprit dans la recherche du vrai. Elle conservera tous les milieux nécessaires, et ne supprimera que ceux qui pourroient causer de l’ennui & du dégoût. Elle tâchera de faire du cerveau confié à ses soins un édifice dont toutes les pieces communiquent les unes avec les autres dans un ordre commode, naturel, élégant. Elle y ménagera des avenues faciles, agréables. Elle suivra dans les proportions les ornemens, les ameublemens la loi sévere que lui imposera la destination de l’édifice. Elle ne confondra point l’économie d’un temple avec celle d’un palais, l’ordonnance d’un théatre avec celle d’un arsenal. Lorsqu’un mouvement conduit à un autre mouvement ; lorsque les idées naissent les unes des autres, que les comparaisons, les images, les transitions ne servent qu’à y répandre plus de clarté, à lier plus fortement tous les chaînons de la chaîne, l’ame retient mieux ce que l’on veut qu’elle retienne, elle exerce toutes ses facultés avec une aisance, un agrément qui en assurent les progrès.