Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 2/Chapitre 16

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 154-158).


CHAPITRE XVI.

Du Nombre.


§. 1.Le Nombre eſt la plus ſimple & la plus univerſelle de toutes nos Idées.
COmme parmi toutes les Idées que nous avons, il n’y en a aucune qui nous ſoit ſuggerée par plus de voyes que celle de l’Unité, auſſi n’y en a-t-il point de plus ſimple. Il n’y a, dis-je, aucune apparence de variété ou de compoſition dans cette Idée ; & elle ſe trouve jointe à chaque Objet qui frappe nos Sens, à chaque idée qui ſe préſente à notre Entendement, & à chaque penſée de notre Eſprit. C’eſt pourquoi il n’y en a point qui nous ſoit plus familiére, comme c’eſt auſſi la plus univerſelle de nos Idées dans le rapport qu’elle a avec toutes les autres choſes ; car le Nombre s’applique aux Hommes, aux Anges, aux actions, aux penſées, en un mot, à tout ce qui exiſte, ou qui peut être imaginé.

§. 2.Les Modes du Nombre ſe font par voye d’Addition. En repetant cette idée de l’Unité dans notre Eſprit, & ajoûtant ces répétitions enſemble, nous venons à former les Modes ou Idées complexes du Nombre. Ainſi en ajoûtant un à un, nous avons l’idée complexe d’une douzaine ; ainſi d’une centaine, d’un million, ou de tout autre nombre.

§. 3.Chaque Mode exactement diſtinct dans le Nombre. De tous les Modes ſimples il n’y en a point de plus diſtincts que ceux du Nombre, la moindre variation, qui eſt l’unité, rendant chaque combinaiſon auſſi clairement diſtincte de celle qui en approche le plus près, que de celle qui en eſt la plus éloignée, deux étant auſſi diſtinct d’un, que de deux cens ; & l’idée de deux auſſi diſtincte de celle de trois, que la grandeur de toute la Terre eſt diſtincte de celle d’un Ciron. Il n’en eſt pas de même à l’égard des autres modes ſimples, dans leſquels il ne nous eſt pas ſi aiſé, ni peut-être poſſible de mettre de la diſtinction entre deux idées approchantes, quoi qu’il y aît une différence réelle entre elles. Car qui voudroit entreprendre de trouver de la différence entre la blancheur de ce Papier & celle qui en approche d’un dégré, ou qui pourroit former des idées diſtinctes du moindre excès de grandeur en differentes portions d’Etenduë ?

§. 4.Les Demonſtrations dans les Nombres ſont plus préciſes. Or de ce que chaque Mode du Nombre paroit ſi clairement diſtinct de tout autre, de ceux-là même qui en approchant de plus près, je ſuis porté à conclurre que, ſi les Démonſtrations dans les Nombres ne ſont pas plus évidentes & plus exactes que celles qu’on fait ſur l’Etenduë, elles ſont du moins plus générales dans l’uſage, & plus déterminées dans l’application qu’on en peut faire. Parce que, dans les Nombres, les idées ſont & plus préciſes & plus propres à être diſtinguées les unes des autres, que dans l’Etenduë, où l’on ne peut point obſerver ou meſurer chaque égalité & chaque excès de grandeur auſſi aiſément que dans les Nombres, par la raiſon que dans l’Eſpace nous ne ſaurions arriver par la penſée à une certaine petiteſſe déterminée au delà de laquelle nous ne puiſſions aller, telle qu’eſt l’unité dans le Nombre. C’eſt-pourquoi l’on ne ſauroit découvrir la quantité ou la proportion du moindre excès de grandeur, qui d’ailleurs paroit fort nettement dans les Nombres, où, comme il a été dit, 91. eſt auſſi aiſé à diſtinguer de 90. que de 9000, quoi que 91. excede immédiatement 90. Il n’en eſt pas de même de l’Etenduë, où tout ce qui eſt quelque choſe de plus qu’un pié ou un pouce, ne peut être diſtingué de la meſure juſte d’un pié ou d’un pouce. Ainſi dans des lignes qui paroiſſent être d’une égale longueur, l’une peut être plus longue que l’autre par des parties innombrables ; & il n’y a perſonne qui puiſſe donner un Angle qui comparé à un Droit, ſoit immédiatement le plus grand, en ſorte qu’il n’y en ait point d’autre plus petit qui ſe trouve plus grand que le Droit.

§. 5.Combien il eſt néceſſaire de donner des noms aux Nombres. En repetant, comme nous avons dit, l’idée de l’Unité, & la joignant à une autre unité, nous en faiſons une Idée collective que nous nommons Deux. Et quiconque peut faire cela, & avancer en ajoûtant toûjours un de plus à la derniére idée collective qu’il a d’un certain nombre quel qu’il ſoit, & à laquelle il donne un nom particulier, quiconque, dis-je, fait cela, peut compter, ou avoir des idées de différentes collections d’Unitez, diſtinctes les unes des autres, tandis qu’il a une ſuite de noms pour déſigner les nombres ſuivans, & aſſez de mémoire pour retenir cette ſuite de nombres avec leurs differens noms : car compter n’eſt autre choſe qu’ajoûter toûjours une unité de plus, & donner au nombre total regardé comme compris dans une ſeule idée, un nom ou un ſigne nouveau ou diſtinct, par où l’on puiſſe le diſcerner de ceux qui ſont devant & après, & le diſtinguer de chaque multitude d’Unitez qui eſt plus petite ou plus grande. De ſorte que celui qui ſait ajoûter un à un & ainſi à deux, & avancer de cette maniére dans ſon calcul, marquant toûjours en lui-même, quoi que peut-être il n’en puiſſe pas connoître davantage. Car comme les différens Modes des Nombres ne ſont dans notre Eſprit que tout autant des combinaiſons d’unitez, qui ne changent point, & ne ſont capables d’aucune autre différence que du plus ou du moins, il ſemble que des noms ou des ſignes particuliers ſont plus néceſſaires à chacune de ces combinaiſons diſtinctes, qu’à aucune autre eſpèce d’Idées. La raiſon de cela eſt, que ſans de tels noms ou ſignes à peine pouvons-nous faire uſage des Nombres en comptant, ſur tout lorsque la combinaiſon eſt compoſée d’une grande multitude d’Unitez, car alors il eſt difficile d’empêcher, que de ces unitez jointes enſemble ſans qu’on ait diſtingué cette collection particulière par un nom ou un ſigne précis, il ne s’en faſſe un parfait cahos.

§. 6.Autre raiſon pour établir cette néceſſité. C’eſt là, je croi, la raiſon pourquoi certains Americains avec qui je me ſuis entretenu, & qui avoient d’ailleurs l’eſprit aſſez vif & aſſez raiſonnable, ne pouvoient en aucune maniére compter comme nous juſqu’à mille, n’ayant aucune idée diſtincte de ce nombre, quoi qu’ils puſſent compter juſqu’à vingt. C’eſt que leur Langue peu abondante, & uniquement accommodée au peu de beſoins d’une pauvre & ſimple vie, qui ne connoiſſoit ni le Negoce ni les Mathematiques, n’avoit point de mot qui ſignifiât mille, de ſorte que lorſqu’ils étoient obligez de parler de quelque grand nombre, ils montroient les cheveux de leur tête, pour marquer en général une grande multitude qu’ils ne pouvoient dénombrer : incapacité qui venoit, ſi je ne me trompe, de ce qu’ils manquoient de noms. Un *Jean de Lery, Hiſtoire d’un voyage fait en la Terre du Breſil, ch. 20. pag. . Voyageur qui a été chez les Toupinambous, nous apprend qu’ils n’avoient point de noms de nombres au deſſus de cinq ; & que lorsqu’ils vouloient exprimer quelque nombre au delà, ils montroient leurs doigts, & les doigts des autres perſonnes qui étoient avec eux. Leur calcul n’alloit pas plus loin : & je ne doute pas que nous-mêmes ne puſſions compter diſtinctement en paroles une beaucoup plus grande quantité de nombres que nous n’avons accoûtumé de faire, ſi nous trouvions ſeulement quelques dénominations propres à les exprimer ; au lieu que ſuivant le tour que nous prenons de compter par millions[1] de millions, de millions, &c. il eſt fort difficile d’aller ſans confuſion au delà de dix-huit, ou pour le plus, de vingt-quatre progreſſions decimales. Mais pour faire voir, combien des noms diſtincts nous peuvent ſervir à bien compter, ou à avoir des idées utiles des Nombres, je vais ranger toutes les figures ſuivantes dans une ſeule ligne, comme ſi c’étoient des ſignes d’un ſeul nombre :

Nonilions. Octilions. Septilions. Quintilions. Quatrilions. Trilions. Bilions. Millions. Unitez.

857324. 162486. 345896. 437147. 423147. 248106. 235421. 261734. 368149. 623137.

La maniére ordinaire de compter ce nombre en Anglois, ſeroit de repeter ſouvent de millions, de millions, de millions, &c. Or millions eſt la propre dénomination de la ſeconde ſixaine, 368 149. Selon cette maniére, il ſeroit bien mal-aiſé d’avoir aucune notion diſtincte de ce nombre : mais qu’on voye ſi en donnant à chaque ſixaine une nouvelle dénomination ſelon l’ordre dans lequel elle ſeroit placée, l’on ne pourroit point compter ſans peine ces figures ainſi rangées, & peut-être pluſieurs autres, & qu’on les fit connoître plus clairement aux autres. Je n’avance cela que pour faire voir, combien des noms diſtincts ſont néceſſaires pour compter, ſans prétendre introduire de nouveaux termes de ma façon.

§. 7.Pourquoi les Enfans ne comptent pas plûtôt, qu’ils n’ont accoûtumé de faire. Ainſi les Enfans commencent aſſez tard à compter, & ne comptent point avant, ni d’une maniere fort aſſurée que long-temps après qu’ils ont l’Eſprit rempli de quantité d’autres idées, ſoit que d’abord il leur manque des mots pour marquer les différentes progreſſions des Nombres, ou qu’ils n’ayent pas encore la faculté de former des idées complexes, de pluſieurs idées ſimples & détachées les unes des autres, de les diſpoſer dans un certain ordre régulier, & de les retenir ainſi dans leur Mémoire, comme il eſt néceſſaire pour bien compter. Quoi qu’il en ſoit, on peut voir tous les jours, des Enfans qui parlent & raiſonnent aſſez bien, & ont des notions fort claires de bien des choſes, avant que de pouvoir compter juſqu’à vingt. Et il y a des perſonnes qui faute de mémoire ne pouvant retenir différentes combinaiſons de Nombres, avec les noms qu’on leur donne par rapport aux rangs diſtincts qui leur ſont aſſignez, ni la dépendance d’une ſi longue ſuite de progreſſions numerales dans la relation qu’elles ont les unes avec les autres, ſont incapables durant toute leur vie de compter, ou de ſuivre régulierement une aſſez petite ſuite de nombres. Car qui veut compter Vingt, ou avoir une idée de ce nombre, doit ſavoir que Dix-neuf le précede, & connoître le nom ou le ſigne de ces deux nombres, ſelon qu’ils ſont marquez dans leur ordre, parce que dès que cela vient à manquer, il ſe fait une brêche, la chaîne ſe rompt, & il n’y a plus aucune progreſſion. De ſorte que, pour bien compter, il eſt néceſſaire, 1. Que l’Eſprit diſtingue exactement deux Idées, qui ne différent l’une de l’autre que par l’addition ou la ſouſtraction d’une Unité. 2. Qu’il conſerve dans ſa mémoire les noms, ou les ſignes des différentes combinaiſons depuis l’unité jusqu’à ce Nombre, & cela, non d’une maniére confuſe & ſans règle, mais ſelon cet ordre exact dans lequel les Nombres ſe ſuivent les uns les autres. Si l’on vient à s’égarer dans l’un ou dans l’autre de ces points, tout le calcul eſt confondu, & il ne reſte plus qu’une idée confuſe de multitude, ſans qu’il ſoit poſſible d’attraper les idées qui ſont néceſſaires pour compter diſtinctement.

§. 8.Le Nombre meſure tout ce qui eſt capable d’être meſuré. Une autre choſe qu’il faut remarquer dans le Nombre, c’eſt que l’Eſprit s’en ſert pour meſurer toutes les choſes que nous pouvons meſurer, qui ſont principalement l’Expanſion & la Durée ; & que l’idée que nous avons de l’Infini, lors même qu’on l’applique à l’Eſpace & à la Durée, ne ſemble être autre choſe qu’une infinité de Nombres. Car que ſont nos idées de l’Eternité & de l’Immenſité, ſinon des additions de certaines idées de parties imaginées dans la Durée & dans l’Expanſion que nous repetons avec l’infinité du Nombre qui fournit à de continuelles additions ſans que nous en puiſſions jamais trouver le bout ? Chacun peut voir ſans peine que le Nombre nous fournit ce fonds inépuiſable plus nettement que toutes nos autres Idées. Car qu’un homme aſſemble, en une ſeule ſomme, un auſſi grand nombre qu’il voudra, cette multitude d’Unitez, quelque grande qu’elle ſoit, ne diminuë en aucune maniere la puiſſance qu’il a d’y en ajoûter d’autres, & ne l’approche pas plus près de la fin de ce fonds intariſſable de nombres, auquel il reſte toûjours autant à ajoûter que ſi l’on n’en avoit ôté aucun. Et c’eſt de cette addition infinie de nombres qui ſe préſente ſi naturellement à l’Eſprit, que nous vient, à mon avis, la plus nette & la plus diſtincte idée que nous puiſſions avoir de l’Infinité, dont nous allons parler plus au long dans le Chapitre ſuivant.


  1. Il faut entendre ceci par rapport aux Anglois : car il y a long-temps que les François connoiſſent les termes de bilions, de trilions, de quatrilions’, &c. on trouve dans la Nouvelle Methode Latine, dont la premiére Edition parut en 1655, le mot de billion, dans Traité des Observations particulieres, au Chapitre ſecond intitulé Des nombres Romains. Et le P. Lamy a inſeré les mots de bilions, de trilions, de quatrilions, &c. dans ſon Traité de la Grandeur, qui a été imprimé quelques années avant que cet Ouvrage de M. Locke eût vû le jour. Lorſqu’il y a pluſieurs chifres ſur une même ligne, dit le P. Lamy, pour éviter la confuſion, on les coupe de trois en trois par tranches, ou ſeulement on laiſſe un petit eſpace vuide ; & chaque tranche ou chaque ternaire a ſon nom. Le premier ternaire s’appelle unité ; le ſecond, mille, le troiſieme, millions ; le quatrieme, milliards ou billions ; le cinquiéme trillions, le ſixiéme, quatrillions. ---- Quand on paſſe les quintillions, dit-il, cela s’appelle ſextillions, ſeptillions, ainſi de ſuite. Ce ſont des mots que l’on invente, parce qu’on n’en a point d’autres. Il ne prétend pas par-là s’en attribuër l’invention, car ils avoient été inventez long temps auparavant, comme je viens de le prouver.