Essai philosophique concernant l’entendement humain/Éloge

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. xxi-xxix).


ELOGE DE M. LOCKE


Contenu dans une Lettre du Traducteur à l’Auteur des Nouvelles de la Republique des Lettres, à l’occaſion de la mort de M. Locke, & inſerée dans ces Nouvelles, Mois de Fevrier 1705. pag. 154.


MONSIEUR,



VOus venez d’apprendre la mort de l’illuſtre M. Locke. C’eſt une perte génerale. Auſſi eſt-il regretté de tous les gens de bien, de tous ſinceres Amateurs de la Vérité, auxquels ſon Caractére étoit connu. On peut dire qu’il étoit né pour le bien des hommes. C’eſt à quoi ont tendu la plûpart de ſes Actions : & je ne ſai ſi durant ſa vie il s’eſt trouvé en Europe d’homme qui ſe ſoit appliqué plus ſincerement à ce noble deſſein, & qui l’ait executé ſi heureusement.

Je ne vous parlerai point du prix de ſes Ouvrages. L’eſtime qu’on en fait, & qu’on en fera tant qu’il y aura du Bon-Sens & de la Vertu dans le Monde ; le bien qu’ils ont procuré ou à l’Angleterre en particulier, ou en général à tous ceux qui s’attachent ſérieuſement à la recherche de la Vérité, & à l’étude du Chriſtianiſme, en fait le véritable Eloge. L’Amour de la Vérité y paroit viſiblement par-tout. C’eſt dequoi conviennent tous ceux qui les ont lûs. Car ceux-là même qui n’ont pas goûté quelques-uns des Sentimens de M. Locke lui ont rendu cette juſtice, que la maniére dont il les défend, fait voir qu’il n’a rien avancé dont il ne fût ſincerement convaincu lui-même. Ses Amis lui ont rapporté cela de pluſieurs endroits : Qu’on objecte après cela, répondoit-il, tout ce qu’on voudra contre mes Ouvrages ; je ne m’en mets point en peine. Car puis qu’on tombe d’accord que je n’y avance rien que je ne croye véritable, je me ferai toûjours un plaiſir de préferer la Vérité à toutes mes opinions, dès que je verrai par moi-même ou qu’on me fera voir qu’elles n’y ſont pas conformes. Heureuſe diſpoſition d’Eſprit, qui, je m’aſſûre, a plus contribué, que la pénétration de ce beau Genie, à lui faire découvrir ces grandes & utiles Véritez qui ſont répandües dans ſes Ouvrages !

Mais ſans m’arrêter plus long-tems à conſiderer M. Locke ſous la qualité d’Auteur, qui n’eſt propre bien ſouvent qu’à maſquer le véritable naturel de la Perſonne, je me hâte de vous le faire voir par des endroits bien plus aimables & qui vous donneront une plus haute idée de ſon Mérite.

M. Locke avoit une grande connoiſſance du Monde & des affaires du Monde. Prudent ſans être fin, il gagnoit l’eſtime des hommes par ſa probité, & étoit toûjours à couvert des attaques d’un faux Ami, ou d’un lâche Flatteur. Eloigné de toute baſſe complaiſance ; ſon habileté, ſon expérience, ſes maniéres douces & civiles le faiſoient reſpecter de ſes Inferieurs, lui attiroient l’eſtime de ſes Egaux, l’amitié & la confiance des plus grands Seigneurs.

Sans s’ériger en Docteur, il inſtruiſoit par ſa conduite. Il avoit été d’abord aſſez porté à donner des conſeils à ſes Amis qu’il croyoit en avoir beſoin : mais enfin ayant reconnu que les bons Conſeils ne ſervent point à rendre les gens plus ſages, il devint beaucoup plus retenu ſur cet article. Je lui ai ſouvent entendu dire que la prémiere fois qu’il ouït cette Maxime, elle lui avoit paru fort étrange, mais que l’experience lui en avoit montré clairement la vérité. Par Conſeils il faut entendre ici ceux qu’on donne à des gens qui n’en demandent point. Cependant quelque deſabuſé qu’il fût de l’eſperance de redreſſer ceux à qui il voyoit prendre de fauſſes meſures ; ſa bonté naturelle, l’averſion qu’il avoit pour le déſordre, & l’intérêt qu’il prenoit en ceux qui étoient autour de lui, le forçoient, pour ainſi dire, à rompre quelquefois la réſolution qu’il avoit priſe de les laiſſer en repos ; & à leur donner les avis qu’il croyoit propres à les ramener : mais c’étoit toûjours d’une maniére modeſte, & capable de convaincre l’Eſprit par le ſoin qu’il prenoit d’accompagner ſes avis de raiſons ſolides qui ne lui manquoient jamais au beſoin.

Du reſte, M. Locke étoit fort liberal de ſes avis lors qu’on les lui demandoit : & l’on ne le conſultoit jamais en vain. Une extréme vivacité d’Eſprit, l’une de ſes Qualitez dominantes, en quoi il n’a peut-être eu jamais d’égal, ſa grande experience & le deſir ſincere qu’il avoit d’être utile à tout le monde, lui fourniſſoient bientôt les expediens les plus juſtes & les moins dangereux. Je dis les moins dangereux ; car ce qu’il ſe propoſoit avant toutes choſes, étoit de ne faire aucun mal à ceux qui le conſultoient. C’étoit une de ſes Maximes favorites qu’il ne perdoit jamais de vûë dans l’occaſion.

Quoi que M. Locke aimât ſur-tout les véritez utiles ; qu’il en nourrît ſon Eſprit ; & qu’il fût bien aiſe d’en faire le sujet de ſes Converſations, il avoit accoûtumé de dire, que pour employer utilement une partie de cette vie à des occupations ſerieuſes, il falloit en paſſer une autre à de ſimples divertiſſemens ; & lors que l’occaſion s’en préſentoit naturellement, il s’abandonnoit avec plaiſir aux douceurs d’une Converſation libre & enjoûée. Il ſavoit pluſieurs Contes agréables dont il ſe ſouvenoit à propos ; & ordinairement il les rendoit encore plus agréables par la manière fine & aiſée dont il les racontoit. Il aimoit aſſez la raillerie, mais une raillerie délicate, & tout-à-fait innocente.

Perſonne n’a jamais mieux entendu l’art de s’accommoder à la portée de toute ſorte d’Eſprits ; qui eſt, à mon avis, l’une des plus ſûres marques d’un grand genie.

Une de ſes addreſſes dans la Converſation étoit de faire parler les gens ſur ce qu’ils entendoient le mieux. Avec un jardinier il s’entretenoit de jardinage, avec un Joaillier de pierreries, avec un Chimiſte de Chimie, &c. « Par-là, diſoit-il lui-même, je plais à tous ces gens-là, qui pour l’ordinaire ne peuvent parler pertinemment d’autre choſe. Comme ils voyent que je fais cas de leurs occupations, ils ſont charmés de me faire voir leur habileté ; & moi, je profite de leur entretien ». Effectivement, M. Locke avoit acquis par ce moyen une aſſez grande connoiſſance de tous les Arts ; & s’y perfectionoit tous les jours. Il diſoit auſſi, que la connoiſſance des Arts contenoit plus de véritable Philoſophie que toutes ces belles & ſavantes Hypotheſes, qui n’ayant aucun rapport avec la nature des choses ne ſervent au fond qu’à faire perdre du tems à les inventer ou à les comprendre. Mille fois j’ai admiré comment par differentes interrogations qu’il faiſoit à des gens de métier, il trouvoit le ſecret de leur Art qu’ils n’entendoient pas eux-mêmes, & leur fourniſſoit fort ſouvent des vûës toutes nouvelles qu’ils étoient quelquefois bien aiſes de mettre à profit.

Cette facilité que M. Locke avoit à s’entretenir avec toute ſorte de perſonnes, le plaiſir qu’il prenoit à le faire, ſurprenoit d’abord ceux qui lui parloient pour la prémiere fois. Ils étoient charmez de cette condeſcendance, aſſez rare dans les gens de Lettres, qu’ils attendoient ſi peu d’un homme que ſes grandes qualitez élevoient ſi fort au deſſus de la plûpart des autres hommes. Bien des gens qui ne le connoiſſoient que par ſes Ecrits, ou par la reputation qu’il avoit d’être un des prémiers Philoſophes du ſiécle, s’étant figuré par avance, que c’étoit un de ces Eſprits tout occupez d’eux-mêmes & de leurs rares ſpeculations, incapables de ſe familiariſer avec le commun des hommes, d’entrer dans leurs petits intérêts, de s’entretenir des affaires ordinaires de la vie, étoient tout étonnez de trouver un homme affable, plein de douceur, d’humanité, d’enjoûment, toûjours prêt à les écouter, à parler avec eux des choſes qui leur étoient le plus connuës, bien plus empreſſé à s’inſtruire de ce qu’ils ſavoient mieux que lui, qu’à leur étaler ſa Science. Je connois un bel Eſprit en Angleterre qui fut quelque tems dans la même prévention. Avant que d’avoir vu M. Locke, il ſe l’étoit repreſenté ſous l’idée d’un de ces Anciens Philoſophes à longue barbe, ne parlant que par ſentences, négligé dans ſa perſonne, ſans autre politeſſe que celle que peut donner la bonté du naturel, eſpéce de politeſſe quelquefois bien groſſiére, & bien incommode dans la Societé civile. Mais dans une heure de converſation, revenu entierement de ſon erreur à tous ces égards il ne put s’empêcher de faire connoitre qu’il regardait M. Locke comme un homme des plus polis qu’il eût jamais vû. Ce n’eſt pas un Philoſophe toûjours grave, toûjours renfermé dans ſon caractére, comme je me l’étois figuré : c’eſt, dit-il, un parfait homme de Cour, autant aimable par ſes maniéres civiles & obligeantes, qu’admirable par la profondeur & la délicateſſe de ſon genie.

M. Locke étoit ſi éloigné de prendre ces airs de gravité, par où certaines gens, ſavans & non ſavans, aiment à ſe diſtinguer du reſte des hommes, qu’il les regardoit au contraire comme une marque infaillible d’impertinence. Quelquefois même il ſe divertiſſoit à imiter cette Gravité concertée, pour la tourner plus agréablement en ridicule ; & dans ces rencontres il ſe ſouvenoit toûjours de cette Maxime du Duc de la Rochefoucault, qu’il admiroit ſur toutes les autres, La Gravité eſt un myſtere du Corps inventé pour cacher les défauts de l’Eſprit. Il aimoit auſſi à confirmer ſon ſentiment ſur cela par celui du fameux Comte de ** Chancelier d’Angleterre ſous le Regne de Charles II. Shaftsbury à qui il prenoit plaiſir de faire honneur de toutes les choſes qu’il croyoit avoir appriſes dans ſa Converſation.

Rien ne le flattoit plus agréablement que l’eſtime que ce Seigneur conçut pour lui preſque auſſi-tôt qu’il l’eut vû, & qu’il conſerva depuis, tout le reſte de ſa vie. Et en effet rien ne met dans un plus beau jour le mérite de M. Locke que cette eſtime conſtante qu’eut pour lui Mylord Shaftsbury, le plus grand Genie de ſon Siécle, ſuperieur à tant de bons Eſprits qui brilloient de ſon tems à la Cour de Charles II. non ſeulement par ſa fermeté, par ſon intrepidité à ſoutenir les véritables intérêts de ſa Patrie, mais encore par ſon extrême habileté dans le manîment des affaires les plus épineuſes. Dans le tems que M. Locke étudioit à Oxford, il ſe trouva par accident dans ſa compagnie ; & une ſeule converſation avec ce grand homme lui gagna ſon eſtime & ſa confiance à tel point que bien-tôt après Mylord Shaftsbury le retint auprès de lui pour y reſter auſſi long-tems que la ſanté ou les affaires de M. Locke le lui pourraient permettre. Ce Comte excelloit ſur-tout à connoitre les hommes. Il n’étoit pas poſſible de ſurprendre ſon eſtime par des qualitez médiocres ; c’eſt dequoi ſes ennemis même n’ont jamais diſconvenu. Que ne puis-je d’un autre côté vous faire connoître la haute idée que M. Locke avoit du mérite de ce Seigneur ? Il ne perdoit aucune occaſion d’en parler ; & cela d’un ton qui faiſoit bien ſentir, qu’il étoit fortement perſuadé de ce qu’il en diſoit. Quoi que Mylord Shaftsbury n’eût pas donné beaucoup de tems à la lecture, rien n’étoit plus juſte, au rapport de M. Locke, que le jugement qu’il faiſoit des Livres qui lui tomboient entre les mains. Il déméloit en peu de tems le deſſein d’un Ouvrage, & ſans ſ’attacher beaucoup aux paroles qu’il parcouroit avec une extrême rapidité, il découvroit bien-tôt ſi l’Auteur étoit maître de ſon ſujet, & ſi ſes raiſonnemens étoient exacts. Mais M. Locke admiroit ſur-tout en lui, cette pénétration, cette préſence d’Eſprit qui lui fourniſſoit toûjours les expediens les plus utiles dans les cas les plus deſeſperez, cette noble hardieſſe qui éclatoit dans tous ſes Diſcours Publics, toûjours guidée par un jugement ſolide, qui ne lui permettant de dire que ce qu’il devoit dire, régloit toutes ſes paroles, & ne laiſſoit aucune priſe à la vigilance de ſes Ennemis.

Durant le tems que M. Locke vêcut avec cet illuſtre Seigneur, il eut l’avantage de connoitre tout ce qu’il y avoit en Angleterre de plus fin, de plus ſpirituel & de plus poli. C’eſt alors qu’il ſe fit entièrement à ces maniéres douces & civiles qui ſoûtenuës d’un langage aiſé & poli, d’une grande connoiſſance du Monde, & d’une vaſte étenduë d’Eſprit, ont rendu ſa converſation ſi agréable à toute ſorte de perſonnes. C’eſt alors ſans doute qu’il le forma aux grandes affaires dont il a paru ſi capable dans la ſuite.

Je ne ſai ſi ſous le Roi Guillaume, le mauvais état de ſa ſanté lui fit refuſer d’aller en Ambaſſade dans une des plus conſiderables Cours de l’Europe. Il eſt certain du moins, que ce grand Prince le jugea digne de ce poſte ; & perſonne ne doute qu’il ne l’eût rempli glorieuſement.

Le même Prince lui donna après cela, une place parmi les Seigneurs Commiſſaires qu’il établit pour avancer l’intérêt du Negoce & des Plantations, M. Locke exerça cet emploi durant pluſieurs années ; & l’on dit (abſit invidia verbo) qu’il étoit comme l’Ame de ce noble Corps. Les Marchands les plus experimentez admiroient qu’un homme qui avoit paſſé ſa vie à l’étude de la Medecine, des Belles Lettres, ou de la Philoſophie, eût des vuës plus étenduës & plus ſûres qu’eux ſur une choſe à quoi ils s’étoient uniquement appliquez dès leur premiére jeuneſſe. Enfin lorſque M. Locke ne put plus paſſer l’Eté à Londres ſans expoſer ſa vie, il alla ſe demettre de cette Charge entre les mains du Roi, par la raiſon que ſa ſanté ne pouvoit plus lui permettre de reſter long-tems à Londres. Cette raiſon n’empêcha pas le Roi de ſolliciter M. Locke à conſerver ſon Poſte, après lui avoir dit expreſſément qu’encore qu’il ne pût demeurer à Londres que quelques Semaines, ſes ſervices dans cette Place ne laiſſeroient pas de lui être fort utiles : Mais il ſe rendit enfin aux inſtances de M. Locke, qui ne pouvoit ſe réſoudre à garder un Emploi auſſi important que celui-là, ſans en faire les fonctions avec plus de régularité. Il forma & executa ce deſſein ſans en dire mot à qui que ce ſoit, évitant par une généroſité peu commune ce que d’autres auroient recherché fort ſoigneuſement. Car en faiſant ſavoir qu’il étoit prêt à quitter cet Emploi, qui lui portait mille Livres ſterling de revenu, il lui étoit aiſé d’entrer dans une eſpèce de compoſition avec tout Prétendant, qui averti en particulier de cette nouvelle & appuyé du crédit de M. Locke auroit été par-là en état d’emporter la place vacante ſur toute autre perſonne. On ne manqua pas de le lui dire, & même en forme de reproche. Je le ſavois bien, répondit-il ; mais ç’a été pour cela même que je n’ai pas voulu communiquer mon deſſein à personne. J’avois reçu cette Place du Roi, j’ai voulu la lui remettre pour qu’il en pût diſpoſer ſelon ſon bon-plaiſir.

Une choſe que ceux qui ont vécu quelque tems avec M. Locke, n’ont pu s’empêcher de remarquer en lui, c’eſt qu’il prenoit plaiſir à faire uſage de ſa Raiſon dans tout ce qu’il faiſoit : & rien de ce qui eſt accompagné de quelque utilité, ne lui paroiſſoit indigne de ſes ſoins ; de ſorte qu’on peut dire de lui, comme on l’a dit de la Reine Elizabeth, qu’il n’étoit pas moins capable des petites que des grandes choſes. Il diſoit ordinairement lui-même qu’il y avoit de l’art à tout ; & il étoit aiſé de s’en convaincre, à voir la maniére dont il ſe prenoit à faire les moindres choſes, toujours fondée ſur quelque bonne raiſon. Je pourrois entrer ici dans un détail qui ne déplairoit peut-être pas à bien des gens. Mais les bornes que je me ſuis preſcrites, & la crainte de remplir trop de pages de votre Journal ne me le permettent pas.

M. Locke aimoit ſur tout l’Ordre ; & il avoit trouvé le moyen de l’obſerver en toutes choſes avec une exactitude admirable.

Comme il avoit toûjours l’utilité en vûë dans toutes ſes recherches, il n’eſtimoit les occupations des hommes qu’à proportion du bien qu’elles ſont capables de produire : c’eſt pourquoi il ne faiſoit pas grand cas de ces Critiques, purs Grammairiens qui conſument leur vie à comparer des mots & des phraſes, & à ſe déterminer ſur le choix d’une diverſité de lecture à l’égard d’un paſſage qui ne contient rien de fort important. Il goûtoit encore moins les Diſputeurs de profeſſion qui uniquement occupez du deſir de remporter la victoire, ſe cachent ſous l’ambiguité d’un terme pour mieux embarraſſer leurs adverſaires. Et lors qu’il avoit à faire à ces ſortes de gens s’il ne prenoit par avance une forte réſolution de ne pas ſe fâcher, il s’emportoit bien-tôt. Et en général il eſt certain qu’il étoit naturellement aſſez ſujet à la colere. Mais ces accès ne lui duroient pas long-tems. S’il conſervoit quelque reſſentiment, ce n’étoit que contre lui-même, pour s’être laiſſé aller à une paſſion ſi ridicule, & qui, comme il avoit accoûtumé de le dire, peut faire beaucoup de mal, mais n’a jamais fait aucun bien. Il ſe blâmoit lui-même de cette foibleſſe. Sur quoi il me ſouvient que deux ou trois ſemaines avant ſa mort, comme il étoit aſſis dans un Jardin à prendre l’air par un beau Soleil, dont la chaleur lui plaiſoit beaucoup, & qu’il mettoit à profit en faiſant tranſporter ſa chaiſe vers le Soleil à meſure qu’elle ſe couvroit d’ombre, nous vinmes à parler d’Horace, je ne ſai à quelle occaſion, & je rappellai ſur cela ces vers où il dit de lui-même qu’il étoit

————————— Solibus aptum ;
Iraſci celerem tamen ut placabilis eſſem.

« qu’il aimoit la chaleur du Soleil, & qu’étant naturellement prompt & colere il ne laiſſoit pas d’être facile à appaiſer ». M. Locke repliqua d’abord que s’il oſoit ſe comparer à Horace par quelque endroit, il lui reſſembloit parfaitement dans ces deux choſes. Mais afin que vous ſoyez moins ſurpris de ſa modeſtie en cette occaſion, je ſuis obligé de vous dire tout d’un tems qu’il regardoit Horace comme un des plus ſages & des plus heureux Romains qui ayent vêcu du tems d’Auguſte, par le ſoin qu’il avoit eu de ſe conſerver libre d’ambition & d’avarice, de borner ſes deſirs, & de gagner l’amitié des plus grands hommes de ſon ſiécle, ſans vivre dans leur dépendance.

M. Locke n’approuvoit pas non plus ces Ecrivains qui ne travaillent qu’à détruire, ſans rien établir eux-mêmes. « Un bâtiment, diſoit-il, leur déplait. Ils y trouvent de grands défauts : qu’ils le renverſent, à la bonne heure, pourvû qu’ils tâchent d’en élever un autre à la place, s’il eſt possible ».

Il conſeilloit qu’après qu’on a médité quelque choſe de nouveau, on le jettât au plûtôt ſur le papier, pour en pouvoir mieux juger en le voyant tout enſemble ; parce que l’Eſprit humain n’eſt pas capable de retenir clairement une longue ſuite de conſéquences, & de voir nettement le rapport de quantité d’idées differentes. D’ailleurs il arrive ſouvent, que ce qu’on avoit le plus admiré, à le conſiderer en gros & d’une maniére confuſe, paroît ſans conſiſtence & tout-à-fait inſoûtenable dès qu’on en voit diſtinctement toutes les parties.

M. Locke conſeilloit auſſi de communiquer toûjours ſes penſées à quelque Ami, ſur-tout ſi l’on ſe propoſoit d’en faire part au Public ; & c’eſt ce qu’il obſervoit lui-même très-religieuſement. Il ne pouvoit comprendre, qu’un Etre d’une capacité auſſi bornée que l’Homme, auſſi ſujet à l’Erreur, eût la confiance de négliger cette précaution.

Jamais homme n’a mieux employé ſon tems que M. Locke. Il y paroît par les Ouvrages qu’il a publiez lui-même ; & peut-être qu’on en verra un jour de nouvelles preuves, Il a paſſé les quatorze ou quinze derniéres années de ſa vie à Oates, Maiſon de Campagne de Mr. le Chevalier Masham, à vingt-cinq milles de Londres dans la Province d’Eſſex. Je prens plaiſir à m’imaginer que ce Lieu, ſi connu à tant de gens de mérite que j’ai vû s’y rendre de pluſieurs endroits de l’Angleterre pour viſiter M. Locke, ſera fameux dans la Poſterité par le long ſéjour qu’y a fait ce grand homme. Quoi qu’il en ſoit, c’eſt-là que jouïſſant quelquefois de l’entretien de ſes Amis, & conſtamment de la compagnie de Madame Masham, pour qui M. Locke avoit conçu depuis long-tems, une eſtime & une amitié toute particuliére, (malgré tout le mérite de cette Dame, elle n’aura aujourd’hui de moi que cette louange) il goûtoit des douceurs qui n’étoient interrompuës que par le mauvais état d’une ſanté foible & délicate. Durant cet agréable ſéjour, il s’attachoit ſur-tout à l’étude de l’Ecriture Sainte ; & n’employa preſque à autre choſe les derniéres années de ſa vie. Il ne pouvoit ſe laſſer d’admirer les grandes vûës de ce ſacré Livre, & le juſte rapport de toutes ſes parties : il y faiſoit tous les jours des découvertes qui lui fourniſſoient de nouveaux ſujets d’admiration. Le bruit eſt grand en Angleterre que ces découvertes ſeront communiquées au Public. Si cela eſt, tout le monde aura, je m’aſſûre, une preuve bien évidente de ce qui a été remarqué par tous ceux qui ont été auprès de M. Locke juſqu’à la fin de ſa vie, je veux dire que ſon Eſprit n’a jamais ſouffert aucune diminution, quoi que ſon Corps s’affoiblît de jour en jour d’une maniére aſſez ſenſible.

Ses forces commencérent à défaillir plus viſiblement que jamais, dès l’entrée de l’Eté dernier, Saiſon, qui les années précedentes avoit toûjours redonné quelques dégrez de vigueur. Dès-lors il prévit que la fin étoit fort proche. Il en parloit même aſſez ſouvent, mais toûjours avec beaucoup de ſerenité, quoi qu’il n’oubliât d’ailleurs aucune des précautions que ſon habileté dans la Medecine pouvoit lui fournir pour ſe prolonger la vie. Enfin ſes jambes commencerent à s’enfler ; & cette enflure augmentant tous les jours, ſes forces diminuerent à vûë d’œil. Il s’apperçut alors du peu de tems qui lui reſtoit à vivre ; & ſe diſpoſa à quitter ce Monde, pénétré de reconnoiſſance pour toutes les graces que Dieu lui avoit faites, dont il prenoit plaiſir à faire l’énumeration à ſes Amis, plein d’une ſincere reſignation à ſa Volonté, & d’une ferme eſpérance en ſes promeſſes, fondées ſur la parole de Jeſus-Chriſt envoyé dans le Monde pour mettre en lumiére la vie & l’immortalité par ſon Evangile.

Enfin les forces lui manquerent à tel point que le vingt-ſixième d’Octobre (1704.) deux jours avant ſa mort, l’étant allé voir dans ſon Cabinet, je le trouvai à genoux, mais dans l’impuiſſance de ſe relever de lui-même.

Le lendemain, quoi qu’il ne fût pas plus mal, il voulut reſter dans le lit. Il eut tout ce jour-là plus de peine à reſpirer que jamais : & vers les cinq heures du ſoir il lui prit une ſueur accompagnée d’une extrême foibleſſe qui fit craindre pour ſa vie. Il crut lui-même qu’il n’étoit pas loin de ſon dernier moment. Alors il recommanda qu’on ſe ſouvînt de lui dans la Priere du ſoir : là-deſſus Madame Masham lui dit que s’il le vouloit, toute la Famille viendroit prier Dieu dans ſa Chambre. Il répondit qu’il en ſeroit fort aiſe ſi cela ne donnoit pas trop d’embarras. On s’y rendit donc & on pria en particulier pour lui. Après cela il donna quelques ordres avec une grande tranquillité d’eſprit ; & l’occaſion s’étant préſentée de parler de la Bonté de Dieu, il exalta ſur-tout l’amour que Dieu a témoigné aux hommes en les juſtifiant par la foi en Jeſus-Chriſt. Il le remercia en particulier de ce qu’il l’avoit appellé à la connoiſſance de ce divin Sauveur. Il exhorta tous ceux qui ſe trouvaient auprès de lui de lire avec ſoin l’Ecriture Sainte, & de s’attacher ſincerement à la pratique de tous leurs devoirs, ajoûtant expreſſément, que par ce moyen ils ſeroient plus heureux dans ce Monde ; & qu’ils s’aſſûreroient la poſſeſſion d’une éternelle félicité dans l’autre. Il paſſa toute la nuit ſans dormir. Le lendemain, il ſe fit porter dans ſon Cabinet, car il n’avoit plus la force de ſe ſoûtenir ; & là ſur un fauteuil & dans une eſpèce d’aſſoupiſſement, quoi que maître de ſes penſées, comme il paroiſſoit par ce qu’il diſoit de tems en tems, il rendit l’Eſprit vers les trois heures après midi le 28me d’Octobre vieux ſtyle.

Je vous prie, Monſieur, ne prenez pas ce que je viens de vous dire du caractére de M. Locke pour un Portrait achevé. Ce n’eſt qu’un foible crayon de quelques-unes de ſes excellentes qualitez. J’apprens qu’on en verra bien-tôt une Peinture faite de main de Maître. C’eſt là que je vous renvoye. Bien des traits m’ont échappé, j’en ſuis ſûr ; mais j’oſe dire que ceux que je viens de vous tracer, ne ſont point embellis par de fauſſes couleurs, mais tirez fidellement ſur l’Original.

Je ne dois pas oublier une particularité du Teſtament de M. Locke dont il eſt important que la Republique des Lettres ſoit informée ; c’eſt qu’il y découvre quels ſont les Ouvrages qu’il avoit publiez ſans y mettre ſon nom. Et voici à quelle occaſion. Quelque tems avant ſa mort, le Docteur Hudſon qui eſt chargé du ſoin de la Bibliotheque Bodleienne à Oxford, l’avoit prié de lui envoyer tous les Ouvrages qu’il avoit donnez au Public, tant ceux où ſon nom paroiſſoit, que ceux où il ne paroiſſoit pas, pour qu’ils fuſſent tous placez dans cette fameuſe Bibliotheque. M. Locke ne lui envoya que les prémiers ; mais dans ſon Teſtament il déclare qu’il eſt réſolu de ſatisfaire pleinement le Docteur Hudſon ; & pour cet effet il legue à la Bibliotheque Bodleïenne, un Exemplaire du reſte de ſes Ouvrages où il n’avoit pas mis ſon nom, ſavoir une[1] Lettre Latine ſur la Tolerance, imprimée à Tergou, & traduite quelque tems après en Anglois à l’inſû de M. Locke ; deux autres Lettres ſur le même ſujet, deſtinées à repouſſer des Objections faites contre la Premiére ; le Chriſtianisme Raiſonnable[2], avec deux Défenſes[3] de ce Livre ; & deux Traitez ſur le Gouvernement Civil. Voilà tous les Ouvrages anonymes dont M. Locke ſe reconnoit l’Auteur.

Au reſte, je ne vous marque point à quel âge il eſt mort, parce que je ne le ſai point. Je lui ai ouï dire pluſieurs fois qu’il avoit oublié l’année de ſa naiſſance ; mais qu’il croyoit l’avoir écrit quelque part. On n’a pu le trouver encore parmi ſes papiers ; mais on s’imagine avoir des preuves qu’il a vécu environ ſoixante & ſeize ans.

Quoi que je ſois depuis quelque tems à Londres, Ville féconde en Nouvelles Litteraires, je n’ai rien de nouveau à vous mander. Depuis que M. Locke a été enlevé de ce Monde, je n’ai preſque penſé à autre choſe qu’à la perte de ce grand homme, dont la mémoire me ſera toûjours précieuſe : heureux ſi comme je l’ai admiré pluſieurs années que j’ai été auprès de lui, je pouvois l’imiter par quelque endroit. Je ſuis de tout mon cœur, Monſieur, &c.


A Londres ce 10. de
  Decembre 1704.


  1. Elle a été traduite en François & imprimée à Rotterdam en 1710. avec d’autres pieces de M. Locke, ſous le titre d’Œuvres diverſes de M. Locke. J. Fred. Bernard, Libraire d’Amſterdam, a fait en 1732. une ſeconde Edition de ces Œuvres diverſes, augmentée 1. d’un Eſſai ſur la neceſſité d’expliquer les Epîtres de S. Paul par S. Paul même. 2. de l’Examen du ſentiment du P. Mallebranche qu’on voit toutes choſes en Dieu. 3. de diverſes Lettres de M. Locke & de M. de Limborch.
  2. Reimprimé en François en 1715. à Amſterdam chez L’Honoré & Châtelain. Cette Edition eſt augmentée d’une Diſſertation du Traducteur ſur la Réunion des Chrétiens. Z. Châtelain a fait en 1731. une troiſieme Edition de cet Ouvrage. On y a joint, comme dans la ſeconde Edition, la Religion des Dames.
  3. Elles ſont auſſi traduites en François, ſous le titre de Seconde Partie du Chriſtianisme raiſonnable.