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Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 11

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CHAPITRE XI.

De la Connoiſſance que nous avons de l’exiſtence des autres Choſes.


§. 1.On ne peut avoir une connoiſſance des autres choſes que par voye de Senſation.
LA Connoiſſance que nous avons de notre propre exiſtence nous vient par intuition : & c’eſt la Raiſon qui nous fait connoître clairement l’exiſtence de Dieu, comme on l’a montré dans le Chapitre précedent.

Quant à l’exiſtence des autes choſes, on ne ſauroit la connoître que par Senſation ; car comme l’exiſtence réelle n’a aucune liaiſon néceſſaire avec aucune des Idées qu’un homme a dans ſa mémoire, & que nulle exiſtence, excepté celle de Dieu, n’a de liaiſon néceſſaire avec l’exiſtence d’aucun homme en particulier, il s’enſuit de là que nul homme ne peut connoître l’exiſtence d’aucun autre Etre, que lorſque cet Etre ce fait appercevoir à cet homme par l’opération actuelle qu’il fait ſur lui. Car d’avoir l’idée d’une choſe dans notre Eſprit, ne prouve pas plus l’exiſtence de cette choſe que le Portrait d’un homme démontre ſon exiſtence dans le Monde, ou que les viſions d’un ſonge établiſſent une véritable Hiſtoire.

§. 2.Exemple, la blancheur de ce Papier. C’eſt donc par la reception actuelle des Idées qui nous viennent de dehors, que nous venons à connoître l’exiſtence des autres Choſes, & à être convaincus en nous-mêmes que dans ce temps-là il exiſte hors de nous quelque choſe qui excite cette idée en nous, quoi que peut-être nous ſachions ni ne conſiderions point comment cela ſe fait. Car que nous ne connoiſſions pas la maniére dont ces Idées ſont produites en nous, cela ne diminuë en rien la certitude de nos Sens ni la réalité des Idées que nous recevons par leur moyen : par exemple, lorſque j’écris ceci, le papier venant à frapper mes yeux, produit dans mon Eſprit l’idée à laquelle je donne le nom de blanc, quel que ſoit l’Objet qui l’excite en moi ; & par-là je connois que cette Qualité ou cet Accident, dont l’apparence étant devant mes yeux produit toûjours cette idée, exiſte réellement & hors de moi. Et l’aſſûrance que j’en ai, qui eſt peut-être la plus grande que je puiſſe avoir, & à laquelle mes Facultez puiſſent parvenir, c’eſt le témoignage de mes yeux qui ſont les véritables & les ſeuls juges de cette choſe ; & ſur le témoignage deſquels j’ai raiſon de m’appuyer, comme ſur une choſe ſi certaine, que je ne puis non plus douter, tandis que j’écris ceci, que je vois du blanc & du noir, & que quelque choſe exiſte réellement qui cauſe cette ſenſation en moi, que je puis douter que j’écris ou que remuë ma main ; certitude auſſi grande qu’aucune que nous ſoyions capables d’avoir ſur l’exiſtence d’aucune choſe, excepté ſeulement la certitude qu’un homme a de ſa propre exiſtence & de celle de Dieu.

§. 3.Quoi que cela ne ſoit pas ſi certain que les Démonſtrations, il peut être appellé du nom de connoiſſance, & prouve l’exiſtence des choſes hors de nous. Quoi que la connoiſſance que nous avons, par le moyen de nos Sens, de l’exiſtence des choſes qui ſont hors de nous, ne ſoit pas tout-à-fait ſi certaine que notre Connoiſſance de ſimple vûë, ou que les concluſions que notre Raiſon déduit, en conſiderant les idées claires & abſtraites qui ſont dans notre Eſprit, c’eſt pourtant une certitude qui mérite le nom de Connoiſſance. Si nous ſommes une fois perſuadez que nos Facultez nous inſtruiſent comme il faut, touchant l’exiſtence des Objets par qui elles ſont affectées, cette aſſûrance ne ſauroit paſſer pour une confiance mal fondée ; car je ne croi pas que perſonne puiſſe être ſerieuſement ſi Sceptique que d’être incertain de l’exiſtence des choſes qu’il voit & qu’il ſent actuellement. Du moins, celui qui peut porter ſes doutes ſi avant, (quelles que ſoient d’ailleurs ſes propres penſées) n’aura jamais aucun differend avec moi, puiſqu’il ne peut jamais être aſſûré que je diſe quoi que ce ſoit contre ſon ſentiment. Pour ce qui eſt de moi, je croi que Dieu m’a donné une aſſez grande certitude de l’exiſtence des choſes qui ſont hors de moi, puiſqu’en les appliquant différemment je puis produire en moi du plaiſir & de la douleur, d’où dépend mon plus grand interêt dans l’état où je me trouve préſentement. Ce qu’il y a de certain c’eſt que la confiance où nous ſommes que nos Facultez ne nous trompent point en cette occaſion, fonde la plus grande aſſûrance dont nous ſoyions capables à l’égard de l’exiſtence des Etres materiels. Car nous ne pouvons rien faire que par le moyen de nos Facultez ; & nous ne ſaurions parler de la Connoiſſance elle-même, que par le ſecours des Facultez qui ſoient propres à comprendre ce que c’eſt que Connoiſſance. Mais outre l’aſſûrance que nos Sens eux-mêmes nous donnent, qu’ils ne ſe trompent point dans le rapport qu’ils nous font de l’exiſtence des choſes extérieures, par les impreſſions actuelles qu’ils en reçoivent, nous ſommes encore confirmez dans cette aſſûrance par d’autres raiſons qui concourent à l’établir.

§. 4.I. Parce que nous ne pouvons en avoir des Idées qu’à la faveur des Sens. Prémiérement, il eſt évident que ces Perceptions ſont produites en nous par des Cauſes extérieures qui affectent nos Sens ; parce que ceux qui ſont deſtituez des Organes d’un certain Sens, ne peuvent jamais faire que les Idées qui appartiennent à ce Sens, ſoient actuellement produites dans leur Eſprit. C’eſt une vérité ſi manifeſte, qu’on ne peut la revoquer en doute ; & par conſéquent, nous ne pouvons qu’être aſſûrez que ces Perceptions nous viennent dans l’Eſprit par les Organes de ce Sens, & non par aucune autre voye. Il eſt viſible que les Organes eux-mêmes ne les produiſent pas ; car ſi cela étoit, les yeux d’un homme produiroient des Couleurs dans les Ténèbres, & ſon nez ſentiroit des Roſes en hyver. Mais nous ne voyons pas que perſonne acquiére le goût des Ananas, avant qu’il aille aux Indes où ſe trouve cet excellent Fruit, & qu’il en goûte actuellement.

§. 5.II. Parce que deux idées dont l’une vient d’une ſenſation actuelle, & l’autre de la Mémoire, ſont des Perceptions fort diſtinctes. En ſecond lieu, ce qui prouve que ces Perceptions viennent d’une cauſe extérieure, c’eſt que j’éprouve quelquefois, que je ne ſaurois empêcher qu’elles ne ſoient produites dans mon Eſprit. Car encore que, lorſque j’ai les yeux fermez ou que je ſuis dans une Chambre obſcure, je puiſſe rappeller dans mon Eſprit, quand je veux, les idées de la Lumiére ou du Soleil, que des ſenſations précedentes avoient placé dans ma Mémoire, & que je puiſſe quitter ces idées, quand je veux, & me repréſenter celle de l’odeur d’une Roſe, ou du goût du ſucre ; cependant ſi à midi je tourne les yeux vers le Soleil, je ne ſaurois éviter de recevoir les idées que la Lumiére ou le Soleil produit alors en moi. De ſorte qu’il y a une différence viſible entre les idées qui s’introduiſent par force en moi, & que je ne puis éviter d’avoir, & celles qui ſont comme en reſerve dans ma Mémoire, ſur leſquelles, ſuppoſé qu’elles ne fuſſent que là, j’aurois conſtamment le même pouvoir d’en diſpoſer & de laiſſer à l’écart, ſelon qu’il m’en prendroit envie. Et par conſéquent il faut qu’il y ait néceſſairement quelque cauſe extérieure, & l’impreſſion vive de quelques Objets hors de moi dont je puis ſurmonter l’efficace, qui produiſent ces Idées dans mon Eſprit, ſoit que je veuille ou non. Outre cela, il n’y a perſonne qui ne tente en lui-même la différence qui ſe trouve entre contempler le Soleil, ſelon qu’il en a l’idée dans ſa Mémoire, & le regarder actuellement : deux choſes dont la perception eſt ſi diſtincte dans ſon Eſprit que peu de ſes Idées ſont plus diſtinctes l’une de l’autre. Il connoit donc certainement qu’elles ne ſont pas toutes deux un effet de la Mémoire, ou des productions de ſon propre Eſprit, & de pures fantaiſies formées en lui-même ; mais que la vûë actuelle du Soleil eſt produite par une cauſe qui exiſte hors de lui.

§. 6.III. Parce que le Plaiſir ou la Douleur qui accompagnent une ſenſation actuelle, n’accompagne pas le retour de ces Idées, lorſque les Objets extérieurs ſont abſens. En troiſiéme lieu, ajoûtez à cela, que pluſieurs de ces Idées ſont produites en nous avec douleur ; quoi qu’enſuite nous nous en ſouvenions ſans reſſentir la moindre incommodité. Ainſi, un ſentiment déſagréable de chaud ou de froid ne nous cauſe aucune fâcheuſe impreſſion, lorſque nous en rappellons l’idée dans notre Eſprit, quoi qu’il fût fort incommode quand nous l’avons ſenti, & qu’il le ſoit encore, quand il vient à nous frapper actuellement une ſeconde fois ; ce qui procede du deſordre que les Objets exterieurs cauſent dans notre Corps par les impreſſions actuelles qu’elles y font. De même, nous nous reſſouvenons de la douleur que cauſe la Faim, la Soif & le Mal de tête, ſans en reſſentir aucune incommodité ; cependant, ou ces différentes douleurs devroient ne nous incommoder jamais, ou bien nous incommoder conſtamment toutes les fois que nous y penſons, ſi elles n’étoient autre choſe que des idées flottantes dans notre Eſprit, & de ſimples apparences qui viendroient occuper notre fantaiſie, ſans qu’il y eût hors de nous aucune choſe réellement exiſtante qui nous cauſât ces différentes perceptions. On peut dire la même choſe du plaiſir qui accompagne pluſieurs ſenſations actuelles ; & quoi que les Démonſtrations Mathematiques ne dépendent pas des Sens, cependant l’examen qu’on en fait par le moyen des Figures, ſert beaucoup à prouver l’évidence de notre vûë, & ſemble lui donner une certitude qui approche de celle de la Démonſtration elle-même. Car ce ſeroit une choſe bien étrange qu’un homme ne fit pas difficulté de reconnoître que deux Angles d’une certaine Figure qu’il meſure par des Lignes & des Angles d’une autre Figure, l’un eſt plus grand que l’autre, & que cependant il doutât de l’exiſtence des Lignes & des Angles qu’il regarde & dont il ſe ſert actuellement pour meſurer cela.

§. 7.IV. Nos Sens ſe rendent témoignage l’un à l’autre ſur l’exiſtence des Choſes extérieures. En quatriéme lieu, nos Sens en pluſieurs cas ſe rendent témoignage l’un à l’autre de la vérité de leurs rapports touchant l’exiſtence des choſes ſenſibles qui ſont hors de nous. Celui qui voit le feu, peut le ſentir, s’il doute que ce ne ſoit autre choſe ſimple imagination ; & il peut s’en convaincre en mettant dans le feu ſa propre main qui certainement ne pourroit jamais reſſentir une douleur ſi violente à l’occaſion d’une pure idée ou d’un ſimple phantôme ; à moins que cette douleur ne ſoit elle-même une imagination, qu’il ne pourroit pourtant pas rappeller dans ſon Eſprit, en ſe repréſentant l’idée de la brûlure après qu’elle eſt actuellement guérie.

Ainſi en écrivant ceci je vois que je puis changer les apparences du Papier, & en traçant des Lettres, dire d’avance quelle nouvelle Idée il préſentera à l’Eſprit dans le moment immédiatement ſuivant, par quelques traits que j’y ferai avec la plume ; mais j’aurai beau imaginer ces traits, ils ne paroîtront point, ſi ma main demeure en repos, ou ſi je ferme les yeux, en remuant ma main : & ces Caracteres une fois tracez ſur le Papier je puis plus éviter de les voir tels qu’ils ſont, c’eſt-à-dire, d’avoir les idées de telles & telles lettres que j’ai formées. D’où il s’enſuit viſiblement que ce n’eſt pas un ſimple jeu de mon Imagination, puiſque je trouve que les caractéres qui ont été tracez ſelon la fantaiſie de mon Eſprit, ne dépendent plus de cette fantaiſie, & ne ceſſent pas d’être, dès que je viens à me figurer qu’ils ne ſont plus ; mais qu’au contraire ils continuent d’affecter mes Sens conſtamment & réguliérement ſelon la figure que je leur ai donnée. Si nous ajoûtons à cela, que la vûë de ces caractéres fera prononcer à un autre homme les mêmes ſons que je m’étois propoſé auparavant de leur faire ſignifier, on n’aura pas grand’ raiſon de douter que ces Mots que j’écris, n’exiſtent réellement hors de moi, puisqu’ils produiſent cette longue ſuite de ſons réguliers dont mes oreilles ſont actuellement frappées, lesquels ne ſauroient être un effet de mon imagination, & que ma Mémoire ne pourroit jamais retenir dans cet ordre.

§. 8.Cette certitude eſt auſſi grande que notre état le requiert. Que ſi après tout cela, il ſe trouve quelqu’un qui ſoit aſſez Sceptique pour ſe défier de ſes propres Sens & pour affirmer, que tout ce que nous voyons, que nous entendons, que nous ſentons, que nous goutons, que nous penſons, & que nous faiſons pendant tout le temps que nous ſubſiſtons, n’eſt qu’une ſuite & une apparence trompeuſe d’un long ſonge qui n’a aucune réalité ; de ſorte qu’il veuille mettre en queſtion l’exiſtence de toutes choſes, ou la connoiſſance que nous pouvons avoir de quelques choſes que ce ſoit, je le prierai de conſiderer que, ſi tout n’eſt que ſonge, il ne fait lui-même que ſonger qu’il forme cette Queſtion, & qu’ainſi il n’importe pas beaucoup qu’un homme éveillé prenne la peine de lui répondre. Cependant, il pourra ſonger s’il veut, que je lui fais cette réponſe, Que la certitude de l’exiſtence des Choſes qui ſont dans la Nature, étant une fois fondée ſur le témoignage de nos Sens, elle eſt non ſeulement auſſi parfaite que notre Nature peut le permettre, mais même que notre condition le requiert. Car nos Facultez n’étant pas proportionnées à toute l’étenduë des Etres ni à une connoiſſance des Choſes claire, parfaite, abſoluë, & dégagée de tout doute & de toute incertitude, mais à la conſervation de nos Perſonnes en qui elles ſe trouvent, telles qu’elles doivent être pour l’uſage de cette vie, elles nous ſervent aſſez bien dans cette vûë, en nous donnant ſeulement à connoître d’une maniére certaine les choſes qui ſont convenables ou contraires à notre Nature. Car celui qui voit brûler une Chandelle & qui a éprouvé la chaleur de ſa flamme en y mettant le doigt, ne doutera pas beaucoup que ce ne ſoit une choſe exiſtante hors de lui, qui lui fait du mal & lui cauſe une violente douleur ; ce qui eſt une aſſez grande aſſurance, puiſque perſonne ne demande une plus grande certitude pour lui ſervir de règle dans ſes actions, que ce qui eſt auſſi certain que les actions mêmes. Que ſi notre ſongeur trouve à propos d’éprouver ſi la chaleur ardente d’une fournaiſe n’eſt qu’une vaine imagination d’un homme endormi, peut-être qu’en mettant la main dans cette fournaiſe, il ſe trouvera ſi bien éveillé que la certitude qu’il aura que c’eſt quelque choſe de plus qu’une ſimple imagination lui paroîtra plus grande qu’il ne voudroit. Et par conſéquent, cette évidence eſt auſſi grande que nous pouvons le souhaiter ; puiſqu’elle eſt auſſi certaine que le plaiſir ou la douleur que nous ſentons, c’eſt-à-dire, que notre bonheur ou notre miſere, deux choſes au delà deſquelles nous n’avons aucun intérêt par rapport à la connoiſſance ou à l’exiſtence. Une telle aſſûrance de l’exiſtence des choſes qui ſont hors de nous, ſuffit pour nous conduire dans la recherche du Bien & dans la ſuite du Mal qu’elles cauſent, à qui ſe réduit tout l’intérêt que nous avons de les connoître.

§. 9.Mais elle ne s’étend point au delà de la ſenſation actuelle. Lors donc que nos ſens introduiſent actuellement quelque idée dans notre Eſprit, nous ne pouvons éviter d’être convaincus qu’il y a, alors, quelque choſe qui exiſte réellement hors de nous, qui affecte nos Sens, & qui par leur moyen ſe fait connoître aux Facultez que nous avons d’appercevoir les Objets, & produit actuellement l’idée que nous appercevons en ce temps-là ; & nous ne ſaurions nous défier de leur témoignage juſqu’à douter ſi ces collections d’Idées ſimples que nos Sens nous ont fait voir unies enſemble, exiſtent réellement enſemble. Cette connoiſſance s’étend auſſi loin que le témoignage actuel de nos Sens, appliquez à des Objets particuliers qui les affectent en ce temps-là, mais elle ne va pas plus avant. Car ſi j’ai vû cette collection d’Idées qu’on a accoûtumé de déſigner par le nom d’Homme, ſi j’ai vû ces Idées exiſter enſemble depuis une minute, & que je ſois préſentement ſeul, je ne ſaurois être aſſûré que le même homme exiſte depuis une minute, & ſon exiſtence d’à préſent. Il peut avoir ceſſé d’exiſter en mille maniéres, depuis que j’ai été aſſûré de ſon exiſtence par le témoignage de mes Sens. Que ſi je ne puis être certain que le dernier homme que j’ai vû aujourd’hui, exiſte préſentement, moins encore puis-je l’être que celui-là exiſte qui a été plus longtemps éloigné de moi, & que je n’ai point vû depuis hier ou l’année derniére ; & moins encore puis-je être aſſûré de l’exiſtence des perſonnes que je n’ai jamais vuës. Ainſi, quoi qu’il ſoit extrêmement probable, qu’il y a préſentement des millions d’hommes actuellement exiſtans, cependant tandis que je ſuis ſeul en écrivant ceci, je n’en ai pas cette certitude que nous appellons connoiſſance, à prendre ce terme dans toute ſa rigueur ; quoi que la grande vraiſemblance qu’il y a à cela ne me permette pas d’en douter, & que je ſois obligé raiſonnablement de faire pluſieurs choſes dans l’aſſûrance qu’il y a préſentement des hommes dans le Monde, & des hommes même de ma connoiſſance avec qui j’ai des affaires. Mais ce n’eſt pourtant que probabilité, & non Connoiſſance.

§. 10.C’eſt une folie d’attendre une Démonſtration ſur chaque choſe. D’où nous pouvons conclurre en paſſant quelle folie c’eſt à un homme dont la connoiſſance eſt ſi bornée, & à qui la Raiſon a été donnée pour juger de la différente évidence & probabilité des choſes, & pour ſe régler ſur cela, d’attendre une Démonſtration & une entiere certitude ſur des choſes qui en ſont incapables, de refuſer ſon conſentement à des Propoſitions fort raiſonnables, & d’agir contre des véritez claires & évidentes, parce qu’elles ne peuvent être démontrées avec une telle évidence qui ôte je ne dis pas un ſujet raiſonnable, mais le moindre prétexte de douter. Celui qui dans les affaires ordinaires de la vie, ne voudroit rien admettre qui ne fût fondé ſur des démonſtrations claires & directes, ne pourroit s’aſſûrer d’autre choſe que de périr en fort peu de tems. Il ne pourroit trouver aucun mets ni aucune boiſſon dont il pût hazarder de ſe nourrir ; & je voudrois bien ſavoir ce qu’il pourroit faire ſur de tels fondemens, qui fût à l’abri de tout doute & de toute ſorte d’objection.

§. 11.L’exiſtence paſſée eſt connuë par le moyen de la Mémoire. Comme nous connoiſſons qu’un Objet exiſte lorsqu’il frappe actuellement nos Sens, nous pouvons de même être aſſûrez par le moyen de notre Mémoire que les choſes dont nos Sens ont été affectez, ont exiſté auparavant. Ainſi, nous avons une connoiſſance de l’exiſtence paſſée de pluſieurs choſes dont notre Mémoire conſerve des idées, après que nos Sens nous les ont fait connoître ; & c’eſt dequoi nous ne pouvons douter en aucune maniére, tandis que nous nous en ſouvenons bien. Mais cette connoiſſance ne s’étend pas non plus au delà de ce que nos Sens nous ont prémiérement appris. Ainſi, voyant de l’eau dans ce moment, c’eſt une vérité indubitable à mon égard que cette Eau exiſte ; & ſi je me reſſouviens que j’en vis hier, cela ſera auſſi toûjours véritable, & auſſi long-temps que ma Mémoire le retiendra, ce ſera toûjours une Propoſition inconteſtable à mon égard qu’il y avoit de l’Eau actuellement exiſtante ([1]) le 10me de Juillet de l’an 1688. comme il ſera tout auſſi véritable qu’il a exiſté un certain nombre de belles couleurs que je vis dans le même temps ſur des Bulles qui ſe formérent alors ſur cette Eau. Mais à cette heure que je ſuis éloigné de la vûë de l’Eau & de ces Bulles, je ne connois pas plus certainement que l’Eau exiſte préſentement, que ces Bulles ou ces Couleurs ; parce qu’il n’eſt pas plus néceſſaire que l’Eau doive exiſter aujourd’hui parce qu’elle exiſtoit hier, qu’il eſt néceſſaire que ces Couleurs ou ces Bulles-là exiſtent aujourd’hui parce qu’elles exiſtoient hier, quoi qu’il ſoit infiniment plus probable que l’Eau exiſte ; parce qu’on a obſervé que l’Eau continuë longtemps en exiſtence, & que les Bulles qui ſe forment ſur l’Eau, & les couleurs qu’on y remarque, diſparoiſſent bientôt.

§. 12.L’exiſtence des Eſprits ne peut nous être connue par elle-même. J’ai déja montré quelles idées nous avons des Eſprits & comment elles nous viennent. Mais quoi que nous ayions ces Idées dans l’Eſprit, & que nous ſachions qu’elles y ſont actuellement, cependant ce que nous avons ces idées ne nous fait pas connoître qu’aucune telle choſe exiſte hors de nous, ou qu’il y ait aucuns Eſprits finis, ni aucun autre Etre ſpirituel que Dieu. Nous ſommes autoriſez par la Revelation & par pluſieurs autres raiſons à croire avec aſſûrance qu’il y a de telles créatures ; mais nos Sens n’étant pas capables de nous les découvrir, nous n’avons aucun moyen de connoître leurs exiſtences particulières. Car nous ne pouvons non plus connoître qu’il y ait des Eſprits finis réellement exiſtans par les idées que nous avons en nous-mêmes de ces ſortes d’Etres, qu’un homme peut venir à connoître par les idées qu’il a des Fées ou des Centaures qu’il y a des choſes actuellement exiſtantes, qui répondent à ces Idées.

Et par conſéquent ſur l’exiſtence des Eſprits auſſi bien que ſur pluſieurs autres choſes nous devons nous contenter de l’évidence de la Foi. Pour des Propoſitions univerſelles & certaines ſur cette matiére, elles ſont au delà de notre portée. Car par exemple, quelque véritable qu’il puiſſe être, que tous les Eſprits intelligens que Dieu ait jamais créé, continuent encore d’exiſter, cela ne ſauroit pourtant jamais faire partie de nos Connoiſſances certaines. Nous pouvons recevoir ces Propoſitions & autres ſemblables comme extrêmement probables : mais dans l’état où nous ſommes, je doute que nous puiſſions les connoître certainement. Nous ne devons donc pas demander aux autres des Démonſtrations, ni chercher nous-mêmes une certitude univerſelle ſur toutes ces matiéres, où nous ne ſommes capables de trouver aucune autre connoiſſance que celle que nos Sens nous fourniſſent dans tel ou tel exemple particulier.

§. 13.Il y a des Propoſitions particuliéres ſur l’exiſtence qu’on peut connoître. D’où il paroit qu’il y a deux ſortes de Propoſitions. I. L’une eſt de Propoſitions qui regardent l’exiſtence d’une choſe qui réponde à une telle idée ; comme ſi j’ai dans mon Eſprit l’idée d’un Elephant, d’un Phénix, du Mouvement ou d’un Ange, la prémiére recherche qui ſe préſente naturellement, c’eſt, ſi une telle choſe exiſte quelque part. Et cette connoiſſance ne s’étend qu’à des choſes particuliéres. Car nulle exiſtence de choſes hors de nous, excepté ſeulement l’exiſtence de Dieu, ne peut être connuë certainement au delà de ce que nos Sens nous en apprennent. II. Il y a une autre ſorte de Propoſitions où eſt exprimée la convenance ou la disconvenance de nos Idées abſtraites & la dépendance qui eſt entre elles. De telle Propoſitions peuvent être univerſelles & certaines. Ainſi, ayant l’idée de Dieu & de moi-même, celle de crainte & d’obéiſſance, je ne puis qu’être aſſûré que je dois craindre Dieu & lui obéir : & cette Propoſition ſera certaine à l’égard de l’Homme en général, ſi j’ai formé une idée abſtraite d’une telle Eſpèce dont je ſuis un ſujet particulier. Mais quelque certaine que ſoit cette Propoſition, Les hommes doivent craindre Dieu & lui obéir, elle ne me prouve pourtant pas l’exiſtence des hommes dans le Monde ; mais elle ſera véritable à l’égard de toutes ces ſortes de Créatures dès qu’elles viennent à exiſter. La certitude de ces Propoſitions générales dépend de la convenance ou de la disconvenance qu’on peut découvrir dans ces Idées abſtraites.

§. 14.On peut connoitre auſſi des Propoſitions générales touchant les idées abſtraites. Dans le prémier cas, notre Connoiſſance eſt la conſéquence de l’exiſtence des Choſes qui produiſent des idées dans notre Eſprit & y produiſent ces Propoſitions générales & certaines. La plûpart d’entre elles portent le nom de véritez éternelles ; & en effet, elles le ſont toutes. Ce n’eſt pas qu’elles ſoient toutes ni aucunes d’elles gravées dans l’Ame de tous les hommes, ni qu’elles ayent été formées en Propoſitions dans l’Eſprit de qui que ce ſoit, juſqu’à ce qu’il ait acquis des idées abſtraites, & qu’il les ait jointes ou ſeparées par voye d’affirmation ou de negation : mais par tout où nous pouvons ſuppoſer une Créature telle que l’homme, enrichie de ces ſortes de facultez & par ce moyen fournie de telles ou telles idées que nous avons, nous devons conclurre que, lorsqu’il vient à appliquer ſes penſées à la conſideration de ſes Idées, il doit connoître néceſſairement la vérité de certaines Propoſitions qui découleront de la convenance ou de la disconvenance qu’il appercevra dans ſes propres Idées. C’eſt pourquoi ces Propoſitions ſont nommées véritez éternelles, non pas à cauſe que ce ſont des Propoſitions actuellement formées de toute éternité, & qui exiſtent avant l’Entendement qui les forme en aucun temps, ni parce qu’elles ſont gravées dans l’Eſprit d’après quelque modèle qui ſoit quelque part hors de l’Eſprit, & qui exiſtoit auparavant ; mais parce que ces Propoſitions étant une fois formées ſur des idées abſtraites, en ſorte qu’elles ſoient véritables, elles ne peuvent qu’être toûjours actuellement véritables, en quelques temps que ce ſoit, paſſé ou avenir, auquel on ſuppoſe qu’elles ſoient formées une autre fois par un Eſprit en qui ſe trouvent les Idées dont ces Propoſitions ſont compoſées. Car les noms étant ſuppoſez ſignifier toûjours les mêmes idées ; & les mêmes idées ayant conſtamment les mêmes rapports l’une avec l’autre, il eſt viſible que des Propoſitions qui étant formées ſur des Idées abſtraites, ſont une fois véritables, doivent être néceſſairement des véritez éternelles.


  1. C’eſt en ce temps-là que Mr. Locke écrivoit ceci.