Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 1/Chapitre 1

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CHAPITRE I.

Qu’il n’y a point de Principes innez dans l’Eſprit de l’Homme.


§. 1.La maniére dont les Hommes acquiérent leurs connoiſſances prouve que ces connoiſſances ne ſont point innées.
* Κοιναὶ ἔννοιαι

Il y a des gens qui ſuppoſent comme une Vérité inconteſtable, Qu’il y a certains Principes innez, certaines Notions primitives, autrement appellées * Notions communes, empreintes & gravées, pour ainſi dire, dans notre Ame, qui les reçoit dès le premier moment de ſon exiſtence, & les apporte au monde avec elle. Si j’avois à faire à des Lecteurs dégagez de tout préjugé, je n’aurois, pour les convaincre de la fauſſeté de cette Suppoſition, qu’à leur montrer, (comme j’eſpere de le faire dans les autres Parties de cet Ouvrage) que pour les hommes peuvent acquerir toutes les connoiſſances qu’ils ont, par le ſimple uſage de leurs Facultez naturelles, ſans le ſecours d’aucune impreſſion innée ; & qu’ils peuvent arriver à une entiére certitude de certaines choſes, ſans avoir beſoin d’aucune de ces Notions naturelles, ou de ces Principes innez. Car tout le Monde, à mon avis, doit convenir ſans peine, qu’il ſeroit ridicule de ſuppoſer, par exemple, que les idées des Couleurs ont été imprimées dans l’Ame d’une Créature, à qui Dieu a donné la vûë & la puiſſance de recevoir ces idées par l’impreſſion que les Objets exterieurs feroient ſur ſes yeux. Il ne ſeroit pas moins abſurde d’attribuer à des impreſſions naturelles & à des caractéres innez la connoiſſance que nous avons de pluſieurs Véritez, ſi nous pouvons remarquer en nous-mêmes des Facultez, propres à nous faire connoître ces Véritez avec autant de facilité & de certitude, que ſi elles étoient originairement gravées dans notre Ame.

Mais parce qu’un ſimple Particulier ne peut éviter d’être cenſuré lors qu’il cherche la vérité par un chemin qu’il s’eſt tracé lui-même, ſi ce chemin l’écarte le moins du monde de la route ordinaire, je propoſerai les raiſons qui m’ont fait douter de la vérité du Sentiment qui ſuppoſe des idées innées dans l’eſprit de l’Homme, afin que ces raiſons puiſſent ſervir à excuſer mon erreur, ſi tant eſt que je ſois effectivement dans l’erreur ſur cet article ; ce que je laiſſe examiner à ceux qui comme moi ſont diſpoſez à recevoir la Vérité par tout où ils la rencontrent.

§. 2.On dit que certains Principes ſont reçus d’un conſentement univerſel : principale raiſon par laquelle on prétend prouver, que ces Principes ſont innez. Il n’y a pas d’Opinion plus communément reçüe que celle qui établit, Qu’il y a de certains Principes, tant pour la Spéculation que pour la Pratique, (car on en compte de ces deux ſortes) de la vérité deſquels tous les hommes conviennent généralement : d’où l’on infère qu’il faut que ces Principes-là ſoient autant d’impreſſions, que l’Ame de l’Homme reçoit avec l’exiſtence, & qu’elle apporte au Monde avec elle auſſi néceſſairement & auſſi réellement qu’aucune de ſes Facultez naturelles.

§. 3.Ce conſentement univerſel ne prouve rien. Je remarque d’abord que cet Argument, tiré du conſentement univerſel, eſt ſujet à cet inconvenient, Que, quand le fait ſeroit certain, je veux dire qu’il y auroit effectivement des véritez ſur leſquelles tout le Genre Humain ſeroit d’accord, ce conſentement univerſel ne prouveroit point que ces véritez fuſſent innées, ſi l’on pouvoit montrer une autre voye, par laquelle les Hommes ont pû arriver à cette uniformité de ſentiment ſur les choses dont ils conviennent, ce qu’on peut fort bien faire, ſi je ne me trompe.

§. 4.Ce qui eſt, eſt : &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps : Deux propoſitions qui ne ſont pas univerſellement reçuës. Mais, ce qui eſt encore pis, la raiſon qu’on tire du Conſentement univerſel pour faire voir qu’il y a des Principes innez, eſt, ce me semble, une preuve démonſtrative qu’il n’y a point de ſemblable Principe, parce qu’il n’y a effectivement aucun Principe ſur lequel tous les hommes s’accordent généralement. Et pour commencer par les notions ſpéculatives, voici deux de ces Principes célèbres, auxquels on donne, préferablement à tout autre, la qualité de Principes Innez : Tout ce qui eſt, eſt ; &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Ces Propoſitions ont paſſé ſi conſtamment pour des Maximes univerſellement reçuës qu’on trouvera, ſans doute, fort étrange, que qui que ce ſoit oſe leur diſputer ce titre. Cependant je prendrai la liberté de dire, que tant s’en faut qu’on donne un conſentement général à ces deux Propoſitions, qu’il y a une grande partie du Genre Humain à qui elles ne ſont pas même connuës.

§. 5.Elles ne ſont pas gravées naturellement dans l’Ame, puis qu’elles ne ſont pas connuës des Enfans, des Idiots, &c. Car prémiérement, il eſt clair que les Enfans & les Idiots n’ont pas la moindre idée de ces Principes & qu’ils n’y penſent en aucune maniére, ce qui ſuffit pour détruire ce Conſentement univerſel, que toutes les véritez innées doivent produire néceſſairement. Car de dire, qu’il y a des véritez imprimées dans l’Ame que l’Ame n’apperçoit ou n’entend point, c’eſt, ce me ſemble, une eſpèce de contradiction, l’action d’imprimer ne pouvant marquer autre choſe (suppoſé qu’elle ſignifie quelque choſe de réel en cette rencontre) que faire appercevoir certaines véritez. Car imprimer quoi que ce ſoit dans l’Ame, ſans que l’Ame l’apperçoive, c’eſt, à mon ſens, une choſe à peine intelligible. Si donc il y a de telles impreſſions dans les Ames des Enfans & des Idiots, il faut néceſſairement que les Enfans & les Idiots apperçoivent ces impreſſions, qu’ils connoiſſent les véritez qui ſont gravées dans leur Eſprit ; & qu’ils y donnent leur conſentement. Mais comme cela n’arrive pas, il eſt évident qu’il n’y a point de telles impreſſions. Or ſi ce ne ſont pas des Notions imprimées naturellement dans l’Ame, comment peuvent-elles être innées ? Et ſi elles y ſont imprimées, comment peuvent-elles lui être inconnuës ? Dire qu’une Notion eſt gravée dans l’Ame, & ſoûtenir en même tems que l’Ame ne la connoît point, & qu’elle n’en a eu encore aucune connoiſſance, c’eſt faire de cette impreſſion un pur néant. On ne peut point aſſurer qu’une certaine Propoſition ſoit dans l’Eſprit, lors que l’Eſprit ne l’a point encore apperçüe, & qu’il n’en a découvert aucune idée en lui-même : car ſi on peut le dire de quelque Propoſition en particulier, on pourra ſoûtenir par la même raiſon, que toutes les Propoſitions qui ſont véritables & que l’Eſprit pourra jamais regarder comme telles, ſont déja imprimées dans l’Ame. Puisque, ſi l’on peut dire qu’une choſe eſt dans l’Ame, quoi que l’Ame ne l’ait pas encore connüe, ce ne peut être qu’à cauſe qu’elle a la capacité ou la faculté de connoître : faculté qui s’étend sur toutes les véritez qui pourront venir à ſa connoiſſance. Bien plus, à le prendre de cette maniére, on peut dire qu’il y a des véritez gravées dans l’Ame, que l’Ame n’a pourtant jamais connuës, & qu’elle ne connoîtra jamais. Car un homme peut vivre long-tems, & mourir enfin dans l’ignorance de pluſieurs véritez que ſon Eſprit étoit capable de connoître, & même avec une entiére certitude. De ſorte que ſi par ces impreſſions naturelles qu’on ſoûtient être dans l’Ame, on entend la capacité que l’Ame a de connoître certaines véritez, il s’enſuivra de là, que toutes les véritez qu’un homme vient à connoître, ſont autant de veritez innées. Et ainſi cette grande Queſtion ſe reduira uniquement à dire, que ceux qui parlent de Principes innez, parlent très-improprement, mais que dans le fond ils croyent la même choſe que ceux qui nient qu’il y en ait : car je ne penſe pas que perſonne aît jamais nié, que l’Ame ne fût capable de connoître pluſieurs véritez. C’eſt cette capacité, dit-on, qui eſt innée ; & c’eſt la connoiſſance de telle ou telle vérité qu’on doit appeller acquiſe. Mais ſi c’eſt-là tout ce qu’on prétend, a quoi bon s’échauffer à ſoûtenir qu’il y a certaines maximes innées ? Et s’il y a des véritez qui puſſent être imprimées dans l’Entendement, ſans qu’il les apperçoive, je ne vois pas comment elles peuvent differer, par rapport à leur origine, de toute autre vérité que l’Eſprit eſt capable de connoître. Il faut, ou que toutes ſoient innées, ou qu’elles viennent toutes d’ailleurs dans l’Ame. C’eſt en vain qu’on prétend les diſtinguer à cet égard. Et par conſéquent, quiconque parle de Notions innées dans l’Entendement, (s’il entend par-là certaines véritez particuliéres) ne ſauroit imaginer que ces Notions ſoient dans l’Entendement de telle maniére que l’Entendement ne les ait jamais apperçuës & qu’il n’en ait effectivement aucune connoiſſance. Car ſi ces mots, être dans l’Entendement, emportent quelque choſe de poſitif, ils ſignifient, être apperçû & compris par l’Entendement. De ſorte que ſoûtenir, qu’une choſe eſt dans l’Entendement, & qu’elle n’eſt pas conçuë par l’Entendement, qu’elle eſt dans l’Eſprit ſans que l’Eſprit l’apperçoive, c’eſt autant que ſi l’on diſoit, qu’une choſe eſt & n’eſt pas dans l’Eſprit ou dans l’Entendement. Si donc ces deux Propoſitions, Ce qui eſt, eſt ; &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps, étoient gravées dans l’Ame des hommes par la Nature, les Enfans ne pourroient pas les ignorer : les petits Enfans, dis-je, & tous ceux qui ont une Ame, devroient les avoir néceſſairement dans l’Eſprit, en reconnoître la vérité, & y donner leur conſentement.

§. 6.Refutation d’une ſeconde raiſon dont on ſe ſert pour prouver qu’il y a des véritez innées : qui eſt, que les hommes connoiſſent ces véritez dès qu’ils ont l’uſage de leur Raiſon. Pour éviter cette Difficulté, les Défenſeurs des Idées innées ont accoûtumé de répondre, Que les Hommes connoiſſent ces véritez & y donnent leur conſentement, dès qu’ils viennent à avoir l’uſage de leur Raiſon : Ce qui ſuffit, ſelon eux, pour faire voir que ces véritez ſont innées.

§. 7. Je répons à cela, Que des expreſſions ambiguës qui ne ſignifient preſque rien, paſſent pour des raiſons évidentes dans l’Eſprit de ceux qui pleins de quelque préjugé, ne prennent pas la peine d’examiner avec aſſez d’application ce qu’ils diſent pour défendre leur propre ſentiment. C’eſt ce qui paroît évidemment dans cette occaſion. Car pour donner à la Réponſe que je viens de propoſer, un ſens tant ſoit peu raiſonnable par rapport à la Queſtion que nous avons en main, on ne peut lui faire ſignifier que l’une ou l’autre de ces deux choſes, ſavoir, qu’auſſi-tôt que les Hommes viennent à faire uſage de la Raiſon, ils apperçoivent ces Principes qu’on ſuppoſe être imprimez naturellement dans l’Eſprit, ou bien, que l’uſage de la Raiſon les leur fait découvrir & connoître avec certitude. Or ceux à qui j’ai à faire, ne ſauroient montrer par aucune de ces deux choſes qu’il y ait des Principes innez.

§. 8. Suppoſé que la Raiſon découvre ces premiers Principes, il ne s’enſuit pas de là qu’ils ſoient innez. S’ils diſent, que c’eſt par l’uſage de la Raiſon que les Hommes peuvent découvrir ces Principes, & que cela ſuffit pour prouver qu’ils ſont innez, leur raiſonnement ſe réduira à ceci, Que toutes les véritez que la Raiſon peut nous faire connoître & recevoir comme autant de véritez certaines & indubitables, ſont naturellement gravées dans notre Eſprit : puis que le conſentement univerſel qu’on a voulu faire regarder comme le ſceau auquel on peut reconnoître que certaines véritez ſont innées, ne ſignifie dans le fond autre choſe ſi ce n’eſt qu’en faiſant uſage de la Raiſon, nous ſommes capables de parvenir à une connoiſſance certaine de ces véritez, & d’y donner notre conſentement. Et à ce compte-là, il y aura aucune difference entre les Axiomes des Mathematiciens & les Théorèmes qu’ils en déduiſent. Principes & Concluſions, tout ſera également inné : puis que toutes ces choſes ſont des découvertes qu’on fait par le moyen de la Raiſon, & que ce ſont des véritez qu’une Créature Raiſonnable peut connoître certainement ſi elle s’applique comme il faut à les rechercher.

§. 9.Il eſt faux que la Raiſon découvre ces Principes. Mais comment peut-on penſer, que l’uſage de la Raison ſoit néceſſaire pour découvrir des Principes qu’on ſuppoſe innez, puis que la Raiſon n’eſt autre choſe, (s’il en faut croire ceux contre qui je diſpute) que la Faculté de déduire de Principes déja connus, des véritez inconnuës ? Certainement, on ne pourra jamais regarder comme un Principe inné, ce qu’on ne ſauroit découvrir que par le moyen de la Raiſon, à moins qu’on ne reçoive, comme je l’ai déja dit, toutes les véritez certaines que la Raiſon peut nous faire connoître, pour autant de véritez innées. Nous ſerions auſſi bien fondez à dire, que l’uſage de la Raiſon eſt néceſſaire pour diſposer nos yeux à diſcerner les Objets viſibles, qu’à ſoûtenir que ce n’eſt que par la Raiſon ou l’uſage de la Raiſon que l’Entendement peut voir ce qui eſt originairement imprimé dans l’Entendement lui-même, & qui ne ſauroit y être avant qu’il l’apperçoive. De ſorte que de donner à la Raiſon la charge de découvrir des véritez, qui ſont imprimées dans l’Eſprit de cette maniére, c’eſt dire, que l’uſage de la Raiſon fait voir à l’Homme ce qu’il ſavoit déja : & par conſéquent l’Opinion de ceux qui oſent avancer que ces véritez ſont innées dans l’Eſprit des Hommes, qu’elles y ſont originairement empreintes avant l’uſage de la Raiſon, quoi que l’Homme les ignore conſtamment, juſqu’à ce qu’il vienne à faire uſage de ſa Raiſon, cette Opinion, dis-je, revient proprement à ceci, Que l’Homme connoît & ne connoît pas en même temps ces ſortes de veritez.

§. 10. On répliquera peut-être, que les Démonſtrations Mathematiques & plusieurs autres véritez qui ne ſont point innées, ne trouvent pas créance dans notre Eſprit, dès que nous les entendons propoſer, ce qui les diſtingue de ces Premiers Principes que nous venons de voir, & de toutes les autres véritez innées. J’aurai bientôt occaſion de parler d’une maniére plus préciſe du conſentement qu’on donne à certaines Propoſitions dès qu’on les entend prononcer. Je me contenterai de reconnoître ici franchement, que les Maximes qu’on nomme innées, & les Démonſtrations Mathematiques different en ce que celles-ci ont beſoin du ſecours de la Raiſon, qui les rende ſenſibles & nous les faſſe recevoir par le moyen de certaines preuves, au lieu que les Maximes qu’on veut faire paſſer pour Principes innez, ſont reconnuës pour véritables dès qu’on vient à les comprendre, ſans qu’on aît beſoin pour cela du moindre raiſonnement. Mais qu’il me ſoit permis en même temps de remarquer, que cela même fait voir clairement le peu de ſolidité qu’il y a à dire, comme font les Partiſans des Idées innées, que l’uſage de la Raison eſt néceſſaire pour découvrir ces véritez générales : puisqu’on doit avouër de bonne foi qu’il n’eſt beſoin d’aucun raiſonnement pour en reconnoître la certitude. Et en effet, je ne penſe pas que ceux qui ont recours à cette réponſe, oſent ſoûtenir par exemple, que la connoiſſance de cette Maxime, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps, ſoit fondée ſur une conſéquence tirée par le ſecours de notre Raison. Car ce ſeroit détruire la Bonté qu’ils prétendent que Dieu a eû pour les Hommes en gravant dans leurs Ames ces ſortes de Maximes, ce ſeroit, dis-je, anéantir tout-à-fait cette grace dont ils paroiſſent ſi jaloux, que de faire dépendre la connoiſſance de ces Prémiers Principes, d’une ſuite de penſées déduites avec peine les unes des autres. Comme tout raiſonnement ſuppoſe quelque recherche, il demande du ſoin & de l’application, cela eſt inconteſtable. D’ailleurs, en quel ſens tant ſoit peu raiſonnable peut-on ſoûtenir qu’afin de découvrir ce qui a été imprimé dans notre Ame par la Nature, pour qu’il ſerve de guide & de fondement à notre Raiſon, il faille faire uſage de cette même Raiſon ?

§. 11. Tous ceux qui voudront prendre la peine de réfléchir avec un peu d’attention ſur les operations de l’Entendement, trouveront que ce conſentement que l’Eſprit donne ſans peine à certaines véritez, ne dépend en aucune maniére, ni de l’impreſſion naturelle qui en aît été faite dans l’Ame, ni de l’uſage de la Raiſon, mais d’une Faculté de l’Eſprit Humain, qui eſt tout-à-fait différente de ces deux choſes, comme nous le verrons dans la ſuite. Puis donc que la Raiſon ne contribuë en aucune maniére à nous faire recevoir ces Prémiers Principes, ſi ceux qui ſoûtiennent que les Hommes les connoiſſent & y donnent leur conſentement, dès qu’ils viennent à faire uſage de leur Raiſon, veulent dire par-là, que l’Uſage de la Raiſon nous conduit à la connoiſſance de ces Principes, cela eſt entiérement faux ; & quand il ſeroit véritable, il ne prouveroit point que ces Maximes ſoient innées.

§. 12.Quand on commence à faire uſage de la Raiſon, on ne commence pas à connoitre ces Maximes générales qu’on veut faire paſſer pour innées. Mais lors qu’on dit que nous connoiſſons ces véritez & que nous y donnons notre conſentement, dès que nous venons à faire uſage de la Raiſon ; ſi l’on entend par-là, que c’eſt dans ce temps-là que l’Ame s’apperçoit de ces véritez ; & qu’auſſi-tôt que les Enfans viennent à ſe ſervir de la Raiſon, ils commencent auſſi à connoître & à recevoir ces Prémiers Principes, cela eſt encore faux & inutile. Je dis prémiérement que cela eſt faux, parce qu’il eſt évident, que ces ſortes de Maximes ne ſont pas connuës à l’Ame, dans le même temps qu’elle commence à faire uſage de la Raiſon ; & par conſéquent qu’il n’eſt point vrai, que le temps auquel on commence à faire usage de la Raison, ſoit le même que celui auquel on commence à découvrir ces Maximes. Car je vous prie, combien de marques de Raiſon n’obſerve-t-on pas dans les Enfans, long-temps avant qu’ils ayent aucune connoiſſance de cette Maxime, Il est impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps ? Combien y a-t-il de gens ſans lettres, & de Peuples Sauvages qui étant parvenus à l’âge de raiſon, paſſent une bonne partie de leur vie ſans faire aucune reflexion à cette Maxime & aux autres Propoſitions générales de cette nature ? Je conviens que les hommes n’arrivent point à la connoiſſance de ces véritez générales & abſtraites qu’on croit innées, avant que de faire uſage de leur Raiſon : mais j’ajoûte qu’ils ne les connoiſſent pas même alors. Et cela, parce qu’avant que de faire uſage de la Raiſon, l’Eſprit n’a pas formé les idées générales & abſtraites, d’où réſultent les Maximes générales qu’on prend mal-à-propos pour des Principes innez, & parce que ces Maximes ſont effectivement des connoiſſances & des véritez qui s’introduiſent dans l’Eſprit par la même voye, & par les mêmes dégrez, que pluſieurs autres Propoſitions que perſonne ne s’eſt aviſé de ſuppoſer innées, comme j’eſpére de le faire voir dans la ſuite de cet Ouvrage. Je reconnais donc qu’il faut néceſſairement que les Hommes faſſent uſage de leur Raiſon, avant que de parvenir à la connoiſſance de ces véritez générales : mais encore un coup, je nie que le temps auquel ils commencent à ſe ſervir de leur Raiſon, ſoit juſtement celui auquel ils viennent à découvrir ces véritez.

§. 13.On ne ſauroit les diſtinguer par-là de pluſieurs autres véritez qu’on peut connoître dans le même temps. Cependant il eſt bon de remarquer, que ce qu’on dit, que dès qu’on fait uſage de la Raiſon, on s’apperçoit de ces Maximes & qu’on y acquieſce, n’emporte dans le fond autre choſe que ceci, ſavoir, qu’on ne connoît jamais ces Maximes avant l’uſage de la Raiſon, quoi que peut-être on n’y donne un conſentement actuel que quelque temps après, durant le cours de la vie. Du reſte, le temps auquel on vient à les connoître & à les recevoir, eſt tout-à-fait incertain. D’où il paroît qu’on peut dire la même choſe de toutes les autres véritez qui peuvent être connuës, auſſi bien que de ces Maximes générales. Et par conſéquent il ne s’enſuit point, de ce qu’on connoît ces Maximes lors qu’on vient à faire uſage de ſa Raiſon, qu’elles ayent, à cet égard, aucune prérogative qui les diſtingue des autres véritez ; & bien loin que ce ſoit une marque qu’elles ſoient innées, c’eſt preuve du contraire.

§. 14.Quand on commenceroit à les connoître, dès qu’on vient à faire uſage de la Raiſon, cela ne prouveroit point qu’elles ſoient innées. Mais en ſecond lieu, quand il ſeroit vrai, qu’on viendroit à connaître ces Maximes, & à y acquieſcer, juſtement dans le temps qu’on vient à faire uſage de la Raiſon, cela ne prouveroit point encore qu’elles ſoient innées. Ce raiſonnement eſt auſſi frivole, que la ſuppoſition ſur laquelle on le fonde, eſt fauſſe. Car par quelle règle de Logique peut-on conclurre qu’une certaine Maxime a été imprimée originairement dans l’Ame auſſi-tôt que l’Ame a commencé à exiſter, de ce qu’on vient à s’appercevoir de cette Maxime, & à l’approuver, dès qu’une certaine Faculté de l’Ame, qui eſt appliquée à toute autre choſe, vient à ſe déployer ? Suppoſé qu’on vînt à recevoir ces Maximes juſtement dans le temps qu’on commence à parler, (ce qui peut tout auſſi bien arriver alors, que dans le temps auquel on commence à faire uſage de la Raiſon) on ſeroit tout auſſi bien fondé à dire que ces Maximes ſont innées, parce qu’on les reçoit dès qu’on commence à parler, qu’à ſoûtenir qu’elles ſont innées, parce que les Hommes y donnent leur conſentement dès qu’ils viennent à ſe ſervir de leur Raiſon. Je conviens donc avec les Partiſans des Principes innez, que l’Ame n’a aucune connoiſſance de ces Maximes générales, évidentes par elles-mêmes, avant qu’elle commence à faire uſage de la Raiſon : mais je nie que le temps auquel on commence à faire uſage de la Raiſon, ſoit préciſément celui auquel on commence à s’appercevoir de ces Maximes ; & quand cela ſeroit, je nie qu’il s’enſuivît de là qu’elles fuſſent innées. Lors qu’on dit, que les Hommes donnent leur conſentement à ces véritez, dès qu’ils viennent à faire uſage de la Raiſon, tout ce qu’on peut faire ſignifier raiſonnablement à cette Propoſition, c’eſt que l’Eſprit venant à ſe former des idées générales & abſtraites, & à comprendre les noms généraux qui les repréſentent, dans le temps que la Faculté de raiſonner commence à ſe déployer, & tous ces materiaux ſe multipliant à meſure que cette Faculté ſe perfectionne, il arrive d’ordinaire que les Enfans n’acquiérent ces idées générales & n’apprennent les noms qui ſervent à les exprimer, que lors qu’ayant exercé leur Raiſon pendant un aſſez long tems ſur des idées familiéres & plus particuliéres, ils ſont devenus capables d’un entretien raiſonnable par le commerce qu’ils ont eu avec d’autres perſonnes. Si l’on peut dire dans un autre ſens, que les Hommes reçoivent ces Maximes générales lors qu’ils viennent à faire uſage de leur Raiſon, c’eſt ce que j’ignore ; & je voudrois bien qu’on prît la peine de le faire voir, ou du moins qu’on me montrât (quelque ſens qu’on donne à cette Propoſition, celui-là, ou quelque autre) comment on en peut inferer, que ces Maximes ſont innées.

§. 15.Par quels dégrez l’Eſprit vient à connoitre pluſieurs veritez. D’abord les Sens rempliſſent, pour ainſi dire, notre Eſprit de diverſes idées qu’il n’avoit point ; & l’Eſprit ſe rendant peu-à-peu ces idées familieres, les place dans ſa Mémoire, & leur donne des Noms. Enſuite, il vient à ſe repréſenter d’autres idées, qu’il abſtrait de celles-là, & il apprend l’uſage des noms généraux. De cette maniére l’Eſprit prépare des materiaux d’idées & de paroles, ſur leſquels il exerce ſa faculté de raiſonner ; & l’usage de la Raison devient, chaque jour, plus ſenſible, à mesure que ces matériaux ſur leſquels elle s’exerce, augmentent. Mais quoi que toutes ces choſes, c’eſt à dire, l’acquiſition des idées générales, l’uſage des noms généraux qui les repréſentent, & l’uſage de la Raiſon, croiſſent, pour ainſi dire, ordinairement enſemble, je ne vois pourtant pas que cela prouve en aucune maniere que ces idées ſoient innées. J’avoûë qu’il y a certaines véritez, dont la connoiſſance eſt dans l’eſprit de fort bonne heure, mais c’eſt d’une maniére qui fait voir que ces véritez ne ſont point innées. En effet, ſi nous y prenons garde, nous trouverons que ces ſortes de véritez ſont compoſées d’idées qui ne ſont nullement innées, mais acquiſes : car les prémiéres idées qui occupent l’Eſprit des Enfans, ce ſont celles qui leur viennent par l’impreſſion des choſes extérieures, & qui font de plus fréquentes impreſſions ſur leurs Sens. C’eſt sur ces idées, acquiſes de cette maniere, que l’Eſprit vient à juger du rapport, ou de la différence qu’il y a entre les unes & les autres ; & cela apparemment, dès qu’il vient à faire uſage de la Mémoire, & qu’il eſt capable de recevoir & de retenir diverſes idées diſtinctes. Mais que cela ſe faſſe alors ou non, il eſt certain du moins, que les Enfans forment ces ſortes de jugemens long-tems avant qu’ils ayent appris à parler ; & qu’ils ſoient parvenus à ce que nous appellons l’âge de Raiſon. Car avant qu’un Enfant ſache parler, il connoît auſſi certainement la différence qu’il y a entre les idées du doux & de l’amer, c’eſt à dire, que le doux n’eſt pas l’amer, qu’il ſait dans la ſuite quand il vient à parler, que l’abſinthe & les dragées ne ſont pas la même choſe.

§. 16. Un Enfant ne vient à connoître que trois & quatre ſont égaux à ſept, que lors qu’il eſt capable de compter jusqu’à ſept, qu’il a acquis l’idée de ce qu’on nomme égalité, & qu’il ſait comment on la nomme. Du reſte, quand il en eſt venu là, dès qu’on lui dit, que trois & quatre ſont égaux à ſept, il n’a pas plûtôt compris le ſens de ces paroles, qu’il donne ſon conſentement à cette Propoſition, ou pour mieux dire, qu’il en apperçoit la vérité. Mais s’il y acquieſce ſi facilement alors, ce n’eſt point à cauſe que c’eſt une vérité innée. Et s’il avoit differé juſqu’à ce tems-là à y donner ſon conſentement, ce n’étoit pas non plus, à cauſe qu’il n’avoit point encore l’uſage de la Raiſon. Mais plûtôt, il reçoit cette Propoſition, parce qu’il reconnoît la vérité renfermée dans ces paroles, trois & quatre ſont égaux à ſept, dès qu’il a dans l’Eſprit les idées claires & diſtinctes qu’elles signifient. Par conſéquent, il connoît la vérité de cette Propoſition ſur les mêmes fondemens, & de la même maniére, qu’il ſavoit auparavant, que la Verge & une Ceriſe ne ſont pas la même choſe : & c’eſt encore ſur les mêmes fondemens qu’il peut venir à connoître dans la ſuite, Qu’il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps, comme nous le ferons voir plus amplement ailleurs. De ſorte que plus tard on vient à connoître les idées générales dont ces Maximes ſont compoſées, ou à ſavoir la ſignification des termes généraux dont on ſe ſert pour les exprimer, ou à raſſembler dans ſon Eſprit les idées que ces termes repréſentent ; plus tard auſſi l’on donne ſon conſentement à ces Maximes, dont les termes auſſi bien que les idées qu’ils repréſentent, n’étant pas plus innez que ceux de Chat ou de Belette, il faut attendre que le temps & les reflexions que nous pouvons faire ſur ce qui ſe passe devant nos yeux, nous en donnent la connoiſſance : & c’eſt alors qu’on ſera capable de connoître la vérité de ces Maximes, dès la prémiére occaſion qu’on aura de joindre ces idées dans ſon Eſprit, & de remarquer ſi elles conviennent ou ne conviennent point enſemble, ſelon qu’elles ſont exprimées dans ces Propoſitions. D’où il s’enſuit qu’un homme ſait, que dix-huit & dix-neuf ſont égaux à trente-sept, avec la même évidence qu’il ſait qu’un & deux ſont égaux à trois, mais qu’un Enfant ne connoît pourtant pas la prémiére Propoſition ſi-tôt que la ſeconde ; ce qui ne vient pas de ce que l’uſage de la Raiſon lui manque, mais de ce qu’il n’a pas ſi-tôt formé les idées ſignifiées par les mots dix-huit, dix-neuf, & trente-sept, que celles qui ſont exprimées par les mots un, deux, & trois.

§. 17.De ce qu’on reçoit ces Maximes dès qu’elles ſont propoſées & conçuës, il ne s’enſuit pas qu’elles ſoient innées. La raiſon qu’on tire du conſentement général pour faire voir qu’il y a des véritez innées, ne pouvant point ſervir à le prouver, & ne mettant aucune différence entre les véritez qu’on ſuppoſe innées, & pluſieurs autres dont on acquiert la connoiſſance dans la ſuite, cette raiſon, dis-je, venant à manquer, les Défenſeurs de cette Hypotheſe ont prétendu conſerver aux Maximes qu’ils nomment innées, le privilége d’être reçuës d’un conſentement général, en ſoûtenant que, dès que ces Maximes ſont propoſées, & qu’on entend la ſignification des termes qui ſervent à les exprimer, on les adopte ſans peine. Voyant, dis-je, que tous les hommes, & même les Enfans, donnent leur conſentement à ces Propoſitions, auſſi-tôt qu’ils entendent & comprennent les mots dont on ſe ſert pour les exprimer, ils s’imaginent que cela ſuffit pour prouver que ces Propoſitions ſont innées. Comme les hommes ne manquent jamais de les reconnoître pour des veritez indubitables dès qu’ils en ont compris les termes, les Défenſeurs des idées innées voudroient conclurre de là, qu’il eſt évident que ces Propoſitions étoient auparavant imprimées dans l’Entendement, puis qu’à la prémiére ouverture qui en eſt faite à l’Eſprit, il les comprend ſans que perſonne les lui enſeigne, & y donne ſon conſentement ſans jamais les revoquer en doute.

§. 18.Ce conſentement prouveroit que ces Propoſitions, Un & deux ſont égaux à trois, Le Doux n’eſt point l’Amer, & mille autres ſemblables, ſeroient innées. Pour répondre à cette Difficulté, je demande à ceux qui défendent de la ſorte les idées innées, ſi ce conſentement que l’on donne à une Propoſition, dès qu’on l’a entenduë, eſt un caractére certain d’un Principe inné ? S’ils diſent que non, c’eſt en vain qu’ils employent cette preuve ; & s’ils répondent qu’oui, ils ſeront obligez de reconnoître pour Principes innez toutes les Propoſitions dont on reconnoît la vérité dès qu’on les entend prononcer, c’eſt-à-dire un très-grand nombre. Car s’ils poſent une fois que les véritez qu’on reçoit dès qu’on les entend dire, & qu’on les comprend, doivent paſſer pour autant de Principes innez, il faut qu’ils reconnoiſſent en même tems que pluſieurs Propoſitions qui regardent les nombres ſont innées, comme celles-ci, Un & deux ſont égaux à trois, Deux & deux ſont égaux à quatre, & quantité d’autres ſemblables Propoſitions d’Arithmetique, que chacun reçoit dès qu’il les entend dire, & qu’il comprend les termes dont on ſe ſert pour les exprimer. Et ce n’eſt pas là un privilége attaché aux Nombres & aux différens Axiomes qu’on en peut compoſer : on rencontre auſſi dans la Phyſique & dans toutes les autres Sciences, des Propoſitions auxquelles on acquieſce infailliblement dès qu’on les entend. Par exemple, cette Propoſition, Deux Corps ne peuvent pas être en un même lieu à la fois, eſt une vérité dont on n’eſt pas autrement perſuadé que des Maximes ſuivantes, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps : Le blanc n’eſt pas le rouge : Un Quarré n’eſt pas un Cercle : La couleur jaune n’eſt pas la douceur. Ces Propoſitions dis-je, & un million d’autres ſemblables, ou du moins toutes celles dont nous avons des idées diſtinctes, ſont du nombre de celles que tout homme de bon ſens & qui entend les termes dont on ſe ſert pour les exprimer, doit recevoir néceſſairement, dès qu’il les entend prononcer. Si donc les Partiſans des Idées innées veulent s’en tenir à leur propre Règle, & poſer pour marque d’une vérité innée le conſentement qu’on lui donne, dès qu’on l’entend & qu’on comprend les termes qu’on employe pour l’exprimer, ils ſeront obligez de reconnoître, qu’il y a non ſeulement autant de Propoſitions innées que d’idées diſtinctes dans l’Eſprit des Hommes, mais même autant que les Hommes peuvent faire de Propoſitions, dont les idées différentes ſont niées l’une de l’autre. Car chaque Propoſition, qui eſt compoſée de deux différentes idées dont l’une eſt niée de l’autre, ſera auſſi certainement reçuë comme indubitable, dès qu’on l’entendra pour la prémiére fois & qu’on en comprendra les termes, que cette Maxime générale, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps ; ou que celle-ci, qui en eſt le fondement, & qui eſt encore plus aiſée à entendre, Ce qui eſt la même choſe, n’eſt pas different : & à ce compte, il faudra qu’ils reçoivent pour véritez innées un nombre infini de Propoſitions de cette ſeule eſpèce, ſans parler des autres. Ajoûtez à cela, qu’une Propoſition ne pouvant être innée, à moins que les idées dont elle eſt compoſée, ne le ſoient auſſi, il faudra ſuppoſer que toutes les idées que nous avons des Couleurs, des Sons, des Goûts, des Figures, &c. ſont innées : ce qui ſeroit la choſe du monde la plus contraire à la Raison & à l’Experience. Le conſentement qu’on donne ſans peine à une Propoſition dès qu’on l’entend prononcer & qu’on en comprend les termes, eſt, ſans doute, une marque que cette Propoſition eſt évidente par elle-même : mais cette évidence, qui ne dépend d’aucune impreſſion innée, mais de quelque autre choſe, comme nous le ferons voir dans la ſuite, appartient à pluſieurs Propoſitions, qu’il ſeroit abſurde de regarder comme des véritez innées, & que perſonne ne s’eſt encore aviſé de faire paſſer pour telles.

§. 19.De telles Propoſitions moins générales, ſont plûtôt connuës que les Maximes univerſelles, qu’on veut faire paſſer pour innées. Et qu’on ne diſe pas, que ces Propoſitions particulières, & évidente par elles-mêmes, dont on reconnoit la vérité dès qu’on les entend prononcer, comme Qu’un & deux ſont égaux à trois, Que le Verd n’eſt pas le Rouge, &c. ſont reçuës comme des conſéquences de ces autres Propoſitions plus générales qu’on regarde comme autant de Principes innez : Car tous ceux qui prendront la peine de reflêchir ſur ce qui ſe paſſe dans l’Entendement, lors qu’on commence à en faire quelque uſage, trouveront infailliblement que ces Propoſitions particulières, ou moins générales, ſont reconnuës & reçuës comme des véritez indubitables par des perſonnes qui n’ont aucune connoiſſance de ces Maximes plus générales. D’où il s’enſuit évidemment, que, puis que ces Propoſitions particuliéres se rencontrent dans leur Eſprit plûtôt que ces Maximes qu’on nomme prémiers Principes, ils ne pourroient recevoir ces Propoſitions particuliéres comme ils font, dès qu’ils les entendent prononcer pour la prémiére fois, s’il étoit vrai que ce ne fuſſent que des conſéquences de ces prémiers Principes.

§. 20. Si l’on replique, que ces Propoſitions, Deux & deux ſont égaux à quatre, Le Rouge n’eſt pas le Bleu, &c. ne ſont pas des Maximes générales, & dont on puiſſe faire un fort grand uſage, je répons, que cette inſtance ne touche en aucune maniére l’argument qu’on veut tirer du Conſentement univerſel qu’on donne à une Propoſition dès qu’on l’entend dire & qu’on en comprend le ſens. Car ſi ce Conſentement eſt une marque aſſûrée d’une Propoſition innée, toute Propoſition qui eſt généralement reçuë dès qu’on l’entend dire & qu’on la comprend, doit paſſer pour une Propoſition innée, tout auſſi bien que cette Maxime, Il est impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même tems : puis qu’à cet égard, elles ſont dans une parfaite égalité. Quant à ce que cette derniére Maxime eſt plus générale, tant s’en faut que cela la rende plûtôt innée, qu’au contraire c’eſt pour cela même qu’elle eſt plus éloignée de l’être. Car les idées générales & abſtraites étant d’abord plus étrangéres à notre Eſprit que les idées des Propoſitions particuliéres qui ſont évidentes par elles-mêmes, elles entrent par conſéquent plus tard dans un Eſprit qui commence à ſe former. Et pour ce qui eſt de l’utilité de ces Maximes tant vantées, on verra peut-être qu’elle n’eſt pas ſi conſiderable qu’on ſe l’imagine ordinairement, lors que nous examinerons plus particulierement en ſon lieu, quel eſt le fruit qu’on peut recueillir de ces Maximes.

§. 21.Ce qui prouve que les Propoſitions qu’on appelle innées ne le ſont pas, c’eſt qu’elles ne ſont connues qu’après qu’on les a propoſées. Mais il reſte encore une choſe à remarquer ſur le conſentement qu’on donne à certaines Propoſitions, dès qu’on les entend prononcer & qu’on en comprend le ſens, c’eſt que, bien loin que ce conſentement faſſe voir que ces Propoſitions ſoient innées, c’eſt juſtement une preuve du contraire ; car cela ſuppoſe que des gens, qui ſont inſtruits de diverſes choſes, ignorent ces Principes juſqu’à ce qu’on les leur ait propoſez, & que perſonne ne les connoît avant que d’en avoir ouï parler. Or ſi ces véritez étoient innées, quelle néceſſité y auroit-il de les propoſer, pour les faire recevoir ? Car étant déja gravées dans l’Entendement par une impreſſion naturelle & originale, (ſuppoſé qu’il y eût une telle impreſſion, comme on le prétend) elles ne pourroient qu’être déja connuës. Dira-t-on qu’en les propoſant on les imprime plus nettement dans l’Eſprit que la Nature n’avoit ſu faire ? Mais ſi cela eſt, il s’enſuivra de là, qu’un homme connoît mieux ces véritez, après qu’on les lui a enſeignées, qu’il ne faiſoit auparavant. D’où il faudra conclurre, que nous pouvons connoître ces Principes d’une maniére plus évidente, lors qu’ils nous ſont expoſez par d’autres hommes, que lors que la Nature ſeule les a imprimez dans notre Eſprit, ce qui s’accorde fort mal avec ce qu’on dit qu’il y a des Principes innez, rien n’étant plus propre à en affoiblir l’autorité. Car dès-là, ces Principes deviennent incapables de ſervir de fondement à toutes nos autres connoiſſances, quoi qu’en veuillent dire les Partiſans des Idées innées, qui leur attribuent cette prérogative.

A la vérité, l’on ne peut nier que les Hommes ne connoiſſent pluſieurs de ces véritez, évidentes par elles-mêmes, dès qu’elles leur ſont propoſées : mais il n’eſt pas moins évident, que tout homme à qui cela arrive, eſt convaincu en lui-même que dans ce même temps-là il commence à connoître une Propoſition qu’il ne connoiſſoit pas auparavant, & qu’il ne revoque plus en doute dès ce moment. Du reſte, s’il y acquieſce ſi promptement, ce n’eſt point à cauſe que cette Propoſition étoit gravée naturellement dans ſon Eſprit, mais parce que la conſideration même de la nature des choſes exprimées par les paroles que ces ſortes de Propoſitions renferment, ne lui permet pas d’en juger autrement, de quelque maniére & en quelque temps qu’il vienne à y reflechir. Que ſi l’on doit regarder comme un Principe inné, chaque Propoſition à laquelle on donne ſon conſentement, dès qu’on l’entend prononcer pour la prémiére fois, & qu’on en comprend les termes, toute obſervation qui fondée légitimement ſur des experiences particuliéres, fait une règle générale, devra donc auſſi paſſer pour innée. Cependant, il eſt certain que ces obſervations ne ſe préſentent pas d’abord indifferemment à tous les hommes, mais ſeulement à ceux qui ont le plus de pénétration : lesquels les réduiſent enſuite en Propoſitions générales, nullement innées, mais déduites de quelque connoiſſance précedente, & de la reflexion qu’ils ont faite ſur des exemples particuliers. Mais ces Maximes une fois établies par de curieux obſervateurs, de la maniére que je viens de dire, ſi on les propoſe à d’autres hommes qui ne ſont point portez d’eux-mêmes à cette eſpèce de recherche, ils ne peuvent refuſer d’y donner auſſi-tôt leur conſentement.

§. 22.Si l’on dit qu’elles ſont connuës implicitement avant que d’être propoſées, ou cela ſignifie que l’Eſprit eſt capable de les comprendre, ou il ne ſignifie rien. L’on dira peut-être, que l’Entendement n’avoit pas une connoiſſance explicite de ces Principes, mais ſeulement implicite, avant qu’on les lui propoſât pour la premiére fois. C’eſt en effet ce que ſont obligez de dire tous ceux qui ſoutiennent, que ces Principes ſont dans l’Entendement avant que d’être connus. Mais il n’eſt pas facile de concevoir ce que ces perſonnes entendent par un Principe gravé dans l’Entendement d’une maniére implicite, à moins qu’ils ne veuillent dire par-là, Que l’Ame eſt capable de comprendre ces ſortes de Propoſitions & d’y donner un entier conſentement. En ce cas-là, il faut reconnoître toutes les Démonſtrations Mathematiques pour autant de véritez gravées naturellement dans l’Eſprit, auſſi bien que les prémiers Principes. Mais c’eſt à quoi, ſi je ne me trompe, ne conſentiront pas aiſément ceux qui voyent par experience qu’il eſt plus difficile de démontrer une Propoſition de cette nature, que d’y donner ſon conſentement après qu’elle a été démontrée ; & il ſe trouvera fort peu de Mathematiciens qui ſoient diſpoſez à croire que toutes les Figures qu’ils ont tracées, n’étoient que des copies d’autant de Caractères innez, que la Nature avoit gravez dans leur Ame.

§. 23.La conſéquence qu’on veut tirer de ce qu’on reçoit ces Propoſitions, dès qu’on les entend dire, eſt fondée ſur cette fauſſe ſuppoſition, qu’en apprenant ces Propoſitions on n’apprend rien de nouveau. Il y a un ſecond défaut, ſi je ne me trompe, dans cet Argument par lequel on prétend prouver, que les Maximes que les Hommes reçoivent dès qu’elles leur ſont propoſées doivent paſſer pour innées, parce que ce ſont des Propoſitions auxquelles ils donnent leur conſentement ſans les avoir appriſes auparavant, & ſans avoir été portez à les recevoir par la force d’aucune preuve ou démonſtration précedente, mais par la ſimple explication ou intelligence des termes. Il me ſemble, dis-je, que cet Argument eſt appuyé ſur cette fauſſe ſuppoſition, que ceux à qui on propoſe ces Maximes pour la prémiére fois n’apprennent rien qui leur ſoit entierement nouveau : quoi qu’en effet on leur enſeigne des choſes qu’ils ignoroient abſolument, avant que de les avoir appriſes. Car prémiérement, il eſt viſible qu’ils ont appris les termes dont on ſe ſert pour exprimer ces Propoſitions, & la ſignification de ces termes : deux choſes qui n’étoient point nées avec eux. De plus, les idées que ces Maximes renferment, ne naiſſent point avec eux, non plus que les termes qu’on employe pour les exprimer, mais ils les acquierent dans la ſuite, après en avoir appris les noms. Puis donc que dans toutes les Propoſitions auxquelles les hommes donnent leur conſentement dès qu’ils les entendent dire pour la prémiére fois, il n’y a rien d’inné, ni les termes qui expriment ces Propoſitions, ni l’uſage qu’on en fait pour déſigner les idées que ces Propoſitions renferment, ni enfin les idées que ces termes ſignifient, je ne ſaurois voir ce qui reste d’inné dans ces ſortes de Propoſitions. Que ſi quelqu’un peut trouver une Propoſition dont les termes ou les idées ſoient innées, il me feroit un ſingulier plaiſir de me l’indiquer.

C’eſt par dégrez que nous acquerons des Idées, que nous apprenons les termes dont on ſe ſert pour les exprimer, & que nous venons à connoître la veritable liaiſon qu’il y a entre ces Idées. Après quoi, nous n’entendons pas plûtôt les Propoſitions exprimées par les termes dont nous avons appris la ſignification, & dans leſquelles paroît la convenance ou la diſconvenance qu’il y a entre nos idées lors qu’elles ſont jointes enſemble, que nous y donnons notre conſentement, quoi que dans le même temps nous ne ſoyons point du tout capables de recevoir d’autres Propoſitions, qui auſſi certaines & auſſi évidentes en elles-mêmes que celles-là, ſont compoſées d’idées qu’on n’acquiert pas de ſi bonne heure, ni avec tant de facilité. Ainſi, quoi qu’un Enfant commence bientôt à donner ſon conſentement à cette Propoſition, Une Pomme n’eſt pas du Feu : ſavoir dès qu’il a acquis, par l’uſage ordinaire, les idées de ces deux differentes choſes, gravées diſtinctement dans ſon Eſprit, & qu’il a appris les noms de Pomme & de Feu qui ſervent à exprimer ces idées : cependant ce même Enfant ne donnera peut-être ſon conſentement, que quelques années après, à cette autre Propoſition, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Parce que, bien que les mots qui expriment cette derniére Propoſition, ſoient peut-être auſſi faciles à apprendre que ceux de Pomme & de Feu, cependant comme la ſignification en eſt plus étenduë & plus abſtraite que celle des noms deſtinez à exprimer ces choſes ſenſibles qu’un Enfant a occaſion de connoître, il n’apprend pas ſi-tôt le ſens précis de ces termes abſtraits, & il lui faut effectivement plus de temps, pour former clairement dans ſon Eſprit les idées générales qui ſont exprimées par ces termes. Jusque-là, c’eſt en vain que vous tâcherez de faire recevoir à un Enfant une Propoſition compoſée de ces ſortes de termes généraux : car avant qu’il aît acquis la connoiſſance des idées qui ſont renfermées dans cette Propoſition, & qu’il ait appris les noms qu’on donne à ces idées, il ignore abſolument cette Propoſition, auſſi bien que cette autre dont je viens de parler, Une Pomme n’eſt pas du Feu, ſuppoſé qu’il n’en connoiſſe pas non plus les termes ni les idées : il ignore, dis-je, ces deux Propoſitions également, & cela, par la même raiſon, c’eſt-à-dire parce que pour porter un jugement il faut qu’il trouve que les idées qu’il a dans l’Eſprit, conviennent ou ne conviennent pas entre elles, ſelon que les mots qui ſont employez pour les exprimer, ſont affirmez ou niez l’un de l’autre dans une certaine Propoſition. Or ſi on lui donne à conſiderer des Propoſitions conçuës en des termes, qui expriment des Idées qui ne ſoient point encore dans ſon Eſprit, il ne donne ni ne refuſe ſon conſentement à ces ſortes de Propoſitions, ſoit qu’elles ſoient évidemment vrayes ou évidemment fauſſes, mais il les ignore entierement. Car comme les mots ne ſont que de vains ſons pendant tout le temps qu’ils ne ſont pas des ſignes de nos idées, nous ne pouvons en faire le ſujet de nos penſées, qu’entant qu’ils répondent aux idées que nous avons dans l’Eſprit. Il suffit d’avoir dit cela en paſſant comme une raiſon qui m’a porté à revoquer en doute les Principes qu’on appelle innez : car du reſte je ferai voir plus au long, dans le Livre ſuivant, Quelle eſt l’origine de nos connoiſſances, Par quelle voye notre Eſprit vient à connoître les choſes ; & Quels ſont les fondemens des differens dégrez d’aſſentiment que nous donnons aux diverſes véritez que nous embraſſons.

§. 24.Les Propoſitions qu’on veut faire paſſer pour innées, ne le ſont point, parce qu’elles ne ſont pas univerſellement reçuës. Enfin pour conclurre ce que j’ai à propoſer contre l’Argument qu’on tire du Conſentement univerſel, pour établir des Principes innez, je conviens avec ceux qui s’en ſervent, Que ſi ces Principes ſont innez, il faut néceſſairement qu’ils ſoient reçus d’un conſentement univerſel. Car qu’une vérité ſoit innée, & que cependant on n’y donne pas ſon conſentement, c’eſt à mon égard une choſe auſſi difficile à entendre, que de concevoir qu’un homme connoiſſe, & ignore une certaine vérité dans le même temps. Mais cela poſe, les Principes qu’ils nomment innez, ne ſauroient etre innez, de leur propre aveu, puis qu’ils ne ſont pas reçus de ceux qui n’entendent pas les termes qui ſervent à les exprimer, ni par une grande partie de ceux qui, bien qu’ils les entendent, n’ont jamais ouï parler de ces Propoſitions, & n’y ont jamais ſongé : ce qui, je penſe, comprend pour le moins la moitié du Genre Humain. Mais quand bien le nombre de ceux qui ne connoiſſent point ces ſortes de Propoſitions, ſeroit beaucoup moindre, quand il n’y auroit que les Enfans qui les ignoraſſent, cela ſuffiroit pour détruire ce conſentement univerſel dont on parle ; & pour faire voir par conſéquent, que ces Propoſitions ne ſont nullement innées.

§. 25.Elles ne ſont pas connuës avant toute autre choſe. Mais afin qu’on ne m’accuſe pas de fonder des raiſonnemens ſur les penſées des Enfans qui nous ſont inconnuës, & de tirer des concluſions de ce qui ſe paſſe dans leur Entendement, avant qu’ils faſſent connoître eux-mêmes ce qui s’y paſſe effectivement, j’ajoûterai que les deux ** Il est impoſſible qu’une choſe ſoit, & ne ſoit pas en même temps, &, Ce qui eſt la même choſe n’eſt pas different. Propoſitions générales dont nous avons parlé ci-deſſus, ne ſont point des veritez qui ſe trouvent les prémiéres dans l’Eſprit des Enfans, & qu’elles ne précedent point toutes les notions acquiſes, & qui viennent de dehors, ce qui devroit être, ſi elles étoient innées. De ſavoir ſi on peut, ou ſi on ne peut point déterminer le temps auquel les Enfans commencent à penſer, c’eſt dequoi il ne s’agit pas préſentement : mais il eſt certain qu’il y a un temps auquel les Enfans commencent à penſer : leurs diſcours & leurs actions nous en aſſûrent inconteſtablement. Or ſi les Enfans ſont capables de penſer, d’acquerir des connoiſſances, & de donner leur conſentement à differentes véritez, peut-on ſuppoſer raiſonnablement, qu’ils puiſſent ignorer les Notions que la Nature a gravées dans leur Eſprit, ſi ces Notions y ſont effectivement empreintes ? Peut-on s’imaginer avec quelque apparence de raiſon, qu’ils reçoivent des impreſſions des choſes extérieures, & qu’en même temps ils méconnoiſſent ces caractéres que la Nature elle-même a pris ſoin de graver dans leur Ame ? Eſt-il poſſible que recevant des Notions qui leur viennent du dehors, & y donnant leur conſentement, ils n’ayent aucune connoiſſance de celles qu’on ſuppoſe être nées avec eux, & faire comme partie de leur Eſprit, où elles ſont empreintes en caractéres ineffaçables pour ſervir de fondement & de règle à toutes leurs connoiſſances acquiſes, & à tous les raiſonnemens qu’ils feront dans la ſuite de leur vie ? Si cela étoit, la Nature ſe ſeroit donné de la peine fort inutilement, ou du moins elle auroit mal gravé ces caractéres, puis qu’ils ne ſauroient être apperçûs par des yeux qui voyent fort bien d’autres choſes. Ainſi c’eſt fort mal à propos qu’on ſuppoſe que ces Principes qu’on veut faire paſſer pour innez, ſont les rayons les plus lumineux de la Vérité & les vrais fondemens de toutes nos connoiſſances, puis qu’ils ne ſont pas connus avant toute autre choſe, & que l’on peut acquerir, ſans leur ſecours, une connoiſſance indubitable de pluſieurs autres véritez. Un Enfant, par exemple, connoît fort certainement, que ſa Nourrice n’eſt point le Chat avec lequel il badine, ni le Negre dont il a peur. Il ſait fort bien, que le Semencontra ou la Moûtarde dont il refuſe de manger, n’eſt point la Pomme ou le Sucre qu’il veut avoir. Il ſait, dis-je, cela très-certainement, & en est fortement perſuadé, ſans en douter le moins du monde. Mais qui oſeroit dire, que c’eſt en vertu de ce Principe, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps, qu’un Enfant connoît ſi ſûrement ces choſes & toutes les autres qu’il ſait ? Se trouveroit-il même quelqu’un qui oſât ſoûtenir, qu’un Enfant aît aucune idée, ou aucune connoiſſance de cette Propoſition dans un âge, où cependant on voit évidemment qu’il connoît pluſieurs autres véritez ? Que s’il y a des gens qui oſent aſſûrer que les Enfans ont des idées de ces Maximes générales & abſtraites dans le temps qu’ils commencent à connoître leurs Jouëts & leurs Poupées, on pourroit peut-être dire d’eux, ſans leur faire grand tort, qu’à la vérité ils ſont fort zélez pour leur ſentiment, mais qu’ils ne défendent point avec cette aimable ſincerité qu’on découvre dans les Enfans.

§. 26.Par conſéquent elles ne ſont point innées. Donc, quoi qu’il y ait pluſieurs Propoſitions générales qui ſont toujours reçûës avec un entier conſentement dès qu’on les propoſe à des perſonnes qui ſont parvenuës à un âge raiſonnable, & qui étant accoûtumées à des idées abſtraites & univerſelles, ſavent les termes dont on ſe ſert pour les exprimer, cependant, comme ces véritez ſont inconnuës aux Enfans dans le temps qu’ils connoiſſent d’autres choſes, on ne peut point dire qu’elles ſoient reçûës d’un conſentement univerſel de tout Etre doué d’intelligence, & par conſéquent on ne ſauroit ſuppoſer en aucune maniére, qu’elles ſoient innées. Car il eſt impoſſible qu’une vérité innée (s’il y en a de telles) puiſſe être inconnuë, du moins à une perſonne qui connoît déja quelque autre choſe, parce que s’il y a des véritez innées, il faut qu’il y ait des penſées innées : car on ne ſauroit concevoir qu’une vérité ſoit dans l’Eſprit, ſi l’Eſprit n’a jamais penſé à cette vérité. D’où il s’enſuit évidemment, que s’il y a des véritez innées, il faut de néceſſité que ce ſoient les premiers Objets de la penſée, la prémiére choſe qui paroiſſe dans l’Eſprit.

§. 27.Elles ne ſont point innées, parce qu’elles paroiſſent moins, où elles devroient ſe montrer avec plus d’éclat. Or que ces Maximes générales, dont nous avons parlé juſques ici, ſoient inconnuës aux Enfans, aux Imbecilles, & à une grande partie du Genre Humain, c’eſt ce que nous avons déja ſuffiſamment prouvé : d’où il paroît évidemment, que ces ſortes de Maximes ne ſont pas reçuës d’un conſentement univerſel ; & qu’elles ne ſont point naturellement gravées dans l’Eſprit des Hommes. Mais on peut tirer de là une autre preuve contre le ſentiment de ceux qui prétendent que ces Maximes ſont innées, c’eſt que, ſi c’étoient autant d’impreſſions naturelles & originales, elles devroient paroître avec plus d’éclat dans l’Eſprit de certaines Perſonnes, où cependant nous n’en voyons aucune trace. Ce qui eſt, à mon avis, une ſorte de préſomption que ces Caractéres ne ſont point innez, puis qu’ils ſont moins connus de ceux en qui ils devroient ſe faire voir avec plus d’éclat, s’ils étoient effectivement innez. Je veux parler des Enfans, des Imbecilles, des Sauvages, & des gens ſans Lettres : car de tous les hommes ce ſont ceux qui ont l’Eſprit moins alteré & corrompu par la coûtume & par des opinions étrangéres. Le Savoir & l’Education n’ont point fait prendre une nouvelle forme à leurs prémiéres penſées, ni brouillé ces beaux caractéres, gravez dans leur Ame par la Nature même, en les mêlant avec des Doctrines étrangéres & acquiſes par art. Cela poſé, l’on pourroit croire raiſonnablement, que ces Notions innées devroient ſe faire voir aux yeux de tout le monde dans ces ſortes de perſonnes, comme il eſt certain qu’on s’apperçoit ſans peine des penſées des Enfans. On devroit ſur-tout s’attendre à reconnoître diſtinctement ces ſortes de Principes dans les Imbecilles : car ces Principes étant gravez immédiatement dans l’Ame, ſi l’on en croit les Partiſans des idées innées, ils ne dépendent point de la conſtitution du Corps ou de la differente diſpoſition de ſes organes, en quoi conſiſte, de leur propre aveu, toute la difference qu’il y a entre ces pauvres Imbecilles, & les autres hommes. On croiroit, dis-je, à raiſonner ſur ce Principe, que tous ces rayons de lumiére, tracez naturellement dans l’Ame, (ſuppoſé qu’il y en eût de tels) devroient paroître avec tout leur éclat dans ces perſonnes qui n’employent aucun déguiſement ni aucun artifice pour cacher leurs penſées : de ſorte qu’on devroit découvrir plus aiſément en eux ces premiers rayons, qu’on ne s’apperçoit du penchant qu’ils ont au plaiſir, & de l’averſion qu’ils ont pour la douleur. Mais il s’en faut bien que cela ſoit ainſi : car je vous prie, quelles Maximes générales, quels Principes univerſels découvre-t-on dans l’Eſprit des Enfans, des Imbecilles, des Sauvages, & des gens groſſiers & ſans Lettres ? On n’en voit aucune trace. Leurs idées ſont en petit nombre, & fort bornées ; & c’eſt uniquement à l’occaſion des Objets qui leur ſont le plus connus & qui font de plus fréquentes & de plus fortes impreſſions ſur leurs Sens, que ces idées leur viennent dans l’Eſprit. Un Enfant connoît ſa Nourrice & ſon Berceau ; & inſenſiblement, il vient à connoître les différentes choſes qui ſervent à ſes jeux, à meſure qu’il avance en âge. De même un jeune Sauvage a peut-être la tête remplie d’idées d’Amour et de Chaſſe, ſelon que ces choſes ſont en uſage parmi ſes ſemblables. Mais ſi l’on s’attend à voir dans l’Eſprit d’un jeune Enfant ſans inſtruction, ou d’un groſſier habitant des Bois, ces Maximes abſtraites & ces prémiers Principes des Sciences, on ſera fort trompé, à mon avis. Dans les Cabanes des Indiens on ne parle guere de ces ſortes de Propoſitions générales ; & elles entrent encore moins dans l’Eſprit des Enfans, & dans l’Ame de ces pauvres Innocens en qui il ne paroît aucune étincelle d’eſprit. Mais où elles ſont connuës ces Maximes, c’eſt dans les Ecoles & dans les Academies où l’on fait profeſſion de Science, & où l’on eſt accoûtumé à une eſpèce de Savoir & à des entretiens qui conſiſtent dans des diſputes ſur des matiéres abſtraites. C’eſt dans ces lieux-là, dis-je, qu’on connoit ces Propoſitions, parce qu’on peut s’en ſervir à argumenter dans les formes, & à réduire au ſilence ceux contre qui l’on diſpute, quoi que dans le fond elles ne contribuent pas beaucoup à découvrir la Vérité, ou à faire faire des progrès dans la connoiſſance des choſes. Mais j’aurai occaſion de montrer * * Voy. Liv. IV. ch. 7. ailleurs plus au long, combien ces ſortes de Maximes ſervent peu à faire connoître la Vérité.

§. 28. Au reſte, je ne ſai quel jugement porteront de mes raiſons ceux qui ſont exercez dans l’art de démontrer une Vérité. Je ne ſai, dis-je, ſi elles leur paroîtront abſurdes. Apparemment, ceux qui les entendront pour la prémiére fois, auront d’abord de la peine à s’y rendre : c’eſt pourquoi je les prie de ſuſpendre un peu leur jugement ; & de ne pas me condamner avant d’avoir ouï ce que j’ai à dire dans la ſuite de ce Diſcours. Comme je n’ai d’autre vûë que de trouver la Vérité, je ne ſerai nullement fâché d’être convaincu d’avoir fait trop de fond ſur mes propres raiſonnemens : Inconvenient, dans lequel je reconnois que nous pouvons tous tomber, lors que nous nous échauffons la tête à force de penſer à quelque ſujet avec trop d’application.

Quoi qu’il en ſoit, je ne ſaurois voir, juſqu’ici, ſur quel fondement on pourroit faire paſſer pour des Maximes innées ces deux célèbres Axiomes ſpéculatifs, Tout ce qui eſt, eſt ; &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps : puis qu’ils ne ſont pas univerſellement reçus ; & que le conſentement général qu’on leur donne, n’eſt en rien différent de celui qu’on donne à pluſieurs autres Propoſitions qu’on convient n’être point innées ; & enfin, puis que ce conſentement eſt produit par une autre voye, & nullement par une impreſſion naturelle, comme j’eſpere de le faire voir dans le ſecond Livre. Or ſi ces deux célèbres Principes ſpéculatifs ne ſont point innez, je suppoſe, ſans qu’il ſoit néceſſaire de le prouver, qu’il n’y a point d’autre Maxime de pure ſpéculation qu’on ait droit de faire paſſer pour innée.