Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 19

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 580-588).


CHAPITRE XIX.

De l’Enthouſiaſme.


§. 1.Combien il eſt néceſſaire d’aimer la Verité.
QUiconque veut chercher ſerieuſement la Vérité, doit avant toutes choſes concevoir de l’amour pour Elle. Car celui qui ne l’aime point, ne ſauroit ſe tourmenter beaucoup pour l’acquerir, ni être beaucoup en peine lorſqu’il manque de la trouver. Il n’y a perſonne dans la République des Lettres qui ne faſſe profeſſion ouverte d’être amateur de la Vérité ; & il n’y a point de Créature raiſonnable qui ne prît en mauvaiſe part de paſſer dans l’Eſprit des autres pour avoir une inclination contraire. Mais avec tout cela, l’on peut dire ſans ſe tromper, qu’il a fort peu de gens qui aiment la Vérité pour l’amour de la Vérité, parmi ceux-là même qui croyent être de ce nombre. Sur quoi il vaudroit la peine d’examiner comment un homme peut connoître qu’il aime ſincerement la Vérité. Pour moi, je croi qu’en voici une preuve infaillible, c’eſt de ne pas recevoir une Propoſition avec plus d’aſſûrance, que les preuves ſur leſquelles elle eſt fondée ne le permettent. Il eſt viſible que quiconque va au delà de cette meſure, n’embraſſe pas la Vérité par l’amour qu’il a pour elle, qu’il n’aime pas la Vérité pour l’amour d’elle-même, mais pour quelque autre fin indirecte. Car l’évidence qu’une Propoſition eſt véritable (excepté celles qui ſont évidentes par elles-mêmes) conſiſtant uniquement dans les preuves qu’un homme en a, il eſt clair que quelques dégrez d’aſſentiment qu’il lui donne au delà des dégrez de cette évidence, tout ce ſurplus d’aſſûrance eſt dû à quelque autre paſſion, & non à l’amour de la Vérité emporte mon aſſentiment au deſſus de l’évidence que j’ai qu’une telle Propoſition eſt véritable, qu’il eſt impoſſible que l’amour de la Vérité me faſſe donner mon conſentement à une Propoſition en conſideration d’une évidence qui ne me fait pas voir que cette Propoſition comme une vérité, parce qu’il eſt poſſible ou probable qu’elle ne ſoit pas véritable. Dans toute vérité qui ne s’établit pas dans notre Eſprit par la lumiére irréſiſtible d’une ** Voyez la note qui eſt à la page 488. pour ſavoir ce qu’il faut entendre par cette expreſſion. évidence immédiate, ou par la force d’une Démonſtration, les argumens qui entraînent ſon aſſentiment, ſont les garants & le gage de ſa probabilité à notre égard, & nous ne pouvons la recevoir que pour ce que ces Argumens la font voir à notre Entendement ; de ſorte que quelque autorité que nous donnions à une Propoſition, au delà de ce qu’elle reçoit des Principes & des preuves ſur quoi elle eſt appuyée, on en doit attribuer la cauſe au penchant qui nous entraîne de ce côté-là ; & c’eſt déroger d’autant à l’amour de la Vérité, qui ne pouvant recevoir aucune évidence de nos paſſions, n’en doit recevoir non plus aucune teinture.

§. 2.D’où vient le penchant que les hommes ont d’impoſer leurs opinions aux autres. Une ſuite conſtante de cette mauvaiſe diſpoſition d’Eſprit, c’eſt de s’attribuer l’autorité de preſcrire aux autres nos propres opinions. Car le moyen qu’il puiſſe preſque arriver autrement, ſinon que celui qui a déjà impoſé à ſa propre Croyance, ſoit prêt d’impoſer à la Croyance d’autrui ? Qui peut attendre raiſonnablement, qu’un homme employe des Argumens & des preuves convaincantes auprès des autres hommes, ſi ſon Entendement n’eſt pas accoûtumé à s’en ſervir pour lui-même ; s’il fait violence à ſes propres Facultez, s’il tyranniſe ſon Eſprit & uſurpe une prérogative uniquement duë à la Vérité, qui eſt d’exiger l’aſſentiment de l’Eſprit par ſa ſeule autorité, c’eſt-à-dire à proportion de l’évidence que la Vérité emporte avec elle.

§. 3.La force de l’Enthouſiaſme. A cette occaſion je prendrai la liberté de conſiderer un troiſiéme fondement d’aſſentiment, auquel certaines gens attribuent la même autorité qu’à la Foi ou à la Raiſon, & ſur lequel ils s’appuyent avec une auſſi grande confiance ; je veux parler de l’Enthouſiaſme, qui laiſſant la Raiſon à quartier, voudroit établir la Revelation ſans elle, mais qui par-là détruit en effet la Raiſon & la Revelation tout à la fois, & leur ſubſtituë de vaines fantaiſies, qu’un homme a forgées lui-même, & qu’il prend pour un fondement ſolide de croyance & de conduite.

§. 4.Ce que c’eſt que la Raiſon & la Revelation. La Raiſon eſt une Revelation naturelle, par où le Pére de Lumiére, la ſource éternelle de toute Connoiſſance, communique aux hommes cette portion de vérité qu’il a miſe à la portée de leurs Facultez naturelles. Et la Revelation eſt la Raiſon naturelle augmentée par un nouveau fonds de découvertes émanées immédiatement de Dieu, & dont la Raiſon établit la vérité par le témoignage & les preuves qu’elle employe pour montrer qu’elles viennent effectivement de Dieu ; de ſorte que celui qui proſcrit la Raiſon pour faire place à la Revelation, éteint ces deux Flambeaux tout à la fois, & fait la même choſe que s’il vouloit perſuader à un homme de s’arracher les yeux pour mieux recevoir par le moyen d’un Teleſcope, la lumiére éloignée d’une Etoile qu’il ne peut voir par le ſecours de ſes yeux.

§. 5.Source de l’Enthouſiaſme. Mais les hommes trouvant qu’une Revelation immédiate eſt un moyen plus facile pour établir leurs opinions & pour régler leur conduite que le travail de raiſonner juſte ; travail pénible, ennuyeux, & qui n’eſt pas toûjours ſuivi d’un heureux ſuccès, il ne faut pas s’étonner qu’ils ayent été fort ſujets à prétendre avoir des Revelations & à ſe perſuader à eux-mêmes qu’ils ſont ſous la direction particuliére du Ciel par rapport à leurs actions & à leurs opinions, ſur-tout à l’égard de celles qu’ils ne peuvent juſtifier par les Principes de la Raiſon & par les voyes ordinaires de parvenir à la Connoiſſance. Auſſi voyons-nous que dans tous les ſiécles les hommes en qui la melancholie a été mêlée avec la dévotion, & dont la bonne opinion d’eux-mêmes leur a fait accroire qu’ils avoient une plus étroite familiarité avec Dieu & plus de part à ſa Faveur que les autres hommes, ſe ſont ſouvent flattez d’avoir un commerce immédiat avec la Divinité & de fréquente communication avec l’Eſprit divin. On ne peut nier que Dieu ne puiſſe illuminer l’Entendement par un rayon qui vient immédiatement de cette ſource de Lumiére. Ils s’imaginent que c’eſt là ce qu’il a promis de faire ; & cela poſé, qui peut avoir plus de droit de prétendre à cet avantage que ceux qui ſont ſon Peuple particulier, choiſi de ſa main, & ſoûmis à ſes ordres ?

§. 6.Ce que c’eſt que l’Enthouſiaſme. Leurs Eſprits ainſi prévenus, quelque opinion frivole qui vienne à s’établir fortement dans leur fantaiſie, c’eſt une illumination qui vient de l’Eſprit de Dieu, & qui eſt en même temps d’une autorité divine ; & à quelque action extravagante qu’ils ſe ſentent portez par une forte inclination, ils concluent que c’eſt une vocation ou une direction du Ciel qu’ils ſont obligez de ſuivre. C’eſt un ordre d’enhaut, ils ne ſauroient errer en l’exécutant.

§. 7. Je ſuppoſe que c’eſt là ce qu’il faut entendre proprement par Enthouſiaſme, qui ſans être fondé ſur la Raiſon ou ſur la Revelation divine, mais procedant de l’imagination d’un Eſprit échauffé ou plein de lui-même, n’a pas plûtôt pris racine quelque part, qu’il a plus d’influence ſur les Opinions & les Actions des hommes que la Raiſon ou la Revelation, priſes ſeparément ou jointes enſemble ; car les hommes ont beaucoup de penchant à ſuivre les impulſions qu’ils reçoivent d’eux-mêmes ; & il eſt ſûr que tout homme agit plus vigoureuſement lorſque c’eſt un mouvement naturel qui l’entraîne tout entier. Une forte imagination s’étant une fois emparée de l’Eſprit ſous l’idée d’un nouveau Principe, emporte aiſément tout avec elle, lorſqu’élevée au deſſus du ſens commun & délivrée du joug de la Raiſon & de l’importunité des Reflexions elle eſt parvenuë à une autorité divine & ſoûtenuë en même temps par notre inclination & par notre propre temperament.

§. 8.L’Enthouſiaſme pris fauſſement pour une vûë & un ſentiment. Quoi que les opinions & les Actions extravagantes où l’Enthouſiaſme a engagé les hommes, duſſent ſuffire pour les précautionner contre ce faux Principe qui eſt ſi propre à les jetter dans l’égarement, tant à l’égard de leur croyance qu’à l’égard de leur conduite ; cependant l’amour que les hommes ont pour ce qui eſt extraordinaire, la commodité & la gloire qu’il y a d’être inſpiré & élevé au deſſus des voyes ordinaires & commune de parvenir à la Connoiſſance, flattent ſi fort la pareſſe, l’ignorance, & la vanité de quantité de gens, que lorſqu’ils ſont une fois entêtez de cette maniére de Revelation immédiate, de cette eſpèce d’illumination ſans recherche, de certitude ſans preuves & ſans examen, il eſt difficile de les tirer de là. La Raiſon eſt perduë pour eux. « Ils ſe ſont élevez au deſſus d’elle ; ils voyent la Lumiére infuſe dans leur Entendement, & ne peuvent ſe tromper. Cette lumiére y paroît viſiblement : ſemblable à l’éclat d’un beau Soleil, elle ſe montre elle-même, & n’a beſoin d’autre preuve que de ſa propre évidence. Ils ſentent diſent-ils, la main de Dieu qui les pouſſe intérieurement ; ils ſentent les impulſions de l’Eſprit, & ils ne peuvent ſe tromper ſur ce qu’ils ſentent. C’eſt par-là qu’ils ſe défendent, & qu’ils ſe perſuadent que la Raiſon n’a rien à demêler avec ce qu’ils voyent, & qu’ils ſentent en eux-mêmes. » Ce ſont des choſes dont ils ont une expérience ſenſible, & qui ſont par conſéquent au deſſus de tout doute & n’ont beſoin d’aucune preuve. Ne ſeroit-on pas ridicule d’exiger d’un homme qu’il eût à prouver que la Lumiére brille, & qu’il la voit ? Elle eſt elle-même une preuve de ſon éclat, & n’en peut avoir d’autre. Lorſque l’Eſprit divin porte la lumiére dans nos Ames, il en écarte les ténèbres, & nous voyons cette lumiére comme nous voyons celle du Soleil en plein Midi, ſans avoir beſoin que le Crepuſcule de la Raiſon nous la montre. Cette lumiére qui vient du Ciel eſt vive, claire & pure, elle emporte ſa propre démonſtration avec elle ; & nous pouvons avec autant de raiſon prendre un ver luiſant pour nous aider à voir le Soleil, qu’à examiner ce rayon céleſte à la faveur de notre Raiſon qui n’eſt qu’un foible & obſcur lumignon. »

§. 9. C’eſt le Langage ordinaire de ces gens-là. Ils ſont aſſûrez, parce qu’ils ſont aſſûrez ; & leurs perſuaſions ſont droites, parce qu’elles ſont fortement établies dans leur Eſprit. Car c’eſt à quoi ſe réduit tout ce qu’ils diſent, après qu’on l’a détaché des métaphores priſes de la vûë & du ſentiment, dont ils l’enveloppent. Cependant ce Langage figuré leur impoſe ſi fort, qu’il leur tient de certitude pour eux-mêmes, & de démonſtration à l’égard des autres.

§. 10.Comment on peut découvrir l’Enthouſiaſme. Mais pour examiner avec un peu d’exactitude cette lumiére interieure & ce ſentiment ſur quoi ces perſonnes font tant de fonds. Il y a, diſent-ils, une lumiére claire au dedans d’eux, & ils la voyent. Ils ont un ſentiment vif, & ils le ſentent. Ils en ſont aſſûrez, & ne voyent pas qu’on puiſſe le leur diſputer. Car lorſqu’un homme dit qu’il voit ou qu’il ſent, perſonne ne peut lui nier qu’il voit ou qu’il ſente. Mais qu’ils me permettent à mon tour de leur faire ici quelques Queſtions. Cette vuë, eſt-elle la perception de la vérité d’une Propoſition, ou de ceci, que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu ? Ce ſentiment, eſt-il une perception d’une inclination ou fantaiſie de faire quelque choſe, ou bien de l’Eſprit de Dieu qui produit en eux cette inclination ? Ce ſont là deux perceptions fort différentes, & que nous devons diſtinguer ſoigneuſement, ſi nous ne voulons pas nous abuſer nous-mêmes. Je puis appercevoir que c’eſt une Revelation immédiate de Dieu. Je puis appercevoir dans Euclide la vérité d’une Propoſition, ſans qu’elle ſoit ou que j’apperçoive qu’elle ſoit une Revelation. Je puis appercevoir auſſi que je n’en ai pas acquis la connoiſſance par une voye naturelle ; d’où je puis conclurre qu’elle m’eſt revelée, ſans appercevoir pourtant que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu ; parce qu’il y a des Eſprits qui ſans en avoir reçu la commiſſion de la part de Dieu, peuvent exciter ces idées en moi, & les préſenter à mon Eſprit dans un tel ordre que j’en puiſſe appercevoir la connexion. De ſorte que la connoiſſance d’une Propoſition qui vient dans mon Eſprit je ne ſai comment, n’eſt pas une perception qu’elle vienne de Dieu. Moins encore une forte perſuaſion que cette propoſition eſt véritable, eſt-elle une perception qu’elle vient de Dieu, ou même qu’elle eſt véritable. Mais quoi qu’on donne à une telle penſée le nom de lumiére & de vûë, je croi que ce n’eſt tout au plus que croyance & confiance : & la Propoſition qu’ils ſuppoſent être une Revelation, n’eſt pas une Propoſition qu’ils connoiſſent véritable, mais qu’ils préſument véritable. Car lorſqu’on connoit qu’une Propoſition eſt véritable, la Revelation eſt inutile. Et il eſt difficile de concevoir comment un homme peut avoir une revelation de ce qu’il connoit dejà. Si donc c’eſt une Propoſition de la vérité de laquelle ils ſoient perſuadez, ſans connoître qu’elle ſoit véritable, ce n’eſt pas voir, mais croire ; quel que ſoit le nom qu’ils donnent à une telle perſuaſion. Car ce ſont deux voyes par où la Vérité entre dans l’Eſprit, tout-à-fait diſtinctes, de ſorte que l’une n’eſt pas l’autre. Ce que je vois, je connois qu’il eſt tel que je le vois, par l’évidence de la choſe même. Et ce que je croi, je le ſuppoſe véritable par le témoignage d’autrui. Mais je dois connoître que ce témoignage a été rendu : autrement, quel fondement puis-je avoir de croire ? Je dois voir que c’eſt Dieu qui me revele cela, ou bien je ne vois rien. La queſtion ſe réduit donc à ſavoir comment je connois, que c’eſt Dieu qui me revele cela, que cette impreſſion eſt faite ſur mon Ame par ſon Saint Eſprit, & que je ſuis par conſéquent obligé de la ſuivre. Si je ne connois pas cela, mon aſſûrance eſt ſans fondement, quelque grande qu’elle ſoit, & toute la lumiére dont je prétens être éclairé, n’eſt qu’Enthouſiaſme. Car ſoit que la Propoſition qu’on ſuppoſe revelée ſoit en elle-même évidemment véritable, ou viſiblement probable, ou incertaine, à en juger par les voyes ordinaires de la Connoiſſance, la vérité qu’il faut établir ſolidement & prouver évidemment, c’eſt que Dieu a revelé cette Propoſition, & que ce que je prens pour Revelation a été mis certainement dans mon Eſprit par lui-même, & que ce n’eſt pas une illuſion qui y ait été inſinuée par quelque autre Eſprit, ou excitée par ma propre fantaiſie. Car, ſi je ne me trompe, ces gens-là prennent une telle choſe pour vraye, parce qu’ils préſument que Dieu l’a revelée. Cela étant, ne leur eſt-il pas de la derniére importance d’examiner ſur quel fondement ils préſument que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu ? Sans cela, leur confiance ne ſera que pure préſomption ; & cette lumiére dont ils ſont ſi fort éblouïs, ne ſera autre choſe qu’un Feu follet qui les promenera ſans ceſſe autour de ce cercle, C’eſt une Revelation parce que je le croi fortement, & je le croi parce que c’eſt une Revelation.

§. 11.L’Enthouſiaſme ne ſauroit prouver qu’une Propoſition vient de Dieu. A l’égard de tout ce qui eſt de revelation divine, il n’eſt pas néceſſaire de le prouver autrement qu’en faiſant voir que c’eſt véritablement une inſpiration qui vient de Dieu, car cet Etre qui eſt tout bon & tout ſage ne peut ni tromper ni être trompé. Mais comment pourrons-nous connoître qu’une Propoſition que nous avons dans l’Eſprit, eſt une vérité que Dieu nous a inſpirée, qu’il nous a revelée, qu’il expoſe lui-même à nos yeux, & que pour cet effet nous devons croire ? C’eſt ici que l’Enthouſiaſme manque d’avoir l’évidence à laquelle il prétend. Car les perſonnes prévenuës de cette imagination ſe glorifient d’une lumiére qui les éclaire, à ce qu’ils diſent, & qui leur communique la connoiſſance de telle ou telle vérité. Mais s’ils connoiſſent que c’eſt une vérité, ils doivent le connoître ou par ſa propre évidence, ou par les preuves naturelles qui le démontrent viſiblement. S’ils voyent & connoiſſent que c’eſt une vérité par l’une de ces deux voyes, ils ſuppoſent en vain que c’eſt une Revelation ; car ils connoiſſent que cela eſt vrai par la même voye que tout autre homme le peut connoître naturellement ſans le ſecours de la Revelation, puiſque c’eſt effectivement ainſi que toutes les véritez que des hommes non-inſpirez viennent à connoître, entrent dans leurs Eſprits & s’y établiſſent de quelque eſpèce qu’elles ſoient. S’ils diſent qu’ils ſavent que cela eſt vrai, parce que c’eſt une Revelation émanée de Dieu, la raiſon eſt bonne : mais alors on leur demandera, comment ils viennent à connoître que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu. S’ils diſent qu’ils le connoiſſent par la lumiére que la choſe porte en elle, lumiére qui brille, qui éclatte dans leur Ame & à laquelle ils ne ſauroient réſiſter, je les prierai de conſiderer ſi cela ſignifie autre choſe que ce que nous avons déja remarqué, ſavoir, Que c’eſt une Revelation parce qu’ils croyent fortement qu’il eſt véritable ; toute la lumiére dont ils parlent, n’étant qu’une perſuaſion fortement établie dans leur Eſprit, mais ſans aucun fondement que c’eſt une vérité. Car pour des fondemens raiſonnables, tirez de quelque preuve qui montre que c’eſt une vérité, ils doivent reconnoître qu’ils n’en ont point ; parce que, s’ils en ont, ils ne le reçoivent plus comme une Revelation, mais ſur les fondemens ordinaires ſur leſquels on reçoit d’autres véritez : & s’ils croyent qu’il eſt vrai parce que c’eſt une Revelation, & qu’ils n’ayent point d’autre raiſon pour prouver que c’eſt une Revelation ſinon qu’ils ſont pleinement perſuadez qu’il eſt véritable ſans aucun autre fondement que cette même perſuaſion, ils croyent que c’eſt une Revelation ſeulement parce qu’ils croyent fortement que c’eſt une Revelation ; ce qui eſt un fondement très-peu ſûr pour s’y appuyer, tant à l’égard de nos opinions qu’à l’égard de notre conduite. Et je vous prie, quel autre moyen peut être plus propre à nous précipiter dans les erreurs & dans mes mépriſes les plus extravagantes, que de prendre ainſi notre propre Fantaiſie pour notre ſuprême & unique guide, & de croire qu’une Propoſition eſt véritable, qu’une action eſt droite, ſeulement parce que nous le croyons ? La force de nos perſuaſions n’eſt nullement une preuve de leur rectitude. Les choſes courbées peuvent être auſſi roides & difficiles à plier que celles qui ſont droites ; & les hommes peuvent être auſſi déciſifs à l’égard de l’Erreur qu’à l’égard de la Vérité. Et comment ſe formeroient autrement ces Zèles intraitables dans des Partis différens & directement oppoſez ? En effet, ſi la lumiére que chacun croit être dans ſon Eſprit, & qui dans ce cas n’eſt autre choſe que la force de ſa propre perſuaſion, ſi cette lumiére, dis-je, eſt une preuve que la choſe dont on eſt perſuadé, vient de Dieu, des opinions contraires peuvent avoir le même droit de paſſer pour des Inſpirations ; & Dieu ne ſera pas ſeulement le Pére de la Lumiére, mais de Lumiéres diametralement oppoſées qui conduiſent les hommes dans des routes contraires ; de ſorte que des Propoſitions contradictoires ſeront des véritez divines, ſi la force de l’aſſurance, quoi que deſtituée de fondement, peut prouver qu’une Propoſition eſt une Revelation divine.

§. 12.La force de perſuaſion ne prouve point qu’une Propoſition vienne de Dieu. Cela ne ſauroit être autrement, tandis que la force de la perſuaſion eſt établie pour cauſe de croire, & qu’on regarde la confiance d’avoir raiſon comme une preuve de la vérité de ce qu’on veut ſoûtenir. S. Paul lui-même croyait bien faire, & être appellé à faire ce qu’il faiſoit quand il perſecutoit les Chrétiens, croyant fortement qu’ils avoient tort. Cependant c’étoit lui qui ſe trompoit, & non pas les Chrétiens. Les gens de bien ſont toûjours hommes, ſujets à ſe méprendre, & ſouvent fortement engagez dans des erreurs qu’ils prennent pour autant de véritez divines qui brillent dans leur Eſprit avec le dernier éclat.

§. 13.Une lumiére dans l’Eſprit, ce que c’eſt. Dans l’Eſprit la lumiére, la vraye lumiére n’eſt ou ne peut être autre choſe que l’évidence de la vérité de quelque Propoſition que ce ſoit ; & ſi ce n’eſt pas une Propoſition évidente par elle-même, toute la lumiére qu’elle peut avoir, vient de la clarté & de la validité des preuves ſur leſquelles on la reçoit. Parler d’aucune autre lumiére dans l’Entendement, c’eſt s’abandonner aux ténèbres ou à la puiſſance du Prince des ténèbres & ſe livrer ſoi-même à l’illuſion, de notre propre conſentement, pour croire le menſonge. Car ſi la force de la perſuaſion eſt la lumiére qui nous doit ſervir de guide, je demande comme on pourra diſtinguer entre les illuſions de Sathan & les inſpirations du S. Eſprit. Ceux qui ſont conduits par ce Feu follet, le prennent auſſi fermement pour une vraye illumination, c’eſt-à-dire, ſont auſſi fortement perſuadez qu’ils ſont éclairez par l’Eſprit de Dieu, que ceux que l’Eſprit divin éclaire veritablement. Ils acquieſcent à cette fauſſe lumiére, ils y prennent plaiſir, ils la ſuivent par-tout où elle les entraîne ; & perſonne ne peut être ni plus aſſûré, ni plus dans le parti de la Raiſon qu’eux, ſi l’on s’en rapporte à la force de leur propre perſuaſion.

§. 14.C’eſt la Raiſon qui doit juger de la vérité de la Revelation. Par conſéquent, celui qui ne voudra pas donner tête baiſſée dans toutes les extravagances de l’illuſion & de l’erreur, doit mettre à l’épreuve cette lumiére intérieure qui ſe préſente à lui pour lui ſervir de guide. Dieu ne détruit pas l’homme en faiſant un Prophete. Il lui laiſſe toutes ſes Facultez dans leur état naturel, pour qu’il puiſſe juger ſi les Inſpirations qu’il ſent en lui-même ſont d’une origine divine, ou non. Dieu n’éteint point la lumiére naturelle d’une perſonne lorſqu’il vient à éclairer ſon Eſprit d’une lumiére ſurnaturelle. S’il veut nous porter à recevoir la vérité d’une Propoſition, ou il nous fait voir cette vérité par les voyes ordinaires de la Raiſon naturelle, ou bien il nous donne à connoître que c’eſt une vérité que ſon Autorité nous doit faire recevoir, & il nous convainc qu’elle vient de lui, & cela par certaines marques auxquelles la Raiſon ne ſauroit ſe méprendre. Ainſi, la Raiſon doit être notre dernier Juge & notre dernier Guide en toute choſe. Je ne veux pas dire par-là que nous devions conſulter la Raiſon & examiner ſi une Propoſition que Dieu a revelée, peut être démontrée par des Principes naturels, & que ſi elle ne peut l’être, nous ſoyons en droit de la rejetter ; mais je dis que nous devons conſulter la Raiſon pour examiner par ſon moyen ſi c’eſt une Revelation qui vient de Dieu, ou non. Et ſi la Raiſon trouve que c’eſt une Revelation divine, dès-lors la Raiſon ſe déclare auſſi fortement pour elle que pour aucune autre vérité, & en fait une de ſes Règles. Du reſte il faut que chaque imagination qui frappe vivement notre fantaiſie paſſe pour une inſpiration, ſi nous ne jugeons de nos perſuaſions que par la forte impreſſion qu’elles font ſur nous. Si, dis-je, nous ne laiſſons point à la Raiſon le ſoin d’en examiner la vérité par quelque choſe d’exterieur à l’égard de ces perſuaſions mêmes, les Inſpirations & les Illuſions, la Vérité & la Fauſſeté auront une même meſure, & il ne ſera pas poſſible de les diſtinguer.

§. 15.La Croyance ne prouve pas la Revelation. Si cette lumiére intérieure ou quelque Propoſition que ce ſoit, qui ſous ce titre paſſe pour inſpirée dans notre Eſprit, ſe trouve conforme aux Principes de la Raiſon ou à la Parole de Dieu, qui eſt une Revelation atteſtée ; en ce cas-là nous avons la Raiſon pour garant, & nous pouvons recevoir cette lumiére pour véritable & la prendre pour Guide tant à l’égard de notre croyance qu’à l’égard de nos actions. Mais ſi elle ne reçoit ni témoignage ni preuve d’aucune de ces Règles, nous ne pouvons point la prendre pour une Revelation, ni même pour une vérité, juſqu’à ce que quelque autre marque différente de la croyance où nous ſommes que c’eſt une Revelation, nous aſſûre que c’eſt effectivement une Revelation. Ainſi nous voyons que les Saints hommes qui recevoient des revelations de Dieu, avoient quelque autre preuve que la lumiére intérieure qui éclattoit dans leurs Eſprits, pour les aſſûrer que ces Revelations venoient de la part de Dieu. Ils n’étoient pas abandonnez à la ſeule perſuaſion que leurs perſuaſions venoient de Dieu ; mais ils avoient des ſignes extérieurs qui les aſſûroient, que Dieu étoit l’Auteur de ces Revelations ; & lorſqu’ils devoient en convaincre les autres, ils recevoient un pouvoir particulier pour juſtifier la vérité de la commiſſion qui leur avoit été donnée du Ciel, & pour certifier par des ſignes viſibles l’autorité du meſſage dont ils avoient été chargez de la part de Dieu. Moïſe vit un Buiſſon qui brûloit ſans ſe conſumer, & entendit une voix du milieu du Buiſſon. C’étoit là quelque choſe de plus qu’un ſentiment intérieur d’une impulſion qui l’entraînoit vers Pharaon pour pouvoir tirer ſes fréres hors d’Égypte ; cependant il ne crut pas que cela ſuffît pour aller en Égypte avec cet ordre de la part de Dieu, juſqu’à ce que par un autre Miracle ſa Verge changée en Serpent, Dieu l’eût aſſûré du pouvoir de confirmer ſa miſſion par le même miracle repeté devant ceux auxquels il étoit envoyé. Gedeon fut envoyé par un Ange pour délivrer le peuple d’Iſraël du joug des Madianites ; cependant il demanda un ſigne pour être convaincu que cette commiſſion lui étoit donnée de la part de Dieu. Ces exemples & autres ſemblables qu’on peut remarquer à l’égard des Anciens Prophetes, ſuffiſent pour faire voir qu’ils ne croyoient pas qu’une vûë intérieure ou une perſuaſion de leur Eſprit, ſans aucune autre preuve, fût une aſſez bonne raiſon pour les convaincre que leur perſuaſion venoit de Dieu, quoi que l’Ecriture ne remarque pas par-tout qu’ils ayent demandé ou reçu de telles preuves.

§. 16. Au reſte, dans tout ce que je viens de dire, j’ai été fort éloigné de nier que Dieu ne puiſſe illuminer, ou qu’il n’illumine même quelquefois l’Eſprit des hommes pour leur faire comprendre certaines véritez ou pour les porter à de bonnes actions par l’influence & l’aſſiſtance immédiate du Saint Eſprit, ſans aucuns ſignes extraordinaires qui accompagnent cette influence. Mais auſſi dans ces cas nous avons la Raiſon & l’Ecriture, deux Règles infaillibles, pour connoître ſi ces illuminations viennent de Dieu ou non. Lorſque la vérité que nous embraſſons, ſe trouve conforme à la Revelation écrite, ou que l’action que nous voulons faire, s’accorde avec ce que nous dicte la droite Raiſon ou l’Ecriture Sainte, nous pouvons être aſſûrez que nous ne courons aucun riſque de la regarder comme inſpirée de Dieu, parce qu’encore que ce ne ſoit peut-être pas une Revelation immédiate, inſtillée dans nos Eſprits par une opération extraordinaire de Dieu, nous ſommes pourtant ſûrs qu’elle eſt authentique par ſa conformité avec la vérité que nous avons reçue de Dieu. Mais ce n’eſt point la force de la perſuaſion particuliére que nous ſentons en nous-mêmes qui peut prouver que c’eſt une lumiére ou un mouvement qui vient du Ciel. Rien ne peut le faire que la Parole de Dieu écrite, ou la Raiſon, cette règle qui nous eſt commune avec tous les hommes. Lors donc qu’une opinion ou une action eſt autoriſée expreſſément par la Raiſon ou par l’Ecriture, nous pouvons la regarder comme fondée ſur une autorité divine ; mais jamais la force de notre perſuaſion ne pourra par elle-même lui donner cette empreinte. L’inclination de notre Eſprit peut favoriſer cette perſuaſion autant qu’il lui plairra, & faire voir que c’eſt l’objet particulier de notre tendreſſe, mais elle ne ſauroit prouver que ce ſoit une production du Ciel & d’une origine divine.