Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 14

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 541-543).


CHAPITRE XIV.

Du Jugement.


§. 1.Notre Connoiſſance étant fort bornée, nous avons beſoin de quelque autre choſe.
LEs Facultez Intellectuelles n’ayant pas été ſeulement données à l’Homme pour la ſpeculation, mais auſſi pour la conduite de ſa vie, l’Homme ſeroit dans un triſte état, s’il ne pouvoit tirer du ſecours pour cette direction que des choſes qui ſont fondées ſur la certitude d’une véritable connoiſſance ; car cette eſpèce de connoiſſance reſſerrée dans des bornes fort étroites, comme nous avons déja vû, il ſe trouveroit ſouvent dans de parfaites ténèbres, & tout-à-fait indéterminé dans la plûpart des actions de ſa vie, s’il n’avoit rien pour ſe conduire dès qu’une Connoiſſance claire & certaine viendroit à lui manquer. Quiconque ne voudra manger qu’après avoir vû démonſtrativement qu’une telle viande le nourrira, & quiconque ne voudra agir qu’après avoir connu infailliblement que l’affaire qu’il doit entreprendre, ſera ſuivie d’un heureux ſuccès, n’aura guere autre choſe à faire qu’à ſe tenir en repos & à périr en peu de temps.

§. 2.Quel uſage on doit faire de ce crépuſcule où nous ſommes dans ce Monde. C’eſt pourquoi comme Dieu a expoſé certaines choſes à nos yeux avec une entiére évidence, & qu’il nous a donné quelques connoiſſances certaines, quoi que réduites à un très-petit nombre, en comparaiſon de tout ce que des Créatures Intellectuelles peuvent comprendre, & dont celles-là ſont apparemment comme des Avant-goûts, par où il nous veut porter à deſirer & à rechercher un meilleur état : il ne nous a fourni auſſi, par rapport à la plus grande partie des choſes qui regardent nos propres intérêts, qu’une lumiére obſcure, & un ſimple crepuſcule de probabilité, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, conforme à l’état de médiocrité & d’épreuve où il lui a plû de nous mettre dans ce Monde ; afin de reprimer par-là notre préſomption & la confiance exceſſive que nous avons en nous-mêmes, en nous faiſant voir ſenſiblement par une Expérience journaliére combien notre Eſprit eſt borné & ſujet à l’erreur ; Vérité dont la conviction peut nous être un avertiſſement continuel d’employer les jours de notre Pelerinage à chercher & à ſuivre avec tout le ſoin & toute l’induſtrie dont nous ſommes capables, le chemin qui peut nous conduire à un état beaucoup plus parfait. Car rien n’eſt plus raiſonnable que de penſer, (quand bien la Revelation ſe tairoit ſur cet article) que, ſelon que les hommes font valoir les talens que Dieu leur a donné dans ce Monde ils recevront leur récompenſe ſur la fin du Jour, lorsque le Soleil ſera couché pour eux, & que la Nuit aura terminé leurs travaux.

§. 3.Le Jugement ſupplée au défaut de la Connoiſſance. La Faculté que Dieu a donné à l’homme pour ſuppléer au défaut d’une Connoiſſance claire & certaine dans des cas où l’on ne peut l’obtenir, c’eſt le Jugement, par où l’Eſprit ſuppoſe que ſes Idées conviennent ou disconviennent, ou ce qui eſt la même choſe, qu’une Propoſition eſt vraye ou fauſſe, ſans appercevoir une évidence démonſtrative dans les preuves. L’Eſprit met ſouvent en uſage ce Jugement par néceſſité, dans des rencontres où l’on ne peut avoir des preuves démonſtratives & une connoiſſance certaine ; & quelquefois auſſi il y a recours par négligence, faute d’addreſſe, ou par précipitation, lors même qu’on peut trouver des preuves démonſtratives & certaines. Souvent les hommes ne s’arrêtent pas pour examiner avec ſoin la convenance ou la disconvenance de deux Idées qu’ils ſouhaitent ou qu’ils ſont intereſſez de connoître ; mais incapables du dégré d’attention qui eſt requis dans une longue ſuite de gradations, ou de différer quelque temps à ſe déterminer, ils jettent légerement les yeux deſſus, ou négligent entierement d’en chercher les preuves ; & ainſi ſans découvrir la Démonſtration ils décident de la convenance ou de la disconvenance de deux Idées à vûë de païs, ſi j’oſe ainſi dire, & comme elles paroiſſent conſiderées en éloignement, ſuppoſant qu’elles conviennent ou disconviennent, ſelon qu’il leur paroît plus vraiſemblable, après un ſi leger examen. Lorsque cette Faculté s’exerce immédiatement ſur les Choſes, on le nomme Jugement, & lorsqu’elle roule ſur des Véritez exprimées par des paroles, on l’appelle plus communément Aſſentiment ou Diſſentiment ; & comme c’eſt-là la voye la plus ordinaire dont l’Eſprit a occaſion d’employer cette Faculté, j’en parlerai ſous ces noms-là comme moins ſujets à équivoque dans notre Langue.

§. 4.Le Jugement conſiſte à préſumer que les choſes ſont d’une certaine maniére, ſans l’appercevoir certainement. Ainſi l’Eſprit a deux Facultez qui s’exercent ſur la Vérité & ſur la Fauſſeté.

La prémiére eſt la Connoiſſance par où l’Eſprit apperçoit certainement & eſt indubitablement convaincu de la convenance ou de la disconvenance qui eſt entre deux Idées.

La ſeconde eſt le Jugement qui conſiſte à joindre des Idées dans l’Eſprit, ou à les ſeparer l’une de l’autre, lorsqu’on ne voit pas qu’il y ait entr’elles une convenance ou disconvenance certaine, mais qu’on le préſume, c’eſt-à-dire, ſelon ce qu’emporte ce mot, lorsqu’on le prend ainſi avant qu’il paroiſſe certainement. Et ſi l’Eſprit unit ou ſepare les Idées, ſelon qu’elles ſont dans la réalité des choſes, c’eſt un Jugement droit.