Essai philosophique concernant l’entendement humain/Avertissement

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. ix-xviii).


AVERTISSEMENT
DU
TRADUCTEUR.



Si j’allois faire un long Diſcours à la tête de ce Livre pour étaler tout ce que j’y ai remarqué d’excellent, je ne craindrois pas le reproche qu’on fait à la plûpart des Traducteurs, qu’ils relevent un peu trop le mérite de leurs Originaux pour faire valoir le ſoin qu’ils ont pris de les publier dans une autre Langue. Mais outre que j’ai été prévenu dans ce deſſein par pluſieurs célèbres Ecrivains Anglois qui tous les jours font gloire d’admirer la justeſſe, la profondeur, & la netteté d’Eſprit qu’on y trouve preſque par-tout, ce ſeroit une peine fort inutile. Car dans le Fond ſur des matiéres de la nature de celles qui ſont traitées dans cet Ouvrage, perſonne ne doit en croire que ſon propre jugement, comme M. Locke nous l’a recommandé lui-même, en nous faiſant remarquer plus d’une fois, ** Voyez entr’autres endroits le §. 23. du Ch. III. Liv. I. que la ſoûmiſſion aveugle aux ſentimens des plus grands hommes, a plus arrêté le progrès de la Connoiſſance qu’aucune autre choſe. Je me contenterai donc de dire un mot de ma Traduction, & de la diſpoſition d’Eſprit où doivent être ceux qui voudront retirer quelque profit de la lecture de cet Ouvrage.

Ma plus grande peine a été de bien entrer dans la penſée de l’Auteur ; & malgré toute mon application, je ſerois ſouvent demeuré court ſans l’aſſiſtance de M. Locke qui a eu la bonté de revoir ma Traduction. Quoi qu’en pluſieurs endroits mon embarras ne vînt que de mon peu de pénétration, il eſt certain qu’en général le ſujet de ce Livre & la maniére profonde & exacte dont il eſt traité, demandent un Lecteur fort attentif. Ce que je ne dis pas tant pour obliger le Lecteur à excuſer les fautes qu’il trouvera dans ma Traduction, que pour lui faire ſentir la néceſſité de le lire avec application, s’il veut en retirer du profit.

Il y a encore, à mon avis, deux précautions à prendre, pour pouvoir recueillir quelque fruit de cette lecture. La prémiére eſt, de laiſſer à quartier toutes les Opinions dont on eſt prévenu ſur les Queſtions qui sont traitées dans cet Ouvrage, & la ſeconde, de juger des raiſonnements de l’Auteur par rapport à ce qu’on trouve en ſoi-même, ſans ſe mettre en peine s’ils ſont conformes ou non à ce qu’a dit Platon, Ariſtote, Gaſſendi, Deſcartes, ou quelque autre célèbre Philoſophe. C’eſt dans cette diſpoſition d’Eſprit que M. Locke a compoſé cet Ouvrage. Il eſt tout viſible qu’il n’avance rien que ce qu’il croit avoir trouvé conforme à la Verité, par l’examen qu’il en a fait en lui-même. On diroit qu’il n’a rien appris de perſonne, tant il dit les choſes les plus communes d’une maniére originale ; de ſorte qu’on eſt convaincu en liſant ſon Ouvrage qu’il ne débite pas ce qu’il a appris d’autrui comme l’aiant appris, mais comme autant de véritez qu’il a trouvées par ſa propre méditation. Je croi qu’il faut néceſſairement entrer dans cet eſprit pour découvrir toute la ſtructure de cet Ouvrage, & pour voir ſi les Idées de l’Auteur ſont conformes à la nature des choſes.

Une autre raiſon qui nous doit obliger à ne pas lire trop rapidement cet Ouvrage, c’eſt l’accident qui eſt arrivé à quelques perſonnes d’attaquer des Chiméres en prétendant attaquer les ſentimens de l’Auteur. On en peut voir un exemple dans la Préface même de M. Locke. Cet avis regarde ſur-tout ces Avanturiers qui toûjours prêts à entrer en lice contre tous les Ouvrages qui ne leur plaiſent pas, les attaquent avant que de ſe donner la peine de les entendre. Semblables au Heros de Cervantes, ils ne penſent qu’à ſignaler leur valeur contre tout venant ; & aveuglez par cette paſſion démeſurée, il leur arrive quelquefois, comme à ce déſaſtreux Chevalier, de prendre des Moulins-à-vent pour des Géans. Si les Anglois, qui ſont naturellement ſi circonſpects, ſont tombez dans cet inconvenient à l’égard du Livre de M. Locke, on pourra bien y tomber ailleurs, & par conſéquent l’avis n’eſt pas inutile. En profitera qui voudra.

A l’égard des Déclamateurs qui ne ſongent ni à s’inſtruire ni à inſtruire les autres, cet avis ne les regarde point. Comme ils ne cherchent pas la Vérité, on ne peut leur ſouhaiter que le mépris du Public ; juſte recompenſe de leurs travaux qu’ils ne manquent guere de recevoir tôt ou tard ! Je mets dans ce rang ceux qui s’aviſeroient de publier, pour rendre odieux les Principes de M. Locke, que, ſelon lui, ce que nous tenons de la Revelation n’eſt pas certain, parce qu’il diſtingue la Certitude d’avec la Foi ; & qu’il n’appelle certain que ce qui nous paroît veritable par des raiſons évidentes, & que nous voyons de nous-mêmes. Il eſt viſible que ceux qui feroient cette Objection, ſe fonderoient uniquement ſur l’équivoque du mot de Certitude qu’ils prendroient dans un ſens populaire, au lieu que M. Locke l’a toûjours pris dans un ſens Philoſophique pour une Connoiſſance évidente, c’eſt-à-dire pour la perception de la convenance ou de la diſconvenance qui eſt entre deux Idées, ainſi que M. Locke le dit lui-même pluſieurs fois, en autant de termes. Comme cette Objection a été imprimée en Anglois, j’ai été bien aiſe d’en avertir les Lecteurs François pour empêcher, s’il ſe peut, qu’on ne barbouille inutilement du Papier en la renouvellant. Car apparemment elle ſeroit ſifflée ailleurs, comme elle l’a été en Angleterre.

Pour revenir à ma Traduction, je n’ai point ſongé à diſputer le prix de l’élocution à M. Locke qui, à ce qu’on dit, écrit très-bien en Anglois. Si l’on doit tâcher d’encherir ſur ſon Original, c’eſt en traduiſant des Harangues & des Piéces d’Eloquence dont la plus grande beauté conſiste dans la nobleſſe & la vivacité des expreſſions. C’eſt ainſi que Ciceron en uſa en mettant en Latin les Harangues qu’Eſchine & Démoſthene avoient prononcées l’un contre l’autre : Je les ai traduites en Orateur,** Nec converti ut Interpres, ſed ut Orator. De optimo genere Oratorum, Cap. 5. dit-il, & non en Interprete. Dans ces ſortes d’Ouvrages, un bon Traducteur profite de tous les avantages qui ſe préſentent, employant dans l’occaſion des Images plus fortes, des tours plus vifs, des expreſſions plus brillantes, & ſe donnant la liberté non ſeulement d’ajoûter certaines penſées, mais même d’en retrancher d’autres qu’il ne croit pas pouvoir mettre heureuſement en œuvre ; †Horat. De Arte Poëticâ. v. 149, 150. quæ deſperat tractata niteſcere poſſe, relinquit. Mais il eſt tout viſible qu’une pareille liberté ſeroit fort mal placée dans un Ouvrage de pur raiſonnement comme celui-ci, où une expreſſion trop foible ou trop forte déguiſe la Vérité, & l’empêche de ſe montrer à l’Eſprit dans ſa pureté naturelle. Je me ſuis donc fait une affaire de ſuivre ſcrupuleusement mon Auteur ſans m’en écarter le moins du monde ; & ſi j’ai pris quelque liberté (car on ne peut s’en paſſer) ç’a toûjours été ſous le bon plaiſir de M. Locke qui entend aſſez bien le François pour juger quand je rendois exactement ſa penſée, quoi que je priſſe un tour un peu différent de celui qu’il avoit pris dans ſa Langue. Et peut-être que ſans cette permiſſion je n’aurois oſé en bien des endroits prendre des libertez qu’il falloit prendre néceſſairement pour bien repréſenter la penſée de l’Auteur. Sur quoi il me vient dans l’Eſprit qu’on pourroit comparer un Traducteur avec un Plenipotentiaire. La Comparaiſon eſt magnifique, & je crains bien qu’on ne me reproche de faire un peu trop valoir un mêtier qui n’eſt pas en grand crédit dans le Monde. Quoi qu’il en ſoit, il me ſemble que le Traducteur & le Plenipotentiaire ne ſauroient bien profiter de tous leurs avantages, ſi leurs Pouvoirs ſont trop limitez. Je n’ai point à me plaindre de ce côté-là.

La ſeule liberté que je me ſuis donné ſans aucune reſerve, c’eſt de m’exprimer le plus nettement qu’il m’a été poſſible. J’ai mis tout en uſage pour cela. J’ai évité avec ſoin le ſtile figuré dès qu’il pouvoit jetter quelque confuſion dans l’Eſprit. Sans me mettre en peine de la meſure & de l’harmonie des Périodes, j’ai repeté le même mot toutes les fois que cette repetition pouvoit ſauver la moindre apparence d’équivoque ; je me ſuis ſervi, autant que j’ai pû m’en reſſouvenir, de tous les expédiens que nos Grammairiens ont inventé pour éviter les faux rapports. Toutes les fois que je n’ai pas bien compris une penſée en Anglois, parce qu’elle renfermoit quelque rapport douteux (car les Anglois ne ſont pas ſi scrupuleux que nous ſur cet article) j’ai tâché, après l’avoir compriſe, de l’exprimer ſi clairement en François, qu’on ne pût éviter de l’entendre. C’eſt principalement par la netteté que la Langue Françoiſe emporte le prix ſur toutes les autres Langues, ſans en excepter les Langues Savantes, autant que j’en puis juger. Et c’eſt pour cela, dit ** Dans ſa Rhetorique ou Art de Parler. Pag. 49 Edition d’Amſterdam, 1699. le P. Lami, qu’elle eſt plus propre qu’aucune autre pour traiter les Sciences parce qu’elle le fait avec une admirable clarté. Je n’ai garde de me figurer, que ma Traduction en ſoit une preuve, mais je puis dire que je n’ai rien épargné pour me faire entendre ; & que mes ſcrupules ont obligé M. Locke à exprimer en Anglois quantité d’endroits, d’une maniere plus préciſe & plus diſtincte qu’il n’avoit fait dans les trois premiéres Editions de ſon Livre.

Cependant, comme il n’y a point de Langue qui par quelque endroit ne ſoit inférieure à quelque autre, j’ai éprouvé dans cette Traduction ce que je ne ſavois autrefois que par ouï dire, que la Langue Angloiſe eſt beaucoup plus abondante en termes que la Françoiſe, & qu’elle s’accommode beaucoup mieux des mots tout-à-fait nouveaux. Malgré les Règles que nos Grammairiens ont preſcrites ſur ce dernier article, je crois qu’ils ne trouveront pas mauvais que j’aye employé des termes qui ne ſont pas fort connus dans le Monde, pour pouvoir exprimer des Idées toutes nouvelles. Je n’ai guere pris cette liberté que je n’en aye fait voir la néceſſité dans une petite Note. Je ne ſai ſi l’on ſe contentera de mes raiſons. Je pourrois m’appuyer de l’autorité du plus ſavant des Romains, qui, quelque jaloux qu’il fut de la pureté de ſa Langue, comme il paroit par ſes Diſcours de l’Orateur, ne put ſe diſpenſer de faire de nouveaux mots dans les Traitez Philoſophiques. Mais un tel exemple ne tire point à conſéquence pour moi, j’en tombe d’accord. Ciceron avoit le ſecret d’adoucir la rudeſſe de ces nouveaux ſons par le charme de ſon Eloquence, & dédommageoit bientôt ſon Lecteur par mille beaux tours d’expreſſion qu’il avoit à commandement. Mais s’il ne m’appartient pas d’autoriſer la liberté que j’ai priſe, par l’exemple de cet illuſtre Romain ; qu’on me permette d’imiter en cela nos Philoſophes Modernes qui ne font aucune difficulté de faire de nouveaux mots quand ils en ont beſoin ; comme il me ſeroit aiſé de le prouver, ſi la choſe en valoit la peine.

Au reſte, quoi que M. Locke ait l’honnêteté de témoigner publiquement qu’il approuve ma Traduction, je déclare que je ne prétens pas me prévaloir de cette Approbation. Elle ſignifie tout au plus qu’en gros je ſuis entré dans ſon ſens, mais elle ne garantit point les fautes particuliéres qui peuvent m’être échapées. Malgré toute l’attention que M. Locke a donné à la lecture que je lui ai faite de ma Traduction avant que de l’envoyer à l’imprimeur, il peut fort bien avoir laiſſé paſſer des expreſſions qui ne rendent pas exactement ſa penſée. L’Errata en eſt une bonne preuve. Les fautes que j’y ai marquées, (outre celles qui doivent être miſes ſur le compte de l’Imprimeur) ne ſont pas toutes également conſiderables ; mais il y en a qui gâtent entiérement le ſens. C’eſt pourquoi l’on fera bien de les corriger toutes, avant que de lire l’Ouvrage, pour n’être pas arrêté inutilement. Je ne doute pas qu’on n’en découvre pluſieurs autres. Mais quoi qu’on penſe de cette Traduction, je m’imagine que j’y trouverai encore plus de défauts que bien des Lecteurs, plus éclairez que moi, parce qu’il n’y a pas apparence qu’ils s’aviſent de l’examiner avec autant de ſoin que j’ai réſolu de faire.