Essai philosophique concernant l’entendement humain/Texte entier/Livres 3 et 4

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Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 322-Errata).


ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L’ENTENDEMENT HUMAIN.



LIVRE TROISIEME.

DES MOTS.



CHAPITRE I.

Des Mots ou du Langage en général.


§.1.L’homme a des organes propres à former des ſons articulez.
DIeu ayant fait l’homme pour être une créature ſociable, non ſeulement lui a inſpiré le deſir, & l’a mis dans la néceſſité de vivre avec ceux de ſon Eſpèce, mais de plus lui a donné la faculté de parler, pour que ce fût le grand inſtrument & le lien commun de cette Société. C’eſt pourquoi l’Homme a naturellement ſes organes façonnez de telle maniére qu’ils ſont propres à former des ſons articulez que nous appellons des Mots. Mais cela ne ſuffiſoit pas pour faire le Langage : car on peut dreſſer les Perroquets & pluſieurs autres Oiſeaux à former des ſons articulez & aſſez diſtincts, cependant ces Animaux ne ſont nullement capables de Langage.

§. 2.Afin de ſe ſervir de ces ſons pour être ſignes de ſes idées. Il étoit donc néceſſaire qu’outre les ſons articulez, l’Homme fût capable de ſe ſervir de ces Sons comme de ſignes de conceptions intérieures, & de les établir comme autant de marques des Idées que nous avons dans l’Eſprit, afin que par-là elles puſſent être manifeſtées aux autres, & qu’ainſi les hommes puiſſent s’entre-communiquer les penſées qu’ils ont dans l’Eſprit.

§. 3.Les mots ſervent auſſi de ſignes généraux. Mais cela ne ſuffiſoit point encore pour rendre les Mots auſſi utiles qu’ils doivent être. Ce n’eſt pas aſſez pour la perfection du Langage que les Sons puiſſent devenir ſignes des Idées, à moins qu’on ne puiſſe ſe ſervir de ces ſignes en ſorte qu’ils comprennent pluſieurs choſes particulieres : car la multiplication des Mots en auroit confondu l’uſage, s’il eût fallu un nom diſtinct pour déſigner chaque choſe particuliére. Afin de remedier à cet inconvenient, le Langage a été encore perfectionné par l’uſage des termes généraux, par où un ſeul mot eſt devenu le ſigne d’une multitude d’exiſtences particulieres : Excellent uſage des Sons qui a été uniquement produit par la différence des Idées dont ils ſont devenus les ſignes ; les Noms à qui l’on fait ſignifier des Idées générales, devenant généraux ; & ceux qui expriment des Idées particulieres, demeurant particuliers.

§. 4. Outre ces noms qui ſignifient des Idées, il y a d’autres mots que les hommes employent, non pour ſignifier quelque idée, mais le manque ou l’abſence d’une certaine idée ſimple ou complexe, ou de toutes les idées enſemble, comme ſont les mots, Rien, ignorance, & ſtérilité. On ne peut pas dire que tous ces mots negatifs ou privatifs n’appartiennent proprement à aucune idée, ou ne ſignifient aucune idée, car en ce cas-là ce ſeroient des Sons qui ne ſignifieroient abſolument rien : mais ils ſe rapportent à des Idées poſitives, & en déſignent l’abſence.

§. 5.Les Mots tirent leur prémiére origine d’autres mots qui ſignifient des Idées ſenſibles. Une autre choſe qui nous peut approcher un peu plus de l’origine de toutes nos notions & connoiſſances, c’eſt d’obſerver combien les mots dont nous nous ſervons, dépendent des idées ſenſibles, & comment ceux qu’on employe pour ſignifier des actions & des notions tout-à-fait éloignées des Sens, tirent leur origine de ces mêmes Idées ſenſibles, d’où ils ſont transferez à des ſignifications plus abſtruſes pour exprimer des Idées qui ne tombent point ſous les Sens. Ainſi, les mots ſuivans imaginer, comprendre, s’attacher, concevoir, inſtiller, dégoûter, trouble, tranquillité, &c. ſont tous empruntez des opérations de choſes ſenſibles, & appliquez à certains Modes de penſer. Le mot Eſprit dans ſa prémiére ſignification, c’eſt le ſouffle ; & celui d’Ange ſignifie Meſſager. Et je ne doute point que, ſi nous pouvions conduire tous les mots juſqu’à leur ſource, nous ne trouvaſſions que dans toutes les Langues, les mots qu’on employe pour ſignifier des choſes qui ne tombent pas ſous les Sens, ont tiré leur prémiére origine d’Idées ſenſibles. D’où nous pouvons conjecturer quelle ſorte de notions avoient ceux qui les prémiers parlerent ces Langues-là, d’où elles leur venoient dans l’Eſprit, & comment la Nature ſuggera inopinément aux hommes l’origine & le principe de toutes leurs connoiſſances, par les noms mêmes qu’ils donnoient aux choſes ; puiſque pour trouver des noms qui puiſſent faire connoître aux autres les opérations qu’ils ſentoient en eux-mêmes, ou quelque autre idée qui ne tombât pas ſous les Sens, ils furent obligez d’emprunter des mots, des idées de ſenſation les plus connuës, afin de faire concevoir par-là plus aiſément les opérations qu’ils éprouvoient en eux-mêmes, & qui ne pouvoient être repréſentées, par des apparences ſenſibles & extérieures. Après avoir ainſi trouvé des noms connus & dont ils convenoient mutuellement, pour ſignifier ces opérations intérieures de l’Eſprit, ils pouvoient ſans peine faire connoître par des mots toutes leurs autres idées, puiſqu’elles ne pouvoient conſiſter qu’en des perceptions extérieures & ſenſibles, ou en des opérations intérieures de leur Eſprit ſur ces perceptions : car comme il a été prouvé, nous n’avons abſolument aucune idée qui ne vienne originairement des Objets ſenſibles & extérieurs, ou des opérations intérieures de l’Eſprit, que nous ſentons, & dont nous ſommes intérieurement convaincus en nous-mêmes.

§. 6. Diviſions générale de ce Troiſieme Livre. Mais pour mieux comprendre quel eſt l’uſage & la force du Langage, entant qu’il ſert à l’inſtruction & à la connoiſſance, il eſt à propos de voir en prémier lieu, A quoi c’eſt que les noms ſont immediatement appliquez dans l’uſage qu’on fait du Langage.

Et puiſque tous les noms (excepté les noms propres) ſont généraux, & qu’ils ne ſignifient pas en particulier telle ou telle choſe ſinguliére, mais les eſpèces des choſes ; il ſera néceſſaire de conſidérer, en ſecond lieu, Ce que c’eſt que les Eſpèces & les Genres des Choſes, en quoi ils conſiſtent, & comment ils viennent à être formez. Après avoir examiné ces choſes comme il faut, nous ſerons mieux en état de découvrir le veritable uſage des mots, les perfections & les imperfections naturelles du Langage, & les remedes qu’il faut employer pour éviter dans la ſignification des mots l’obſcurité ou l’incertitude, ſans quoi il eſt impoſſible de diſcourir nettement ou avec ordre de la connoiſſance des choſes, qui roulant ſur des Propoſitions pour l’ordinaire univerſelles, a plus de liaiſon avec les mots qu’on n’eſt peut-être porté à ſe l’imaginer.

Ces conſidérations ſeront donc le ſujet des Chapitres ſuivans.


CHAPITRE II.

De la ſignification des Mots


§. 1. Les Mots des ſignes ſenſibles néceſſaires aux hommes pour s’entre communiquer leurs penſées.
QUoique l’Homme aît une grande diverſité de penſées, qui ſont telles que les autres hommes en peuvent recueillir auſſi bien que lui, beaucoup de plaiſir & d’utilité ; elles ſont pourtant toutes renfermées dans ſon Eſprit, inviſibles & cachées aux autres, & ne ſauroient paroître d’elles-mêmes. Comme on ne ſauroit jouïr des avantages & des commoditez de la Societé, ſans une communication de penſées, il étoit néceſſaire que l’Homme inventât quelques ſignes extérieurs & ſenſibles par leſquels ces Idées inviſibles dont ſes penſées ſont compoſées, puſſent être manifeſtées aux autres. Rien n’étoit plus propre pour cet effet, ſoit à l’égard de la fécondité ou de la promptitude, que ces ſons articulez qu’il ſe trouve capable de former avec tant de facilité & de variété. Nous voyons par-là, comment les Mots qui étoient ſi bien adaptez à cette fin par la Nature, viennent à être employez par les hommes pour être ſignes de leurs Idées, & non par aucune liaiſon naturelle qu’il y aît entre certains ſons articulez & certaines idées, car en ce cas-là il n’y auroit qu’une Langue parmi les hommes) mais par une inſtitution arbitraire en vertu de laquelle un tel mot a été fait volontairement le ſigne d’une telle Idée. Ainſi, l’uſage des Mots conſiſte à être des marques ſenſibles des Idées : & les Idées qu’on déſigne par les Mots, ſont ce qu’ils ſignifient proprement & immédiatement.

§. 2.Ils ſont des ſignes ſenſibles des Idées de celui qui s’en ſert. Comme les hommes ſe ſervent de ces ſignes, ou pour enregîtrer, ſi j’oſe ainſi dire, leurs propres penſées afin de ſoulager leur mémoire, ou pour produire leurs Idées & les expoſer aux yeux des autres hommes, les Mots ne ſignifient autre choſe dans leur prémiére & immédiate ſignification, que les idées qui ſont dans l’Eſprit de celui qui s’en ſert, quelque imparfaitement ou negligemment que ces Idées ſoient déduites des choſes qu’on ſuppoſe qu’elles repréſentent. Lorſqu’un homme parle à un autre, c’eſt afin de pouvoir être entendu ; & le but du Langage eſt que ces ſons ou marques puiſſent faire connoître les idées de celui qui parle que les Mots ſont des ſignes, & perſonne ne peut les appliquer immédiatement comme ſignes à aucune autre choſe qu’aux idées qu’il a lui-même dans l’Eſprit : car en uſer autrement, ce ſeroit les rendre ſignes de nos propres conceptions, & les appliquer cependant à d’autres idées, c’eſt-à-dire faire qu’en même temps ils fuſſent & ne fuſſent pas des ſignes de nos Idées, & par cela même qu’ils ne ſignifiaſſent effectivement rien du tout. Comme les Mots ſont des ſignes volontaires qu’il employe pour déſigner des choſes qu’il ne connoît point. Ce ſeroit vouloir les rendre ſignes de rien, de vains ſons deſtituez de toute ſignification. Un homme ne peut pas faire que ſes Mots ſoient ſignes, ou des qualitez qui ſont dans les choſes, ou des conceptions qui ſe trouvent dans l’Eſprit d’une autre perſonne, s’il n’a lui-même aucune idée de ces qualitez & de ces conceptions. Juſqu’à ce qu’il ait quelques idées de ſon propre fonds, il ne ſauroit ſuppoſer que certaines idées correſpondent aux conceptions d’une autre perſonne, ni ſe ſervir d’aucuns ſignes pour les exprimer ; car alors ce ſeroient des ſignes de ce qu’il ne connoîtroit pas, c’eſt-à-dire des ſignes d’un Rien. Mais lorſqu’il ſe repréſente à lui-même les idées des autres hommes par celles qu’il a lui-même, s’il conſent de leur donner les mêmes noms que les autres hommes leur donnent, c’eſt toûjours à ſes propres idées qu’il donne ces noms, aux idées qu’il a, & non à celles qu’il n’a pas.

§. 3. Cela eſt ſi néceſſaire dans le Langage, qu’à cet égard l’homme habile & l’ignorant, le ſavant & l’idiot ſe ſervent des mots de la même maniére, lorſqu’ils y attachent quelque ſignification. Je veux dire que les mots ſignifient dans la bouche de chaque homme les idées qu’il a dans l’Eſprit, & qu’il voudroit exprimer par ces mots-là. Ainſi, un Enfant n’ayant remarqué dans le Metal qu’il entend nommer Or, rien autre choſe qu’une brillante couleur jaune, applique ſeulement le mot d’Or à l’idée qu’il a de cette couleur, & à nulle autre choſe ; c’eſt pourquoi il donne le nom d’Or à cette même couleur qu’il voit dans la queuë d’un Paon. Un autre qui a mieux obſervé ce metal, ajoûte à la couleur jaune une grande peſanteur ; & alors le mot d’Or ſignifie dans ſa bouche une idée complexe d’un Jaune brillant, & d’une Subſtance fort peſante. Un troiſiéme ajoûte à ces Qualitez la fuſibilité, & dès-là ce nom ſignifie à ſon égard un Corps brillant, jaune, fuſible, & fort peſant. Un autre ajoûte la malleabilité. Chacune de ces perſonnes ſe ſervent également du mot d’Or, lorſqu’ils ont occaſion d’exprimer l’idée à laquelle ils l’appliquent ; mais il eſt évident qu’aucun d’eux ne peut l’appliquer qu’à ſa propre idée, & qu’il ne ſauroit le rendre ſigne d’une idée complexe qu’il n’a pas dans l’Eſprit.

§. 4. Mais encore que les Mots, conſiderez dans l’uſage qu’en font les hommes, ne puiſſent ſignifier proprement & immédiatement rien autre choſe que les idées qui ſont dans l’Eſprit de celui qui parle, cependant les hommes leur attribuent dans leurs penſées un ſecret rapport à deux autres choſes.

Prémiérement, ils ſuppoſent que les Mots dont ils ſe ſervent, ſont ſignes des idées qui ſe trouvent auſſi dans l’Eſprit des autres hommes avec qui ils s’entretiennent. Car autrement ils parleroient en vain & ne pourroient être entendus, ſi les ſons qu’ils appliquent à une idée, étoient attachez à une autre idée par celui qui les écoute, ce qui ſeroit parler deux Langues. Mais dans cette occaſion, les hommes ne s’arrêtent pas ordinairement à examiner ſi l’idée qu’ils ont dans l’Eſprit, eſt la même que celle qui eſt dans l’Eſprit de ceux avec qui ils s’entretiennent. Ils s’imaginent qu’il leur ſuffit d’employer le mot dans le ſens qu’il a communément dans la Langue qu’ils parlent, ce qu’ils croyent faire ; & dans ce cas ils ſuppoſent que l’idée dont ils le font ſigne, eſt préciſément la même que les habiles gens du Païs attachent à ce nom-là.

§. 5. En ſecond lieu, parce que les hommes ſeroient fâchez qu’on crût qu’ils parlent ſimplement de ce qu’ils imaginent, mais qu’ils veulent auſſi qu’on s’imagine qu’ils parlent des choſes ſelon ce qu’elles ſont réellement en elles-mêmes, ils ſuppoſent ſouvent à cauſe de cela, que leurs paroles ſignifient auſſi la réalité des choſes. Mais comme ceci ſe rapporte plus particulierement aux Subſtances & à leurs noms, ainſi que ce que nous venons de dire dans le Paragraphe précedent ſe rapporte peut-être aux Idées ſimples & aux Modes, nous parlerons plus au long de ces deux différens moyens d’appliquer les Mots, lorſque nous traiterons en particulier des noms des Modes Mixtes & des Subſtances. Cependant, permettez-moi de dire ici en paſſant que c’eſt pervertir l’uſage des Mots, & embarraſſer leur ſignification d’une obſcurité & d’une confuſion inévitable, que de leur faire tenir lieu d’aucune autre choſe que des Idées que nous avons dans l’Eſprit.

§.6. Il faut conſiderer encore à l’egard des Mots, prémiérement qu’étant immédiatement les ſignes des Idées des hommes & par ce moyen les inſtrumens dont ils ſe ſervent pour s’entre-communiquer leurs conceptions, & exprimer l’un à l’autre les penſées qu’ils ont dans l’Eſprit, il ſe fait, par un conſtant uſage, une telle connexion entre certains ſons & les idées deſignées par ces ſons-là, que les noms qu’on entend, excitent dans l’Eſprit certaines idées avec preſque autant de promptitude & de facilité, que ſi les Objets propres à les produire, affectoient actuellement les Sens. C’eſt ce qui arrive évidemment à l’égard de toutes les Qualitez ſenſibles les plus communes, & de toutes les Subſtances qui ſe préſentent ſouvent & familierement à nous.

§. 7.On ſe ſert ſouvent de mots auxquels on n’attache aucune ſignification. Il faut remarquer, en ſecond lieu, que, quoi que les Mots ne ſignifient proprement & immédiatement que les idées de celui qui parle ; cependant parce que par un uſage qui nous devient familier dès le berceau, nous apprenons très-parfaitement certains ſons articulez qui nous viennent promptement ſur la langue, & que nous pouvons rappeler à tout moment, mais dont nous prenons pas toûjours la peine d’examiner ou de fixer exactement la ſignification, il arrive ſouvent que les hommes appliquent davantage leurs penſées aux mots qu’aux choſes, lors même qu’ils voudroient s’appliquer à conſiderer attentivement les choſes en elles-mêmes. Et parce qu’on a appris la plûpart de ces mots, avant que de connoître les idées qu’ils ſignifient, il y a non ſeulement des Enfans, mais des hommes faits, qui parlent ſouvent comme des Perroquets, ſe ſervant de pluſieurs mots par la ſeule raiſon qu’ils ont appris ces ſons & qu’ils ſe ſont fait une habitude de les prononcer. Du reſte, tant que les Mots ont quelque ſignification, il y a, juſque-là, une conſtante liaiſon entre le ſon & l’idée, & une marque que l’un tient lieu de l’autre. Mais ſi l’on n’en fait pas cet uſage, ce ne ſont plus que de vains ſons qui ne ſignifient rien.

§. 8. La ſignification des Mots eſt parfaitement arbitraire. Les Mots, par un long familier uſage, excitent, comme nous venons de dire, certaines Idées dans l’Eſprit ſi reglément & avec tant de promptitude, que les hommes ſont portez à ſuppoſer qu’il y a une liaiſon naturelle entre ces deux choſes. Mais que les mots ne ſignifient autre choſe que les idées particuliéres des hommes, & cela par une inſtitution tout-à-fait arbitraire, c’eſt ce qui paroit évidemment en ce qu’ils n’excitent pas toûjours dans l’Eſprit des autres, (lors même qu’ils parlent le même Langage) les mêmes idées dont nous ſuppoſons qu’ils ſont les ſignes. Et chacun a une ſi inviolable liberté de faire ſignifier aux Mots telles idées qu’il veut, que perſonne n’a le pouvoir que d’autres ayent dans l’Eſprit les mêmes idées qu’il a lui-même quand il ſe ſert des mêmes Mots. C’eſt pourquoi Auguſte lui-même élevé à ce haut dégré de puiſſance qui le rendoit maître du Monde, reconnut qu’il n’étoit pas en ſon pouvoir de faire un nouveau mot Latin ; ce qui vouloit dire qu’il ne pouvoit pas établir par ſa pure volonté, de quelle idée un certain ſon devroit être le ſigne dans la bouche & dans le langage ordinaire de ſes Sujets. A la vérité, dans toutes les Langues l’Uſage approprie par un conſentement tacite certains ſons à certaines idées, & limite de telle ſorte la ſignification de ce ſon, que quiconque ne l’applique pas juſtement à la même idée, parle improprement : à quoi j’ajoute qu’à moins que les Mots dont un homme se ſert, n’excitent dans l’Eſprit de celui qui les écoute, les mêmes idées qu’il leur fait ſignifier en parlant, il ne parle pas d’une maniére intelligible. Mais quelle que ſoit la conſéquence que produit l’uſage qu’un homme fait des mots dans un ſens different de celui qu’ils ont généralement, ou de celui qu’y attache particulier la perſonne à qui il addreſſe ſon diſcours, il eſt certain que par rapport à celui qui s’en ſert, leur ſignification eſt bornée aux idées qu’il a dans l’Eſprit, & qu’ils ne peuvent être ſignes d’aucune autre choſe.


CHAPITRE III.

Des Termes généraux.


§. 1. La plus grande partie des Mots ſont généraux.
TOut ce qui exiſte, étant des choſes particulières, on pourroit peut-être s’imaginer, qu’il faudroit que les Mots qui doivent être conformes aux choſes, fuſſent auſſi particuliers par rapport à leur ſignification. Nous voyons pourtant que c’eſt tout le contraire, car la plus grande partie des mots qui compoſent les diverſes Langues du Monde, ſont des termes généraux : ce qui n’eſt pas arrivé par négligence ou par hazard, mais par raiſon & par néceſſité.

§. 2. Il eſt impoſſible que chaque choſe particulière ait un nom particulier & distinct. Prémiérement, il eſt impoſſible que chaque choſe particuliére pût avoir un nom particulier & diſtinct. Car la ſignification & l’uſage des mots dépendant de la connexion que l’Eſprit met entre ſes Idées & les ſons qu’il employe pour en être les ſignes, il eſt néceſſaire qu’en appliquant les noms aux choſes l’Eſprit aît des idées diſtinctes des choſes, & qu’il retienne auſſi le nom particulier qui appartient à chacune avec l’adaptation particuliére qui en eſt faite à cette idée. Or il eſt au deſſus de la capacité humaine de former & de retenir des idées diſtinctes de toutes les choſes particuliéres qui ſe préſentent à nous. Il n’eſt pas poſſible que chaque Oiſeau, chaque Bête que nous voyons, que chaque Arbre & chaque Plante qui frappent nos Sens, trouvent place dans le plus vaſte Entendement. Si l’on a regardé comme un exemple d’une memoire prodigieuſe, que certains Généraux ayent pû appeller chaque ſoldat de leur Armée par ſon propre nom, il eſt aiſé de voir la raiſon pourquoi les hommes n’ont jamais tenté de donner des noms à chaque Brebis dont un Troupeau eſt compoſé, ou à chaque Corbeau qui vole ſur leurs têtes, & moins encore de déſigner par un nom particulier, chaque feuille des Plantes qu’ils voyent, ou chaque grain de ſable qui ſe trouve ſur leur chemin.

§. 3. Cela ſeroit inutile. En ſecond lieu, ſi cela pouvoit ſe faire, il ſeroit pourtant inutile, parce qu’il ne ſerviroit point à la fin principale du Langage. C’eſt en vain que les hommes entaſſeroient des noms de choſes particuliéres, cela ne leur ſeroit d’aucun uſage pour s’entre-communiquer leurs penſées. Les hommes n’apprennent des mots & ne s’en ſervent dans leurs entretiens avec les autres hommes, que pour pouvoir être entendus ; ce qui ne ſe peut faire que lorſque par l’uſage pour par un mutuel conſentement, les ſons que je forme par les organes de la voix, excitent dans l’Eſprit d’un autre qui l’écoute, l’idée que j’y attache en moi-même lorſque je le prononce. Or c’eſt ce qu’on ne pourroit faire par des noms appliquez à des choſes particuliéres, dont les idées ſe trouvant uniquement dans mon Eſprit, les noms que je leur donnerois, ne pourroient être intelligibles à une autre perſonne, qui ne connoîtroit pas préciſément toutes les mêmes choſes qui ſont venuës à ma connoiſſance.

§. 4. Mais en troiſiéme lieu, ſuppoſé que cela pût ſe faire, (ce que je ne croi pas) cependant un nom diſtinct pour chaque choſe particuliére ne ſeroit pas d’un grand uſage pour l’avancement de nos connoiſſances, qui, bien que fondées ſur des choſes particulières, s’étendent par des vûës générales qu’on ne peut former qu’en réduiſant les choſes à certaines eſpèces ſous des noms généraux. Ces Eſpèces ſont alors renfermées dans certaines bornes avec les noms qui leur appartiennent, & ne ſe multiplient pas chaque moment au delà de ce que l’Eſprit eſt capable de retenir, ou que l’uſage le requiert. C’eſt pour cela que les hommes ſe ſont arrêtez pour l’ordinaire à ces conceptions générales ; mais non pas pourtant juſqu’à s’abſtenir de diſtinguer les choſes particuliéres par des noms diſtincts, lorſque la néceſſité l’exige. C’eſt pourquoi dans leur propre Eſpèce avec qui ils ont le plus à faire, & qui leur fournit ſouvent des occaſions de faire mention de perſonnes particulières, ils ſe ſervent de noms propres, chaque Individu diſtinct étant déſigné par une particuliére & diſtincte dénomination.

§. 5.A quoi c’eſt qu’on a donné des noms propres. Outre les perſonnes, on a donné communément des noms particuliers aux Païs, aux Villes, aux Riviéres, aux Montagnes ; à d’autres telles diſtinctions de Lieu, & cela par la même raiſon ; je veux dire, à cauſe que les hommes ont ſouvent occaſion de les déſigner en particulier, & de les mettre, pour ainſi dire, devant les yeux des autres dans les entretiens qu’ils ont avec eux. Et je ſuis perſuadé que, ſi nous étions obligez de faire mention de Chevaux particuliers auſſi ſouvent que nous avons occaſion de parler de différens hommes en particulier, nous aurions pour déſigner les Chevaux des noms propres, qui nous ſeroient auſſi familiers, que ceux dont nous nous ſervons pour déſigner les hommes ; que le mot de Bucephale, par exemple, ſeroit d’un uſage auſſi commun que celui d’Alexandre. Auſſi voyons-nous que les Maquignons donnent des noms propres à leurs chevaux auſſi communément qu’à leurs valets, pour pouvoir les reconnoître, & les diſtinguer les uns des autres, parce qu’ils ont ſouvent occaſion de parler de tel ou tel cheval particulier, lorſqu’il eſt éloigné de leur vûë.

§. 6.Comment ſe font les termes généraux. Une autre choſe qu’il faut conſiderer après cela, c’eſt, comment ſe font les termes généraux. Car tout ce qui exiſte, étant particulier, comment eſt-ce que nous avons des termes généraux, & où trouvons-nous ces natures univerſelles que ces termes ſignifient ? Les Mots deviennent généraux lorſqu’ils ſont inſtituez ſignes d’Idées générales ; & les Idées deviennent générales lorſqu’on en ſépare les circonſtances du temps, du lieu & de toute autre idée qui peut les déterminer à telle ou telle exiſtence particuliére. Par cette ſorte d’abſtraction elles ſont renduës capables de repréſenter également pluſieurs choſes individuelles, dont chacune étant en elle-même conforme à cette idée abſtraite, eſt par-là de cette eſpèce de choſe, comme on parle.

§. 7. Mais pour expliquer ceci un peu plus diſtinctement, il ne ſera peut-être par hors de propos de conſiderer nos notions & les noms que nous leur donnons dès leur origine ; & d’obſerver par quels dégrez nous venons à former & à étendre nos Idées depuis notre prémiére Enfance. Il eſt tout viſible que les idées que les Enfans ſe font des perſonnes avec qui ils converſent (pour nous arrêter à cet exemple) ſont ſemblables aux perſonnes mêmes, & ne ſont que particuliéres. Les idées qu’ils ont de leur Nourrice & de leur Mére, ſont fort bien tracées dans leur Eſprit, & comme autant de fidelles tableaux y repréſentent uniquement ces Individus. Les noms qu’ils leur donnent d’abord, ſe terminent auſſi à ces Individus : ainſi les noms de Nourrice & de Maman, dont ſe ſervent les Enfans, ſe rapportent uniquement à ces perſonnes. Quand après cela le temps & une plus grande connoiſſance du Monde leur a fait obſerver qu’il y a pluſieurs autres Etres, qui par certains communs rapports de figure & de pluſieurs autres qualitez reſſemblent à leur Pére, à leur Mére, & aux autres perſonnes qu’ils ont accoûtumé de voir, ils forment une idée à laquelle ils trouvent que tous ces Etres particuliers participent également, & ils lui donnent comme les autres le nom d’homme, par exemple. Voilà comment ils viennent à avoir un nom général & une idée générale. En quoi ils ne forment rien de nouveau, mais écartant ſeulement de l’idée complexe qu’ils avoient de Pierre & de Jacques, de Marie & d’Elizabeth, ce qui eſt particulier & chacun d’eux, ils ne retiennent que ce qui leur eſt commun à tous.

§. 8. Par le même moyen qu’ils acquiérent le nom & l’idée générale d’Homme, ils acquiérent aiſément des noms, & des notions plus générales. Car venant à obſerver que pluſieurs choſes qui différent de l’idée qu’ils ont de l’Homme, & qui ne ſauroient par conſéquent être compriſes ſous ce nom, ont pourtant certaines qualitez en quoi elles conviennent avec l’Homme, ils ſe forment une autre idée plus générale en retenant ſeulement ces Qualitez & les réuniſſant dans une ſeule idée ; & en donnant un nom à cette idée, ils font un terme d’une comprehenſion plus étenduë. Or cette nouvelle Idée ne ſe fait point par aucune nouvelle addition, mais ſeulement comme la précedente, en ôtant la figure & quelques autres propriétez déſignées par le mot d’homme, & en retenant ſeulement un Corps, accompagné de vie, de ſentiment, & de motion ſpontannée, ce qui eſt compris ſous le nom d’Animal.

§. 9.Les Natures générales ne ſont autre choſe que des Idées abſtraites. Que ce ſoit là le moyen par où les hommes forment prémiérement les idées générales & les noms généraux qu’ils leur donnent, c’eſt, je croi, une choſe ſi évidente qu’il ne faut pour la prouver que conſiderer ce que nous faiſons nous-mêmes, ou ce que les autres font, & quelle eſt la route ordinaire que leur Eſprit prend pour arriver à la Connoiſſance. Que ſi l’on ſe figure que les natures ou notions générales ſont autre choſe que de telles idée abſtraites & partiales d’autres Idées plus complexes qui ont été prémiérement déduites de quelque exiſtence particuliére, on ſera, je penſe, bien en peine de ſavoir où les trouver. Car que quelqu’un refléchiſſe en ſoi-même ſur l’idée qu’il a de l’Homme, & qu’il me diſe enſuite en quoi elle différe de l’idée qu’il a de Pierre & de Paul, ou en quoi ſon idée de Cheval eſt différente de celle qu’il a de Bucephale, ſi ce n’eſt dans l’éloignement de quelque choſe qui eſt particulier à chacun de ces Individus, & dans la conſervation d’autant de particuliéres Idées complexes qu’il trouve convenir à pluſieurs exiſtences particulieres. De même, en ôtant, des Idées complexes, ſignifiées par les noms d’homme & de cheval, les ſeules idées particuliéres en quoi ils différent, en ne retenant que celles dans leſquelles ils conviennent, & en faiſant de ces idées une nouvelle & diſtincte Idée complexe, à laquelle on donne le nom d’Animal, on a un terme plus général, qui avec l’Homme comprend pluſieurs autres Créatures. Otez après cela, de l’idée d’Animal le ſentiment & le mouvement ſpontanée ; dès-là l’idée complexe qui reſte, compoſée d’idées ſimples de Corps, de vie & de nutrition, devient une idée encore plus générale, qu’on déſigne par le terme Vivant qui eſt d’une plus grande étenduë. Et pour ne pas nous arrêter plus long-temps ſur ce point qui eſt ſi évident par lui-même, c’eſt par la même voye que l’Eſprit vient à ſe former l’idée de Corps, de Subſtance, & enfin d’Être, de Choſe & de tels autres termes univerſels qui s’appliquent à quelque idée que ce ſoit que nous avions dans l’Eſprit. En un mot, tout ce myſtére des Genres & des Eſpèces dont on fait tant de bruit dans les Ecoles, mais qui hors de là eſt avec raiſon ſi peu conſideré, tout ce myſtére, dis-je, ſe réduit uniquement à la formation d’Idées abſtraites, plus ou moins étenduës, auxquelles on donne certains noms. Sur quoi ce qu’il y a de certain & d’invariable, c’eſt que chaque terme plus général ſignifie une certaine idée qui n’eſt qu’une partie de quelqu’une de celles qui ſont contenuës ſous elle.

§. 10.Pourquoi on ſe ſert ordinairement du Genre dans les Définitions. Nous pouvons voir par-là quelle eſt la raiſon pourquoi en définiſſant les mots, ce qui n’eſt autre choſe que faire connoître leur ſignification, nous nous ſervons du Genre, ou du terme général le plus prochain ſous lequel eſt compris le mot que nous voulons définir. On ne fait point cela par néceſſité, mais ſeulement pour s’épargner la peine de compter les différentes idées ſimples que le prochain terme général ſignifie, ou quelquefois peut-être pour s’épargner la honte de ne pouvoir faire cette énumeration. Mais quoi que la voye la plus courte de définir ſoit par le moyen du Genre & de la Différence, comme parlent les Logiciens, on peut douter, à mon avis, qu’elle ſoit la meilleure. Une choſe du moins, dont je ſuis aſſuré, c’eſt qu’elle n’eſt pas l’unique, ni par conſéquent abſolument néceſſaire. Car définir n’étant autre choſe que faire connoître à un autre par des paroles quelle eſt l’idée qu’emporte le mot qu’on définit, la meilleure définition conſiſte à faire le dénombrement de ces idées ſimples qui ſont renfermées dans la ſignification du terme défini ; & ſi au lieu d’un tel dénombrement les hommes ſe ſont accoûtumez à ſe ſervir du prochain terme général, ce n’a pas été par néceſſité, ou pour une plus grande clarté, mais pour abreger. Car je ne doute point que, ſi quelqu’un deſiroit de connoître quelle idée eſt ſignifiée par le mot Homme, & qu’on lui dit que l’Homme eſt une Subſtance ſolide, étenduë, qui a de la vie, du ſentiment, un mouvement ſpontanée, & la faculté de raiſonner, je ne doute pas qu’il n’entendît auſſi bien le ſens de ce mot Homme, & que l’idée qu’il ſignifie ne lui fût pour le moins auſſi clairement connuë, que lorſqu’on le définit un Animal raiſonnable, ce qui par les différentes definitions d’Animal, de Vivant, & de Corps, ſe réduit à ces autres idées dont on vient de voir le dénombrement. Dans l’explication du mot Homme je me ſuis attaché, en cet endroit, à la définition qu’on en donne ordinairement dans les Ecoles, qui quoi qu’elle ne ſoit peut-être pas la plus exacte, ſert pourtant aſſez bien à mon préſent deſſein. On peut voir par cet exemple, ce qui a donné occaſion à cette règle, Qu’une Définition doit être compoſée de Genre & de Différence : & cela ſuffit pour montrer le peu de néceſſité d’une telle Règle, ou le peu d’avantage qu’il y a à l’obſerver exactement. Car les Définitions n’étant, comme il a été dit, que l’explication d’un Mot par pluſieurs autres, en ſorte qu’on puiſſe connoître certainement le ſens ou l’idée qu’il ſignifie, les Langues ne ſont pas toûjours formées ſelon les règles de la Logique, de ſorte que la ſignification de chaque terme puiſſe être exactement & clairement exprimée par deux autres termes. L’experience nous fait voir ſuffiſamment le contraire : ou bien ceux qui ont fait cette Règle ont eu tort de nous avoir donné ſi peu de définitions qui y ſoient conformes. Mais nous parlerons plus au long des Définitions dans le Chapitre ſuivant.

§. 11.Ce qu’on appelle Général, & Univerſel eſt un Ouvrage de l’Entendement. Pour retourner aux termes généraux, il s’enſuit évidemment de ce que nous venons de dire, que ce qu’on appelle général & univerſel n’appartient pas à l’exiſtence réelle des choſes, mais que c’eſt un Ouvrage de l’Entendement qu’il fait pour ſon propre uſage, & qui ſe rapporte uniquement aux ſignes, ſoit que ce ſoient des Mots ou des Idées. Les Mots ſont généraux, comme il a été dit, lorſqu’on les employe pour être ſignes d’Idées générales ; ce qui fait qu’ils peuvent être indifferemment appliquez à pluſieurs choſes particuliéres : & les Idées ſont générales, lorſqu’elles ſont formées pour être des repréſentations de pluſieurs choſes particuliéres. Mais l’univerſalité n’appartient pas aux choſes mêmes qui ſont toutes particuliéres dans leur exiſtence, ſans en excepter les mots & les idées dont la ſignification eſt générale. Lors donc que nous laiſſons à part les ** Mots, idées ou choſes. Particuliers ; les Généraux qui reſtent, ne ſont que de ſimples productions de notre Eſprit, dont la nature générale n’eſt autre choſe que la capacité que l’Entendement leur communique, de ſignifier ou de repréſenter pluſieurs Particuliers. Car la ſignification qu’ils ont, n’eſt qu’une relation, qui leur eſt attribuée par l’Eſprit de l’Homme.

§. 12.Les Idées abſtraites ſont les eſſences des Genres & des Eſpèces. Ainſi, ce qu’il faut conſiderer immédiatement après, c’eſt quelle ſorte de ſignification appartient aux Mots généraux. Car il eſt évident qu’ils ne ſignifient pas ſimplement une ſeule choſe particuliere, puiſqu’en ce cas-là ce ne ſeroient pas des termes généraux, mais des noms propres. D’autre part il n’eſt pas moins évident qu’ils ne ſignifient pas une pluralité de choſes, car ſi cela étoit, homme & hommes ſignifieroient la meme choſe ; & la diſtinction des nombres, comme parlent les Grammairiens, ſeroit ſuperfluë & inutile. Ainſi, ce que les termes généraux ſignifient c’eſt une eſpèce particuliére de choſes ; & chacun de ces termes acquiert cette ſignification en devenant ſigne d’une Idée abſtraite que nous avons dans l’Eſprit ; & à meſure que les choſes exiſtantes ſe trouvent conformes à cette idée, elles viennent à être rangées ſous cette domination, ou ce qui eſt la même choſe, à être de cette eſpèce. D’où il paroit clairement que les Eſſences de chaque Eſpèce de choſes ne ſont que ces Idées abſtraites. Car puiſqu’avoir l’eſſence d’une Eſpèce, c’eſt avoir ce qui fait qu’une choſe eſt de cette Eſpèce ; & puiſque la conformité à l’idée à laquelle le nom ſpécifique eſt attaché, eſt ce qui donne droit à ce nom de déſigner cette idée, il s’enſuit néceſſairement de là, qu’avoir cette eſſence, & avoir cette conformité, c’eſt une ſeule & même choſe, parce qu’être d’une telle Eſpèce, & avoir droit au nom de cette Eſpèce, eſt une ſeule & même choſe. Ainſi par exemple, c’eſt la même choſe d’être homme, ou de l’Eſpèce d’homme, & d’avoir droit au nom d’homme : comme être homme, ou de l’Eſpèce d’homme, & avoir l’eſſence d’homme, eſt une ſeule & même choſe. Or comme rien ne peut être homme, ou avoir droit au nom d’homme que ce qui a de la conformité avec l’idée abſtraite que le nom d’homme ſignifie ; & qu’aucune choſe ne peut être un homme ou avoir droit à l’Eſpèce d’homme, que ce qui a l’eſſence de cette Eſpèce, n’eſt qu’une ſeule & même choſe. Par où il eſt aiſé de voir que les eſſences des Eſpèces des Choſes & par conſéquent la réduction des Choſes en eſpèces eſt un ouvrage de l’Entendement qui forme lui-même ces idées générales par abſtraction.

§. 13.Les Eſpèces ſont l’ouvrage de l’Entendement, mais elles ſont fondées ſur la reſſemblance des Choſes. Je ne voudrois pas qu’on s’imaginât ici, que j’oublie, & moins encore que je nie que la Nature dans la production des Choſes en fait pluſieurs ſemblables. Rien n’eſt plus ordinaire ſur-tout dans les races des Animaux, & dans toutes les choſes qui ſe perpetuent par ſemence. Cependant, je croi pouvoir dire que la réduction de ces Choſes en eſpèces ſous certaines dénominations, eſt l’Ouvrage de l’Entendement qui prend occaſion de la reſſemblance qu’il remarque entre elles de former des idées abſtraites & générales, & de les fixer dans l’Eſprit ſous certains noms, qui ſont attachez à ces idées dont ils ſont comme autant de modèles, de ſorte qu’à meſure que les choſes particuliéres actuellement exiſtantes ſe trouvent conformes, à tels ou tels modelles, elles viennent à être d’une telle Eſpèce, à avoir une telle dénomination, ou à être rangées ſous une telle Claſſe. Car lorſque nous diſons, c’eſt un homme, c’eſt un cheval, c’eſt juſtice, c’eſt cruauté, c’eſt une montre, c’eſt une bouteille ; que faiſons-nous par-là que ranger ces choſes ſous différens noms ſpécifiques entant qu’elles conviennent aux idées abſtraites dont nous avons établi que ces noms ſeroient les ſignes ? Et que ſont les Eſſences de ces Eſpèces, diſtinguées & déſignées par certains noms, ſinon ces idées abſtraites, qui ſont comme des liens par où les choſes particulières actuellement exiſtantes ſont attachées aux noms ſous leſquels elles ſont rangées ? En effet, lorſque les termes généraux ont quelque liaiſon avec des Etres particuliers, ces idées abſtraites ſont comme un milieu qui unit ces Etres enſemble, de ſorte que les Eſſences des Eſpèces, ſelon que nous les diſtinguons, & les déſignons par des noms, ne ſont, & ne peuvent être autre choſe que ces Idées préciſes & abſtraites que nous avons dans l’Eſprit. C’eſt pourquoi ſi les Eſſences, ſuppoſées réelles, des Subſtances, ſont différentes de nos Idées abſtraites, elles ne ſauroient être les Eſſences des Eſpèces ſous leſquelles nous les rangeons. Car deux Eſpèces peuvent être avec autant de fondement une ſeule Eſpèce, que deux différentes Eſſences peuvent être l’eſſence d’une ſeule Eſpèce : & je voudrois bien qu’on me dît quelles ſont les altérations qui peuvent ou ne peuvent pas être faites dans un Cheval, ou dans le Plomb, ſans que l’une ou l’autre de ces choſes ſoit d’une autre Eſpèce. Si nous terminons les Eſpèces de ces Choſes par nos Idées abſtraites, il eſt aiſé de réſoudre cette Queſtion ; mais quiconque voudra ſe borner en cette occaſion à des Eſſences ſuppoſées réelles, ſera, je m’aſſure, tout-à-fait déſorienté, & ne pourra jamais connoître quand une Choſe ceſſe préciſément d’être de l’eſpèce d’un Cheval, ou de l’eſpèce du Plomb.

§. 14.Chaque Idée abſtraite diſtincte eſt une Eſſence diſtincte. Perſonne, au reſte, ne ſera ſurpris de m’entendre dire, que ces Eſſences ou Idées abſtraites qui ſont les meſures des noms & les bornes des Eſpèces, ſoient l’Ouvrage de l’Entendement, ſi l’on conſidére qu’il y a du moins des Idées complexes qui dans l’Eſprit de diverſes perſonnes ſont ſouvent différentes collections d’Idées ſimples ; & qu’ainſi ce qui eſt Avarice dans l’Eſprit d’un homme, ne l’eſt pas dans l’Eſprit d’un autre. Bien plus, dans les Subſtances dont les Idées abſtraites ſemblent être tirées des Choſes mêmes, on ne peut pas dire que ces Idées ſoient conſtamment les mêmes, non pas même dans l’Eſpèce qui nous eſt la plus familiére, & que nous connoiſſons de la maniére la plus intime : puiſqu’on a douté pluſieurs fois ſi le fruit qu’une femme a mis au Monde étoit homme, juſqu’à diſputer ſi l’on devoit le nourrir & le baptiſer : ce qui ne pourroit être, ſi l’Idée abſtraite ou l’Eſſence à laquelle appartient le nom d’homme, étoit l’ouvrage de la Nature, & non une diverſe & incertaine collection d’Idées ſimples que l’Entendement unit enſemble, & à laquelle il attache un nom, après l’avoir renduë générale par voye d’abſtraction. De ſorte que dans le fond chaque Idée diſtincte formée par abſtraction eſt une eſſence diſtincte ; & les noms qui ſignifient de telles idées diſtinctes ſont des noms de Choſes eſſentiellement différentes. Ainſi, un Cercle différe auſſi eſſentiellement d’un Ovale, qu’une Brebis d’une Chèvre ; & la pluye eſt auſſi eſſentiellement différente de la Neige, que l’Eau différe de la Terre ; puiſqu’il eſt impoſſible que l’Idée abſtraite qui eſt l’Eſſence de l’une, ſoit communiquée à l’autre. Et ainſi deux Idées abſtraites qui différent entre elles par quelque endroit & qui ſont déſignées par deux noms diſtincts, conſtituent deux ſortes ou eſpèce diſtinctes, leſquelles ſont auſſi eſſentiellement différentes, que les deux Idées les plus oppoſées du monde.

§. 15.Il y a une Eſſence réelle, & une nominale. Mais parce qu’il y a des gens qui croyent, & non ſans raiſon, que les Eſſences des Choſes nous ſont entiérement inconnuës, il ne ſera pas hors de propos de conſiderer les différentes ſignifications du mot Eſſence.

Prémiérement, l’Eſſence peut ſe prendre pour la propre exiſtence de chaque choſe. Et ainſi dans les Subſtances en général, la conſtitution réelle, intérieure & inconnuë des Choſes, d’où dépendent les Qualitez qu’on y peut découvrir, peut être appelée leur eſſence. C’eſt la propre & originaire ſignification de ce mot, comme il paroît par ſa formation, le terme d’eſſence ſignifiant proprement ** Ab eſſe Eſſentia. l’Etre, dans ſa prémiére dénotation. Et c’eſt dans ce ſens que nous l’employons encore quand nous parlons de l’Eſſence des choſes particuliéres ſans leur donner aucun nom.

En ſecond lieu, la doctrine des Ecoles s’étant fort exercée ſur le Genre & l’Eſpèce qui y ont été le ſujet de bien des mots, le mot d’eſſence a preſque perdu ſa prémiére ſignification, & au lieu de déſigner la conſtitution réelle des choſes, il a preſque été entierement appliqué à la conſtitution artificielle du Genre & de l’Eſpèce. Il eſt vrai qu’on ſuppoſe ordinairement une conſtitution réelle de l’Eſpèce de chaque choſe, & il eſt hors de doute qu’il doit y avoir quelque conſtitution réelle, d’où chaque amas d’Idées ſimples coëxiſtantes doit dépendre. Mais comme il eſt évident que les Choſes ne ſont rangées en Sortes ou Eſpèces ſous certains noms qu’entant qu’elles conviennent avec certaines Idées abſtraites, auxquelles nous avons attaché ces noms-là, l’eſſence de chaque Genre ou Eſpèce vient ainſi à n’être autre choſe que l’Idée abſtraite, ſignifiée par le nom général ou ſpécifique. Et nous trouverons que c’eſt-là ce qu’emporte le mot d’eſſence ſelon l’uſage le plus ordinaire qu’on en fait. Il ne ſeroit pas mal, à mon avis, de déſigner ces deux ſortes d’eſſences par deux noms différens, & d’appeler la prémiére réelle, & l’autre eſſence nominale.

§. 16.Il y a une conſtante liaiſon entre le nom & l’eſſence nominale.

La ſuppoſition que les Eſpèces ſont diſtinguées par leurs eſſences réelles, eſt inutile.
Il y a une ſi étroite liaiſon entre l’eſſence nominale & le nom, qu’on ne peut attribuer le nom d’aucune ſorte de choſes à aucun Etre particulier qu’à celui qui a cette eſſence par où il répond à cette Idée abſtraite, dont le nom eſt le ſigne.

§. 17. A l’égard des Eſſences réelles des Subſtances corporelles, pour ne parler que de celles-là, il y a deux opinions, ſi je ne me trompe. L’une eſt de ceux qui ſe ſervant du mot eſſence ſans ſavoir ce que c’eſt, ſuppoſent un certain nombre de ces Eſſences, ſelon leſquelles toutes les choſes naturelles ſont formées, & auxquelles chacune d’elles participe exactement, par où elles viennent à être de telle ou de telle Eſpèce. L’autre opinion qui eſt beaucoup plus raiſonnable, eſt de ceux qui reconnoiſſent que toutes les Choſes naturelles ont une certaine conſtitution réelle, mais inconnuë, de leurs parties inſenſibles, d’où découlent ces Qualitez ſenſibles qui nous ſervent à diſtinguer en certaines ſortes, ſous de communes dénominations. La prémiére de ces Opinions qui ſuppoſe ces Eſſences comme autant de moule où ſont jettées toutes les choſes naturelles qui exiſtent & auxquelles elles ont également part, a, je penſe, fort embrouillé la connoiſſance des Choſes naturelles. Les fréquentes productions de Monſtres dans toutes les Eſpèces d’Animaux, la naiſſance des Imbecilles, & d’autres ſuites étranges des Enfantemens forment des difficultez qu’il n’eſt pas poſſible d’accorder avec cette hypothèſe : puiſqu’il eſt auſſi impoſſible que deux choſes qui participent exactement à la même eſſence réelle ayent différentes propriétez, qu’il eſt impoſſible que deux figures participant à la même eſſence réelle d’un Cercle ayent différentes propriétez. Mais quand il n’y auroit point d’autre raiſon contre une telle hypotheſe, cette ſuppoſition d’Eſſences qu’on ne ſauroit connoître, & qu’on regarde pourtant comme ce qui diſtingue les Eſpèces des Choſes, eſt ſi fort inutile, & ſi peu propre à avancer aucune partie de nos connoiſſances, que cela ſeul ſuffiroit pour nous le faire rejetter, & nous obliger à nous contenter de ces Eſſences des Eſpèces des Choſes, que nous ſommes capables de concevoir, & qu’on trouvera, après y avoir bien penſé, n’être autre choſe que ces Idées abſtraites & complexes auxquelles nous avons attaché certains noms généraux.

§.18.L’Eſſence réelle & nominale la même dans les Idées ſimples & dans les Modes ; différente dans les Subſtances. Les Eſſences étant ainſi diſtinguées en nominales & réelles, nous pouvons remarquer outre cela, que dans les Eſpèces des Idées ſimples & des Modes, elles ſont toûjours les mêmes, mais que dans les Subſtances elles ſont toûjours entiérement différentes. Ainſi, une Figure qui termine un Eſpace par trois lignes, c’eſt l’eſſence d’un Triangle, tant réelle que nominale : car c’eſt non ſeulement l’idée abſtraite à laquelle le nom général eſt attaché, mais l’Eſſence ou l’Etre propre de la choſe même, le véritable fondement d’où procedent toutes ſes propriétez, & auquel elles ſont inſeparablement attachées. Mais il en eſt tout autrement à l’égard de cette portion de matiére qui compoſe l’Anneau que j’ai au doigt, dans laquelle ces deux eſſences ſont viſiblement différentes. Car c’eſt de la conſtitution réelle de ſes parties inſenſibles que dépendent toutes ces propriétez de couleur, de peſanteur, de fuſibilité, de fixité, &c. qu’on y peut obſerver. Et cette conſtitution nous eſt inconnuë, de ſorte que n’en ayant point d’idée, nous n’avons point de nom qui en ſoit le ſigne. Cependant c’eſt ſa couleur, ſon poids, ſa fuſibilité, & ſa fixité, &c. qui la font être de l’or, ou qui lui donnent droit à ce nom, qui eſt pour cet effet ſon eſſence nominale : puiſque rien ne peut avoir le nom d’or que ce qui a cette conformité de qualitez avec l’idée complexe & abſtraite à laquelle ce nom eſt attaché. Mais comme cette diſtinction d’eſſences appartient principalement aux Subſtances, nous aurons occaſion d’en parler plus au long, quand nous traiterons des noms des Subſtances.

§. 19.Eſſence ingénérables & incorruptibles. Une autre choſe qui peut faire voir encore que ces Idées abſtraites, déſignées par certains noms, ſont les Eſſences que nous concevons dans les Choſes, c’eſt ce qu’on a accoûtumé de dire, qu’elles ſont ingénérables & incorruptibles. Ce qui ne peut être véritable des Conſtitutions réelles des choſes, qui commencent & périſſent avec elles. Toutes les choſes qui exiſtent, excepté leur Auteur, ſont ſujettes au changement, & ſur-tout celles qui ſont dans notre connoiſſance, & que nous avons réduit à certaines Eſpèces ſous des noms diſtincts. Ainſi, ce qui hier étoit l’herbe, eſt demain la chair d’une Brebis, & peu de jours après fait partie d’un homme. Dans tous ces changemens & autres ſemblables, l’Eſſence réelle des Choſes, c’eſt à dire, la conſtitution d’où dépendent leurs différentes propriétez, eſt détruite & périt avec elles. Mais les Eſſences étant priſes pour des Idées établies dans l’Eſprit avec certains noms qui leur ont été donnez, ſont ſuppoſées reſter conſtamment les mêmes, à quelques changemens que ſoient expoſées les Subſtances particuliéres. Car quoi qu’il arrive d’Alexandre & de Bucephale, les idées auxquelles on a attaché les noms d’homme & de cheval ſont toûjours ſuppoſées demeurer les mêmes ; & par conſéquent les eſſences de ces Eſpèces ſont conſervées dans leur entier, quelques changemens qui arrivent à aucun Individu, ou même à tous les Individus de ces Eſpèces. C’eſt ainſi, dis-je, que l’eſſence d’une Eſpèce reſte en ſureté & dans ſon entier, ſans l’exiſtence même d’un ſeul Individu de cette Eſpèce. Car bien qu’il n’y eût préſentement aucun Cercle dans le Monde (comme peut-être cette Figure n’exiſte nulle part tracée exactement) cependant l’idée qui eſt attachée à ce nom, ne ceſſeroit pas d’être ce qu’elle eſt, & de ſervir comme de modelle pour déterminer quelles des Figures particuliéres qui ſe préſentent à nous, ont ou n’ont pas droit à ce nom de Cercle, & pour faire voir par même moyen laquelle de ces Figures ſeroit de cette Eſpèce dès-là qu’elle auroit cette eſſence. De même, quand bien il n’y auroit préſentement, ou n’y auroit jamais eu dans la Nature aucune Bête telle que la Licorne, ni aucun Poiſſon tel que la Siréne, cependant ſi l’on ſuppoſe que ces noms ſignifient des idées complexes & abſtraites qui ne renferment aucune impoſſibilité, l’eſſence d’une Siréne eſt auſſi intelligible que celle d’un Homme ; & l’idée d’une Licorne eſt auſſi certaine, auſſi conſtante & auſſi permanent que celle d’un Cheval. D’où il s’enſuit évidemment que les Eſſences ne ſont autre choſe que des idées abſtraites, par cela même qu’on dit qu’elles ſont immuables ; que cette doctrine de l’immutabilité des Eſſences eſt fondée ſur la Rélation qui eſt établie entre ces Idées abſtraites & certains ſons conſiderez comme ſignes de ces Idées, & qu’elle ſera toûjours véritable, pendant que le même nom peut avoir la même ſignification.

§. 20.Recapitulation. Pour conclurre ; voici en peu de mots ce que j’ai voulu dire ſur cette matiére, c’eſt que tout ce qu’on nous débite à grand bruit ſur les Genres, ſur les Eſpèces & ſur leurs Eſſences, n’emporte dans le fond autre choſe que ceci, ſavoir, que les hommes venant à former des idées abſtraites, & à les fixer dans leur Eſprit avec des noms qu’ils leur aſſignent, ſe rendent par-là capables de conſiderer les choſes & d’en diſcourir, comme ſi elles étoient aſſemblées, pour ainſi dire, en divers faiſſeaux, afin de pouvoir plus commodément, plus promptement & plus facilement s’entre-communiquer leurs Penſées, & avancer dans la connoiſſance des choſes, où ils ne pourroient faire que des progrès fort lents, ſi leurs mots & leurs penſées étoient entiérement bornées à des choſes particuliéres.


CHAPITRE IV.

Des Noms des Idées ſimples.


§. 1. Les noms des Idées ſimples, des Modes, & des Subſtances ont chacun quelque choſe de particulier.
QUoi que les Mots ne ſignifient rien immédiatement que les idées qui ſont dans l’Eſprit de celui qui parle, comme je l’ai déja montré ; cependant après avoir fait une revûë plus exacte, nous trouverons que les noms des Idées ſimples, des Modes mixtes (ſous leſquels je comprens auſſi les Relations) & des Subſtances ont chacun quelque choſe de particulier, par où ils différent les uns des autres.

§. 2. 1. Les noms des Idées ſimples & des Subſtances donnent à entendre une exiſtence réelle. Et prémiérement, les noms des Idées ſimples & des Subſtances marquent, outre les idées abſtraites qu’ils ſignifient immédiatement, quelque exiſtence réelle, d’où leur patron original a été tiré. Mais les noms des Modes mixtes ſe terminent à l’idée qui eſt dans l’Eſprit, & ne portent pas nos penſées plus avant, comme nous verrons dans le Chapitre ſuivant.

§. 3.II. Les noms des Idées ſimples & des Modes ſignifient toûjours l’eſſence réelle & nominale.
* Ch.VI. du Liv. III.
III. Les noms des idées ſimples ne peuvent être définis.
En ſecond lieu, les noms des Idées ſimples & des Modes ſignifient toujours l’eſſence réelle de leurs Eſpèces auſſi bien que la nominale. Mais les noms des Subſtances naturelles ne ſignifient que rarement, pour ne pas dire jamais, autre choſe que l’eſſence nominale de leurs Eſpèces, comme on verra dans le Chapitre où nous traitons * des Noms des Subſtances en particulier.

§. 4. En troiſiéme lieu, les noms des Idées complexes peuvent l’être. Juſqu’ici perſonne, que je ſache, n’a remarqué quels ſont les termes qui peuvent, ou ne peuvent pas être définis ; & je ſuis tenté de croire qu’il s’éleve ſouvent de grandes diſputes & qu’il s’introduit bien du galimathias dans les diſcours des hommes pour ne pas ſonger à cela, les uns demandant qu’on leur définiſſe des termes qui ne peuvent être définis, & d’autres croyant devoir ſe contenter d’une explication qu’on leur donne d’un mot par un autre plus général, & par ce qui en reſtraint le ſens, ou pour parler en termes de l’Art, par un Genre & une Différence, quoi que ſouvent ceux qui ont ouï cette définiton faite ſelon les règles, n’ayent pas une connoiſſance plus claire du ſens de ce mot qu’ils n’en avoient auparavant. Je croi du moins qu’il ne ſera pas tout-à-fait hors de propos de montrer en cet endroit quels mots peuvent être définis & quels ne ſauroient l’être, & en quoi conſiſte une bonne Définition ; ce qui ſervira peut-être ſi fort à faire connoître la nature de ces ſignes de nos Idées, qu’il vaut la peine d’être examiné plus particuliérement qu’il ne l’a été juſqu’ici.

§. 5.Si tous pouvoient être définis, cela iroit à l’infini. Je ne m’arrêterai pas ici à prouver que tous les Mots ne peuvent point être définis, par la raiſon tirée du progrès à l’infini, où nous nous engagerions viſiblement, ſi nous reconnoiſſions que tous les Mots peuvent être définis. Car où s’arrêter, s’il falloit définir les mots d’une Définition par d’autres mots ? Mais je montrerai par la nature de nos Idées, & par la ſignification de nos paroles, pourquoi certains noms peuvent être définis, & pourquoi d’autres ne ſauroient l’être, & quels ils ſont.

§. 6.Ce que c’eſt qu’une définition. On convient, je penſe, que Définir n’eſt autre choſe que faire connoître le ſens d’un Mot par le moyen de pluſieurs autres mots qui ne ſoient pas ſynonymes. Or comme le ſens des mots n’eſt autre choſe que les idées mêmes dont ils ſont établis par celui qui les employe, la ſignification d’un mot eſt connüe, ou le mot eſt défini dès que l’idée dont il eſt rendu ſigne, & à laquelle il eſt attaché dans l’Eſprit de celui qui parle, eſt, pour ainſi dire, repréſentée & comme expoſée aux yeux d’une autre perſonne par le moyen d’autres termes, & que par-là la ſignification en eſt déterminée. C’eſt-là le ſeul uſage & l’unique fin des Définitions, & par conſéquent l’unique règle par où l’on peut juger ſi une définition eſt bonne ou mauvaiſe.

§. 7.Les Idées ſimples pourquoi ne peuvent être définies. Cela poſé, je dis que les noms des Idées ſimples ne peuvent point être définis, & que ce ſont les ſeuls qui ne puiſſent l’être. En voici la raiſon. C’eſt que les différens termes d’une Définition ſignifiant différentes idées, ils ne ſauroient en aucune maniére repréſenter une idée qui n’a aucune compoſition. Et par conſéquent, une Définition, qui n’eſt proprement autre choſe que l’explication du ſens d’un Mot par le moyen de pluſieurs autres Mots qui ne ſignifient point la même choſe ne peut avoir lieu dans Les noms des Idées ſimples.

§. 8.Exemple tiré du Mouvement. Ces célèbres vetilles dont on fait tant de bruit dans les Ecoles, ſont venues de ce qu’on n’a pas pris garde à cette différence qui ſe trouve dans nos idées & dans les noms dont nous nous ſervons pour les exprimer, comme il eſt aiſé de voir dans les définitions qu’ils nous donnent de quelque peu d’Idées ſimples. Car les plus grands Maîtres dans l’art de définir, ont été contraints d’en laiſſer la plus grande partie ſans les définir, par la ſeule impoſſibilité qu’ils y ont trouvé. Le moyen, par exemple, que l’Eſprit de l’homme pût inventer un plus fin galimathias que celui qui eſt renfermé dans cette Définition, L’acte d’un Etre en puiſſance entant qu’il eſt en puiſſance ? Un homme raiſonnable, à qui elle ne ſeroit pas connuë d’avance par ſon extrême abſurdité qui l’a renduë ſi fameuſe, ſeroit ſans doute fort embarraſſé de conjecturer quel mot on pourroit ſuppoſer qu’on ait voulu expliquer par-là. Si, par exemple, Ciceron eût demandé à un Flamand ce que c’étoit que beweeginge & que le Flamand lui en eût donné cette explication en Latin, Eſt Actus Entis in potentia quatenus in potentia, je demande ſi l’on pourroit ſe figurer que Ciceron eût entendu par ces paroles ce que ſignifioit le mot de beweeginge ou qu’il eût même pû conjecturer qu’elle étoit l’idée qu’un Flamand avoit ordinairement dans l’Eſprit, & qu’il vouloit faire connoître à une autre perſonne, lorſqu’il prononçoit ** Qui ſignifie en Flamand ce que nous appellons mouvemens, en François. ce mot-là.

§. 9. Nos Philoſophes modernes qui ont tâché de ſe défaire du jargon des Ecoles & de parler intelligiblement, n’ont pas mieux réuſſi à définir les idées ſimples, par l’explication qu’ils nous donnent de leurs cauſes ou par quelque autre voye que ce ſoit. Ainſi les Partiſans des Atomes qui définiſſent le Mouvement, Un paſſage d’un lieu dans un autre, ne font autre choſe que mettre un mot ſynonyme à la place d’un autre. Car qu’eſt-ce qu’un paſſage ſinon un mouvement ? Et ſi l’on leur demandoit, ce que c’eſt que paſſage, comment le pourroient-ils mieux définir que par le terme de mouvement ? En effet, dire qu’un paſſage eſt un mouvement d’un lieu dans un autre, n’eſt-ce pas s’exprimer pour le moins d’une maniére auſſi propre & auſſi ſignificative que de dire, Le mouvement eſt un paſſage d’un lieu dans l’autre ? C’eſt traduire & non pas définir, que de mettre ainſi deux mots de la même ſignification l’un à la place de l’autre. A la vérité, quand l’un eſt mieux entendu que l’autre, cela peut ſervir à faire connoître quelle idée eſt ſignifiée par le terme inconnu ; mais il s’en faut pourtant beaucoup que ce ſoit une définition, à moins que nous ne diſions que chaque mot François qu’on trouve dans un Dictionnaire eſt la définition du mot Latin qui lui répond, & que le mot de mouvement eſt une définition de celui de motus. Que ſi l’on examine bien la définiton que les cartéſiens nous donnent du Mouvement, quand ils diſent que c’eſt l’application ſucceſſive des parties de la ſurface d’un Corps aux parties d’un autre Corps, on trouvera qu’elle n’eſt pas meilleure.

§. 10.Autre exemple tiré de la Lumière. L’Acte de Tranſparent entant que tranſparent, eſt une autre définition que les Peripateticiens ont prétendu donner d’une Idée ſimple, qui n’eſt pas dans le fond plus abſurde que celle qu’ils nous donnent du Mouvement, mais qui paroit plus viſiblement inutile, & ne ſignifier abſolument rien ; parce que l’expérience convaincra aiſément quiconque y fera reflexion, qu’elle ne peut faire entendre à un Aveugle le mot de lumiére dont on veut qu’elle ſoit l’explication. La définition du Mouvement ne paroît pas d’abord ſi frivole, parce qu’on ne peut pas la mettre à cette épreuve. Car cette Idée ſimple s’introduiſant dans l’Eſprit par l’attouchement auſſi bien que par la vuë, il eſt impoſſible de citer quelqu’un qui n’ait point eu d’autre moyen d’acquerir l’idée du Mouvement que par la ſimple définition de ce Mot. Ceux qui diſent que la Lumiére eſt un grand nombre de petits globules qui frappent vivement le fond de l’œuil, parlent plus intelligiblement qu’on ne parle ſur ce ſujet dans les Ecoles : mais que ces mots ſoient entendus avec la derniére évidence, ils ne ſauroient pourtant jamais faire que l’idée ſignifiée par le mot de Lumiére ſoit plus connuë à un homme qui ne l’entend pas auparavant, que ſi on lui diſoit que la Lumiére n’eſt autre choſe qu’un amas de petites balles que des Fées pouſſent tout le jour avec des raquettes contre le front de certains hommes, pendant qu’elles négligent de rendre le même ſervice à d’autres. Car ſuppoſé que l’explication de la choſe ſoit véritable, cette idée de la cauſe de la Lumiére auroit beau nous être connuë avec toute l’exactitude poſſible, elle ne ſerviroit non plus à nous donner l’idée de la Lumiére même, entant que c’eſt une perception particuliére qui eſt en nous, que l’idée de la figure & du mouvement d’une épingle nous pourroit donner l’idée de la douleur qu’une épingle eſt capable de produire en nous. Car dans toutes les Idées ſimples qui nous viennent par un ſeul Sens, la cauſe de la ſenſation, & la ſenſation elle-même ſont deux idées, & qui ſont ſi différentes & ſi éloignées l’une de l’autre, que deux Idées ne ſauroient l’être davantage. C’eſt pourquoi les Globules de Deſcartes auroient beau frapper la retine d’un homme que la maladie nommée Gutta ſerena auroit rendu aveugle, jamais il n’auroit, par ce moyen, aucune idée de lumiére ni de quoi que ce ſoit d’approchant, encore qu’il comprît à merveille ce que ſont ces petits Globules, & ce que c’eſt que frapper un autre Corps. Pour cet effet les Carteſiens qui ont fort bien compris cela, diſtinguent exactement entre cette lumiére qui eſt la cauſe de la ſenſation qui s’excite en nous à la vûë d’un Objet, & entre l’idée qui eſt produite en nous par cette cauſe, & qui eſt proprement la Lumiére.

§. 11.On continuë d’expliquer pourquoi les Idées ſimples ne peuvent être définies. Les Idées ſimples ne nous viennent, comme on a dejà vû, que par le moyen des impreſſions que les Objets ſont ſur notre Eſprit, par les organes appropriez à chaque eſpèce. Si nous ne les recevons pas de cette maniére, tous les mots qu’on employeroit pour expliquer ou définir quelqu’un des noms qu’on donne à ces Idées, ne pourroient jamais produire en nous l’idée que ce nom ſignifie. Car les mots n’étant que des ſons, ils ne peuvent exciter aucune idée ſimple en nous que celle de ces ſons mêmes, ni nous faire avoir aucune idée qu’en vertu de la liaiſon volontaire qu’on reconnoit être eux & ces idées ſimples dont ils ont été établis ſignes par l’uſage ordinaire. Que celui qui penſe autrement ſur cette matiére, éprouve s’il trouvera des mots qui puiſſent lui donner le goût des Ananas, & lui faire avoir la vraye idée de l’exquiſe ſaveur de ce Fruit. Que ſi l’on lui dit que ce goût approche de quelque autre goût, dont il a dejà l’idée dans ſa Mémoire où elle a été imprimée par des Objets ſenſibles qui ne ſont pas inconnus à ſon palais, il peut approcher de ce goût en lui-même ſelon ce dégré de reſſemblance. Mais ce n’eſt pas nous faire avoir cette idée par le moyen d’une définition. C’eſt ſeulement exciter en nous d’autres idées ſimples par leurs noms connus ; ce qui ſera toûjours fort différent du véritable goût de ce Fruit. Il en eſt de même à l’égard de la Lumiére, des Couleurs & de toutes les autres Idées ſimples ; car la ſignification des ſons n’eſt pas naturelle, mais impoſée par une inſtitution arbitraire. C’eſt pourquoi il n’y a aucune définition de la Lumiére ou de la Rougeur qui ſoit plus capable d’exciter en nous aucune de ces Idées, que le ſon du mot lumiére, ou rougeur pourroit le faire par lui-même. Car eſpérer de produire une idée de lumiére ou de couleur par un ſon, de quelque maniére qu’il ſoit formé, c’eſt ſe figurer que les ſons pourront être vûs ou que les couleurs pourront être ouïes ; & attribuer aux oreilles la fonction de tous les autres Sens ; ce qui eſt autant que ſi l’on diſoit que nous pouvons goûter, flairer, & voir par le moyen des oreilles ; eſpèce de Philoſophie qui ne peut convenir qu’à Sancho Pança qui avoit la faculté de voir Dulcinée par ouï-dire. Soit donc conclu que quiconque n’a pas dejà reçu dans ſon Eſprit par la porte naturelle, l’idée ſimple qui eſt ſignifiée par un certain mot, ne ſauroit jamais venir à connoître la ſignification de ce Mot par le moyen d’autres mots ou ſons, quels qu’ils puiſſent être, de quelque maniére qu’ils ſoient joints enſemble par aucunes règles de Définition qu’on puiſſe jamais imaginer. Le ſeul moyen de la lui faire connoître, c’eſt de frapper ſes ſens par l’objet qui leur eſt propre, & de produire ainſi en lui l’idée dont il a déja appris le nom. Un homme aveugle qui aimoit l’étude, s’étant fort tourmenté la tête ſur le ſujet des Objets viſibles, & ayant conſulté les Livres & ſes Amis pour pouvoir comprendre les mots de lumiére & de couleur qu’il rencontroit ſouvent dans ſon chemin, dit un jour avec une extrême confiance, qu’il comprenoit enfin ce que ſignifioit l’Ecarlate. Sur quoi ſon Ami lui ayant demandé ce que c’étoit l’Ecarlate, C’eſt, répondit-il, quelque choſe de ſemblable au ſon de la Trompette. Quiconque prétendra découvrir ce qu’emporte le nom de quelque autre Idée ſimple par le ſeul moyen d’une Définition, ou par d’autres termes qu’on peut employer pour l’expliquer, ſe trouvera juſtement dans le cas de cet Aveugle.

§. 12.Le contraire paroit dans les Idées complexes par les exemples d’une Statuë & de l’Arc-en-Ciel. Il en eſt tout autrement à l’égard des Idées complexes. Comme elles ſont compoſées de pluſieurs Idées ſimples, les Mots qui ſignifient les différentes idées qui entrent dans cette compoſition, peuvent imprimer dans l’Eſprit des idées complexes qui n’y avoient jamais été, & en rendre par là les noms intelligibles. C’eſt dans de telles collections d’Idées, déſignées par un ſeul nom qu’à lieu la définition ou l’explication d’un Mot par pluſieurs autres, & qu’elle peut nous faire entendre les noms de certaines choſes qui n’étoient jamais tombées ſous nos Sens, & nous engager à former des Idées conformes à celles que les autres hommes ont dans l’Eſprit, lorſqu’ils ſe ſervent de ces noms-là ; pourvû que nul des termes de la Définition ne ſignifie aucune idée ſimple, que celui à qui on la propoſe, n’ait encore jamais eu dans l’Eſprit. Ainſi, le mot de Statuë peut bien être expliqué à un Aveugle par d’autres mots, mais non pas celui de peinture, ſes Sens lui ayant fourni l’idée de la figure, & non celle des couleurs, qu’on ne ſauroit pour cet effet exciter en lui par le ſecours des mots. C’eſt ce qui fit gagner le prix au Peintre ſur le Statuaire. Etant venus à diſputer de l’excellence de leur Art, le Statuaire prétendit que la Sculpture devoit être préferée à cauſe qu’elle s’étendoit plus loin, & que ceux-là même qui étoient privez de la vûë, pouvoient encore s’appercevoir de ſon excellence. Le Peintre convint de s’en rapporter au jugement d’un Aveugle. Celui-ci étant conduit où étoit la Statuë du Sculpteur & le Tableau du Peintre, on lui préſenta prémiérement la Statuë, dont il parcourut avec ſes mains tous les traits du viſage & la forme du Corps, & plein d’admiration il exalta l’adresse de l’Ouvrier. Mais étant conduit auprès du Tableau, on lui dit, à meſure qu’il étendoit la main deſſus, que tantôt il touchoit la tête, tantôt le front, les yeux, le nez, &c. à meſure que ſa main ſe mouvoit ſur les différentes parties de la peinture qui avoit été tirée ſur la Toile, ſans qu’il y trouvât la moindre diſtinction ; ſur quoi il s’écria que ce devoit être ſans contredit un Ouvrage tout-à-fait admirable & divin, puiſqu’il pouvoit leur repréſenter toutes ces parties où il n’en pouvoit ni ſentir ni appercevoir la moindre trace.

§.13. Celui qui ſe ſerviroit du mot Arc-en-ciel, en parlant à une perſonne qui connoîtroit toutes les couleurs dont il eſt compoſé mais qui n’auroit pourtant jamais vû ce Phénomène, définiroit ſi bien ce mot en repréſentant la figure, la grandeur, la poſition & l’arrangement des Couleurs, qu’il pourroit le lui faire tout-à-fait bien comprendre. Mais quelque exacte & parfaite que fût cette définition, elle ne feroit jamais entendre à un Aveugle ce que c’eſt que l’Arc-en-ciel, parce que pluſieurs des Idées ſimples qui forment cette idée complexe, étant de telle nature qu’elles ne lui ont jamais été connuës par ſenſation & par expérience, il n’y a point de paroles qui puiſſent les exciter dans ſon Eſprit.

§. 14.Quand les noms des Idées complexes peuvent être rendus intelligibles par le ſecours des Mots. Comme les Idées ſimples ne nous viennent que de l’expérience le moyen des Objets qui ſont propres à produire ces perceptions en nous, dès que notre Eſprit a acquis par ce moyen une certaine quantité de ces Idées, avec la connoiſſance des noms qu’on leur donne, nous ſommes en état de définir, & d’entendre, à la faveur des définitions, les noms des Idées complexes qui ſont compoſées de ces Idées ſimples. Mais lorſqu’un terme ſignifie une idée ſimple qu’un homme n’a point eu encore dans l’Eſprit, il eſt impoſſible de lui en faire comprendre le ſens par des paroles. Au contraire, ſi un terme ſignifie une idée qu’un homme connoit dejà, mais ſans ſavoir que ce terme en ſoit le ſigne, on peut lui faire entendre le ſens de ce mot par le moyen d’un autre qui ſignifie la même idée & auquel il eſt accoûtumé. Mais il n’y a abſolument aucun cas où le nom d’aucune idée ſimple puiſſe être défini.

§. 15.IV. Les noms des Idées ſimples ſont les moins douteux. En quatriéme lieu, quoi qu’on ne puiſſe point faire concevoir la ſignification préciſe des noms des Idées ſimples en les définiſſant, cela n’empeche pourtant pas qu’en général ils ne ſoient moins douteux, & moins incertains que ceux des Modes Mixtes & des Subſtances. Car comme ils ne ſignifient qu’une ſimple perception, les hommes pour l’ordinaire s’accordent facilement & parfaitement ſur leur ſignification ; & ainſi, l’on n’y trouve pas grand ſujet de ſe méprendre, ou de diſputer. Celui qui fait une fois que la blancheur eſt le nom de la Couleur qu’il a obſervée dans la Neige ou dans le Lait, ne pourra guere ſe tromper dans l’application de ce mot, tandis qu’il conſerve cette idée dans l’Eſprit ; & s’il vient à la perdre entierement, il n’eſt plus ſujet à n’en prendre le vrai ſens, mais il apperçoit qu’il ne l’entend abſolument point. Il n’y a, dans ce cas, ni multiplicité d’Idées ſimples qu’il faille joindre enſemble, ce qui rend douteux les noms des Modes mixtes ; ni une eſſence, ſuppoſée réelle, mais inconnuë, accompagnée de propriétez qui en dépendent & dont le juſte nombre n’eſt pas moins inconnu, ce qui met de l’obſcurité dans les noms des Subſtances. Au contraire dans les Idées ſimples toute la ſignification du nom eſt connuë tout à la fois, & n’eſt point compoſée de parties, de ſorte qu’en mettant un plus grand ou un plus petit nombre de parties l’idée puiſſe varier, & que la ſignification du nom qu’on lui donne, puiſſe être par conſéquent obſcure & incertaine.

§. 16.V. Les Idées ſimples ont très peu de ſubordination dans ce que les Logiciens nomment Linea prædicametalis.
* Species infima.
Genus ſupremum.
On peut obſerver, en cinquiéme lieu, touchant les Idées ſimples & leurs noms, qu’ils n’ont que très-peu de ſubordinations dans ce que les Logiciens appellent Linea prædicamentalis, depuis la * derniére Eſpèce juſqu’au † Genre ſuprême. Et la raiſon, c’eſt que la derniere Eſpèce n’étant qu’une ſeule Idée ſimple, on n’en peut rien retrancher pour faire que ce qui la diſtingue des autres étant ôté, elle puiſſe convenir avec quelque autre choſe par une idée qui leur ſoit commune à toute deux, & qui n’ayant qu’un nom, ſoit le genre des deux autres : par exemple, on ne peut rien retrancher de l’idée du Blanc & du Rouge pour faire qu’elles conviennent dans une commune apparence, & qu’ainſi elles ayent un ſeul nom général, comme lorſque la faculté de raiſonner étant retranchée de l’idée complexe d’Homme, la fait convenir avec celle de Bête, dans l’idée & la dénomination plus générale d’Animal. C’eſt pour cela que, lorſque les hommes ſouhaitans d’éviter de longues & ennuyeuſes énumerations ont voulu comprendre le Blanc & le Rouge & pluſieurs autres ſemblables Idées ſimples ſous un nom général, ils ont été obligez de le faire par un mot qui exprime uniquement le moyen par où elles s’introduiſent dans l’eſprit. Car lorſque le Blanc, le Rouge & le Jaune ſont tous compris ſous le Genre ou le nom de Couleur, cela ne déſigne autre choſe que ces Idées entant qu’elles ſont produites dans l’Eſprit uniquement par la vûë, & qu’elles n’y entrent qu’à travers les yeux. Et quand on veut former un terme encore plus général qui comprenne les Couleurs, les Sons & ſemblables Idées ſimples, on ſe ſert d’un mot qui ſignifie toutes ces ſortes d’Idées qui ne viennent dans l’Eſprit que par un ſeul Sens ; & ainſi ſous le terme général de Qualité pris dans le ſens qu’on lui donne ordinairement on comprend les Couleurs, les Sons, les Goûts, les Odeurs & les Qualitez tactiles, pour les diſtinguer de l’Entenduë, du Nombre, du Mouvement, du Plaiſir & de la Douleur qui agiſſent ſur l’Eſprit & y introduiſent leurs idées par plus d’un Sens.

§. 17.Les noms des Idées ſimples emportent des idées qui ne ſont nullement arbitraires. En ſixiéme lieu, une différence qu’il y a entre les noms des Idées ſimples, des Subſtances & des Modes mixtes, c’eſt que ceux des Modes mixtes déſignent des Idées parfaitement arbitraires, qu’il n’en eſt pas tout-à-fait de même de ceux des Subſtances, puiſqu’ils ſe rapportent à un modelle, quoi que d’une maniére un peu vague, & enfin que les noms des Idées ſimples ſont entierement pris de l’exiſtence des choſes & ne ſont nullement arbitraires. Nous verrons dans les Chapitres ſuivans quelle différence naît de là dans la ſignification des noms de ces trois ſortes d’Idées.

Quant aux noms des Modes ſimples, ils ne différent pas beaucoup de ceux des idées ſimples.



CHAPITRE V.

Des Noms des Modes Mixtes, & des Relations.


§. 1. Les noms des Modes mixtes ſignifient des idées abſtraites, comme les autres noms généraux.
LEs noms des Modes mixtes étant généraux, ils ſignifient, comme il a été dit, des Eſpèces de choſes dont chacune a ſon eſſence particuliere. Et les eſſences de ces Eſpèces ne ſont que des Idées abſtraites, auxquelles on a attaché certains noms. Juſque-là les noms & les eſſences des Modes mixtes n’ont rien qui ne leur ſoit commun avec d’autres Idées : mais ſi nous les examinons de plus près, nous y trouverons quelque choſe de particulier qui peut-être mérite bien que nous faſſions attention.

§. 2. I. Les idées qu’ils ſignifient, ſont formées par l’Entendement. La prémiére choſe que je remarque, c’eſt que les Idées abſtraites, ou, ſi vous voulez, les Eſſences des différentes Eſpèces de Modes mixtes ſont formées par l’Entendement, en quoi elles différent de celles des Idées ſimples, car pour ces dernieres l’Eſprit n’en ſauroit produire aucune ; il reçoit ſeulement celles qui lui ſont offertes par l’exiſtence réelle des choſes qui agiſſent ſur lui.

§. 3. II. Elles ſont formées arbitrairement & ſans modèles. Je remarque, après cela, que les Eſſences des Eſpèces des Modes mixtes ſont non ſeulement formées par l’Entendement, mais qu’elles ſont formées d’une maniére purement arbitraire, ſans modèle, ou rapport à aucune exiſtence réelle. En quoi elles different de celles des Subſtances qui ſuppoſent quelque Etre réel, d’où elles ſont tirées, & auquel elles ſont conformes. Mais dans les Idées complexes, que l’Eſprit ſe forme des Modes mixtes, il prend la liberté de ne pas ſuivre exactement l’exiſtence des Choſes. Il aſſemble, & retient certaines combinaiſons d’idées, comme autant d’Idées ſpécifiques & diſtinctes, pendant qu’il en laiſſe à quartier d’autres qui ſe préſentent auſſi ſouvent dans la Nature, & qui ſont auſſi clairement ſuggerées par les choſes extérieures, ſans les déſigner par des noms, ou des ſpécifications diſtinctes. L’Eſprit ne ſe propoſe pas non plus dans les Idées des Modes mixtes, comme dans les Idées complexes des Subſtances, de les examiner par rapport à l’exiſtence réelle des Choſes, ou de les verifier par des modèles qui exiſtent dans la Nature, compoſez de telles idées particuliéres. Par exemple, ſi un homme veut ſavoir ſi ſon idée de l’adultere ou de l’inceſte eſt exacte, ira-t-il la chercher parmi les choſes actuellement exiſtantes ? Ou bien, eſt-ce qu’une telle idée eſt véritable, parce que quelqu’un a été témoin de l’action qu’elle ſuppoſe ? Nullement. Il ſuffit pour cela que les hommes ayent réuni une telle Collection dans une ſeule Idée complexe, qui dès-là devient modèle original & idée ſpecifique, ſoit qu’une telle action ait été commiſe, ou non.

§. 4.Comment cela ? Pour bien comprendre ceci, il nous faut voir en quoi conſiſte la formation de ces ſortes d’Idées complexes. Ce n’eſt pas à faire quelque nouvelle Idée, mais à joindre enſemble celles que l’Eſprit a dejà. Et dans cette occaſion, l’Eſprit fait ces trois choſes : Prémiérement, il choiſit un certain nombre d’Idées ; en ſecond lieu, il met une certaine liaiſon entre elles, & les réunit dans une ſeule idée ; enfin il les lie enſemble par un ſeul nom. Si nous examinons comment l’Eſprit agit, quelle liberté il prend en cela, nous verrons ſans peine comment les Eſſences des Eſpèces des Modes mixtes ſont un ouvrage de l’Eſprit ; & que par conſéquent les Eſpèces même ſont de l’invention des hommes.

§. 5.Il paroit évidemment qu’elles ſont arbitraires en ce qui l’Idée d’un Mode mixte eſt ſouvent avant l’exiſtence de la choſe qu’elle repréſente. Quiconque conſiderera qu’on peut former cette ſorte d’Idées complexes, les abſtraire, leur donner des noms, & qu’ainſi l’on peut conſtituer une Eſpèce diſtincte avec qu’aucun Individu de cette Eſpèce ait jamais exiſté, quiconque, dis-je, fera reflexion ſur tout cela, ne pourra douter que de ces Idées de Modes mixtes ne ſoient faites par une combinaiſon volontaire d’idées réunies dans l’Eſprit. Qui ne voit, par exemple, que les hommes peuvent former en eux-mêmes les idées de ſacrilege ou d’adultére, & leur donner des noms, en ſorte que par-là ces Eſpèces de Modes mixtes pourroient être établies avant que ces choſes ayent été commiſes, & qu’on en pourroit diſcourir auſſi bien, & découvrir ſur leur ſujet des véritez auſſi certaines, pendant qu’elles n’exiſteroient que dans l’Entendement, qu’on ſauroit le faire à préſent qu’elles n’ont que trop ſouvent une exiſtence réelle ? D’où il paroît évidemment que les Eſpèces des Modes mixtes ſont un Ouvrage de l’Entendement, où ils ont une exiſtence auſſi propre à tous les uſages qu’on en peut tirer pour l’avancement de la Vérité, que lorſqu’ils exiſtent réellement. Et l’on ne peut douter que dans les Légiſlateurs n’ayent ſouvent fait des Loix ſur des eſpèces d’Actions qui n’étoient que des Ouvrages de leur Entendement, c’eſt-à-dire, des Etres qui n’exiſtoient que dans leur Eſprit. Je ne croi pas non plus que perſonne nie, que la Reſurrection ne fût une Eſpèce de Mode mixte, qui exiſtoit dans l’Eſprit avant que d’avoir hors de là une exiſtence réelle.

§. 6.Exemples tirez du Meurtre, de l’Inceſte, &c. Pour voir avec quelle liberté ces Eſſences des Modes mixtes ſont formées dans l’Eſprit des hommes, il ne faut que jetter les yeux ſur la plupart de celles qui nous ſont connuës. Un peu de reflexion que nous ferons ſur leur nature nous convaincra que c’eſt l’Eſprit qui combine en une ſeule Idée complexe différentes Idées diſperſées, & indépendantes les unes des autres, & qui par le nom commun qu’il leur donne, les fait être l’eſſence d’une certaine Eſpèce, ſans ſe régler en cela ſur aucune liaiſon qu’elles ayent dans la Nature. Car comment l’Idée d’un homme a-t-elle une plus grande liaiſon dans la Nature que celle d’une Brebis avec l’idée de tuer, pour que celle-ci jointe à celle d’un homme devienne l’Eſpèce particuliére d’une action ſignifiée par le mot de Meurtre, & non quand elle eſt jointe avec l’idée d’une Brebis ? Ou bien, quelle plus grande union l’idée de la relation de Pére a-t-elle, dans la Nature, avec celle de tuer, que cette derniere idée n’en a avec celle de Fils ou de voiſin, pour que ces deux prémiéres Idées ſoient combinées dans une ſeule Idée complexe, qui devient par-là l’eſſence de cette Eſpèce diſtincte ? Mais quoi qu’on ait fait de l’action de tuer ſon Pére ou ſa Mére une eſpèce diſtincte de celle de tuer ſon Fils ou ſa Fille, cependant en d’autres cas, le Fils & la Fille ſont combinez avec la même action auſſi bien que le Pére & la Mére, tous étant également compris dans la même Eſpèce, comme dans celle qu’on nomme Inceſte. C’eſt ainſi que dans les Modes mixtes l’Eſprit réunit arbitrairement en Idées complexes telles Idées ſimples qu’il trouve à propos ; pendant que d’autres qui ont en elles-mêmes autant de liaiſon enſemble, ſont laiſſées déſunies, ſans être jamais combinées en une ſeule Idée, parce qu’on n’a pas beſoin d’en parler ſous une ſeule dénomination. Il eſt, dis-je, évident que l’Eſprit réunit par une libre détermination de ſa Volonté, un certain nombre d’Idées qui en elles-mêmes n’ont pas plus de liaiſon enſemble que les autres dont il néglige de former de ſemblables combinaiſons. Et ſi cela n’étoit ainſi, d’où vient qu’on fait attention à cette partie des Armes par où commence la bleſſure, pour conſtituer cette Eſpèce d’Action diſtincte de toute autre, qu’on appelle en Anglois ([1]) Stabbing, pendant qu’on ne prend garde ni à la figure ni à la matiere de l’Arme même ? Je ne dis pas que cela ſe faſſe ſans raiſon. Nous verrons le contraire tout à l’heure. Je dis ſeulement que cela ſe fait par un libre choix de l’Eſprit qui va par-là à ſes fins ; & il eſt viſible que dans la formation de la plûpart de ces Idées l’Eſprit n’en cherche pas les modèles dans la Nature, & qu’il ne rapporte pas ces Idées à l’exiſtence réelle des choſes, mais aſſemble celles qui peuvent le mieux ſervir à ſon deſſein, ſans s’obliger à une juſte & préciſe imitation d’aucune choſe réellement exiſtante.

§.7.Les Idées des Modes mixtes quoi qu’arbitraires ſont pourtant proportionnées au but qu’on ſe propoſe dans le Langage. Mais quoi que ces Idées complexes ou Eſſences des Modes mixtes dépendent de l’Eſprit qui les forme avec une grande liberté, elles ne ſont pourtant pas formées au hasard, & entaſſées enſemble ſans aucune raiſon. Encore qu’elles ne ſoient pas toûjours copiées d’après nature, elles ſont toûjours proportionnées à la fin pour laquelle on forme des Idées abſtraites ; & quoi que ce ſoient des combinaiſons compoſées d’Idées qui ſont naturellement aſſez déſunies & qui ont entre elles auſſi peu de liaiſon que pluſieurs autres que l’Eſprit ne combine jamais dans une ſeule idée, elles ſont pourtant toûjours unies pour la commodité de l’entretien qui eſt la principale fin du Langage. L’uſage du Langage eſt de marquer par des ſons courts d’une maniére facile & prompte des conceptions générales, qui non ſeulement renferment quantité de choſes particuliéres, mais auſſi une grande varieté d’idées indépendantes, raſſemblées dans une ſeule Idée complexe. C’eſt pourquoi dans la formation des différentes Eſpèces de Modes mixtes, les hommes n’ont eu égard qu’à ces combinaiſons dont ils ont formé des Idées complexes diſtinctes, & auxquelles ils ont donné des noms, pendant qu’ils en laiſſent d’autres détachées qui ont une liaiſon auſſi étroite dans la Nature, ſans ſonger le moins du monde à les réunir. Car pour ne parler que des Actions humaines, s’ils vouloient former des idées diſtinctes & abſtraites de toutes les variétez qu’on y peut remarquer, le nombre de ces Idées iroit à l’infini ; & la Mémoire ſeroit non ſeulement confonduë par cette grande abondance, mais accablée ſans néceſſité. Il ſuffit que les hommes forment & déſignent par des noms particuliers autant d’Idée complexes de Modes mixtes, qu’ils trouvent qu’ils ont beſoin d’en nommer dans le cours ordinaire des affaires. S’ils joignent à l’idée de tuer celle de Père ou de Mère, & qu’ainſi ils en faſſent une Eſpèce diſtincte du meutre de ſon Enfant ou de ſon voiſin, c’eſt à cauſe de la différente atrocité du crime, & du ſupplice qui doit être infligé à celui qui tuë ſon Père ou ſa Mère, différent de celui qu’on doit faire ſouffrir à celui qui tuë ſon Enfant ou ſon voiſin. Et c’eſt pour cela auſſi qu’on a trouvé néceſſaire de le déſigner par un nom diſtinct, ce qui eſt la fin qu’on ſe propoſe en faiſant cette combinaiſon particuliére. Mais quoi que les Idées de Mère & de Fille ſoient traitées ſi différemment par rapport à l’idée de tuer, que l’une y eſt jointe pour former une idée diſtincte & abſtraite, déſignée par un nom particulier, & pour conſtituer par même moyen une Eſpéce diſtincte, tandis que l’autre n’entre point dans une telle combinaiſon avec l’idée de meutre, cependant ces deux Idées de Mère & de Fille conſiderées par rapport à un commerce illicite ſont également renfermées ſous l’inceſte, & cela encore pour la commodité d’exprimer par un même nom & de ranger ſous une ſeule Eſpèce ces conjonctions impures qui ont quelque choſe de plus infame que les autres ; ce qu’on fait pour éviter des circonlocutions choquantes, ou des deſcriptions qui rendroient le diſcours ennuyeux.

§. 8.Autre preuve, que les Idées des Modes mixtes ſe forment arbitrairement, tirée de ce que pluſieurs mots d’une Langue ne peuvent être traduits dans une autre. Il ne faut qu’avoir une médiocre connoiſſance de differentes Langues pour être convaincu ſans peine de la vérité de ce que je viens de dire, que les hommes forment arbitrairement diverſes Eſpèces de Modes mixtes, car rien n’eſt plus ordinaire que de trouver quantité de mots dans une Langue auxquels il n’y en a aucun dans une autre Langue qui leur réponde. Ce qui montre évidemment, que ceux d’un même Païs ont eu beſoin en conſéquence de leurs coûtumes & de leur maniére de vivre, de former pluſieurs Idées complexes & de leur donner des noms, que d’autres n’ont jamais réuni en Idées ſpécifiques. Ce qui n’auroit pû arriver de la ſorte, ſi ces Eſpèces étoient un conſtant ouvrage de la Nature, & non des combinaiſons formées & abſtraites par l’Eſprit pour la commodité de l’entretien, après qu’on les a déſignées par des noms diſtincts. Ainſi l’on auroit bien de la peine à trouver en Italien ou en Eſpagnol qui ſont deux Langues fort abondantes, des mots qui répondiſſent aux termes de notre Juriſprudence qui ne ſont pas de vains ſons : moins encore pourroit-on, à mon avis, traduire ces termes en Langue Caribe ou dans les Langues qu’on parle parmi les Iroquois & les Kirſtinous. Il n’y a point de mots dans d’autres Langues qui répondent au mot Verſura uſité parmi les Romains, ni à celui de corban, dont ſe ſervoient les Juifs. Il eſt aiſé d’en voir la raiſon par ce que nous venons de dire. Bien plus ; ſi nous voulons examiner la choſe d’un peu plus près, & comparer exactement diverſes Langues, nous trouverons que quoi qu’elles ayent des mots qu’on ſuppoſe dans les ([2]) Traductions & dans les Dictionnaires ſe répondre l’un à l’autre, à peine y en a-t-il un entre dix, parmi les noms des Idées complexes, & ſur-tout, des Modes mixtes, qui ſignifie préciſément la même idée que le mot par lequel il eſt traduit dans les Dictionnaires. Il n’y a point d’idées plus communes & moins compoſées que celles des meſures du Temps, de l’Etenduë & du Poids. On rend hardiment en François les mots Latins, hora, pes, & libra par ceux d’heure, de pié et de livre : cependant il eſt évident que les idées qu’un Romain attachoit à ces mots Latins étoient fort différentes de celles qu’un François exprime par ces mots François. Et qui que ce fût des deux qui viendroit à ſe ſervir des meſures que l’autre déſigne par des noms uſitez dans ſa Langue, ſe méprendroit infailliblement dans ſon calcul, s’il les regardoit comme les mêmes que celles qu’il exprime dans la ſienne. Les preuves en ſont trop ſenſibles pour qu’on puiſſe le revoquer en doute ; & c’eſt ce que nous verrons beaucoup mieux dans les noms des Idées plus abſtraites & plus compoſées, telles que ſont la plus grande partie de celles qui compoſent les Diſcours de Morale : car ſi l’on vient à comparer exactement les noms de ces Idées avec ceux par leſquels ils ſont rendus dans d’autres Langues, on en trouvera fort peu qui correſpondent exactement dans toute l’étenduë de leurs ſignifications.

§. 9.On a formé des Eſpèces de Modes mixtes pour s’entretenir commodément. La raiſon pourquoi j’examine ceci d’une maniére ſi particuliére, c’eſt afin que nous ne nous trompions point ſur les Genres, les Eſpèces & leurs Eſſences, comme ſi c’étoient des choſes formées régulierement & conſtamment par la Nature, & qui euſſent une exiſtence réelle dans les choſes mêmes ; puiſqu’il paroît, après examen un peu plus exact, que ce n’eſt qu’un artifice dont l’Eſprit s’eſt aviſé pour exprimer plus aiſément les collections d’Idées dont il avoit ſouvent occaſion de s’entretenir, par un ſeul terme général, ſous lequel diverſes choſes particuliéres peuvent être compriſes, autant qu’elles conviennent avec cette idée abſtraite. Que ſi la ſignification douteuſe du mot Eſpèce fait que certaines gens ſont choquez de m’entendre dire que les Eſpèces des Modes mixtes ſont formées par l’Entendement, je croi pourtant que perſonne ne peut nier que ce ne ſoit l’Eſprit qui forme ces idées complexes & abſtraites auxquelles les noms ſpécifiques ont été attachez. Et s’il eſt vrai, comme il l’eſt certainement, que l’Eſprit forme ces modèles pour réduire les Choſes en Eſpèces, & leur donner des noms, je laiſſe à penſer qui c’eſt qui fixe les limites de chaque Sorte ou Eſpèce, car ces deux mots ſont chez moi tout-à-fait ſynonymes.

§. 10.Dans les Modes mixtes c’eſt le nom qui lie enſemble la combinaiſon de diverſes Idées & en fait une Eſpèce. L’étroit rapport qu’il y a entre les Eſpèces, les Eſſences & leurs noms généraux, du moins dans les Modes mixtes, paroîtra encore davantage, ſi nous conſiderons que c’eſt le nom qui ſemble préſerver ces Eſſences & leur aſſûrer une perpetuelle durée. Car l’Eſprit ayant mis de la liaiſon entre les parties détachées de ces Idées complexes, cette union qui n’a aucun fondement particulier dans la Nature, ceſſeroit, s’il n’y avoit quelque choſe qui la maintînt, & qui empêchat que ces parties ne ſe diſperſaſſent. Ainſi, quoi que ce ſoit l’Eſprit qui forme cette combinaiſon, c’eſt le nom, qui eſt, pour ainſi dire, le nœud qui les tient étroitement liez enſemble. Quelle prodigieuſe variété de différentes idées le mot Latin Triumphus ne joint-il pas enſemble, & nous préſente comme une Eſpèce unique ! Si ce nom n’eût jamais été inventé, ou eût été entiérement perdu, nous aurions pû ſans doute avoir des deſcriptions de ce qui ſe paſſoit dans cette ſolemnité. Mais je croi pourtant, que ce qui tient ces différentes parties jointes enſemble dans l’unité d’une Idée complexe, c’eſt ce même mot qu’on y a attaché, ſans lequel on ne regarderoit non les différentes parties de cette ſolemnité comme faiſant une ſeule Choſe, qu’aucun autre ſpectacle qui n’ayant paru qu’une fois n’a jamais été réuni en une ſeule idée complexe ſous une ſeule dénomination. Qu’on voye après cela juſques à quel point l’unité néceſſaire à l’eſſence des Modes mixtes dépend de l’Eſprit ; & combien la continuation & la détermination de cette unité dépend du nom qui lui eſt attaché dans l’uſage ordinaire ; je laiſſe, dis-je, examiner cela à ceux qui regardent les Eſſences & les Eſpèces comme des choſes réelles & fondées dans la Nature.

§. 11. Conformément à cela, nous voyons que les hommes imaginent & conſidèrent rarement aucune autre idée complexe comme une Eſpèce particulière de Modes mixtes, que celles qui ſont diſtinguées par certains noms ; parce que ces Modes n’étant formez par les hommes que pour recevoir une certaine dénomination, l’on ne prend point de connoiſſance d’aucune telle Eſpèce, l’on ne ſuppoſe pas même qu’elle exiſte, à moins qu’on n’y attache un nom qui ſoit comme un ſigne qu’on a combiné pluſieurs idées détachées en une ſeule, & que par ce nom on aſſure une union durable ces parties qui autrement ceſſeroient d’être jointes, dès que l’Eſprit laiſſeroit à quartier cette idée abſtraite, & diſcontinueroit d’y penſer actuellement. Mais quand une fois on y a attaché un nom dans lequel les parties de cette Idée complexe ont une union déterminée & permanente, alors l’eſſence eſt, pour ainſi dire, établie, & l’Eſpèce eſt conſiderée comme complete. Car dans quelle vûë la Mémoire ſe chargeroit-elle de telles compoſitions, à moins que ce ne fût par voye d’abſtraction pour les rendre générales ; & pourquoi les rendroit-on générales ſi ce n’étoit pour avoir des noms généraux dont on put ſe ſervir commodément dans les entretiens qu’on auroit avec les autres hommes ? Ainſi nous voyons qu’on ne regarde pas comme deux Eſpèces d’actions diſtinctes de tuer un homme avec une épée ou avec une hache, mais ſi la pointe de l’épée entre la prémiére dans le Corps, on regarde cela comme une Eſpèce diſtincte dans les Lieux où cette action a un nom diſtinct, comme ([3]) en Angleterre. Mais dans un autre Païs où il eſt arrivé que cette action n’a pas été ſpécifiée ſous un nom particulier, elle ne paſſe pas pour une Eſpèce diſtincte. Du reſte, quoi que dans les Eſpèces des Subſtances corporelles, ce ſoit l’Eſprit qui forme l’Eſſence nominale ; cependant parce que les Idées qui y ſont combinées, ſont ſuppoſées être unies dans la Nature, ſoit que l’Eſprit les joigne enſemble ou non, on les regarde comme des Eſpèces diſtinctes, ſans que l’Eſprit y interpoſe ſon operation, ſoit par voye d’abſtraction, ou en donnant un nom à l’idée complexe qui conſtituë cette eſſence.

§.12.Nous ne conſiderons point les Originaux des Modes mixtes au delà de l’Eſprit, ce qui prouve encore qu’ils ſont l’Ouvrage de l’Entendement. Une autre remarque qu’on peut faire en conſéquence de ce que je viens de dire ſur les Eſſences des Eſpèces des Modes mixtes, qu’elles ſont produites par l’Entendement plûtôt que par la Nature, c’eſt que leurs noms conduiſent nos penſées à ce qui eſt dans l’Eſprit, & point au delà. Lorſque nous parlons de Juſtice & de Reconnoiſſance, nous ne nous repréſentons aucune choſe exiſtante que nous ſongions à concevoir, mais nos penſées ſe terminent aux idées abſtraites de ces vertus, & ne vont pas plus loin, comme elles font quand nous parlons d’un Cheval ou du Fer, dont nous ne conſiderons pas les Idées ſpécifiques comme exiſtantes purement dans l’Eſprit ; mais dans les Choſes mêmes qui nous fourniſſent les patrons originaux de ces Idées. Au contraire, dans les Modes mixtes, ou du moins dans les plus conſidérables qui ſont les Etres de morale, nous conſiderons les modèles originaux comme exiſtans dans l’Eſprit, & c’eſt à ces modèles que nous avons égard pour diſtinguer chaque Etre particulier par des noms diſtincts. De-là vient, à mon avis, qu’on donne aux eſſences des Eſpèces des Modes mixtes le nom plus particulier de[4] Notion, comme ſi elles appartenoient à l’Entendement d’une maniére plus particuliére que les autres Idées.

§. 13.La raiſon pourquoi ils ſont ſi compoſez, c’eſt parce qu’ils ſont formez par l’Entendement ſans modèles. Nous pouvons auſſi apprendre par-là, pourquoi les Idées complexes des Modes mixtes ſont communément plus compoſées, que celles des Subſtances naturelles. C’eſt parce que l’Entendement qui en les formant par lui-même ſans aucun rapport à un original préexiſtant, s’attache uniquement à ſon but, & à la commodité d’exprimer en abregé les idées qu’il voudroit faire connoître à une autre perſonne, réunit ſouvent avec une extrême liberté dans une ſeule idée abſtraite des choſes qui n’ont aucune liaiſon dans la Nature : & par-là il aſſemble ſous un ſeul terme une grande varieté d’Idée diverſement compoſées. Prenons pour exemple le mot de Proceſſion ; quel mélange d’idée indépendantes, de perſonnes, d’habits, de tapiſſeries, d’ordre, de mouvemens, de ſons, &c. ne renferme-t-il pas dans cette idée complexe que l’Eſprit de l’homme a formée arbitrairement pour l’exprimer par ce nom-là ? Au lieu que les Idées complexes qui conſtituent les Eſpèces des Subſtances, ne ſont ordinairement compoſées que d’un petit nombre d’idées ſimples ; & dans les différentes Eſpèces d’Animaux, l’Eſprit ſe contente ordinairement de ces deux Idées, la figure & la voix, pour conſtituer toute leur eſſence nominale.

§. 14. Les noms de Modes mixtes ſignifient toûjours leurs Eſſences réelles. Une autre choſe que nous pouvons remarquer à propos de ce que je viens de dire, c’eſt que les noms des Modes mixtes ſignifient toûjours les eſſences réelles de leurs Eſpèces lors qu’ils ont une ſignification déterminée. Car ces Idées abſtraites étant une production de l’Eſprit, & n’ayant aucun rapport à l’exiſtence réelle des choſes, on ne peut ſuppoſer qu’aucune autre choſe ſoit ſignifiée par ce nom, que la ſeule idée complexe que l’Eſprit a formé lui-même, & qui eſt tout ce qu’il a voulu exprimer par ce nom-là : & c’eſt de-là auſſi que dépendent toutes les propriétez de cette Eſpèce, & d’où elles découlent uniquement. Par conſéquent dans les Modes mixtes l’eſſence réelle & nominale n’eſt qu’une ſeule & même choſe. Nous verrons ailleurs de quelle importance cela eſt pour la connoiſſance certaine des véritez générales.

§. 15.Pourquoi l’on apprend d’ordinaire leurs noms avant les Idées qu’ils renferment. Ceci nous peut encore faire voir la raiſon, pourquoi l’on vient à apprendre la plûpart des noms des Modes mixtes avant que de connoître parfaitement les idées qu’ils ſignifient. C’eſt que n’y ayant point d’Eſpèces de ces Modes dont on prenne ordinairement connoiſſance ſinon de celles qui ont des noms ; & ces Eſpèces ou plûtôt leurs eſſences étant des Idées complexes & abſtraites, formées arbitrairement par l’Eſprit, il eſt à propos, pour ne pas dire néceſſaire, de connoître les noms, avant que de s’appliquer à former ces Idées complexes ; & moins qu’un homme ne veuille ſe remplir la tête d’une foule d’Idées complexes & abſtraites, auxquelles les autres hommes n’ont attaché aucun nom, & qui lui ſont ſi inutiles à lui-même qu’il n’a autre choſe à faire après les avoir formées que de les laiſſer à l’abandon & les oublier entiérement. J’avoûë que dans les commencemens des Langues, il étoit néceſſaire qu’on eût l’idée, avant que de lui donner un certain nom ; & il en eſt de même encore aujourd’hui, lorſque l’Eſprit venant à faire une nouvelle idée complexe & la réuniſſant en une ſeule par un nouveau nom qu’il lui donne, il invente pour cet effet un nouveau mot. Mais cela ne regarde point les Langues établies qui en général ſont fort bien pourvuës de ces idées que les hommes ont ſouvent occaſion d’avoir dans l’Eſprit & de communiquer aux autres. Et c’eſt ſur ces ſortes d’Idées que je demande, s’il n’eſt pas ordinaire que les Enfans apprennent les noms des Modes mixtes avant qu’ils en ayent les idées dans l’Eſprit ? De mille perſonnes à peine y en-a-t-il une qui forme l’idée abſtraite de Gloire ou d’Ambition avant que d’en avoir ouï les noms. Je conviens qu’il en eſt tout autrement à l’égard des Idées ſimples & des Subſtances ; car comme elles ont une exiſtence & une liaiſon réelle dans la Nature, on acquiert l’idée avant le nom, ou le nom avant l’idée comme il ſe rencontre.

§. 16.Pourquoi je m’étends ſi fort ſur ce ſujet. Ce que je viens de dire des Modes mixtes peut être auſſi appliqué aux Relations, ſans y changer grand’ choſe, & parce que chacun peut s’en appercevoir de lui-même, je m’épargnerai le ſoin d’étendre davantage cet article, & ſur tout à cauſe que ce que j’ai dit ſur les Mots dans ce Troiſiéme Livre, paroîtra peut-être à quelques-uns beaucoup plus long que ne méritoit un ſujet de ſi petite importance. J’avouë qu’on auroit pû le renfermer dans un plus petit eſpace. Mais j’ai été bien aiſe d’arrêter mon Lecteur ſur une matière qui me paroît nouvelle, & un peu éloignée de la route ordinaire, (je ſuis du moins aſſûré que je n’y avois point encore penſé, quand je commençai à écrire cet Ouvrage) afin qu’en l’examinant à fond, & en la tournant de tous côtez, quelque partie puiſſe frapper çà ou là l’Eſprit des Lecteurs, & donner occaſion aux plus opiniâtres ou aux plus négligens de reflêchir ſur un déſordre général, dont on ne s’apperçoit pas beaucoup, quoi qu’il ſoit d’une extrême conſéquence. Si l’on conſidére le bruit qu’on fait au ſujet des Eſſences des choſes ; & combien on embrouille toutes ſortes de Sciences, de diſcours, & de converſations par le peu d’exactitude & d’ordre qu’on employe dans l’uſage & l’application des Mots, on jugera peut-être que c’eſt une choſe bien digne de nos ſoins d’approfondir entiérement cette matiére, & de la mettre dans tout ſon jour. Ainſi, j’eſpére qu’on m’excuſera de ce que j’ai traité au long un ſujet qui mérite d’autant plus, à mon avis, d’être inculqué & rebattu que les fautes qu’on commet ordinairement dans ce genre, apportent non ſeulement les plus grands obſtacles à la vraye Connoiſſance, mais ſont ſi reſpectées qu’elles paſſent pour des fruits de cette même Connoiſſance. Les hommes s’appercevroient ſouvent que dans ces Opinions dont ils font tant les fiers, il y a bien peu de raiſon & de vérité, ou peut-être qu’il n’y en a abſolument point, s’ils vouloient porter leur Eſprit au delà de certains ſons qui ſont à la mode ; & conſidérer quelles idées ſont ou ne ſont pas compriſes ſous des termes dont ils ſe muniſſent à toutes fins & en toutes rencontres, & qu’ils employent avec tant de confiance pour expliquer toute ſorte de matiéres. Pour moi je croirai avoir rendu quelque ſervice à la Vérité, à la Paix, & à la véritable Science, ſi en m’étendant un peu ſur ce ſujet, je puis engager les hommes à reflêchir ſur l’uſage qu’ils font des mots en parlant, & leur donner occaſion de ſoupçonner que puiſqu’il arrive ſouvent à d’autres d’employer dans leur diſcours & dans leurs Ecrits de forts bons mots, autoriſez par l’uſage, dans un ſens fort incertain, & qui ſe réduit à très-peu de choſe ou même à rien du tout, ils pourroient bien tomber auſſi dans le même inconvénient. D’où il s’enſuit évidemment qu’ils ont grand’ raiſon de s’obſerver exactement eux-mêmes, ſur ces matiéres, & d’être bien aiſes que d’autres s’appliquent à les examiner. C’eſt ſur ce fondement que je vais continuër de propoſer ce qui me reſte à dire ſur cet article.


CHAPITRE VI.

Des Noms des Subſtances.


§. 1. Les noms communs des Subſtances emportent l’idée de Sortes.
LEs noms communs des Subſtances emportent, auſſi bien que les autres termes généraux, l’idée générale de Sorte, ce qui ne veut dire autre choſe ſinon que ces noms-là ſont faits ſignes de telles ou telles Idées complexes, dans leſquelles pluſieurs Subſtances particuliéres conviennent ou peuvent convenir ; en vertu de quoi elles ſont capables d’être compriſes ſous une commune conception, & ſignifiées par un ſeul nom. Je dis qu’elles conviennent ou peuvent convenir : car, par exemple, quoi qu’il n’y ait qu’un ſeul Soleil dans le Monde, cependant l’idée en étant formée par abſtraction de telle maniere que d’autres Subſtances (ſuppoſé qu’il y en eût pluſieurs autres) puſſent chacune y participer également, cette idée eſt auſſi bien une Sorte ou Eſpèce que s’il y avoit autant de Soleils qu’il y a d’Etoiles. Et ce n’eſt pas ſans fondement que certaines gens penſent qu’il y a véritablement autant de Soleils ; & que par rapport à une perſonne qui ſeroit placée à une juſte diſtance, chaque Etoile Fixe répondroit en effet à l’idée ſignifiée par le mot de Soleil : ce qui, pour le dire en paſſant, nous peut faire voir combien les Sortes, ou ſi vous voulez, les Genres & les Eſpèces des Choſes (car ces deux derniers mots dont on fait tant de bruit dans les Ecoles, ne ſignifient autre choſe chez moi que ce qu’on entend en François par le mot de Sorte) dépendent des Collections d’idée que les hommes ont faites, & nullement de la nature réelle des choſes, puiſqu’il n’eſt pas impoſſible que dans la plus grande exactitude du Langage, ce qui à l’égard d’une certaine perſonne eſt une Etoile, ne puiſſe être un Soleil à l’égard d’une autre.

§. 2. L’Eſſence de chaque Sorte, c’eſt l’Idée abſtraite. La meſure & les bornes de chaque Eſpèce ou Sorte, par où elle eſt érigée en une telle Eſpèce particuliére, & diſtinguée des autres, c’eſt que nous appellons ſon Eſſence ; qui n’eſt autre choſe que l’Idée abſtraite à laquelle le nom eſt attaché, de ſorte que chaque choſe contenuë dans cette Idée, eſt eſſentielle à cette Eſpèce. Quoi que ce ſoit là toute l’eſſence des Subſtances naturelles qui nous eſt connuë, & par où nous diſtinguons ces Subſtances en différentes Eſpèces, je la nomme pourtant eſſence nominale, pour la diſtinguer de la conſtitution réelle des Subſtances, d’où dépendent toutes les idées qui entrent dans l’eſſence nominale, & toutes les propriétez de chaque Eſpèce : Laquelle conſtitution réelle quoi qu’inconnuë peut être appellée pour cet effet l’eſſence réelle, comme il a été dit. Par exemple, l’eſſence nominale de l’Or, c’eſt cette Idée complexe que le mot Or ſignifie, comme vous diriez un Corps jaune, d’une certaine peſanteur, malléable, fuſible, & fixe. Mais l’Eſſence réelle, c’eſt la conſtitution des parties inſenſibles de ce Corps, de laquelle ces Qualitez & toutes les autres propriétez de l’Or dépendent. Il eſt aiſé de voir d’un coup d’œuil combien ces deux choſes ſont différentes, quoi qu’on leur donne à toutes deux le nom d’eſſence.

§. 3.Différence entre l’eſſence réelle & l’eſſence nominale. Car encore qu’un Corps d’une certaine forme, accompagné de ſentiment, de raiſon, & de motion volontaire conſtituë peut-être l’idée complexe à laquelle moi & d’autres attachons le nom d’Homme ; & qu’ainſi ce ſoit l’eſſence nominale de l’Eſpèce que nous déſignons par ce nom-là cependant perſonne ne dira jamais, que cette Idée complexe eſt l’eſſence réelle & la ſource de toutes les opérations qu’on peut trouver dans chaque Individu de cette Eſpèce. Le fondement de toutes ces Qualitez qui entrent dans l’Idée complexe que nous en avons, eſt tout autre choſe, & ſi nous connoiſſions cette conſtitution de l’Homme, d’où découlent ſes facultez de mouvoir, de ſentir, de raiſonner, & les autres puiſſances, & d’où dépend ſa figure ſi réguliére, comme peut-être les Anges la connoiſſent, & comme la connoit certainement celui qui en eſt l’Auteur, nous aurions une idée de ſon eſſence tout-à-fait différente de celle qui eſt préſentement renfermée dans notre définition de cette Eſpèce, en quoi elle conſiſte ; & l’idée que nous aurions de chaque homme individuel ſeroit auſſi différente de celle que nous en avons à préſent, que l’idée de celui qui connoit tous les reſſorts, toutes les rouës & tous les mouvemens particuliers de chaque pièce de la fameuſe Horloge de Strasbourg, eſt différente de celle qu’en a un Païſan groſſier qui voit ſimplement le mouvement de l’Aiguille, qui entend le ſon du Timbre, & qui n’obſerve que les parties extérieures de l’Horloge.

§. 4.Rien n’eſt eſſentiel aux Individus. Ce qui fait voir que l’Eſſence ſe rapporte aux Eſpèces, dans l’uſage ordinaire qu’on fait de ce mot, & qu’on ne la conſidére dans les Etres particuliers qu’entant qu’ils ſont rangez ſous certaines Eſpèces, c’eſt qu’ôté les Idées abſtraites par où nous réduiſons les Individus à certaines ſortes & les rangeons ſous de communes dénominations, rien n’eſt plus regardé comme leur étant eſſentiel. Nous n’avons point de notion de l’un ſans l’autre, ce qui montre évidemment leur relation. Il eſt néceſſaire que je ſois ce que je ſuis. Dieu & la Nature m’ont ainſi fait, mais je n’ai rien qui me ſoit eſſentiel. Un accident ou une maladie peut apporter de grands changemens à mon teint ou à ma taille : une Fiévre ou une chute peut m’ôter entierement la Raiſon ou la mémoire, ou toutes deux enſemble ; & une Apoplexie peut me reduire à n’avoir ni ſentiment, ni entendement, ni vie. D’autres Créatures de la même forme que moi peuvent être faites avec un plus grand ou un plus petit nombre de facultez que je n’en ai, avec des facultez plus excellentes ou pires que celles dont je ſuis doûé ; & d’autres Créatures peuvent avoir de la Raiſon & du ſentiment dans une forme & dans un Corps fort différent du mien. Nulle de ces choſes n’eſt eſſentielle à aucun Individu, à celui-ci ou à celui-là, juſqu’à ce que l’Eſprit le rapporte à quelque ſorte ou eſpèce de Choſes : mais l’Eſpèce n’eſt pas plûtôt formée qu’on trouve quelque choſe d’eſſentiel par rapport à l’idée abſtraite de cette Eſpèce. Que chacun prenne la peine d’examiner ſes propres penſées ; & il verra, je m’aſſûre, que dès qu’il ſuppoſe quelque choſe d’eſſentiel, ou qui en parle, la conſideration de quelque Eſpèce ou de quelque Idée complexe, ſignifiée par quelque nom général, ſe préſente à ſon Eſprit ; & c’eſt par rapport à cela qu’on dit que telle ou telle Qualité eſt eſſentielle. De ſorte que, ſi l’on me demande s’il eſt eſſentiel à moi ou à quelque autre Etre particulier & corporel d’avoir de la Raiſon, je répondrai que nom, & que cela n’eſt non plus eſſentiel qu’il eſt eſſentiel à cette Choſe blanche ſur quoi j’écris, qu’on y trace des mots deſſus. Mais ſi cet Etre particulier doit être compté parmi cette Eſpèce qu’on appelle Homme & avoir le nom d’homme, dès-lors la Raiſon lui eſt eſſentielle, ſuppoſé que la Raiſon faſſe partie de l’Idée complexe qui eſt ſignifiée par le nom d’homme, comme il eſt eſſentiel à la Choſe ſur quoi j’écris, de contenir des mots, ſi je lui veux donner le nom de Traité & le ranger ſous cette Eſpèce. De ſorte que ce qu’on appelle eſſentiel & non-eſſentiel, ſe rapporte uniquement à nos Idées abſtraites & aux noms qu’on leur donne ; ce qui ne veut dire autre choſe, ſinon que toute choſe particulière qui n’a pas en elle-même les Qualitez qui ſont contenuës dans l’idée abſtraite qu’un terme général ſignifie, ne peut être rangée ſous cette Eſpèce ni être appellée de ce nom, puiſque cette Idée abſtraite eſt la véritable eſſence de cette Eſpèce.

§. 5. Cela poſé, ſi l’idée du Corps eſt, comme veulent quelques-uns, une ſimple étenduë, ou le pur Eſpace, alors la ſolidité n’eſt pas eſſentielle au Corps, emporte ſolidité & étenduë, en ce cas la ſolidité eſt eſſentielle au Corps. Par conſéquent ce qui fait partie de l’Idée complexe que le nom ſignifie, eſt la choſe, & la ſeule choſe qu’il faut conſiderer comme eſſentielle, & ſans laquelle nulle choſe particuliére ne peut être rangée ſous cette Eſpèce, ni être déſignée par ce nom-là. Si l’on trouvoit une partie de Matiére qui eût toutes les autres qualitez qui ſe rencontrent dans le Fer, excepté celle d’être attirée par l’Aimant & d’en recevoir une direction particuliére, qui eſt-ce qui s’aviſeroit de mettre en queſtion s’il manqueroit à cette portion de matiére quelque choſe d’eſſentiel ? Qui ne voit plûtôt l’abſurdité qu’il y auroit de demander s’il manqueroit quelque choſe d’eſſentiel à une choſe réellement exiſtante ? Ou bien, pourroit-on demander ſi cela ſeroit ou non une différence eſſentielle ou ſpécifique, puiſque nous n’avons point d’autre meſure de ce qui conſtituë l’eſſence ou l’Eſpèce des choſes que nos Idées abſtraites ; & que parler de différences ſpécifiques dans la Nature, ſans rapport à des Idées générales & à des noms généraux, c’eſt parler inintelligiblement ? Car je voudrois bien vous demander ce qui ſuffit pour faire une différence eſſentielle dans la Nature entre deux Etres particuliers ſans qu’on ait égard à quelque Idée abſtraite qu’on conſidére comme l’eſſence & le patron d’une Eſpèce. Si l’on ne fait abſolument point d’attention à tous ces Modèles, on trouvera ſans doute que toutes les Qualitez des Etres particuliers, conſiderez en eux-mêmes, leur ſont également eſſentielles ; & dans chaque Individu chaque choſe lui ſera eſſentielle, ou plûtôt, rien du tout ne lui ſera eſſentiel. Car quoi qu’on puiſſe demander raiſonnablement s’il eſt eſſentiel au Fer d’être attiré par l’Aimant, je croi pourtant que c’eſt une choſe abſurde & frivole de demander ſi cela eſt eſſentiel à cette portion particuliére de matiére dont je me ſers pour tailler ma plume, ſans la conſiderer ſous le nom de fer, ou comme étant d’une certaine Eſpèce. Et ſi nos Idées abſtraites auxquelles on a attaché certains noms, ſont les bornes des Eſpèces, comme nous avons dejà dit, rien ne peut être eſſentiel que ce qui eſt renfermé dans ces Idées.

§. 6. À la vérité, j’ai ſouvent fait mention d’une eſſence réelle, qui dans les Subſtances eſt diſtincte des Idées abſtraites qu’on s’en fait & que je nomme leurs eſſences nominales. Et par cette Eſſence réelle, j’entens la conſtitution réelle de chaque choſe qui eſt le fondement de toutes les proprietez, qui ſont combinées & qu’on trouve coëxiſter conſtamment avec l’eſſence nominale, cette conſtitution particulière que chaque choſe a en elle-même ſans aucun rapport à rien qui lui ſoit extérieur. Mais l’eſſence priſe même en ce ſens-là ſe rapporte à une certaine ſorte, & ſuppoſe une Eſpèce : car comme c’eſt la conſtitution réelle d’où dépendent les propriétez, elle ſuppoſe néceſſairement une ſorte de choſes, puiſque les propriétez appartiennent ſeulement aux Eſpèces & non aux Individus. Suppoſe, par exemple, que l’eſſence nominale de l’Or ſoit d’être un Corps d’une telle couleur, d’une telle peſanteur, malleable & fuſible, ſon eſſence réelle eſt la diſpoſition des parties de matiére, d’où dépendent ces Qualitez & leur union, comme elle eſt auſſi le fondement de ce que ce Corps ſe diſſout dans l’Eau Regale, & des autres propriétez qui accompagnent cette Idée complexe. Voilà des eſſences & des propriétez, mais toutes fondées ſur la ſuppoſition d’une Eſpèce ou d’une Idée générale & abſtraite qu’on conſidere comme immuable : car il n’y a point de particule individuelle de Matiére, à laquelle aucune de ces Qualitez ſoit ſi fort attachée, qu’elle lui ſoit eſſentielle ou en ſoit inſeparable. Ce qui eſt eſſentiel à une certaine portion de matiere, lui appartient comme une condition par où elle eſt de telle ou telle Eſpèce ; mais ceſſez de la conſiderer comme rangée ſous la dénomination d’une certaine Idée abſtraite, dès-lors il n’y a plus rien qui lui ſoit néceſſairement attaché, rien qui en ſoit inſéparable. Il eſt vrai qu’à l’égard des Eſſences réelles des Subſtances, nous ſuppoſons ſeulement leur exiſtence ſans connoître préciſément ce qu’elles ſont. Mais ce qui les lie toûjours à certaines Eſpèces, c’eſt l’eſſence nominale dont on ſuppoſe qu’elles ſont la cauſe & le fondement.

§. 7.L’eſſence nominale détermine l’Eſpèce. Il faut examiner après cela par quelle de ces deux Eſſences on réduit les Subſtances à telles & telles Eſpèces. Il eſt évident que c’eſt par l’eſſence nominale. Car c’eſt cette ſeule eſſence qui eſt ſignifiée par le nom qui eſt la marque de l’Eſpèce. Il eſt donc impoſſible que les Eſpèces des Choſes que nous rangeons ſous des noms généraux, ſoient déterminées par autre choſe que par cette idée dont le nom eſt établi pour ſigne ; & c’eſt là ce que nous appellons eſſence nominale, comme on l’a dejà montré. Pourquoi diſons-nous, c’eſt un Cheval, c’eſt une Mule, c’eſt un Animal, c’eſt un Arbre ? Comment une choſe particuliére vient-elle à être de telle ou telle Eſpèce, ſi ce n’eſt à cauſe qu’elle à cette eſſence nominale, ou ce qui revient au même, parce qu’elle convient avec l’idée abſtraite à laquelle ce nom eſt attaché ? Je souhaite ſeulement que chacun prenne la peine de reflêchir ſur ſes propres penſées, lorſqu’il entend tels & tels noms de Subſtances, ou qu’il en parle lui-même pour ſavoir quelles ſortes d’eſſences ils ſignifient.

§. 8. Or que les Eſpèces des Choſes ne ſoient à notre égard que leur reduction à des noms diſtincts, ſelon ſes idées complexes que nous en avons, & non pas ſelon les eſſences préciſes, diſtinctes & réelles qui ſont dans les Choſes, c’eſt ce qui paroît évidemment de ce que nous trouvons que quantité d’Individus rangez ſous une ſeule Eſpèce, déſignez par un nom commun, & qu’on conſidère par conſéquent comme d’une ſeule Eſpèce, ont pourtant des Qualitez dépendantes de leurs conſtitutions réelles, par où ils ſont autant differens, l’un de l’autre, qu’ils le ſont d’autres Individus dont on compte qu’ils différent ſpécifiquement. C’eſt ce qu’obſervent ſans peine tous ceux qui examinent les Corps naturels : & en particulier les Chymiſtes ont ſouvent occaſion d’en être convaincus par de fâcheuſes expériences, cherchant quelquefois en vain dans un morceau de ſouphre, d’antimoine, ou de vitriol les memes Qualitez qu’ils ont trouvées dans d’autres parties de ces Mineraux. Quoi que ce ſoient des Corps de la même Eſpèce, qui ont la même eſſence nominale ſous le même nom ; cependant après un rigoureux examen il paroit dans l’une des Qualitez ſi différentes de celles qui ſe rencontrent dans l’autre, qu’ils trompent l’attente & le travail des Chymiſtes les plus exacts. Mais ſi les Choſes étoient diſtinguées en Eſpèces ſelon leurs eſſences réelles, il ſeroit auſſi impoſſible de trouver différentes propriétez dans deux Subſtances individuelles de la même Eſpèce, qu’il l’eſt de trouver différentes propriétez dans deux Cercles, ou dans deux Triangles équilateres. C’eſt proprement l’eſſence, qui à notre égard détermine chaque choſe particulière à telle ou à telle Claſſe, ou ce qui revient au même, à tel ou tel nom général ; & elle ne peut être autre choſe que l’idée abſtraite à laquelle le nom eſt attaché. D’où il s’enſuit que dans le fond cette Eſſence n’a pas tant de rapport à l’exiſtence des choſes particulières, qu’à leurs dénominations générales.

§. 9.Ce n’eſt pas l’Eſſence réelle qui détermine l’Eſpèce, puisque cette Eſſence nous eſt inconnuë. Et en effet, nous ne pouvons point réduire les choſes à certaines Eſpèces, ni par conſéquent leur donner des dénominations (ce qui eſt le but de cette reduction) en vertu de leurs eſſences réelles, parce que ces eſſences nous ſont inconnuës. Nos facultez ne nous conduiſent point, pour la connoiſſance & la diſtinction des Subſtances, au delà d’une collection des Idées ſenſibles que nous y obſerverons actuellement, laquelle collection quoi que faite avec la plus grande exactitude dont nous ſoyons capables, eſt pourtant plus éloignée de la veritable conſtitution intérieure d’où ces Qualitez découlent, que l’Idée qu’un Païſan a de l’Horloge de Strasbourg n’eſt éloignée d’être conforme à l’artifice intérieur de cette admirable machine, dont le Païſan ne voit que la figure & les mouvemens extérieurs. Il n’y a point de Plante ou d’Animal ſi peu conſiderable qui ne confonde l’Entendement de la plus vaſte capacité. Quoi que l’uſage ordinaire des choſes qui ſont autour de nous, étouffe l’admiration qu’elles nous cauſeroient autrement, cela ne guerit pourtant point notre ignorance. Dès que nous venons à examiner les pierres que nous foulons aux pieds, ou le Fer que nous manions tous les jours, nous ſommes convaincus que nous n’en connoiſſons point la conſtitution interieure, & que nous ne ſaurions rendre raiſon des différentes Qualitez que nous y découvrons. Il eſt évident que cette conſtitution intérieure, d’où dépendent les Qualitez des Pierres & du Fer nous eſt abſolument inconnuë. Car pour ne parler que des plus groſſieres & des plus communes que nous y pouvons obſerver, quelle eſt la contexture de parties, l’eſſence réelle qui rend le Plomb & l’Antimoine fuſibles, & qui empêche que le Bois & les Pierres ne ſe fondent point ? Qu’eſt-ce qui fait que le Plomb & le Fer ſont malleables, & que l’Antimoine & les Pierres ne le ſont pas ? Cependant quelle infinie diſtance n’y a-t-il pas de ces Qualitez aux arrangemens ſubtils & aux inconcevables eſſences réelles des Plantes & des Animaux ? C’eſt ce que tout le monde reconnoit ſans peine. L’artifice que Dieu, cet Etre tout ſage & tout puiſſant, a employé dans le grand Ouvrage de l’Univers & dans chacune de ſes parties, ſurpaſſe davantage la capacité & la comprehenſion de l’homme le plus curieux & le plus pénétrant, que la plus grande ſubtilité de l’Eſprit le plus ingenieux ne ſurpaſſe les conceptions du plus ignorant & du plus groſſier des hommes. C’eſt donc en vain que nous prétendons reduire les choſes à certaines Eſpèces & les ranger en diverſes claſſes ſous certains noms, en vertu de leurs eſſences réelles, que nous ſommes ſi éloignez de pouvoir découvrir, ou comprendre. Un Aveugle peut auſſitôt réduire les Choſes en Eſpèces par le moyen de leurs couleurs ; & celui qui a perdu l’odorat peut auſſi bien diſtinguer un Lis & une Roſe par leurs odeurs que par ces conſtitutions intérieures qu’il ne connoit pas. Celui qui croit pouvoir diſtinguer les Brebis & les Chèvres par leurs eſſences réelles, qui lui ſont inconnuës, peut tout auſſi bien exercer ſa pénétration ſur les Eſpèces qu’on nomme Caſſiowary & Querechinchio, & déterminer à la faveur de leurs eſſences réelles & intérieures, les bornes de leurs Eſpèces, ſans connoître les Idées réelles & intérieures, les bornes de leurs Eſpèces, ſans connoître les Idées complexes des Qualitez ſenſibles que chacun de ces noms ſignifie dans les Païs où l’on trouve ces Animaux-là.

§. 10.Ce n’eſt pas non plus les Formes ſubſtantielles, que nous connoiſſons encore moins. Ainſi, ceux à qui l’on a enſeigné que les différentes Eſpèces de Subſtances avoient leurs formes ſubſtantielles diſtinctes & intérieures, & que c’étoient ces formes qui ſont la diſtinction des Subſtances en leurs vrais Genres & leurs veritables Eſpèces, ont été encore plus éloignez du droit chemin, puiſque par-là ils ont appliqué leur Eſprit à de vaines recherches ſur des formes ſubſtantielles entierement inintelligibles, & dont à peine avons-nous quelque obſcure ou confuſe conception en général.

§. 11.Par les Idées que nous avons des Eſprits il paroit encore que c’eſt par l’eſſence nominale que nous diſtinguons les Eſpèces. Que la diſtinction que nous faiſons des Subſtances naturelles en Eſpèces particuliéres, conſiſte dans des Eſſences nominales établies par l’Eſprit, & nullement dans les Eſſences réelles qu’on peut trouver dans les choſes mêmes, c’eſt ce qui paroit encore bien clairement par les Idées que nous avons des Eſprits. Car notre Entendement n’acquerant les idées qu’il attribuë aux Eſprits que par les reflexions qu’il fait ſur ſes propres operations, il n’a ou ne peut avoir d’autre notion d’un Eſprit, qu’en attribuant toutes les opérations qu’il trouve en lui-meme, à une ſorte d’Etres, ſans aucun égard à la Matiére. L’idée même la plus parfaite que nous ayons de Dieu, n’eſt qu’une attribution des mêmes Idées ſimples qui nous ſont venuës en reflechiſſant ſur ce que nous trouvons en nous-mêmes, & dont nous concevons que la poſſeſſion nous communique plus de perfection, que nous n’en aurions ſin nous en étions privez ; ce n’eſt, dis-je, autre choſe qu’une attribution de ces Idées ſimples à cet Etre ſuprême, dans un degré illimité. Ainſi après avoir acquis par la reflexion que nous faiſons ſur nous-mêmes, l’idée d’exiſtence, de connoiſſance, de puiſſance & de plaiſir, de chacune deſquelles nous jugeons qu’il vaut mieux jouïr que d’en être privé, & que nous ſommes d’autant plus heureux que nous les poſſedons dans un plus haut dégré, nous joignons toutes ces choſes enſemble en attachant l’Infinité à chacune en particulier, & par-là nous avons l’idée complexe d’un Etre éternel, omniſcient, tout-puiſſant, infiniment ſage, & infiniment heureux. Ou quoi qu’on nous diſe qu’il y a différentes eſpèces d’Anges, nous ne ſavons pourtant comment nous en former diverſes idées ſpécifiques ; non que nous ſoyons prévenus de la penſée qu’il eſt impoſſible qu’il y ait plus d’une Eſpèce d’Eſprits, mais parce que n’ayant & ne pouvant avoir d’autres idées ſimples applicables à de tels Etres, que ce petit nombre que nous tirons de nous-mêmes & des actions de notre propre Eſprit, lorſque nous penſons, que nous reſſentons du plaiſir & que nous remuons différentes parties de notre Corps, nous ne ſaurions autrement diſtinguer dans nos conceptions, différentes ſortes d’Eſprits, l’une de l’autre, qu’en leur attribuant dans un plus haut ou plus bas dégré ces opérations & ces puiſſances que nous trouvons en nous-mêmes : & ainſi nous ne pouvons point avoir des Idées ſpecifiques des Eſprits, qui ſoient fort diſtinctes, Dieu ſeul excepté, à qui nous attribuons la durée & toutes ces autres Idées dans un dégré infini, au lieu que nous les attribuons aux autres Eſprits avec limitation. Et autant que je puis concevoir la choſe, il me ſemble que dans nos Idées nous ne mettons aucune différence entre Dieu & les Eſprits par aucun nombre d’idées ſimples que nous ayons de l’un & non des autres, excepté celle de l’Infinité. Comme toutes les idées particuliéres d’exiſtence, de connoiſſance, de volonté, de puiſſance, de mouvement, &c. procedent des opérations de notre Eſprit, nous les attribuons toutes à toute ſorte d’Eſprits, avec la ſeule différence de dégrez juſqu’au plus haut que nous puiſſions imaginer, & même juſqu’à l’infinité, lorſque nous voulons nous former, autant qu’il eſt en notre pouvoir, une idée du Prémier Etre, qui cependant eſt toûjours infiniment plus éloigné, par l’excellence réelle de ſa nature, du plus élevé & du plus parfait de tous les Etres créez, que le plus excellent homme, ou plûtôt que l’Ange & le Seraphin le plus pur eſt éloigné de la partie de Matiére la plus contemptible, & qui par conſéquent doit être infiniment au deſſus de ce que notre Entendement borné peut concevoir de lui.

§. 12.Il eſt probable qu’il y a un nombre innombrable d’Eſpèces d’Eſprits. Il n’eſt ni impoſſible de concevoir, ni contre la Raiſon qu’il puiſſe y avoir pluſieurs Eſpèces d’Eſprits, autant différentes l’une de l’autre par des propriétez diſtinctes dont nous n’avons aucune idée, que les Eſpèces des choſes ſenſibles ſont diſtinguées l’une de l’autre par des Qualitez que nous connoiſſons & que nous y obſervons actuellement. Sur quoi il me ſemble qu’on peut conclurre probablement de ce que dans tout le Monde viſible & corporel nous ne remarquons aucun vuide, qu’il devroit y avoir plus d’Eſpèces de Créatures Intelligentes au deſſus de nous, qu’il n’y en a de ſenſibles & de materielles au deſſous. En effet en commençant depuis nous juſqu’aux choſes les plus baſſes, c’eſt une deſcente qui ſe fait par de fort petits degrez, & par une ſuite continuée de choſes qui dans chaque éloignement différent fort peu l’une de l’autre. Il y a des Poiſſons qui ont des aîles & à qui l’Air n’eſt pas étranger, & il y a des Oiſeaux qui habitent dans l’Eau, qui ont le ſang froid comme les Poiſſons & dont la chair leur reſſemble ſi fort par le goût qu’on permet au ſcrupuleux d’en manger durant les jours maigres. Il y a des animaux qui approchent ſi fort de l’Eſpèce des Oiſeaux & des Bêtes qu’ils tiennent le milieu entre deux. Les Amphibies tiennent également des Bêtes terreſtres & des aquatiques. Les Veaux marins vivent ſur la Terre & dans la Mer ; & les Marſouins ont le ſang chaud & les entrailles d’un Cochon, pour ne pas parler de ce qu’on rapporte des Sirenes ou des hommes marins. Il y a des Bêtes qui ſemblent avoir autant de connoiſſance & de raiſon que quelques animaux qu’on appelle hommes ; & il y a une ſi grande proximité entre les Animaux & les Vegetaux, qui ſi vous prenez le plus imparfait de l’un & le plus parfait de l’autre, à peine remarquerez-vous aucune différence conſiderable entre eux. Et ainſi, juſqu’à ce que nous arrivions aux plus baſſes & moins organiſées parties de matiére, nous trouverons par tout, que les différentes Eſpèces ſont liées enſemble ; & ne différent que par des dégrez preſque inſenſibles. Et lorſque nous conſiderons la puiſſance & la ſageſſe infinie de l’Auteur de toutes choſes, nous avons ſujet de penſer que c’eſt une choſe conforme à la ſomptueuſe harmonie de l’Univers, & au grand deſſein, auſſi bien qu’à la bonté infinie de ce ſouverain Architecte, que les différentes Eſpèces de Créatures s’élevent auſſi peu-à-peu depuis nous vers ſon infinie perfection, comme nous voyons qu’ils vont depuis nous en deſcendant par des dégrez preſque inſenſibles. Et cela une fois admis comme probable, nous avons raiſon de nous perſuader qu’il y a beaucoup plus d’Eſpèces de Créatures au deſſus de nous qu’il n’y en a au deſſous ; parce que nous ſommes beaucoup plus éloignez en dégrez de perfection de l’Etre infini de Dieu, que du plus bas état de l’Etre & de ce qui approche le plus près du néant. Cependant nous n’avons nulle idée claire & diſtincte de toutes ces différentes Eſpèces, pour les raiſons qui ont été propoſées ci-deſſus.

§. 13.Il paroit par l’Eau & par la Glace que c’eſt l’eſſence nominale qui conſtituë l’Eſpèce. Mais pour revenir aux Eſpèces des Subſtances corporelles : Si je demandois à quelqu’un ſi la Glace & l’Eau ſont deux diverſes Eſpèces de choſes, je ne doute pas qu’il ne me répondît qu’oui ; & l’on ne peut nier qu’il n’eût raiſon. Mais ſi un Anglois élevé dans la Jamaïque où il n’auroit peut-être jamais vû de glace ni ouï dire qu’il y eût rien de pareil dans le Monde, arrivant en Angleterre pendant l’Hyver trouvoit l’Eau qu’il auroit miſe le ſoir dans un Baſſin, gelée le matin en grand’ partie, & que ne ſachant pas le nom particulier qu’elle a dans cet état, il l’appellât de l’Eau durcie, je demande ſi ce ſeroit à ſon égard une nouvelle Eſpèce différente de l’Eau ; & je croi qu’on me répondra que dans ce cas-là ce ne ſeroit non plus une nouvelle Eſpèce à l’égard de cet Anglois, qu’un ſuc de viande qui ſe congele quand il eſt froid, eſt une Eſpèce diſtincte de cette même gelée quand elle eſt chaude & fluide ; ou que l’or liquide dans le creuſet eſt une Eſpèce diſtincte de l’or qui eſt en conſiſtence dans les mains de l’Ouvrier. Si cela eſt ainſi, il eſt évident que nos Eſpèces diſtinctes ne ſont que des amas diſtincts d’Idées complexes auxquels nous attachons des noms diſtincts. Il eſt vrai que chaque Subſtance qui exiſte, a ſa conſtitution particuliere d’où dépendent les Qualitez ſenſibles & les Puiſſances que nous y remarquons : mais la reduction que nous faiſons des choſes en Eſpèces particuliéres déſignées par certains noms diſtincts, cette reduction, dis-je, ſe rapporte uniquement aux Idées que nous en avons : & quoi que cela ſuffiſe pour les diſtinguer ſi bien par des noms, que nous puiſſions en diſcourir lorſqu’elles ne ſont pas devant nous, cependant ſi nous ſuppoſons que cette diſtinction eſt fondée ſur leur conſtitution réelle & intérieure, & que la nature diſtingue les choſes qui exiſtent, en autant d’Eſpèces par leurs eſſences réelles, de la même maniére que nous les diſtinguons nous-mêmes en Eſpèces par telles & telles dénominations, nous riſquerons de tomber dans de grandes mépriſes.

§. 14.Difficultez contre le ſentiment qui établit un certain nombre déterminé d’Eſſences réelles. Pour pouvoir diſtinguer les Etres ſubſtantiels en Eſpèces ſelon la ſuppoſition ordinaire, qu’il y a certaines Eſſences ou formes préciſes de choſes, par où tous les Individus exiſtans ſont diſtinguez naturellement en Eſpèces, voici des conditions qu’il faut remplir néceſſairement.

§. 15. Prémierement, on doit être aſſuré que la Nature ſe propoſe toûjours dans la production des Choſes de les faire participer à certaines Eſſences réglées & établies, qui doivent être les modèles de toutes les choſes à produire. Cela propoſé ainſi cruement comme on a accoûtumé de faire, auroit beſoin d’une explication plus préciſe avant qu’on pût le recevoir avec un entier conſentement.

§. 16. Il ſeroit néceſſaire, en ſecond lieu, de ſavoir ſi la Nature parvient toûjours à cette Eſſence qu’elle a en vûë dans la production des Choſes. Les naiſſances irréguliéres & monſtrueuſes qu’on a obſervées en différentes Eſpèces d’Animaux, nous donneront toûjours ſujet de douter de l’un de ces articles, ou de tous les deux enſemble.

§. 17. Il faut déterminer, en troiſiéme lieu, ſi ces Etres que nous appellons des Monſtres, ſont réellement une Eſpèce diſtincte ſelon la notion ſcholaſtique du mot d’Eſpèce puiſqu’il eſt certain que chaque choſe qui exiſte, a ſa conſtitution particulière ; car nous trouvons que quelques-uns de ces Monſtres n’ont que peu ou point de ces Qualitez qu’on ſuppoſe reſulter de l’Eſſence de cette Eſpèce d’où elles tirent leur origine, & à laquelle il ſemble qu’elles appartiennent en vertu de leur naiſſance.

§. 18. Il faut, en quatriéme lieu, que les Eſſences réelles de ces choſes que nous diſtinguons en Eſpèces & auxquelles nous donnons des noms après les avoir ainſi diſtinguées, nous ſoient connuës, c’eſt-à-dire que nous devons en avoir les idées. Mais comme nous ſommes dans l’ignorance ſur ces quatres articles les eſſences réelles des Choſes ne nous ſervent de rien à diſtinguer les Subſtances en Eſpèces.

§. 19. Nos eſſences nominales des Subſtances ne ſont pas de parfaites collections de toutes leurs propriétez. En cinquiéme lieu, le ſeul moyen qu’on pourroit imaginer pour l’éclairciſſement de cette Queſtion, ce ſeroit qu’après avoir formé des Idées complexes entièrement parfaites des Propriétez des Choſes, qui découleroient de leurs différentes eſſences réelles, nous les diſtinguaſſions par-là en Eſpèces. Mais c’eſt encore ce qu’on ne ſauroit faire : car comme l’Eſſence réelle nous eſt inconnuë, il nous eſt impoſſible de connoître toutes les Propriétez qui en dérivent, & qui y ſont ſi intimement unies que l’une d’elles n’y étant plus, nous puiſſions certainement conclurre que cette Eſſence n’y eſt pas, & que par conſéquent la choſe n’appartient point à cette Eſpèce. Nous ne pouvons jamais connoître quel eſt préciſément le nombre des propriétez venant à manquer dans tel ou tel ſujet, l’eſſence réelle de l’Or & par conſéquent l’Or ne fût point dans ce ſujet, à moins que nous ne connuſſions l’eſſence de l’Or lui-même, pour pouvoir par-là déterminer cette Eſpèce. Il faut ſuppoſer qu’ici par le mot d’Or, je déſigne une pièce particuliére de matiére comme la derniére ** Monnoye d’Or qui a cours en Angleterre. Guinée qui a été frappée en Angleterre. Car ſi ce mot étoit pris ici dans ſa ſignification ordinaire pour l’idée complexe que moi ou quelque autre appellons 0r, c’eſt-à-dire, pour l’eſſence nominale de l’Or, ce ſeroit un vrai galimathias ; tant il eſt difficile de faire voir la différente ſignification des Mots & leur imperfection, lorſque nous ne pouvons le faire que par le ſecours même des mots.

§. 20. De tout cela il s’enſuit évidemment que les diſtinctions que nous faiſons des Subſtances en Eſpèces par différentes dénominations, ne ſont nullement fondées ſur leurs Eſſences réelles, & que nous ne ſaurions prétendre les ranger & les réduire exactement à certaines Eſpèces en conſéquence de leurs différences eſſentielles & intérieures.

§. 21.Mais elles renferment telle collection qui eſt ſignifiée par le nom que nous leur donnons. Mais puiſque nous avons beſoin de termes généraux, comme il a été remarqué ci-deſſus, quoi que nous ne connoiſſions par les eſſences réelles des choſes ; tout ce que nous pouvons faire, c’eſt d’aſſembler tel nombre d’Idées ſimples que nous trouvons par expérience unies enſemble dans les Choſes exiſtantes, & d’en faire une ſeule Idée complexe. Bien que ce ne ſoit point là l’Eſſence réelle d’aucune Subſtance qui exiſte, c’eſt pourtant l’eſſence ſpécifique à laquelle appartient le nom que nous avons attaché à cette Idée complexe, de ſorte qu’on peut prendre l’un pour l’autre ; par où nous pouvons enfin éprouver la vérité de ces Eſſences nominales. Par exemple, il y a des gens qui diſent que l’Etenduë eſt l’eſſence du Corps. S’il eſt ainſi, comme nous ne pouvons jamais nous tromper en mettant l’eſſence d’une Choſe pour la Choſe même, mettons dans le diſcours l’étenduë pour le Corps, & quand nous voulons dire que le Corps ſe meut, diſons que l’Etenduë ſe meut, & voyons comment cela ira. Quiconque diroit qu’une Etenduë met en mouvement une autre Etenduë par voye d’impulſion, montreroit ſuffiſamment l’abſurdité d’une telle notion. L’Eſſence d’une Choſe eſt, par rapport à nous, toute l’idée complexe, compriſe & déſignée par un certain nom ; & dans les Subſtances, outre les différentes Idées ſimples qui les compoſent, il y a une idée confuſe de Subſtance ou d’un ſoûtien inconnu, & d’une cauſe de leur union qui en fait toûjours une partie. C’eſt pourquoi l’Eſſence du Corps n’eſt pas la pure Etenduë, ([5]) mais la une Choſe étenduë & ſolide ; de ſorte que dire qu’une choſe étenduë & ſolide en remuë ou pouſſe une autre, c’eſt autant que ſi l’on diſoit qu’un Corps remuë ou pouſſe un autre Corps. La prémiére de ces expreſſions eſt autant intelligible que la derniére. De même quand on dit qu’un Animal raiſonnable eſt capable de converſation, c’eſt autant que ſi l’on diſoit qu’un homme eſt capable. Mais perſonne ne s’aviſera de dire que la ([6]) Raiſonnabilité eſt capable de converſion, parce qu’elle ne conſtituë pas toute l’eſſence à laquelle nous donnons le nom d’Homme.

§. 22.Les Idées abſtraites que nous nous formons des Subſtances ſont les meſures des Eſpèces par rapport à nous : Exemple dans l’idée que nous avons de l’Homme. Il y a des Créatures dans le Monde qui ont une forme pareille à la nôtre, mais qui ſont veluës, & n’ont point l’uſage de la Parole & de la Raiſon. Il y a parmi nous des Imbecilles qui ont parfaitement la même que nous, mais qui ſont destituez de Raiſon, & quelques-uns d’entre eux qui n’ont point auſſi l’uſage de la Parole. Il y a des Créatures, à ce qu’on dit, qui avec l’uſage de la Parole, de la Raiſon, & une forme ſemblable en toute autre choſe à la nôtre ont des queuës veluës ; je m’en rapporte à ceux qui nous le racontent, mais au moins ne paroit-il pas contradictoire qu’il y ait de telles Créatures. Il y en a d’autres dont les Mâles n’ont point de barbe, & d’autres dont les Femelles en ont. Si l’on demande ſi toutes ces Créatures ſont hommes ou non, ſi elles ſont d’Eſpèce humaine, il eſt viſible que cette Queſtion ſe rapporte uniquement à l’Eſſence nominale ; car entre ces Creatures-là celles à qui convient la définition du mot Homme, ou l’idée complexe signifiée par ce nom, ſont hommes ; & les autres ne le ſont point à qui cette définition ou cette idée complexe ne convient pas. Mais ſi la recherche roule ſur l’eſſence ſuppoſée réelle, ou que l’on demande ſi la conſtitution intérieure de ces différentes Créatures eſt ſpécifiquement différente, il nous eſt abſolument impoſſible de répondre, puiſque nulle partie de cette conſtitution intérieure n’entre dans note Idée ſpecifique : ſeulement nous avons raiſon de penſer que là où les facultez ou la figure extérieure ſont ſi différentes, la conſtitution intérieure n’eſt pas exactement la même. Mais c’eſt en vain que nous recherchions quelle eſt la diſtinction que la différence ſpécifique met dans la conſtitution réelle & intérieure, tandis que nos meſures des Eſpèces ne ſeront, comme elles ſont à préſent, que les Idées abſtraites que nous connoiſſons, & non la conſtitution intérieure qui ne ſait point partie de ces Idées. La différence de poil ſur la peau doit-elle être une marque d’une différente conſtitution intérieure & ſpécifique entre un Imbecille & un Magot, lorſqu’ils conviennent d’ailleurs par la forme, & par le manque de raiſon & de langage ? Le défaut de raiſon & de langage ne nous doit-il pas ſervir d’un ſigne de différentes conſtitutions & d’Eſpèces réelles entre un Imbecille & un homme raiſonnable ? Et ainſi du reſte, ſi nous prétendons que la diſtinction des Eſpèces ſoit juſtement établie ſur la forme réelle & la conſtitution intérieure des Choſes.

§. 23.Les Eſpèces ne ſont pas diſtinguées par la Génération. Et qu’on ne diſe pas que les Eſpèces ſuppoſées réelles ſont conſervées diſtinctes & dans leur entier dans les Animaux par l’accouplement du Mâle & de la Femelle ; & dans les Plantes par le moyen des ſemences. Car cela ſuppoſé veritable ne nous ſerviroit à fixer la diſtinction des Eſpèces des Choſes qu’à l’égard des Animaux & des Vegetaux. Que faire du reſte ? Mais cela ne ſuffit pas même à l’égard de ceux-là, car s’il en faut croire l’Hiſtoire, des femmes ont été engroſſées par des Magots ; & voilà une nouvelle Queſtion de ſavoir de quelle Eſpèce doit être dans la Nature une telle production en vertu de cette Règle. D’ailleurs, nous n’avons aucun ſujet de croire que cela ſoit impoſſible, puiſqu’on voit ſi ſouvent de Mulets & des ([7]) Jumarts, les prémiers engendrez d’un Ane & d’une Cavale, & les derniers d’un Taureau & d’une Jument. J’ai vû un Animal engendré d’un Chat & d’un Rat, & qui avoit des marques viſibles de ces deux Bêtes, en quoi il paroiſſoit que la Nature n’avoit ſuivi le modèle d’aucune des Eſpèces en particulier, mais les avoit confonduës enſemble. Et qui ajoûtera à cela les productions monſtrueuſes qu’on rencontre ſi ſouvent dans la Nature, trouvera qu’il eſt bien mal-aiſé à l’égard même des races des Animaux de déterminer par la génération de quelle eſpèce eſt la race de chaque animal, & ſe connoîtra dans une parfaite ignorance touchant l’eſſence réelle qu’il croit être certainement provignée par le moyen de la génération, & avoir ſeule un droit au nom ſpécifique. Mais outre cela, ſi les Eſpèces des Animaux & des Plantes ne peuvent être diſtinguées que par la propagation, dois-je aller aux Indes pour voir le pére & la mere de l’un, & la Plante d’où la ſemence a été cueuillie qui produit l’autre, afin de ſavoir ſi cet Animal eſt un Tigre, & ſi cette plante eſt du Thé ?

§. 24.Ni par les formes ſubſtantielles. Enfin il eſt évident que c’eſt des collections que les hommes ſont eux-mêmes des Qualitez ſenſibles, qu’ils compoſent les Eſſences des différentes ſortes de Subſtances dont ils ont les idées, & que la plûpart ne ſongent en aucune maniére à leur ſtructure intérieure & réelle, quand ils les réduiſent à telles ou telles Eſpèces : moins encore aucun d’eux a-t-il jamais penſé à certaines formes ſubſtantielles, ſi vous en exceptez ceux qui dans ce ſeul endroit du Monde ont appris le Langage de nos Ecoles. Cependant ces pauvres ignorans qui ſans prétendre pénétrer dans les Eſſences réelles, ou s’embarraſſer l’Eſprit de formes ſubſtantielles, ſe contentent de connoître les choſes une à une par leurs Qualitez ſenſibles ſont ſouvent mieux inſtruits de leurs différences, peuvent les diſtinguer plus exactement pour leur uſage, & connoiſſent mieux ce qu’on peut faire de chacune en particulier que ces Docteurs ſubtils qui s’appliquent ſi fort à en pénétrer le fond & qui parlent avec tant de confiance de quelque choſe de plus caché & de plus eſſentiel que ces Qualitez ſenſibles que tout le monde y peut voir ſans peine.

§. 25.Les Eſſences ſpécifiques ſont faites par l’Eſprit. Mais ſuppoſé que les Eſſences réelles des Subſtances puiſſent être découvertes par ceux qui s’appliqueroient ſoigneuſement à cette recherche, nous ne ſaurions pourtant croire raiſonnablement qu’en rangeant les Choſes ſous des noms généraux, on ſe ſoit réglé par ces conſtitutions réelles & intérieures, ou par aucune autre choſe que par leurs apparences qui ſe préſentent naturellement ; puiſque dans tous les Païs, les Langues ont été formées long-temps avant les Sciences. Ce ne ſont pas des Philoſophes, des Logiciens ou de telles autres gens, qui après s’être bien tourmentez à penſer aux formes & aux eſſences des Choſes ont formé les noms généraux qui ſont en uſage parmi les différentes Nations : mais plûtôt dans toutes les Langues, la plûpart de ces termes d’une extenſion plus ou moins grande ont tiré leur origine & leur ſignification du Peuple ignorant & ſans Lettres, qui a réduit les choſes à certaines Eſpèces, & leur a donné des noms en vertu des Qualitez ſenſibles qu’il y rencontroit, pour pouvoir les déſigner aux autres lorſqu’elles n’étoient pas préſentes, ſoit qu’ils euſſent beſoin de parler d’une Eſpèce, ou d’une ſeule choſe en particulier.

§. 26.C’eſt pour cela qu’elles ſont fort diverſes & incertaines. Puis donc qu’il eſt évident que nous rangeons les Subſtances ſous différentes Eſpèces & ſous diverſes dénominations ſelon leurs eſſences nominales, & non ſelon leurs eſſences réelles ; ce qu’il faut conſiderer enſuite, c’eſt comment, & par qui ces Eſſences viennent à être faites. Pour ce qui eſt de ce dernier point, il eſt viſible que c’eſt l’Eſprit qui eſt Auteur de ces eſſences, & non la Nature ; parce que ſi c’étoit un Ouvrage de la Nature, elles ne pourroient point être ſi différentes en différentes perſonnes, comme il eſt viſible qu’elles ſont. Car ſi nous prenons la peine de l’examiner, nous ne trouverons point que l’Eſſence nominale d’aucune Eſpèce de Subſtances ſoit la même dans tous les hommes, non pas même celle qu’ils connoiſſent de la maniére la plus intime. Il ne ſeroit peut-être pas poſſible que l’idée abſtraite à laquelle on a donné le nom d’Homme fût différente en différens hommes, ſi elle étoit formée par la Nature ; & qu’à l’un elle fût un Animal raiſonnable, & à l’autre un Animal ſans plume, à deux piés avec de larges ongles. Celui qui attache le nom d’Homme à une idée complexe, compoſée de ſentiment & de motion volontaire, jointe à un Corps d’une telle forme, a par ce moyen une certaine eſſence de l’Eſpèce qu’il appelle Homme, & celui qui après un plus profond examen, y ajoûte la Raiſonnabilité, a une autre eſſence de l’Eſpèce à laquelle il donne le même nom d’Homme, de ſorte qu’à l’égard de l’un d’eux le même Individu ſera par-là un véritable homme, qui ne l’eſt point à l’égard de l’autre. Je ne penſe pas qu’il ſe trouve à peine une ſeule perſonne qui convienne, que cette ſtature droite, ſi connuë, ſoit la différence eſſentielle de l’Eſpèce qu’il déſigne par le nom d’Homme. Cependant il eſt viſible qu’il y a bien des gens qui déterminent plûtôt les Eſpèces des Animaux par leur forme exterieure que leur naiſſance, puiſqu’on a mis en queſtion plus d’une fois ſi certains fœtus humains devoient être admis au Baptême ou non, par la ſeule raiſon que leur configuration extérieure différoit de la forme ordinaire des Enfans, ſans qu’on fût s’ils n’étoient point auſſi capables de raiſon que des Enfans jettez dans un autre moule, dont il s’en trouve quelques-uns, qui, quoi que d’une forme approuvée, ne ſont jamais capables de faire voir, durant toute leur vie, autant de raiſon qu’il en paroit dans un Singe ou un Elephant, & qui ne donnent jamais aucune marque d’être conduits par une Ame raiſonnable. D’où il paroit évidemment, que la forme extérieure qu’on a ſeulement trouvé à dire, & non la faculté de raiſonner, dont perſonne ne peut ſavoir ſi elle devoit manquer dans ſon temps, a été renduë eſſentielle à l’Eſpèce humaine. Et dans ces occaſions les Théologiens & les Juriſconſultes les plus habiles, ſont obligez de renoncer à leur ſacrée définition d’Animal raiſonnable, & de mettre à la place quelque autre eſſence de l’Eſpèce humaine. Mr. Ménage nous fournit l’exemple d’un certain Abbé de St. Martin qui mérite d’être rapporté ici ; ** Menagiana, Tom. 1. Pag. 273. de l’Edition de Hollande, an. 1694. Quand cet Abbé de St. Martin, dit-il, vint au monde, il avoit ſi peu la figure d’un homme qu’il reſſembloit plûtôt à un Monſtre. On fut quelques temps à déliberer ſi on le batiſeroit. Cependant il fut batiſé, & on le déclara homme par proviſion, c’eſt-à-dire, jusqu’à ce que le temps eût fait connoître ce qu’il étoit. Il étoit ſi diſgracié de la Nature, qu’on l’a appelé toute ſa vie l’Abbé Malotru. Il etoit de Caën. Voilà un Enfant qui fut fort près d’être exclus de l’Eſpèce humaine ſimplement à cauſe de ſa forme. Il échappa à toute peine tel qu’il étoit ; & il eſt certain qu’une figure un peu plus contrefaite, l’en auroit privé pour jamais, & l’auroit fait périr comme un Etre qui ne devoit point paſſer pour un homme. Cependant on ne ſauroit donner aucune raiſon, pourquoi une Ame raiſonnable n’auroit pû loger en lui ſi les traits de ſon viſage euſſent été un peu plus alterez, pourquoi un viſage un peu plus long, ou un nez plus plat, ou une bouche plus fenduë n’auroient pû ſubſiſter, auſſi bien que le reſte de ſa figure irréguliére, avec une Ame & des qualitez qui le rendirent capable, tout contrefait qu’il étoit, d’avoir une dignité dans l’Egliſe.

§. 27. Pour cet effet, je ſerois bien aiſe de ſavoir en quoi conſiſtent les bornes préciſes & invariables de cette Eſpèce. Il eſt évident à quiconque prend la peine de l’examiner, que la nature n’a fait, ni établi rien de ſemblable parmi les hommes. On ne peut s’empêcher de voir que l’Eſſence réelle de telle ou telle ſorte de Subſtances nous eſt inconnuë ; & de là vient que nous ſommes ſi indéterminez à l’égard des Eſſences nominales que nous formons nous-mêmes, qui ſi l’on interrogeoit diverſes perſonnes ſur certains Fœtus qui ſont difformes en venant au monde, pour ſavoir s’ils les croyent hommes, il eſt hors de doute qu’on en recevroit différentes réponſes ; ce qui ne pourroit arriver, ſi les Eſſences nominales par où nous limitons & diſtinguons les Eſpèces des Subſtances, n’étoient point formées par les hommes avec quelque liberté, mais qu’elles fuſſent exactement copiées d’après des bornes préciſes, que la Nature eût établies, & par leſquelles elle eût diſtingué toutes les Subſtances en certaines Eſpèces. Qui voudroit, par exemple, entreprendre de déterminer de quelle eſpèce étoit ce Monſtre dont parle Licetus, (Liv. I. Chap. 3.) qui avoit la tête d’un homme, & le corps d’un pourceau ; ou ces autres qui ſur des corps d’hommes avoient des têtes de Bêtes, comme de Chiens, de Chevaux, &c. ? Si quelqu’une de ces Créatures eût été conſervée en vie & eût pû parler, la difficulté auroit été encore plus grande. Si le haut du Corps juſqu’au milieu eût été de figure humaine, & que tout le reſte eût repréſenté un pourceau, auroit-ce été un meurtre de s’en défaire ? Ou bien auroit-il fallu conſulter l’Evêque, pour ſavoir ſi un tel Etre étoit aſſez homme pour devoir être préſenté ſur les fonts, ou non, comme j’ai ouï dire que cela eſt arrivé en France il y a quelques années dans un cas à peu près ſemblable ? Tant les bornes des Eſpèces des Animaux ſont incertaines par rapport à nous qui n’en pouvons juger que par les Idées complexes que nous raſſemblons nous-mêmes ; & tant nous ſommes éloignez de connoître certainement ce que c’eſt qu’un Homme. Ce qui n’empêchera peut-être pas qu’on ne regarde comme une grande ignorance d’avoir aucun doute là-deſſus. Quoi qu’il en ſoit, je penſe être en droit de dire, que, tant s’en faut que les bornes certaines de cette Eſpèce ſoient déterminées, & que le nombre précis des Idées ſimples qui en conſtituent l’eſſence nominale, ſoit fixé & parfaitement connu, qu’on peut encore former des doutes fort importans ſur cela ; & je croi qu’aucune Définition qu’on ait donnée juſqu’ici du mot Homme, ni aucune deſcription qu’on ait faite de cette eſpèce d’Animal, ne ſont aſſez parfaites ni aſſez exactes pour contenter une perſonne de bon ſens qui approfondit un peu les choſes, moins encore pour être reçuës avec un conſentement général, de ſorte que par-tout les hommes vouluſſent s’y tenir pour la déciſion des cas concernant les Productions qui pourroient arriver, & pour déterminer s’il faudroit conſerver ces Productions en vie, ou leur donner la mort, leur accorder, ou leur refuſer le Baptême.

§. 28.Les Eſſences nominales des Subſtances ne ſont pas formées ſi arbitrairement que celles des Modes mixtes. Mais quoi que ces Eſſences nominales des Subſtances ſoient formées par l’Eſprit, elles ne ſont pourtant pas formées ſi arbitrairement que celles des Modes mixtes. Pour faire une eſſence nominale il faut prémiérement que les Idées dont elle eſt compoſée, ayent une telle union qu’elles ne forment qu’une idée, quelque complexe qu’elle ſoit ; & en ſecond lieu, que les Idées particulières ainſi unies, ſoient exactement les mêmes, ſans qu’il y en ait ni plus ni moins. Pour la prémiére de ces choſes, lorſque l’Eſprit forme ſes idées complexes des Subſtances, il ſuit uniquement la Nature, & ne joint enſemble aucunes idées qu’il ne ſuppoſe unies dans la Nature. Perſonne n’allie le bêlement d’une Brebis à une figure d’un Cheval, ni la couleur du Plomb à la peſanteur & à la fixité de l’Or pour en faire des idées complexes de quelques Subſtances réelles, à moins qu’il ne veuille ſe remplir la tête de chimeres, & embarraſſer ſes diſcours de mots inintelligibles. Mais les hommes obſervant certaines qualitez qui toûjours exiſtent & ſont unies enſemble, en ont tiré des copies d’après Nature ; & de ces Idées ainſi unies en ont formé leurs Idées complexes des Subſtances. Car encore que les hommes puiſſent faire telle Idées complexe qu’ils veulent & leur donner tels noms qu’ils jugent à propos, il faut pourtant que lorſqu’ils parlent de choſes réellement exiſtantes ils conforment juſqu’à un certain degré leurs idées aux choſes dont ils veulent parler, s’ils ſouhaitent d’être entendus. Autrement, le Langage des hommes ſeroit tout-à-fait ſemblable à celui de Babel, & les mots dont chaque particulier ſe ſerviroit, n’étant intelligibles qu’à lui-même, ils ne ſeroient plus d’aucun uſage, pour la converſation & pour les affaires ordinaires de la vie, ſi les idées qu’ils déſignent, ne répondoient en quelque maniére aux communes apparences & conformitez des Subſtances, conſiderées comme réellement exiſtantes.

§. 29.Quoi qu’elles ſoient fort imparfaites. En ſecond lieu, quoi que l’Eſprit de l’Homme en formant ſes Idées complexes des Subſtances, n’en réuniſſe jamais qui n’exiſtent ou ne ſoient ſuppoſées exiſter enſemble, & qu’ainſi il fonde véritablement cette union ſur la nature meme des choſes, cependant le nombre d’idées qu’il combine, dépend de la différente application, induſtrie, ou fantaiſie de celui qui forme cette Eſpèce de combinaiſon. En général les hommes ſe contentent de quelque peu de qualitez ſenſibles qui ſe préſentent ſans aucune peine ; & ſouvent, pour ne pas dire toûjours, ils en omettent d’autres qui ne ſont ni moins importantes ni moins fortement unies que celles qu’ils prennent. Il y a deux ſortes de Subſtances ſenſibles ; l’une des Corps organiſez qui ſont perpetuez par ſemence, & dans ces Subſtances la forme extérieure eſt la Qualité ſur laquelle nous nous réglons le plus, c’eſt la partie la plus caracteriſtique qui nous porte & en déterminer l’Eſpèce. C’eſt pourquoi dans les Vegetaux & dans les Animaux, une Subſtance étenduë & ſolide d’une telle ou telle figure ſert ordinairement à cela : Car quelque eſtime que certaines gens faſſent de la définition d’Animal raiſonnable pour déſigner l’Homme, cependant ſi l’on trouvoit une Créature qui eût la faculté de parler & l’uſage de la Raiſon, mais qui ne participât point à la figure ordinaire de l’Homme, elle auroit beau être un Animal raiſonnable, l’on auroit, je croi, bien de la peine à la reconnoître pour un homme. Et ſi l’Aneſſe de Balla eût diſcouru toute ſa vie auſſi raiſonnablement qu’elle fit une fois avec ſon Maître, je doute que perſonne l’eût jugée digne du nom d’Homme ou reconnuë de la même Eſpèce que lui-même. Comme c’eſt ſur la figure qu’on ſe règle le plus ſouvent pour déterminer l’Eſpèce des Vegetaux & des Animaux, de même à l’égard de la plûpart des Corps qui ne ſont pas produits par ſemence, c’eſt à la couleur qu’on s’attache le plus. Ainſi là où nous trouvons la couleur de l’Or, nous ſommes portez à nous figurer que toutes les autres Qualitez compriſes dans notre Idée complexe y ſont auſſi, de ſorte que nous prenons communément ces deux Qualitez qui ſe préſentent d’abord à nous, la figure & la couleur, pour des Idées ſi propres à déſigner differentes Eſpèces, que voyant un bon Tableau, nous diſons auſſitôt, C’eſt un Lion, c’eſt une Roſe, c’eſt une coupe d’or ou d’argent ; & cela ſeulement à cauſe des diverſes figures & couleurs repréſentées à l’Oeuil par le moyen du Pinceau.

§. 30.Elles peuvent pourtant ſervir pour la converſation ordinaire. Mais quoi que cela ſoit aſſez propre à donner des conceptions groſſières & confuſes des choſes, & à fournir des expreſſions & des penſées inexactes ; cependant il s’en faut bien que les hommes conviennent du nombre précis des Idées ſimples ou des Qualitez qui appartiennent à une telle Eſpèce de choſes & qui ſont déſignées par le nom qu’on lui donne. Et il n’y a pas ſujet d’en être ſurpris, puiſqu’il faut beaucoup de temps, de peine, d’addreſſe, une exacte recherche & un long examen pour trouver quelles ſont ces idées ſimples qui ſont conſtamment & inſeparablement unies dans la Nature, qui ſe rencontrent toûjours enſemble dans le même ſujet, & combien il y en a. La plûpart des hommes n’ayant ni le temps ni l’inclination ou l’addreſſe qu’il faut pour porter ſur cela leurs vûës juſqu’à quelque dégré tant ſoit peu raiſonnable, ſe contentent de la connoiſſance de quelques apparences communes, extérieures & en fort petit nombre, par où ils puiſſent les diſtinguer aiſément, & les réduire à certaines Eſpèces pour l’uſage ordinaire de la vie ; & ainſi, ſans un plus ample examen, ils leur donnent des noms, ou ſe ſervent, pour les déſigner, des noms qui ſont déja en uſage. Or quoi que dans la converſation ordinaire ces noms paſſent aſſez aiſément pour des ſignes de quelque peu de Qualitez communes qui coëxiſtent enſemble, il s’en faut pourtant beaucoup qu’ils comprennent dans une ſignification déterminée un nombre précis d’Idées ſimples, & encore moins toutes celles qui ſont unies dans la Nature. Malgré tout le bruit qu’on a fait ſur le Genre & l’Eſpèce, & malgré tant de diſcours qu’on a débitez ſur les Différences ſpécifiques, quiconque conſiderera combien peu de mots il y a dont nous ayions des définitions fixes & déterminées, ſera ſans doute en droit de penſer que les Formes dont on a tant parlé dans les Ecoles ; ne ſont que de pures Chimères qui ne ſervent en aucune maniére à nous faire entrer dans la connoiſſance de la nature ſpécifique des Choſes. Et qui conſiderera combien il s’en faut que les noms des Subſtances ayent des ſignifications ſur leſquelles tous ceux qui les employent ſoient parfaitement d’accord, aura ſujet d’en conclurre qu’encore qu’on ſuppoſe que toutes les Eſſences nominales des Subſtances ſoient copiées d’après nature, elles ſont pourtant toutes ou la plupart, très-imparfaites : puiſque l’amas de ces Idées complexes eſt fort différent en différentes perſonnes, & qu’ainſi ces bornes des Eſpèces ſont telles qu’elles ſont établies par les hommes, & non par la Nature, ſi tant eſt qu’il y ait dans la Nature de telles bornes fixes & déterminées. Il eſt vrai que pluſieurs Subſtances particulières ſont formées de telle ſorte par la Nature, qu’elles ont de la reſſemblance & de la conformité entre elles, & que c’eſt là un fondement ſuffiſant pour les ranger ſous certaines Eſpèces. Mais cette reduction que nous faiſons des choſes en Eſpèces déterminées, n’étant deſtinée qu’à leur donner des noms généraux & à les comprendre ſous ces noms, je ne ſaurois voir comment en vertu de cette reduction on peut dire proprement que la Nature fixe les bornes des Eſpèces des Choſes. Ou ſi elle le fait, il eſt du moins viſible que les limites que nous aſſignons aux Eſpèces, ne ſont pas exactement conformes à celles qui ont été établies par la Nature. Car dans le beſoin que nous avons de noms généraux pour l’uſage préſent, nous ne nous mettons point en peine de découvrir parfaitement toutes ces Qualitez, qui nous feroient mieux connoître leurs différences & leurs conformitez les plus eſſentielles, mais nous les diſtinguons nous-mêmes en Eſpèces, en vertu de certaines apparences qui frappent les yeux de tout le monde, afin de pouvoir par des noms généraux communiquer plus aiſément aux autres ce que nous en penſons. Car comme nous ne connoiſſons aucune Subſtance que par le moyen des Idées ſimples qui y ſont unies, & que nous obſervons pluſieurs choſes particuliéres qui conviennent avec d’autres par pluſieurs de ces Idées ſimples, nous formons de cet amas d’idées notre Idée ſpécifique, & lui donnons un nom général, afin que lorſque nous voulons enregiſtrer, pour ainſi dire, nos propres penſées, & diſcourir avec les autres hommes, nous puiſſions déſigner par un ſon court tous les Individus qui conviennent dans cette Idée complexe, ſans faire une énumération des Idées ſimples dont elle eſt compoſée, pour éviter par-là de perdre du temps & d’uſer nos poumons à faire de vaines & ennuyeuſes deſcriptions ; ce que nous voyons que ſont obligez de faire tous ceux qui veulent parler de quelque nouvelle eſpèce de choſes qui n’ont point encore de nom.

§. 31.Les Eſſences des Eſpèces ſont fort différentes ſous un même nom. Mais quoi que ces Eſpèces de Subſtances puiſſent aſſez bien paſſer dans la converſation ordinaire, il eſt évident que l’Idée complexe dans laquelle on remarque que pluſieurs Individus conviennent, eſt formée différemment par différentes perſonnes, plus exactement par les uns, & moins exactement par les autres, quelques-uns y comprenant un plus grand, & d’autres un plus petit nombre de qualitez, ce qui montre viſiblement que c’eſt un Ouvrage de l’Eſprit. Un Jaune éclattant conſtituë l’Or à l’égard des Enfans, d’autres y ajoûtent la peſanteur, la malleabilité & la fuſibilité, & d’autres encore d’autres Qualitez qu’ils trouvent auſſi conſtamment jointes à cette couleur jaune, que ſa peſanteur ou ſa fuſibilité. Car parmi toutes ces Qualitez & autres ſemblables, l’une a autant de droit que l’autre de faire partie de l’Idée complexe de cette Subſtance, où elles ſont toutes réunies enſemble. C’eſt pourquoi différentes perſonnes omettant dans ce ſujet, ou y faiſant entrer pluſieurs idées ſimples ſelon leur différente application ou addreſſe à l’examiner, ils ſe font par-là diverſes eſſences de l’Or, leſquelles doivent être, par conſéquent, une production de leur Eſprit, & non de la Nature.

§. 32.Plus nos idées ſont générales, plus elles ſont incompletes. Si le nombre des Idées ſimples qui compoſent l’Eſſence nominale de la plus baſſe Eſpèce, ou la prémiére diſtribution des Individus en Eſpèces, dépend de l’Eſprit de l’Homme qui aſſemble diverſement ces idées, il eſt bien plus évident qu’il en eſt de même dans les Claſſes les plus étenduës qu’on appelle Genres en terme de Logique. En effet, ce ne ſont que des Idées qu’on rend imparfaites à deſſein ; car qui ne voit du premier coup d’œuil que diverſes qualitez que l’on peut trouver dans les choſes mêmes, ſont excluës exprès des Idées génériques ? Comme l’Eſprit pour former des Idées générales qui puiſſent comprendre divers Etres particuliers, en exclut le temps, le lieu & les autres circonſtances qui ne peuvent être communes à pluſieurs individus ; ainſi pour former des Idées encore plus générales, & qui comprennent différentes eſpèces, l’Eſprit en exclut les Qualitez qui diſtinguent ces Eſpèces les unes des autres, & ne renferme dans cette nouvelle combinaiſon d’idées que celles qui ſont communes à différentes Eſpèces. La même commodité qui a porté les hommes à déſigner par un ſeul nom les diverſes pièces de cette Matiére jaune qui vient de la Guinée ou du Perou, les engage auſſi à inventer un ſeul nom qui puiſſe comprendre l’Or, l’Argent & quelques autres Corps de différentes ſortes ; ce qu’on fait en omettant les qualitez qui ſont particuliéres à chaque Eſpèce, & en retenant une idée complexe, formée de celles qui ſont communes à toutes ces Eſpèces. Ainſi le nom de Metal leur étant aſſigné, voilà un Genre établi, dont l’eſſence n’eſt autre choſe qu’une idée abſtraite qui contenant ſeulement la malleabilité & la fuſibilité avec certains degrez de peſanteur & de fixité, en quoi quelques Corps de différentes eſpèces conviennent, laiſſe à part la couleur & les autres qualitez particuliéres à l’Or, à l’Argent & aux autres ſortes de Corps compris ſous le nom de Metal. D’où il paroît évidemment, que, lorſque les hommes forment leurs Idées génériques des Subſtances, ils ne ſuivent pas exactement les modèles qui leur ſont propoſez par la Nature ; puiſqu’on ne ſauroit trouver aucun Corps qui renferme ſimplement la malleabilité, & la fuſibilité ſans d’autres Qualitez, qui en ſoient auſſi inſéparables que celles-là. Mais comme les hommes en formant leurs idées générales, cherchent plûtôt la commodité du Langage, & le moyen de s’exprimer promptement, par des ſignes courts & d’une certaine étenduë, que de découvrir la vraye & préciſe nature des choſes, telles qu’elles ſont en elles-mêmes, ils ſe ſont principalement propoſé, dans la formation de leurs Idées abſtraites, cette fin, qui conſiſte à faire proviſion de nom généraux, & de différente étenduë. De ſorte que dans cette matiére des Genres & des Eſpèces, le Genre ou l’idée la plus étenduë n’eſt autre choſe qu’une conception partiale de ce qui eſt dans les Eſpèces, & l’Eſpèce n’eſt autre choſe qu’une idée partiale de ce qui eſt dans chaque Individu. Si donc quelqu’un s’imagine qu’un homme, un cheval, un animal, & une plante, &c. ſont diſtinguez par des eſſences réelles formées par la Nature, il doit ſe figurer la Nature bien liberale de ces eſſences réelles, ſi elle en produit une pour le Corps, une autre pour l’Animal, & l’autre pour un Cheval, & qu’il communique liberalement toutes ces eſſences à Bucephale. Mais ſi nous conſiderons exactement ce qui arrive dans la formation de tous ces Genres & de toutes ces Eſpèces, nous trouverons qu’il ne fait rien de nouveau, mais que ces genres & ces Eſpèces ne ſont autre choſe que des ſignes plus ou moins étendus, par où nous pouvons exprimer en peu de mots un grand nombre de choſes particuliéres, entant qu’elles conviennent dans des conceptions plus ou moins générales que nous avons formées dans cette vûë. Et dans tout cela nous pouvons obſerver que le terme le plus général eſt toûjours le nom d’une Idée moins complexe, & que chaque genre n’eſt qu’une conception partiale de l’Eſpèce qu’il comprend ſous lui. De ſorte que ſi ces Idées générales & abſtraites paſſent pour completes, ce ne peut être que par rapport à une certaine relation établie entre elles & certains noms qu’on employe pour les déſigner, & non à l’égard d’aucune choſe exiſtante, entant que formée par la Nature.

§. 33.Tout cela eſt adapté à la fin du Langage. Ceci eſt adapté à la véritable fin du Langage qui doit être de communiquer nos notions par le chemin le plus court & le plus facile qu’on puiſſe trouver. Car par ce moyen celui qui veut diſcourir des choſes entant qu’elles conviennent dans l’Idée complexe d’étenduë & de ſolidité, n’a beſoin que du mot de Corps pour déſigner tout cela. Celui qui à ces Idées en veut joindre d’autres ſignifiées par les mots de vie, de ſentiment & de mouvement ſpontannée, n’a beſoin que d’employer le mot d’Animal pour ſignifier tout ce qui participe à ces idées, & celui qui a formé une idée complexe d’un Corps accompagné de vie, de ſentiment & de mouvement, auquel eſt jointe la faculté de raiſonner avec une certaine figure, n’a beſoin que de ce petit mot Homme pour exprimer toutes les idées particulieres qui répondent à cette idée complexe. Tel eſt le veritable uſage du Genre & de l’Eſpèce, & c’eſt ce que les hommes font ſans ſonger en aucune maniére aux eſſences réelles, ou formes ſubſtantielles, qui ne font point partie de nos connoiſſances quand nous penſons à ces choſes, ni de la ſignification des mots dont nous nous ſervons en nous entretenant avec les autres hommes.

§. 34.Exemple dans les Caſſiowaris. Si je veux parler à quelqu’un d’une Eſpèce d’Oiſeaux que j’ai vû depuis peu dans le Parc de S. James, de trois ou quatre piés de haut, dont la peau eſt couverte de quelque choſe qui tient le milieu entre la plume & le poil, d’un brun obſcur, ſans aîles, mais qui au lieu d’aîles a deux ou trois branches ſemblables à des branches de genêt qui lui deſcendent au bas du Corps, avec de longues & groſſes jambes, des piés armez ſeulement de trois griffes, & ſans queuë ; je dois faire cette deſcription par où je puis me faire entendre aux autres. Mais quand on m’a dit que Caſſiowary eſt le nom de cet Animal, je puis alors me ſervir de ce mot pour déſigner dans le diſcours toutes mes idées complexes compriſes dans la deſcription qu’on vient de voir, quoi qu’en vertu de ce mot qui eſt préſentement devenu un nom ſpécifique je ne connoiſſe pas mieux la conſtitution ou l’eſſence réelle de cette ſorte d’Animaux que je la connoiſſois auparavant, & que ſelon toutes les apparences j’euſſe autant de connoiſſance de la Nature de cette eſpèce d’oiſeaux avant que d’en avoir appris le nom, que pluſieurs François en ont des Cignes ou des Herons, qui ſont des noms ſpécifiques, fort connus, de certaines ſortes d’Oiſeaux aſſez communs en France.

§. 35.Ce ſont les hommes qui déterminent les Eſpèces des Choſes. Il paroit par ce que je viens de dire, que ce ſont les hommes qui forment les Eſpèces des Choſes. Car comme ce ne ſont que les différentes eſſences qui conſtituent les différentes Eſpèces, il eſt évident que ceux qui forment ces idées abſtraites qui conſtituent les eſſences nominales, forment par même moyen les Eſpèces. Si l’on trouvoit un Corps qui eût toutes les autres qualitez de l’Or excepté la malleabilité, on mettroit ſans doute en queſtion s’il ſeroit de l’Or ou non, c’eſt-à-dire s’il ſeroit de cette Eſpèce. Et cela ne pourroit être déterminé que par l’idée abſtraite à laquelle chacun en particulier attache le nom d’Or ; en ſorte que ce Corps-là ſeroit de véritable Or, & appartiendroit à cette Eſpèce par rapport à celui qui ne renferme pas la malleabilité dans l’eſſence nominale qu’il déſigne par le mot d’Or : & au contraire il ne ſeroit pas de l’Or véritable ou de cette Eſpèce à l’égard de celui qui renferme la malleabilité dans l’idée ſpécifique qu’il a de l’Or. Qui eſt-ce, je vous prie, qui fait ces diverſes Eſpèces, même ſous un ſeul & même nom, ſinon ceux qui forment deux différentes idées abſtraites qui ne ſont pas exactement compoſées de la même collection de Qualitez ? Et qu’on ne diſe pas que c’eſt une pure ſuppoſition, d’imaginer qu’il puiſſe exiſter un Corps, dans lequel, excepté la malleabilité, l’on puiſſe trouver les autres qualitez ordinaires de l’Or ; puiſqu’il eſt certain que l’Or lui-même eſt quelquefois ſi aigre (comme parlent les Artiſans) qu’il ne peut non plus réſiſter au marteau que le Verre. Ce que nous avons dit que l’un renferme la malleabilité dans l’idée complexe à laquelle il attache le nom d’or, & que l’autre l’omet, on peut le dire de ſa peſanteur particuliére, de ſa fixité & de pluſieurs autres ſemblables Qualitez ; car quoi que ce ſoit qu’on excluë ou qu’on admette, c’eſt toûjours l’idée complexe à laquelle le nom eſt attaché qui conſtituë l’Eſpèce ; & dès-là qu’une portion particuliére de matiére répond à cette Idée, le nom de l’Eſpèce lui convient véritablement, & elle eſt de cette eſpèce. C’eſt de l’or véritable, c’eſt un parfait metal. Il eſt viſible que cette détermination des Eſpèces dépend de l’Eſprit de l’Homme qui forme telle ou telle idée complexe.

§. 36.La Nature fait la reſſemblance des choſes. Voici donc en un mot tout le myſtère. La Nature produit pluſieurs choſes particuliéres qui conviennent entre elles en pluſieurs Qualitez ſenſibles, & probablement auſſi, par leur forme & conſtitution intérieure : mais ce n’eſt pas cette eſſence réelle qui les diſtingue en Eſpèces ; ce ſont les hommes qui prenant occaſion des qualitez qu’ils trouvent unies dans les Choſes particulières, & auxquelles ils remarquent que pluſieurs Individus participent également, les réduiſent en Eſpèces par rapport aux noms qu’ils leur donnent ; afin d’avoir la commodité de ſe ſervir de ſignes d’une certaine étenduë, ſous leſquels les Individus viennent à être rangez comme ſous autant d’Etendards, ſelon qu’ils ſont conformes à telle ou telle Idée abſtraite ; de ſorte que celui-ci eſt du Regiment bleu, celui-là du Regiment rouge, ceci eſt un homme, cela un ſinge. C’eſt-là, dis-je, à quoi ſe réduit, à mon avis, tout ce qui concerne le Genre & l’Eſpèce.

§. 37. Je ne dis pas que dans la conſtante production des Etres particuliers la Nature les faſſe toûjours nouveaux & différens. Elle les fait, au contraire, fort ſemblables l’un à l’autre, ce qui, je croi, n’empêche pourtant pas qu’il ne ſoit vrai que les bornes des Eſpèces ſont établies par les hommes, puiſque les Eſſences des Eſpèces qu’on diſtingue par différens noms, ſont formées par les hommes, comme il a été prouvé, & qu’elles ſont rarement conformes à la nature intérieure des choſes, d’où elles ſont déduites. Et par conſéquent nous pouvons dire avec vérité, que cette reduction des choſes en certaines Eſpèces, eſt l’Ouvrage de l’homme.

§. 38.Chaque Idée abſtraite eſt une Eſſence. Une choſe qui, je m’aſſure, paroîtra fort étrange dans cette Doctrine, c’eſt qu’il s’enſuivra de ce qu’on vient de dire, que chaque Idée abſtraite qui a un certain nom, forme une Eſpèce diſtincte. Mais que faire à cela, ſi la Vérité le veut ainſi ? Car il faut que cela reſte de cette maniére, juſqu’à ce que quelqu’un nous puiſſe montrer les Eſpèces des choſes, limitées & diſtinguées par quelque autre marque, & nous faire voir que les termes généraux ne ſignifient pas nos Idées abſtraites, mais quelque choſe qui en eſt différent. Je voudrois bien ſavoir pourquoi un Bichon & un Levrier ne ſont pas des Eſpèces auſſi diſtinctes qu’un Epagneul & un Elephant. Nous n'avons pas autrement d’idée de la différente eſſence d’un Elephant & d’un Epagneul, que nous en avons de la différente eſſence d’un Bichon & d’un Levrier, car toute la différence eſſentielle par où nous connoiſſons ces Animaux, & les diſtinguons les uns des autres, conſiſte uniquement dans le différent amas d’idées ſimples auquel nous avons donné ces différens noms.

§. 39.La formation des Genres & des Eſpèces ſe rapporte aux noms généraux.
* Pag. 360. §. 13.
Outre l’exemple de la Glace & de l’Eau que nous avons rapporté * ci-deſſus, en voici un fort familier par où il ſera aiſé de voir combien la formation des Genres & des Eſpèces a du rapport aux noms généraux, & combien les noms généraux ſont néceſſaires, ſi ce n’eſt pour donner l’exiſtence à une Eſpèce, du moins pour la rendre complete, & la faire paſſer pour telle. Une Montre qui ne marque que les heures, & une Montre ſonnante ne ſont qu’une ſeule Eſpèce à l’égard de ceux qui n’ont qu’un pour les déſigner : mais à l’égard de celui qui a le nom de Montre pour déſigner la prémiére, & celui d’Horloge pour ſignifier la derniére, avec les différentes idées complexes auxquelles ces noms appartiennent, ce ſont, par rapport à lui, des Eſpèces différentes. On dira peut-être que la diſpoſition intérieure eſt différente de ces deux Machines dont un Horloger à une idée fort diſtincte. Qu’importe ? Il y a des Montres à quatre roûës, & d’autres à cinq ; eſt-ce là une différence ſpécifique par rapport à l’Ouvrier ? Quelques-unes ont des cordes & des fuſées, & d’autres n’en ont point : quelques-unes ont le balancier libre, & d’autres conduit par un reſſort fait en ligne ſpirale, & d’autres par des ſoyes de Pourceau : quelqu’une de ces choſes ou toutes enſemble ſuffiſent-elles pour faire une différence ſpécifique à l’égard de l’Ouvrier qui connoit chacune de ces différences en particulier, & pluſieurs autres qui ſe trouvent dans la conſtitution intérieure des Montres ? Il eſt certain que chacune de ces choſes différe réellement du reſte, mais de ſavoir ſi c’eſt une différence eſſentielle & ſpécifique, ou non, c’eſt une queſtion dont la déciſion dépend uniquement de l’idée complexe à laquelle le nom de montre eſt appliqué. Tandis que toutes ces choſes conviennent dans l’idée que ce nom ſignifie, & que ce nom ne comprend pas différentes Eſpèces ſous lui en qualité de terme générique, il n’y a entre elles ni différence eſſentielle, ni ſpécifique. Mais ſi quelqu’un veut faire de plus petites diviſions fondées ſur les différences qu’il connoit dans la configuration intérieure des Montres, & donner des noms à ces idées complexes, formées ſur ces préciſions, il peut le faire ; & en ce cas-là ce ſeront tout autant de nouvelles Eſpèces & l’égard de ceux qui ont ces idées & qui leur aſſignent des noms particuliers : de ſorte qu’en vertu de ces différences ils peuvent diſtinguer les Montres en toutes ces diverſes Eſpèces ; & alors le mot de Montre ſera un terme générique. Cependant ce ne ſeroient pas des Eſpèces diſtinctes par rapport à des gens qui n’étant point Horlogers ignoreraient la compoſition intérieure des Montres, & n’en auroient point d’autre idée que comme d’une Machine d’une certaine forme extérieure, d’une telle groſſeur, qui marque les heures par le moyen d’une aiguille. Tous ces autres noms ne ſeroient à leur égard qu’autant de termes ſynonymes pour exprimer la même idée, & ne ſignifieroient autre choſe qu’une Montre. Il en eſt juſtement de même dans les choſes naturelles. Il n’y a perſonne, je m’aſſûre, qui doute que les Rouës ou les Reſſorts (ſi j’oſe m’exprimer ainſi) qui agiſſent intérieurement dans un homme raiſonnable & dans un Imbecille ne ſoient différens, de même qu’il y a de la différence entre la forme d’un Singe, & celle d’un Imbecille. Mais de ſavoir ſi l’une de ces différences, ou toutes deux ſont eſſentielles ou ſpecifiques, nous ne ſaurions le connoître que par la conformité ou non-conformité qu’un Imbecille & un Singe ont avec l’idée complexe qui eſt ſignifiée par le mot Homme ; car c’eſt uniquement par-là qu’on peut déterminer, ſi l’un de ces Etres eſt Homme, s’ils le ſont tous deux, ou s’ils ne le ſont ni l’un ni l’autre.

§. 40.Les Eſpèces des choſes artificielles ſont moins confuſes que celles des naturelles. Il eſt aiſé de voir par tout ce que nous venons de dire, la raiſon pourquoi dans les Eſpèces de Choſes artificielles il y a en général moins de confuſion & d’incertitude que dans celles des choſes naturelles. C’eſt qu’une choſe artificielle étant un ouvrage d’homme que l’Artiſan s’eſt propoſé de faire, & dont par conſéquent l’idée lui eſt fort connuë, on ſuppoſe que le nom de la choſe n’emporte point d’autre idée ni d’autre eſſence que ce qui peut être certainement connu & qu’il n’eſt pas fort mal-aiſé de comprendre. Car l’idée ou l’eſſence des différentes ſortes de choſes artificielles ne conſiſtant pour la plûpart que dans une certaine figure déterminée des parties ſenſibles, & quelquefois dans le mouvent qui en dépend, (ce que l’Artiſan opére ſur la Matiére ſelon qu’il le trouve néceſſaire à la fin qu’il ſe propoſe) il n’eſt pas au deſſus de la portée de nos facultez de nous en former une certaine idée, & par-là de fixer la ſignification des noms qui diſtinguent les différentes Eſpèces des choſes artificielles, avec moins d’incertitude, d’obſcurité & d’équivoque que nous ne pouvons le faire à l’égard des choſes naturelles, dont les différences & les opérations dépendent d’un mechaniſme que nous ne ſaurions découvrir.

§. 41.Les choſes artificielles ſont de diverſes Eſpèces diſtinctes J’eſpére qu’on n’aura pas de peine à me pardonner la penſée où je ſuis, que les choſes artificielles ſont de diverſes Eſpèces diſtinctes, auſſi bien que les naturelles ; puiſque je les trouve rangées auſſi nettement & auſſi diſtinctement en différentes ſortes par le moyen de différentes idées abſtraites, & des noms généraux qu’on leur aſſigne, lesquels ſont auſſi diſtincts l’un de l’autre que ceux qu’on donne aux Subſtances naturelles. Car pourquoi ne croirions-nous pas qu’une Montre & un Piſtolet ſont deux Eſpèces diſtinctes l’une de l’autre auſſi bien qu’un Cheval & un Chien, puiſqu’elles ſont repréſentées à notre Eſprit par des idées diſtinctes, & aux autres hommes par des dénominations diſtinctes ?

§. 42.Les ſeules Subſtances ont des noms propres. Il faut de plus remarquer à l’égard des Subſtances, que de toutes les diverſes ſortes d’idées que nous avons, ce ſont les ſeules qui ayent des noms propres, par où l’on ne déſigne qu’une ſeule choſe particuliére. Et cela, parce que dans les Idées ſimples, dans les Modes & dans les Relations il arrive rarement que les hommes ayent occaſion de faire ſouvent mention d’aucune telle idée individuelle & particuliére lorſqu’elle eſt abſente. Outre que la plus grande partie des Modes mixtes étant des actions qui périſſent dès leur naiſſance, elles ne ſont pas capables d’une longue durée, ainſi que les Subſtances qui ſont des Agents & dans leſquelles les Idées ſimples qui forment les Idées complexes, déſignées par un nom particulier, ſubſiſtent long-temps unies enſemble.

§. 43.Difficulté qu’il y a à traiter des Mots. Je ſuis obligé de demander pardon à mon Lecteur pour avoir diſcouru ſi long-temps ſur ce ſujet, & peut-être avec quelque obſcurité. Mais je le prie en même temps de conſiderer combien il eſt difficile de faire entrer une autre perſonne par le ſecours des paroles dans l’examen des choſes mêmes lorſqu’on vient à les dépouiller de ces différences ſpécifiques que nous avons accoûtumé de leur attribuer. Si je ne nomme pas ces choſes, je ne dis rien : & ſi je les nomme, je les range par-là ſous quelque Eſpèce particuliére, & je ſuggére à l’Eſprit l’ordinaire idée abſtraite de cette Eſpèce-là, par où je traverſe mon propre deſſein. Car de parler d’un homme & de renoncer en même temps à la ſignification ordinaire du nom d’Homme, qui eſt l’idée complexe qu’on y attache communément, & de prier le Lecteur de conſiderer l’Homme comme il eſt en lui-même & ſelon qu’il eſt diſtingué réellement des autres par ſa conſtitution intérieure ou eſſence réelle, c’eſt-à-dire par quelque choſe qu’il ne connoit pas, c’eſt, ce ſemble, un vrai badinage. Et cependant c’eſt ce que ne peut ſe diſpenſer de faire quiconque veut parler des Eſſences ou Eſpèces ſuppoſées réelles, entant qu’on les croit formées par la Nature ; quand ce ne ſeroit que pour faire entendre qu’une telle choſe ſignifiée par les noms généraux dont on ſe ſert pour déſigner les Subſtances, n’exiſte nulle part. Mais parce qu’il eſt difficile de conduire l’Eſprit de cette maniére en ſe ſervant de noms connus & familiers, permettez-moi de propoſer encore un exemple qui faſſe connoître plus clairement les différentes vûës ſous leſquelles l’Eſprit conſidere les noms & les idées ſpécifiques, & de montrer comment les idées complexes des Modes ont quelquefois du rapport à des Archetypes qui ſont dans l’Eſprit de quelque autre Etre intelligent, ou ce qui eſt la même choſe, à la ſignification que d’autres attachent aux noms dont ſe ſert communément pour déſigner ces Modes ; & comment ils ne ſe rapportent quelquefois à aucun Archetype. Permettez-moi auſſi de faire voir comment l’Eſprit rapporte toûjours ſes idées des Subſtances, ou aux Subſtances mêmes, ou à la ſignification de leurs noms, comme à des Archetypes, & d’expliquer nettement, quelle eſt la nature des Eſpèces ou de la reduction des Choſes en Eſpèces, ſelon que nous la comprenons & que nous la mettons en uſage ; & quelle eſt la nature des eſſences qui appartiennent à ces Eſpèces, ce qui peut-être contribuë beaucoup plus qu’on ne croit d’abord, à découvrir quelle eſt l’étenduë & la certitude de nos connoiſſances.

§. 44.Exemple de Modes mixtes dans les mots Kinneah & Niouph. Suppoſons Adam dans l’état d’un homme fait, doûé d’un Eſprit ſolide, mais dans un Païs Etranger, environné de choſes qui lui ſont toutes nouvelles & inconnuës, ſans autres facultez pour en acquerir la connoiſſance, que celles qu’un homme de cet âge a préſentement. Il voit Lamech plus triſte qu’à l’ordinaire, & il ſe figure que cela vient du ſoupçon qu’il a conçu que ſa femme Adah qu’il aime paſſionnément, n’ait trop d’amitié pour un autre homme. Adam communique ces penſées-là à Eve, & lui recommande de prendre garde qu’Adah ne faſſe quelque folie ; & dans cet entretien qu’il a avec Eve, il ſe ſert de ces deux mots nouveaux Kinneah & Niouph. Il paroit dans la ſuite qu’Adam s’eſt trompé ; car il trouve que la melancolie de Lamech vient d’avoir tué un homme. Cependant les deux mots Kinneah & Niouph ne perdent point leurs ſignifications diſtinctes, le prémier ſignifiant le ſoupçon qu’un Mari a de l’infidélité de ſa femme, & l’autre l’acte par lequel une femme commet cette infidélité. Il eſt évident que voilà deux différentes Idées complexes de Modes mixtes, déſignées par des noms particuliers, deux eſpèces diſtinctes d’actions eſſentiellement différentes. Cela étant, je demande en quoi conſiſtoient les eſſences de ces Eſpèces diſtinctes d’actions. Il eſt viſible qu’elles conſiſtoient dans une combinaiſon préciſe d’Idées ſimples, différente dans l’une & dans l’autre. Mais l’idée complexe qu’Adam avoit dans l’Eſprit & qu’il nomme Kinneah, étoit-elle complete, ou non ? Il eſt évident qu’elle étoit complete : car étant une combinaiſon d’Idée ſimples qu’il avoit aſſemblées volontairement ſans rapport à aucun Archetype, ſans avoir égard à aucune choſe qu’il prit pour modèle d’une telle combinaiſon, l’ayant formée lui-même par abſtraction & lui ayant donné le nom de Kinneah pour exprimer en abregé aux autres hommes par ce ſeul ſon toutes les idées ſimples contenuës & unies dans cette idée complexe, il s’enſuit néceſſairement de là que c’étoit une idée complete. Comme cette combinaiſon avoit été formée par un pur effet de ſa volonté, elle renfermoit tout ce qu’il avoit deſſein qu’elle renfermât ; & par conſéquent elle ne pouvoit qu’être parfaite & complete, puiſqu’on ne pouvoit ſuppoſer qu’elle ſe rapportât à aucun autre Archetype qu’elle dût repréſenter.

§. 45. Ces mots Kinneah & Niouph furent introduits par dégrez dans l’uſage ordinaire, & alors le cas fut un peu différent. Les Enfans d’Adam avoient les mêmes facultez, & par conſéquent, le même pouvoir qu’il avoit, d’aſſembler dans leur Eſprit telles idées complexes de Modes mixtes qu’ils trouvoient à propos, d’en former des abſtractions, & d’inſtituer tels ſons qu’ils vouloient pour les déſigner. Mais parce que l’uſage des noms conſiſte à faire connoître aux autres les idées que nous avons dans l’Eſprit, on ne peut en venir là que lorſque le même ſigne ſignifie la même idée dans l’Eſprit de deux perſonnes qui veulent s’entre-communiquer leurs penſées & diſcourir enſemble. Ainſi ceux d’entre les Enfans d’Adam qui trouvèrent ces deux mots, Kinneah & Niouph, reçus dans l’uſage ordinaire, ne pouvoient pas les prendre pour de vains ſons qui ne ſignifioient rien, mais ils devoient conclurre neceſſairement qu’ils ſignifioient quelque choſe, certaines idées déterminées, des idées abſtraites, puiſque c’étoient des noms généraux ; leſquelles idées abſtraites étoient des eſſences de certaines Eſpèces diſtinguées de toute autre par ces noms-là. Si donc ils vouloient ſe ſervir de ces Mots comme de noms d’Eſpèces dejà établies & reconnuës d’un commun conſentement, ils étoient obligez de conformer les idées qu’ils formoient en eux-mêmes comme ſignifiées par ces noms-là aux idées qu’elles ſignifioient dans l’Eſprit des autres hommes, comme à leurs veritables modèles. Et dans ce cas les idées qu’ils ſe formoient de ces Modes complexes étoient ſans doute ſujettes à être incompletes, parce qu’il peut arriver facilement que ces ſortes d’Idées & ſur-tout celles qui ſont compoſées de combinaiſons de quantité d’idées, ne répondent pas exactement aux idées qui ſont dans l’Eſprit des autres hommes qui ſe ſervent des mêmes noms. Mais à cela il y a pour l’ordinaire un remede tout prêt, qui eſt de prier celui qui ſe ſert d’un mot que nous n’entendons pas, de nous en dire la ſignification ; car il eſt auſſi impoſſible de ſavoir certainement ce que les mots de jalouſie & d’adultère, qui, je croi, répondent aux mots Hébreux * * קִנְאָה ſignifie jalousie & נִאֻף adultère. Kinneah & Niouph, ſignifient dans l’Eſprit d’un autre homme avec qui je m’entretiens de ces choſes, qu’il étoit impoſſible dans le commencement du Langage de ſavoir ce que Kinneah & Niouph ſignifioient dans l’Eſprit d’un autre homme ſans en avoir entendu l’explication, puiſque ce ſont des ſignes arbitraires dans l’Eſprit de chaque perſonne en particulier.

§. 46.Exemples des Subſtances dans le mot Zahab. Conſiderons préſentement de la même maniére les noms des Subſtances, dans la prémiére application qui en fut faite. Un des Enfans d’Adam courant çà & là ſur des Montagnes découvre par hazard une Subſtance éclatante qui lui frappe agréablement la vûë. Il la porte à Adam qui, après l’avoir conſiderée, trouve qu’elle eſt dure, d’un jaune fort brillant & d’une extrême peſanteur. Ce ſont peut-être là toutes les Qualitez qu’il y remarque d’abord, & formant par abſtraction une idée complexe, compoſée d’une Subſtance qui a cette particulière couleur jaune, & une très grande peſanteur par rapport à ſa maſſe, il lui donne le nom de Zahab, pour déſigner par ce mot toutes les Subſtances qui ont ces qualitez ſenſibles. Il eſt évident que dans ce cas Adam agit d’une toute autre maniére qu’il n’a fait en formant les idées de Modes mixtes auxquelles il a donné les noms de Kinneah & de Niouph. Car dans ce dernier cas il joignit enſemble, par le ſeul ſecours de ſon imagination, des Idées qui n’étoient point priſes de l’exiſtence d’aucune choſe, & leur donna des noms qui puſſent ſervir à déſigner tout ce qui ſe trouveroit conforme à ces idées abſtraites qu’il avoit formées, ſans conſiderer ſi aucune telle choſe exiſtoit ou non. Là le modèle étoit purement de ſon invention. Mais lorſqu’il ſe forme une idée de cette nouvelle Subſtance, il ſuit un chemin tout oppoſé, car il y a en cette occaſion un modèle formé par la Nature : de ſorte que voulant ſe le repréſenter à lui-même par l’idée qu’il en a lors même que ce modèle eſt abſent, il ne fait entrer dans ſon idée complexe nulle idée ſimple dont la perception ne lui vienne de la choſe même. Il a ſoin que ſon idée ſoit conforme à cet Archetype, & veut que le nom exprime une idée qui aît une telle conformité.

§. 47. Cette portion de Matiére qu’Adam déſigna ainſi par le terme de Zahab, étant entiérement différente de toute autre qu’il eût vû auparavant, il ne ſe trouvera, je croi, perſonne, qui nie qu’elle ne conſtituë une Eſpèce diſtincte qui a ſon eſſence particulière, & que le mot de Zahab ne ſoit le ſigne de cette Eſpèce, & un nom qui appartient à toutes les choſes qui participent à cette Eſſence. Or il eſt viſible qu’en cette occaſion l’eſſence qu’Adam déſigna par le nom de Zahab, ne comprenoit autre choſe qu’un corps dur, brillant, jaune & fort peſant. Mais la curioſité naturelle à l’Eſprit de l’Homme qui ne ſauroit ſe contenter de la connoiſſance de ces Qualitez ſuperficielles, engage Adam à conſiderer cette Matiére de plus près. Pour cet effet, il la frappe avec un caillou pour voir ce qu’on y peut découvrir en dedans. Il trouve qu’elle cede aux coups, mais qu’elle n’eſt pas aiſément diviſée en morceaux, & qu’elle ſe plie ſans ſe rompre. La ductilité ne doit-elle pas, après-cela, être ajoûtée à ſon idée précedente, & faire partie de l’eſſence de l’Eſpèce qu’il déſigne par le terme de Zahab ? De plus particulières experiences y découvrent la fuſibilité & la fixité. Ces dernieres propriétez ne doivent-elles pas entrer auſſi dans l’idée complexe qu’emporte le mot de Zahab, par la même raiſon que toutes les autres y ont été admiſes ? Si l’on dit que non, comment fera-t-on voir que l’une doit être préferée à l’autre ? Que s’il faut admettre celles-là, dès-lors toute autre propriété que de nouvelles obſervations feront connoître dans cette Matiére, doit par la même raiſon faire partie de ce qui conſtituë cette idée complexe, ſignifiée par le mot de Zahab, & être par conſéquent l’eſſence de l’Eſpèce qui eſt deſignée par ce nom-là ; & comme ces propriétez ſont infinies, il eſt évident qu’une idée formée de cette maniére ſur un tel Archetype, ſera toûjours incomplete.

§. 48.Les Idées des Subſtances ſont imparfaites, & à cauſe de cela diverſes. Mais ce n’eſt pas tout ; il s’enſuivroit encore de là que les noms des Subſtances auroient non ſeulement différentes ſignifications dans la bouche de diverſes perſonnes (ce qui eſt effectivement) mais qu’on le ſuppoſeroit ainſi, ce qui répandroit une grande confuſion dans le Langage. Car ſi chaque qualité que chacun découvriroit dans quelque Matiére que ce fût, étoit ſuppoſée faire une partie néceſſaire de l’idée complexe ſignifiée par le nom commun qui lui eſt donné, il s’enſuivroit néceſſairement de là que les hommes doivent ſuppoſer que le même mot ſignifie différentes choſes en différentes perſonnes, puiſqu’on ne peut douter que diverſes perſonnes ne puiſſent avoir découvert pluſieurs qualitez dans des Subſtances de la même domination, que d’autres ne connoiſſent en aucune maniére.

§. 49.Pour fixer leurs eſpèces, on ſuppoſe une eſſence réelle. Pour éviter cet inconvénient, certaines gens ont ſuppoſé une eſſence réelle, attachée à chaque Eſpèce, d’où découlent toutes des propriétez, & ils prétendent que les noms dont ils ſe ſervent pour déſigner les Eſpèces, ſignifient ces ſortes d’Eſſences. Mais comme ils n’ont aucune idée de cette eſſence réelle dans les Subſtances, & que leurs paroles ne ſignifient que les Idées qu’ils ont dans l’Eſprit, cet expedient n’aboutit à autre choſe qu’à mettre le nom ou le ſon à la place de la choſe qui a cette eſſence réelle, ſans ſavoir ce que c’eſt que cette eſſence, & c’eſt là effectivement ce que font les hommes quand ils parlent des Eſpèces des choſes en ſuppoſant qu’elles ſont établies par la Nature, & diſtinguées par leurs eſſences réelles.

§. 50.Cette ſuppoſition n’eſt d’aucun uſage. Et pour cet effet, quand nous diſons que tout Or eſt fixe, voyons ce qu’emporte cette affirmation. Ou cela veut dire que la fixité eſt une partie de la Définition, une partie de l’Eſſence nominale que le mot Or ſignifie, & par conſéquent cette affirmation, Tout Or eſt fixe, ne contient autre choſe que la ſignification du terme d’Or. Ou bien cela ſignifie que la fixité ne faiſant pas partie de la Définition du mot or, c’eſt une propriété de cette Subſtance même ; auquel cas il eſt viſible que le mot Or tient la place d’une Subſtance qui a l’eſſence réelle d’une Eſpèce de choſes, formée par la Nature : ſubſtitution qui donne à ce mot une ſignification ſi confuſe & ſi incertaine, qu’encore que cette Propoſition, l’Or eſt fixe, ſoit en ce ſens une affirmation de quelque choſe de réel, c’eſt pourtant une vérité qui nous échappera toûjours dans l’application particulière que nous en voudrons faire ; & ainſi elle eſt incertaine & n’a aucun uſage réel. Mais quelque vrai qu’il ſoit que tout Or, c’eſt-à-dire tout ce qui a l’eſſence réelle de l’Or, eſt fixe, à quoi ſert cela, puiſqu’à prendre la choſe en ce ſens, nous ignorons ce que c’eſt qui eſt ou n’eſt pas Or ? Car ſi nous ne connoiſſons pas l’eſſence réelle de l’Or, il eſt impoſſible que nous connoiſſions quelle particule de Matiére à cette eſſence, & par conſéquent ſi telle particule de matiére eſt veritable 0r, ou non.

§. 51.Concluſion. Pour conclurre ; la même liberté qu’Adam eut au commencement de former telles idées complexes de Modes mixtes qu’il vouloit, ſans ſuivre aucun autre modèle que ſes propres penſées, tous les hommes l’ont euë depuis ce temps-là ; & la même néceſſité qui fut impoſée à Adam de conformer ſes idées des Subſtances aux choſes extérieures, s’il ne vouloit point ſe tromper volontairement lui-même, cette même néceſſité a été depuis impoſée à tous les hommes. De même la liberté qu’Adam avoit d’attacher un nouveau nom à quelque idée que ce fût, chacun l’a encore aujourd’hui, & ſur-tout ceux qui font une Langue, ſi l’on peut imaginer de telles perſonnes ; nous avons, dis-je, aujourd’hui ce même droit, mais avec cette différence que dans les Lieux où les hommes unis en ſocieté ont dejà une Langue établie parmi eux, il ne faut changer la ſignification des mots qu’avec beaucoup de circonſpection & le moins qu’on peut, parce que les hommes étant deja pourvûs de noms pour déſigner leurs idées, & l’uſage ordinaire ayant approprié des noms connus à certaines idées, ce ſeroit une choſe fort ridicule que d’affecter de leur donner un ſens différent de celui qu’ils ont dejà. Celui qui a de nouvelles notions, ſe hazardera peut-être quelquefois de faire de nouveaux termes pour les exprimer ; mais on regarde cela comme une eſpèce de hardieſſe ; & il eſt incertain ſi jamais l’uſage ordinaire les autoriſera. Mais dans les entretiens que nous avons avec les autres hommes, il faut néceſſairement faire en ſorte que les idées que nous déſignons par les mots ordinaires d’une Langue, ſoient conformes aux idées qui ſont exprimées par ces mots-là dans leur ſignification propre & connuë, ce que j’ai dejà expliqué au long ; ou bien il faut faire connoître diſtinctement le nouveau ſens que nous leur donnons.


CHAPITRE VII.

Des Particules.


§. 1. Les Particules lient les parties des Propoſitions ou les Propoſitions entiéres.
OUtre les Mots ſervent à nommer les idées qu’on a dans l’Eſprit, il y en a un grand nombre d’autres, qu’on employe pour ſignifier la connexion que l’Eſprit met entre les Idées ou les Propoſitions, qui compoſent le Diſcours. Lorſque l’Eſprit communique ſes penſées aux autres, il n’a pas ſeulement beſoin de ſignes qui marquent les idées qui ſe préſentent alors à lui, mais d’autres encore pour déſigner ou faire connoître quelque action particuliére qu’il fait lui-même, & qui dans ce temps-là ſe rapporte à ces idées. C’eſt ce qu’il peut faire en diverſes maniéres. Cela eſt, cela n’eſt pas, ſont les ſignes généraux dont l’Eſprit ſe ſert en affirmant ou en niant. Mais outre l’affirmation & la negation, ſans quoi il n’y a ni vérité ni fauſſeté dans les paroles ; lorſque l’Eſprit veut faire connoître ſes penſées aux autres, il lie non ſeulement les parties des Propoſitions, mais des ſentences entiéres l’une à l’autre, dans toutes leurs différentes relations & dépendances, afin d’en faire un diſcours ſuivi.

§. 2. C’eſt dans le bon uſage des Particules que conſiſte l’art de bien parler. Or ces Mots par leſquels l’Eſprit exprime cette liaiſon qu’il donne aux différentes affirmations ou negations pour en faire un raiſonnement continué, ou une narration ſuivie, on les appelle en général des Particules ; & c’eſt de la juſte application qu’on en fait, que dépend principalement la clarté & la beauté du ſtile. Pour qu’un homme penſe bien, il ne ſuffit pas qu’il ait des idées claires & diſtinctes en lui-même, ni qu’il obſerve la convenance ou la diſconvenance qu’il y a entre quelques-unes de ces Idées, il doit encore lier ſes penſées, & remarquer la dépendance que ſes raiſonnemens ont l’un avec l’autre. Et pour bien exprimer ces ſortes de penſées, rangées méthodiquement, & enchaînées l’une à l’autre par des raiſonnemens ſuivis, il lui faut des termes qui montrent la connexion, la reſtriction, la diſtinction, l’oppoſition, l’emphaſe, &c. qu’il met dans chaque partie reſpective de ſon Diſcours. Que ſi l’on vient à ſe méprendre dans l’application de ces particules, on embarraſſe celui qui écoute, bien loin de l’inſtruire. Voilà pourquoi ces Mots, qui par eux-mêmes ne ſont point effectivement le nom d’aucune idée, ſont d’un uſage ſi conſtant & ſi indispenſable dans la Langue, & ſervent ſi fort aux hommes pour ſe bien exprimer.

§. 3. Les Particules ſervent à montrer quel rapport l’Eſprit met entre les penſées. Cette partie de la Grammaire qui traite des Particules a peut-être été auſſi négligée que quelques autres ont été cultivées avec trop d’exactitude. Il eſt aiſé d’écrire l’un après l’autre des Cas & des Genres, des Modes & des Temps, des Gerondifs & des Supins. C’eſt à quoi l’on s’eſt attaché avec grand ſoin ; & dans quelques Langues on a auſſi rangé les particules ſous différens chefs avec une extrême apparence d’exactitude. Mais quoi que les Prépoſitions, les Conjonctions, &c. ſoient des noms forts connus dans la Grammaire, & que les Particules qu’on renferme ſous ces titres, ſoient rangées exactement ſous des ſubdiviſions diſtinctes ; cependant qui voudra montrer le véritable uſage des Particules, leur force & toute l’étenduë de leurs ſignifications, ne doit pas ſe borner à parcourir ces Catalogues : il faut qu’il prenne un peu plus de peine, qu’il réflêchiſſe ſur ſes propres penſées, & qu’il obſerve avec la derniére exactitude les différentes formes que ſon Eſprit prend en diſcourant.

§. 4. Et pour expliquer ces Mots, il ne ſuffit pas de les rendre, comme on fait ordinairement dans les Dictionnaires par des Mots d’une autre Langue qui approchent le plus de leur ſignification, car pour l’ordinaire il eſt auſſi mal-aiſé de comprendre dans une Langue que dans l’autre ce qu’on entend préciſement par ces Mots-là. Ce ſont tout autant de marques de quelque action de l’Eſprit ou de quelque choſe qu’il veut donner à entendre : ainſi, pour bien comprendre ce qu’ils ſignifient, il faut conſiderer avec ſoin les différentes vûës, poſtures, ſituations, tours, limitations, exceptions & autres penſées de l’Eſprit que nous ne pouvons exprimer faute de noms, ou parce que ceux que nous avons, ſont très-imparfaits. Il y a une grande variété de ces ſortes de penſées, & qui ſurpaſſent de beaucoup le nombre des Particules que la plûpart des Langues fourniſſent pour les exprimer. C’eſt-pourquoi l’on ne doit pas être ſurpris que la plûpart de ces particules ayent des ſignifications différentes, & quelquefois preſque oppoſées. Dans la Langue Hébraïque il y a une particule qui n’eſt compoſée que d’une ſeule lettre, mais dont on compte, s’il m’en ſouvient bien, ſoixante-dix, ou certainement plus de cinquante ſignifications différentes.

§. 5.Exemple tiré de la Particule Mais.[8] Mais eſt une des particules les plus communes dans notre Langue, & après avoir dit que c’eſt une Conjonction diſcrétive qui répond au Sed des Latins, on penſe l’avoir ſuffiſamment expliquée. Cependant il me ſemble qu’elle donne à entendre divers rapports que l’Eſprit attribuë à différentes Propoſitions ou parties de Propoſitions qu’il joint par ce Monoſyllabe.

Prémiérement, cette Particule ſert à marquer contrariété, exception, différence. Il eſt fort honnête homme, Mais il eſt trop prompt. Vous pouvez faire un tel marché, Mais prenez garde qu’on ne vous trompe. Elle n’eſt pas ſi belle qu’une telle, Mais enfin elle eſt jolie.

II. Elle ſert à rendre raiſon de quelque choſe dont on ſe veut excuſer. Il eſt vrai, je l’ai battu, Mais j’en avois ſujet.

III. Mais pour ne pas parler davantage ſur ce ſujet : Exemple où cette particule ſert à faire entendre que l’Eſprit s’arrête dans le chemin où il alloit, avant que d’être arrivé au bout.

IV.[9] Vous priez Dieu, Mais ce n’eſt pas, qu’il veuille vous amener à la connoiſſance de la vraye Religion. V. Mais qu’il vous confirme dans la vôtre. Le prémier de ces Mais déſigne une ſuppoſition dans l’Eſprit de quelque choſe qui eſt autrement qu’elle ne devroit être ; & le ſecond fait voir, que l’Eſprit met une oppoſition directe entre ce qui ſuit & ce qui précede.

VI. Mais ſert quelquefois de tranſition ([10]) pour revenir à un ſujet, ou pour quitter celui dont on parloit. Mais revenons à ce que nous diſions tantôt. ([11]) Mais laiſſons Chapelain pour la derniére fois.

§. 6. On n’a touché cette matiére que fort largement. A ces ſignifications du mot de Mais, j’en pourrois ajoûter ſans doute pluſieurs autres, ſi je me faiſois une affaire d’examiner cette Particule dans toute ſon étenduë, & de la conſiderer dans tous les Lieux où elle peut ſe rencontrer. Si quelqu’un vouloit prendre cette peine, je doute que dans tous les ſens qu’on lui donne, elle pût mériter le titre de diſcrétive, par où les Grammairiens la déſignent ordinairement. Mais je n’ai pas deſſein de donner une explication complete de cette eſpèce de ſignes. Les exemples que je viens de propoſer ſur cette ſeule particule, pourront donner occaſion de reflêchir ſur l’uſage & ſur la force que ces Mots ont dans le Diſcours, & nous conduire à la conſideration de pluſieurs actions que notre Eſprit a trouvé le moyen de faire ſentir aux autres par le ſecours de ces Particules, dont quelques-unes renferment conſtamment le ſens d’une Propoſition entiére, & d’autres ne le renferment que lors qu’elles ſont conſtruites d’une certaine maniére.


CHAPITRE VIII.

Des Termes abſtraits & concrets.


§. 1. Les termes abſtraits ne peuvent être affirmez l’un de l’autre et pourquoi.
LEs Mots communs des Langues, & l’uſage ordinaire que nous en faiſons, auroient pû nous fournir des lumiéres pour connoître la nature de nos Idées, ſi l’on eût pris la peine de les conſiderer avec attention. L’Eſprit, comme nous avons fait voir, a la puiſſance d’abſtraire ſes idées, qui par-là deviennent autant d’eſſences générales par où les choſes ſont diſtinguées en Eſpèces. Or chaque idée abſtraite étant diſtincte, en ſorte que de deux l’une ne peut jamais être l’autre, l’Eſprit doit appercevoir par ſa connoiſſance intuitive la différence qu’il y a entre elles ; & par conſéquent dans des Propoſitions deux de ces Idées ne peuvent jamais être affirmées l’une de l’autre. C’eſt ce que nous voyons dans l’Uſage ordinaire des Langues, qui ne permet pas que deux termes abſtraits, ou deux noms d’Idées abſtraites ſoient affirmez l’une de l’autre. Car quelque affinité qu’il paroiſſe y avoir entre’eux, & quelque certain qu’il ſoit, par exemple, qu’un homme eſt un Animal, qu’il eſt raiſonnable, qu’il eſt blanc, &c. cependant chacun voit d’abord la fauſſeté de ces Propoſitions, l’Humanité eſt Animalité, ou Raiſonnabilité, ou Blancheur. Cela eſt d’une auſſi grande évidence qu’aucune des Maximes le plus généralement reçuës. Toutes nos affirmations roulent donc uniquement ſur des idées concretes, ce qui eſt affirmer non qu’une idée abſtraite eſt une autre idée, mais qu’une idée abſtraite eſt jointe à une autre idée. Ces idées abſtraites peuvent être de toute Eſpèce dans les Subſtances, mais dans tout le reſte elles ne ſont guère autre choſe que des idées de Relations. D’ailleurs, dans les Subſtances, les plus ordinaires ſont des idées de Puiſſance ; par exemple, un homme eſt blanc, ſignifie que la Choſe qui a l’eſſence d’un homme, a auſſi en elle l’eſſence de blancheur, qui n’eſt autre choſe qu’un pouvoir de produire l’idée de blancheur dans une perſonne dont les yeux peuvent diſcerner les Objets ordinaires : ou, un homme eſt raiſonnable, veut dire que la même choſe qui a l’eſſence d’un homme a auſſi en elle l’eſſence de Raiſonnabilité, c’eſt-à-dire, la puiſſance de raiſonner.

§. 2.Ils montrent la différence de nos Idées. Cette diſtinction des Noms fait voir auſſi la différence de nos Idées ; car ſi nous y prenons garde, nous trouverons que nos Idées ſimples ont toutes des noms abſtraits auſſi bien que de concrets, dont l’un (pour parler en Grammairien) eſt un Subſtantif, & l’autre un Adjectif, comme blancheur, blanc ; douceur, doux. Il en eſt de même à l’égard de nos Idées des Modes & des Relations, comme Juſtice, juſte ; égalité, égal ; mais avec cette ſeule différence, que quelques-uns des noms concrets des Relations, ſur tout ceux qui concernent l’Homme, ſont Subſtantifs, comme paternité, père ; de quoi il ne ſeroit pas difficile de rendre raiſon. Quant à nos idées des Subſtances, elles n’ont que peu de noms abſtraits, ou plûtôt elles n’en ont abſolument point. Car quoi que les Ecoles ayent introduit les noms d’Animalité, d’Humanité, de Corporeïté, & quelques autres ; ce n’eſt rien en comparaiſon de ce nombre infini de noms de Subſtances auxquels les Scholaſtiques n’ont jamais été aſſez ridicules pour joindre des noms abſtraits : & le petit nombre qu’ils ont forgé, & qu’ils ont mis dans la bouche de leurs Ecoliers, n’a jamais pû entrer dans l’Uſage ordinaire, ni être autoriſé dans le Monde. D’où l’on peut au moins conclurre, ce me ſemble, que tous les hommes reconnoiſſent par-là qu’ils n’ont point d’idée des eſſences réelles des Subſtances, puiſqu’ils n’ont point de noms dans leurs Langues pour les exprimer, dont ils n’auroient pas manqué ſans doute de ſe pourvoir, ſi le ſentiment par lequel ils ſont intérieurement convaincus que ces Eſſences leur ſont inconnuës, ne les eût détournez d’une ſi frivole entrepriſe. Ainſi, quoi qu’ils ayent aſſez d’idées pour diſtinguer l’Or d’avec une pierre, & le Metal d’avec le Bois, ils n’oſeroient pourtant ſe ſervir des mots ([12]) Aureitas, Saxeitas, Metalleitas, Ligneitas, & de tels autres noms, par où ils prétendroient exprimer les eſſences réelles de ces Subſtances dont ils ſeroient convaincus qu’ils n’ont aucune idée. Et en effet ce ne fut que la Doctrine des Formes Subſtantielles, & la confiance téméraire de certaines perſonnes, déſtituées d’une connoiſſance qu’ils prétendoient avoir, qui firent prémiérement fabriquer & enſuite introduire les mots d’Animalité & d’Humanité, & autres ſemblables qui cependant n’allérent pas bien loin de leurs Ecoles, & n’ont jamais pû être de miſe parmi les Romains, mais dans un ſens bien différent ; car il ne ſignifioit pas l’eſſence abſtraite d’aucune Subſtance. C’étoit le nom abſtrait d’un Mode, ſon concret étant humanus ([13]), & non pas homo.


CHAPITRE IX.

De l’Imperfection des Mots.


§. 1. Nous nous ſervons des Mots pour enregîtrer nos propres penſées & pour les communiquer aux autres.
IL eſt aiſé de voir par ce qui a été dit dans les Chapitres précedens, quelle imperfection il y a dans le Langage, & comment la nature même des Mots fait qu’il eſt preſque inévitable que pluſieurs d’entr’eux n’ayent une ſignification douteuſe & incertaine. Pour découvrir en quoi conſiſte la perfection & l’imperfection des Mots, il eſt néceſſaire en prémier lieu, d’en conſidérer l’uſage & la fin, car ſelon qu’ils ſont plus ou moins proportionnez à cette fin, ils ſont plus ou moins parfaits. Dans la prémiére partie de ce Diſcours nous avons ſouvent parlé par occaſion d’un double uſage qu’ont les Mots.

1. L’un eſt, d’enregîtrer, pour ainſi dire, nos propres penſées.

2. L’autre, de communiquer nos penſées aux autres.

§. 2. Tout mot peut ſervir à enregiſtrer nos penſées. Quant au prémier de ces uſages qui eſt d’enregîtrer nos propres penſées pour aider notre Memoire, qui nous fait, pour ainſi dire, parler à nous-mêmes ; toutes ſortes de paroles, quelles qu’elles ſoient, peuvent ſervir à cela. Car puiſque les ſons ſont des ſignes arbitraires & indifférens de quelque idée que ce ſoit, un homme peut employer tels mots qu’il veut pour exprimer à lui-même ſes propres idées ; & ces mots n’auront jamais aucune imperfection, s’il ſe ſert toûjours du même ſigne pour déſigner la même idée, car en ce cas il ne peut manquer d’en comprendre le ſens, en quoi conſiſte le véritable uſage & la perfection du Langage.

§. 3. Il y a une double communication par paroles, l’une eſt Civile, & l’autre Philoſophique. En ſecond lieu, pour la communication qui ſe fait entre les hommes par le moyen des paroles, les Mots ont auſſi un double uſage :

I. L’un eſt Civil.

II. Et l’autre Philoſophique.

Prémiérement, par l’uſage civil j’entens cette communication de penſées & d’idées par le ſecours des Mots, autant qu’elle peut ſervir à la converſation & au commerce qui regarde les affaires & les commoditez ordinaires de la Vie Civile dans les différentes Sociétez qui lient les hommes les uns aux autres.

En ſecond lieu, par l’uſage philoſophique des Mots j’entens l’uſage qu’on en doit pour donner des notions préciſes des Choſes, & pour exprimer en propoſitions générales des véritez certaines & indubitables ſur leſquelles l’Eſprit peut s’appuyer, & dont il peut être ſatisfait dans la recherche de la Vérité. Ces deux Uſages ſont fort diſtincts ; & l’on peut ſe paſſer dans l’un de beaucoup moins d’exactitude que dans l’autre, comme nous verrons dans la ſuite.

§. 4.L’imperfection des Mots c’eſt l’ambiguité de leurs ſignifications. La principale fin du Langage dans la communication que les hommes font de leurs penſées les uns aux autres, étant d’être entendu, les Mots ne ſauroient bien ſervir à cette fin dans le Diſcours Civil ou Philoſophique, lorſqu’un mot n’excite pas dans l’Eſprit de celui qui écoute, la même idée qu’il ſignifie dans l’Eſprit de celui qui parle. Or puiſque les ſons n’ont aucune liaiſon naturelle avec nos Idées, mais qu’ils tirent tous leur ſignification de l’impoſition arbitraire des hommes, ce qu’il y a de douteux & d’incertain dans leur ſignification, (en quoi conſiſte l’imperfection dont nous parlons préſentement) vient plûtôt des idées qu’ils ſignifient que d’aucune incapacité qu’un ſon ait plûtôt qu’un autre, de ſignifier aucune idée, car à cet égard ils ſont tous également parfaits.

Par conſéquent, ce qui fait que certains Mots ont une ſignification plus douteuſe & plus incertaine que d’autres, c’eſt la différence des Idées qu’ils ſignifient.

§. 5.Quelles ſont les cauſes de leur imperfection. Comme les Mots ne ſignifient rien naturellement, il faut que ceux qui veulent s’entrecommuniquer les penſées, & lier un diſcours intelligible avec d’autres perſonnes en quelque Langue que ce ſoit, apprennent & retiennent l’idée que chaque mot ſignifie : ce qui eſt fort difficile à faire dans les cas ſuivants.

I. Lorſque les idées que les Mots ſignifient, ſont extrêmement complexes, & compoſées d’un grand nombre d’idées jointes enſemble.

II. Lorſque les idées que les Mots ſignifient, n’ont point de liaiſon naturelle les unes avec les autres, de ſorte qu’il n’y a dans la Nature aucune meſure fixe, ni aucun modèle pour les rectifier & les combiner.

III. Lorſque la ſignification d’un Mot, & l’eſſence réelle de la Choſe, ne ſont pas exactement les mêmes.

Ce ſont-là des difficultez attachées à la ſignification de pluſieurs Mots qui ſont intelligibles. Pour les Mots qui ſont tout-à-fait inintelligibles, comme les noms qui ſignifient quelque idée ſimple qu’on ne peut connoître faute d’organes ou de facultez propres à nous en donner la connoiſſance, tels que ſont les noms des Couleurs à l’égard d’un Aveugle, ou les Sons à l’égard d’un Sourd, il n’eſt pas néceſſaire d’en parler en cet endroit.

Dans tous ces cas, dis-je, nous trouverons de l’imperfection dans Mots, ce que j’expliquerai plus au long, en conſidérant les Mots dans leur application particulière aux différentes ſortes d’idées que nous avons dans l’Eſprit ; car ſi nous y prenons garde, nous trouverons que les noms des Modes mixtes ſont le plus ſujets à être douteux & imparfaits dans leurs ſignifications pour les deux prémiéres raiſons, & les noms des Subſtances pour les deux derniéres.

§. 6.Les noms des Modes mixtes ſont douteux : Je dis prémiérement que les noms des Modes mixtes ſont la plûpart ſujet à une grande incertitude, & à une grande obſcurité dans leurs ſignifications.

I.I. à cauſe que les idées qu’ils ſignifient, ſont fort complexes. A cauſe de l’extrême compoſition de ces ſortes d’idées complexes. Pour faire que les Mots ſervent au but d’un entretien mutuel, il faut, comme il a été dit, qu’ils excitent exactement la même idée dans celui qui écoute, que celle qu’ils ſignifient dans l’Eſprit de celui qui parle. Sans quoi les hommes qui parlent enſemble, ne font que ſe remplir la tête de vains ſons, ſans pouvoir ſe communiquer par-là leurs penſées, & ſe peindre, pour ainſi dire, leurs idées les unes aux autres, ce qui eſt le but du Diſcours & du Langage. Mais lorſqu’un mot ſignifie une idée fort complexe, compoſée de différentes parties qui ſont elles-mêmes compoſées de pluſieurs autres, il n’eſt pas facile aux hommes de former & de retenir cette idée avec une telle exactitude qu’ils faſſent ſignifier au nom qu’on lui donne dans l’uſage ordinaire, la même idée préciſe, ſans la moindre variation. Delà vient que les noms des Idées fort complexes, comme ſont pour la plûpart les termes de Morale, ont rarement la même ſignification préciſe dans l’Eſprit de deux différentes perſonnes, parce que l’idée complexe d’un homme convient rarement avec celle d’un autre, & qu’elle différe ſouvent de celle qu’il a lui-même en divers temps, de celle, par exemple, qu’il avoit hier, & qu’il aura demain.

§. 7.II. Parce qu’elles n’ont point de modèles. En ſecond lieu, les noms des Modes mixtes ſont fort équivoques, parce qu’ils n’ont, pour la plûpart, aucun modèle dans la Nature, ſur lequel les hommes puiſſent en rectifier & régler la ſignification. Ce ſont des amas d’Idées miſes enſemble, comme il plaît à l’Eſprit, qui les forme par rapport au but qu’il ſe propoſe dans le diſcours & à ſes propres notions, par où il n’a pas en vûë de copier aucune choſe qui exiſte actuellement, mais de nommer & de ranger les choſes ſelon qu’elles ſe trouvent conformes aux Archetypes ou, modèles qu’il a faits lui-même. Celui qui le prémier a mis en uſage les mots ([14]) bruſquer, debrutaliſer, depicquer, &c. a joint enſemble, comme il l’a jugé à propos, les idées qu’il a fait ſignifier à ces Mots : & ce qui arrive à l’égard de quelques nouveaux noms de Modes qui commencent préſentement à être introduits dans une Langue, eſt arrivé à l’égard des vieux Mots de cette Eſpèce, lors qu’ils ont commencé d’être mis en uſage. Il en eſt de ces derniers comme des premiers. D’où il s’enſuit que les noms qui ſignifient des collections d’Idées que l’Eſprit forme à plaiſir, doivent être néceſſairement d’une ſignification douteuſe, lorſque ces collections ne peuvent ſe trouver nulle part, conſtamment unies dans la Nature, & qu’on ne peut montrer aucuns modèles par où l’on puiſſe les rectifier. Ainſi, l’on ne ſauroit jamais connoître par les choſes mêmes ce qu’emporte le mot de Meurtre ou de Sacrilege, &c. Il y a pluſieurs parties de ces Idées complexes qui ne paroiſſent point dans l’action même : l’intention de l’Eſprit, ou le rapport aux choſes faintes, qui font partie du Meurtre ou du Sacrilege, n’ont pas une liaiſon néceſſaire avec l’action extérieure & viſible de celui qui commet l’un ou l’autre de ces Crimes : & l’action de tirer à ſoi la détente du Mouſquet par où l’on commet un meutre, & qui eſt peut-être la ſeule action viſible, n’a point de liaiſon naturelle avec les autres idées qui compoſent cette idée complexe, nommée meurtre ; leſquelles tirent uniquement leur union & leur combinaiſon de l’Entendement qui les aſſemble ſous un ſeul nom. Mais comme il fait cet aſſemblage ſans règle ou modèle, il faut néceſſairement que la ſignification du Nom qui déſigne de telles collections arbitraires, ſe trouve ſouvent différente dans l’Eſprit de différentes perſonnes qui ont à peine aucun modèle fixe ſur lequel ils règlent eux-mêmes leurs notions dans ces ſortes d’idées arbitraires.

§. 8.La propriété du Langage ne ſuffit pas pour remédier à cet inconvénient. L’on peut ſuppoſer à la vérité que l’Uſage commun qui règle la propriété du Langage, nous eſt de quelque ſecours en cette rencontre pour fixer la ſignification des Mots ; & l’on ne peut nier qu’il ne la fixe juſqu’à un certain point. Il eſt, dis-je, hors de doute que l’Uſage commun règle aſſez bien le ſens des Mots pour la converſation ordinaire. Mais comme perſonne n’a droit d’établir la ſignification préciſe des Mots, ni de déterminer à quelles idées chacun doit les attacher, l’Uſage ordinaire ne ſuffit pas pour nous autoriſer à les adapter à des Diſcours Philoſophiques : car à peine y a-t-il un nom d’aucune Idée fort complexe (pour ne pas parler des autres) qui dans l’Uſage ordinaire n’ait une ſignification fort vague & qui, ſans devenir impropre, ne puiſſe être fait ſigne d’Idées fort différentes. D’ailleurs, la règle & la meſure de la propriété des termes n’étant déterminée nulle part, on a ſouvent occaſion de diſputer ſi ſuivant la propriété du Langage on peut employer un mot d’une telle ou d’une telle maniére. Et de tout cela il s’enſuit fort viſiblement, que les noms de ces ſortes d’idées fort complexes ſont naturellement ſujets à cette imperfection d’avoir une ſignification douteuſe & incertaine ; & que même dans l’Eſprit de ceux qui déſirent ſincerement s’entendre l’un l’autre, ils ne ſignifient pas toûjours la même idée dans celui qui parle, & dans celui qui écoute. Quoi que les noms de Gloire & de Gratitude ſoient les mêmes dans la bouche de tout François qui parle la Langue de ſon Païs, cependant l’idée complexe que chacun a dans l’Eſprit, ou qu’il prétend ſignifier par l’un de ces noms, eſt apparemment fort différente dans l’uſage qu’en font des gens qui parlent cette même Langue.

§. 9.La maniére dont on apprend les noms des Modes mixtes contribuë encore à leur incertitude. D’ailleurs, la maniére dont on apprend ordinairement les noms des Modes mixtes, ne contribuë pas peu à rendre leur ſignification douteuſe. Car ſi nous prenons la peine de conſiderer comment les Enfans apprennent les Langues, nous trouverons, que, pour leur faire entendre ce que ſignifient les noms des Idées ſimples & des Subſtances, on leur montre ordinairement la choſe dont on veut qu’ils ayent l’idée, & qu’on leur dit pluſieurs fois le nom qui en eſt le ſigne, blanc, doux, lait, ſucre, chien, chat, &c. Mais pour ce qui eſt des Modes mixtes, & ſur-tout les plus importans, je veux dire ceux qui expriment des idées de Morale, d’ordinaire les Enfans apprennent prémiérement les ſons : & pour ſavoir enſuite quelles idées complexes ſont ſignifiées par ces ſons-là, ou ils en ſont redevables à d’autres qui les leur expliquent, ou (ce qui arrive le plus ſouvent) on s’en remet à leur ſagacité & à leurs propres obſervations. Et comme ils ne s’appliquent pas beaucoup à rechercher la veritable & préciſe ſignification des noms, il arrive que ces termes de Morales ne ſont guere autre choſe que de ſimples ſons dans la bouche de la plûpart des hommes : ou s’ils ont quelque ſignification, c’eſt pour l’ordinaire, une ſignification fort vague & fort indéterminée, & par conſéquent très-obſcure & très-confuſe. Ceux-là même qui ont été les plus exacts à déterminer le ſens qu’ils donnent à leurs notions, ont pourtant bien de la peine à éviter l’inconvénient de leur faire ſignifier des idées complexes, différentes de celles que d’autres perſonnes habiles attachent à ces mêmes noms. Où trouver, par exemple, un diſcours de Controverſe, ou un entretien familier ſur l’Honneur, la Foi, la Grace, la Religion, l’Egliſe, &c. où il ne ſoit pas facile de remarquer les différentes notions que les hommes ont de ces Choſes ; ce qui ne veut dire autre choſe, ſinon qu’ils ne conviennent point ſur la ſignification de ces Mots, & que les idées complexes qu’ils ont dans l’Eſprit & qu’ils leur font ſignifier, ne ſont pas les mêmes, de ſorte que toutes les Diſputes qui ſuivent de là, ne roulent en effet, que ſur la ſignification d’un ſon. Auſſi voyons-nous en conſéquence de cela qu’il n’y a point de fin aux interpretations des Loix, divines ou humaines : un Commentaire produit un autre Commentaire : une explication fournit de matiére à de nouvelles explications : & l’on ne ceſſe jamais de limiter, de diſtinguer, & de changer la ſignification de ces termes de Morale. Comme les hommes forment eux-mêmes ces Idées, ils peuvent les multiplier à l’infini, parce qu’ils ont toûjours le pouvoir de les former. Combien y a-t-il de gens qui fort ſatisfaits à la prémiére lecture, de la maniére dont ils entendoient un texte de l’Ecriture, ou une certaine clauſe dans le Code, en ont tout-à-fait perdu l’intelligence en conſultant les Commentateurs, dont les explications n’ont ſervi qu’à leur faire avoir des doutes, ou à augmenter ceux qu’ils avoient dejà, & à répandre des ténèbres ſur le paſſage en queſtion. Je ne dis pas cela pour donner à entendre que je croye les Commentaires inutiles, mais ſeulement pour faire voir combien les noms des Modes mixtes ſont naturellement incertains, dans la bouche même de ceux qui vouloient & pouvoient parler auſſi clairement que la Langue étoit capable d’exprimer leurs penſées.

§. 10.C’eſt ce qui rend les Anciens Auteurs inévitablement obſcurs. Il ſeroit inutile de faire remarquer quelle obſcurité doit avoir été inévitablement répanduë par ce moyen dans les Ecrits des hommes qui ont vêcu dans les temps reculez, & en différens Païs. Car le grand nombre de Volumes que de ſavans hommes ont écrit pour éclaircir ces Ouvrages, ne prouve que trop quelle attention, quelle étude, quelle pénétration, quelle force de raiſonnement eſt néceſſaire pour découvrir le veritable ſens des Anciens Auteurs. Mais comme il n’y a point d’Ouvrages dont importe extrêmement que nous nous mettions fort en peine de pénétrer le ſens, ou des Loix auxquelles nous devons obeïr & que nous ne pouvons mal expliquer ou tranſgreſſer ſans tomber dans de fâcheux inconvéniens, nous ſommes en droit de ne pas nous tourmenter beaucoup à pénétrer le ſens des autres Auteurs qui n’écrivent que leurs propres opinions : car nous ne ſommes pas plus obligez de nous inſtruire de ces opinions, qu’ils le ſont de ſavoir les nôtres. Comme notre bonheur ou notre malheur ne dépend point de leurs Decrets, nous pouvons ignorer leurs notions ſans courir aucun danger. Si donc en liſant leurs Ecrits nous voyons qu’ils n’employent pas les mots avec toute la clarté & la netteté requiſe, nous pouvons fort bien les mettre à quartier ſans leur faire aucun tort, & dire en nous-mêmes,

* Si non vis intelligi, debes negligi.
* Pourquoi ſe fatiguer à pouvoir te comprendre,
Si tu ne veux te faire entendre ?

§. 11. Si la ſignification des noms des Modes mixtes eſt incertaine, parce qu’il n’y a point de modèles réels, exiſtans dans la Nature, auxquels ces Idées puiſſent être rapportées, & par où elles puiſſent être réglées, les noms des Subſtances ſont équivoques par une raiſon toute contraire, je veux dire à cauſe que les idées qu’ils ſignifient ſont ſuppoſées conformes à la réalité des Choſes, & qu’elles ſont rapportées à des Modèles formez par la Nature. Dans nos Idées des Subſtances nous n’avons pas la liberté, comme dans les Modes mixtes, de faire telles combinaiſons que nous puiſſions ranger & nommer les choſes. Dans les idées des Subſtances nous ſommes obligez de ſuivre la Nature, de conformer nos idées complexes à des exiſtences réelles, & de règler la ſignification de leurs noms ſur les Choſes mêmes, ſi nous voulons que les noms que nous leur donnons, en ſoient les ſignes, & ſervent à les exprimer. A la vérité, nous avons en cette occaſion des modèles à ſuivre, mais des modèles qui rendront la ſignification de leurs noms fort incertaine, car les noms doivent avoir un ſens fort incertain & fort divers, lorſque les idées qu’ils ſignifient, ſe rapportent à des modèles hors de nous, qu’on ne peut abſolument point connoître, ou qu’on ne peut connoître que d’une maniére imparfaite, & incertaine.

§. 12.Les noms des Subſtances ſe rapportent prémiérement à des Eſſences réelles qui ne peuvent être connuës. Les noms des Subſtances ont dans l’uſage ordinaire un double rapport, comme on l’a dejà montré.

Prémiérement, on ſuppoſe quelquefois qu’ils ſignifient la conſtitution réelle des Choſes, & qu’ainſi leur ſignification s’accorde avec cette conſtitution, d’où découlent toutes leurs propriétez, & à quoi elles aboutiſſent toutes. Mais cette conſtitution réelle, ou (comme on l’appelle communément) cette eſſence nous étant entiérement inconnuë, tout ſon qu’on employe pour l’exprimer doit être fort incertain dans cet uſage, de ſorte qu’il nous ſera impoſſible, par exemple, de ſavoir quelles choſes ſont ou doivent être appellées Cheval ou Antimoine, ſi nous employons ces mots pour ſignifier des eſſences réelles, dont nous n’avons abſolument aucune idée. Comme dans cette ſuppoſition l’on rapporte les noms des Subſtances à des Modèles qui ne peuvent être connus, leurs ſignifications ne ſauroient être réglées & déterminées par ces Modèles.

§. 13.Secondement à des Qualitez qui coëxiſtent dans les Subſtances & qu’on ne connoit qu’imparfaitement. En ſecond lieu, ce que les noms des Subſtances ſignifient immédiatement, n’étant autre choſe que les Idées ſimples qu’on trouve coëxiſter dans les Subſtances, ces Idées entant que réunies dans les différentes Eſpèces des Choſes, ſont les veritables modèles, auxquels leurs noms ſe rapportent, & par leſquels on peut le mieux rectifier leurs ſignifications. Mais c’eſt à quoi ces Archetypes ne ſerviront pourtant pas ſi bien, qu’ils puiſſent exempter ces noms d’avoir des ſignifications fort différentes & fort incertaines, parce que ces Idées ſimples qui coëxiſtent & ſont unies dans un même ſujet, étant en très-grand nombre, & ayant toutes un égal droit d’entrer dans l’idée complexe & ſpécifique que le nom ſpécifique doit déſigner, il arrive qu’encore que les hommes ayent deſſein de conſiderer le même Sujet, ils s’en forment pourtant des idées fort différentes  : ce qui fait que le nom qu’ils employent pour l’exprimer, a infailliblement différentes ſignifications en différentes perſonnes. Les Qualitez qui compoſent ces Idées complexes, étant pour la plûpart des Puiſſances, par rapport aux changemens qu’elles ſont capables de produire dans les autres Corps, ou de recevoir des autres Corps, ſont preſque infinies. Qui conſiderera combien de divers changemens eſt capable de recevoir l’un des plus bas Métaux quel qu’il ſoit, ſeulement par la differente application du Feu, & combien plus il en reçoit entre les mains d’un Chymiſte par l’application d’autres Corps, ne trouvera nullement étrange de m’entendre dire qu’il n’eſt pas aiſé de raſſembler les propriétez de quelque ſorte de Corps que ce ſoit, & de connoître exactement par les différentes recherches où nos facultez peuvent nous conduire. Comme donc ces propriétez ſont du moins en ſi grand nombre que nul homme ne peut en connoître le nombre précis & défini, diverſes perſonnes ſont differentes découvertes ſelon la diverſité qui ſe trouve l’habileté, & l’attention, les moyens qu’ils employent à manier les Corps qui en ſont le ſujet : & par conſéquent ces perſonnes ne peuvent qu’avoir différentes idées de la même Subſtance, & rendre la ſignification de ſon nom commun, fort diverſe & fort incertaine. Car les idées complexes des Subſtances étant compoſées d’Idées ſimples qu’on ſuppoſe coexiſter dans la Nature, chacun à droit de renfermer dans ſon idée complexe les qualitez qu’il a trouvées jointes enſemble. En effet, quoi que dans la Subſtance que nous nommons Or, l’un ſe contente d’y comprendre la couleur & la peſanteur, un autre ſe figure que la capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale doit être auſſi néceſſairement jointe à cette couleur, dans l’idée qu’il a de l’Or, qu’un troiſiéme croit être en droit d’y faire entrer la fuſibilité ; parce que la capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale eſt une Qualité auſſi conſtamment unie à la couleur & à la peſanteur de l’Or, que la fuſibilité ou quelque autre Qualité que ce ſoit. D’autres y mettent la ductilité, la fixité, &c. ſelon qu’ils ont appris par tradition ou par expérience que ces propriétez ſe rencontrent dans cette Subſtance. Qui de tous ceux-là a établi la vraye ſignification du mot Or, ou qui choiſira-t-on pour la déterminer ? Chacun a ſon modèle dans la Nature, auquel il en appelle ; & c’eſt avec raiſon qu’il croit avoir autant de droit de renfermer dans ſon idée complexe ſignifiée par le mot Or, les Qualitez que l’expérience lui a fait voir jointes enſemble, qu’un autre qui n’a pas ſi bien examiné la choſe en a de les exclurre de ſon Idée, ou un troiſiéme d’y en mettre d’autres qu’il y a trouvées après de nouvelles expériences. Car l’union naturelle de ces Qualitez étant un véritable fondement pour les unir dans une ſeule idée complexe, l’on n’a aucun ſujet de dire que l’une de ces Qualitez doive être admiſe ou rejettée plûtôt que l’autre. D’où il s’enſuivra toûjours inévitablement, que les idées complexes des Subſtances, ſeront fort différentes dans l’Eſprit des gens qui ſe ſervent des mêmes noms pour les exprimer, & que la ſignification de ces noms ſera, par conſéquent, fort incertaine.

§. 14. Outre cela à peine y a-t-il une choſe exiſtante qui par quelqu’une de ſes Idées ſimples n’aît de la convenance avec un plus grand ou un plus petit nombre d’autres Etres particuliers. Qui déterminera dans ce cas, quelles ſont les idées qui doivent conſtituer la collection préciſe qui eſt ſignifiée par le nom ſpécifique ; ou qui a droit de définir quelles qualitez communes & viſibles doivent être excluës de la ſignification du nom de quelque Subſtance, ou quelles plus ſecretes & plus particuliéres y doivent entrer ? Toutes choſes qui conſiderées enſemble, ne manquent guere, ou plûtôt jamais de produire dans les noms des Subſtances cette variété & cette ambiguité de ſignification qui cauſe tant d’incertitude, de diſputes, & d’erreurs, lorſqu’on vient à les employer à un uſage Philoſophique.

§. 15.Malgré cette imperfection ces noms peuvent ſervir dans la converſation ordinaire, mais non pas dans des Diſcours Philoſophiques. A la vérité, dans le commerce civil & dans la converſation ordinaire, les noms généraux des Subſtances, déterminez dans leur ſignification vulgaire par quelques qualitez qui ſe préſentent d’elles-mêmes, (comme par la figure extérieure dans les choſes qui viennent par une propagation ſeminale & connuë, & dans la plûpart des autres Subſtances par la couleur, jointe à quelques autres Qualitez ſenſibles.) ces noms, dis-je, ſont aſſez bons pour déſigner les choſes dont les hommes veulent entretenir les autres : auſſi conçoit-on d’ordinaire aſſez bien quelles Subſtances ſont ſignifiées par le mot Or ou Pomme, pour pouvoir les diſtinguer l’une de l’autre. Mais dans des Recherches & des Contreverſes Philoſophiques, où il faut établir des véritez générales & tirer des conſéquences de certaines poſitions déterminées, on trouvera dans ce cas que la ſignification préciſe des noms des Subſtances n’eſt pas ſeulement bien établie, mais qu’il eſt même bien difficile qu’elle le ſoit. Par exemple, celui qui fera entrer dans ſon idée complexe de l’Or la malléabilité, ou un certain dégré de fixité, peut faire des propoſitions touchant l’Or, & en déduire de conſéquences qui découleront véritablement & clairement de cette ſignification particuliére du mot Or, mais qui ſont telles pourtant qu’un autre homme ne peut jamais être obligé d’admettre, ni être convaincu de leur vérité, s’il ne regarde point la malléabilité ou le même dégré de fixité, comme une partie de cette idée complexe que le mot Or ſignifie dans le ſens qu’il l’employe.

§. 16. C’eſt là une imperfection naturelle & preſque inévitablement attachée à preſque tous les noms des Subſtances dans toutes ſortes de Langues, ce que les hommes reconnoîtront ſans peine toutes les fois que renonçant aux notions confuſes ou indéterminées ils viendront à des recherches plus exactes & plus préciſes. Car alors ils verront combien ces Mots ſont douteux & obſcurs dans leur ſignification qui dans l’uſage ordinaire paroiſſoit fort claire & fort expreſſe. Je me trouvai un jour dans une Aſſemblée de Médecins habiles & pleins d’eſprit, où l’on vient à examiner par hazard ſi quelque liqueur paſſoit à travers les filaments des nerfs : les ſentimens furent partagez, & la diſpute dura aſſez long-temps, chacun propoſant de part & d’autre différens argumens pour appuyer ſon opinion. Comme je me ſuis mis dans l’Eſprit depuis long-temps, qu’il pourroit bien être que la plus grande partie des Diſputes roule plûtôt ſur la ſignification des Mots que ſur une différence réelle qui ſe trouve dans la maniére de concevoir les choſes, je m’aviſai de demander à ces Meſſieurs qu’avant que de pouſſer plus loin cette diſpute, ils vouluſſent prémiérement examiner & établir entr’eux ce que ſignifioit le mot de liqueur. Ils furent d’abord un peu ſurpris de cette propoſition ; & s’ils euſſent été moins polis, ils l’auroient peut-être regardée avec mépris comme frivole & extravagante, puiſqu’il n’y avoit perſonne dans cette Aſſemblée qui ne crût entendre parfaitement ce que ſignifioit le mot de liqueur, qui, je croi, n’eſt pas effectivement un des noms des Subſtances le plus embarraſſé. Quoi qu’il en ſoit, ils eurent la complaiſance de ceder à mes inſtances ; & ils trouvèrent enfin, après avoir examiné la choſe, que la ſignification de ce mot n’étoit pas ſi déterminée ni ſi certaine qu’ils l’avoient crû juſqu’alors, & qu’au contraire chacun d’eux le faiſoit ſigne d’une différente idée complexe. Ils virent par-là que le fort de leur diſpute rouloit ſur la ſignification de ce terme, & qu’ils convenoient tous à peu près de la même choſe, ſavoir que quelque matiére fluide & ſubtile paſſoit à travers les conduits des nerfs, quoi qu’il ne fût pas ſi facile de déterminer ſi cette matiére devoit porter le nom de liqueur, ou non : ce qui bien conſideré par chacun d’eux fut jugé indigne d’être un ſujet de diſpute.

§. 17.Exemple tiré du mot Or. J’aurai peut-être occaſion de faire remarquer ailleurs que c’eſt de là que dépend la plus grande partie des Diſputes où les hommes s’engagent avec tant de chaleur. Contentons-nous de conſiderer un peu plus exactement l’exemple du mot Or que nous avons propoſé ci-deſſus, & nous verrons combien il eſt difficile d’en déterminer préciſément ſa ſignification. Je croi que tout le monde s’accorde à lui faire ſignifier un Corps d’un certain jaune brillant ; & comme c’eſt l’idée à laquelle les Enfans ont attaché ce nom-là, l’endroit de la queuë d’un Paon qui a cette couleur jaune, eſt proprement Or à leur égard. D’autres trouvant la fuſibilité jointe à cette couleur jaune dans certaines parties de Matiéres, en font une idée complexe à laquelle ils donnent le nom d’Or pour déſigner une ſorte de Subſtance, & par-là excluent du privilege d’être Or tous ces Corps d’un jaune brillant que le Feu peut réduire en cendres, & n’admettent dans cette eſpèce, ou ne comprennent ſous le nom d’Or que les Subſtances qui ayant cette couleur jaune ſont fonduës par le feu, au lieu d’être réduites en cendres. Un autre par la même raiſon ajoûte la peſanteur, qui étant une qualité auſſi étroitement unie à cette couleur que la fuſibilité, a un égal droit, ſelon lui, d’être jointe à l’idée de cette Subſtance, & d’être renfermée dans le nom qu’on lui donne ; d’où il conclut que l’autre idée qui ne contient qu’un Corps d’une telle couleur & d’une telle fuſibilité eſt imparfaite, & ainſi de tout le reſte : en quoi perſonne ne peut donner aucune raiſon, pourquoi quelques-unes des Qualitez inſeparables qui ſont toûjours unies dans la Nature, devroient entrer dans l’eſſence nominale, & d’autres en devroient être excluës ; ou pourquoi le mot Or qui ſignifie cette ſorte de Corps dont eſt compoſée l’anneau que j’ai au doigt, devroit déterminer cette eſpèce par ſa couleur, par ſon poids & par ſa fuſibilité plûtôt que par ſa couleur, par ſon poids & par ſa capacité d’être diſſoute dans l’Eau Regale ; puiſque cette derniére propriété d’être diſſous dans cette liqueur en eſt auſſi inſéparable que la propriété d’être fondu par le feu : propriétez qui ne ſont toutes deux qu’un rapport que cette Subſtance a avec deux autres Corps, qui ont la puiſſance d’opérer différemment ſur elle. Car de quel droit la fuſibilité vient-elle à être une partie de l’Eſſence, ſignifiée par le mot Or, pendant que cette capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale n’en eſt qu’une propriété ? Ou bien, pourquoi ſa Couleur fait-elle partie de ſon eſſence, tandis que ſa malléabilité n’eſt regardée que comme une propriété ? Je veux dire par-là, que toutes ces choſes n’étant que des propriétez n’étant autre choſe que des puiſſances actives ou paſſives par rapport à d’autres Corps, perſonne n’a le droit de fixer la ſignification du mot Or, entant qu’il ſe rapporte à un tel Corps exiſtant dans la Nature, perſonne, dis-je, ne peut la fixer à une certaine collection d’Idées qu’on peut trouver dans ce Corps, plûtôt qu’à une autre. D’où il s’enſuit que la ſignification de ce mot doit être néceſſairement fort incertaine, puiſque différentes perſonnes obſervent différentes propriétez dans la même Subſtance, comme il a été dit ; & je croi pouvoir ajoûter, que perſonne ne les découvre toutes. Ce qui fait que nous n’avons que des deſcriptions fort imparfaites des Choſes, & que la ſignification des Mots eſt très-incertaine.

§. 18.Les noms des Idées ſimples ſont les moins douteux. De tout ce qu’on vient de dire, il eſt aiſé d’en conclurre ce qui a été remarqué ci-deſſus, Que les noms des Idées ſimples ſont le moins ſujets à équivoque, & cela, pour les raiſons ſuivantes. La prémiére, parce que chacune des idées qu’ils ſignifient n’étant qu’une ſimple perception, on les forme plus aiſément, & on les conſerve plus diſtinctement que celles qui ſont plus complexes ; & par conſéquent elles ſont moins ſujettes à cette incertitude qui accompagne ordinairement les idées complexes des Subſtances & des Modes mixtes, dans leſquelles on ne convient pas ſi facilement du nombre précis des idées ſimples dont elles ſont compoſées, qu’on ne retient pas non plus ſi bien. La ſeconde raiſon pourquoi l’on eſt moins ſujet à ſe méprendre dans les noms des idées ſimples, c’eſt qu’ils ne ſe rapportent à nulle autre eſſence qu’à la perception même que les choſes produiſent en nous & que ces noms ſignifient immédiatement ; lequel rapport eſt au contraire la véritable cauſe pourquoi la ſignification des noms des Subſtances eſt naturellement ſi perplexe, & donne occaſion à tant de diſputes. Ceux qui n’abuſent pas des termes pour tromper les autres ou pour ſe tromper eux-mêmes, ſe méprennent rarement dans une Langue qui leur eſt connuë, ſur l’uſage & la ſignification des noms des Idées ſimples : Blanc, doux, jaune, amer, ſont des mots dont le ſens ſe préſente auſſi-tôt d’une maniére préciſe, ou l’apperçoit ſans beaucoup de peine. Mais il n’eſt pas ſi aiſé de ſavoir quelle collection d’Idées ſimples eſt déſignée au juſte par les termes de Modeſtie ou de Frugalité, ſelon qu’ils ſont employez par une autre perſonne. Et quoi que nous ſoyons portez à croire que nous comprenons aſſez bien ce qu’on entend par Or ou par Fer, cependant il s’en faut bien que nous connoiſſions exactement l’idée complexe dont d’autres hommes ſe ſervent pour en être les ſignes ; & c’eſt fort rarement, à mon avis, qu’ils ſignifient préciſément la même collection d’idées, dans l’Eſprit de celui qui parle, & de celui qui écoute. Ce qui ne peut que produire des mécomptes & des diſputes, lorſque ces Mots ſont employez dans des Diſcours où les hommes font des propoſitions générales & voudroient établir dans leur Eſprit des véritez univerſelles, & conſiderer les conſéquences qui en découlent.

§. 19.Et après cela, ceux des Modes ſimples. Après les noms des idées ſimples, ceux des Modes ſimples ſont, par la même règle, le moins ſujets à être ambigus, & ſur-tout ceux des Figures & des Nombres dont on a des idées ſi claires & ſi diſtinctes. Car qui jamais a mal pris le ſens de ſept ou d’un Triangle, s’il a eu deſſein de comprendre ce que c’eſt ? Et en général on peut dire qu’en chaque Eſpèce les noms des Idées les moins compoſées ſont le moins douteux.

§. 20.Les noms les plus douteux ſont ceux des Modes mixtes, fort complexes, & des Subſtances. C’eſt pourquoi les Modes mixtes qui ne ſont compoſez que d’un petit nombre d’Idées ſimples les plus communes, ont ordinairement des noms dont la ſignification n’eſt par fort incertaine. Mais les noms des Modes mixtes qui contiennent un grand nombre d’Idées ſimples, ont communément des ſignifications fort douteuſes & fort indéterminées, comme nous l’avons déjà montré. Les noms des Subſtances qu’on attache à des idées qui ne ſont ni des Eſſences réelles ni des repréſentations exactes des Modèles auxquels elles ſe rapportent, ſont encore ſujets à une plus grande incertitude, ſur-tout quand nous les employons à un uſage Philoſophique.

§. 21.Pourquoi l’on rejette cette imperfection ſur les Mots. Comme la plus grande confuſion qui ſe trouve dans les noms des Subſtances procede pour l’ordinaire du défaut de connoiſſance & de l’incapacité où nous ſommes de découvrir leurs conſtitutions réelles, on pourra s’étonner avec quelque apparence de raiſon, que j’attache cette imperfection aux Mots, plûtôt que de la mettre ſur le compte de notre Entendement. Et cette Objection paroît ſi juſte, que je me crois obligé de dire pourquoi j’ai ſuivi cette méthode. J’avoûë donc que, lorſque je commençai cet Ouvrage, & long-temps après, il ne me vint nullement dans l’Eſprit qu’il fût néceſſairement de faire aucune réflexion ſur les Mots pour traiter cette matiére. Mais quand j’eus parcouru l’origine & la compoſition de nos Idées, & que je commençai à examiner l’étenduë & la certitude de nos Connoiſſances, je trouvai qu’elles ont une liaiſon ſi étroite avec nos paroles, qu’à moins qu’on n’eût conſideré auparavant avec exactitude, quelle eſt la force des Mots, & comment ils ſignifient les Choſes, on ne ſauroit guere parler clairement & raiſonnablement de la Connoiſſance, qui roulant uniquement ſur la Vérité eſt toûjours renfermée dans des Propoſitions. Et quoi qu’elle ſe termine aux Choſes, je m’apperçus que c’étoit principalement par l’intervention des Mots, qui par cette raiſon me ſembloient à peine capables d’être ſeparez de nos Connoiſſances générales. Il eſt du moins certain qu’ils s’interpoſent de telle maniére entre notre Eſprit & la vérité que l’Entendement veut contempler & comprendre, que ſemblables au Milieu par où paſſent les rayons des Objets viſibles, ils répandent ſouvent des nuages ſur nos yeux & impoſent à notre Entendement par le moyen de ce qu’ils ont d’obſcur & de confus. Si nous conſiderons que la plûplart des illuſions que les hommes ſe font à eux-mêmes, auſſi bien qu’aux autres, que la plûpart des mépriſes qui ſe trouvent dans leurs notions & dans leurs Diſputes viennent des Mots, & de leur ſignification incertaine ou mal-entenduë, nous aurons tout ſujet de croire que ce défaut n’eſt pas un petit obſtacle à la vraye & ſolide Connoiſſance. D’où je conclus qu’il eſt d’autant plus néceſſaire, que nous ſoyions ſoigneuſement avertis, que bien loin qu’on ait regardé cela comme un inconvénient, l’art d’augmenter cet inconvénient a fait la plus conſiderable partie de l’Etude des hommes, & a paſſé pour érudition, & pour ſubtilité d’Eſprit, comme nous le verrons dans le Chapitre ſuivant. Mais je ſuis tenté de croire, que, ſi l’on examinoit plus à fond les imperfections du Langage conſideré comme l’inſtrument de nos connoiſſances, & que le chemin de la Connoiſſance, & peut-être de la Paix ſeroit beaucoup plus ouvert aux hommes qu’il n’eſt encore.

§. 22.Cette incertitude des Mots nous devroit apprendre à être moderez, quand il s’agit d’impoſer aux autres le ſens que nous attribuons aux Anciens Auteurs. Une choſe au moins dont je ſuis aſſûré, c’eſt que dans toutes les Langues la ſignification des Mots dépendant extrêmement des penſées, des notions, & des idées de celui qui les employe, elle doit être inévitablement très-incertaine dans l’Eſprit de bien des gens du même Païs & qui parlent la même Langue. Cela eſt ſi viſible dans les Auteurs Grecs, que quiconque prendra la peine de feuilleter les Ecrits, trouvera dans preſque chacun d’eux un Langage différent, quoi qu’il ſe rencontre dans chaque Païs, nous ajoûtons celles que doit produire la différence des Païs, & l’éloignement des temps dans leſquels ceux qui ont parlé & écrit ont eu différentes notions, divers temperamens, différentes coûtumes, alluſions & figure de Langage, &c. chacune deſquelles choſes avoit quelque influence dans la ſignification des Mots, quoi que préſentement elles nous ſoient tout-à-fait inconnuës, la Raiſon nous obligera à avoir de l’indulgence & de la charité les uns pour les autres à l’égard des interpretations ou des faux ſens que les uns ou les autres donnent à ces Anciens Ecrits, puiſqu’encore qu’il nous importe beaucoup de les bien entendre, ils renferment d’inévitables difficultez, attachées au Langage, qui excepté les noms des Idées ſimples & quelques autres forts communs, ne ſauroit faire connoître d’une maniére claire & déterminée le ſens & l’intention de celui qui parle, à celui qui écoute, ſans de continuelles définitions des termes. Et dans les Diſcours de Religion, de Droit & de Morale, où les matiéres ſont d’une plus haute importance, on y trouvera auſſi de plus grandes difficultez.

§. 23. Le grand nombre de Commentaires qu’on a faits ſur le Vieux & ſur le Nouveau Teſtament, en ſont des preuves bien ſenſibles. Quoique tout ce qui eſt contenu dans le Texte ſoit infailliblement véritable, le Lecteur peut fort bien ſe tromper dans la maniére dont il l’explique, ou plûtôt il ne ſauroit éviter de tomber ſur cela dans quelque mépriſe. Et il ne faut pas s’étonner que la Volonté de Dieu, lorſqu’elle eſt ainſi revêtuë de paroles, ſoit ſujettes à des ambiguitez qui ſont inévitablement attachées à cette maniére de communication, puiſque ſon Fils même étoit ſujet à toutes les foibleſſes & à toutes les incommoditez de notre Nature, excepté le péché, tandis qu’il a été revêtu de la Chair humaine. Du reſte nous devons exalter ſa bonté de ce qu’il a daigné expoſer en caractéres ſi liſibles ſes Ouvrages & ſa Providence aux yeux de tout le Monde, & de ce qu’il a accordé au Genre Humain une aſſez grande meſure de Raiſon pour que ceux qui n’ont jamais entendu parler de ſa Parole écrite, ne puiſſent point douter de l’exiſtence d’un Dieu, ni de l’obéiſſance qui lui eſt duë, s’ils appliquent leur Eſprit à cette recherche. Puis donc que les Préceptes de la Religion Naturelle ſont clairs & tout-à-fait proportionnez à l’intelligence du Genre Humain, qu’ils ont rarement été mis en queſtion, & que d’ailleurs les autres Vérités revelées qui nous ſont inſtillées par des Livres & par le moyen des Langues, ſont ſujettes aux obſcuritez & aux difficultez qui ſont ordinaires & comme naturellement attachées aux Mots, ce ſeroit, ce me ſemble, une choſe bienſéante aux hommes de s’appliquer avec plus de ſoin & d’exactitude à l’obſervation des Loix naturelles, & d’être moins impérieux & moins déciſifs à impoſer aux autres le ſens qu’ils donnent aux Véritez que la Revelation nous propoſe.



CHAPITRE X.

De l’Abus des Mots.


§. 1. Abus des Mots.
OUtre l’imperfection naturelle au Langage, & l’obſcurité & la confuſion qu’il eſt ſi difficile d’éviter dans l’uſage des Mots, il y a pluſieurs fautes & pluſieurs négligences volontaires que les hommes commettent dans cette maniére de communiquer leurs penſées, par où ils rendent la ſignification de ces ſignes moins claire & moins diſtincte qu’elle ne devroit être naturellement.

§. 2. I. On ſe ſert de mots auxquels on n’attache aucune idée ou du moins aucune idée claire. Le prémier & le plus viſible abus qu’on commet en ce point, c’eſt qu’on ſe ſert de Mots auxquels on n’attache aucune idée claire & diſtincte, ou, qui pis eſt, qu’on établit ſignes, ſans leur faire ſignifier aucune choſe. On peut diſtinguer ces Mots en deux Claſſes.

I. Chacun peut remarquer dans toutes les Langues, certains Mots, qu’on trouvera, après les avoir examinez, ne ſignifier dans leur prémiére origine & dans leur uſage ordinaire, aucune idée claire & déterminée. La plûpart des Sectes de Philoſophie & de Religion en ont introduit quelques-uns. Leurs Auteurs ou leurs Promoteurs affectant des ſentimens ſinguliers & au deſſus de la portée ordinaire des hommes, ou bien voulant ſoûtenir quelque opinion étrange ou cacher quelque endroit foible de leurs Syſtêmes, ne manquent guère de fabriquer de nouveaux termes qu’on peut juſtement appeler de vains ſons, quand on vient à les examiner de près. Car ces mots ne contenant pas un amas déterminé d’idées qui leur ayent été aſſignées quand on les a inventez pour la prémiere fois : ou renfermant du moins des idées qu’on trouvera incompatibles après les avoir examinées, il ne faut pas s’étonner que dans la ſuite ce ne ſoient, dans l’uſage ordinaire qu’en fait le Parti, que de vains ſons qui ne ſignifient que peu de choſe, ou rien du tout parmi des gens qui ſe figurent qu’il ſuffit de les avoir ſouvent à la bouche, comme des caractéres diſtinctifs de leur Egliſe ou de leur Ecole, ſans ſe mettre beaucoup en peine d’examiner quelles ſont les idées préciſes que ces Mots ſignifient. Il n’eſt pas néceſſaire que j’entaſſe ici des exemples de ces ſortes de termes, chacun peut en remarquer aſſez grand nombre dans les Livres & dans la converſation : ou s’il en veut faire une plus ample proviſion, je croi qu’il trouvera dequoi ſe contenter pleinement chez les Scholaſtiques & les Metaphyſiciens, parmi leſquels on peut ranger, à mon avis, les Philoſophes de ces derniers ſiécles qui ont excité tant de diſputes ſur des Queſtions Phyſiques & Morales.

§. 3. II. Il y en a d’autres qui portent ces abus encore plus avant, prenant ſi peu garde de ne pas ſe ſervir des Mots qui dans leur prémier uſage ſont à peine attachez à quelque idée claire & diſtincte, que par une négligence inexcuſable, ils employent communément des Mots adoptez par l’Uſage de la Langue à des idées fort importantes, ſans y attacher eux-mêmes aucune idée diſtincte. Les mots de ſageſſe, de gloire, de grace, &c. ſont fort ſouvent dans la bouche des hommes : mais parmi ceux qui s’en ſervent, combien y en a-t-il qui, ſi l’on leur demandoit ce qu’ils entendent par-là, s’arrêteroient tout court, ſans ſavoir que répondre ? Preuve évidente qu’encore qu’ils ayent appris ces ſons & qu’ils les rappellent aiſément dans leur Mémoire, ils n’ont pourtant pas dans l’Eſprit des idées déterminées qui puiſſent être, pour ainſi dire, exhibées aux autres par le moyen de ces termes.

§. 4.Cela vient de ce qu’on apprend les mots avant que d’apprendre les idées qui leur appartiennent. Comme il eſt facile aux hommes d’apprendre & de retenir des Mots, & qu’ils ont été accoûtumez à cela dès le berceau avant qu’ils connuſſent ou qu’ils euſſent formé les idées complexes auxquelles les Mots ſont attachez ou qui doivent ſe trouver dans les Choſes dont ils ſont regardez comme les ſignes, ils continuent ordinairement d’en uſer de même pendant toute leur vie : de ſorte que ſans prendre la peine de fixer dans leur Eſprit des Idées déterminées, ils ſe ſervent des Mots pour déſigner les notions vagues & confuſes qu’ils ont dans l’Eſprit, contens des mêmes mots que les autres employent, comme ſi conſtamment le ſon même de ces mots devoit néceſſairement avoir le même ſens. Mais quoi que les hommes s’accommodent de ce deſordre dans les affaires ordinaires de la vie où ils ne laiſſent pas de ſe faire entendre en cas de beſoin, ſe ſervant de tant de différentes expreſſions qu’ils font enfin concevoir aux autres ce qu’ils veulent dire ; cependant lorſqu’ils viennent à raiſonner ſur leurs propres opinions, ou ſur leurs intérêts, ce défaut de ſignification dans leurs mots remplit viſiblement leur diſcours de quantité de vains ſons, & principalement ſur des points de Morale, où les mots ne ſignifiant pour l’ordinaire que des amas nombreux & arbitraires d’idées qui ne ſont point unies réguliérement & conſtamment dans la Nature, il arrive ſouvent qu’on ne penſe qu’au ſon des ſyllabes dont ces Mots ſont compoſez, ou du moins qu’à des notions fort obſcures & fort incertaines qu’on y a attachées. Les hommes prennent les mots qu’ils trouvent en uſage chez leurs Voiſins ; & pour ne pas paroître ignorer ce que ces mots ſignifient, ils les employent avec confiance ſans ſe mettre beaucoup en peine de les prendre en un ſens fixe & déterminé. Outre que cette conduite eſt commode, elle leur procure encore cet avantage, c’eſt que comme dans ces ſortes de diſcours il leur arrive rarement d’avoir raiſon, ils ſont auſſi rarement convaincus qu’ils ont tort : car entreprendre de tirer d’erreur ces gens qui n’ont point de notions déterminées, c’eſt vouloir dépoſſeder de ſon habitation un Vagabond qui n’a point de demeure fixe. C’eſt ainſi que j’imagine la choſe ; & chacun peut obſerver en lui-même & dans les autres, ce qui en eſt.

§. 5.II. On applique les mots d’une maniére inconſtante. En ſecond lieu, un autre grand abus qu’on commet en cette rencontre, c’eſt l’uſage inconſtant qu’on fait des mots. Il eſt difficile de trouver un Diſcours écrit ſur quelque ſujet & particuliérement de Controverſe où celui qui voudra le lire avec attention, ne s’apperçoive que les mêmes mots & pour l’ordinaire ceux qui ſont les plus eſſentiels dans le Diſcours & ſur leſquels roule le fort de la Queſtion, y ſont employez en divers ſens, tantôt une choſe, & tantôt une autre : procedé qu’on ne peut attribuer, s’il eſt volontaire, qu’à une extrême folie, ou à une grande malice. Un homme qui a un compte à faire avec un autre, peut auſſi honnêtement faire ſignifier aux caractéres des nombres quelquefois une certaine collection d’unitez & quelquefois une autre, prendre, par exemple, ce caractére 3, tantôt pour trois, tantôt pour quatre & quelquefois pour huit, qu’il peut dans un Diſcours ou dans un Raiſonnement employer les mêmes mots pour ſignifier différentes collection d’idées ſimples. S’il ſe trouvoit des gens qui en uſaſſent ainſi dans leurs comptes, qui, je vous prie, voudroit avoir affaire avec eux ? Il eſt viſible que quiconque parleroit de cette maniére dans les affaires du Monde, donnant à cette figure 8, quelquefois le nom de ſept, & quelquefois celui de neuf, ſelon qu’il y trouveroit mieux ſon compte, ſeroit regardé comme un fou ou un méchant homme. Cependant dans les Diſcours & dans les Diſputes des Savans cette maniére d’agir paſſe ordinairement pour ſubtilité & pour véritable ſavoir. Mais pour moi, je n’en juge point ainſi, & ſi j’oſe dire librement ma penſée, il me ſemble qu’un tel procedé eſt auſſi malhonnête que de mal placer les jettons en ſupputant un compte ; & que la tromperie eſt d’autant plus grande que la Vérité eſt d’une bien plus haute importance & d’un plus grand prix que l’Argent.

§. 6.III. Obſcurité affectée par de mauvaiſes applications qu’on fait des mots. Un troiſiéme abus qu’on fait du Langage, c’eſt une obſcurité affectée, ſoit en donnant à des termes d’uſage des ſignifications nouvelles & inuſitées, ſoit en introduiſant des termes nouveaux & ambigus ſans définir ni les uns ni les autres, ou bien en les joignant enſemble d’une maniére qui confonde le ſens qu’ils ont ordinairement. Quoi que la Philoſophie Peripateticienne ſe ſoit renduë remarquable par ce défaut, les autres Sectes n’en ont pourtant pas été tout-à-fait exemptes. A peine y en a-t-il aucune, (telle eſt l’imperfection des connoiſſances humaines) qui n’ait été embarraſſé de quelques difficultez qu’on a été contraint de couvrir par l’obſcurité des termes & en confondant la ſignification des Mots, afin que cette obſcurité fût comme un nuage devant les yeux du Peuple qui put l’empêcher de découvrir les endroits foibles de leur Hypotheſe. Quiconque eſt capable d’un peu de reflexion voit ſans peine que dans l’uſage ordinaire, Corps & Extenſion ſignifient deux idées diſtinctes ; cependant il y a des gens qui trouvent néceſſaire d’en confondre la ſignification. Il n’y a rien qui aît plus contribué à mettre en vogue le dangereux abus du Langage qui conſiſte à confondre la ſignification des termes, que la Logique & les Sciences, telles qu’on les a maniées dans les Ecoles ; & l’art de diſputer, qui a été en ſi grande admiration, a auſſi beaucoup augmenté les imperfections naturelles du Langage, tandis qu’on l’a fait ſervir à embrouiller la ſignification des Mots plûtôt qu’à découvrir la nature & la vérité des Choſes. En effet, qu’on jette les yeux ſur les ſavans Ecrits de cette eſpèce, & l’on verra que les Mots y ont un ſens plus obſcur, plus incertain & plus indéterminé que dans la Converſation ordinaire.

§. 7.La Logique & les Diſputes ont beaucoup contribué à cet abus. Cela doit être néceſſairement ainſi, par-tout où l’on juge de l’Eſprit & du Savoir des hommes par l’addreſſe qu’ils ont à diſputer. Et lors que la réputation & les récompenſes ſont attachées à ces ſortes de conquêtes, qui dépendent le plus ſouvent de la ſubtilité des mots, ce n’eſt pas merveille que l’Eſprit de l’homme étant tourné ce côté-là, confonde, embrouille, & ſubtiliſe la ſignification des ſons, en ſorte qu’il lui reſte toûjours quelque choſe à dire pour combattre ou pour défendre quelque Queſtion que ce ſoit, la Victoire étant adjugée non à celui qui a la Vérité de ſon côté, mais à celui qui parle le dernier dans la Diſpute.

§. 8.Cette obſcurité eſt fauſſement appellée ſubtilité. Quoi que ce ſoit une adreſſe bien inutile, & à mon avis, entierement propre à nous détourner du chemin de la Connoiſſance, elle a pourtant paſſé juſqu’ici pour ſubtilité & pénétration d’Eſprit, & a remporté l’applaudiſſement des Ecoles & d’une partie des Savans. Ce qui n’eſt pas fort ſurprenant : puiſque les anciens Philoſophes (j’entens ces Philoſophes ſubtils & chicaneurs que Lucien tourne ſi joliment & ſi raiſonnablement en ridicule) & depuis ce temps-là les Scholaſtiques, prétendant acquerir de la gloire & gagner l’eſtime des hommes par une connoiſſance univerſelle à laquelle il eſt bien plus aiſé de prétendre qu’il n’eſt facile de l’acquerir effectivement, ont trouvé par-là un bon moyen de couvrir leur ignorance par un tiſſu curieux mais inexplicable de paroles obſcures & de ſe faire admirer des autres hommes par des termes inintelligibles, d’autant plus propres à cauſer de l’admiration qu’ils peuvent être moins entendus ; bien qu’il paroiſſe par toute l’Hiſtoire que ces profonds Docteurs n’ont été, ni plus ſages, ni de plus grand ſervice que leurs Voiſins, & qu’ils n’ont pas fait grand bien aux hommes en général, ni aux Sociétez particuliéres dont ils ont fait partie ; à moins que ce ne ſoit une choſe utile à la vie humaine, & digne de louange & de récompenſe que de fabriquer de nouveaux mots ſans propoſer de nouvelles choſes auxquelles ils puiſſent être appliquez, ou d’embrouiller & d’obſcurcir la ſignification de ceux qui ſont déjà uſitez, & par-là de mettre tout en queſtion & en diſpute.

§. 9.Ce Savoir ne fait pas grand bien à la Société. En effet, ces ſavans Diſputeurs, ces Docteurs ſi capables & ſi intelligens ont eu beau paroître dans le Monde avec toute leur Science, c’eſt à des Politiques qui ignorent cette doctrine des Ecoles que les Gouvernemens du Monde doivent leur tranquillité, leur défenſe & leur liberté : & c’eſt de la Mechanique, toute idiote & mépriſée qu’elle eſt (car ce nom eſt diſgracié dans le Monde) c’eſt de la Mechanique, dis-je, exercée par des gens ſans Lettres que nous viennent ces Arts ſi utiles à la vie, qu’on perfectionne tous les jours. Cependant le ſavoir qui s’eſt introduit dans les Ecoles, a fait entiérement prévaloir dans ces derniers ſiécles cette ignorance artificielle, & ce docte jargon, qui par-là a été en ſi grand crédit dans le Monde qu’il a engagé les gens de loiſir & d’eſprit dans mille diſputes embarraſſées ſur des mots inintelligibles ; Labyrinthe où l’admiration des Ignorans & des Idiots qui prennent pour ſavoir profond tout ce qu’ils n’entendent pas, les a retenus, bon gré, malgré qu’ils en euſſent. D’ailleurs, il n’y a point de meilleur moyen pour mettre en vogue ou pour défendre des doctrines étranges & abſurdes que de les munir d’une legion de mots obſcurs, douteux, & indéterminez. Ce qui pourtant rend ces retraites bien plus ſemblables à des Cavernes de Brigands ou à des Taniéres de Renards qu’à des Fortereſſes de généreux Guerriers. Que s’il eſt mal aiſé d’en chaſſer ceux qui s’y réfugient, ce n’eſt pas à cauſe de la force de ces Lieux-là, mais à cauſe des ronces, des épines & de l’obſcurité des Buiſſons dont ils ſont environnez. Car la Fauſſeté étant par elle-même incompatible avec l’Eſprit de l’homme, il n’y a que l’obſcurité qui puiſſe ſervir de défenſe à ce qui eſt abſurde.

§. 10.Il détruit au contraire les inſtrumens de l’inſtruction & de la converſation. C’eſt ainſi que cette docte Ignorance, que cet Art qui ne tend qu’à éloigner de la véritable connoiſſance les gens mêmes qui cherchent à s’inſtruire, a été provigné dans le Monde & a répandu des ténèbres dans l’Entendement, en prétendant l’éclairer. Car nous voyons tous les jours que d’autres perſonnes de bon ſens qui par leur éducation n’ont pas été dreſſez à cette eſpèce de ſubtilité, peuvent exprimer nettement leurs penſées les uns aux autres & ſe ſervir utilement du Langage en le prenant dans ſa ſimplicité naturelle. Mais quoi que les gens ſans étude entendent aſſez bien les mots blanc & noir, & qu’ils ayent des notions conſtantes des idées que ces mots ſignifient, il s’eſt trouvé de Philoſophes qui avoient aſſez de ſavoir & de ſubtilité pour prouver que la Neige eſt noire, c’eſt-à-dire, que le blanc eſt noir ; par où ils avoient l’avantage d’anéantir les inſtrumens du Diſcours, de la Converſation, de l’inſtruction, & de la Societé, tout leur art & toute leur ſubtilité n’aboutiſſant à autre choſe qu’à brouiller & confondre la ſignification des Mots, & à rendre ainſi le Langage moins utile qu’il ne l’eſt par ſes défauts réels : Admirable talent, qui a été inconnu juſqu’ici aux gens ſans lettres !

§. 11.Il eſt auſſi utile que le ſeroit l’art de confondre les caractéres. Ces ſortes de Savans ſervent autant à éclairer l’Entendement des hommes & à leur procurer des commoditez dans ce Monde, que celui qui altérant la ſignification des Caractéres déja connus, ſeroit voir dans ſes Ecrits par une ſavante ſubtilité fort ſuperieure à la capacité d’un Eſprit idiot, groſſier & vulgaire, qu’il peut mettre un A pour un B, & un D pour un E, &c. au grand étonnement de ſon Lecteur à qui une telle invention ſeroit fort avantageuſe : car employer le mot de noir qu’on reconnoît univerſellement ſignifier une certaine idée ſimple, pour exprimer une autre idée, ou une idée contraire, c’eſt-à-dire, appeller la neige noire, c’eſt une auſſi grande extravagance que de mettre ce caractére A à qui l’on eſt convenu de faire ſignifier une modification de ſon, fait un certain mouvement des organes de la Parole, pour B à qui l’on eſt convenu de faire ſignifier une autre modification de ſon, produite par un autre mouvement des mêmes Organes.

§. 12.Cet art d’obſcurcir les mots a embrouillé la Religion & la Juſtice. Mais ce mal ne s’eſt pas arrêté aux pointilleries de Logique, ou à de vaines ſpéculations, il s’eſt inſinué dans ce qui intéreſſe le plus la vie & la Société humaine, ayant obſcurci & embrouillé les véritez les plus importantes du Droit & de la Théologie, & jetté le deſordre & l’incertitude dans les affaires du Genre Humain : de ſorte que s’il n’a pas détruit ces deux grandes Règles des actions de l’homme, la Religion & la Juſtice, il les a renduës en grand’ partie inutiles. A quoi ont ſervi la plûpart des Commentaires & des Contreverſes ſur les Loix de Dieu & des hommes, qu’à en rendre le ſens plus douteux & plus embarraſſé ? Combien de diſtinctions curieuſes, multipliées ſans fin, combien de ſubtilitez délicates a-t-on inventé ? Et qu’ont-elles produit que l’obſcurité & l’incertitude, en rendant les mots plus inintelligibles, & en depaïſant davantage le Lecteur ? Si cela n’étoit, d’où vient qu’on entend ſi facilement les Princes dans les ordres communs qu’ils donnent de bouche ou par écrit, & qu’ils ſont ſi peu intelligibles dans les Loix qu’ils preſcrivent à leurs Peuples ? Et n’arrive-t-il pas ſouvent, comme il a été remarqué ci-deſſus, qu’un homme d’une capacité ordinaire liſant un paſſage de l’Ecriture, ou une Loi, l’entend fort bien, juſqu’à ce qu’il aît conſulté un Interprete ou un Avocat, qui après avoir employé beaucoup de temps à expliquer ces endroits, fait en ſorte que les Mots ne ſignifient rien du tout, ou qu’ils ſignifient tout ce qu’il lui plaît ?

§. 13.Il ne doit pas paſſer pour ſavoir. Je ne prétens point examiner, en cet endroit, ſi quelques-uns de ceux qui exercent ces Profeſſions ont introduit ce deſordre pour l’intérêt du Parti ; mais je laiſſe à penſer s’il ne ſeroit pas avantageux aux hommes, à qui il importe de connoître les choſes comme ſont & de faire ce qu’ils doivent, & non d’employer leur vie à diſcourir de ces choſes à perte de vuë, ou à ſe jouer ſur des mots, ſi, dis-je, il ne vaudroit pas mieux qu’on rendît l’uſage des mots ſimples & direct, & que le Langage qui nous a été donné pour nous perfectionner dans la connoiſſance de la Vérité, & pour lier les hommes en ſociété, ne fût point employé à obſcurcir la Vérité, à confondre les droits des Peuples, & à couvrir la Morale & la Religion de ténèbres impénétrables ; ou que du moins, ſi cela doit arriver ainſi, on ne le fît point paſſer pour connoiſſance & pour véritable ſavoir ?

§. 14.Autre abus de Langage ; prendre les mots pour des choſes. En quatriéme lieu, un grand abus qu’on fait des Mots, c’eſt qu’on les prend pour des Choſes. Quoi que cela regarde en quelque maniére tous les noms en général, il arrive plus particulièrement à l’égard des noms des Subſtances ; & ceux-là ſont ſur-tout ſujets à commettre cet abus qui renferment leurs penſées dans un certain Syſtême, & ſe laiſſent fortement prévenir en faveur de quelque Hypotheſe reçue qu’ils croyent ſans défauts, par où ils viennent à ſe perſuader que les termes de cette Secte ſont ſi conformes à la nature des choſes, qu’ils répondent parfaitement à leur exiſtence réelle. Qui eſt-ce, par exemple, qui ayant été élevé dans la Philoſophie Peripateticienne ne ſe figure que les dix noms ſous leſquels ſont rangez les dix Prédicamens ſont exactement conformes à la nature des Choſes ? Qui dans cette Ecole n’eſt pas perſuadé que les Formes Subſtantielles, les Ames vegetatives, l’horreur du Vuide, les Eſpèces intentionnelles, &c. ſont quelque choſe de réel ? Comme ils ont appris ces mots en commençant leurs Etudes & qu’ils ont trouvé que leurs Maîtres, & les Syſtêmes qu’on leur mettoit entre les mains, faiſoient beaucoup de fond ſur ces termes-là, ils ne ſauroient ſe mettre dans l’Eſprit que ces mots ne ſont pas conformes aux choſes mêmes, & qu’ils ne repréſentent aucun Etre réellement exiſtant. Les Platoniciens ont leur Ame du Monde, & les Epicuriens la tendance de leurs Atomes vers le Mouvement, dans le temps qu’ils ſont en repos. A peine y a-t-il aucune Secte de Philoſophie qui n’aît un amas diſtinct de termes que les autres n’entendent point. Et enfin ce jargon, qui, vû la foibleſſe de l’Entendement Humain, eſt ſi propre à pallier l’ignorance des hommes & à couvrir leurs erreurs, devenant familier à ceux de la même Secte, il paſſe dans leur Eſprit pour ce qu’il y a de plus eſſentiel dans la Langue, & de plus expreſſif dans le Diſcours. Si les véhicules aëriens & éthériens du Docteur More euſſent été une fois généralement introduits dans quelque endroit du Monde où cette Doctrine eût prévalu, ces termes auroient fait ſans doute d’aſſez fortes impreſſions ſur les Eſprits des hommes pour leur perſuader l’exiſtence réelle de ces vehicules, tout auſſi bien qu’on a été ci-devant entêté des Formes ſubſtantielles, & des Eſpèces intentionnelles.

§. 15.Exemple ſur le mot de Matiére. Pour être pleinement convaincu, combien des noms pris pour des choſes ſont propres à jetter l’Entendement dans l’erreur, il ne faut que lire avec attention les Ecrits des Philoſophes. Et peut-être y en verra-t-on des preuves dans des mots qu’on ne s’aviſe guére de ſoupçonner de ce défaut. Je me contenterai d’en propoſer un ſeul, & qui eſt fort commun. Combien de diſputes embarraſſées n’a-t-on pas excité ſur la Matiére, comme ſi c’étoit un certain Etre réellement exiſtant dans la Nature, diſtinct du Corps, & cela parce que le mot de Matiére ſignifie une idée diſtincte de celle du Corps, ce qui eſt de la derniére évidence ; car ſi les idées que ces deux termes ſignifient, étoient préciſément les mêmes, on pourroit les mettre indifféremment en tous lieux l’une à la place de l’autre. Or il eſt viſible que, quoi qu’on puiſſe dire, que le Corps compoſe toutes les Matiéres. Nous diſons ordinairement, Un Corps eſt plus grand qu’un autre, mais ce ſeroit une façon de parler bien choquante & dont on ne s’eſt jamais aviſé de ſe ſervir, à ce que je croi, que de dire, Une matiére eſt plus grande qu’un autre. Pourquoi cela ? C’eſt qu’encore que la Matiére & le Corps ne ſoient pas réellement diſtincts, mais que l’un ſoit par-tout où eſt l’autre, cependant la Matiére & le Corps ſignifient deux différentes conceptions, dont l’une eſt incomplete, & n’eſt qu’une partie de l’autre. Car le Corps ſignifie une ſubſtance ſolide, étenduë, & figurée, dont la Matiére n’eſt qu’une conception partiale & plus confuſe, qu’on n’employe, ce me ſemble, que pour exprimer la Subſtance & la ſolidité du Corps ſans conſiderer ſon étenduë & ſa figure. C’eſt pour cela qu’en parlant de la Matiére, nous en parlons comme d’une choſe unique, parce qu’en effet elle ne renferme que l’idée d’une Subſtance ſolide qui eſt par-tout la même ; qui eſt par-tout uniforme. Telle étant notre idée de la Matiére, nous ne concevons non plus différentes Matiéres dans le Monde que différentes ſoliditez, nous ne parlons non plus de différentes Matiéres que de différentes ſoliditez, quoi que nous imaginions différents Corps & que nous en parlions à tout moment, parce que l’étenduë & la figure ſont capables de variation. Mais comme la ſolidité ne ſauroit exiſter ſans étenduë & ſans figure, dès qu’on a pris la Matiére pour un nom de quelque choſe qui exiſtoit réellement ſous cette préciſion, cette penſée a produit ſans doute tous ces diſcours obſcurs & inintelligibles, toutes ces Diſputes embrouillées ſur la Matiére prémiére qui ont rempli la tête & les livres des Philoſophes. Je laiſſe à penſer juſqu’à quel point cet abus peut regarder quantité d’autres termes généraux. Ce que je crois du moins pouvoir aſſûrer, c’eſt qu’il y auroit beaucoup moins de diſputes dans le Monde, ſi les Mots étoient pris pour ce qu’ils ſont, ſeulement pour des ſignes de nos Idées, & non pour les Choſes mêmes. Car lorſque nous raiſonnons ſur la Matiére ou ſur tel autre terme, nous ne raiſonnons effectivement que ſur l’idée que nous exprimons par ce ſon, ſoit que cette idée préciſe convienne avec quelque choſe qui exiſte réellement dans la Nature, ou non. Et ſi les hommes vouloient dire quelles idées ils attachent aux Mots dont ils ſe ſervent, il ne pourroit point y avoir la moitié tant d’obſcuritez ou de diſputes dans la recherche ou dans la défenſe de la Vérité, qu’il y en a.

§. 16.C’eſt ce qui perpetuë les Erreurs. Mais quelque inconvénient qui naiſſe de cet abus des Mots, je ſuis aſſuré que par le conſtant & ordinaire uſage qu’on en ait en ce ſens, ils entraînent les hommes dans des notions fort éloignées de la vérité des Choſes. En effet, il ſeroit bien mal-aiſé de perſuader à quelqu’un que les mots dont ſe ſert ſon Pére, ſon Maître, ſon Curé, ou quelque autre vénérable Docteur ne ſignifient rien qui exiſte réellement dans le Monde : Prévention qui n’eſt peut-être pas l’une des moindres raiſons pourquoi il eſt ſi difficile de déſabuſer les hommes de leurs erreurs, même dans des Opinions purement Philoſophiques, & où ils n’ont point d’autre intérêt que la Vérité. Car les mots auxquels ils ont été accoûtumez depuis long-temps, demeurant fortement imprimez dans leur Eſprit, ce n’eſt pas merveille que l’on n’en puiſſe éloigner les fauſſes notions qui y ſont attachées.

§. 17.V. On prend les mots pour ce qu’ils ne ſignifient en aucune maniére. Un cinquiéme abus qu’on fait des Mots, c’eſt de les mettre à la place des choſes qu’ils ne ſignifient ni ne peuvent ſignifier en aucune maniére. On peut obſerver à l’égard des noms généraux des Subſtances, dont nous ne connoiſſons que les eſſences nominales, comme nous l’avons déjà prouvé, que, lorſque nous en formons des propoſitions, & que nous affirmons ou nions quelque choſe ſur leur ſujet, nous avons accoûtumé de ſuppoſer ou de prétendre tacitement que ces noms ſignifient l’eſſence réelle d’une certaine eſpèce de Subſtances. Car lorſqu’un homme dit, L’Or eſt malléable, il entend & voudroit donner à entendre quelque choſe de plus que ceci, Ce que j’appelle Or, est malléable, (quoi que dans le fond cela ne ſignifie pas autre choſe) prétendant faire entendre par-là, que l’Or, c’eſt-à-dire, ce qui a l’eſſence réelle de l’Or eſt malléable ; ce qui revient à ceci, Que la Malléabilité dépend & eſt inſéparable de l’eſſence réelle de l’Or. Mais ſi un homme ignore en quoi conſiſte cette eſſence réelle, la Malléabilité n’eſt pas jointe effectivement dans ſon Eſprit avec une eſſence qu’il ne connoit pas, mais ſeulement avec le ſon Or qu’il met à la place de cette eſſence. Ainſi, quand nous diſons que c’eſt bien définir l’Homme que de dire qu’il eſt un Animal raiſonnable, & qu’au contraire c’eſt le mal définir que de dire que c’eſt un Animal ſans plume, à deux piés, avec de larges ongles, il eſt viſible que nous ſuppoſons que le nom d’homme ſignifie dans ce cas-là l’eſſence réelle d’une Eſpèce, & que c’eſt autant que ſi l’on diſoit, qu’un Animal raiſonnable renferme une meilleure deſcription de cette Eſſence réelle, qu’un Animal à deux piés, ſans plume, & avec de larges ongles. Car autrement, pourquoi Platon ne pouvoit-il pas faire ſignifier auſſi proprement au mot ἄνθρωπος ou homme, une idée complexe, compoſée des idées d’un Corps diſtingué des autres par une certaine figure & par d’autres apparences extérieures, qu’Ariſtote a pû former une idée complexe qu’il a nommé ἄνθρωπος ou homme, compoſée d’un Corps & de la faculté de raiſonner qu’il a joint enſemble ; à moins qu’on ne ſuppoſe que le mot ἄνθρωπος ou homme ſignifie quelque autre choſe que ce qu’il ſignifie, & qu’il tient la place de quelque autre choſe que de l’idée qu’un homme déclare vouloir exprimer par ce mot.

§. 18.Comme, lorſqu’on les met pour les eſſences réelles des Subſtances. A la vérité, les noms des Subſtances ſeroient beaucoup plus commodes, & les Propoſitions qu’on formeroit ſur ces noms, beaucoup plus certaines, ſi les eſſences réelles des Subſtances étoient les idées mêmes que nous avons dans l’Eſprit & que ces noms ſignifient. Et c’eſt parce que ces eſſences réelles nous manquent, que nos paroles répandent ſi peu de lumiére ou de certitude dans les Diſcours que nous faiſons ſur les Subſtances. C’eſt pour cela que l’Eſprit voulant écarter cette imperfection autant qu’il peut, ſuppoſe tacitement que les mots ſignifient une choſe qui a cette eſſence réelle, comme ſi par-là il en approchoit de plus près. Car quoi que le mot Homme ou Or ne ſignifie effectivement autre choſe qu’une idée complexe de propriétez, jointes enſemble dans une certaine ſorte de Subſtance ; cependant à peine ſe trouve-t-il une perſonne qui dans l’uſage de ces Mots ne ſuppoſe que chacun d’eux ſignifie une choſe qui a l’eſſence réelle, d’où dépendent ces propriétez. Mais tant s’en faut que l’imperfection de nos Mots diminuë par ce moyen, qu’au contraire elle eſt augmentée par l’abus viſible que nous en faiſons en leur voulant faire ſignifier quelque choſe dont le nom que nous donnons à notre idée complexe, ne peut abſolument point être le ſigne ; parce qu’elle n’eſt point renfermée dans cette idée.

§. 19.Ce qui fait que nous ne croyons pas que chaque changement qui arrive dans note idée d’une Subſtance n’en change pas l’Eſpèce. Nous voyons en cela la raiſon pourquoi à l’égard des Modes mixtes dès qu’une des idées qui entrent dans la compoſition d’un Mode complexe, eſt excluë ou changée, on reconnoit auſſi-tôt qu’il eſt autre choſe, c’eſt-à-dire qu’il eſt d’une autre Eſpèce, comme il paroît viſiblement par ces mots ([15]) meurtre, aſſaſſinat, parricide, &c. La raiſon de cela, c’eſt que l’idée complexe ſignifiée par le nom d’un Mode mixte eſt l’eſſence réelle auſſi bien que la nominale, & qu’il n’y a point de ſecret rapport de ce nom à l’égard des Subſtances. Car quoi que dans celle que nous nommons Or, l’un mette dans ſon idée complexe ce qu’un autre omet, & au contraire ; les hommes ne croyent pourtant pas que pour cela l’Eſpèce ſoit changée, parce qu’en eux-mêmes ils rapportent ſecretement ce nom à une eſſence réelle & immuable d’une Choſe exiſtante, de laquelle eſſence ces Propriétez dépendent & à laquelle ils ſuppoſent que ce nom eſt attaché. Celui qui ajoûte à ſon idée complexe de l’Or celle de fixité ou de capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale, qu’il n’y mettoit pas auparavant, ne paſſe pas pour avoir changé l’Eſpèce, mais ſeulement pour avoir une idée plus parfaite en ajoûtant une autre idée ſimple qui eſt toûjours actuellement jointe aux autres, dont étoit compoſée la prémiére idée complexe. Mais bien loin que ce rapport du nom à une choſe dont nous n’avons point d’idée, nous ſoit de quelque ſecours, il ne ſert qu’à nous jetter dans de plus grandes difficultez. Car par ce ſecret rapport à l’eſſence réelle d’une certaine eſpèce de Corps, le mot Or par exemple, (qui étant pris pour une collection plus ou moins parfaite d’Idées ſimples, ſert aſſez bien dans la Converſation ordinaire à déſigner cette ſorte de corps) vient à n’avoir abſolument aucune ſignification, ſi on le prend pour quelque choſe dont nous n’avons nulle idée ; & par ce moyen il ne peut ſignifier quoi que ce ſoit, lorſque le Corps lui-même eſt hors de vûë. Car bien qu’on puiſſe ſe figurer que c’eſt la même choſe de raiſonner ſur le nom d’Or, & ſur une partie de ce Corps même, comme ſur une feuille d’or qui eſt devant nos yeux, & que dans le Diſcours ordinaire nous ſoyons obligez de mettre le nom à la place de la choſe même, on trouvera pourtant, ſi l’on y prend bien garde, que c’eſt une choſe entiérement différente.

§. 20.La cauſe de cet abus, c’eſt qu’on ſuppoſe que la Nature agit toûjours régulierement. Ce qui, je croi, diſpoſe ſi fort les hommes à mettre les noms à la place des eſſences réelles des Eſpèces, c’eſt la ſuppoſition dont nous avons dejà parlé, que la Nature agit régulierment dans la production des choſes, & fixe des bornes à chacune de ces Eſpèces en donnant exactement la même conſtitution réelle & intérieure à chaque Individu que nous rangeons ſous un nom général. Mais quiconque obſerve leurs différentes qualitez, ne peut guere douter que pluſieurs des Individus qui portent le même nom, ne ſoient auſſi différens l’un de l’autre dans leur conſitution intérieure, que pluſieurs de ceux qui ſont rangez ſous différens noms ſpécifiques. Cependant cette ſuppoſition qu’on fait, que la même conſtitution intérieure ſuit toûjours le même nom ſpécifique, porte les hommes à prendre ces noms pour des repréſentations de ces eſſences réelles ; quoi que dans le fond ils ne ſignifient autre choſe que les idées complexes qu’on a dans l’Eſprit quand on ſe ſert de ces noms-là. De ſorte que ſignifiant, pour ainſi dire, une certaine choſe & étant mis à la place d’un autre, ils ne peuvent qu’apporter beaucoup d’incertitude dans les Diſcours des hommes, & ſur-tout, de ceux dont l’Eſprit a été entierement imbu de la doctrine des formes ſubſtantielles, par laquelle ils ſont fortement perſuadez que les différentes Eſpèces des choſes ſont déterminées & diſtinguées avec la derniere exactitude.

§. 21.Cet abus eſt fondé ſur deux fauſſes ſuppoſitions. Mais quelque abſurdité qu’il y ait à faire ſignifier aux noms que nous donnons aux choſes, des idées que nous n’avons pas, ou (ce qui eſt la même choſe) des eſſences qui nous ſont inconnuës, ce qui eſt en effet rendre nos paroles ſignes d’un Rien, il eſt pourtant évident à quiconque reflêchit un peu ſur l’uſage que les hommes font des mots, que rien n’eſt plus ordinaire. Quand un homme demande ſi telle ou telle choſe qu’il voit, (que ce ſoit un Magot ou un Fœtus monſtrueux) eſt un homme ou non, il eſt viſible que la queſtion n’eſt pas ſi cette choſe particuliére convient avec l’idée complexe que cette perſonne a dans l’Eſprit & qu’il ſignifie par le nom d’homme, mais ſi elle renferme l’eſſence réelle d’une Eſpèce de choſes ; laquelle eſſence il ſuppoſe que le nom d’homme ſignifie. Maniére d’employer les noms des Subſtances qui contient ces deux fauſſes ſuppoſitions.

La prémiére, qu’il y a certaines Eſſences préciſes ſelon leſquelles la Nature forme toutes les choſes particuliéres, & par où elles ſont diſtinguées en Eſpèces. Il eſt hors de doute que chaque choſe a une conſtitution réelle par où elle eſt ce qu’elle eſt, & d’où dépendent ſes Qualitez ſenſibles : mais je penſe avoir prouvé que ce n’eſt pas là ce qui fait la diſtinction des Eſpèces, de la maniére que nous les rangeons, ni ce qui en détermine les noms.

Secondement, cet uſage des Mots donne tacitement à entendre que nous avons des idées de ces Eſſences. Car autrement, à quoi bon rechercher ſi telle ou telle choſe à l’eſſence réelle de l’Eſpèce que nous nommons homme, ſi nous ne ſuppoſons pas qu’il y a une telle eſſence ſpécifique qui eſt connuë ? Ce qui pourtant eſt tout-à-fait faux ; d’où il s’enſuit que cette application des noms par où nous voudrions leur faire ſignifier des idées que nous n’avons pas, doit apporter néceſſairement bien du deſordre dans les Diſcours & dans les Raiſonnemens qu’on fait ſur ces noms-là, & cauſer de grands inconveniens dans la communication que nous avons enſemble par le moyen des Mots.

§. 22.VI. On abuſe encore des mots en ſuppoſant qu’ils ont une ſignification certaine & évidente. En ſixiéme lieu, un autre abus qu’on fait des Mots, & qui eſt plus général quoi que peut-être moins remarqué, c’eſt que les hommes étant accoûtumez par un long & familier uſage, à leur attacher certaines idées, ſont portez à ſe figurer qu’il y a une liaiſon étroite & ſi néceſſaire entre les noms & la ſignification qu’on leur donne, qu’ils ſuppoſent ſans peine qu’on ne peut qu’en comprendre le ſens, & qu’il faut, pour cet effet, recevoir les mots qui entrent dans le diſcours ſans en demander la ſignification comme s’il étoit indubitable que dans l’uſage de ces ſons ordinaires & uſitez, celui qui parle & celui qui écoute ayent néceſſairement & préciſément la même idée ; d’où ils concluent, que, lorſqu’ils ſe ſont ſervis de quelque terme dans leur Diſcours, ils ont par ce moyen mis, pour ainſi dire, devant les yeux des autres comme ſi naturellement ils avoient au juſte la ſignification qu’ils ont accoûtumé eux-mêmes de leur donner, ils ne ſe mettent nullement en peine d’expliquer le ſens qu’ils attachent aux mots, ou d’entendre nettement celui que les autres leur donnent. C’eſt ce qui produit communément bien du bruit & des diſputes qui ne contribuent en rien à l’avancement ou à la connoiſſance de la Vérité, tandis qu’on ſe figure que les Mots ſont des ſignes conſtans & réglez de notions que tout le monde leur attache d’un commun accord, quoi que dans le fond ce ne ſoient que des ſignes arbitraires & variables des idées que chacun a dans l’Eſprit. Cependant, les hommes trouvent fort étrange qu’on s’aviſe quelquefois de leur demander dans un Entretien ou dans la Diſpute, où cela eſt abſolument néceſſaire, quelle eſt la ſignification des mots dont ils ſe ſervent, quoi qu’il paroiſſe évidemment dans les raiſonnemens qu’on fait en converſation, comme chacun peut s’en convaincre tous les jours par lui-même, qu’il y a peu de noms d’Idées complexes que deux hommes employent pour ſignifier préciſément la même collection. Il eſt difficile de trouver un mot qui n’en ſoit pas un exemple ſenſible. Il n’y a point de terme plus commun que celui de vie, & il trouveroit peu de gens qui priſſent pour un affront qu’on leur demandât ce qu’ils entendent par ce mot. Cependant, s’il eſt vrai qu’on mette en queſtion, ſi une Plante qui eſt dejà formée dans la ſemence, a de la vie, ſi le Poulet dans un œuf qui n’a pas encore été couvé, ou un homme en défaillance ſans ſentiment ni mouvement, eſt en vie ou non ; il eſt aiſé de voir qu’une idée claire, diſtincte & déterminée n’accompagne pas toûjours l’uſage d’un Mot auſſi connu que celui de vie. A la vérité, les hommes ont quelques conceptions groſſiéres & confuſes auxquelles ils appliquent les mots ordinaires de leur Langue ; & cet uſage vague qu’ils font des mots leur ſert aſſez bien dans leurs diſcours & dans leurs affaires ordinaires. Mais cela ne suffit pas dans des recherches Philoſophiques. La véritable connoiſſance & le raiſonnement exact demandent des idées préciſes & déterminées. Et quoi que les hommes ne veuillent pas paroître ſi peu intelligens & ſi importuns que de ne pouvoir comprendre ce que les autres diſent, ſans leur demander une explication de tous les termes dont ils ſe ſervent, ni critiques ſi incommodes que de reprendre ſans ceſſe les autres de l’uſage qu’ils font des mots ; cependant lorſqu’il s’agit d’un Point où la Vérité eſt intereſſée & dont on veut s’inſtruire exactement, je ne vois pas quelle faute il peut y avoir à s’informer de la signification des Mots dont le ſens paroît douteux, ou pourquoi un homme devroit avoir honte d’avouër qu’il ignore en quel ſens une autre perſone prend les mots dont il ſe ſert, puiſque pour le ſavoir certainement, il n’a point d’autre voye que de lui faire dire quelles ſont les idées qu’il y attache préciſément. Cet abus qu’on fait des mots en les prenant au hazard ſans ſavoir exactement quel ſens les autres leur donnent, s’eſt répandu plus avant & a eu de plus dangereuſes ſuites parmi les gens d’étude que parmi le reſte des hommes. La multiplication & l’opiniâtreté des Diſputes d’où ſont venus tant de deſordres dans le Monde ſavant, ne doivent leur principale origine qu’au mauvais uſage des mots. Car encore qu’on croye en général que tant de Livres & de Diſputes dont le Monde eſt accablé, contiennent une grande diverſité d’opinions, cependant tous ce que je puis voir que font les Savans de différens Partis dans les raiſonnemens qu’ils étalent les uns contre les autres, c’eſt qu’ils parlent différens Langages ; & je ſuis fort tenté de croire, que, lorſqu’ils viennent à quitter les mots pour penſer aux choſes & conſiderer ce qu’ils penſent, il arrive qu’ils penſent tous la même choſe, quoi que peut-être leurs intérêts ſoient différens.

§. 23.Les fins du Langage ſont, I. de faire entrer nos idées dans l’Eſprit des autres hommes. Pour conclurre ces conſiderations ſur l’imperfection & l’abus du Langage ; comme la fin du Langage dans nos entretiens avec les autres hommes, conſiſte principalement dans ces trois choſes, prémierement, à faire connoître nos penſées ou nos idées aux autres, ſecondement, à le faire avec autant de facilité & de promptitude qu’il eſt poſſible, & en troiſiéme lieu, à faire entrer dans l’Eſprit par ce moyen la connoiſſance des choſes ; le Langage eſt mal appliqué ou imparfait, quand il manque de remplir l’une de ces trois fins.

Je dis en prémier lieu, que les mots ne répondent pas à la prémiére de ces fins, & ne font pas connoître les idées d’un homme à une autre perſonne, prémiérement, lorſque les hommes ont des noms à la bouche ſans avoir dans l’Eſprit aucunes idées déterminées dont ces noms ſoient les ſignes ; ou en ſecond lieu, lorſqu’ils appliquent les termes ordinaires & uſitez d’une Langue à des idées auxquelles l’uſage commun de cette Langue ne les applique point ; & enfin lorſqu’ils ne ſont pas conſtans dans cette application, faiſant ſignifier aux mots tantôt une idée, & bientôt après une autre.

§. 24.2. De le faire promptement. En ſecond lieu, les hommes manquent à faire connoître leurs penſées avec tout la promptitude & toute la facilité poſſible, lorſqu’ils ont dans l’Eſprit des idées complexes, ſans avoir des noms diſtincts pour les déſigner. C’eſt quelquefois la faute de la Langue même qui n’a point de terme qu’on puiſſe appliquer à une telle ſignification ; & quelquefois la faute de l’homme qui n’a pas encore appris le nom dont il pourroit ſe ſervir pour exprimer l’idée qu’il voudroit faire connoître à un autre.

§. 25.3. Comment les mots dont ſe ſervent les hommes manquent à remplir ces trois fins. Car prémiérement, quiconque retient les Mots d’une Langue ſans les appliquer à des idées diſtinctes qu’il ait dans l’Eſprit, ne fait autre choſe, toutes les fois qu’il les employe dans le Diſcours, que prononcer des ſons qui ne ſignifient rien. Et quelque ſavant qu’il paroiſſe par l’uſage de quelques mots extraordinaires ou ſcientifiques, il n’eſt pas plus avancé par-là dans la connoiſſance des Choſes que celui qui n’auroit dans ſon Cabinet que de ſimples titres de Livres, ſans ſavoir ce qu’ils contiennent, pourroit être chargé d’érudition. Car quoi que tous ces termes ſoient placez dans un Diſcours, ſelon les règles les plus exactes de la Grammaire, & cette cadence harmonieuſe des periodes les mieux tournées, ils ne renferment pourtant autre choſe que de ſimples ſons, & rien davantage.

§. 27. En ſecond lieu, quiconque a dans l’Eſprit des idées complexes ſans des noms particuliers pour les déſigner, eſt à peu près dans le cas où ſe trouveroit un Libraire qui auroit dans la Boutique quantité de Livres en feuilles & ſans titres, qu’il ne pourroit par conſequent faire connoître aux autres qu’en leur montrant des feuilles détachées, & les donnant l’une après l’autre. De même, cet homme eſt embarraſſé dans la Converſation, faute de mots pour communiquer aux autres ſes idées complexes qu’il ne peut leur faire connoître que par une énumeration des idées ſimples dont elles ſont compoſées ; de ſorte qu’il eſt ſouvent obligé d’employer vingt mots pour exprimer ce qu’une autre perſonne donne à entendre par un ſeul mot.

§. 28. En troiſiéme lieu, celui qui n’employe pas conſtamment le même ſigne pour ſignifier la même idée, mais ſe ſert des mêmes mots tantôt dans un ſens & tantôt dans un autre, doit paſſer dans les Ecoles & dans les Converſations ordinaires pour un homme auſſi ſincére que celui qui au Marché & à la Bourſe vend différentes choſes ſous le même nom.

§. 29. En quatriéme lieu, celui qui applique les mots d’une Langue à des Idées différentes de celles qu’ils ſignifient dans l’uſage ordinaire du Païs, a beau avoir l’Entendement rempli de lumiére, il ne pourra guere éclairer les autres ſans définir ſes termes. Car encore que ce ſoient des ſons ordinairement connus, & aiſément entendus de ceux qui y ſont accoûtumez, cependant s’ils viennent à ſignifier d’autres idées que celles qu’ils ſignifient communément & qu’ils ont accoûtumé d’exciter dans l’Eſprit de ceux qui les entendent, ils ne ſauroient faire connoître les penſées de celui qui les employe dans un autre ſens.

§. 30. En cinquiéme lieu, celui qui venant à imaginer des Subſtances qui n’ont jamais exiſté & à ſe remplir la tête d’idées qui n’ont aucun rapport avec la nature réelle des Choſes, ne laiſſe pas de donner à ces Subſtances & à ces idées des noms fixes & déterminez, peut bien remplir ſes diſcours & peut-être la tête d’une autre perſonne de ſes imaginations chimériques, mais il ne ſauroit faire par ce moyen un ſeul pas dans la vraye & réelle connoiſſance des Choſes.

§. 31. Celui qui a des noms ſans idées, n’attache aucun ſens à ſes mots & ne prononce que de vains ſons. Celui qui a des idées complexes ſans noms pour les déſigner, ne ſauroit s’exprimer facilement & en peu de mots, mais eſt obligé de ſe ſervir de périphraſe. Celui qui employe les mots d’une maniére vague & inconſtante, ne ſera pas écouté, ou du moins ne ſera point entendu. Celui qui applique les Mots à des idées différentes de celles qu’ils marquent dans l’uſage ordinaire, ignore la propriété de ſa Langue & parle jargon : & celui qui a des idées de Subſtances, incompatibles avec l’exiſtence réelle des Choſes, eſt deſtitué par cela même des matériaux de la vraye connoiſſance, & n’a l’Eſprit que de chiméres.

§. 32.Comment à l’égard des Subſtances. Dans les notions que nous nous formons des Subſtances, nous pouvons commettre toutes les fautes dont je viens de parler. 1. Par exemple, celui qui ſe ſert du mot de Tarentule ſans avoir aucune image ou idée de ce qu’il ſignifie, prononce un bon mot ; mais juſque-là il n’entend rien du tout par ce ſon. 2. Celui qui dans un Païs nouvellement découvert, voit pluſieurs ſortes d’Animaux & de Vegetaux qu’il ne connoiſſoit pas auparavant, peut en avoir des idées auſſi véritables que d’un Cheval ou d’un Cerf, mais il ne ſauroit en parler que par des deſcriptions, juſqu’à ce qu’il apprenne les noms que les habitans du Païs leur donnent, ou qu’il leur en ait impoſé lui-même. 3. Celui qui employe le mot de Corps, tantôt pour déſigner la ſimple étenduë, & quelquefois pour exprimer l’étenduë & la ſolidité jointes enſemble, parlera d’une maniére trompeuſe & entierement ſophiſtique. 4. Celui qui donne le nom de Cheval à l’idée que l’Uſage ordinaire déſigne par le mot de Mule, parle improprement & ne veut point être entendu. 5. Celui qui ſe figure que le mot de Centaure ſignifie quelque Etre réel, ſe trompe lui-même, & prend des mots pour des choſes.

§. 33.Comment à l’égard des Modes & des Relations. Dans les Modes & dans les Relations nous ne ſommes ſujets en général qu’aux quatre prémiers de ces inconvéniens. Car 1. je puis me reſſouvenir des noms des Modes, comme de celui de gratitude ou de charité, & cependant n’avoir dans l’Eſprit aucune idée préciſe, attachée à ces noms-là. 2. Je puis avoir des idées, & ne ſavoir pas les noms qui leur appartiennent ; je puis avoir, par exemple, l’idée d’un homme qui boit juſqu’à ce qu’il change de couleur & d’humeur, qu’il commence à begayer, à avoir les yeux rouges & à ne pouvoir ſe ſoûtenir ſur ſes piés, & cependant ne ſavoir pas que cela s’appelle yvreſſe. 3. Je puis avoir des idées des vertus ou des vices & en connoître les noms, mais les mal appliquer, comme lorſque j’applique le mot de frugalité à l’idée que d’autres appellent avarice, & qu’ils déſignent par ce ſon. 4. Je puis enfin employer ces noms-là d’une maniére inconſtante, tantôt pour être ſignes d’une idée & tantôt d’une autre. 5. Mais du reſte dans les Modes & dans les Relations je ne ſaurois avoir des idées incompatibles avec l’exiſtence des choſes ; car comme les Modes ſont des Idées complexes que l’Eſprit forme à plaiſir, & que la Relation n’eſt autre choſe que la maniére dont je conſidére ou compare deux choſes enſemble, & que c’eſt auſſi une idée de mon invention, à peine peut-il arriver que de telles idées ſoient incompatibles avec aucune choſe exiſtante, puiſqu’elles ne ſont pas dans l’Eſprit comme des copies de choſes faites réguliérement par la Nature, ni comme des propriétez qui découlent inſeparablement de la conſtitution intérieure ou de l’eſſence d’aucune Subſtance, mais plûtôt comme des modèles placez dans ma Mémoire avec des noms que je leur aſſigne pour m’en ſervir à dénoter les actions & les relations, à meſure qu’elles viennent à exiſter. La mépriſe que je fais communément en cette occaſion, c’eſt de donner un faux nom à mes conceptions ; d’où il arrive qu’employant les Mots dans un ſens différent de celui que les autres hommes leur donnent, je me rends inintelligible, & l’on croit que j’ai de fauſſes idées des Modes mixtes et des Relations je mets enſemble des idées incompatibles, je me remplirai auſſi la tête de chiméres ; puiſqu’à bien examiner de telles idées, il eſt tout viſible qu’elles ne ſauroient exiſter dans l’Eſprit, tant s’en faut qu’elles puiſſent ſervir à dénoter quelque Etre réel.

§. 34.VII. Les termes figurez doivent être comptez pour un abus de Langage. Comme ce qu’on appelle eſprit & imagination eſt mieux reçu dans le Monde que la Connoiſſance réelle & la Vérité toute ſéche, on aura de la peine à regarder les termes figurez & les alluſions comme une imperfection & un véritable abus du Langage. J’avoûë que dans des Diſcours où nous cherchons plûtôt à plaire & à divertir, qu’à inſtruire & à perfectionner le Jugement, on ne peut guere faire passer pour fautes ces ſortes d’ornemens qu’on emprunte des figures. Mais ſi nous voulons repréſenter les choſes comme elles ſont, il faut reconnoître qu’excepté l’ordre & la netteté, tout l’Art de la Rhetorique, toutes ces applications artificielles & figurées qu’on fait des mots, ſuivant les règles que l’Eloquence a inventées, ne ſervent à autre choſe qu’à inſinuer de fauſſes idées dans l’Eſprit, qu’à émouvoir les Paſſions & à ſéduire par-là le Jugement ; de ſorte que ce ſont en effet de parfaites ſupercheries. Et par conſéquent l’Art Oratoire a beau faire recevoir ou même admirer tous ces différens traits, il eſt hors de doute qu’il faut les éviter abſolument dans tous les Diſcours qui ſont deſtinez à l’inſtruction, & l’on ne peut les regarder que comme de grands défauts ou dans le Langage ou dans la perſonne qui s’en ſert, par-tout où la Vérité eſt intéreſſée. Il ſeroit inutile de dire quels ſont ces tours d’éloquence, & de combien d’eſpèces différentes il y en a ; les Livres de Rhetorique dont le Monde eſt abondamment pourvû, en informeront ceux qui l’ignorent. Une ſeule choſe que je ne puis m’empêcher de remarquer, c’eſt combien les hommes prennent peu d’intérêt à la conſervation & à l’avancement de la Vérité, puiſque c’eſt à ces Arts fallacieux qu’on donne le prémier rang & les recompenſes. Il eſt, dis-je, bien viſible que les hommes aiment beaucoup à tromper & à être trompez, puiſque la Rhetorique, ce puiſſant inſtrument d’erreurs & de fourberie, à ſes Profeſſeurs gagez, qu’elle eſt enſeignée publiquement, & qu’elle a toûjours été en grande réputation dans le monde. Cela eſt ſi vrai, que je ne doute pas que ce que je viens de dire[16] contre cet Art, ne ſoit regardé comme l’effet d’une extrême audace, pour ne pas dire d’une brutalité ſans exemple. Car l’Eloquence, ſemblable au beau Sexe, a des charmes trop puiſſans pour qu’on puiſſe être admis à parler contre elle ; & c’eſt en vain qu’on découvriroit les défauts de certains Arts décevans par leſquels les hommes prennent plaiſir à être trompez.



CHAPITRE XI.

Des Remedes qu’on peut apporter aux imperfections, & aux abus dont on vient de parler.


§. 1. C’eſt une choſe digne de nos ſoins de chercher les moyens de remedier aux abus dont on vient de parler.
NOus venons de voir au long quelles ſont les imperfections naturelles du Langage, & celles que les hommes y ont introduites : & comme le Diſcours eſt le grand lien de la Société humaine, & le canal commun par où les progrès qu’un homme fait dans la Connoiſſance ſont communiquez à d’autres hommes, & d’une Génération à l’autre, c’eſt une choſe bien digne de nos ſoins de conſiderer quels remedes on pourroit apporter aux inconvéniens qui ont été propoſez dans les deux Chapitres précedens.

§. 2. Je ne ſuis pas aſſez vain pour m’imaginer que qui que ce ſoit puiſſe ſonger à tenter de reformer parfaitement, je ne dis pas toutes les Langues du Monde, mais même celle de ſon propre Païs, ſans ſe rendre lui-même ridicule. Car exiger que les hommes employaſſent conſtamment les mots dans un même ſens, & pour n’exprimer que des idées déterminées & uniformes, ce ſeroit ſe figurer que tous les hommes devroient avoir les mêmes notions, & ne parler que des choſes dont ils ont des idées claires & diſtinctes ; ce que perſonne ne doit eſpérer, s’il n’a la vanité de ſe figurer qu’il pourra engager les hommes à être fort éclairez ou fort taciturnes. Et il faut avoir bien peu de connoiſſance du Monde pour croire qu’une grande volubilité de Langue ne ſe trouve qu’à la ſuite d’un bon Jugement, & que la ſeule règle que les hommes ſe font de parler plus ou moins, ſoit fondée ſur le plus ou ſur le moins de connoiſſance qu’ils ont.

§. 3.Mais ils ſont néceſſaires en Philoſophie. Mais quoi qu’il ne faille pas ſe mettre en peine de reformer le Langage du Marché & de la Bourſe, & d’ôter aux Femmelettes leurs anciens privileges de s’aſſembler pour caquetter ſur tout à perte de vûë, & quoi qu’il puiſſe peut-être ſembler mauvais aux Etudians & aux Logiciens de profeſſion qu’on propoſe quelque moyen d’abreger la longueur ou le nombre de leurs Diſputes, je croi pourtant que ceux qui prétendent ſerieuſement à la recherche ou à la défenſe de la Vérité, devroient ſe faire une obligation d’étudier comment ils pourroient s’exprimer ſans ces obſcuritez & ces équivoques auxquelles les Mots dont les hommes ſe ſervent, ſont naturellement ſujets, ſi l’on n’a le ſoin de les en dégager.

§. 4.L’abus des mots cauſe de grandes Erreurs. Car qui conſiderera les erreurs, la confuſion, les mépriſes & les ténèbres que le mauvais uſage des Mots a répandu dans le Monde, trouvera quelque ſujet de doute ſi le Langage conſideré dans l’uſage qu’on en a fait, a plus contribué à avancer ou à interrompre la connoiſſance de la Vérité parmi les hommes. Combien y a-t-il de gens qui, lorſqu’ils veulent penſer aux choſes, attachent uniquement leurs penſées aux Mots, & ſur-tout, quand ils appliquent leur Eſprit à des ſujets de Morale ? Le moyen d’être ſurpris après cela que le reſultat de ces contemplations ou raiſonnemens qui ne roulent que ſur des ſons, en ſorte que les idées qu’on y attache, ſont très-confuſes ou fort incertaines, ou peut-être ne ſont rien du tout, le moyen dis-je, d’être ſurpris que de telles penſées & de tels raiſonnemens ne ſe terminent qu’à des déciſions obſcures & erronées ſans produire aucune connoiſſance claire & raiſonnée ?

§. 5.Comme l’opiniâtreté. Les hommes ſouffrent de cet inconvénient, cauſé par le mauvais uſage des mots, dans leurs Méditations particuliéres, mais les deſordres qu’il produit dans leur Converſation, dans leurs diſcours, & dans leurs raiſonnemens avec les autres hommes, ſont encore plus viſibles. Car le Langage étant le grand canal par où les hommes s’entre-communiquent leurs découvertes, leurs raiſonnemens, & leurs connoiſſances ; quoi que celui qui en fait un mauvais uſage ne corrompe pas les ſources de la Connoiſſance qui ſont dans les Choſes mêmes, il ne laiſſe pas, autant qu’il dépend de lui, de rompre ou de boucher les canaux par leſquels elle ſe répand pour l’uſage & le bien du Genre Humain. Celui qui ſe ſert des mots ſans leur donner un ſens clair & déterminé ne fait autre choſe que ſe tromper lui-même & induire les autres en erreur ; & quiconque en uſe ainſi de propos déliberé, doit être regardé comme ennemi de la Vérité & de la Connoiſſance. L’on ne doit pourtant pas être ſurpris qu’on ait ſi fort accablé les Sciences & tout ce qui fait partie de la Connoiſſance, de termes obſcurs & équivoques, d’expreſſions douteuſes & deſtituées de ſens, toutes propres à faire que l’Eſprit le plus attentif ou le plus pénétrant ne ſoit guére plus inſtruit ou plus orthodoxe, ou plûtôt ne le ſoit pas davantage que le plus groſſier qui reçoit ces mots ſans s’appliquer le moins du monde à les entendre, puiſque la ſubtilité a paſſé ſi hautement pour vertu dans la perſonne de ceux qui font profeſſion d’enſeigner ou de défendre la Vérité : vertu qui ne conſiſtant pour l’ordinaire que dans un uſage illuſoire de termes obſcurs ou trompeurs, n’eſt propre qu’à rendre les hommes plus vains dans leur ignorance, & plus obſtinez dans leurs erreurs.

§. 6.Les Diſputes On n’a qu’à jetter les yeux ſur des Livres de Contreverſes de toute eſpèce, pour voir que tous ces termes obſcurs, indéterminez ou équivoques, ne produiſent autre choſe que du bruit & des querelles ſur des ſons, ſans jamais convaincre ou éclairer l’Eſprit. Car ſi celui qui parle, & celui qui écoute, ne conviennent point entr’eux des idées que ſignifient les mots dont ils ſe ſervent, le raiſonnement ne roule point ſur des Choſes, mais ſur des mots. Pendant tout le temps qu’un de ces mots dont la ſignification n’eſt point déterminée entr’eux, vient à être employé dans le diſcours, il ne ſe préſente à leur Eſprit aucun autre Objet ſur lequel ils conviennent qu’un ſimple ſon, les choſes auxquelles ils penſent en ce temps-là comme exprimées par ce mot, étant tout-à-fait différentes.

§. 7.Exemple tiré d’une Chauve-ſouris & d’un Oiſeau. Lorſqu’on demande ſi une Chauve-ſouris eſt un Oiſeau ou non, la queſtion n’eſt pas ſi une Chauve-ſouris eſt autre choſe que ce qu’elle eſt effectivement, ou ſi elle a d’autres qualitez qu’elle n’a véritablement, car il ſeroit de la derniére abſurdité d’avoir aucun doute là-deſſus. Mais la Queſtion eſt, 1. ou entre ceux qui reconnoiſſent n’avoir que des idées imparfaites de l’une des Eſpèces ou de toutes les deux Eſpèces de choſes qu’on ſuppoſe que ces noms ſignifient ; & en ce cas-là, c’eſt une recherche réelle ſur la nature d’un Oiſeau ou d’une Chauve-ſouris, par où ils tâchent de rendre les idées qu’ils en ont, plus completes, tout imparfaites qu’elles ſont, & cela en examinant, ſi toutes les idées ſimples qui combinées enſemble ſont déſignées par le nom d’oiſeau, ſe peuvent toutes rencontrer dans une Chauve-ſouris : ce qui n’eſt point une Queſtion de gens qui diſputent, mais de perſonnes qui examinent ſans affirmer ou nier quoi que ce ſoit. Ou bien, en ſecond lieu, cette Queſtion ſe paſſe entre des gens qui diſputent, dont l’un affirme & l’autre nie qu’une Chauve-ſouris ſoit un Oiſeau : mais alors la queſtion roule ſimplement ſur la ſignification d’un de ces mots ou de tous les deux enſemble, parce que n’ayant pas de part & d’autre les mêmes idées complexes qu’ils déſignent par ces deux noms, l’un ſoûtient que ces deux noms peuvent être affirmez l’un de l’autre ; & l’autre le nie. S’ils étoient d’accord ſur la ſignification de ces deux noms, il ſeroit impoſſible qu’ils y puſſent trouver un ſujet de diſpute, car cela étant une fois arrêté entr’eux, ils verroient d’abord & avec la derniére évidence, ſi toutes les idées du nom le plus général qui eſt Oiſeau, ſe trouveroient dans l’idée complexe d’une Chauve-ſouris ou non, & par ce moyen on ne ſauroit douter ſi une Chauve-ſouris ſeroit un Oiſeau ou non. A propos de quoi je voudrois bien qu’on conſiderât, & qu’on examinât ſoigneuſement ſi la plus grande partie des Diſputes qu’il y a dans le monde ne ſont pas purement verbales, & ne roulent point uniquement ſur la ſignification des Mots, & s’il n’eſt pas vrai que, ſi l’on venoit à définir les termes dont on ſe ſert pour les exprimer, & qu’on les reduiſît aux collections déterminées des idées ſimples qu’ils ſignifient, (ce qu’on peut faire, lorſqu’ils ſignifient effectivement quelque choſe) ces Diſputes finiroient d’elles-mêmes & s’évanouïroient auſſi-tôt. Qu’on voye après cela, ce que c’eſt que l’Art de diſputer, & combien l’occupation de ceux dont l’étude ne conſiſte que dans une vaine oſtentation de ſons, c’eſt-à-dire, qui employent toute leur vie à des Diſputes & des Contreverſes, contribuë à leur avantage, ou à celui des autres hommes. Du reſte, quand je remarquerai que quelqu’un de des Diſputeurs écarte de tous ces termes l’équivoque & l’obſcurité, (ce que chacun peut faire à l’égard des Mots dont il ſe ſert lui-même) je croirai qu’il combat véritablement pour la Vérité & pour la Paix, & qu’il n’eſt point eſclave de la Vanité, de l’Ambition, ou de l’Amour de Parti.

§. 8.I. Remede, n’employer aucun mot ſans y attacher une idée. Pour remedier aux défauts de Langage dont on a parlé dans les deux derniers Chapitres, & pour prévenir les inconvéniens qui s’en ensuivent, je m’imagine que l’obſervation des Règles ſuivantes pourra être de quelque uſage, juſqu’à ce que quelque autre plus habile que moi, veuille bien prendre la peine de méditer plus profondément ſur ce ſujet, & faire part de ſes penſées au Public.

Prémiérement donc, chacun devroit prendre ſoin de ne ſe ſervir d’aucun mot ſans ſignification, ni d’aucun nom auquel il n’attachât quelque idée. Cette Règle ne paroîtra pas inutile à quiconque prendra la peine de rappeller en lui-même, combien de fois il a remarqué des mots de cette nature, comme inſtinct, ſympathie, antipathie, &c. employez de telle maniére dans le diſcours des autres hommes, qu’il lui eſt aiſé d’en conclurre que ceux qui s’en ſervent, n’ont dans l’Eſprit aucunes idées auxquelles ils ayent ſoin de les attacher, mais qu’ils les prononcent ſeulement comme de ſimples ſons, qui pour l’ordinaire tiennent lieu de raiſon en pareille rencontre. Ce n’eſt pas que ces Mots & autres ſemblables n’ayent des ſignifications propres dans leſquelles on peut les employer raiſonnablement. Mais comme il n’y a point de liaiſon naturelle entre aucun mot & aucune idée, il peut arriver que des gens apprenant ces mots-là & quelques autres que ce ſoient par routine, les prononcent ou les écrivent ſans avoir dans l’Eſprit des idées auxquelles ils les ayent attachez & dont ils les rendent ſignes, ce qu’il faut pourtant que les hommes faſſent néceſſairement, s’ils veulent ſe rendre intelligibles à eux-mêmes.

§. 9.II. Remede, avoir des idées diſtinctes attachées aux mots qui expriment des Modes. En ſecond lieu, il ne ſuffit pas qu’un homme employe les mots comme ſignes de quelques idées, il faut encore que les idées qu’il leur attache, ſi elles ſont ſimples, ſoient claires & diſtinctes, & ſi elles ſont complexes, qu’elles ſoient déterminées, c’eſt-à-dire, qu’une collection préciſe d’idées ſimples ſoit fixée dans l’Eſprit avec un ſon qui lui ſoit attaché comme ſigne de cette collection préciſe & déterminée, & non d’aucune autre choſe. Ceci eſt fort néceſſaire par rapport aux noms des Modes, & ſur-tout par rapport aux Mots qui n’ayant dans la Nature aucun Objet déterminé d’où leurs idées ſoient déduitent comme de leurs originaux ſont ſujets à tomber dans une grande confuſion. Le mot de Juſtice eſt dans la bouche de tout le monde, amis il eſt accompagné le plus ſouvent d’une ſignification fort vague & fort indéterminée, ce qui ſera toûjours ainſi, à moins qu’un homme n’ait dans l’Eſprit une collection diſtincte de toutes les parties dont cette idée complexe eſt compoſée : & ſi ces parties renferment d’autres parties, il doit pouvoir les diviſer encore, juſqu’à ce qu’il vienne enfin aux Idées ſimples qui la compoſent. Sans cela l’on fait un mauvais uſage des mots, de celui de Juſtice, par exemple, ou de quelque autre que ce ſoit. Je ne dis pas qu’un homme ſoit obligé de rappeller & de faire cette analyſe au long, toutes les fois que le nom de Juſtice ſe rencontre dans ſon chemin : mais il faut du moins qu’il ait examiné la ſignification de telle maniére qu’il puiſſe en venir-là quand il lui plaît. Si, par exemple, quelqu’un ſe repréſente la Juſtice comme une conduite à l’égard de la perſonne & des biens d’autrui, qui ſoit conforme à la Loi, & que cependant il n’aît aucune idée complexe de Juſtice, il eſt évident que ſon idée même de Juſtice ſera confuſe & imparfaite. Cette exactitude paroîtra, peut-être, trop commode & trop pénible ; & par cette raiſon la plûpart des hommes croiront pouvoir ſe diſpenſer de déterminer ſi préciſément dans leur Eſprit les idées complexes des Modes mixtes. N’importe : je ſuis pourtant obligé de dire que juſqu’à ce qu’on en vienne-là, il n’y a pas lieu de s’étonner que les hommes ayent l’Eſprit rempli de tant de ténèbres, & que leurs diſcours avec les autres hommes ſoient ſujets à tant de diſputes.

§. 10.Et des idées diſtinctes & conformes aux choſes à l’égard des mots qui expriment des Subſtances. Quant aux noms des Subſtances, il ne ſuffit pas, pour en faire un bon uſage, d’en avoir des idées déterminées, il faut encore que les noms ſoient conformes aux choſes ſelon qu’elles exiſtent : mais c’eſt dequoi j’aurai bientôt occaſion de parler plus au long. Cette exactitude eſt abſolument néceſſaire dans des recherches Philoſophiques & dans les Contreverſes qui tendent à la découverte de la Vérité. Il ſeroit auſſi fort avantageux qu’elle s’introduiſît juſque dans la Converſation ordinaire & dans les affaires communes de la vie, mais c’eſt ce qu’on ne peut guere attendre, à mon avis. Les notions vulgaires s’accordent avec les diſcours vulgaires ; & quelque confuſion qui les accompagne, on s’en accommode aſſez bien au Marché & à la Promenade. Les Marchands, les Amans, les Cuiſiniers, les Tailleurs, &c. ne manquent pas de mot pour expedier leurs affaires ordinaires. Les Philoſophes, & les Controverſiſtes pourroient auſſi terminer les leurs, s’ils avoient envie d’entendre nettement, & d’être entendus de même.

§. 11.III. Remede, ſe ſervir de termes propres. En troiſiéme lieu, ce n’eſt pas aſſez que les hommes ayent des idées, & des idées déterminées, auxquelles ils attachent leurs mots pour en être les ſignes : il faut encore qu’ils prennent ſoin d’approprier leurs mots autant qu’il eſt poſſible, aux idées que l’Uſage ordinaire leur a aſſigné. Car comme les Mots, & ſur-tout ceux des Langues déja formées, n’appartiennent point en propre à aucun homme, mais ſont la règle commune du commerce & de la communication qu’il y a entre les hommes, il n’eſt pas raiſonnable que chacun change à plaiſir l’empreinte ſous laquelle ils ont cours, ni qu’il altére les idées qui y ont été attachées, ou du moins, lorſqu’il doit le faire néceſſairement, il eſt obligé d’en donner avis. Quand les hommes parlent, leur intention eſt, ou devroit être au moins d’être entendus, ce qui ne peut être, lorſqu’on s’écarte de l’Uſage ordinaire, ſans de fréquentes explications, des demandes & autres telles interruptions incommodes. Ce qui fait entrer nos penſées dans l’Eſprit des autres hommes de la maniére la plus facile & la plus avantageuſe, c’eſt la propriété du Langage, dont la connoiſſance eſt par conſéquent bien digne d’une partie de nos ſoins & de notre Etude, & ſur-tout à l’égard des Mots qui expriment des idées de Morales. Mais de qui peut-on le mieux apprendre la ſignification propre & le véritable uſage des termes ? C’eſt ſans doute de ceux qui dans leurs Ecrits & dans leurs Diſcours paroiſſent avoir eu de plus claires notions des Choſes, & avoir employé les termes les plus choiſis & les plus juſtes pour les exprimer. A la vérité, malgré tout le ſoin qu’un homme prend de ne ſe ſervir des mots que ſelon l’exacte propriété du Langage, il n’a pas toûjours le bonheur d’être entendu : mais en ce cas-là, l’on en impute ordinairement la faute à celui qui a ſi peu de connoiſſance de ſa propre Langue qu’il ne l’entend pas, lors même qu’on l’employe conformément à l’uſage établi.

§. 12.Remede, déclarer en quel fin on prend les Mots. Mais parce que l’Uſage commun n’a pas ſi viſiblement attaché ce qu’ils ſignifient au juſte ; & parce que les hommes en perfectionnant leurs connoiſſances, viennent à avoir des idées qui différent des idées vulgaires, de ſorte que pour déſigner ces nouvelles idées, ils ſont obligez ou de faire de nouveaux mots, (ce qu’on hazarde rarement, de peur que cela ne paſſe pour affectation ou pour un déſir d’innover) ou d’employer des termes uſitez, dans un ſens tout nouveau : pour cet effet après avoir obſervé les Règles précedentes, je dis en quatriéme lieu, qu’il eſt quelquefois néceſſaire, pour fixer la ſignification des mots, de déclarer en quel ſens on les prend, lors que l’uſage commun les a laiſſez dans une ſignification vague & incertaine, (comme dans la plûpart des noms des Idées fort complexes) ou lorsqu’on s’en ſert dans un ſens un peu particulier, ou que le terme étant ſi eſſentiel dans le Diſcours que le principal ſujet de la Queſtion en dépend, il ſe trouve ſujet à quelque équivoque ou à quelque mauvaiſe interpretation.

§. 13.Ce qu’on peut faire en trois manieres. Comme les idées que nos mots ſignifient, ſont de différentes Eſpèces, il y a auſſi différens moyens de faire connoître dans l’occaſion les idées qu’ils ſignifient. Car quoi que la Définition paſſe pour la voye la plus commode de faire connoître la ſignification propre des Mots, il y a pourtant quelques mots qui ne peuvent être définis, comme il y en a d’autres dont on ne ſauroit faire connoître le ſens précis que par le moyen de la Définition ; & peut-être y en a-t-il une troiſiéme eſpèce qui participe un peu des deux autres, comme nous verrons en parcourant les noms des Idées ſimples, des Modes & des Subſtances.

§. 14.1. A l’égard des idées ſimples, par des termes ſynonymes, ou en montrant la choſe.
* Liv. III. Ch. IV. §. 6.7.8.9.10. & 11.
Prémiérement donc, quand un homme ſe ſert du nom d’une idée ſimple qu’il voit qu’on n’entend pas, ou qu’on peut mal interpreter, il eſt obligé dans les règles de la véritable honnêteté & ſelon le but même du Langage de déclarer le ſens de ce mot, & de faire connoître quelle eſt l’idée qu’il lui fait ſignifier. Or c’eſt ce qui ne ſe peut faire par voye de définition, comme nous l’avons * déja montré. Et par conſéquent, lorſqu’un terme ſynonyme ne peut ſervir à cela, l’on n’en peut venir à bout que par l’un de ces deux moyens. Prémiérement, il ſuffit quelquefois de nommer le ſujet où ſe trouve l’idée ſimple pour en rendre le nom intelligible à ceux qui connoiſſent ce Sujet, & qui en ſavent le nom. Ainſi, pour faire entendre à un Païſan quelle eſt la couleur qu’on nomme feuille-morte, il ſuffit de lui dire que c’eſt la couleur des feuilles ſéches qui tombent en Automne. Mais en ſecond lieu, la ſeule voye de faire connoître ſûrement à un autre la ſignification du nom d’une Idée ſimple, c’eſt de préſenter à ſes Sens le Sujet qui peut produire cette idée dans ſon Eſprit, & lui faire avoir actuellement l’idée qui eſt ſignifiée par ce nom-là.

§. 15.2. A l’égard des Modes mixtes, par les définitions. Voyons en ſecond lieu le moyen de faire entendre les noms des Modes mixtes. Comme les Modes mixtes, & ſur-tout ceux qui appartiennent à la Morale, ſont pour la plûpart des combinaiſons d’idées que l’Eſprit joint enſemble par un effet de ſon propre choix, & dont on ne trouve pas toûjours des modèles fixes & actuellement exiſtans dans la Nature, on ne peut pas faire connoître la ſignification de leurs noms comme on fait entendre ceux des Idées ſimples, en montrant quoi que ce ſoit : mais en recompenſe, on peut les définir parfaitement & avec la derniére exactitude. Car ces Modes étant des combinaiſons de différentes idées que l’Eſprit a aſſemblées arbitrairement ſans rapport à aucun Archetype, les hommes peuvent connoître exactement, s’ils veulent, les diverſes idées qui entrent dans chaque combinaiſon, & ainſi employer ces mots dans un ſens fixe & aſſuré, & déclarer parfaitement ce qu’ils ſignifient, lorſque l’occaſion s’en préſente. Cela bien obſervé expoſeroit à de grandes cenſures ceux qui ne s’expriment pas nettement & diſtinctement dans leurs diſcours de Morale. Car puiſqu’on peut connoître la ſignification préciſe des noms des Modes mixtes, ou ce qui eſt la même choſe, l’eſſence réelle de chaque Eſpèce, parce qu’ils ne ſont pas formez par la Nature, mais par les hommes mêmes, c’eſt une grande négligence ou une extrême malice que de diſcourir de choſes morales d’une maniére vague & obſcure : ce qui eſt beaucoup plus pardonnable lorſqu’on traite des Subſtances naturelles, auquel cas il eſt plus difficile d’éviter les termes équivoques, par une raiſon toute oppoſée, comme nous verrons tout à l’heure.

§. 16.Que la Morale eſt capable de Démonſtration. C’eſt ſur ce fondement que j’oſe me perſuader que la Morale eſt capable de démonſtration auſſi bien que les Mathématiques, puiſqu’on peut connoître parfaitement & préciſément l’eſſence réelle des choſes que les termes de Morales ſignifient, par où la diſconvenance des choſes mêmes en quoi conſiſte la parfaite Connoiſſance. Et qu’on ne m’objecte pas que dans la Morale on a ſouvent occaſion d’employer les noms des Subſtances auſſi bien que ceux des Modes, ce qui cauſera l’obſcurité : car pour les Subſtances qui entrent dans les Diſcours de Morale, on en ſuppoſe les diverſes natures plûtôt qu’on ne ſonge à les rechercher. Par exemple, quand nous diſons, que l’Homme eſt ſujet aux Loix, nous n’entendons autre choſe par le mot Homme qu’une Créature corporelle & raiſonnable, ſans nous mettre aucunement en peine de ſavoir quelle eſt l’eſſence réelle ou les autres Qualitez de cette Créature. Ainſi, que les Naturaliſtes diſputent tant qu’ils voudront entr’eux, ſi un Enfant ou un Imbécille eſt Homme dans un ſens phyſique, cela n’intereſſe en aucune maniére l’Homme moral, ſi j’oſe l’appeler ainſi, que ne renferme autre choſe que cette idée immuable & inaltérable d’un Etre corporel & raiſonnable. Car ſi l’on trouvoit un Singe ou quelque autre Animal qui eût l’uſage de la Raiſon à tel dégré qu’il fût capable d’entendre les ſignes généraux & de tirer des conſéquences des idées générales, il ſeroit ſans doute ſujet aux Loix, & ſeroit Homme en ce ſens-là, quelque différent qu’il fût, par ſa forme extérieure, des autres Etres qui portent le nom d’Homme. Si les noms des Subſtances ſont employez comme il faut dans les Diſcours de Morale, ils n’y cauſeront non plus de déſordre que dans des Diſcours de Mathematique, dans leſquels ſi les Mathematiciens viennent à parler d’un Cube ou d’un Globe d’or, ou de quelque autre matiére, leur idée eſt claire & déterminée, ſans varier le moins du monde, quoi qu’elle puiſſe être appliquée par erreur à un Corps particulier, auquel elle n’appartient pas.

§. 17.Les matiéres de Morale peuvent être traitées clairement par le moyen des définitions. J’ai propoſé cela en paſſant pour faire voir combien il importe qu’à l’égard des noms que les hommes donnent aux Modes mixtes, & par conſequent dans tous leurs diſcours de Morale, ils ayent ſoin de définir les mots lorſque l’occaſion s’en préſente, puiſque par-là l’on peut porter la connoiſſance des véritez morales à un ſi haut point de clarté & de certitude. Et c’eſt avoir bien peu de ſincerité, pour ne pas dire pis, que de refuſer de le faire, puiſque la définition eſt le ſeul moyen qu’on aît de faire connoître le ſens précis des termes de Morale ; & un moyen par où l’on peut en faire comprendre le ſens d’une maniére certaine, & ſans laiſſer ſur cela aucun lieu à la diſpute. C’eſt pourquoi la négligence ou la malice des hommes eſt inexcuſable, ſi les Diſcours de Morale ne ſont pas plus clairs que ceux de Phyſique, puiſque les Diſcours de Morale roulent ſur des idées qu’on a dans l’Eſprit, & dont aucune n’eſt ni fauſſe ni diſproportionnée, par la raiſon qu’elles ne ſe rapportent à nuls Etres extérieurs comme à des Archetypes auxquels elles doivent être conformes. Il eſt bien plus facile aux hommes de former dans leur Eſprit une idée, pour être un Modèle auquel ils donnent le nom de Juſtice, de ſorte que toutes les actions qui ſeront conformes à un Patron ainſi fait, paſſent ſous cette dénomination, que de ſe former, après avoir vû Ariſtide, une telle idée qui en toute choſe reſſemble exactement à cette perſonne, qui eſt telle qu’elle eſt, ſous quelque idée qu’il plaiſe aux hommes de ſe la repréſenter. Pour former la prémiére de ces idées, ils n’ont beſoin que de connoître la combinaiſon des idées qui ſont jointes enſemble dans leur Eſprit ; & pour former l’autre, il faut qu’ils s’engagent dans la recherche de la conſtitution cachée & abſtruſe de toute nature & des diverſes qualitez d’une Choſe qui exiſte hors d’eux-mêmes.

§. 18.Et c’eſt le ſeul moyen. Une autre raiſon qui rend la définition des Modes mixtes ſi néceſſaire, & ſur-tout celle des mots qui appartiennent à la Morale, c’eſt ce que je viens de dire en paſſant, que c’eſt la ſeule voye par où l’on puiſſe connoître certainement la plûpart de ces mots. Car la plus grande partie des idées qu’ils ſignifient, étant de telle nature qu’elles n’exiſtent nulle part enſemble, mais ſont diſperſées & mêlées avec d’autres, c’eſt l’Eſprit ſeul qui les aſſemble & les réunit en une ſeule idée : & ce n’eſt que par le moyen des paroles que venant à faire l’énumération des différentes idées ſimples que l’Eſprit a jointes enſemble, nous pouvons faire connoître aux autres ce qu’emportent les noms de ces Modes mixtes, car les Sens ne peuvent en ce cas-là nous être d’aucun ſecours en nous préſentant des objets ſenſibles, pour nous montrer les idées que les noms de ces Modes ſignifient, comme ils le font ſouvent à l’égard des noms des idées ſimples qui ſont ſenſibles, & à l’égard des noms des Subſtances juſqu’à un certain dégré.

§. 19.3. A l’égard des Subſtances le moyen de faire connoître en quel ſens on prend leurs noms, c’eſt de montrer la Choſe & de définir le nom. Pour ce qui eſt, en troiſiéme lieu, des moyens d’expliquer la ſignification des noms des Subſtances, entant qu’ils ſignifient les idées que nous avons de leurs Eſpèces diſtinctes, il faut, en pluſieurs rencontres, recourir néceſſairement aux deux voyes dont nous venons de parler, qui eſt de montrer la choſe qu’on veut connoître, & de définir les noms qu’on employe pour l’exprimer. Car comme il y a ordinairement en chaque ſorte de Subſtances quelques Qualitez directrices, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, auxquelles nous ſuppoſons que les autres idées qui compoſent notre idée complexe de cette Eſpèce, ſont attachées, nous donnons hardiment le nom ſpécifique à la choſe dans laquelle ſe trouve cette marque caracteriſtique que nous regardons comme l’idée la plus diſtinctive de cette Eſpèce. Ces Qualitez directrices, ou, pour ainſi dire, caractériſtiques, ſont pour l’ordinaire dans les differentes Eſpèces d’Animaux & de Vegetaux la figure, comme ** Liv. III. Ch. VI. §. 29. Chap. IX. §. 35. nous l’avons dejà remarqué, & la couleur dans les Corps inanimez ; & dans quelques-uns, c’eſt la couleur & la figure tout enſemble.

§. 20.On acquiert mieux les idées des Qualitez ſenſibles des Subſtances par la préſentation des Subſtances mêmes. Ces Qualitez ſenſibles que je nomme directrices, ſont, pour ainſi dire, les principaux ingrédiens de nos Idées ſpécifiques, & ſont par conſéquent la plus remarquable & la plus immuable partie des définitions des noms que nous donnons aux Eſpèces des Subſtances qui viennent à notre connoiſſance. Car quoi que le ſon Homme ſoit par ſa nature auſſi propre à ſignifier une idée complexe, compoſée d’Animalité & de raiſonnabilité, unies dans un même ſujet qu’à déſigner quelque autre combinaiſon, néanmoins étant employé pour déſigner une ſorte de Créature que nous comptons de notre propre Eſpèce, peut-être que la figure extérieure doit entrer auſſi néceſſairement dans notre idée complexe, ſignifiée par le mot Homme, qu’aucune autre qualité que nous y trouvions. C’eſt pourquoi il n’eſt pas aiſé de faire voir par quelle raiſon l’Animal de Platon ſans plume, à deux piés, avec de larges ongles, ne ſeroit pas une auſſi bonne définition du mot Homme, conſideré comme ſignifiant cette Eſpèce de Créature, car c’eſt la figure qui comme qualité directrice ſemble plus déterminer cette Eſpèce, que la faculté de raiſonner qui ne paroît pas d’abord, & même jamais dans quelques-uns. Que ſi cela n’eſt point ainſi, je ne vois pas comment on peut excuſer de meurtre ceux qui mettent à mort des productions monſtrueuſes (comme on a accoûtumé de les nommer) à cauſe de leur forme extraordinaire, ſans connoître ſi elles ont une Ame raiſonnable ou non ; ce qui ne ſe peut non plus connoître dans un Enfant bien formé que dans un Enfant contrefait, lorſqu’ils ne font que de naître. Et qui nous a appris qu’une Ame raiſonnable ne ſauroit habiter dans un Logis qui n’a pas juſtement une telle ſorte de frontiſpice, ou qu’elle ne peut s’unir à une Eſpèce de Corps qui n’a pas préciſément une telle configuration extérieure ?

§. 21. Or le meilleur moyen de faire connoître ces qualitez caractériſtiques, c’eſt de montrer le Corps où elles ſe trouvent ; & à grand’ peine pourroit-on les faire connoître autrement. Car la figure d’un Cheval ou d’un Caſſiowary ne peut être empreinte dans l’Eſprit par des paroles, que d’une maniére fort groſſiére & fort imparfaite. Cela ſe fait cent fois mieux en voyant ces Animaux. De même, on ne peut acquerir l’idée de la couleur particuliére de l’Or par aucune deſcription, mais ſeulement par une fréquente habitude que les yeux ſe font de conſiderer cette couleur, comme on le voit évidemment dans ces perſonnes accoûtumées à examiner ce Metal, qui diſtinguent ſouvent par la vûë le véritable Or d’avec le faux, le pur d’avec celui qui eſt falſifié, tandis que d’autres qui ont d’auſſi bons yeux, mais qui n’ont pas acquis, par uſage, l’idée préciſe de cette couleur particuliére, n’y remarqueront aucune différence. On peut dire la même choſe des autres idées ſimples, particuliéres en leur eſpèce à une certaine Subſtance auxquelles idées préciſes on n’a point donné de noms particuliers. Ainſi, le ſon particulier qu’on remarque dans l’or, & qui eſt diſtinct du ſon des autres Corps, n’a été déſigné par aucun nom particulier, non plus que la couleur jaune qui appartient à ce Metal.

§. 22.On acquiert mieux les idées de leurs puiſſances par des definitions. Mais parce que la plûpart des Idées ſimples qui compoſent nos Idées ſpécifiques des Subſtances, ſont des Puiſſances qui ne ſont pas préſentes à nos Sens dans les choſes conſiderées ſelon qu’elles paroiſſent ordinairement, il s’enſuit de là que dans les noms des Subſtances l’on peut mieux donner à connoître une partie de leur ſignification en faiſant une énumeration de ces idées ſimples qu’en montrant la Subſtance même. Car celui qui outre ce jaune brillant qu’il a remarqué dans l’Or par le moyen de la vûë, acquerra les idées d’une grande ductilité, de fuſibilité, de fixité, & de capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale, en conſéquence de l’énumération que je lui en ferai, aura une idée plus parfaite de l’Or, qu’il ne peut avoir en voyant une piéce d’or, par où il ne peut recevoir dans l’Eſprit que la ſeule empreinte des qualitez les plus ordinaires de l’Or. Mais ſi la conſtitution formelle de cette Choſe brillante, peſante, ductile, &c. d’où découlent toutes ces propriétez, paroiſſoit à nos Sens d’une maniére auſſi diſtincte que nous voyons la conſtitution formelle ou l’eſſence d’un Triangle, la ſignification du mot Or pourroit être auſſi aiſément déterminée que celle d’un Triangle.

§. 23.Reflexion ſur la maniére dont les purs Eſprits connoiſſent les choſes corporelles. Nous pouvons voir par-là combien le fondement de toute la connoiſſance que nous avons des Choſes corporelles, dépend de nos Sens. Car pour les Eſprits ſéparez des Corps qui en ont une connoiſſance, & des idées certainement beaucoup plus parfaites que les nôtres, nous n’avons abſolument aucune idée ou notion de la maniére ([17]) dont ces choſes leur ſont connuës. Nos connoiſſances ou imaginations ne s’étendent point au delà de nos propres idées, qui ſont elles-mêmes bornées à notre maniére d’appercevoir les choſes. Et quoi qu’on ne puiſſe point douter que les Eſprits d’un rang plus ſublime que ceux qui ſont comme plongez dans la Chair, ne puiſſent avoir d’auſſi claires idées de la conſtitution d’un Triangle, & reconnoître par ce moyen comment toutes leurs proprietez & operations en découlent, il eſt toûjours certain que la maniére dont ils parviennent à cette connoiſſance, eſt au deſſus de notre conception.

§. 24.Les idées des Subſtances doivent être conformes aux Choſes. Mais bien que les Définitions ſervent à expliquer les noms des Subſtances entant qu’ils ſignifient nos idées, elles les laiſſent pourtant dans une grande imperfection entant qu’ils ſignifient des Choſes. Car les noms des Subſtances n’étant pas ſimplement employez pour déſigner nos Idées, mais étant auſſi deſtinez à repréſenter les choſes mêmes, & par conſéquent à en tenir la place, leur ſignification doit s’accorder avec la vérité des choſes, auſſi bien qu’avec les idées des hommes. C’eſt pourquoi dans les Subſtances il ne faut pas toûjours s’arrêter à l’idée complexe qu’on s’en forme d’ordinaire, & qu’on regarde communément comment la ſignification du nom qui leur a été donné ; mais nous devons aller un peu plus en avant, rechercher la nature & les propriétez des Choſes mêmes, & par cette recherche perfectionner, autant que nous pouvons, les idées que nous avons de leurs Eſpèces diſtinctes, ou bien apprendre quelles ſont ces propriétez de ceux qui connoiſſent mieux cette Eſpèce de choſes par uſage & par expérience. Car puiſqu’on prétend que les noms des Subſtances doivent ſignifier des collections d’idées ſimples qui exiſtent réellement dans les choſes mêmes, auſſi bien que l’idée complexe qui eſt dans l’Eſprit des autres hommes & que ces noms ſignifient dans leur uſage ordinaire, il faut, pour pouvoir bien définir ces noms des Subſtances, étudier l’Hiſtoire naturelle, & examiner les Subſtances mêmes avec ſoin, pour en découvrir les propriétez. Car pour éviter tout inconvénient dans nos diſcours & dans nos raiſonnemens ſur les Corps naturels & ſur les choſes ſubſtantielles, il ne ſuffit pas d’avoir appris qu’elle eſt l’idée ordinaire, mais confuſe, ou très-imparfaite à laquelle chaque mot eſt appliqué ſelon la propriété du Langage, & toutes les fois que nous employons ces mots, de les attacher conſtamment à ces ſortes d’idées : il faut, outre cela, que nous acquerions une connoiſſance de telle ou telle Eſpèce de choſes, ainſi de rectifier & de fixer par-là notre idée complexe qui appartient à chaque Nom ſpécifique : & dans nos entretiens avec les autres hommes (ſi nous voyons qu’ils prennent mal notre penſée) nous devons leur dire quelle eſt l’idée complexe que nous faiſons ſignifier à un tel Nom. Tous ceux qui cherchent à s’inſtruire exactement des choſes, ſont d’autant plus obligez d’obſerver cette méthode, que les Enfans apprenant les Mots quand ils n’ont que des notions fort imparfaites des choſes, les appliquent au hazard, & ſans ſonger beaucoup à former des idées déterminées que ces mots doivent ſignifier. Comme cette coûtume n’engage à aucun effort d’Eſprit & qu’on s’en accommode aſſez bien dans la Conſervation & dans les affaires ordinaires de la vie, ils ſont ſujets à continuer de la ſuivre après qu’ils ſont hommes faits, & par ce moyen ils commencent tout à rebours, apprenant en prémier lieu les mots, & parfaitement, mais formant fort groſſiérement les notions auxquelles ils appliquent ces mots dans la ſuite. Il arrive par-là que des gens qui parlent la Langue de leur Païs proprement, c’eſt-à-dire ſelon les regles grammaticales de cette Langue, parlent pourtant fort improprement des choſes mêmes : de ſorte que malgré tous les raiſonnemens qu’ils font entr’eux, ils ne découvrent pas beaucoup de véritez utiles, & n’avancent que fort peu dans la connoiſſance des Choſes, à les conſiderer comme elles ſont en elles-mêmes, & non dans notre propre imagination. Et dans fond, peu importe pour l’avancement de nos connoiſſances, comment on nomme les choſes qui en doivent être le ſujet.

§. 25.Il n’eſt pas aiſé de les rendre telles. C’eſt pourquoi il ſeroit à ſouhaiter que ceux qui ſe ſont exercez à des Recherches Phyſiques & qui ont une connoiſſance particuliére de diverſes ſortes de Corps naturels, vouluſſent propoſer les idées ſimples dans leſquelles ils obſervent que les Individus de chaque Eſpèce conviennent conſtamment. Cela remedieroit en grande partie à cette confuſion que produit l’uſage que différentes perſonnes font du même nom pour déſigner une collection d’un plus grand ou d’un plus petit nombre de Qualitez ſenſibles, ſelon qu’ils ont été plus ou moins inſtruits des Qualitez d’une telle Eſpèce de Choſes qui paſſent ſous une ſeule dénomination, ou qu’ils ont été plus ou moins exacts à les examiner. Mais pour compoſer un Dictionnaire de cette eſpèce qui contînt, pour ainſi dire, une Hiſtoire Naturelle, il faudroit trop de perſonnes, trop de temps, trop de dépenſe, trop de peine & trop de ſagacité pour qu’on puiſſe jamais eſperer de voir un tel Ouvrage : & juſqu’à ce qu’il ſoit fait, nous devons nous contenter de définitions des noms des Subſtances qui expliquent le ſens que leur donnent ceux qui s’en ſervent. Et ce ſeroit un grand avantage, s’ils vouloient nous donner ces définitions, lorſqu’il eſt néceſſaire. C’eſt du moins ce qu’on n’a pas accoûtumé de faire. Au lieu de cela les hommes s’entretiennent & diſputent ſur des Mots dont le ſens n’eſt point fixé entr’eux, s’imaginant fauſſement que la ſignification des Mots communs eſt déterminée inconteſtablement, & que les idées préciſes que ces mots ſignifient, ſont ſi parfaitement connuës, qu’il y a de la honte à les ignorer : deux ſuppoſitions entierement fauſſes. Car il n’y a point de noms d’idées complexes qui ayent des ſignifications ſi fixes & ſi déterminés qu’ils ſoient conſtamment employez pour ſignifier juſtement les mêmes idées ; & un homme ne doit pas avoir honte de ne connoître certainement une choſe que par les moyens qu’il faut employer néceſſairement pour la connoître. Par conſéquent, il n’y a aucun deshonneur à ignorer quelle eſt l’idée préciſe qu’un certain ſon ſignifie dans l’Eſprit d’un autre homme, s’il ne me le déclare lui-même d’une autre maniére qu’en employant ſimplement ce ſon-là, puiſque ſans une telle déclaration, je ne puis le ſavoir certainement par aucune autre voye. A la vérité, la néceſſité de s’entre-communiquer les penſées par le moyen du Langage, ayant engagé les hommes à convenir de la ſignification des mots communs dans une certaine latitude qui peut aſſez bien ſervir à la converſation ordinaire, l’on ne peut ſuppoſer qu’un homme ignore entiérement quelles ſont les idées que l’Uſage commun a attachées aux Mots dans une Langue qui lui eſt familiére. Mais parce que l’Uſage ordinaire eſt une Règle fort incertaine qui ſe réduit enfin aux idées des Particuliers, c’eſt ſouvent un modèle fort variable. Au reſte, quoi qu’un Dictionnaire tel que celui dont je viens de parler, demandât trop de temps, trop de peine & trop de dépenſe pour pouvoir eſpérer de le voir dans ce ſiécle, il n’eſt pourtant pas, je croi, mal à propos d’avertir que les mots qui ſignifient des choſes qu’on connoit & qu’on diſtingue par leur figure exterieure, devroient être accompagnez de petites tailles-douces qui repréſentaſſent ces choſes. Un Dictionnaire fait de cette maniére enſeigneroit peut-être plus facilement & en moins de temps[18] la véritable ſignification de quantité de termes, ſur-tout dans des Langues de Païs ou de ſiécles éloignez, & fixeroit dans l’Eſprit des hommes de plus juſtes idées de quantité de choſes dont nous liſons les noms dans les Anciens Auteurs, que tous les vaſtes & laborieux Commentaires des plus ſavans Critiques. Les Naturaliſtes qui traitent des Plantes & des Animaux, ont fort bien compris l’avantage de cette méthode ; & quiconque a eu occaſion de les conſulter, n’aura pas de peine à reconnoître qu’il a, par exemple, une plus claire idée de ** Apium

Ibex, eſpèce de bouc ſauvage.
l’Ache ou d’un † Bouquetin, par une petite figure de cette Herbe ou de cet Animal, qu’il ne pourroit avoir par le moyen d’une longue définition du nom de l’une ou de l’autre de ces Choſes. De même, il auroit ſans doute une idée bien plus diſtincte de ce que les Latins appelloient Strigilis & Siſtrum, ſi au lieu des mots Etrille & Cymbale qu’on trouve dans quelques Dictionnaires François comme l’explication de ces deux mots Latins, il pouvoit voir à la marge de petites figures de ces Inſtrumens, tels qu’ils étoient en uſage parmi les Anciens. On traduit ſans peine les mots toga, tunica & pallium par ceux de robe, de veſte & de manteau : mais par-là nous n’avons non plus de véritables idées de la maniére dont ces habits étoient faits parmi les Romains que du viſage des Tailleurs qui les faiſoient. Les figures qu’on traceroit de ces ſortes de choſes que l’Oeuil diſtingue par leur forme extérieure, les feroient bien mieux entrer dans l’Eſprit, & par-là détermineroient bien mieux la ſignification des noms qu’on leur donne, que tous les mots qu’on met à la place, ou dont on ſe ſert pour les définir. Mais cela ſoit dit en paſſant.

§. 26.V. Remede, employer conſtamment le même terme dans le même ſens. En cinquiéme lieu, ſi les hommes ne veulent pas prendre la peine d’expliquer les ſens des mots dont ils ſe ſervent, & qu’on ne puiſſe les obliger à définir leurs termes, le moins qu’on puiſſe attendre c’eſt que dans tous les Diſcours où un homme en prétend inſtruire ou convaincre un autre, il employe conſtamment le même terme dans le même ſens. Si l’on en uſoit ainſi, (ce que perſonne ne peut refuſer de faire, s’il a quelque ſincerité) combien de Livres qu’on auroit pû s’épargner la peine de faire ? combien de controverſes qui malgré tout le bruit qu’elles font dans le Monde, s’en iroient en fumée ? Combien de gros Volumes, plein de mots ambigus, qu’on employe tantôt dans un ſens & bientôt dans un autre, ſeroient réduits à un fort petit eſpace ? Combien de Livres de Philoſophes (pour ne parler que de ceux-là) qui pourroient être renfermez dans une coque de noix auſſi bien que les Ouvrages des Poëtes ?

§. 27.Quand on change la ſignification d’un mot, il faut avertir en quel ſens on le prend. Mais après tout, il y a une ſi petite proviſion de mots en comparaiſon de cette diverſité infinie de penſées qui viennent dans l’Eſprit, que les hommes manquant de termes pour exprimer au juſte leurs véritables notions, ſeront ſouvent obligez, quelque précaution qu’ils prennent, de ſe ſervir du même mot dans des ſens un peu différens. Et quoi que dans la ſuite d’un Diſcours ou d’un Raiſonnement, il ſoit bien malaiſé de trouver l’occaſion de donner la définition particuliére d’un mot auſſi ſouvent qu’on en change la ſignification, cependant le but général du Diſcours, ſi l’on ne s’y propoſe de ſophiſtique, ſuffira pour l’ordinaire à conduire un Lecteur intelligent & ſincére dans le vrai ſens de ce Mot. Mais lors que cela n’eſt pas capable de guider le Lecteur, l’Ecrivain eſt obligé d’expliquer ſa penſée, & de faire voir en quel ſens il employe ce terme dans cet endroit-là.


Fin du troiſiéme Livre.




ESSAI
PHILOSOPHIQUE
CONCERNANT
L’ENTENDEMENT HUMAIN.



LIVRE QUATRIEME.

DE LA CONNOISSANCE.



CHAPITRE I.

De la Connoiſſance en général.


§.1.Toute notre connoiſſance roule ſur nos Idées.
PUisque l’Eſprit n’a point d’autre Objet de ſes penſées & de ſes raiſonnemens que ſes propres Idées qui ſont la ſeule choſe qu’il contemple ou qu’il puiſſe contempler, il eſt évident que ce n’eſt que ſur nos Idées que roule toute notre Connoiſſance.

§. 2.La connoiſſance eſt la perception de la convenance ou de la diſconvenance de deux Idées. Il me ſemble donc que la Connoiſſance n’eſt autre choſe que la perception de la liaiſon & convenance, ou de l’oppoſition & de la diſconvenance qui ſe trouve entre deux de nos Idées. C’eſt, dis-je, en cela ſeul que conſiſte la Connoiſſance. Par-tout où ſe trouve cette perception, il y a de la Connoiſſance ; & où elle n’eſt pas, nous ne ſaurions jamais parvenir à la connoiſſance, quoi que nous puiſſions y trouver ſujet d’imaginer, de conjecturer, ou de croire. Car lorſque nous connoiſſons que le Blanc n’eſt pas le Noir, que faiſons-nous autre choſe qu’appercevoir que ces deux idées ne conviennent point enſemble ? De même, quand nous ſommes fortement convaincus en nous-mêmes, Que les trois Angles d’un triangle sont égaux à deux Droits, nous ne faiſons autre choſe qu’appercevoir que l’égalité à deux Angles droits convient neceſſairement avec les trois Angles d’un Triangle, & qu’elle en eſt entiérement inſeparable.

§. 3.Cette convenance eſt de quatre eſpèces. Mais pour voir un peu plus diſtinctement en quoi conſiſte cette convenance ou diſconvenance, je croi qu’on peut la réduire à ces quatre Eſpèces.

1. Identité ou Diverſité.

2. Relation.

3. Coëxiſtence, ou connexion néceſſaire.

4. Exiſtence réelle.

§. 4.La premiére eſt de l’Identité ou de la Diverſité. Et pour ce qui eſt de la prémiére eſpèce de convenance ou de diſconvenance, qui eſt l’Identité ou la Diverſité ; le prémier & le principal acte de l’Eſprit, lorſqu’il a quelque ſentiment ou quelque idée, c’eſt d’appercevoir les idées qu’il a, & autant qu’il les apperçoit, de voir ce que chacune eſt en elle-même, & par-là d’appercevoir auſſi leur différence, & comment l’une n’eſt pas l’autre. C’eſt une choſe ſi fort néceſſaire, que ſans cela l’Eſprit ne pourroit ni connoître, ni imaginer, ni raiſonner, ni avoir abſolument aucune penſée diſtincte. C’eſt par-là, dis-je, qu’il apperçoit clairement & d’une maniére infaillible que chaque idée convient avec elle-même, & qu’elle eſt ce qu’elle eſt ; & qu’au contraire toutes les idées diſtinctes diſconviennent entre elles, c’eſt-à-dire, que l’une n’eſt pas l’autre : ce qu’il voit ſans peine, ſans effort, ſans faire aucune déduction, mais dès la prémiére vûë, par la puiſſance naturelle qu’il a d’appercevoir & de diſtinguer les choſes. Quoi que les Logiciens ayent réduit cela à ces deux Règles générales, Ce qui eſt, & il eſt impoſſible qu’une même choſe fait & ne fait pas en même temps, afin de les pourvoir promptement appliquer à tous les cas où l’on peut avoir ſujet d’y faire reflexion, il eſt pourtant certain que c’eſt ſur des idées particulières que cette faculté commence de s’exercer. Un homme n’a pas plûtôt dans l’Eſprit les idées qu’il nomme blanc & rond, qu’il connoit infailliblement que ce ſont les idées qu’elles ſont véritablement, & non d’autres idées qu’il appelle rouge ou quarré. Et il n’y a aucune Maxime ou Propoſition dans le Monde qui puiſſe le lui faire connoître plus nettement ou plus certainement qu’il ne faiſoit auparavant ſans le ſecours d’aucune Règle générale. C’eſt donc là la prémiére convenance ou diſconvenance que l’Eſprit apperçoit toûjours dès la prémiére vûë. Que ſur les noms & non ſur les idées mêmes, deſquelles on appercevra toûjours l’Identité & la Diverſité, auſſi-tôt & auſſi clairement que les idées mêmes. Cela ne ſauroit être autrement.

§. 5.La ſeconde peut être appelée Relative. La ſeconde ſorte de convenance ou de diſconvenance que l’Eſprit apperçoit dans quelqu’une de ſes idées, peut être appellée Relative ; & ce n’eſt autre choſe que la perception du rapport qui eſt entre deux Idées, de quelque eſpèce qu’elles ſoient, Subſtances, Modes, ou autres. Car puiſque toutes les Idées diſtinctes doivent être éternellement reconnuës pour n’être par les mêmes, & ainſi être univerſellement & conſtamment niées l’une de l’autre, nous n’aurions abſolument point de moyen d’arriver à aucune connoiſſance poſitive, ſi nous ne pouvions appercevoir aucun rapport entre nos idées, ni découvrir la convenance ou la diſconvenance qu’elles ont l’une avec l’autre dans les différens moyens dont l’Eſprit ſe ſert pour les comparer enſemble.

§. 6.La troiſiéme eſt une convenance de coëxiſtence. La troiſiéme eſpèce de convenance ou de diſconvenance qu’on peut trouver dans nos Idées, & ſur laquelle s’exerce la Perception de l’Eſprit, c’eſt la coëxiſtence ou la non-coëxiſtence dans le même ſujet ; ce qui regarde particuliérement les Subſtances. Ainſi, quand nous affirmons touchant l’Or, qu’il eſt fixe, la connoiſſance que nous avons de cette vérité ſe réduit uniquement à ceci, que la fixité ou la puiſſance de demeurer dans le Feu ſans ſe conſumer, eſt une idée qui ſe trouve toûjours jointe avec cette eſpèce particuliére de jaune, de peſanteur, de fuſibilité, de malléabilité & de capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale, qui compoſe notre idée complexe que nous déſignons par le mot Or.

§. 7.La quatriéme eſt celle d’une exiſtence réelle. La derniére & quatriéme eſpèce de convenance, c’eſt celle d’une exiſtence actuelle & réelle qui convient à quelque choſe dont nous avons l’idée dans l’Eſprit. Toute la connoiſſance que nous avons ou pouvons avoir, eſt renfermée, ſi je ne me trompe, dans ces quatre ſortes de convenance ou de diſconvenance. Car toutes les recherches que nous pouvons faire ſur nos Idées, tout ce que nous connoiſſons ou pouvons affirmer au ſujet d’aucune de ces idées, c’eſt qu’elle eſt ou n’eſt pas la même avec une autre ; qu’elle coëxiſte ou ne coëxiſte pas toûjours avec quelque autre idée dans le même ſujet ; qu’elle a tel ou tel rapport avec quelque autre idée ; ou qu’elle a une exiſtence réelle hors de l’Eſprit. Ainſi, cette Propoſition le Bleu n’eſt pas le Jaune, marque une diſconvenance d’Identité : Celle-ci, Deux triangles dont la baſe eſt égale & qui ſont entre deux lignes paralleles, ſont égaux, ſignifie une convenance de rapport : Cette autre, le Fer eſt ſuſceptible des impreſſions de l’Aimant, emporte une convenance de coëxiſtence : Et ces mots, Dieu exiſte, renferment une convenance d’exiſtence réelle. Quoi que l’Identité & la Coëxiſtence ne ſoient effectivement que de ſimples relations, elles fourniſſent pourtant à l’Eſprit des moyens ſi particuliers de conſiderer la convenance, ou la diſconvenance de nos Idées, qu’elles méritent bien d’être conſiderées comme des chefs diſtincts, & non ſimplement ſous le titre de Relation en général, puiſque ce ſont des fondemens d’affirmation & de negation fort différens, comme il paroîtra aiſément à quiconque prendra ſeulement la peine de reflêchir ſur ce qui eſt dit en pluſieurs endroits de cet Ouvrage. Je devrois examiner préſentement les différens dégrez de notre Connoiſſance : mais il faut conſiderer auparavant les divers ſens du mot de Connoiſſance.

§. 8.Il y a une connoiſſance actuelle & habituelle. Il y a différens états dans leſquels l’Eſprit ſe trouve imbu de la Vérité, & auxquels on donne le nom de Connoiſſance.

I. Il y a une connoiſſance actuelle qui eſt la perception préſente que l’Eſprit de la convenance ou de la diſconvenance de quelqu’une de ſes Idées, ou du rapport qu’elles ont l’une de l’autre.

II. On dit, en ſecond lieu, qu’un homme connoit une Propoſition lorſque cette Propoſition ayant été une fois préſente à ſon Eſprit, il a apperçu évidemment la convenance ou la disconvenance des Idées dont elle eſt compoſée, & qu’il l’a placée de telle maniére dans ſa Mémoire, que toutes les fois qu’il vient à refléchir ſur cette Propoſition, il la voit par le bon côté ſans douter ni héſiter le moins du monde, l’approuve, & eſt aſſûré de la vérité qu’elle contient. C’eſt ce qu’on peut appeller, à mon avis, Connoiſſance habituelle. Suivant cela, l’on peut dire d’un homme, qu’il connoit toutes les véritez qui ſont dans ſa Mémoire en vertu d’une pleine & évidente perception qu’il en a eûë auparavant, & ſur laquelle l’Eſprit ſe repoſe hardiment ſans avoir le moindre doute, toutes les fois qu’il a occaſion de reflêchir ſur ces véritez. Car un Entendement auſſi borné que le nôtre, n’étant capable de penſer clairement & diſtinctement qu’à une ſeule choſe à la fois, ſi les hommes ne connoiſſent que ce qui eſt l’objet actuel de leurs penſées, ils ſeroient tous extrêmement ignorans ; & celui qui connoîtroit le plus, ne connoîtroit qu’une ſeule vérité, l’Eſprit de l’homme n’étant capable d’en conſiderer qu’une ſeule à la fois.

§. 9.Il y a une double connoiſſance habituelle. Il y a auſſi, vulgairement parlant, deux dégrez de connoiſſance habituelle.

I. L’une regarde ces Véritez miſes comme en reſerve dans la Mémoire qui ne ſe préſentent pas plûtôt à l’Eſprit qu’il voit le rapport qui eſt entre ces idées. Ce qui ſe rencontre dans toutes les Véritez dont nous avons une connoiſſance intuitive, où les idées mêmes font connoître par une vûë immédiate la convenance ou la disconvenance qu’il y a entre elles.

II. Le ſecond dégré de Connoiſſance habituelle appartient à ces Véritez, dont l’Eſprit ayant été une fois convaincu, il conſerve le ſouvenir de la conviction ſans en retenir les preuves. Ainſi, un homme qui ſe ſouvient certainement qu’il a vû une fois d’une maniére démonſtrative, Que les trois angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, eſt aſſûré qu’il connoît la vérité de cette Propoſition, parce qu’il ne ſauroit en douter. Quoi qu’un homme puiſſe s’imaginer qu’en adherant ainſi à une vérité dont la Démonſtration qui la lui a fait prémiérement connoître, lui a échappé de l’Eſprit, il croit plûtôt ſa mémoire, qu’il ne connoit réellement la vérité en queſtion ; & quoi que cette maniére de retenir une vérité m’ait paru autrefois quelque choſe qui tient le milieu entre l’opinion & la connoiſſance, une eſpèce d’aſſûrance qui eſt au deſſus d’une ſimple croyance fondée ſur le témoignage d’autrui ; cependant je trouve après y avoir bien penſé, que cette connoiſſance renferme une parfaite certitude, & eſt en effet une véritable connoiſſance. Ce qui d’abord peut nous faire d’illuſion ſur ce ſujet, c’eſt que dans ce cas-là l’on n’apperçoit pas la convenance ou la diſconvenance des Idées comme on avoit fait la prémiére fois, par une vûë actuelle de toutes les Idées intermédiates par le moyen deſquelles la convenance ou la diſconvenance des idées contenuës dans la Propoſition avoit été apperçuë la prémiére fois, mais par d’autres idées moyennes qui font voir la convenance ou la diſconvenance des Idées renfermées dans la Propoſition dont la certitude nous eſt connuë par voye de reminiſcence. Par exemple, dans cette Propoſition, les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, quiconque a vû & apperçu clairement la démonſtration de cette vérité, connoit que cette Propoſition eſt véritable lors même que la Démonſtration lui eſt ſi bien échappée de l’Eſprit, qu’il ne la voit plus, & que peut-être il ne ſauroit la rappeller, mais il le connoit d’une autre maniére qu’il ne faiſoit auparavant. Il apperçoit la convenance des deux Idées qui ſont jointes dans cette Propoſition, mais c’eſt par l’intervention d’autres idées que celles qui ont prémiérement produit cette perception. Il ſe ſouvient, c’eſt-à-dire, il connoit (car le ſouvenir n’eſt autre choſe que le renouvellement d’une choſe paſſée) qu’il a été une fois aſſûré de la vérité de cette Propoſition, Que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits. L’immutabilité des mêmes rapports entre les mêmes choſes immuables, eſt préſentement l’idée qui fait voir, que ſi les trois Angles d’un Triangle ont été une fois égaux à deux Droits. D’où il s’enſuit certainement que ce qui a été une fois véritable, eſt toûjours vrai dans le même cas, que les Idées qui conviennent une fois entre elles, conviennent toûjours ; & par conſéquent que ce qu’on a une fois connu véritable, on le reconnoîtra toûjours pour veritable, auſſi long-temps qu’on pourra ſe reſſouvenir de l’avoir une fois connu comme tel. C’eſt ſur ce fondement que dans les Mathématiques les Démonſtrations particuliéres fourniſſent des connoiſſances générales. En effet, ſi la Connoiſſance n’étoit pas ſi fort établie ſur cette perception, Que les mêmes idées doivent toûjours avoir les mêmes rapports, il ne pourroit y avoir aucune connoiſſance de Propoſitions générales dans les Mathematiques : car nulle Démonſtration Mathematique ne ſeroit que particuliére ; & lorſqu’un homme auroit démontré une Propoſition touchant un Triangle ou un Cercle, ſa connoiſſance ne s’étendroit point au delà de cette Figure particuliére. S’il vouloit l’étendre plus en avant, il ſeroit obligé de renouveller ſa Démonſtration dans un autre exemple, avant qu’il pût être aſſuré qu’elle eſt véritable à l’égard d’un autre ſemblable Triangle, & ainſi du reſte : auquel cas, on ne pourroit jamais parvenir à la connoiſſance d’aucune propoſition générale. Je ne croi pas que perſonne puiſſe nier que Mr. Newton ne connoiſſe certainement que chaque Propoſition qu’il lit préſentement dans ſon ** Intitulé, Philoſophia naturalis Principia Mathematica. Livre en quelque temps que ce ſoit, eſt veritable, quoi qu’il n’ait pas actuellement devant les yeux cette ſuite admirable d’Idées moyennes par leſquelles il en découvrit au commencement la vérité. On peut dire ſûrement qu’une Mémoire qui ſeroit capable de retenir un tel enchaînement de véritez particuliéres, eſt au delà des Facultez humaines, puisqu’on voit par expérience que la découverte, la perception & l’aſſemblage de cette admirable connexion d’idées qui paroît dans cet excellent Ouvrage ſurpaſſe la comprehenſion de la plûpart des Lecteurs. Il eſt pourtant viſible que l’Auteur lui-même connoit que telle & telle Propoſition de ſon Livre eſt véritable, dès-là qu’il ſe ſouvient d’avoir vû une fois la connexion de ces Idées auſſi certainement qu’il fait qu’un tel homme en a bleſſé un autre, parce qu’il ſe ſouvient de lui avoir vû paſſer ſon épée au travers du Corps. Mais parce que le ſimple ſouvenir n’eſt pas toûjours ſi clair, que la perception actuelle ; & que par ſucceſſion du temps elle déchoit, plus ou moins, dans la plûpart des hommes, c’eſt une raiſon, entre autres, qui fait voir que la Connoiſſance démonſtrative eſt beaucoup plus imparfaite que la Connoiſſance intuitive, ou de ſimple vûë, comme nous l’allons voir dans le Chapitre ſuivant.



CHAPITRE II.

Des Dégrez de notre Connoiſſance.


§. 1. Ce que c’eſt que la Connoiſſance intuitive.
TOute notre Connoiſſance conſiſtant, comme j’ai dit, dans la vûë que l’Eſprit a de ſes propres Idées, ce qui fait la plus vive lumiére & la plus grande certitude dont nous ſoyons capables avec les Facultez que nous avons, & ſelon la maniére dont nous pouvons connoître les Choſes, il ne ſera pas mal à propos de nous arrêter un peu à conſiderer les différens dégrez d’évidence dont cette Connoiſſance eſt accompagnée. Il me ſemble que la différence qui ſe trouve dans la clarté de nos Connoiſſances, conſiſte dans la différente maniére dont notre Eſprit apperçoit la convenance ou la diſconvenance de ſes propres Idées. Car ſi nous reflêchiſſons ſur notre maniére de penſer, nous trouverons que quelquefois l’Eſprit apperçoit la convenance ou la diſconvenance de deux Idées, immédiatement par elles-mêmes, ſans l’intervention d’aucun autre, ce qu’on peut appeller une Connaiſſance intuitive. Car en ce cas l’Eſprit ne prend aucune peine pour prouver ou examiner la vérité, mais il l’apperçoit comme l’Oeuil voit la Lumiére, dès-là ſeulement qu’il eſt tourné vers elle. Ainſi, l’Eſprit voit que le Blanc n’eſt pas le Noir, qu’un Cercle n’eſt pas un Triangle, que Trois eſt plus que Deux, & eſt égal à deux & un. Dès que l’Eſprit voit ces idées enſemble, il apperçoit ces ſortes de véritez par une ſimple intuition, ſans l’intervention d’aucune autre idée. Cette eſpèce de Connoiſſance eſt la plus claire & la plus certaine dont la foibleſſe humaine ſoit capable. Elle agit d’une maniére irréſiſtible. Semblable à l’éclat d’un beau Jour, elle ſe fait voir immédiatement & comme par force, dès que l’Eſprit tourne la vûë vers elle ; & ſans lui permettre d’héſiter, de douter, ou d’entrer dans aucun examen, elle le pénetre auſſi-tôt de ſa Lumiére. C’eſt ſur cette ſimple vûë qu’eſt fondée toute la certitude & toute l’évidence de nos Connoiſſances ; & chacun ſent en lui-même que cette certitude eſt ſi grande, qu’il n’en fauroit imaginer, ni par conſéquent demander une plus grande. Car perſonne ne ſe peut croire capable d’une plus grande certitude, que de connoître qu’une idée qu’il a dans l’Eſprit, eſt telle qu’il l’apperçoit ; & que deux Idées entre leſquelles il voit de la différence, ſont différentes & ne ſont pas préciſément la même. Quiconque demande une plus grande certitude que celle-là, ne fait ce qu’il demande, & fait voir ſeulement qu’il a envie d’être Pyrrhonien ſans en pouvoir venir à bout. La certitude dépend ſi fort de cette intuition, que dans le dégré ſuivant de Connoiſſance que je nomme Démonſtration, cette intuition eſt abſolument néceſſaire dans toutes les connexions des Idées moyennes, de ſorte que ſans elle nous ne ſaurions parvenir à aucune Connoiſſance ou certitude.

§. 2.Ce que c’eſt que la Connoiſſance démonſtrative. Ce qui conſtitue cet autre dégré de notre Connoiſſance, c’eſt quand nous découvrons la convenance ou la disconvenance de quelques idées, mais non pas d’une maniére immédiate. Quoi que par-tout où l’Eſprit apperçoit la convenance ou la diſconvenance de quelqu’une de ſes Idées, il y ait une Connoiſſance certaine, il n’arrive pourtant pas toûjours que l’Eſprit voye la convenance ou la disconvenance qui eſt entre elles, lors même qu’elle peut être découverte : auquel cas il demeure dans l’ignorance, ou ne rencontre tout au plus qu’une conjecture probable. La raiſon pourquoi l’Eſprit ne peut pas toûjours appercevoir d’abord la convenance ou la disconvenance de deux Idées, c’eſt qu’il ne peut joindre ces idées dont il cherche à connoître la convenance ou la disconvenance, en ſorte que cela ſeul la lui faſſe connoître. Et dans ce cas où l’Eſprit ne peut joindre enſemble ſes idées, pour appercevoir leur convenance ou leur disconvenance en les comparant immédiatement, & les appliquant, pour ainſi dire, l’une à l’autre, il eſt obligé de ſe ſervir de l’intervention d’autres idées (d’une ou de pluſieurs, comme il ſe rencontre) pour découvrir la convenance ou la disconvenance qu’il cherche ; & c’eſt ce que nous appellons raiſonner. Ainſi, dans la Grandeur, l’Eſprit voulant connoître la convenance ou la disconvenance qui ſe trouve entre les trois Angles d’un Triangle ne ſauroient être pris tout à la fois, & comparez avec un ou deux autres Angles ; & par conſéquent l’Eſprit n’a pas ſur cela une connoiſſance immédiate ou intuitive. C’eſt pourquoi il eſt obligé de ſe ſervir de quelques autres angles auxquels les trois angles d’un Triangle ſoient égaux : & trouvant que ceux-là ſont égaux à deux Droits, il connoit par-là que les trois angles d’un Triangle ſont auſſi égaux à deux Droits.

§. 3.Elle dépend des preuves. Ces Idées qu’on fait intervenir pour montrer la convenance de deux autres, on les nomme des preuves ; & lorſque par le moyen de ces preuves, on vient à appercevoir clairement & diſtinctement la convenance ou la disconvenance des idées que l’on conſidére, c’eſt ce qu’on appelle Démonſtration, cette convenance ou disconvenance étant alors montrée à l’Entendement, de ſorte que l’Eſprit voit que la choſe eſt ainſi, & non autrement. Au reſte, la diſpoſition que l’Eſprit à trouver promptement ces idées moyennes qui montrent la convenance ou la disconvenance de quelque autre idée, & à les appliquer comme il faut, c’eſt, à mon avis, ce qu’on nomme Sagacité.

§. 4.Elle n’eſt pas ſi facile à acquerir. Quoi que cette eſpèce de Connoiſſance qui nous vient par le ſecours des preuves, ſoit certaine, elle n’a pourtant pas une évidence ſi forte ni ſi vive, & ne ſe fait pas recevoir ſi promptement, que la Connoiſſance de ſimple vûë. Car quoi que dans une Démonſtration, l’Eſprit apperçoive enfin la convenance ou la disconvenance des idées qu’il conſidere, ce n’eſt pourtant pas ſans peine & ſans attention ; ce n’eſt pas par une ſeule vûë paſſagère qu’on peut la découvrir ; mais en s’appliquant fortement & ſans relâche. Il faut s’engager dans une certaine progreſſion d’Idées, faite peu à peu & par dégrez, avant que l’Eſprit puiſſe arriver par cette voye à la Certitude, & appercevoir la convenance ou l’oppoſition qui eſt entre deux idées, ce qu’on ne peut reconnoître que par des preuves enchaînées l’une à l’autre, & en faiſant l’uſage de ſa Raiſon.

§. 5Elle eſt précedée de quelque doute. Une autre différence qu’il y a entre la Connoiſſance Intuitive & la Démonſtrative, c’eſt qu’encore qu’il ne reſte aucun doute dans cette derniére lorsque par l’intervention des idées moyennes on apperçoit une fois la convenance ou la disconvenance des idées qu’on conſidére, il y en avoit avant la Démonſtration : ce qui dans la Connoiſſance intuitive ne peut arriver à un Eſprit qui poſſede la Faculté qu’on nomme Perception dans un dégré aſſez parfait pour avoir des idées diſtinctes. Cela, dis-je, eſt auſſi impoſſible, qu’il eſt impoſſible à l’Oeuil qui peut voir diſtinctement le blanc & le noir, de douter ſi cette encre & ce papier ſont de la même couleur. Si la Lumiére refléchie de deſſus ce Papier, vient à le frapper, il appercevra tout auſſi-tôt, ſans héſiter le moins du monde, que les mots tracez ſur le Papier, ſont différens de la Couleur du Papier : de même ſi l’Eſprit a la faculté d’appercevoir diſtinctement les choſes, il appercevra la convenance ou la disconvenance des Idées qui produiſent la Connoiſſance intuitive. Mais ſi les Yeux ont perdu la faculté de voir, ou l’Eſprit celle d’appercevoir, c’eſt en vain que nous chercherions dans les prémiers une vûë pénétrante, & dans le dernier une ([19]) Perception claire & diſtincte.

§. 6.Elle n’eſt pas ſi claire que la Connoiſſance intuitive. Il eſt vrai que la perception qui eſt produite par voye de Démonſtration, eſt auſſi fort claire : mais cette évidence eſt ſouvent bien différente de cette Lumiére éclatante, de cette pleine aſſurance qui accompagne toûjours ce que j’appelle Connoiſſance intuitive. Cette prémiére perception qui eſt produite par voye de Démonſtration peut être comparée à l’image d’un Viſage refléchi par pluſieurs Miroirs de l’un à l’autre, qui auſſi long-temps qu’elle conſerve de la reſſemblance avec l’Objet, produit de la Connoiſſance, mais toûjours en perdant, à chaque reflexion ſucceſſive, quelque partie de cette parfaite clarté & diſtinction qui eſt dans la prémiére image, jusqu’à ce qu’enfin après avoir été éloignée pluſieurs fois, elle devient fort confuſe, & n’eſt plus d’abord ſi reconnoiſſable, & ſur-tout par des yeux foibles. Il en eſt de même à l’égard de la Connoiſſance qui eſt produite par une longue ſuite de preuves.

§. 7.Chaque dégré de la déduction doit être connu intuitivement, & par lui-même. Au reſte, à chaque pas que la Raiſon fait dans une Démonſtration, il faut qu’elle apperçoive par une connoiſſance de ſimple vûë la convenance ou la disconvenance de chaque idée qui lie enſemble les idées entre lesquelles elle intervient pour montrer la convenance ou la disconvenance des deux idées extrêmes. Car ſans cela, on auroit encore beſoin de preuves pour faire voir la convenance ou la disconvenance que chaque idée qui lie enſemble les idées entre lesquelles elle intervient pour montrer la convenance ou la disconvenance des deux idées extrêmes. Car ſans cela, on auroit encore beſoin de preuves pour faire voir la convenance ou la disconvenance que chaque idée moyenne a avec celles entre lesquelles elle eſt placée, puisque ſans la perception d’une telle convenance ou disconvenance, il ne ſauroit y avoir aucune connoiſſance. Si elle eſt apperçuë par elle-même, il faut quelque autre idée qui intervienne pour ſervir, en qualité de meſure commune, à montrer leur convenance ou leur disconvenance. D’où il paroît évidemment, que dans le raiſonnement chaque dégré qui produit de la connoiſſance, a une certitude intuitive, que l’Eſprit n’a pas plûtôt apperçuë qu’il ne reſte autre choſe que de s’en reſſouvenir, pour faire que la convenance ou disconvenance des Idées, qui eſt le ſujet de notre recherche, ſoit viſible & certaine. De ſorte que pour faire une Démonſtration, il eſt néceſſaire d’appercevoir la convenance immédiate des idées moyennes, ſur lesquelles eſt fondée la convenance ou la disconvenance des deux idées qu’on examine, & dont l’une eſt toûjours la prémiére & l’autre la derniére qui entre en ligne de compte. L’on doit auſſi retenir exactement dans l’Eſprit cette perception intuitive de la convenance ou disconvenance des idées moyennes, dans chaque dégré de la Demonſtration ; & il faut être aſſûré qu’on n’en omet aucune partie. Mais parce que, lorsqu’il faut faire de longues déductions & employer une longue ſuite de preuves, la Mémoire ne conſerve pas toûjours ſi promptement & ſi exactement cette liaiſon d’idées, il arrive que cette connoiſſance à laquelle on parvient par voye de Démonſtration, eſt plus imparfaite que la Connoiſſance intuitive, & que les hommes prennent ſouvent des fauſſetez pour des Démonſtrations.

§. 8.De là vient le faux ſens qu’on donne à cet Axiome, que tout raiſonnement vient de choſes déja connuës & déja accordées. La neceſſité de cette connoiſſance de ſimple vûë à l’égard de chaque dégré d’un raiſonnement démonſtratif, a, je penſe, donné occaſion à cet Axiome, que tout raiſonnement vient de choſes déja connuës & déja accordées, ex pracognitis & præconceſſis, comme on parle dans les Ecoles. Mais j’aurai occaſion de montrer plus au long ce qu’il y a de faux dans cet Axiome, lorsque je traiterai des Propoſitions, & ſur-tout de celles qu’on appelle Maximes, qu’on prend mal à propos pour les fondemens de toutes nos Connoiſſances & de tous nos Raiſonnemens, comme je le ferai voir au même endroit.

§. 9.La connoiſſance démonſtrative n’eſt pas bornée à la Quantité. C’eſt une Opinion communément reçuë, qu’il n’y a que les Mathématiques qui ſoient capables d’une certitude démonſtrative. Mais comme je ne vois pas que ce ſoit un privilege attaché uniquement aux Idées de Nombre, d’Etenduë & de Figure, d’avoir une convenance ou disconvenance qui puiſſe être apperçuë intuitivement, c’eſt peut-être faute d’application de notre part, & non d’une aſſez grande évidence dans les choſes, qu’on a crû que la Démonſtration avoit ſi peu de part dans les autres parties de note Connoiſſance, & qu’à peine qui que ce ſoit a ſongé à y parvenir, excepté les Mathématiciens : car quelques idées que nous ayons, où l’Eſprit peut appercevoir la convenance ou la disconvenance immédiate qui eſt entre elles, l’Eſprit eſt capable d’une connoiſſance intuitive à leur égard ; & par-tout où il peut appercevoir la convenance ou la disconvenance que certaines idées ont avec d’autres idées moyennes, l’Eſprit eſt capable d’en venir à la Démonſtration, qui par conſéquent n’eſt pas bornée aux ſeules idées d’Etenduë, de Figure, de Nombre, & de leurs Modes.

§. 10.Pourquoi on l’a ainſi crû. La raiſon pourquoi l’on n’a cherché la Démonſtration que dans ces derniéres Idées, & qu’on a ſuppoſé qu’elle ne ſe rencontroit point ailleurs, ç’a été, je croi, non ſeulement à cauſe que les Sciences qui ont pour objet ces ſortes d’Idées, ſont d’une utilité générale, mais encore parce que lorſqu’on compare l’égalité ou l’excès de différens nombres, la moindre différence de chaque Mode eſt fort claire & fort aiſée à reconnoître. Et quoi que dans l’Etenduë chaque moindre excès ne ſoit pas ſi perceptible, l’Eſprit a pourtant trouvé des moyens pour examiner & pour faire voir démonſtrativement la juſte égalité de deux Angles, ou de différentes Figures ou étenduës : & d’ailleurs, on peut décrire les Nombres & les Figures pour des marques viſibles & durables, par où les Idées qu’on conſidére ſont parfaitement déterminées, ce qu’elles ne ſont pas pour l’ordinaire, lorſqu’on n’employe que des noms & des mots pour les déſigner.

§. 11. Mais dans les autres idées ſimples dont on forme & dont on compte les Modes & les différences par des dégrez, & non par la quantité ; nous ne diſtinguons pas ſi exactement leurs différences, que nous puiſſions appercevoir ou trouver des moyens de meſurer leur juſte égalité, ou leurs plus petites différences : car comme ces autres Idées ſimples ſont des apparences ou des ſenſations produites en nous par la groſſeur, la figure, le nombre & le mouvement de petits Corpuſcules qui pris à part ſont abſolument imperceptibles, leurs différens dégrez dépendent auſſi de la variation de quelques-unes de ces Cauſes, ou de toutes enſemble ; de ſorte que ne pouvant obſerver cette variation dans les particules de Matiére dont chacune eſt trop ſubtile pour être apperçuë, il nous eſt impoſſible d’avoir aucunes meſures exactes des différens dégrez de ces Idées ſimples. Car ſuppoſé, par exemple, que la Senſation, ou l’idée que nous nommons Blancheur ſoit produite en nous par un certain nombre de Globules qui pirouëttans autour de leur propre centre, vont frapper la retine de L’Oeuil avec un certain dégré de tournoyement & de viteſſe progreſſive, il s’enſuivra aiſément de là que plus les parties qui compoſent la ſurface d’un Corps, ſont diſpoſées de telle maniére qu’elles reflêchiſſent un plus grand nombre de globule de lumiére, & leur donnent ce tournoyement particulier qui eſt propre à produire en nous la ſenſation du Blanc plus un Corps doit paroître blanc, lorſque d’un égal eſpace il pouſſe vers la retine un plus grand nombre de ces Globules avec cette eſpèce particuliére de mouvement. Je ne décide pas que la nature de la Lumiére conſiſte dans de petits globules, ni celle de la Blancheur dans une telle contexture de partie qui en reflechiſſant ces globules leur donne un certain pirouëttement, car je ne traite point ici en Phyſicien de la Lumiére ou des Couleurs ; mais ce que je croi pouvoir dire, c’eſt que ja ne ſaurois comprendre comment des Corps qui exiſtent hors de nous, peuvent affecter autrement nos Sens, que par le contact immédiat des Corps ſenſibles, comme dans le Goût & dans l’Attouchement, ou par le moyen de l’impulſion de quelques particules inſenſibles qui viennent des Corps, comme à l’égard de la Vuë de l’Ouïe, & de l’Odorat ; laquelle impulſion étant différente ſelon qu’elle eſt cauſée par la différente groſſeur, figure & mouvement des parties, produit en nous les différentes ſenſations que chacun éprouve en ſoi-même. Que ſi quelqu’un peut faire voir d’une maniére intelligible qu’il conçoit autrement la choſe, il me ſeroit plaiſir de m’en inſtruire.

§. 12. Ainſi, qu’il y ait des globules, ou non, & que ces globules par un certain pirouëttement autour de leur propre centre, produiſent en nous l’idée de la Blancheur ; ce qu’il y a de certain, c’eſt que plus il y a de particules de lumiére reflêchies d’un Corps diſpoſé à leur donner ce mouvement particulier qui produit la ſenſation de Blancheur en nous ; & peut-être auſſi, plus ce mouvement particulier eſt prompt, plus le Corps d’où le plus grand nombre de globules eſt refléchi, paroit blanc, comme on le voit évidemment dans une feuille de papier qu’on met aux rayons du Soleil, à l’ombre, ou dans un trou obſcur ; trois différens endroits où ce Papier produira en nous l’idée de trois dégrez de blancheur fort différens.

§. 13. Or comme nous ignorons combien il doit y avoir de particules & quel mouvement leur eſt néceſſaire, pour pouvoir produire un certain dégré de blancheur quel qu’il ſoit, nous ne ſaurions démontrer la juſte égalité de deux dégrez particuliers de blancheur, parce que nous n’avons aucune règle certaine pour les meſurer, ni aucun moyen pour diſtinguer chaque petite différence réelle, tout le ſecours que nous pouvons eſperer ſur cela venant de nos Sens qui ne ſont d’aucun uſage en cette occaſion. Mais lorſque la différence eſt ſi grande qu’elle excite dans l’Eſprit des idées clairement diſtinctes dont on peut retenir parfaitement des différences ; dans ce cas-là ces idées de Couleurs, comme on le voit dans leurs différentes eſpèces telles que le Bleu & le Rouge, ſont auſſi capables de démonſtration que les idées du Nombre & de l’Etenduë. Ce que je viens de dire de la Blancheur & des Couleurs, eſt, je penſe, également véritable à l’égard de toutes les ſecondes Qualitez & de leurs Modes.

§. 14.La Connoiſſance ſenſitive établit l’exiſtence des Etres particuliers. Voilà donc les deux dégrez de notre Connoiſſance, l’Intuition & la Démonſtration. Pour tout le reſte qui ne peut ſe rapporter à l’un des deux, avec quelque aſſûrance qu’on le reçoive, c’eſt foi ou opinion, & non pas connaiſſance, du moins à l’égard de toutes les véritez générales. Car l’Eſprit a encore une autre Perception qui regarde l’exiſtence particuliére des Etres finis hors de nous : Connoiſſance qui va au delà de la ſimple probabilité, mais qui n’a pourtant pas toute la certitude des deux dégrez de connoiſſance dont on vient de parler. Que l’idée que nous recevons d’un objet extérieur ſoit dans notre Eſprit, rien ne peut être plus certain, & c’eſt une connoiſſance intuitive. Mais de ſavoir s’il y a quelque choſe de plus que cette idée qui eſt dans notre Eſprit, & ſi de là nous pouvons inſerer certainement l’exiſtence d’aucune choſe hors de nous qui correſponde à cette idée, c’eſt ce que certaines gens croyent qu’on peut mettre en queſtion ; parce que les hommes peuvent avoir de telles idées dans leur Eſprit, lors que rien de tel n’exiſte actuellement, & que leurs Sens ne ſont affectez de nul objet qui correſponde à ces idées. Pour moi, je crois pourtant que dans ce cas-là nous avons un dégré d’évidence qui nous éleve au deſſus du doute. Car je demande à qui que ce ſoit, s’il n’eſt pas invinciblement convaincu en lui-même qu’il a une différente perception, lorſque de jour il vient à regarder le Soleil, & que de nuit il penſe à cet Aſtre ; lorſqu’il goûte actuellement à l’abſinthe & qu’il ſent une Roſe, ou qu’il penſe ſeulement à ce goût à cette odeur ? Nous ſentons auſſi clairement la différence qu’il y a entre une idée qui eſt renouvellée dans notre Eſprit par le ſecours de la Mémoire, ou qui nous vient actuellement dans l’Eſprit par le moyen des Sens, que nous voyons la différence qui eſt entre deux idées abſolument diſtinctes. Mais ſi quelqu’un me replique qu’un ſonge peut faire le même effet, & que toutes ces Idées peuvent être produites en nous ſans l’intervention d’aucun objet extérieur ; qu’il ſonge, s’il lui plait, que je lui répons ces deux choſes : Premierement qu’il n’importe pas beaucoup que je leve ou non ce ſcrupule, car ſi tout n’eſt que ſonge, le raiſonnement & tous les argumens qu’on pourroit faire ſont inutiles, la Vérité & la Connoiſſance n’étant rien du tout : & en ſecond lieu, Qu’il reconnoîtra, à mon avis, une différence tout à fait ſenſible entre ſonger d’être dans un feu, & y être actuellement. Que ſ’il perſiſte à vouloir paroître Sceptique juſqu’à ſoûtenir que ce que j’appelle être actuellement dans le feu n’eſt qu’un ſonge, & que par-là nous ne ſaurions connoître certainement qu’une telle choſe telle que le Feu, exiſte actuellement hors de nous ; je répons que comme nous trouvons certainement que le Plaiſir ou la Douleur vient en ſuite de l’application de certains Objets ſur nous, deſquels Objets nous appercevons l’exiſtence actuellement ou en ſonge, par le moyen de nos Sens, cette certitude eſt auſſi grande que notre bonheur ou notre miſére, deux choſes au delà deſquelles nous n’avons aucun intérêt par rapport à notre Connoiſſance ou à notre exiſtence. C’eſt pourquoi je croi que nous pouvons encore ajoûter aux deux précedentes eſpèces de Connoiſſance, celle qui regarde l’exiſtence des objets particuliers qui exiſtent hors de nous, en vertu de cette perception & de ce ſentiment intérieur que nous avons de l’introduction actuelle des Idées qui nous viennent de la part de ces Objets ; & qu’ainſi nous pouvons admettre ces trois ſortes de connoiſſance, ſavoir l’intuitive, la démonſtrative, & la ſenſitive, entre leſquelles on diſtingue differens dégrez & différentes voyes d’évidence & de certitude.

§. 15.La Connoiſſance n’eſt pas toûjours claire, quoi que les Idées le ſoient. Mais puiſque notre Connoiſſance n’eſt fondée & ne roule que ſur nos Idées, ne s’enſuivra-t-il pas de là qu’elle eſt conforme à nos Idées, & que par tout où nos Idées ſont claires & diſtinctes, ou obſcures & confuſes, il en ſera de même à l’égard de notre Connoiſſance ? Nullement ; car notre Connoiſſance n’étant autre choſe que la perception de la convenance ou de la diſconvenance qui eſt entre deux idées, ſa clarté ou ſon obſcurité conſiſte dans la clarté ou l’obſcurité de cette Perception, & non pas dans la clarté ou dans l’obſcurité des Idées mêmes : par exemple, un homme qui a des idées auſſi claires des Angles d’un Triangle & de l’égalité à deux Droits, qu’aucun Mathématicien qu’il y ait dans le monde, peut pourtant avoir une perception fort obſcure de leur convenance, & en avoir par conſéquent une connoiſſance fort obſcure. Mais des idées qui ſont confuſes à cauſe de leur obſcurité ou pour quelque autre raiſon, ne peuvent jamais produire de connoiſſance claire & diſtincte, parce qu’à meſure que des idées ſont confuſes, l’Eſprit ne ſauroit juſque-là appercevoir nettement ſi elles conviennent ou non ; ou pour exprimer la même choſe d’une maniére qui la rende moins ſujette à être mal interpretée, quiconque n’a pas attaché des idées déterminées aux Mots dont il ſe ſert, ne ſauroit en former des Propoſitions, de la vérité deſquelles il puiſſe être aſſûré.



CHAPITRE III.

De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine.


§. 1. I. Notre Connoiſſance ne va point au delà de nos Idées.
LA Connoissance conſiſtant, comme nous avons dejà dit, dans la perception de la convenance ou diſconvenance de nos idées, il s’enſuit de là, prémierement, Que nous ne pouvons avoir aucune connoiſſance où nous n’avons aucune idée.

§. 2. II. Elle ne s’étend pas plus loin que la perception de la convenance ou de la diſconvenance de nos Idées. En ſecond lieu, Que nous ne ſaurions avoir de connoiſſance qu’autant que nous pouvons appercevoir cette convenance ou cette diſconvenance : Ce qui ſe fait, I. ou par intuition, c’eſt-à-dire, en comparant immédiatement deux idées ; II. ou par raiſon, en examinant de quelques autres idées ; III. ou enfin, par ſenſation, en appercevant l’exiſtence des choſes particuliéres.

§. 3. III. Notre connoiſſance intuitive ne s’étend point à toutes les Relations de toutes nos Idées, D’où il s’enſuit, en troiſiéme lieu, Que nous ne ſaurions avoir une connoiſſance intuitive qui s’étende à toutes nos idées, & à tout ce que nous voudrions ſavoir ſur leur ſujet ; parce que nous ne pouvons point examiner & appercevoir toutes les relations qui ſe trouvent entre elles en les comparant immédiatement l’une avec l’autre. Par exemple, ſi j’ai des idées de deux Triangles, l’un oxygone & l’autre amblygone, tracez ſur une baſe égale & entre deux lignes paralleles, je puis appercevoir par une connoiſſance de ſimple vûë que l’un n’eſt pas l’autre, mais je ne ſaurois connoître par ce moyen ſi ces deux Triangles ſont égaux ou non ; parce qu’on ne ſauroit appercevoir leur égalité ou inégalité en les comparant immédiatement. La différence de leur figure rend leurs parties incapables d’être exactement & immédiatement appliquées l’une ſur l’autre ; c’eſt pourquoi il eſt néceſſaire de faire intervenir quelque autre quantité pour les meſurer, ce qui eſt démontrer, ou connoître par raiſon.

§. 4. IV. Ni notre connoiſſance Démonſtrative. En quatriéme lieu, il s’enſuit auſſi de ce qui a été obſervé ci-deſſus, que notre Connoiſſance raiſonnée ne peut point embraſſer toute l’étenduë de nos Idées. Parce qu’entre deux différentes idées que nous voudrions examiner, nous ne ſaurions trouver toûjours des idées moyennes que nous puiſſions lier l’une à l’autre par une connoiſſance intuitive dans toutes les parties de la déduction : & par tout où cela nous manque, la connoiſſance & la démonſtration nous manquent auſſi.

§. 5.V. La Connoiſſance ſenſitive eſt moins étenduë que les deux précédentes.
VI. Par conſéquent, notre Connoiſſance eſt plus bornée que nos Idées.
En cinquiéme lieu, comme la Connoiſſance ſenſitive ne s’étend point au delà de l’exiſtence des choſes qui frappent actuellement nos Sens, elle eſt beaucoup moins étenduë que les deux précédentes.

§. 6. De tout cela il s’enſuit évidemment que l’étenduë de notre Connoiſſance eſt non ſeulement au deſſous de la réalité des choſes, mais encore qu’elle ne répond pas à l’étenduë de nos propres idées, de ſorte qu’elle ne puiſſe les ſurpaſſer ni en étenduë ni en perfection ; quoi que ce ſoient là des bornes fort étroites par rapport à l’étenduë de tous les Etres, & qu’une telle connoiſſance ſoit bien éloignée de celle qu’on peut juſtement ſuppoſer dans d’autres Intelligences créées, dont les lumiéres ne ſe terminent pas à l’inſtruction groſſiere qu’on peut tirer de quelques voyes de perception, en auſſi petit nombre, & auſſi peu ſubtiles que le ſont nos Sens ; ce nous ſeroit pourtant un grand avantage, ſi notre connoiſſance s’étendoit auſſi loin que nos Idées, & qu’il ne nous reſtât bien des doutes & bien des queſtions ſur le ſujet des idées que nous avons, dont la ſolution nous eſt inconnuë, & que nous ne trouverons jamais dans ce Monde, à ce que je croi. Je ne doute pourtant point que dans l’état & la conſtitution préſente de notre Nature, la connoiſſance humaine ne pût être portée beaucoup plus loin qu’elle ne l’a été juſqu’ici, ſi les hommes vouloient s’employer ſincerement & avec une entiére liberté d’eſprit, à perfectionner les moyens de découvrir la Vérité avec toute l’application & toute l’induſtrie qu’ils employent à colorer, ou à ſoûtenir la Fauſſeté, à défendre un Syſtéme pour lequel ils ſe ſont déclarez, certain Parti, & certains Intérêts où ils ſe trouvent engagez. Mais après tout cela, je croi pouvoir dire hardiment, ſans faire tort à la Perfection humaine, que notre connoiſſance ne ſauroit jamais embraſſer tout ce que nous pouvons deſirer de connoître touchant les idées que nous avons, ni lever toutes les difficultez & réſoudre toutes les Queſtions qu’on peut faire ſur aucune de ces Idées. Par exemple, nous avons des idées d’un Quarré, d’un Cercle, & de ce qu’emporte égalité ; cependant nous ne ſerons, peut-être, jamais capables de trouver un Cercle égal à un Quarré, & de ſavoir certainement s’il y en a. Nous avons des idées de la Matiére & de la Penſée ; mais peut-être ne ſerons-nous jamais capables de connoitre ſi un Etre purement matériel penſe ou non, par la raiſon qu’il nous eſt impoſſible de découvrir par la contemplation de nos propres idées, ſans Révelation,[20] ſi Dieu n’a point donné à quelques amas de Matiére diſpoſez comme il le trouve à propos, la puiſſance d’appercevoir & de penſer ; ou s’il a joint & uni à la Matiére ainſi diſpoſée une Subſtance immaterielle qui penſe. Car par rapport à nos notions il ne nous eſt pas plus mal aiſé de concevoir que Dieu peut, s’il lui plaît, ajoûter à notre idée de la Matiére la faculté de penſer, que de comprendre qu’il y joigne une autre Subſtance avec la faculté de penſer, puiſque nous ignorons en quoi conſiſte la Penſée, & à quelle eſpèce de Subſtances cet Etre tout-puiſſant a trouvé à propos d’accorder cette puiſſance qui ne ſauroit être dans aucun Etre créé en vertu du bon plaiſir & de la bonté du Créateur. Je ne vois pas quelle contradiction il y a, que Dieu cet Etre penſant, éternel & tout-puiſſant donne, s’il veut, quelques dégrez de ſentiment, de perception & de penſée à certains amas de Matiére créée & inſenſible, qu’il joint enſemble comme il le trouve à propos ; quoi que j’aye prouvé, ſi je ne me trompe, (Liv. IV. Ch. 10.) que c’eſt une parfaite contradiction de ſuppoſer que la Matiére qui de ſa nature eſt évidemment deſtituée de ſentiment & de penſée, puiſſe être ce Premier Etre penſant qui exiſte de toute éternité. Car comment un homme peut-il s’aſſûrer, que quelques perceptions, comme vous diriez le Plaiſir & la Douleur, ne ſauroient ſe rencontrer dans certains Corps, modifiez & mûs d’une certaine maniére, auſſi bien que dans une Subſtance immaterielle en conſéquence du mouvement des parties du Corps ? Le Corps, autant que nous pouvons le concevoir, n’eſt capable que de frapper & d’affecter un Corps, & le Mouvement ne peut produire autre choſe que du mouvement, ſi nous nous en rapportons à tout ce que nos Idées nous peuvent fournir ſur ce ſujet ; de ſorte que lorſque nous concevons que le Corps produit le Plaiſir ou la Douleur, ou bien l’idée d’une Couleur ou d’un Son, nous ſommes obligez d’abandonner notre Raiſon, d’aller au delà de nos propres idées, & d’attribuer cette production au ſeul bon plaiſir de notre Créateur. Or puiſque nous ſommes contraints de reconnoître que Dieu a communiqué au Mouvement ſoit capable de produire, quelle raiſon avons-nous de conclurre qu’il ne pourroit pas ordonner que ces effets ſoient produits dans un Sujet que nous ne ſaurions concevoir capable de produire, auſſi bien que dans un Sujet que nous ne ſaurions concevoir capable de les produire, auſſi bien que dans un Sujet ſur lequel nous ne ſaurions comprendre que le Mouvement de la Matiére puiſſe opérer en aucune maniére ? Je ne dis point ceci pour diminuer en aucune ſorte la croyance de l’Immortalité de l’Ame. Je ne parle point ici de probabilité, mais d’une connoiſſance évidente ; & je croi que non ſeulement c’eſt une choſe digne de la modeſtie d’un Philoſophe de ne pas prononcer en maître, lorſque l’évidence requiſe pour produire la connoiſſance, vient à nous manquer, mais encore, qu’il nous eſt utile de diſtinguer juſqu’où peut s’étendre notre Connoiſſance ; car l’état ou nous ſommes préſentement, n’étant pas un état de viſion, comme parlent les Théologiens, la Foi & la Probabilité nous doivent ſuffire ſur pluſieurs choſes ; & à l’égard de l’Immaterialité de l’Ame dont il s’agit préſentement, ſi nos Facultez ne peuvent parvenir à une certitude démonſtrative ſur cet article, nous ne le devons pas trouver étrange. Toutes les grandes fins de la Morale & de la Religion ſont établies ſur d’aſſez bons fondemens ſans le ſecours des preuves de l’immaterialité de l’Ame tirées de la Philoſophie ; puiſqu’il eſt évident que celui qui a commencé à nous faire ſubſiſter ici comme des Etres ſenſibles & intelligens, & qui nous a conſervez pluſieurs années dans cet état, peut & veut nous faire jouïr encore d’un pareil état de ſenſibilité dans l’autre Monde, & nous y rendre capables de recevoir la retribution qu’il a deſtinée aux hommes ſelon qu’ils ſe ſeront conduits dans cette vie. C’eſt pourquoi la néceſſité de ſe déterminer pour ou contre l’immaterialité de l’Ame n’eſt pas ſi grande, que certaines gens trop paſſionnez pour leurs propres ſentimens ont voulu le perſuader : dont les uns ayant l’Eſprit trop enfoncé, pour ainſi dire, dans la Matiére, ne ſauroient accorder aucune exiſtence à ce qui n’eſt pas materiel ; & les autres ne trouvant point que la penſée ſoit renfermée dans les facultez naturelles de la Matiere, après l’avoir examinée en tout ſens avec toute l’application dont ils ſont capables, ont l’aſſûrance de conclurre de là, que Dieu lui-même ne ſauroit donner la vie & la perception à une ſubſtance ſolide. Mais quiconque conſiderera combien il nous eſt difficile d’allier la ſenſation avec une Matiére étenduë, & l’exiſtence avec une Choſe qui n’ait abſolument point d’étenduë, confeſſera qu’il eſt fort éloigné de connoître certainement ce que c’eſt que ſon Ame. C’eſt-là, dis-je, un point qui me ſemble tout-à-fait au deſſus de notre Connoiſſance. Et qui voudra ſe donner la peine de conſiderer & d’examiner librement les embarras & les obſcuritez impénétrables de ces deux hypotheſes, n’y pourra guere trouver de raiſons capables de le déterminer entierement pour ou contre la materialité de l’Ame ; puisque de quelque maniére qu’il regarde l’Ame, ou comme une Subſtance non-étenduë, ou comme de la Matiére étenduë qui penſe, la difficulté qu’il aura de comprendre l’une ou l’autre de ces choſes l’entraînera toûjours vers le ſentiment oppoſé, lorſqu’il n’aura l’Eſprit appliqué qu’à l’un des deux : Methode déraiſonnable qui eſt ſuivie par certaines perſonnes, qui voyant que des choſes conſiderées d’un certain côté ſont tout-à-fait incompréhenſibles, ſe jettent tête baiſſée dans le parti oppoſé, quoi qu’il ſoit auſſi inintelligible à quiconque l’examine ſans préjugé. Ce qui ne ſert pas ſeulement à faire voir la foibleſſe & l’imperfection de nos Connoiſſances, mais auſſi le vain triomphe qu’on prétend obtenir par ces ſortes d’argumens qui fondez ſur nos propres vûës peuvent à la verité nous convaincre que nous ne ſaurions trouver aucune certitude dans un des côtez de la Queſtion, mais qui par-là ne contribuent en aucune maniére à nous approcher de la Vérité, ſi nous embraſſons l’opinion contraire, qui nous paroîtra ſujette à d’auſſi grandes difficultez, dès que nous viendrons à l’examiner ſerieuſement. Car quelle ſureté, quel avantage peut trouver un homme à éviter les abſurditez & les difficultez inſurmontables qu’il voit dans une Opinion, ſi pour cela il embraſſe celle qui lui eſt oppoſée, quoi que bâtir ſur quelque choſe d’auſſi inexplicable ; & qui eſt autant éloigné de ſa comprehenſion ? On ne peut nier que nous n’ayions en nous quelque choſe qui penſe ; le doute même que nous avons ſur ſa nature, nous eſt une preuve indubitable de la certitude de ſon exiſtence, mais il faut ſe réſoudre à ignorer de quelle eſpèce d’Etre elle eſt. Du reſte, c’eſt en vain qu’on voudroit à cauſe de cela douter de ſon exiſtence, comme il eſt déraiſonnable en pluſieurs autres rencontres de nier poſitivement l’exiſtence d’une choſe, parce que nous ne ſaurions comprendre ſa nature. Car je voudrois bien ſavoir quelle eſt la Subſtance actuellement exiſtante qui n’ait pas en elle-même quelque choſe qui paſſe viſiblement les lumiéres de l’Entendement Humain. S’il y a d’autres Eſprits qui vouent & qui connoiſſent la nature & la conſtitution intérieure des Choſes, comme on n’en peut douter, combien leur connoiſſance doit-être ſupérieure à la nôtre ? Et ſi nous ajoûtons à cela une plus vaſte comprehenſion qui les rende capables de voir tout à la fois la connexion & la convenance de quantité d’idées, & qui fourniſſe promptement les preuves moyennes, que nous ne trouvons que pié-à-pié, lentement, avec beaucoup de peine, & après avoir tâtonné long-temps dans les ténèbres, ſujets d’ailleurs à oublier une de ces preuves avant que d’en avoir trouvé une autre, nous pouvons imaginer par conjecture, quelle eſt une partie du bonheur des Eſprits du prémier Ordre, qui ont la vûë plus vive & plus pénétrante, & un champ de connoiſſance beaucoup plus vaſte que nous. Mais pour revenir à notre ſujet, notre connoiſſance ne ſe termine pas ſeulement au petit nombre d’idées que nous avons, & à ce qu’elles ont d’imparfait, elle reſte même en deçà, comme nous l’allons voir à cette heure en examinant juſqu’où elle s’étend.

§. 7.Juſqu’où s’étend notre Connoiſſance. Les affirmations ou negations que nous faiſons ſur le ſujet des idées que nous avons, peuvent ſe réduire comme j’ai déja dit en général, à ces quatre Eſpèces, Identité, Coëxiſtence, Relation & Exiſtence réelle. Voyons juſqu’où notre Connoiſſance à l’égard de chacun de ces articles en particulier.

§. 8.I. Notre connoiſſance d’identité & de diverſité va auſſi loin que nos Idées. Prémiérement, à l’égard de l’Identité & de la Diverſité conſiderées comme une ſource de la convenance ou de la disconvenance de nos Idées, notre connoiſſance de ſimple vûë eſt auſſi étenduë que nos Idées mêmes ; car l’Eſprit ne peut avoir aucune idée qu’il ne voye auſſi-tôt par une connoiſſance de ſimple vûë qu’elle eſt ce qu’elle eſt, & qu’elle eſt différente de toute autre.

§. 9.II. Celle de la convenance ou disconvenance de nos idées par rapport à leur coëxiſtence ne s’étend pas fort loin. Quant à la ſeconde eſpèce qui eſt la convenance ou la disconvenance de nos idées par rapport à la coëxiſtence, notre connoiſſance ne s’étend pas fort loin à cet égard, quoi que ce ſoit en cela que conſiſte la plus grande & la plus importante partie de nos Connoiſſances touchant les Subſtances. Car nos Idées des Eſpèces des Subſtances n’étant autre choſe, comme j’ai déja montré, que certaines collections d’Idées ſimples, unies en un ſeul ſujet, & qui par-là coëxiſtent enſemble. Par exemple, notre idée de Flamme, c’eſt un Corps chaud, lumineux, & qui ſe meut en haut ; & celle d’Or, un corps peſant juſqu’à un certain degré, jaune, malléable, & fuſible ; de ſorte que les deux noms de ces différentes Subſtances, Flamme, & Or, ſignifient ces idées complexes, ou telles autres qui ſe trouvent dans l’Eſprit des hommes. Et lorſque nous voulons connoître quelque choſe de plus touchant ces Subſtances, ou aucune autre eſpèce de Subſtances, nos recherches ne tendent qu’à ſavoir quelles autres Qualitez ou Puiſſances ſe trouvent ou ne ſe trouvent pas dans ces Subſtances, c’eſt-à-dire, quelles autres idées ſimples coëxiſtent, ou ne coëxiſtent pas avec celles qui conſtituent notre idée complexe.

§. 10.Parce que nous ignorons la connexion qui eſt entre la plûpart des idées ſimples. Quoi que ce ſoit-là une partie fort importante de la Science humaine, elle eſt pourtant fort bornée, & ſe réduit preſque à rien. La raiſon de cela eſt que les idées ſimples qui compoſent nos idées complexes des Subſtances, ſont de telle nature, qu’elles n’emportent avec elles aucune liaiſon viſible & néceſſaire, ou aucune incompatibilité avec aucune autre idée ſimple, dont nous voudrions connoître la coëxiſtence avec l’idée complexe que nous avons déja.

§. 11.Et ſur-tout celle des Secondes Qualitez. Les Idées dont nos idées complexes des Subſtances ſont compoſées, & ſur quoi roule preſque toute la connoiſſance que nous avons des Subſtances, ſont celles des Secondes Qualitez. Et comme toutes ces Secondes Qualitez dépendent, ainſi que nous l’avons ** Liv. II Ch. VIII. déja montré, des Prémiéres Qualitez des particules inſenſibles des Subſtances, ou ſi ce n’eſt de-là, de quelque choſe encore plus éloigné de notre comprehenſion, il nous eſt impoſſible de connoître la liaiſon ou l’incompatiblité qui ſe trouve entre ces Secondes Qualitez ; car ne connoiſſant pas la ſource d’où elles découlent, je veux dire la groſſeur, la figure & la contexture des parties d’où elles dépendent, & d’où reſultent, par exemple, les Qualitez qui compoſent notre idée complexe de l’Or, il eſt impoſſible que nous puiſſions connoître quelques autres Qualitez procedent de la même conſtitution des parties inſenſibles de l’Or, ou ſont incompatibles avec elle, & doivent par conſéquent coëxiſter toûjours avec l’idée complexe que nous avons de l’Or, ou ne pouvoir ſubſiſter avec une telle idée.

§. 12.Parce que nous ne ſaurions découvrir la connexion qui eſt entre aucune ſeconde Qualité & les Prémiéres Qualitez. Outre cette ignorance où nous ſommes à l’égard des Prémiéres Qualitez des parties inſenſibles des Corps d’où dépendent toutes leurs ſecondes Qualitez, il y a une autre ignorance encore plus incurable, & qui nous met dans une plus grande impuiſſance de connoître certainement la coëxiſtence et la non-coëxiſtence de différentes idées dans un même ſujet, c’eſt qu’on ne peut découvrir aucune liaiſon entre une ſeconde Qualité & les prémiéres Qualitez dont elle dépend.

§. 13. Que la groſſeur, la figure & le mouvement d’un Corps cauſent du changement dans la groſſeur, dans la figure & dans le mouvement d’un autre Corps, c’eſt ce que nous pouvons fort bien comprendre. Que les parties d’un Corps ſoient diviſées en conſéquence de l’intruſion d’un autre Corps, & qu’un Corps ſoit transféré du repos au mouvement par l’impulſion d’un autre Corps, ces choſes & autres ſemblables nous paroiſſent avoir quelque liaiſon l’une avec l’autre : & ſi nous connoiſſions ces prémiéres Qualitez des Corps, nous aurions ſujet d’eſpérer que nous pourrions connoître un beaucoup plus grand nombre de ces différentes maniéres dont les Corps opérent l’un ſur l’autre. Mais notre Eſprit étant incapable de découvrir aucune liaiſon entre ces prémiéres Qualitez des Corps, & les ſenſations qui ſont produites en nous par leur moyen, nous ne pouvons jamais être en état d’établir des règles certaines & indubitables de la conſéquence ou de la coëxiſtence d’aucunes ſecondes Qualitez, quand bien nous pourrions découvrir la groſſeur, la figure ou le mouvement des Parties inſenſibles qui les produiſent immédiatement. Nous ſommes ſi éloignez de connoître quelle figure, quelle groſſeur, ou quel mouvement de parties produit la couleur jaune, un gout de douceur, ou un ſon aigu, que nous ne ſaurions comprendre comment aucune groſſeur, aucune figure, ou aucun mouvement de parties peut jamais être capable de produire en nous l’idée de quelque couleur, de quelque goût, ou de quelque ſon que ce ſoit. Nous ne ſaurions, dis-je, imaginer aucune connexion entre l’une & l’autre de ces choſes.

§. 14. Ainſi quoi que ce ſoit uniquement par le ſecours de nos Idées que nous pouvons parvenir à une connoiſſance certaine & générale, c’eſt en vain que nous tâcherions de découvrir par leur moyen quelles ſont les autres idées qu’on peut trouver conſtamment jointes avec celles qui conſtituent notre Idée complexe de quelque ſubſtance que ce ſoit ; puiſque nous ne connoiſſons point la conſtitution réelle des petites particules d’où dépendent leurs ſecondes Qualitez, & que, ſi elle nous étoit connuë, nous ne ſaurions découvrir aucune liaison néceſſaire entre telle ou telle conſtitution des Corps & aucune de leurs ſecondes Qualitez, ce qu’il faudroit faire néceſſairement avant que de pouvoir connoître leur coëxiſtence néceſſaire. Et par conſéquent, quelle que ſoit notre idée complexe d’aucune eſpèce de Subſtances, à peine pouvons-nous déterminer certainement, en vertu des Idées ſimples qui y ſont renfermées, la coëxiſtence néceſſaire de quelque autre Qualité que ce ſoit. Dans toutes ces recherches notre Connoiſſance ne s’étend guere au delà de notre expérience. A la vérité, quelque peu de prémiéres Qualitez ont une dépendance néceſſaire à une viſible liaiſon entr’elles ; ainſi la figure ſuppoſe néceſſairement l’étenduë ; & la reception ou la communication du mouvement par voye d’impulſion ſuppoſe la ſolidité : Mais quoi qu’il y ait une telle dépendance entre ces idées, & peut-être entre quelques autres, il y en a pourtant ſi peu qui ayent une connexion viſible, que nous ne ſaurions découvrir par intuition ou par démonſtration que la coëxiſtence de fort peu de Qualitez qui ſe trouvent unies dans les Subſtances ; de ſorte que pour connoître quelles Qualitez ſont renfermées dans les Subſtances, il ne nous reſte que le ſimple ſecours des Sens. Car de toutes les Qualitez qui coëxiſte dans un ſujet ſans cette dépendance & cette évidente connexion de leurs idées, on n’en ſauroit remarquer deux dont on puiſſe connoître certainement qu’elles coëxiſtent, qu’entant que l’Expérience nous en aſſûre par le moyen de nos Sens. Ainſi, quoi que nous voyions la couleur jaune, & que nous trouvions, par expérience, la peſanteur, la malléabilité, la fuſibilité & la fixité, unies dans une pièce d’or ; cependant parce que nulle de ces Idées n’a aucune dépendance viſible, ou aucune liaiſon néceſſaire avec l’autre, nous ne ſaurions connoître certainement que là où ſe trouvent quatre de ces Idées, la cinquiéme y doive être auſſi, quelque probable qu’il ſoit qu’elle y eſt effectivement ; parce que la plus grande probabilité n’emporte jamais certitude, ſans laquelle il ne peut y avoir aucune véritable Connoiſſance. Car la connoiſſance de cette coëxiſtence ne peut s’étendre au delà de la perception qu’on en a, & dans les ſujets particuliers on ne peut appercevoir cette coëxiſtence que par le moyen des Sens, ou en général que par la connexion néceſſaire des Idées mêmes.

§. 15. La connoiſſance de l’incompatibilité des Idées dans un même ſujet, s’étend plus loin que celle de leur coëxiſtence. Quant à l’incompatibilité des idées dans un même ſujet, nous pouvons connoître qu’un ſujet ne ſauroit avoir, de chaque eſpèce de prémiéres Qualitez, qu’une ſeule à la fois. Par exemple, une étenduë particulière, une certaine figure, un certain nombre de parties, un mouvement particulier exclut toute autre étenduë, tout autre figure, toute autre mouvement & nombre de parties. Il en eſt certainement de même de toutes les idées ſenſibles particulières à chaque Sens ; car toute idée de chaque ſorte qui eſt préſente dans un ſujet, exclut toute autre figure, toute autre mouvement & nombre de parties. Il en eſt certainement de même de toutes les idées ſenſibles particuliéres à chaque Sens ; car toute idée de chaque ſorte qui eſt préſente dans un ſujet, exclut toute autre de cette eſpèce, par exemple, aucun ſujet ne peut avoir deux odeurs, ou deux couleurs dans un même temps. Mais, dira-t-on peut-être, ne voit-on pas dans le même temps deux couleurs dans une Opale, ou dans l’infuſion du Bois, nommé Lignum Nephriticum ? A cela je répons que ces Corps peuvent exciter dans le même temps des couleurs différentes dans des yeux diverſement placez ; mais auſſi j’oſe dire que ce ſont différentes parties de l’Objet, qui refléchiſſent les particules de lumiére vers des yeux diverſement placez ; de ſorte que ce n’eſt pas la même partie de l’Objet, ni par conſéquent le même ſujet qui paroit jaune & azur dans le même temps. Car il eſt auſſi impoſſible que dans le même temps une ſeule & même particule d’un Corps modifie ou reflêchiſſe différemment les rayons de lumiére, qu’il eſt impoſſible qu’elle ait différentes figures & deux différentes contextures dans le même temps.

§. 16.Celle de la coëxiſtence des Puiſſances ne s’étend pas fort avant. Pour ce qui eſt de la puiſſance qu’ont les Subſtances de changer les Qualitez ſenſibles des autres Corps, ce qui fait une grande partie de nos recherches ſur les Subſtances, & qui n’eſt pas une branche peu importante de nos Connoiſſances, je doute qu’à cet égard notre Connoiſſance s’étende plus loin que notre experience, ou que nous puiſſions découvrir la plûpart de ces Puiſſances & être aſſûrez qu’elles ſont dans un ſujet en vertu de la liaiſon qu’elles ont avec aucune des idées qui conſtituent ſon eſſence par rapport à nous. Car comme les Puiſſances actives & paſſives des Corps, & leurs maniéres d’operer conſiſtent dans une certaine contexture & un certain mouvement de parties que nous ne ſaurions découvrir en aucune maniére, ce n’eſt que dans fort peu de cas que nous pouvons être capables d’appercevoir comment elles dépendent de quelqu’une des idées qui conſtituent l’idée complexe que nous nous formons d’une telle eſpèce de choſes, ou comment elles leur ſont oppoſées. J’ai ſuivi en cette occaſion l’hypotheſe des Philoſophes ** Qui expliquent les effets de la Nature par la ſeule conſideration de la groſſeur, de la figure, & du mouvement des parties de la Matiere. Materialiſtes, comme celle qui nous peut conduire plus avant, à ce qu’on croit, dans l’explication intelligible des Qualitez des Corps : & je doute que l’Entendement humain, foible comme il eſt, puiſſe en ſubſtituer une autre qui nous donne une plus ample & plus nette connoiſſance de la connexion néceſſaire & de la coëxiſtence des Puiſſances qu’on peut obſerver unies en différentes ſortes des Corps. Ce qu’il y a de certain au moins, c’eſt que, quelle que ſoit l’hypotheſe la plus claire & la plus conforme à la vérité (car ce n’eſt pas mon affaire de déterminer cela préſentement) notre connoiſſance touchant les Subſtances corporelles ne ſera pas portée fort avant par aucune de ces hypotheſes, juſqu’à ce qu’on nous faſſe voir quelles Qualitez & quelles Puiſſances des Corps ont une liaiſon ou une oppoſition néceſſaire entr’elles ; ce que nous ne connoiſſons, à mon avis, que juſqu’à un très-petit dégré dans l’état où ſe trouve préſentement la Philoſophie. Et je doute qu’avec les facultez que nous avons, nous ſoyions jamais capables de porter plus avant ſur ce point, je ne dis pas l’expérience particuliére, mais nos Connoiſſances générales. C’eſt de l’Expérience que doivent dépendre toutes nos recherches en cette occaſion ; & il ſeroit à ſouhaiter qu’on y eût fait de plus grands progrès. Nous voyons tous les jours combien la peine que quelques perſonnes généreuſes ont pris pour cela, a augmenté le fonds des Connoiſſances Phyſiques. Si d’autres perſonnes & ſur-tout les Chimiſtes, qui prétendent perfectionner cette partie de nos connoiſſances, avoient été auſſi exacts dans leurs obſervations & auſſi ſincéres dans leurs rapports que devroient l’être des gens qui ſe diſent Philoſophes, nous connoîtrions beaucoup mieux les Corps qui nous environnent, & nous pénétrerions beaucoup plus avant dans leurs Puiſſances & dans leurs operations.

§. 17.La connoiſſance que nous avons des Eſprits eſt encore plus bornée. Si nous ſommes ſi peu inſtruits des Puiſſances & des Operations des Corps, je croi qu’il eſt aiſé de conclurre que nous ſommes dans de plus grandes ténèbres à l’égard des Eſprits, dont nous n’avons naturellement point d’autres idées que celles que nous tirons de l’idée de notre propre Eſprit en reflêchiſſant ſur les operations de notre Ame, autant que nos propres obſervations peuvent nous les faire connoître. J’ai propoſé ailleurs en paſſant une petite ouverture à mes Lecteurs pour leur donner lieu de penſer combien les Eſprits qui habitent nos Corps, tiennent un rang peu conſiderable parmi ces différentes, & peut-être innombrables Eſpèces d’Etres plus excellens, & combien ils ſont éloignez d’avoir les qualitez & les perfections des Cherubins & des Seraphins, & d’une infinité de ſortes d’Eſprits qui ſont au deſſus de nous.

§. 18.III. Il n’eſt pas aiſé de marquer les bornes de notre Connoiſſance des autres Relations. La Morale eſt capable de Démonſtration. Pour ce qui eſt de la troiſiéme eſpèce de Connoiſſance, qui eſt la convenance ou la disconvenance de quelqu’une de nos idées, conſiderées dans quelque autre rapport que ce ſoit ; comme c’eſt là le plus vaſte champ de nos Connoiſſances, il eſt bien difficile de déterminer jusqu’où il peut s’étendre. Parce que les progrès qu’on peut faire dans cette partie de notre Connoiſſance, dépendent de notre ſagacité à trouver des idées moyennes qui puiſſent faire voir les rapports des idées dont on ne conſidére pas la coëxiſtence, il eſt mal-aiſé de dire quand c’eſt que nous ſommes au bout de ces ſortes de découvertes, & que la Raiſon a tous les ſecours dont elle peut faire uſage pour trouver des preuves, & pour examiner la convenance ou la disconvenance des idées éloignées. Ceux qui ignorent l’Algebre ne ſauroient ſe figurer les choſes étonnantes qu’on peut faire en ce genre par le moyen de cette Science ; & je ne vois pas qu’il ſoit facile de déterminer quels nouveaux moyens de perfectionner les autres parties de nos Connoiſſances peuvent être encore inventez par un Eſprit pénétrant. Je croi du moins que les Idées qui regardent la Quantité, ne ſont pas les ſeules capables de démonſtration ; mais qu’il y en a d’autres qui ſont peut-être la plus importante partie de nos Contemplations, d’où l’on pourroit déduire les connoiſſances certaines, ſi les Vices, les Paſſions, & les Intérêts dominans, ne s’oppoſoient directement à l’exécution d’une telle entrepriſe.

L’idée d’un Etre ſuprême, infini en puiſſance, en bonté & en ſageſſe, qui nous a faits, & de qui nous dépendons ; & l’idée de Nous-mêmes comme de Créatures Intelligentes & Raiſonnables, ces deux Idées, dis-je, étant une fois clairement dans notre Eſprit, en ſorte que nous les conſidéraſſions comme il faut pour en déduire les conſéquences qui en découlent naturellement, nous fourniroient, à mon avis, de tel fondemens de nos Devoirs, & de telles règles de conduite, que nous pourrions par leur moyen élever la Morale au rang des Sciences capables de Démonſtration. Et à ce propos je ne ferai pas difficulté de dire, que je ne doute nullement qu’on ne puiſſe déduire, de Propoſitions évidentes par elles-mêmes, les véritables meſures du Juſte & de l’Injuſte par des conſéquences néceſſaires, & auſſi inconteſtables que celles qu’on employe dans les Mathematiques, ſi l’on veut s’appliquer à ces diſcuſſions de Morale avec la même indifférence & avec autant d’attention qu’on s’attache à ſuivre des raiſonnemens Mathematiques. On peut appercevoir certainement les rapports des autres Modes auſſi bien que ceux du Nombre & de l’Etenduë ; & je ne ſaurois voir pourquoi ils ne ſeroient pas auſſi capables de démonſtration, ſi on ſongeoit à ſe faire de bonnes méthodes pour examiner pié-à-pié leur convenance ou leur diſconvenance. Par exemple, cette Propoſition, Il ne ſauroit y avoir de l’injuſtice où il n’y a point de propriété, eſt auſſi certaine qu’aucune Démonſtration qui ſoit dans Euclide, car l’idée de propriété étant un droit à une certaine choſe ; & l’idée qu’on déſigne par le nom d’injuſtice étant l’invaſion ou la violation d’un Droit, il eſt évident que ces idées étant ainſi déterminées, & ces noms leur étant attachez, je puis connoître auſſi certainement que cette Propoſition eſt véritable que je connois qu’un Triangle a trois angles égaux à deux Droits. Autre Propoſition d’une égale certitude, Nul Gouvernement n’accorde une abſoluë liberté eſt à chacun une puiſſance de faire tout ce qu’il plaît, je puis être auſſi certain de la vérité de cette Propoſition que d’aucune qu’on trouve dans les Mathematiques.

§. 19.Deux choſes pourquoi on a cru les Idées morales incapables de Démonſtration.
I. Parce qu’elles ne peuvent être repréſentées par des marques ſenſibles ; &
2. parce qu’elles ſont fort complexes.
Ce qui a donné à cet égard, l’avantage aux idées de Quantité, & les a fait croire plus capables de certitude & de démonſtration, c’eſt,

Prémiérement, qu’on peut les repréſenter par des marques ſenſibles qui ont une plus grande & plus étroite correſpondance avec elles, que quelques mots ou ſons qu’on puiſſe imaginer. Des figures tracées ſur le Papier ſont autant de copies des idées qu’on a dans l’Eſprit, & qui ne ſont pas ſujettes à l’incertitude que les Mots ont dans leur ſignification. Un Angle, un Cercle, ou un Quarré qu’on trace avec des lignes, paroît à la vûë, ſans qu’on puiſſe s’y méprendre, il demeure invariable, & peut être conſideré à loiſir ; on peut revoir la démonſtration qu’on a faite ſur ſon ſujet, & en conſiderer plus d’une fois toutes les parties ſans qu’il y ait aucun danger que les idées changent le moins du monde. On ne peut pas faire la même choſe à l’égard des Idées morales ; car nous n’avons point de marques ſenſibles qui les repréſentent, & par où nous puiſſions les expoſer aux yeux. Nous n’avons que des mots pour les exprimer ; mais quoi que ces mots reſtent les mêmes quand ils ſont écrits, cependant les idées qu’ils ſignifient, peuvent varier dans le même homme ; & il eſt fort rare qu’elles ne ſoient pas différentes en différentes perſonnes.

En ſecond lieu, une autre choſe qui cauſe une plus grande difficulté dans la Morale, c’eſt que les Idées ſont communément plus complexes que celles des Figures qu’on conſidére ordinairement dans les Mathematiques. D’où il naît ces deux inconvéniens, le prémier que le nom des idées morales ont une ſignification plus incertaine, parce qu’on ne convient pas ſi aiſément de la collection d’Idées ſimples qu’ils ſignifient préciſement ; & par conſéquent le ſigne qu’on met toûjours à leur place lorſqu’on s’entretient avec d’autres perſonnes, & ſouvent en méditant en ſoi-même, n’emporte pas conſtamment avec lui la même idée ; ce qui cauſe le même déſordre & la même mépriſe qui arriveroit, ſi un homme voulant démonter quelque choſe d’un Heptagone omettoit dans la figure qu’il ſeroit pour cela un des angles, on donnoit ſans y penſer, à la Figure un angle de plus que ce nom-là n’en déſigne ordinairement, ou qu’il ne vouloit lui donner la premiére fois qu’il penſa à la Démonſtration. Cela arrive ſouvent, & à peine peut-on l’éviter dans chaque idée complexe de Morale, où en retenant le même nom, on omet ou l’on infere, dans un temps plûtôt que dans l’autre, un Angle, c’eſt-à-dire une idée ſimple dans une Idée complexe qu’on appelle toûjours du même nom. Un autre inconvenient qui naît de la complication des Idées morales, c’eſt que l’Eſprit ne ſauroit retenir aiſément ces combinaiſons préciſes d’une maniére auſſi exacte & auſſi parfaite qu’il eſt néceſſaire d’examiner les rapports, les convenances, ou les diſconvenances de pluſieurs autres Idées complexes dont on ſe ſert pour montrer la convenance de deux Idées éloignées.

Le grand ſecours que les Mathématiques ont trouvé contre cet inconvénient dans les Figures qui étant une fois tracées reſtent toûjours les mêmes, eſt fort viſible ; & en effet ſans cela, la Memoire auroit ſouvent bien de la peine à retenir ces Figures ſi exactement, tandis que l’Eſprit en parcours les parties pié-à-pié, pour en examiner les différens rapports. Et quoi qu’en aſſemblant une grande ſomme dans l’Addition, dans la Multiplication, ou dans la Diviſion, où chaque partie n’eſt qu’une progreſſion de l’Eſprit qui enviſage ſes propres idées, & qui conſidére leur convenance ou leur diſconvenance, la reſolution de la Queſtion ne ſoit autre choſe que le reſultat du Tout compoſé de nombres particuliers dont l’Eſprit a une claire perception ; cependant ſi l’on ne déſigne les différentes parties par des marques dont la ſignification préciſe ſoit connuë, & qui reſtent & demeurent en vûë lorſque la Memoire les a laiſſé échapper, il ſeroit preſque impoſſible de retenir dans l’Eſprit un ſi grand nombre d’idées différentes, ſans brouiller ou laiſſer échapper quelques articles du Compte, & par-là rendre inutiles tous les raiſonnemens que nous ferions ſur cela. Dans ce cas-là, ce n’eſt point du tout par le ſecours des Chiffres que l’Eſprit apperçoit la convenance de deux ou de pluſieurs nombres, leur égalité ou leur propoſition, mais uniquement par l’intuition des idées qu’il a des nombres mêmes. Les caractéres numeriques ſervent ſeulement à la Memoire pour enregîtrer & conſerver les différentes idées ſur leſquelles roule la Démonſtration ; & par leur moyen un homme peut connoître juſqu’où eſt parvenuë ſa Connoiſſance intuitive dans l’examen de pluſieurs de ces nombres particuliers ; afin que par là il puiſſe avancer ſans confuſion vers ce qui lui eſt encore inconnu, & avoir enfin devant lui, d’un coup d’œuil, le reſultat de toutes ſes perceptions & de tous ſes raiſonnemens.

§. 20.Moyens pour remedier à ces difficultez. Un moyen par où l’on peut beaucoup remedier à une partie de ces inconvéniens qui ſe rencontrent dans les Idées Morales & qui les ont fait regarder comme incapables de démonſtration, c’eſt d’expoſer, par des definitions, la collection d’idées ſimples que chaque terme doit ſignifier, & enſuite de faire ſervir les termes à déſigner préciſément & conſtamment cette collection d’idées. Du reſte, il n’eſt pas aiſé de prévoir quelles methodes peuvent être ſuggerées par l’Algebre ou par quelque autre moyen que, ſi les hommes vouloient s’appliquer à la recherche de Véritez morales ſelon la même méthode, & avec la même indifférence qu’ils cherchent les Véritez Mathématiques ; ils trouveroient que ces prémiéres ont une plus étroite liaiſon l’une avec l’autre, qu’elles découlent de nos idées claires & diſtinctes par des conſéquences plus néceſſaires, & qu’elles peuvent être démontrées d’une maniére plus parfaite qu’on ne croit communément. Mais il ne faut pas eſpérer qu’on s’applique beaucoup à de telles découvertes, tandis que le déſir de l’Eſtime, des Richeſſes ou de la Puiſſance portera les hommes à épouſer les opinions autoriſées par la Mode, & à chercher enſuite des Argumens ou pour les faire paſſer pour bonnes, ou pour les farder, & pour couvrir leur difformité, rien n’étant ſi agréable à l’Oeuil que la Vérité l’eſt à l’Eſprit, rien n’étant ſi difforme, ni ſi incompatible avec l’Entendement que le Menſonge. Car quoi qu’un homme puiſſe trouver aſſez de plaiſir à s’unir par le mariage avec une femme d’une beauté fort médiocre, perſonne n’eſt aſſez hardi pour avouër ouvertement qu’il a épouſé la Fauſſeté, & reçu dans ſon ſein une choſe auſſi affreuſe que le Menſonge. Mais pendant que les differens Partis font embraſſer leurs opinions à tous ceux qu’ils peuvent avoir en leur puiſſance, ſans leur permettre d’examiner ſi elles ſont fauſſes ou véritables, & qu’ils ne veulent pas laiſſer, pour ainſi dire, à la Vérité ſes coudées franches, ni aux hommes la liberté de la chercher, quels progrès peut-on attendre de ce côté-là, quelle nouvelle lumiére peut-on eſpérer dans les Sciences qui concernent la Morale ? Cette partie du Genre Humain qui eſt ſous le joug, devroit attendre, au lieu de cela, dans la plûpart des Lieux du Monde, les ténébres auſſi bien que l’eſclavage d’Egypte, ſi la Lumiére du Seigneur ne ſe trouvoit pas d’elle-même préſente à l’Eſprit humain, Lumiére ſacrée que tout le pouvoir des hommes ſauroit éteindre entiérement.

§. 21.IV. A l’égard de l’exiſtence réelle, nous avons une connoiſſance intuitive de notre Exiſtence, une démonſtrative de l’exiſtence de Dieu, & une connoiſſance ſenſitive de quelque peu d’autres choſes. Combien grande eſt notre Ignorance ? Quant à la quatriéme ſorte de Connoiſſance que nous avons, qui eſt de l’exiſtence réelle & actuelle des choſes, nous avons une connoiſſance intuitive de notre exiſtence, & une connoiſſance démonſtrative de l’exiſtence de Dieu. Pour l’exiſtence d’aucune autre ſorte nous n’en avons point d’autre qu’une connoiſſance ſenſitive qui ne s’étend point au delà des objets qui ſont préſens à nos Sens.

§. 22. Notre Connoiſſance étant reſſerrée dans des bornes ſi étroites, comme je l’ai montré ; pour mieux voir l’état préſent de notre Eſprit, il ne ſera peut-être pas inutile d’en conſidérer un peu le côté obſcur, & de prendre connoiſſance de notre propre Ignorance, qui étant infiniment plus étenduë que notre Connoiſſance, peut ſervir beaucoup à terminer les Diſputes & à augmenter les connoiſſances utiles, ſi après avoir découvert juſqu’où nous avons des idées claires & diſtinctes, nous nous bornons à la contemplation des choſes qui ſont à la portée de notre Entendement, & que nous ne nous engagions point dans cet abyme de ténèbres (où nos Yeux nous ſont entierement inutiles, & où nos Facultez ne ſauroient nous faire appercevoir quoi que ce ſoit) entêtez de cette folle penſée que rien n’eſt au deſſus de notre comprehenſion. Mais nous n’avons pas beſoin d’aller fort loin pour être convaincus de l’extravagance d’une telle imagination. Quiconque fait quelque choſe, ſait avant toutes choſes qu’il n’a pas beſoin de chercher fort loin des exemples de ſon Ignorance. Les choſes les moins conſiderables & les plus communes qui ſe rencontrent ſur notre chemin, ont des côtez obſcurs où la Vûë la plus pénétrante ne ſauroit le faire jour. Les hommes accoûtumez à penſer, & qui ont l’Eſprit le plus net & le plus étendu, ſe trouvent embarraſſez & hors de route, dans l’examen de chaque particule de Matiére. C’eſt dequoi nous ſerons moins ſurpris, ſi nous conſiderons les Cauſes de notre Ignorance, leſquelles peuvent être réduites à ces trois principales, ſi je ne me trompe.

La prémiere, que nous manquons d’Idées.

La ſeconde, que nous ne ſaurions découvrir la connexion qui eſt entre les idées que nous avons.

Et la troiſiéme, que nous négligeons de ſuivre & d’examiner exactement nos idées.

§. 23.Une des cauſes de notre Ignorance, c’eſt que nous manquons d’idées ou de celles qui ſont au deſſus de notre comprehenſion, ou de celles que nous ne connoiſſons point en particulier. Prémiérement, il y a certaines choſes, & qui ne ſont pas en petit nombre, que nous ignorons faute d’Idées.

En premier lieu, toutes les Idées ſimples que nous avons, ſont bornées à celles que nous recevons des Objets corporels par Senſation, & des Operations de notre propre Eſprit comme Objets de la Reflexion : c’eſt dequoi nous ſommes convaincus en nous-mêmes. Or ceux qui ne ſont pas aſſez deſtituez de raiſon pour ſe figurer que leur comprehenſion s’étende à toutes choſes, n’auront pas de peine à ſe convaincre que ces chemins étroits & en ſi petit nombre n’ont aucune proportion avec toute la vaſte étenduë des Etres. Il ne nous appartient pas de déterminer quelles autres idées ſimples peuvent avoir d’autres Créatures dans d’autres parties de l’Univers, par d’autres Sens & d’autres Facultez plus parfaites & en plus grand nombre que celles que nous avons, ou différentes de celle que nous avons. Mais de dire ou de penſer qu’il n’y a point de telles facultez parce que nous n’en avons aucune idée, c’eſt de raiſonner auſſi juſte qu’un Aveugle qui ſoûtiendroit qu’il n’y a ni Vûë ni Couleurs, parce qu’il n’a abſolument point d’idée d’aucune telle choſe, & qu’il ne ſauroit ſe repréſenter en aucune maniére ce que c’eſt que voir. L’ignorance qui eſt en nous, n’empêche ni ne borne non plus la connoiſſance des autres, que le défaut de la vûë dans les Taupes empêche les Aigles d’avoir les yeux ſi perçans. Quiconque conſiderera la puiſſance infinie, la ſageſſe & la bonté du Créateur de toutes choſes, aura tout ſujet de penſer que ces grandes Vertus n’ont pas été bornées à la formation d’une Créature auſſi peu conſiderable & auſſi impuiſſante que lui paroîtra l’Homme, qui ſelon toutes les apparences tient le rang parmi tous les Etres Intellectuels. Ainſi nous ignorons de quelles facultez ont été enrichies d’autres Eſpèces de Créatures pour pénétrer dans la nature & dans la conſtitution intérieure des nôtres. Une choſe que nous ſavons & que nous voyons certainement, c’eſt qu’il nous manque de les voir plus à fond que nous ne faiſons, pour pouvoir les connoître d’une maniére plus parfaite. Et il nous eſt aiſé d’être convaincus, que les idées que nous pouvons avoir par le ſecours de nos Facultez, n’ont aucune proportion avec les Choſes mêmes, puiſque nous n’avons pas une idée claire & diſtincte de la Subſtance même qui eſt le fondement de tout le reſte. Mais un tel manque d’idées étant une partie auſſi bien qu’une cauſe de notre Ignorance, ne ſauroit être ſpecifié. Ce que je croi pouvoir dire hardiment ſur cela, c’eſt que le Monde Intellectuel & le Monde Materiel ſont parfaitement ſemblables en ce point, Que la partie que nous voyons de l’un ou de l’autre n’a aucune proportion avec ce que nous ne voyons pas ; & que tout ce que nous en pouvons découvrir par nos yeux ou par nos penſées, n’eſt qu’un point, & preſque rien en comparaiſon du reſte.

§. 24.Parce que les Objets ſont trop éloignez de nous. En ſecond lieu, une autre grande cauſe de notre Ignorance, c’eſt le manque des Idées que nous ſommes capables d’avoir. Car le manque d’idée que nos Facultez ſont incapables de nous donner, nous ôte entierement la vûë des choſes qu’on doit ſuppoſer raiſonnablement dans d’autres Etres plus parfaits que nous, ainſi le manque des idées dont je parle préſentement, nous retient dans l’ignorance des choſes que nous concevons capables d’être connuës par nous. La groſſeur, la figure & le mouvement ſont des choſes dont nous avons des idées. Mais quoi que les idées de ces prémieres Qualitez des Corps ne nous manquent pas, cependant comme nous ne connoiſſons pas ce que c’eſt que la groſſeur particuliére, la figure & le mouvement de la plus grande partie des Corps de l’Univers, nous ignorons les différentes puiſſances, productions & maniéres d’opérer, par où ſont produits les Effets que nous voyons tous les jours. Ces choſes nous ſont cachées en certains Corps, parce qu’ils ſont trop éloignez de nous ; & en d’autres, parce qu’ils ſont petits. Si nous conſiderons l’extrême diſtance des parties du Monde qui ſont expoſées à notre vûë & dont nous avons quelque connoiſſance, & les raiſons que nous avons de penſer que ce qui eſt expoſé à notre vûë n’eſt qu’une petite partie de cet immenſe Univers, nous découvrirons auſſi-tôt un vaſte abyme d’ignorance. Le moyen de ſavoir quelles ſont les fabriques particulieres des grandes Maſſes de matiére qui compoſent cette prodigieuſe machine d’Etres corporels, juſqu’où elles s’étendent, quel eſt leur mouvement, comment il eſt perpetué ou communiqué ; & quelle influence elles ont l’une ſur l’autre ! Ce ſont tout autant de recherches où notre Eſprit ſe perd dès la prémiére reflexion qu’il y fait. Si nous bornons notre contemplation à ce petit Coin de l’Univers où nous ſommes renfermez, je veux dire au Syſtême de notre Soleil & à ces grandes Maſſes de matiére qui roulent viſiblement autour de lui, combien de diverſes ſortes de Vegetaux, d’Animaux & d’Etres corporels, doûez d’intelligence, infiniment différens de ceux qui vivent ſur notre petite Boule, peut-il y avoir, ſelon toutes les apparences, dans les autres Planetes, deſquels nous ne pouvons rien connoître, pas même les figures & leurs parties extérieures, pendant que nous ſommes confinez dans cette Terre, puiſqu’il n’y a point de voyes naturelles qui en puiſſent introduire dans notre Eſprit des idées certaines par Senſation ou par Reflexion ? Toutes ces choſes, dis-je, ſont au delà de la portée de ces deux ſources de toutes nos Connoiſſances, de ſorte que nous ne ſaurions même conjecturer dequoi ſont parées ces Regions, & quelles ſortes d’habitans il y a, tant s’en faut que nous en ayions des idées claires & diſtinctes.

§. 25.Parce qu’ils ſont trop petits. Si une grande partie, ou plûtôt la plus grande partie des différentes eſpèces de Corps qui ſont dans l’Univers, échappent à notre Connoiſſance à cauſe de leur éloignement, il y en a d’autres qui ne nous ſont pas moins cachez par leur extreme petiteſſe. Comme ces corpuſcules inſenſibles ſont les parties actives de la Matiére & les grands inſtrumens de la Nature, d’où dépendent non ſeulement toutes leurs Secondes Qualitez, mais auſſi la plûpart de leurs opérations naturelles, nous nous trouvons dans une ignorance invincible de ce que nous deſirons de connoître ſur leur ſujet, parce que nous n’avons point d’idées préciſes & diſtinctes de leurs prémiéres Qualitez. Je ne doute point, que, ſi nous pouvions découvrir la figure, la groſſeur, la contexture & le mouvement des petites particules de deux Corps particuliers, nous ne puſſions connoître, ſans le ſecours de l’experience, pluſieurs des opérations qu’ils ſeroient capables de produire l’un ſur l’autre, comme nous connoiſſons préſentement les propriétez d’un Quarré ou d’un Triangle. Par exemple, ſi nous connoiſſions les affections méchaniques des particules de la Rhubarbe, de la Ciguë, de l’Opium & d’un Homme, comme un Horloger connoit celle d’une Montre par où cette Machine produit ſes opérations, & celles d’une Lime qui agiſſant ſur les parties de la Montre doit changer la figure de quelqu’une de ſes rouës, nous ſerions capables de dire par avance que la Rhubarbe doit purger un homme, que la Ciguë le doit tuer, & l’Opium le faire dormir, tout ainſi qu’un Horloger peut prévoir qu’un petit morceau de papier poſé ſur le Balancier, empêchera la Montre d’aller, juſqu’à ce qu’il ſoit ôté, ou qu’une certaine petite partie de cette Machine étant détachée par la Lime, ſon mouvement ceſſera entiérement, & que la Montre n’ira plus. En ce cas, la raiſon pourquoi l’Argent ſe diſſout dans l’Eau forte, & nous dans l’Eau Regale ou l’Or ſe diſſout quoi qu’il ne ſe diſſolve pas dans l’Eau forte, ſeroit peut-être auſſi facile à connoître, qu’il l’eſt à un Serrurier de comprendre pourquoi une clé ouvre une certaine ſerrure, & non pas une autre. Mais pendant que nous n’avons pas des Sens aſſez pénétrans pour nous faire voir les petites particules des Corps & pour nous donner des idées de leurs affections méchaniques, nous devons nous réſoudre à ignorer leurs propriétez & la maniére dont ils opérent ; & nous ne pouvons être aſſûrez d’aucune autre choſe ſur leur ſujet que de ce qu’un petit nombre d’expériences peut nous en apprendre. Mais de ſavoir ſi ces expériences réuſſiront une autre fois, c’eſt de-quoi nous ne pouvons pas être certains. Et c’eſt là ce qui nous empêche d’avoir une connoiſſance certaine des Véritez univerſelles touchant les Corps naturels ; car ſur cet article notre Raiſon ne nous conduit guere au delà des Faits particuliers.

§. 26.D’où il s’enſuit que nous n’avons aucune connoiſſance ſcientifique concernant les Corps. C’eſt pourquoi quelque loin que l’induſtrie humaine puiſſe porter la Philoſophie Expérimentale ſur des choſes Phyſiques ; je ſuis tenté de croire que nous ne pourrons jamais parvenir ſur ces matiéres à une connoiſſance ſcientifique, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, parce que nous n’avons pas des idées parfaites & complettes de ces Corps mêmes qui ſont le plus près de nous, & le plus à notre diſpoſition. Nous n’avons, dis-je, que des idées fort imparfaites & incomplettes des Corps que nous avons rapportez à certaines Claſſes ſous des noms généraux, & que nous croyons le mieux connoître. Peut-être pouvons-nous avoir des idées diſtinctes de différentes ſortes de Corps qui tombent ſous l’examen de nos Sens, mais je doute que nous ayions des idées complettes d’aucun d’eux. Et quoi que la prémiére maniére de connoître des Corps nous ſuffiſe pour l’uſage & pour le diſcours ordinaire, cependant tandis que la derniére nous manque, nous ne ſommes point capables d’une Connoiſſance ſcientifique ; & nous ne pourrons jamais découvrir ſur leur ſujet des véritez générales, inſtructives & entiérement inconteſtables. La Certitude & la Démonſtration ſont des choſes auxquelles nous ne devons point prétendre ſur ces matiéres. Par le moyen de la couleur, de la figure, du goût, de l’odeur & des autres Qualitez ſenſibles, nous avons des idées auſſi claires & auſſi diſtinctes de la Sauge & de la Ciguë que nous en avons d’un Cercle & d’un Triangle : mais comme nous n’avons point d’idée des prémiéres Qualitez des particules inſenſibles de l’une & de l’autre de ces Plantes & des autres Corps auxquels nous voudrions les appliquer, nous ne ſaurions dire quels effets elles produiront ; lorſque nous voyons ces effets, nous ne ſaurions conjecturer la maniére dont ils ſont produits, bien loin de la connoître certainement. Ainſi, n’ayant point d’idée des particuliéres affectations mechaniques des petites particules des Corps qui ſont près de nous, nous ignorons leurs conſtitutions, leurs puiſſances & leurs opérations. Pour les Corps plus éloignez, ils nous ſont encore plus inconnus, puiſque nous ne connoiſſons pas même leur figure extérieure, ou les parties ſenſibles & groſſiéres de leurs Conſtitutions.

§. 27.Encore moins concernant les Eſprits. Il paroît d’abord par-là combien notre Connoiſſance a peu de proportion avec toute l’étenduë des Etres même materiels. Que ſi nous ajoûtons à cela la conſideration de ce nombre infini d’Eſprits qui peuvent exiſter & qui exiſtent probablement, mais qui ſont encore plus éloignez de notre Connoiſſance, puiſqu’ils nous ſont abſolument inconnus & que nous ne ſaurions nous former aucune idée diſtincte de leurs différens ordres ou différentes Eſpèces, nous trouverons que cette Ignorance nous cache dans une obſcurité impénétrable preſque tout le Monde intellectuel, qui certainement eſt & plus grand & plus beau que le Monde materiel. Car excepté quelque peu d’Idées fort ſuperficielles que nous nous formons d’un Eſprit par la reflexion que nous faiſons ſur notre propre Eſprit, d’où nous déduiſons le mieux que nous pouvons l’idée du Pére des Eſprits, cet Etre éternel & indépendant qui a fait ces excellentes Créatures, qui nous a faits avec tout ce qui exiſte, nous n’avons aucune connoiſſance des autres Eſprits, non pas même de leur exiſtence, autrement que par le ſecours de la Revelation. L’exiſtence actuelle des Anges & de leurs différentes Eſpèces, eſt naturellement au delà de nos découvertes ; & toutes ces Intelligences dont il y a apparemment plus de diverſes ſortes que de Subſtances corporelles, ſont des choſes dont nos Facultez naturelles ne nous apprennent abſolument rien d’aſſuré. Chaque homme a ſujet d’être perſuadé par les paroles & les actions des autres hommes qu’il y a en eux une Ame, un Etre penſant auſſi bien que dans ſoi-même ; & d’autre part la connoiſſance qu’on a de ſon propre Eſprit, ne permet pas à un homme qui a fait quelque reflexion ſur la cauſe de ſon exiſtence d’ignorer qu’il y a un Dieu. Mais qu’il y ait des dégrez d’Etres ſpirituels entre nous & Dieu, qui eſt-ce qui peut venir à le connoître par ſes propres recherches & par la ſeule pénétration de ſon Eſprit ? Encore moins pouvons-nous avoir des idées diſtinctes de leurs différentes natures, conditions, états, puiſſances & diverſes conſtitutions, par où ces Etres diffèrent les uns des autres & de nous. C’eſt pourquoi nous ſommes dans une abſoluë ignorance ſur ce qui concerne leurs différentes Eſpèces & leurs diverſes Propriétez.

§. 28.II. Autre ſource de notre ignorance, c’eſt ce que nous ne pouvons pas trouver la connexion qui eſt entre les idées que nous avons. Après avoir vû combien parmi ce grand nombre d’Etres qui exiſtent dans l’Univers il y en a peu qui nous ſoient connus, faute d’idées, conſiderons, en ſecond lieu, une autre ſource d’Ignorance qui n’eſt pas moins important, c’eſt que nous ne ſaurions trouver la connexion qui eſt entre les Idées que nous avons actuellement. Car par-tout où cette connexion nous manque, nous ſommes entiérement incapables d’une Connoiſſance univerſelle & certaine ; & toutes nos vûës ſe réduiſent comme dans le cas précedent à ce que nous pouvons apprendre par l’Obſervation & par l’Experience, dont il n’eſt pas néceſſaire de dire qu’elle eſt fort bornée & bien éloignée d’une Connoiſſance générale, car qui ne le ſait ? Je vais donner quelques exemples de cette cauſe de notre Ignorance, & paſſer enſuite à d’autes choſes. Il eſt évident que la groſſeur, la figure & le mouvement des différens Corps qui nous environnent, produiſent en nous différentes ſenſations de Couleurs, de Sons, de Gout ou d’Odeurs, de plaiſir ou de douleur, &c. Comme les affections mechaniques de ces Corps n’ont aucune liaiſon avec ces Idées qu’elles produiſent en nous (car on ne ſauroit concevoir aucune liaiſon entre aucune impulſion d’un Corps quel qu’il ſoit, & aucune perception de couleur ou d’odeur que nous trouvions dans notre Eſprit) nous ne pouvons avoir aucune connoiſſance diſtincte de ces ſortes d’operations au delà de notre propre expérience, ni raiſonner ſur leur ſujet que comme ſur des effets produits par l’inſtitution d’un Agent infiniment ſage, laquelle eſt entierement au deſſus de notre comprehenſion. Mais tout ainſi que nous ne pouvons déduire, en aucune maniére, les idées des Qualitez ſenſibles que nous avons dans l’Eſprit, d’aucune cauſe corporelle, ni trouver aucune correſpondance ou liaiſon entre ces Idées & les prémiéres Qualitez qui les produiſent en nous, comme il paroît par l’experience, il nous eſt d’autre part auſſi impoſſible de comprendre comment nos Eſprits agiſſent ſur nos Corps. Il nous eſt, dis-je, tout auſſi difficile de concevoir qu’une Penſée produiſe du Mouvement dans le Corps, que de concevoir qu’un Corps puiſſe produire aucune penſée dans l’Eſprit. Si l’Expérience ne nous eût convaincus que cela eſt ainſi, la conſideration des choſes mêmes n’auroit jamais été capable de nous le découvrir en aucune maniére. Quoi que ces choſes & autres ſemblables ayent une liaiſon conſtante & réguliére dans le cours ordinaire, cependant comme cette liaiſon ne peut être reconnuë, dans les Idées mêmes, qui ne ſemblent avoir aucune dépendance néceſſaire, nous ne pouvons attribuer leur connexion à aucune autre choſe qu’à la détermination arbitraire d’un Agent tout ſage qui les a fait être & agir ainſi par des voyes qu’il eſt abſolument impoſſible à notre foible Entendement de comprendre.

§. 29.Exemples. Il y a, dans quelques-unes de nos Idées, des relations & des liaiſons qui ſont ſi viſiblement renfermées dans la nature des Idées mêmes, que nous ne ſaurions concevoir qu’elles en puiſſent être ſeparées par quelque Puiſſance que ce ſoit. Et ce n’eſt qu’à l’égard de ces Idées que nous ſommes capables d’une connoiſſance certaine & univerſelle. Ainſi l’idée d’un Triangle rectangle emporte néceſſairement avec ſoi l’égalité de ſes Angles à deux Droits ; & nous ne ſaurions concevoir que la relation & la connexion de ces deux Idées puiſſe être changée, ou dépende d’un Pouvoir arbitraire qui l’ait fait ainſi à ſa volonté, ou qui l’eût pû faire autrement. Mais la cohéſion & la continuité des parties de la Matiére, la maniére dont les ſenſations des Couleurs, des Sons, &c. ſe produiſent en nous par impulſion & par mouvement, les règles & la communication du Mouvement même étant des choſes où nous ne ſaurions découvrir aucune connexion naturelle avec aucune idée que nous ayions, nous ne pouvons les attribuer qu’à la volonté arbitraire & au bon plaiſir du ſage Architecte de l’Univers. Il n’eſt pas néceſſaire, à mon avis, que je parle ici de la Reſurrection des Morts, de l’état à venir du Globe de la Terre & de telles autres choſes que chacun reconnoit dépendre entiérement de la détermination d’un Agent libre. Lorſque nous trouvons que des Choſes agiſſent réguliérement, auſſi loin que s’étendent nos Obſervations, nous pouvons conclurre qu’elles agiſſent en vertu d’une Loi qui leur eſt preſcrite, mais qui pourtant nous eſt inconnuë : auquel cas, encore que les Cauſes agiſſent reglément & que les Effets s’en enſuivent conſtamment, cependant comme nous ne ſaurions découvrir par nos Idées leurs connexions & leurs dépendances, nous ne pouvons en avoir qu’une connoiſſance expérimentale. Par tout cela il eſt aiſé de voir dans quelles ténèbres nous ſommes plongez, & combien la Connoiſſance que nous pouvons avoir de ce qui exiſte, eſt imparfaite & ſuperficielle. Par conſéquent nous ne mettrons point cette Connoiſſance à trop bas prix ſi nous penſons modeſtement en nous-mêmes, que nous ſommes ſi éloignez de nous former une idée de toute la nature de l’Univers & de comprendre toutes les choſes qu’il contient, que nous ne ſommes pas mêmes capables d’acquerir une connoiſſance Philoſophique des Corps qui ſont autour de nous, & qui ſont partie de nous-mêmes puiſque nous ne ſaurions avoir une certitude univerſelle de leurs ſecondes Qualitez, de leurs Puiſſances, & de leurs Operations. Nos Sens apperçoivent chaque jour différens Effets, dont nous avons juſque-là une connoiſſance ſenſitive : mais pour les cauſes, la maniére & la certitude de leur production, nous devons nous réſoudre à les ignorer pour les deux raiſons que nous venons de propoſer. Nous ne pouvons aller, ſur ces choſes, au delà de ce que l’Expérience particuliére nous découvre comme un point de fait, d’où nous pouvons enſuite conjecturer par analogie quels effets il eſt apparent que de pareils Corps produiront dans d’autres Expériences. Mais pour une connoiſſance parfaite touchant les Corps naturels (pour ne pas parler des Eſprits) nous ſommes, je crois, ſi éloignez d’être capables d’y parvenir, que je ne ferai pas difficulté de dire que c’eſt perdre ſa peine que de s’engager dans une telle recherche.

§. 30.III. Troiſième cauſe d’ignorance, nous ne ſuivons pas nos idées. En troiſiéme lieu, là où nous avons des idées complettes & où il y a entr’elles une connexion certaine que nous pouvons découvrir, nous ſommes ſouvent dans l’ignorance, faute de ſuivre ces idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir, & pour ne pas trouver les idées moyennes qui peuvent nous monter quelle eſpèce de convenance ou de diſconvenance elles ont l’une avec l’autre. Ainſi, pluſieurs ignorent des véritez Mathematiques, non en conſéquence d’aucune imperfection dans leurs Facultez, ou d’aucune incertitude dans les Choſes mêmes, mais faute de s’appliquer à acquerir, examiner, & comparer les Idées de la maniére qu’il faut. Ce qui a le plus contribué à nous empêcher de bien conduire nos Idées & de découvrir leurs rapports, la convenance ou la diſconvenance qui ſe trouve entr’elles, ç’a été, à mon avis, le mauvais uſage des Mots. Il eſt impoſſible que les hommes puiſſent jamais chercher exactement, ou découvrir certainement la convenance, ou la diſconvenance des Idées, tandis que leurs penſées ne roulent & ne voltigent que ſur des ſons d’une ſignification douteuſe & incertaine. Les Mathematiciens en formant leurs penſées indépendamment des noms, & en s’accoûtumant à préſenter à leurs Eſprits les idées mêmes qu’ils veulent conſiderer, & non les ſons à la place de ces idées, ont évité par-là une grande partie des embarras & des diſputes qui ont ſi fort arrêté les progrès des hommes dans d’autres Sciences. Car tandis qu’ils s’attachent à des mots d’une ſignification indéterminée & incertaine, ils ſont incapables de diſtinguer, dans leurs propres Opinions, le Vrai du Faux, le Certain de ce qui n’eſt que Probable, & ce qui eſt ſuivi & raiſonnable de ce qui eſt abſurde. Tel a été le deſtin ou le malheur d’une grande partie des gens de Lettres ; par-là le fonds des Connoiſſances réelles n’a pas été fort augmenté à proportion des Ecoles, des Diſputes & des Livres dont le Monde a été rempli, pendant que les gens d’étude perdus dans un vaſte labyrinthe de Mots n’ont ſû où ils en étoient, juſqu’où leurs Découvertes étoient avancées, & ce qui manquoit à leur propre fonds, ou au Fonds général des Connoiſſances humaines. Si les hommes avoient agi dans leurs Découvertes du Monde Materiel comme ils en ont uſé à l’égard de celles qui regardent le Monde Intellectuel, s’ils avoient tout confondu dans un cahos de termes & de façons de parler d’une ſignification douteuſe & incertaine ; tous les Volumes qu’on auroit écrit ſur la Navigation & ſur les Voyages, toutes les ſpeculations qu’on auroit formées, toutes les diſputes qu’on auroit excité & multiplié ſans fin ſur les Zones & ſur les Marées, les vaiſſeaux mêmes qu’on auroit bâtis & les Flottes qu’on auroit miſes en Mer, tout cela ne nous auroit jamais appris un chemin au delà de la Ligne ; & les Antipodes ſeroient toûjours auſſi inconnus que lors qu’on avoit déclaré que c’étoit une Héreſie de ſoûtenir, qu’il y en eût. Mais parce qu’on en fait communément, je n’en parlerai pas davantage en cet endroit.

§. 31.Autre étenduë de notre Connoiſſance, par rapport à ſon univerſalité. Outre l’étenduë de notre Connoiſſance que nous avons examiné juſqu’ici, & qui ſe rapporte aux différentes eſpèces d’Etres qui exiſtent, nous pouvons y conſidérer une autre ſorte d’étenduë, par rapport à ſon Univerſalité, & qui eſt bien digne auſſi de nos reflexions. Notre Connoiſſance ſuit, à cet égard, la nature de nos Idées. Lorſque les Idées dont nous appercevons la convenance ou la disconvenance, ſont abſtraites, notre Connoiſſance eſt univerſelle. Car ce qui eſt connu de ces ſortes d’Idées générales, ſera toûjours véritable de chaque choſe particuliére, où cette eſſence, c’eſt-à-dire, cette idée abſtraite doit ſe trouver renfermée ; & ce qui eſt une fois connu de ces Idées, ſera continuellement & éternellement véritable. Ainſi pour ce qui eſt de toutes les connoiſſances générales, c’eſt dans notre Eſprit que nous devons les chercher & les trouver uniquement ; & ce n’eſt que la conſideration de nos propres Idées qui nous les fournit. Les véritez qui appartiennent aux Eſſences des choſes, c’eſt-à-dire, aux idées abſtraites, ſont éternelles ; & l’on ne peut les découvrir que par la contemplation de ces Eſſences, tout ainſi que l’exiſtence des Choſes ne peut être connuë que par l’Expérience. Mais je dois parler plus au long sur ce ſujet dans les Chapitres où je traiterai de la Connoiſſance générale & réelle ; ce que je viens de dire en général de l’Univerſalité de notre Connoiſſance peut ſuffire pour le préſent.


CHAPITRE IV.

De la Réalité de notre Connoiſſance.


§. 1. Objection : Si notre connoiſſance eſt placée dans nos idées, elle peut être toute chimerique.
JE ne doute point qu’à préſent il ne puiſſe venir dans l’Eſprit de mon Lecteur que je n’ai travaillé jusqu’ici qu’à bâtir un château en l’air, & qu’il ne ſoit tenté de me dire, « A quoi bon tout cet étalage de raiſonnemens ? La Connoiſſance, dites-vous, n’eſt autre choſe que la perception de la convenance ou de la disconvenance de nos propres idées. Mais qui fait que ce que peuvent être ces Idées ? Y a-t-il rien de ſi extravagant que les Imaginations qui ſe forment dans le cerveau des hommes ? Où eſt celui qui n’a pas quelque chimère dans la tête ? Et s’il y a un homme d’un ſens raſſis & d’un jugement tout-à-fait ſolide, quelle différence y aura-t-il, en vertu de vos Règles, entre la Connoiſſance d’un tel homme, & celle de l’Eſprit le plus extravagant du monde ? Ils ont tous deux leurs idées ; & apperçoivent tous deux la convenance ou la disconvenance qui eſt entre elles. Si ces Idées différent par quelque endroit, tout l’avantage ſera du côté de celui qui a l’imagination la plus échauffée, parce qu’il a des idées plus vives & en plus grand nombre ; de ſorte que ſelon vos propres Règles il aura auſſi plus de connoiſſance. S’il eſt vrai que toute la Connoiſſance conſiſte uniquement dans la perception de la convenance ou de la disconvenance de nos propres Idées, il y aura autant de certitude dans les Viſions d’un Enthouſiaſte que dans les raiſonnemens d’un homme de bon ſens. Il n’importe ce que les choſes ſont en elles-mêmes, pourvû qu’un homme obſerve la convenance de ſes propres imaginations & qu’il parle conſéquemment, ce qu’il dit eſt certain, c’eſt la vérité toute pure. Tous ces Châteaux bâtis en l’air ſeront d’auſſi fortes Retraites de la Vérité que les Démonſtrations d’Euclide. A ce compte, dire qu’une Harpye n’eſt pas un Centaure, c’eſt auſſi bien une connoiſſance certaine & une vérité, que de dire qu’un Quarré n’eſt pas un Cercle.

Mais de quel uſage ſera toute cette belle Connoiſſance des imaginations des hommes, à celui qui cherche à s’inſtruire de la réalité des Choſes ? Qu’importe de ſavoir ce que ſont les fantaiſies des hommes ? Ce n’eſt que la connoiſſance des Choſes qu’on doit eſtimer, c’eſt cela ſeul qui donne du prix à nos Raiſonnemens, & qui fait préferer la Connoiſſance d’un homme à celle d’un autre, je veux dire la connoiſſance de ce que les Choſes ſont réellement en elles-mêmes, & non une connoiſſance de ſonges & de viſions ».

§. 2.Réponſe : notre connoiſſance n’eſt pas chimérique, par-tout où nos Idées s’accordent avec les choſes. A cela je répons, que ſi la Connoiſſance que nous avons de nos Idées, ſe termine à ces idées ſans s’étendre plus avant lors qu’on ſe propoſe quelque choſe de plus, nos plus ſérieuſes penſées ne ſeront pas d’un beaucoup plus grand uſage que les reveries d’un Cerveau déreglé ; & que les Véritez fondées ſur cette Connoiſſance ne ſeront pas d’un plus grand poids que les diſcours d’un homme qui voit clairement les choſes en ſonge, & les débite avec une extrême confiance. Mais avant que de finir, j’eſpére montrer évidemment que cette voye d’acquerir de la certitude par la connoiſſance de nos propres idées renferme quelque choſe de plus qu’une pure imagination ; & en même temps il paroîtra, à mon avis, que toute la certitude qu’on a des véritez générales, ne renferme effectivement autre choſe.

§. 3. Il eſt évident que l’Eſprit ne connoit pas les choſes immédiatement, mais ſeulement par l’intervention des idées qu’il en a. Et par conſéquent notre Connoiſſance n’eſt réelle, qu’autant qu’il y a de la conformité entre nos Idées & la réalité des Choſes. Mais quel ſera ici notre Criterion ? Comment l’Eſprit qui n’apperçoit rien que ſes propres idées, connoîtra-t-il qu’elles conviennent avec les choſes mêmes ? Quoi que cela ne ſemble pas exempt de difficulté, je croi pourtant qu’il y a deux ſortes d’Idées dont nous pouvons être aſſûrez qu’elles ſont conformes aux choſes.

§. 4.Et prémiérement, de ce nombre ſont toutes les idées ſimples. Les prémiéres ſont les Idées ſimples ; car puisque l’Eſprit ne ſauroit en aucune maniére ſe les former à lui-même, comme nous l’avons fait voir, il faut néceſſairement qu’elles ſoient produites par des choſes qui agiſſent naturellement ſur l’Eſprit & y font naître les perceptions auxquelles elles ſont appropriées par la ſageſſe & la volonté de Celui qui nous a faits. Il s’enſuit de là que les idées ſimples ne ſont pas des fictions de notre imagination, mais des productions naturelles & réguliéres de Choſes exiſtantes hors de nous, qui opérent réellement ſur nous ; & qu’ainſi elles ont toute la conformité à quoi elles ſont deſtinées, ou que notre état exige : car elles nous repréſentent les choſes ſous les apparences que les choſes ſont capables de produire en nous, par où nous devenons capables nous-mêmes de diſtinguer les Eſpèces des ſubſtances particuliéres, de diſcerner l’état ou elles ſe trouvent, & par ce moyen de les appliquer à notre uſage. Ainſi, l’idée de blancheur, ou d’amertume telle qu’elle eſt dans l’Eſprit étant exactement conforme à la Puiſſance qui eſt dans un Corps d’y produire une telle idée, à toute la conformité réelle qu’elle peut ou doit avoir avec les choſes qui exiſtent hors de nous. Et cette conformité qui ſe trouve entre nos idées ſimples & l’exiſtence des choſes, ſuffit pour nous donner une connoiſſance réelle.

§. 5.Secondement, toutes les Idées complexes, excepté celles des Subſtances. En ſecond lieu, toutes nos Idées complexes, excepté celles des Subſtances, étant des Archetypes que l’Eſprit a formez lui-même, qu’il n’a pas deſtiné à être des copies de quoi que ce ſoit, ni rapportez à l’exiſtence d’aucune choſe comme à leurs originaux, elles ne peuvent manquer d’avoir toute la conformité néceſſaire à une connoiſſance réelle. Car ce qui n’eſt pas deſtiné à repréſenter autre choſe que ſoi-même, ne peut être capable d’une fauſſe repréſentation, ni nous éloigner de la juſte conception d’aucune choſe par ſa diſſemblance d’avec elle. Or excepté les idées de Subſtances, telles ſont toutes nos idées complexes qui, comme j’ai fait voir ailleurs, ſont des combinaiſons d’Idées que l’Eſprit joint enſemble par un libre choix, ſans examiner ſi elles ont aucune liaiſon dans la Nature. De là vient que toutes les idées de cet Ordre ſont elles-mêmes conſiderées comme des Archetypes ; & les choſes ne ſont conſiderées qu’entant qu’elles y ſont conformes. De ſorte que nous ne pouvons qu’être infailliblement aſſûrez que toute notre Connoiſſance touchant ces idées eſt réelle, & s’étend aux choſes mêmes, parce que dans toutes nos Penſées, dans tous nos Raiſonnemens & dans tous nos Diſcours ſur ces ſortes d’Idées nous n’avons deſſein de conſiderer les choſes qu’autant qu’elles ſont conformes à nos Idées ; & par conſéquent nous ne pouvons manquer d’attraper ſur ce ſujet une réalité certaine & indubitable.

§. 6.C’eſt ſur cela qu’eſt fondée la réalité des Connoiſſances Mathématiques. Je ſuis aſſuré qu’on m’accordera ſans peine que la Connoiſſance que nous pouvons avoir des Véritez Mathematiques, n’eſt pas ſeulement une connoiſſance certaine, mais réelle, que ce ne ſont point de ſimples viſions, & des chimeres d’un cerveau fertile en imaginations frivoles. Cependant à bien conſiderer la choſe, nous trouverons que toute cette connoiſſance roule uniquement ſur nos propres idées. Le Mathematicien examine la vérité & les propriétez qui appartiennent à un Rectangle ou à un Cercle, à les conſiderer ſeulement tels qu’ils ſont en idée dans ſon Eſprit ; car peut-être n’a-t-il jamais trouvé en ſa vie aucune de ces Figures, qui ſoient mathematiquement, c’eſt-à-dire, préciſément & exactement véritables. Ce qui n’empêche pourtant pas que la connoiſſance qu’il a de quelque vérité ou de quelque propriété que ce ſoit, qui appartienne au Cercle ou à toute autre Figure Mathematique, ne ſoit veritable & certaine, même à l’égard des choſes réellement exiſtantes, parce que les choſes réelles n’entrent dans ces ſortes de Propoſitions & n’y ſont conſiderées qu’autant qu’elles conviennent réellement avec les Archetypes qui ſont dans l’Eſprit du Mathematicien. Eſt-il vrai de l’idée du Triangle que ſes trois Angles ſont égaux à deux Droits ? La même choſe eſt auſſi véritable d’un Triangle, en quelque endroit qu’il exiſte réellement. Mais que toute autre Figure actuellement exiſtante, ne ſoit pas exactement conforme à l’idée du Triangle qu’il a dans l’Eſprit, elle n’a abſolument rien à démêler avec cette Propoſition. Et par conſéquent le Mathematicien voit certainement que toute ſa connoiſſance touchant ces ſortes d’Idées eſt réelle ; parce que ne conſiderant les choſes qu’autant qu’elles conviennent avec ces idées qu’il a dans l’Eſprit, il eſt aſſûré, que tout ce qu’il fait ſur ces Figures, lorſqu’elles n’ont qu’une exiſtence idéale dans ſon Eſprit, ſe trouvera auſſi véritable à l’égard de ces mêmes Figures ſi elles viennent à exiſter réellement dans la Matiére : ſes reflexions ne tombent ſur ces Figures, qui ſont les mêmes, où qu’elles exiſtent, & de quelque maniére qu’elles exiſtent.

§. 7.Et la réalité des connoiſſances Morales. Il s’enſuit de là que la connoiſſance des Véritez Morales eſt auſſi capable d’une certitude réelle que celle des Véritez Mathematiques, car la certitude n’étant que la perception de la convenance ou de la diſconvenance de nos Idées ; & la Démonſtration n’étant autre choſe que la perception de cette convenance par l’intervention d’autres idées moyennes ; comme nos Idées Morales ſont elles-mêmes des Archetypes auſſi bien que les Idées Mathematiques, & qu’ainſi ce ſont des idées complettes, toute la convenance ou la diſconvenance que nous découvrirons entr’elles produira une connoiſſance réelle, auſſi bien que dans les Figures Mathematiques.

§. 8.L’Exiſtence n’eſt pas requiſe pour rendre cette connoiſſance réelle. Pour parvenir à la Connoiſſance & à la certitude, il eſt néceſſaire que nous ayions des idées déterminées, & pour faire, que notre Connoiſſance ſoit réelle, il faut que nos Idées répondent à leurs Archetypes. Du reſte, l’on ne doit pas trouver étrange, que je place la certitude de notre Connoiſſance dans la conſideration de nos Idées, ſans me mettre fort en peine (à ce qui me ſemble) de l’exiſtence réelle des Choſes ; puiſqu’après y avoir bien penſé, l’on trouvera, ſi je ne me trompe, que la plûpart des Diſcours ſur leſquels roulent les Penſées & les Diſputes de ceux qui prétendent ne ſonger à autre choſe qu’à la recherche de la Vérité & de la Certitude, ne ſont effectivement que des Propoſitions générales & des notions auxquelles l’exiſtence n’a aucune part. Tous les Diſcours des Mathematiciens ſur la Quadrature du Cercle, ſur les Sections Coniques, ou ſur toute autre partie des Mathematiques, ne regardent point du tout l’exiſtence d’aucune de ces Figures. Les Demonſtrations qu’ils font ſur cela, & qui dépendent des idées qu’ils ont dans l’Eſprit, ſont les mêmes, ſoit qu’il y ait un Quarré ou un Cercle actuellement exiſtant dans le Monde, ou qu’il n’y en ait point. De même, la vérité & la certitude des Diſcours de Morale eſt conſiderée indépendamment de la vie des hommes & de l’exiſtence que les Vertus dont ils traitent, ont actuellement dans le Monde ; & les Offices de Ciceron ne ſont pas moins conformes à la Vérité, parce qu’il n’y a perſonne dans le Monde qui en pratique exactement les maximes, & qui règle ſa vie ſur le Modèle d’un homme de bien, tel que Ciceron nous l’a dépeint dans cet Ouvrage, & qui n’exiſtoit qu’en idée lorſqu’il écrivoit. S’il eſt vrai dans la ſpéculation, c’eſt-à-dire, en idée, que le Meurtre mérite la mort, il le ſera auſſi à l’égard de toute action réelle qui eſt conforme à cette idée de Meurtre : Quant aux autres actions, la vérité de toutes les autres eſpèces de Choſes qui n’ont point d’autre eſſence que les idées mêmes qui ſont dans l’Eſprit des hommes.

§. 9.Notre Connoiſſance n’eſt pas moins véritable ou certaine, parce que les idées de Morale ſont de notre propre invention, & que c’eſt nous qui leur donnons des noms. Mais, dira-t-on, ſi la connoiſſance Morale ne conſiſte que dans la contemplation de nos propres Idées Morales ; & que ces Idées, comme celles des autres Modes, ſoient de notre propre invention, quelle étrange notion aurons-nous de la Juſtice & de la Temperance ? Quelle confuſion entre les Vertus & les Vices, ſi chacun peut s’en former telles idées qu’il lui plairra ? Il n’y aura pas plus de confuſion, ou de deſordre dans les choſes mêmes, & dans les raiſonnemens qu’on fera ſur leur ſujet, que dans les Mathematiques il arriveroit du deſordre dans les Démonſtrations, ou du changement dans les Propriétez des Figures & dans les rapports que l’une a avec l’autre, ſi un homme faiſoit un Triangle à quatre coins, & un Trapeze & quatre Angles droits, c’eſt-à-dire en bon François, s’il changeoit les noms des Figures, & qu’il appellât d’un certain nom ce que les Mathematiciens appellent d’un autre. Car qu’un homme ſe forme l’idée d’une Figure à trois angles dont l’un ſoit droit, & qu’il l’appelle, s’il veut, Equilatere ou Trapeze, ou de quelque autre nom ; les propriétez de cette Idée & les Démonſtrations qu’il fera ſur ſon ſujet, ſeront les mêmes que s’il l’appeloit Triangle Rectangle. J’avoûë que ce changement de nom, contraire à la propriété du Langage, troublera d’abord celui qui ne ſait pas quelle idée ce nom ſignifie ; mais dès que la Figure eſt tracée, les conſéquences ſont évidentes, & la Démonſtration paroit clairement. Il en eſt juſtement de même à l’égard des Connoiſſances Morales. Par exemple, qu’un homme ait l’idée d’une Action qui conſiſte à prendre aux autres ſans leur conſentement ce qu’une honnête induſtrie leur a fait gagner, & qu’il lui donne, s’il veut, le nom de Juſtice ; quiconque prendra ici le nom ſans l’idée qui y eſt attachée, s’égarera infailliblement, en y attachant une autre idée de ſa façon. Mais ſéparez l’idée d’avec le nom, ou prenez le nom tel qu’il eſt dans la bouche de celui qui s’en ſert ; vous trouverez que les mêmes choſes conviennent à cette idée qui lui conviendront ſi vous l’appellez injuſtice. A la vérité, les noms impropres cauſent ordinairement plus de deſordre dans les Diſcours de Morale, parce qu’il n’eſt pas ſi facile de les rectifier que dans les Mathematiques, où la Figure une fois tracée & expoſée aux yeux fait que le mot eſt inutile, & n’a plus aucune force ; car qu’eſt-il beſoin de ſigne lorſque la choſe ſignifiée eſt préſente ? Mais dans les termes de morale on ne ſauroit faire cela ſi aiſément ni ſi promptement, à cauſe de tant de compoſitions compliquées qui conſtituent les idées complexes de ces Modes. Cependant qu’on vienne à nommer quelqu’une de ces idées d’une maniére contraire à la ſignification que les Mots ont ordinairement dans cette Langue, cela n’empêchera point que nous ne puiſſions avoir une connoiſſance certaine & démonſtrative de leurs diverſes convenances ou diſconvenances, ſi nous avons le ſoin de nous tenir conſtamment aux mêmes idées préciſes, comme dans les Mathématiques, & que nous ſuivions ces Idées dans les différentes relations qu’elles ont l’une à l’autre ſans que leurs noms nous faſſent jamais prendre le change. Si nous ſéparons une fois l’idée en queſtion d’avec le ſigne qui tient ſa place, notre Connoiſſance tend également à la découverte d’une vérité réelle & certaine, quels que ſoient les ſons dont nous nous ſervions.

§. 10.Des noms mal impoſez ne confondent point la certitude de notre Connoiſſance. Une autre choſe à quoi nous devons prendre garde, c’eſt que lorſque Dieu ou quelque autre Légiſlateur ont défini certains termes de Morale, ils ont établi par-là l’Eſſence de cette Eſpèce à laquelle ce nom appartient ; & il y a du danger, après cela, de l’appliquer ou de s’en ſervir dans un autre ſens. Mais en d’autres rencontres c’eſt une pure impropriété de Langage que d’employer ces termes de Morale d’une maniére contraire à l’uſage ordinaire du Païs. Cependant cela même ne trouble point la certitude de la Connoiſſance, qu’on peut toûjours acquerir, par une légitime conſidération & par une exacte comparaiſon de ces Idées, quelques noms bizarres qu’on leur donne.

§. 11.Les Idées des Subſtances ont leurs Archetypes hors de nous. En troiſième lieu, il y a une autre ſorte d’Idées complexes qui ſe rapportant à des Archetypes qui exiſtent hors de nous, peuvent en être différentes ; & ainſi notre Connoiſſance touchant ces Idées peut manquer d’être réelle. Telles ſont nos Idées des Subſtances, qui conſiſtant dans une Collection d’idées ſimples, qu’on ſuppoſe déduite des Ouvrages de la Nature, peuvent pourtant être différentes de ces Archetypes, dès-là qu’elles renferment plus d’Idées, ou d’autres Idée que celles qu’on peut trouver unies dans les Choſes mêmes. D’où il arrive qu’elles peuvent manquer, & qu’en effet elles manquent d’être exactement conforme aux Choſes mêmes.


§. 12.Autant que nos Idées conviennent avec ces Archetypes, autant notre Connoiſſance eſt réelle. Je dis donc que pour avoir des idées des Subſtances qui étant conformes aux Choſes puiſſent nous fournir une connoiſſance réelle, il ne ſuffit pas de joindre enſemble, ainſi que dans les Modes, des Idées qui ne ſoient pas incompatibles, quoi qu’elles n’ayent jamais exiſté auparavant de cette maniére, comme ſont, par exemple, les idées de ſacrilège ou de parjure, &c. qui étoient auſſi véritables & auſſi réelles avant qu’après l’exiſtence d’aucune telle Action. Il en eſt, dis-je, tout autrement à l’égard de nos Idées des Subſtances ; car celles-ci étant regardées comme des copies qui doivent repréſenter des Archetypes exiſtans hors de nous, elles doivent être toûjours formées ſur quelque choſe qui exiſte ou qui ait exiſté ; il ne faut pas qu’elles ſoient compoſées d’idées que notre Eſprit joigne arbitrairement enſemble ſans ſuivre aucun Modèle réel d’où elles ayent été déduites, quoi que nous ne puiſſions appercevoir aucune incompatibilité dans une telle combinaiſon. La raiſon de cela eſt, que ne ſachant pas quelle eſt la conſtitution réelle des Subſtances d’où dépendent nos Idées ſimples, & qui eſt effectivement la cauſe de ce que quelques-unes d’elles ſont étroitement liées enſemble dans un même ſujet, & que d’autres en ſont excluës ; il y en a fort peu dont nous puiſſions aſſûrer qu’elles peuvent ou ne peuvent pas exiſter enſemble dans la Nature, au delà de ce qui paroît par l’Expérience & par des Obſervations ſenſibles. Par conſéquent toute la réalité de la Connoiſſance que nous avons des Subſtances eſt fondée ſur ceci : Que toutes nos Idées complexes des Subſtances doivent être réelles qu’elles ſoient uniquement compoſées d’Idées ſimples qu’on ait reconnu coëxiſter dans la Nature. Juſque-là nos Idées ſont véritables ; & quoi qu’elles ne ſoient peut-être pas des copies exactes des Subſtances, elles ne laiſſent pourtant pas d’être les ſujets de la Connoiſſance réelle que nous avons des Subſtances : Connoiſſance qu’on trouvera ne s’étendre pas fort loin, comme je l’ai déja montré. Mais ce ſera toûjours une Connoiſſance réelle, auſſi loin qu’elle pourra s’étendre. Quelques Idées que nous ayions, la convenance que nous trouvons qu’elles ont avec d’autres, ſera toûjours un ſujet de Connoiſſance. Si ces idées ſont abſtraites, la Connoiſſance ſera générale. Mais pour la rendre réelle par rapport aux Subſtances, les idées doivent être déduitent de l’exiſtence réelle des Choſes. Quelques Idées ſimples qui ayent été trouvées coëxiſter dans une Subſtance, nous pouvons les rejoindre hardiment enſemble, & former ainſi des Idées abſtraites des Subſtances. Car tout ce qui a été une fois uni dans la Nature, peut l’être encore.

§. 13.Dans nos recherches ſur les Subſtances, nous devons conſiderer les Idées : & ne pas borner nos penſées à des noms, ou à des Eſpèces qu’on ſuppoſe établies par des noms. Si nous conſiderions bien cela, & que nous ne bornaſſions pas nos penſées & nos idées abſtraites à des noms, comme s’il n’y avoit, ou ne pouvoit y avoir d’autres Eſpèces de Choſes que celles que les noms connus ont dejà déterminées, & pour ainſi dire, produites, nous penſerions aux Choſes mêmes d’une maniére beaucoup plus libre & moins confuſe que nous ne faiſons. Si je diſois de certains Imbecilles qui ont vêcu quarante ans ſans donner le moindre ſigne de raiſon, que c’eſt quelque choſe qui tient le milieu entre l’Homme & la Bête, cela paſſeroit peut-être pour un Paradoxe bien hardi, ou même pour une fauſſeté d’une très-dangereuſe conſéquence ; & cela en vertu d’un Préjugé, qui n’eſt fondé ſur autre choſe que ſur cette fauſſe ſuppoſition, que ces noms, Homme & Bête, ſignifient des Eſpèces diſtinctes, ſi bien marquées par des Eſſences réelles que nulle autre Eſpèce ne peut intervenir entre elles ; au lieu que ſi nous voulons faire abſtraction de ces noms, & renoncer à la ſuppoſition de ces Eſſences ſpecifiques, établies par la Nature, auxquelles toutes les choſes de la même dénomination participent exactement & avec une entiére égalité, ſi, dis-je, nous ne voulons pas nous figurer qu’il y ait un certain nombre précis de ces Eſſences ſur leſquelles toutes les choſes ayent été formées & comme jettées au moule, nous trouverons que l’idée de la figure, du mouvement & de la vie d’un homme deſtitué de Raiſon, eſt auſſi bien une Idée diſtincte, & conſtituë auſſi bien une eſpèce de Choſes diſtincte de l’Homme & de la Bête, que l’Idée de la figure d’un Ane accompagnée de Raiſon ſeroit différente de celle de l’Homme ou de la Bête, & conſtitueroit une Eſpèce d’Animal qui tiendroit le milieu entre l’Homme & la Bête, ou qui ſeroit diſtinct de l’un & de l’autre.

§. 14.Objection contre ce que je dis qu’un Imbecille eſt quelque choſe entre l’Homme & la Bête. Réponſe. Ici chacun ſera d’abord tenté de me dire, Si l’on peut ſuppoſer que les Imbecilles ſont quelque choſe entre l’Homme & la Bête, que ſont-ils donc, je vous prie ? Je répons, ce ſont des Imbecilles ; ce qui eſt un auſſi bon mot pour quelque choſe de différent de la ſignification du mot Homme ou Bête, que les noms d’homme & de bête ſont propres à marquer des ſignifications diſtinctes l’une de l’autre. Cela bien conſideré pourroit réſoudre cette Queſtion, & faire voir ma penſée ſans qu’il fût beſoin de plus longs diſcours. Mais je ne connois pas ſi peu le zèle de certaines gens, toûjours prêts à tirer des conſéquences, & à ſe figurer la Religion en danger, dès que quelqu’un ſe hazarde de quitter leurs façons de parler, pour ne pas prévoir quelles odieuſes épithetes on peut donner à une telle Propoſition ; & d’abord on me demandera ſans doute, ſi les Imbecilles ſont quelque choſe entre l’Homme & la Bête, que deviendront-ils dans l’autre Monde ? A cela je répons, prémiérement, qu’il ne m’importe point de le ſavoir ni de le rechercher : ** Rom XIV, 4 Qu’ils tombent ou qu’ils ſoûtiennent, cela regarde leur Maître. Et ſoit que nous déterminions quelque choſe ou que nous ne déterminions rien ſur leur condition, elle n’en ſera ni meilleure ni pire pour cela. Ils ſont entre les mains d’un Créateur fidelle, & d’un Pére plein de bonté qui ne diſpoſe pas de ſes Créatures ſuivant les bornes étroites de nos penſées ou de nos opinions particuliéres, & qui ne les diſtingue point conformément aux noms & aux Eſpèces qu’il nous plaît d’imaginer. Du reſte, comme nous connoiſſons ſi peu de choſes de ce Monde, où nous vivons actuellement, nous pouvons bien, ce me ſemble, nous réſoudre ſans peine à nous abſtenir de prononcer définitivement ſur les différens états par où doivent paſſer les Créatures en quittant ce Monde. Il nous peut ſuffire que Dieu ait fait connoitre à tous ceux qui ſont capables d’inſtruction, de diſcours & de raiſonnement, qu’ils ſeront appellez à rendre compte de leur conduite, & qu’ils recevront † † 2 Corinth. V, 10 ſelon ce qu’ils auront fait dans ce Corps.

§. 15. Mais je répons, en ſecond lieu, que tout le fort de cette Queſtion, ſi je veux priver les Imbecilles d’un État à venir, roule ſur une de ces deux ſuppoſitions qui ſont également fauſſes. La prémiére eſt que toutes les choſes qui ont la forme & l’apparence extérieure d’homme, doivent être néceſſairement deſtinées à un état d’immortalité après cette vie ; ou en ſecond lieu, que tout ce qui a une naiſſance humaine doit jouïr de ce privilege. Otez ces imaginations ; & vous verrez que ces ſortes de Queſtions ſont ridicules & ſans aucun fondement. Je ſupplie donc ceux qui ſe figurent qu’il n’y a qu’une différence accidentelle entr’eux & des Imbecilles, (l’eſſence étant exactement la même dans l’un & dans l’autre) de conſiderer s’ils peuvent imaginer que l’Immortalité ſoit attachée à aucune forme extérieure du Corps. Il ſuffit, je penſe, de leur propoſer la choſe, pour la leur faire deſavouer. Car je ne croi pas qu’on ait encore vû perſonne dont l’Eſprit ſoit aſſez enfoncé dans la Matiére pour élever aucune figure compoſée de parties groſſiéres, ſenſibles, & extérieures, juſqu’à ce point d’excellence que d’affirmer que la Vie éternelle lui ſoit duë, ou en ſoit une ſuite néceſſaire ; ou qu’aucune Maſſe de matiére une fois diſſoute ici-bas doive enſuite être rétablie dans un état où elle aura éternellement du ſentiment, de la perception & de la connoiſſance, dès-là ſeulement qu’elle a été moulée ſur une telle figure, & que ſes parties extérieures ont eu une telle configuration particuliére. Si l’on admet une fois ce Sentiment, qui attache l’Immortalité à une certaine configuration extérieure, il ne faut plus parler d’Ame ou d’Eſprit, ce qui a été juſqu’ici le ſeul fondement ſur lequel on a conclu que certains Etres Corporels étoient immortels, & que d’autres ne l’étoient pas. C’eſt donner davantage à l’extérieur qu’à l’intérieur des Choſes. C’eſt faire conſiſter l’excellence d’un homme dans la figure extérieure de ſon Corps plûtôt que dans les perfections intérieures de ſon Ame ; ce qui n’eſt guere mieux que d’attacher cette grande & ineſtimable prérogative d’un État immortel & d’une Vie éternelle dont l’Homme jouït préferablement aux autres Etres Materiels, que de l’attacher, dis-je, à la maniére dont ſa Barbe eſt faite, ou dont ſon Habit eſt taillé ; car une telle ou une telle forme extérieure de nos Corps n’emporte pas plûtôt avec ſoi des eſpèrances d’une durée éternelle, que la façon dont eſt fait l’habit d’un homme lui donne un ſujet raiſonnable de penſer que cet habit ne s’uſera jamais, ou qu’il rendra ſa perſonne immortelle. On dira peut-être, Que perſonne ne s’imagine que la Figure rende quoi que ce ſoit immortel, mais que c’eſt la Figure qui eſt le ſigne de la reſidence d’une Ame raiſonnable qui eſt immortelle. J’admire qui l’a renduë ſigne d’une telle choſe ; car pour faire que cela ſoit, il ne ſuffit pas de le dire ſimplement. Il faudroit avoir des preuves pour ne convaincre une autre perſonne. Je ne ſache pas qu’aucune Figure parle un tel Langage, c’eſt-à-dire, qu’elle déſigne rien de tel par elle-même. Car on peut conclurre auſſi raiſonnablement que le corps mort d’un homme, en qui l’on ne peut trouver non plus d’apparence de vie ou de mouvement que dans une Statuë, renferme une Ame vivante à cauſe de ſa figure, que de dire qu’il y a une Ame raiſonnable dans un Imbecille, parce qu’il a l’extérieur d’une Créature raiſonnable, quoi que durant tout le cours de ſa vie, il ne paroiſſe dans ſes actions aucune marque de raiſon ſi expreſſe que celles qu’on peut obſerver en pluſieurs Bêtes.

§. 16.De ce qu’on nomme Monſtre. Mais un Imbecille vient de parens raiſonnables ; & par conſéquent il faut qu’il ait une Ame raiſonnable. Je ne vois pas par quelle règle de Logique vous pouvez tirer une telle conſéquence ; qui certainement n’eſt reconnuë en aucun endroit de la Terre ; car ſi elle l’étoit, comment les hommes oſeroient-ils détruire, comme ils font par-tout, des productions mal formées & contrefaites ? Oh, direz-vous, mais ces Productions ſont des Monſtres. Eh bien, ſoit. Mais que ſeront ces Imbecilles, toûjours couverts de bave, ſans intelligence, & tout-à-fait intraitables ? Un défaut dans le corps fera-t-il un Monſtre, & non un défaut dans l’Eſprit, qui eſt la plus noble, & comme on parle communément, la plus eſſentielle partie de l’Homme ? Eſt-ce le manque d’un Nez ou d’un Cou qui doit faire un Monſtre, & exclurre du rang des hommes ces ſortes de Productions ; & non, le manque de Raiſon & d’Entendement ? C’eſt réduire toute la Queſtion à ce qui vient d’être refuté tout à l’heure ; c’eſt faire tout conſiſter dans la figure, & ne juger de l’Homme que par ſon extérieur. Mais pour faire voir qu’en effet de la maniére dont on raiſonne ſur ce ſujet, les gens ſe fondent entierement ſur la Figure, & réduiſent toute l’Eſſence de l’Eſpèce humaine (ſuivant l’idée qu’ils s’en forment) à la forme extérieure, quelque déraiſonnable que cela ſoit, & malgré tout ce qu’ils diſent pour le déſavouer, nous n’avons qu’à ſuivre leurs penſées & leur pratique un peu plus avant, & la choſe paroîtra avec la derniére évidence. Un Imbecille bien formé eſt un homme, il a une Ame raiſonnable quoi qu’on n’en voye aucun ſigne : il n’y a point de doute à cela, dites-vous. Faites les oreilles un peu plus longues & plus pointuës, le nez un peu plus plat qu’à l’ordinaire ; & vous commencez à héſiter. Faites le viſage plus étroit, plus plat & plus long ; vous voilà tout-à-fait indéterminé. Donnez-lui encore plus de reſſemblance à une Bête Brute, juſqu’à ce que la tête ſoit parfaitement celle de quelque autre Animal, dès-lors c’eſt un Monſtre ; & ce vous eſt une Démonſtration qu’il n’a point d’Ame, & qu’il doit être détruit. Je vous demande préſentement, où trouver la juſte meſure & les derniéres bornes de la Figure qui emporte avec elle une Ame raiſonnable ? Car puiſqu’il y a eu des Fœtus humains, moitié bête & moitié homme, & d’autres dont les trois parties participent de l’un, & l’autre partie de l’autre, & qu’il peut arriver qu’ils approchent de l’une ou de l’autre forme ſelon toute la variété imaginable, & qu’ils reſſemblent à un homme ou à une bête par différens dégrez mêlez enſemble ; je ſerois bien aiſe de ſavoir quels ſont au juſte les lineamens auxquels une Ame raiſonnable peut ou ne peut pas être unie, ſelon cette Hypotheſe, quelle ſorte d’extérieur eſt une marque aſſûrée qu’une Ame habite ou n’habite pas dans le Corps. Car juſqu’à ce qu’on en ſoit venu là, nous parlons de l’Homme au hazard ; nous en parlerons, je croi, toûjours ainſi, tandis que nous nous fixerons à certains ſons, & que nous nous figurerons certaines Eſpèces déterminées dans la Nature, ſans ſavoir ce que c’eſt. Mais après tout, je ſouhaiterois qu’on conſiderât que ceux qui croyent avoir ſatisfait à la difficulté, en nous diſant qu’un Fœtus contrefait eſt un Monſtre, tombent dans la même faute qu’ils veulent reprendre, c’eſt qu’ils établiſſent par-là une Eſpèce moyenne entre l’Homme & la Bête ; car je vous prie, qu’eſt-ce que leur Monſtre en ce cas-là, (ſi le mot de Monſtre ſignifie quoi que ce ſoit) ſinon une choſe qui n’eſt ni homme ni bête, mais qui participe de l’un & de l’autre ? Or tel eſt juſtement l’Imbecille dont on vient de parler. Tant il eſt néceſſaire de renoncer à la notion commune des Eſpèces & des Eſſences, ſi nous voulons pénétrer véritablement dans la nature des Choſes mêmes, & les examiner par ce que nos Facultez nous y peuvent faire découvrir, à les conſiderer telles qu’elles exiſtent, & non pas, par de vaines fantaiſies dont on s’eſt entêté ſur leur ſujet ſans aucun fondement.

§. 17.Les Mots & la diſtinction des choſes en Eſpèces nous impoſent. J’ai propoſé ceci dans cet endroit, parce que je croi que nous ne ſaurions prendre trop de ſoin pour éviter que les Mots, & les Eſpèces, à en juger par les notions vulgaires ſelon leſquelles nous avons accoûtumé de les employer, ne nous impoſent ; car je ſuis porté à croire que c’eſt là ce qui nous empêche le plus d’avoir des connoiſſances claires & diſtinctes, particuliérement à l’égard des Subſtances ; & que c’eſt de là qu’eſt venuë une grande partie des difficultez ſur la Vérité, & ſur la Certitude. Si nous nous accoûtumions ſeulement à ſéparer nos Reflexions & nos Raiſonnemens d’avec les Mots, nous pourrions remedier en grand’partie à cet inconvénient par rapport à nos propres penſées que nous conſidererions en nous-mêmes ; ce qui n’empêcheroit pourtant pas que nous ne fuſſions toûjours embrouillez dans nos Diſcours avec les autres hommes, pendant que nous perſiſterons à croire que les Eſpèces & leurs Eſſences ſont autre choſe que nos Idées abſtraites telles qu’elles ſont, auxquelles nous attachons certains noms pour en être les ſignes.

§. 18. Recapitulation. Enfin, pour reprendre en peu de mots ce que nous venons de dire ſur la certitude & la réalité de nos Connoiſſances ; par-tout où nous appercevons la convenance ou la diſconvenance de quelqu’une de nos Idées, il y a là une Connoiſſance certaine, & par-tout où nous ſommes aſſûrez que ces Idées conviennent avec la réalité des Choſes, il y a une Connoiſſance certaine & réelle. Et ayant donné ici les marques de cette convenance de nos Idées avec la réalité des choſes, je croi avoir montré en quoi conſiſte la vraye Certitude, la Certitude réelle ; ce qui de quelque maniére qu’il eût paru à d’autres, avoit été juſqu’ici, à mon égard, un de ces Deſiderata, ſur quoi, à parler franchement, j’avois grand beſoin d’être éclairci.



CHAPITRE V.

De la Vérité en général.


§. 1.Ce que c’eſt que la Vérité.
IL y a pluſieurs ſiécles qu’on a demandé ce que c’eſt que la Vérité ; & comme c’eſt là ce que tout le Genre Humain cherche ou prétend chercher, il ne peut qu’être digne de nos ſoins d’examiner avec toute l’exactitude dont nous ſommes capables, en quoi elle conſiſte, & par-là de nous inſtruire nous-mêmes de ſa Nature, & d’obſerver comment l’Eſprit la diſtingue de la Fauſſeté.

§. 2.Une juſte conjonction ou ſeparation des ſignes, c’eſt-à-dire des idées ou des Mots. Il me ſemble donc que la Vérité n’emporte autre choſe, ſelon la ſignification propre du mot, que la conjonction ou de la ſéparation des ſignes ſuivant que les Choſes mêmes conviennent ou diſconviennent entr’elles. Il faut entendre ici par la conjonction ou la ſeparation des ſignes ce que nous appelons autrement Propoſition. De ſorte que la Vérité n’appartient proprement qu’aux Propoſitions ; dont il y en a deux ſortes, l’une Mentale, & l’autre Verbale, ainſi que les ſignes dont on ſe ſert communément ſont de deux ſortes, ſavoir les Idées & les Mots.

§. 3.Ce qui fait les Propoſitions Mentales & Verbales. Pour avoir une notion claire de la Vérité, il eſt fort néceſſaire de conſiderer la vérité mentale & la vérité verbale diſtinctement l’une de l’autre. Cependant il eſt très-difficile d’en diſcourir ſéparément, parce qu’en traitant des Propoſitions mentales on ne peut éviter d’employer le ſecours des Mots ; & dès-là les exemples qu’on donne des Propoſitions Mentales ceſſent d’être purement mentales, & deviennent verbales. Car une Propoſition mentale n’étant qu’une ſimple conſidération des Idées comme elles ſont dans notre Eſprit ſans être revetuës de mots, elles perdent leur nature de Propoſitions purement mentalement dès qu’on employe des Mots pour les exprimer.

§. 4.Il eſt fort difficile de traiter des Propoſitions mentales. Ce qui fait qu’il eſt encore plus difficile de traiter des Propoſitions mentales & des verbales ſéparément, c’eſt que la plûpart des hommes, pour ne pas dire tous, mettent des mots à la place des idées en formant leurs penſées & leurs raiſonnemens en eux-mêmes, du moins lorsque le ſujet de leur méditation renferme des idées complexes. Ce qui eſt une preuve bien évidente de l’imperfection & de l’incertitude de nos Idées de cette eſpèce, & qui, à le bien conſiderer, peut ſervir à nous faire voir quelles ſont les choſes dont nous avons des idées claires & parfaitement déterminées, & quelles ſont les choſes dont nous n’avons point de telles idées. Car ſi nous obſervons ſoigneuſement la maniére dont notre Eſprit ſe prend à penſer & à raiſonner, nous trouverons, à mon avis, que quand nous formons en nous-mêmes quelques Propoſitions ſur le Blanc ou le Noir, ſur le Doux ou l’Amer, sur un Triangle ou un Cercle, nous pouvons former dans notre Eſprit des Idées mêmes ; & qu’en effet nous le faiſons ſouvent, ſans reflêchir ſur les noms de ces Idées. Mais quand nous voulons faire des reflexions ou former des Propoſitions ſur des Idées plus complexes, comme ſur celle d’homme, de vitriol, de valeur, de gloire, nous mettons ordinairement le nom à la place de l’Idée ; parce qu’ils ſont plus clairs, plus certains, plus diſtincts, & plus propres à ſe préſenter promptement à l’Eſprit que de pures Idées ; de ſorte que nous employons ces termes à la place des Idées mêmes, lors même que nous voulons méditer & raiſonner en nous-mêmes, & faire tacitement des Propoſitions mentales. Nous en uſons ainſi à l’égard des Subſtances, comme je l’ai deja remarqué, à cauſe de l’imperfection de nos Idées, prenant le nom pour l’eſſence réelle dont nous n’avons pourtant aucune idée. Dans les Modes, nous faiſons la même choſe, à cauſe du grand nombre d’Idées ſimples dont ils ſont compoſez. Car la plûpart d’entre’eux étant extrêmement complexes, le nom ſe préſente bien plus aiſément que l’Idée même qui ne peut être rappellée, & pour ainſi dire, exactement retracée à l’Eſprit qu’à force de temps & d’application, même à l’égard des perſonnes qui ont auparavant pris la peine d’éplucher toutes ces différentes idées, ce que ne ſauroient faire ceux qui pouvant aiſément rappeller dans leur Mémoire la plus grande partie des termes ordinaires de leur Langue, n’ont peut-être jamais ſongé, durant tout le cours de leur vie, à conſiderer quelles ſont les idées préciſes que la plûpart de ces termes ſignifient. Ils ſe ſont contentez d’en avoir quelques notions confuſes & obſcures. Combien de gens y a-t-il, par exemple, qui parlent beaucoup de Religion & de Conſcience, d’Egliſe & de Foi, de Puiſſance & de Droit, d’Obſtructions & d’humeurs, de melancolie & de bile, mais dont les penſées & les méditations ſe réduiroient peut-être à fort peu de choſe, ſi on les prioit de reflêchir uniquement ſur les Choſes mêmes, & de laiſſer à quartier tous ces mots avec lesquels il eſt ſi ordinaire qu’ils embrouillent les autres & qu’ils s’embarraſſent eux-mêmes.

§. 5.Elles ne ſont que des Idées jointes ou ſeparées ſans l’intervention des mots. Mais pour revenir à conſiderer en quoi conſiſte la Vérité, je dis qu’il faut diſtinguer deux ſortes de Propoſitions que nous ſommes capables de former.

Prémiérement, les Mentales, où les Idées ſont jointes ou ſeparées dans notre Entendement, ſans l’intervention des Mots, par l’Eſprit, qui appercevant leur convenance ou leur diſconvenance, en juge actuellement.

Il y a, en ſecond lieu, des Propoſitions Verbales qui ſont des Mots, ſignes de nos Idées, joints ou ſeparez en des ſentences affirmatives ou negatives. Et par cette maniére d’affirmer ou de nier, ces ſignes formez par des ſons, ſont, pour ainſi dire, joints enſemble ou ſeparez l’un de l’autre. De ſorte qu’une Propoſition conſiſte à joindre ou à ſeparer des ſignes ; & de la Vérité conſiſte à joindre ou à ſeparer ces ſignes ſelon que les choſes qu’ils ſignifient, conviennent ou diſconviennent.

§. 6.Quand c’eſt que les Propoſitions mentales & verbales contiennent quelque vérité réelle. Chacun peut être convaincu par ſa propre expérience, que l’Eſprit venant à appercevoir ou à ſuppoſer la convenance ou la diſconvenance de quelqu’une de ſes Idées, les réduits tacitement en lui-même à une Eſpèce de Propoſition affirmative ou negative, ce que j’ai tâché d’exprimer par les termes de joindre enſemble & de ſeparer. Mais cette action de l’Eſprit qui eſt ſi familiere à tout homme qui penſe & qui raiſonne, eſt plus facile à concevoir en reflechiſſant ſur ce qui ſe paſſe en nous, lorſque nous affirmons ou nions, qu’il n’eſt aiſé de l’expliquer par des paroles. Quand un homme a dans l’Eſprit l’idée de deux Lignes, ſavoir la laterale, & la diagonale d’un Quarré, dont la diagonale a un pouce de longueur, il peut avoir auſſi l’idée de la diviſion de cette Ligne en un certain nombre de parties égales, par exemple en cinq, en dix, en cent, en mille, ou en toute autre nombre ; & il peut avoir l’idée de cette Ligne longue d’un pouce comme pouvant, ou ne pouvant pas être diviſée en telles parties égales qu’un nombre d’elles ſoit égal à la ligne laterale. Or toutes les fois qu’il apperçoit, qu’il croit, ou qu’il ſuppoſe qu’une telle Eſpèce de diviſibilité convient ou ne convient pas avec l’idée qu’il a de cette Ligne, il joint ou ſepare, pour ainſi dire, ces deux idées, je veux dire celle de cette Ligne, & celle de cette eſpèce de diviſibilité, & par-là il forme une Propoſition mentale qui eſt vraye ou fauſſe, ſelon telle eſpèce de diviſibilité, ou qu’une diviſibilité en de telles parties aliquotes convient réellement ou non avec cette Ligne. Et quand les Idées ſont ainſi jointes ou ſeparées dans l’Eſprit, ſelon que ces idées ou les choſes qu’elles ſignifient, conviennent ou diſconviennent, c’eſt là, ſi j’oſe ainſi parler, une Vérité mentale. Mais la Vérité verbale eſt quelque choſe de plus. C’eſt une propoſition où des Mots ſont affirmez ou niez l’un de l’autre, ſelon que les idées qu’ils ſignifient, conviennent ou diſconviennent : & cette Vérité eſt encore de deux eſpèces, ou purement verbale & frivole, de laquelle je traiterai dans le Chapitre Xme ou bien réelle & inſtructive ; & c’eſt elle qui eſt l’objet de cette Connoiſſance réelle dont nous avons dejà parlé.

§. 7.Objection contre la Vérité verbale, que ſuivant ce que j’en dis, elle peut être entiérement chimerique. Mais peut-être qu’on aura encore ici le même ſcrupule à l’égard de la Vérité qu’on a eu touchant la Connoiſſance & qu’on m’objectera que, « ſi la Vérité n’eſt autre choſe qu’une conjonction ou ſeparation de Mots, formans des Propoſitions, ſelon que les Idées qu’ils ſignifient, conviennent ou diſconviennent dans l’Eſprit des hommes, la connoiſſance de la Vérité n’eſt pas une choſe ſi eſtimable qu’on ſe l’imagine ordinairement ; puiſqu’à ce compte, elle ne renferme autre choſe qu’une conformité entre des mots & les productions chimeriques du cerveau des hommes ; car qui ignore de quelles notions bizarres eſt remplie la tête de je ne ſai combien de perſonnes, & quelles étranges idées peuvent ſe former dans le cerveau de tous les hommes ? Mais ſi nous nous en tenons là, il s’enſuivra que par cette Règle nous ne connoiſſons la vérité de quoi que ce ſoit, que d’un Monde de viſionnaire, & cela en conſultant nos propres imaginations ; & que nous ne découvrons point de vérité qui ne convienne auſſi bien au Harpyes & aux Centaures qu’aux Hommes & aux Chevaux. Car les idées des Centaures & autres ſemblables chiméres peuvent ſe trouver dans notre Cerveau, & y avoir une convenance ou diſconvenance, tout auſſi bien que les idées des Etres réels, & par conſéquent on peut former d’auſſi véritables Propoſitions ſur leur ſujet, que ſur des idées de Choſes réellement exiſtantes, de ſorte que cette Propoſition, Tous les Centaures ſont des Animaux, ſera auſſi véritable que celle-ci, Tous les hommes ſont des Animaux, & la certitude de l’une ſera auſſi grande que celle de l’autre. Car dans ces deux Propoſitions les mots ſont joints enſemble ſelon la convenance que les Idées ont dans notre Eſprit, la convenance de l’Idée d’Animal avec celle de Centaure étant auſſi claire & auſſi viſible dans l’Eſprit, que la convenance de l’idée d’Animal avec celle d’homme : & par conſéquent ces deux Propoſitions ſont également véritables, & d’une égale certitude. Mais à quoi nous ſert une telle Vérité. »

§. 8.Réponſe à cette Objection. La Vérité réelle regarde les Idées conformes aux choſes. Quoi que ce qui a été dit dans le Chapitre précedent pour diſtinguer la connoiſſance réelle d’avec l’imaginaire pût ſuffire ici à diſſiper ce doute, & à faire diſcerner la Vérité réelle de celle qui n’eſt que chimerique, ou, ſi vous voulez, purement nominale, ces deux diſtinctions étant établies ſur le même fondement, il ne ſera pourtant pas inutile de faire encore remarquer, dans cet endroit, que, quoi que nos Mots ne ſignifient autre choſe que nos Idées, cependant comme ils ſont deſtinez à ſignifier des choſes, la vérité qu’ils contiennent, lorſqu’ils viennent à former des Propoſitions, ne ſauroit être que verbale, quand ils déſignent dans l’Eſprit des Idées qui ne conviennent point avec la réalité des Choſes. C’eſt pourquoi la Vérité, auſſi bien que la Connoiſſance peut être fort bien diſtinguée en verbale, & en réelle ; celle-là étant ſeulement verbale, où les termes ſont joints ſelon la convenance ou la diſconvenance des Idées qu’ils ſignifient, ſans conſiderer ſi nos Idées ſont telles qu’elles exiſtent ou peuvent exiſter dans la Nature. Mais au contraire les Propoſitions renferment une vérité réelle, lorſque les ſignes dont elles ſont compoſées, ſont joints ſelon que nos Idées conviennent ; & que ces Idées ſont telles que nous connoiſſons capables d’exiſter dans la Nature ; ce que nous ne pouvons connoître à l’égard des Subſtances qu’en ſachant que telles Subſtances ont exiſté.

§. 9.La Fauſſeté conſiſte à joindre les noms autrement que leurs idées ne conviennent. La Vérité eſt la dénotation en paroles de la convenance ou de la diſconvenance des Idées, telle qu’elle eſt. La Fauſſeté eſt la dénotation en paroles de la convenance ou de la diſconvenance des Idées, autre qu’elle n’eſt effectivement. Et tant que ces Idées, ainſi déſignées par certains ſons, ſont conformes à leurs Archetypes, juſque-là ſeulement la vérité eſt réelle ; de ſorte que la Connoiſſance de cette Eſpèce de vérité conſiſte à ſavoir quelles ſont les Idées que les mots ſignifient, & à appercevoir la convenance ou la diſconvenance de ces Idées, ſelon qu’elle eſt déſignée par ces mots.

§. 10.Les Propoſitions générales doivent être traitées plus au long. Mais parce qu’on regarde les Mots comme les grands vehicules de la Vérité & de la Connoiſſance, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, & que nous nous ſervons de mots & de Propoſitions en communiquant & en recevant la Vérité, & pour l’ordinaire en raiſonnant ſur ſon ſujet, j’examinerai plus au long en quoi conſiſte la certitude des Véritez réelles, renfermées dans des Propoſitions, & où c’eſt qu’on peut la trouver, & je tâcherai de faire voir dans quelle eſpèce de Propoſitions univerſelles nous ſommes capables de voir certainement la vérité ou la fauſſeté qu’elles renferment.

Je commencerai par les Propoſitions générales, comme étant celles qui occupent le plus nos penſées, & qui donnent le plus d’exercice à nos ſpeculations. Car comme les Véritez générales étendent le plus notre Connoiſſance & qu’en nous inſtruiſant tout d’un coup de pluſieurs choſes particuliéres, elles nous donnent de grandes vûës & abregent le chemin qui nous conduit à la Connoiſſance, l’Eſprit en fait auſſi le plus grand objet de ſes recherches.

§. 11.Vérité Morale, & Metaphyſique. Outre cette Vérité, priſe dans ce ſens reſſerré dont je viens de parler, il y en a deux autres eſpèces. La prémiére eſt la Vérité Morale, qui conſiſte à parler des choſes ſelon la perſuaſion de notre Eſprit, quoi que la Propoſition que nous prononçons, ne ſoit pas conforme à la réalité des choſes. Il y a, en ſecond lieu, une Vérité Métaphyſique, qui n’eſt autre choſe que l’exiſtence réelle des choſes, conforme aux idées auxquelles nous avons attaché les noms dont on ſe ſert pour déſigner des choſes. Quoi qu’il ſemble d’abord que ce n’eſt qu’une ſimple conſidération de l’exiſtence même des choſes, cependant à le conſiderer de plus près, on verra qu’il renferme une Propoſition tacite par où l’Eſprit joint telle choſe particuliere à l’idée qu’il s’en étoit formé auparavant en lui aſſignant un certain nom. Mais parce que ces conſidérations ſur la Vérité ont été examinées auparavant, ou qu’elles n’ont pas beaucoup de rapport à notre préſent deſſein, c’eſt aſſez qu’en cet endroit nous les ayions indiquées en paſſant.


CHAPITRE VI.

Des Propoſitions univerſelles, de leur Vérité, & de leur Certitude.


§. 1.Il eſt néceſſité de parler des Mots en traitant de la Connoiſſance.
QUoique la meilleure & la plus ſure voye pour arriver à une connoiſſance claire & diſtincte, ſoit d’examiner les idées & d’en juger par elles-mêmes, ſans penſer à leurs noms en aucune maniére ; cependant c’eſt, je penſe, ce qu’on pratique fort rarement, tant la coûtume d’employer des ſons pour des idées a prévalu parmi nous. Et chacun peut remarquer combien c’eſt une choſe ordinaire aux hommes de ſe ſervir des noms à la place des idées, lors même qu’ils méditent & qu’ils raiſonnent en eux-mêmes, ſur-tout ſi les idées ſont fort complexes & compoſées d’une grande collection d’idées ſimples. C’eſt là ce qui fait que la conſidération des mots & des Propoſitions eſt une partie ſi néceſſaire d’un diſcours où l’on traite de la Connoiſſance, qu’il eſt fort difficile de parler intelligiblement de l’une de ces choſes ſans expliquer l’autre.

§. 2.Il eſt difficile d’entendre des véritez générales ſi elles ne ſont exprimées par des expreſſions verbales. Comme toute la connoiſſance que nous avons ſe réduit uniquement à des véritez particuliéres, ou générales, il eſt évident, que, quoi qu’on puiſſe faire pour parvenir à l’intelligence des véritez particulieres, l’on ne ſauroit jamais faire bien entendre les véritez générales, qui ſont avec raiſon l’objet le plus ordinaire de nos recherches, ni les comprendre que fort rarement ſoi-même, qu’entant qu’elles ſont conçuës & exprimées par des paroles. Ainſi, en recherchant ce qui conſtituë notre Connoiſſance, il ne ſera pas hors de propos d’examiner la vérité & la certitude des Propoſitions Univerſelles.

§. 3.Il y a une double Certitude, l’une de Vérité et l’autre de Connoiſſance. Mais afin de pouvoir éviter ici l’illuſion où on nous pourroit jetter l’ambiguité des termes, écueil dangereux en toute occaſion, il eſt à propos de remarquer qu’il y a une double certitude, une Certitude de Vérité & une Certitude de Connoiſſance. Lorſque les mots ſont joints de telle maniére dans des Propoſitions, qu’ils expriment exactement la convenance ou la diſconvenance telle qu’elle eſt réellement, c’eſt une Certitude de Vérité. Et la Certitude de Connoiſſance conſiſte à appercevoir la convenance ou la diſconvenance des Idées, entant qu’elle eſt exprimée dans des Propoſitions. C’eſt ce que nous appelons ordinairement connoître la vérité d’une Propoſition, ou en être certain.

§. 4.On ne peut être aſſûré d’aucune Propoſition générale qu’elle eſt véritable lorſque l’Eſſence de chaque Eſpèce dont il y eſt parlé, n’eſt pas connuë. Or comme nous ne ſaurions être aſſûrez de la vérité d’aucune Propoſition générale, à moins que nous ne connoiſſions les bornes préciſes, & l’étenduë des Eſpèces que ſignifient les Termes dont elle eſt compoſée, il ſeroit néceſſaire que nous connuſſions l’Eſſence de chaque Eſpèce, puiſque c’eſt cette Eſſence qui conſtituë & termine l’Eſpèce. C’eſt ce qu’il n’eſt pas mal aiſé de faire à l’égard de toutes les Idées Simples & des Modes ; car dans les Idées Simples & dans les Modes, l’Eſſence Réelle & la nominale n’eſt qu’une ſeule & même choſe, ou, pour exprimer la même penſée en d’autres termes l’idée abſtraite que le terme général ſignifie étant la ſeule choſe qui conſtituë ou qu’on peut ſuppoſer qui conſtituë l’eſſence & les bornes de l’Eſpèce, on ne peut être en peine de ſavoir juſqu’où s’étend l’Eſpèce, ou quelles choſes ſont compriſes ſous chaque terme ; car il eſt évident que ce ſont toutes celles qui ont une exacte conformité avec l’idée que ce terme ſignifie, & nulle autre. Mais dans les Subſtances, où une Eſſence réelle, diſtincte de la nominale, eſt ſuppoſée conſtituer, déterminer & limiter les Eſpèces, il eſt viſible que l’étenduë d’un terme général eſt fort incertaine ; parce que ne connoiſſant pas cette eſſence réelle, nous ne pouvons pas ſavoir ce qui eſt ou n’eſt pas de cette Eſpèce, & par conſéquent, ce qui peut ou ne peut pas en être affirmé avec certitude. Ainſi, lorſque nous parlons d’un Homme ou de l’Or, ou de quelque autre Eſpèce de Subſtances naturelles, entant que déterminée par une certaine Eſſence réelle que la Nature donne régulierement à chaque Individu de cette Eſpèce, & qui le fait être de cette Eſpèce, nous ne ſaurions être certains de la vérité d’aucune affirmation ou negation faite ſur le ſujet de ces Subſtances. Car à prendre l’Homme ou l’Or en ce ſens, pour une Eſpèce de choſes, déterminée par des Eſſences réelles, différentes de l’idée complexe qui eſt dans l’Eſprit de celui qui parle, ces choſes ne ſignifient qu’un je ne ſai quoi ; & l’étenduë de ces Eſpèces, fixée par de telles limites, eſt ſi inconnuë & ſi indéterminée qu’il eſt impoſſible d’affirmer avec quelque certitude, que tous les hommes ſont raiſonnables, & que tout Or eſt jaune. Mais lors qu’on regarde l’Eſſence nominale comme ce qui limite chaque Eſpèce, & que les hommes n’étendent point l’application d’aucun terme général au delà des Choſes particulieres, ſur leſquelles l’idée complexe qu’il ſignifie, doit être fondée, ils ne ſont point en danger de méconnoître les bornes de chaque Eſpèce, & ne ſauroient douter ſur ce pié-là, ſi une Propoſition eſt véritable, ou non. J’ai voulu expliquer en ſtile Scholaſtique que cette incertitude des Propoſitions qui regardent les Subſtances, & me ſervir en cette occaſion des termes d’Eſſence & d’Eſpèce, afin de montrer l’abſurdité & l’inconvénient qu’il y a à ſe les figurer comme quelque ſorte de réalitez qui ſoient autre choſe que des idées abſtraites, déſignées par certains noms. En effet, ſuppoſer que les Eſpèces des Subſtances ſoient autre choſe que la reduction même des Subſtances en certaines ſortes, rangées ſous divers noms généraux, ſelon qu’elles conviennent aux différentes idées abſtraites que nous déſignons par ces noms-là, c’eſt confondre la vérité, & rendre incertaines toutes les Propoſitions générales qu’on peut faire ſur les Subſtances. Ainſi, quoi que peut-être ces matiéres puſſent être expoſées plus nettement & dans un meilleur tour, à des gens qui n’auroient aucune connoiſſance de la Science Scholaſtique ; cependant comme ces fauſſes notions d’Eſſence & d’Eſpeces ont pris racine dans l’Eſprit de la plûpart de ceux qui ont reçu quelque teinture de cette ſorte de Savoir qui a ſi fort prévalu dans notre Europe, il eſt bon de les faire connoître & de les diſſiper pour donner lieu à faire un tel uſage des mots, qu’il puiſſe faire entrer la certitude dans l’Eſprit.

§. 5.Cela regarde plus particuliérement les Subſtances. Lors donc que les noms des Subſtances ſont employez pour ſignifier des Eſpèces qu’on ſuppoſe déterminées par des Eſſences réelles que nous ne connoiſſons pas, ils ſont incapables d’introduire la certitude dans l’Entendement ; & nous ne ſaurions être aſſûrez de la vérité des Propoſitions générales, compoſées de ces ſortes de termes. La raiſon en eſt évidente. Car comment pouvons-nous être aſſûrez que telle ou telle Qualité eſt dans l’Or, tandis que nous ignorons ce qui eſt, ou n’eſt pas l’Or ; puiſque ſelon cette maniére de parler, rien n’eſt Or, que ce qui participe à une eſſence qui nous eſt inconnuë, & dont par conſéquent nous ne ſaurions dire, où c’eſt qu’elle eſt, ou n’eſt pas ; d’où il s’enſuit que nous ne pouvons jamais être aſſûrez à l’égard d’aucune partie de Matiére qui ſoit dans le Monde, qu’elle eſt, ou n’eſt pas Or en ce ſens-là ; par la raiſon qu’il nous eſt abſolument impoſſible de ſavoir, ſi elle a, ou n’a pas ce qui fait qu’une choſe eſt appellée Or, c’eſt-à-dire, cette eſſence réelle de l’Or dont nous n’avons abſolument aucune idée. Il nous eſt, dis-je, auſſi impoſſible de ſavoir cela, qu’il l’eſt à un Aveugle de dire en quelle Fleur ſe trouve ou ne ſe trouve point la Couleur de ** C’eſt le nom d’une Fleur assez connuë. Voyez le Dictionnaire de l’Académie Françoiſe. Penſée, tandis qu’il n’a abſolument aucune idée de la Couleur de Penſée. Ou bien, ſi nous pouvions ſavoir certainement (ce qui n’eſt pas poſſible) où eſt l’eſſence réelle que nous ne connoiſſons pas, dans quels amas de Matiére eſt, par exemple, l’eſſence réelle de l’Or, nous ne pourrions pourtant point être aſſûrez que telle ou telle Qualité pût être attribuée avec vérité à l’Or, puiſqu’il nous eſt impoſſible de connoître qu’une telle Qualité ou Idée ait une liaiſon néceſſaire avec une Eſſence réelle dont nous n’avons aucune idée, quelle que ſoit l’Eſpèce qu’on puiſſe imaginer que cette Eſſence qu’on ſuppoſe réelle, conſtituë effectivement.

§. 6.Il n’y a que peu de Propoſitions univerſelles ſur les Subſtances, dont la vérité ſoit connuë. D’autre part, quand les noms des Subſtances ſont employez, comme ils devroient toûjours l’être, pour déſigner les idées que les hommes ont dans l’Eſprit, quoi qu’ils ayent alors une ſignification claire & déterminée, ils ne ſervent pourtant pas encore à former pluſieurs Propoſitions univerſelles, de la vérité deſquelles nous puiſſions être aſſurez. Ce n’eſt pas à cauſe qu’en faiſant un tel uſage des mots, nous ſommes en peine de ſavoir quelles choſes ils ſignifient ; mais parce que les Idées complexes qu’ils ſignifient, ſont telles combinaiſons d’Idées ſimples qui n’emportent avec elles nulle connexion, ou incompatibilité viſible qu’avec très-peu d’autres Idées.

§. 7.Parce qu’on ne peut connoître qu’en peu de rencontre la coëxiſtence de leurs Idées.
* ſubſratum.
Les Idées complexes que les Noms que nous donnons aux Eſpèces des Subſtances, ſignifient, ſont des Collections de certaines Qualitez que nous avons remarqué coëxiſter dans un * ſoûtien inconnu que nous appellons Subſtance. Mais nous ne ſaurions connoître certainement quelles autres Qualitez coëxiſtent néceſſairement avec de telles combinaiſons ; à moins que nous ne puiſſions découvrir leur dépendance naturelle, dont nous ne ſaurions porter la connoiſſance fort avant à l’égard de leurs Prémiéres Qualitez. Et pour toutes leurs ſecondes Qualitez, nous n’y pouvons abſolument point découvrir de connexion pour les raiſons qu’on a vû dans le Chapitre III. de ce IV. Livre ; prémierement, parce que nous ne connoiſſons point les conſtitutions réelles des Subſtances, deſquelles dépend en particulier chaque ſeconde Qualité ; & en ſecond lieu, parce que ſuppoſé que cela nous fût connu, il ne pourroit nous ſervir que pour une connoiſſance experimentale, & non pour une connoiſſance univerſelle, ne pouvant s’étendre avec certitude au delà d’un tel ou d’un tel exemple, parce que notre Entendement ne ſauroit découvrir aucune connexion imaginable entre une Seconde Qualité & quelque modification que ce ſoit d’une des Prémiéres Qualitez. Voilà pourquoi l’on ne peut former ſur les Subſtances que fort peu de Propoſitions générales qui emportent avec elles une certitude indubitable.

§. 8.Exemple de l’Or. Tout Or eſt fixe, eſt une Propoſition dont nous ne pouvons pas connoître certainement la vérité ; quelque généralement qu’on la croye véritable. Car ſi ſelon la vaine imagination des Ecoles, quelqu’un vient à ſuppoſer que le mot Or ſignifie une Eſpèce de choſes, diſtinguée par la Nature à la faveur d’une Eſſence réelle qui lui appartient, il eſt évident qu’il ignore quelles Subſtances particuliéres ſont de cette Eſpèce, & qu’ainſi il ne ſauroit avec certitude affirmer univerſellement quoi que ce ſoit de l’Or. Mais s’il prend le mot Or pour une Eſpèce déterminée par ſon Eſſence nominale ; que l’Eſſence nominale ſoit, par exemple, l’idée complexe d’un Corps d’une certaine couleur jaune, malléable, fuſible, & plus peſant qu’aucun autre Corps connu ; en employant ainſi le mot Or dans ſon uſage propre, il n’eſt pas difficile de connoître ce qui eſt ou n’eſt pas Or. Mais avec tout cela, nulle autre Qualité ne peut être univerſellement affirmée ou niée avec une certitude de l’Or, que ce qui a avec cette Eſſence nominale une connexion ou une incompatibilité qu’on peut découvrir. La Fixité, par exemple, n’ayant aucune connexion néceſſaire avec la Couleur, la Peſanteur, ou aucune autre idée ſimple qui entre dans l’idée complexe que nous avons de l’Or, ou avec cette combinaiſon d’Idées priſes enſemble, il eſt impoſſible que nous puiſſions connoître certainement la vérité de cette Propoſition, Que tout Or eſt fixe.

§. 9. Comme on ne peut découvrir aucune liaiſon entre la Fixité & la couleur, la Peſanteur, & les autres idées ſimples de l’Eſſence nominale de l’Or, que nous venons de propoſer ; de même ſi nous faiſons que notre Idée complexe de l’Or, voit un Corps jaune, fuſible, ductile, peſant & fixe, nous ſerons dans la même incertitude à l’égard de ſa capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale, & cela par la même raiſon ; puiſque par la conſidération des idées mêmes nous ne pouvons jamais affirmer ou nier avec certitude d’un Corps dont l’Idée complexe renferme la couleur jaune, une grande peſanteur, la ductilité, la fuſibilité & la fixité, qu’il peut être diſſous dans l’Eau Regale ; & ainſi du reſte de ſes autres Qualitez. Je voudrois bien voir une affirmation générale touchant quelque Qualité de l’Or, dont on puiſſe être certainement aſſûré qu’elle eſt véritable. Sans doute qu’on me repliquera d’abord ; voici une Propoſition Univerſelle tout-à-fait certaine, Tout Or eſt malléable. A quoi je répons : C’eſt là, j’en conviens, une Propoſition très-aſſurée, ſi la Malléabilité fait partie de l’idée complexe que le mot Or ſignifie. Mais tout ce qu’on affirme de l’Or en ce cas-là, c’eſt que ce ſon ſignifie une idée dans laquelle eſt renfermée la Malléabilité ; eſpèce de vérité & de certitude toute ſemblable à cette affirmation, Un Centaure eſt un Animal à quatre piés. Mais ſi la Malléabilité ne fait pas partie de l’Eſſence ſpécifique, ſignifié par le mot Or, il eſt viſible que cette affirmation, Tout Or eſt malléable, n’eſt pas une Propoſition certaine ; car que l’idée complexe de l’Or ſoit compoſée de telles autres Qualitez qu’il vous plairra ſuppoſer dans l’Or, la Malléabilité ne paroîtra point dépendre de cette idée complexe, ni découler d’aucune idée ſimple qui y ſoit renfermée. La connexion que la Malléabilité a avec ces autres Qualitez, ſi elle en a aucune, venant ſeulement de l’intervention de la conſtitution réelle de ſes parties inſenſibles, laquelle conſtitution nous étant inconnuë, il eſt impoſſible que nous appercevions cette connexion, à moins que nous ne puiſſions découvrir ce qui joint toutes ces Qualitez enſemble.

§. 10.Juſqu’où cette coëxiſtence peut être connuë, juſque-là les Propoſitions univerſelles peuvent être certaines. Mais cela ne s’étend pas fort loin. A la vérité, plus le nombre de ces Qualitez coëxiſtantes que nous réuniſſons ſous un ſeul nom dans une Idée complexe, eſt grand, plus nous rendons la ſignification de ce mot préciſe & déterminée. Mais pourtant nous ne pouvons jamais la rendre par ce moyen capable d’une certitude univerſelle par rapport à d’autres Qualitez qui ne ſont pas contenuës dans notre idée complexe ; puiſque nous n’appercevons point la liaiſon ou la dépendance qu’elles ont l’une avec l’autre, ni connoiſſant ni la conſtitution réelle ſur laquelle elles ſont fondées, ni comment elles en tirent leur origine. Car la principale partie de notre Connoiſſance ſur les Subſtances ne conſiſte pas ſimplement, comme en d’autres choſes, dans le rapport de deux Idées qui peuvent exiſter ſeparément, mais dans la liaiſon & dans la coëxiſtence néceſſaire de pluſieurs idées diſtinctes dans un même ſujet, ou dans leur incompatibilité à coëxiſter de cette maniére. Si nous pouvions commencer par l’autre bout, & découvrir en quoi conſiſte une telle Couleur, ce qui rend un Corps plus leger ou plus peſant, quelle contexture de parties le rend malléable, fuſible, fixe & propre à être diſſous dans cette eſpèce de liqueur & non dans une autre, ſi, dis-je, nous avions une telle idée des Corps, & que nous puſſions appercevoir en quoi conſiſtent originairement toutes leurs Qualitez ſenſibles, & comment elles ſont produites, nous pourrions nous en former de telles idées abſtraites qui nous ouvriroient le chemin à une connoiſſance plus générale, & nous mettroient en état de former des Propoſitions univerſelles, qui emporteroient avec elles une certitude & une vérité générale. Mais tandis que nos idées complexes des Eſpèces des Subſtances ſont ſi éloignées de cette conſtitution réelle & intérieure, d’où dépendent leurs Qualitez ſenſibles ; & qu’elles ne ſont compoſées que d’une collection imparfaite des Qualitez apparentes que nos Sens peuvent découvrir, il ne peut y avoir que très-peu de Propoſitions générales touchant les Subſtances, de la vérité réelle deſquelles nous puiſſions être certainement aſſûrez, parce qu’il y a fort peu d’Idées ſimples dont la connexion & la coëxiſtence néceſſaire nous ſoient connuës d’une matiére certaine & indubitable. Je croi pour moi, que parmi toutes les ſecondes Qualitez des Subſtances, & parmi les Puiſſances qui s’y rapportent, on n’en ſauroit nommer deux dont la coëxiſtence néceſſaire ou l’incompatiblité puiſſe être connuë certainement, hormis dans les Qualitez qui appartiennent au même Sens, leſquelles s’excluent néceſſairement l’une l’autre, comme je l’ai déjà montré. Perſonne, dis-je, ne peut connoître certainement par la couleur qui eſt dans un certain Corps, quelle odeur, quel goût, quel ſon, ou quelles Qualitez tactiles il a, ni quelles alterations il eſt capable de faire ſur d’autres Corps, ou de recevoir par leur moyen. On peut dire la même choſe du Son, du Goût, &c. Comme les noms ſpécifiques dont nous nous ſervons pour déſigner les Subſtances, ſignifient des Collections de ces ſortes d’Idées, il ne faut pas s’étonner que nous ne puiſſions former avec ces noms que fort peu de Propoſitions générales d’une certitude réelle & indubitable. Mais pourtant lorſque l’Idée complexe de quelque ſorte de Subſtances que ce ſoit, contient quelque idée ſimple dont on peut découvrir la coëxiſtence néceſſaire qui eſt entr’elle & quelque autre idée ; juſque-là l’on peut former ſur cela des Propoſitions univerſelles qu’on a droit de regarder comme certaines : ſi par exemple, quelqu’un pouvoit découvrir une connexion néceſſaire entre la Malléabilité & la Couleur ou la Peſanteur de l’Or, ou quelqu’autre partie de l’Idée complexe qui eſt déſignée par ce nom-là, il pourroit former avec certitude une Propoſition univerſelle touchant l’Or conſidéré dans ce rapport ; & alors la vérité réelle de cette Propoſition, Tout Or eſt malléable, ſeroit auſſi certaine que la vérité de celle-ci, Les trois Angles de tout Triangle rectangle ſont égaux à deux Droits.

§. 11.Parce que les Qualitez qui compoſent nos idées complexes des Subſtances dépendent, pour la plûpart, de cauſes exterieures, éloignées & que nous ne pouvons appercevoir. Si nous avions de telles idées des Subſtances, que nous puſſions connoître, quelles conſtitutions réelles produiſent les Qualitez ſenſibles que nous y remarquons, & comment ces Qualitez en découlent, nous pourrions par les Idées ſpécifiques de leurs Eſſences réelles que nous aurions dans l’Eſprit, déterrer plus certainement leurs Propriétez, & découvrir quelles ſont les Qualitez que les Subſtances ont, ou n’ont pas ; que nous ne pouvons le faire préſentement par le ſecours de nos Sens ; de ſorte que pour connoître les proprietez de l’Or, il ne ſeroit non plus néceſſaire, que l’Or exiſtât, & que nous fiſſions des experiences ſur ce Corps que nous nommons ainſi, qu’il eſt néceſſaire, pour connoître les proprietez d’un Triangle, qu’un Triangle exiſte dans quelque portion de Matiére. L’idée que nous aurions dans l’Eſprit ſerviroit auſſi bien pour l’un que pour l’autre. Mais tant s’en faut que nous ayions été admis dans les Secrets de la Nature, qu’à peine avons-nous jamais approché de l’entrée de ce Sanctuaire. Car nous avons accoûtumé de conſiderer les Subſtances que nous rencontrons, chacune à part, comme une choſe entiére qui ſubſiſte par elle-même, qui a en elle-même toutes ſes Qualitez, & qui eſt indépendante de toute autre choſe ; c’eſt, dis-je, ainſi que nous nous repréſentons les Subſtances ſans ſonger pour l’ordinaire aux operations de cette matiére fluide & inviſible dont elles ſont environnées, des mouvemens & des operations de laquelle matiére dépend la plus grande partie des Qualitez qu’on remarque dans les Subſtances, & que nous regardons comme les marques inhérentes de diſtinction, par où nous les connoiſſons, & en vertu deſquelles nous leur donnons certaines dénominations. Mais une piéce d’Or qui exiſteroit en quelque endroit par elle-même, ſeparée de l’impreſſion & de l’influence de tout autre Corps, perdroit auſſi-tôt toute ſa couleur & ſa peſanteur, & peut-être auſſi ſa Malléabilité, qui pourroit bien ſe changer en une parfaite friabilité ; car je ne vois rien qui prouve le contraire. L’Eau dans laquelle la fluidité eſt par rapport à nous une Qualité eſſentielle, ceſſeroit d’être fluide, ſi elle étoit laiſſée à elle-même. Mais ſi les Corps inanimez dépendent ſi fort d’autres Corps extérieurs, par rapport à leur état préſent, en ſorte qu’ils ne ſeroient pas ce qu’ils nous paroiſſent être, ſi les Corps qui les environnent, étoient éloignez d’eux ; cette dépendance eſt encore plus grande à l’égard des Vegetaux qui ſont nourris, qui croiſſent, & qui produiſent des feuilles, des fleurs, & de la ſemence dans une conſtante ſucceſſion. Et ſi nous examinons de plus près l’état des Animaux, nous trouverons que leur dépendance par rapport à la vie, au Mouvement & aux plus conſidérables Qualitez qu’on peut obſerver en eux, roule ſi fort ſur des cauſes extérieures & ſur des Qualitez d’autres Corps qui n’en font point partie, qu’ils ne ſauroient ſubſiſter un moment ſans eux, quoi que pourtant ces Corps dont ils dépendent ne ſoient pas fort conſiderez en cette occaſion, & qu’ils ne faſſent point partie de l’Idée complexe que nous nous formons de ces Animaux. Otez l’Air à la plus grande partie des Créatures vivantes pendant une ſeule minute, & elles perdront auſſi-tôt le ſentiment, la vie & le mouvement. C’eſt dequoi la néceſſité de reſpirer nous a forcé de prendre connoiſſance. Mais combien y a-t-il d’autres Corps extérieurs, & peut-être plus éloignez, d’où dépendent les reſſorts de ces admirables Machines, quoi qu’on ne les remarque pas communément, & qu’on n’y faſſe même aucune reflexion, & combien y en a-t-il que la recherche la plus exacte ne ſauroit découvrir ? Les Habitans de cette petite Boule que nous nommons la Terre, quoi qu’éloignez du Soleil de tant de millions de lieuës, dépendent pourtant ſi fort du mouvement duëment temperé des Particules qui en-émanent & qui ſont agitées par la chaleur de cet Aſtre, que ſi cette Terre étoit transferée de la ſituation où elle ſe trouve préſentement à une petite parite de cette diſtance, de ſorte qu’elle fût placée un peu plus loin ou un peu plus près de cette ſource de chaleur, il eſt plus que probable que la plus grande partie des Animaux qui y ſont, périroient tout auſſi-tôt, puiſque nous les voyons mourrir ſi ſouvent par l’excès ou le défaut de la Chaleur du Soleil, à quoi une poſition accidentelle les expoſe dans quelques parties de ce petit Globe. Les Qualitez qu’on remarque dans une Pierre d’Aimant doivent néceſſairement avoir leur cauſe bien au delà des limites de ce Corps ; & la mortalité qui ſe répand ſouvent ſur différentes eſpèces d’Animaux par des Cauſes inviſibles, & la mort qui, à ce qu’on dit, arrive certainement à quelqu’un d’eux dès qu’ils viennent à paſſer la Ligne, ou à d’autres, comme on n’en peut douter, pour être transportez dans un Païs voiſin, tout cela montre évidemment que le concours & l’operation de divers Corps avec leſquels on croit rarement que ces Animaux ayent aucune relation, eſt abſolument néceſſaire pour faire qu’ils ſoient tels qu’ils nous paroiſſent, & pour conſerver ces Qualitez par où nous les connoiſſons & les diſtinguons. Nous nous trompons donc entierement, de croire que les Choſes renferment en elles-mêmes les Qualitez que nous y remarquons : & c’eſt en vain que nous cherchons dans le corps d’une Mouche ou d’un Elephant la conſtitution d’où dépendent les Qualitez & les Puiſſances que nous voyons dans ces Animaux, puiſque pour en avoir une parfaite connoiſſance il nous faudroit regarder non ſeulement au delà de cette Terre & de notre Atmoſphere, mais meme au delà du Soleil, ou des Etoiles les plus éloignées que nos yeux ayent encore pû découvrir : car il nous eſt impoſſible de déterminer juſqu’à quel point l’exiſtence & l’operation des Subſtances particuliéres qui ſont dans notre Globe dépendent de Cauſes entierement éloignées de notre vuë. Nous voyons & nous appercevons quelques mouvemens & quelques operations dans les choſes qui nous environnent : mais de ſavoir d’où viennent ces flux de Matiére qui conſervent en mouvement & en état toutes ces admirables Machines, comment ils ſont conduits & modifiez, c’eſt ce qui paſſe notre connoiſſance & toute la capacité de notre Eſprit ; de ſorte que les grandes parties, & les rouës, ſi j’oſe ainſi dire, de ce prodigieux Bâtiment que nous nommons l’Univers, peuvent avoir entr’elles une telle connexion & une telle dépendance dans leurs influences & dans leurs operations (car nous ne voyons rien qui aille à établir le contraire) que les Choſes qui ſont ici dans le coin que nous habitons, prendroient peut-être une toute autre face, & ceſſeroient d’être ce qu’elles ſont, ſi quelqu’une des Etoiles ou quelqu’un de ces vaſtes Corps qui ſont à une diſtance inconcevable de nous, ceſſoit d’etre, ou de ſe mouvoir comme il fait. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que les Choſes, quelque parfaites & entiéres qu’elles paroiſſent en elles-mêmes, ne ſont pourtant que des apanages d’autres parties de la Nature, par rapport à ce que nous y voyons de plus remarquable : car leurs Qualitez ſenſibles, leurs actions & leurs puiſſances dépendent de quelque choſe qui leur eſt extérieur. Et parmi tout ce qui fait partie de la Nature, nous ne connoiſſons rien de ſi complet & de ſi parfait qui ne doive ſon exiſtence & ſes perfections à d’autres Etres qui ſont dans ſon voiſinage : de ſorte que pour comprendre parfaitement les Qualitez qui ſont dans un Corps, il ne faut pas borner nos penſées à la conſideration de ſa ſurface, mais porter notre vuë beaucoup plus loin.

§. 12. Si cela eſt ainſi, il n’y a pas lieu de s’étonner que nous ayions des idées fort imparfaites des Subſtances ; & que les Eſſences réelles d’où dépendent leurs propriétez & leurs opérations, nous ſoient inconnuës. Nous ne pouvons pas même découvrir quelle eſt la groſſeur, la figure & la contexture des petites particules actives qu’elles ont réellement, & moins encore les différens mouvemens que d’autres Corps extérieurs communiquent à ces particules, d’où dépend & par où ſe forme la plus grande & la plus remarquable partie des Qualitez que nous obſervons dans ces Subſtances, & qui conſtituent les Idées complexes que nous en avons. Cette ſeule conſideration ſuffit pour nous faire perdre toute eſpérance d’avoir jamais des idées de leurs eſſences réelles, au défaut deſquelles les Eſſences nominales que nous leur ſubſtituons, ne ſeront guere propres & nous donner aucune Connoiſſance générale, ou à nous fournir des Propoſitions univerſelles, capables d’une certitude réelle.

§. 13.Le Jugement peut s’étendre plus avant, mais ce n’eſt pas Connoiſſance. Nous ne devons donc pas être ſurpris qu’on ne trouve de certitude que dans un très-petit nombre de Propoſitions générales qui regardent les Subſtances. La connoiſſance que nous avons de leurs Qualitez & de leurs Proprietez s’étend rarement au delà de ce que nos Sens peuvent nous apprendre. Peut-être que des gens curieux & appliquez à faire des Obſervations peuvent, par la force de leur Jugement, pénétrer plus avant, & par le moyen de quelques probabilitez déduites d’une obſervation exacte, & de quelques apparences réunies à propos, faire ſouvent de juſtes conjectures ſur ce que l’Expérience ne leur a pas encore découvert. Mais ce n’eſt toûjours que conjecturer, ce qui ne produit qu’une ſimple opinion, & n’eſt nullement accompagné de la certitude néceſſaire à une vraye connoiſſance ; car toute notre Connoiſſance générale eſt uniquement renfermée dans nos propres penſées, & ne conſiſte que dans la contemplation de nos propres Idées abſtraites. Par-tout où nous appercevons quelque convenance ou quelque diſconvenance entr’elles, nous y avons une connoiſſance générale ; de ſorte que formant des Propoſitions, ou joignant comme il faut les noms de ces Idées, nous pouvons prononcer des véritez générales avec certitude. Mais parce que dans les Idées abſtraites des Subſtances que leurs noms ſpécifiques ſignifient, lorſqu’ils ont une ſignification diſtincte & déterminée, on n’y peut découvrir de liaiſon ou d’incompatibilité qu’avec fort peu d’autres Idées ; la certitude des Propoſitions univerſelles qu’on peut faire ſur les Subſtances, eſt extrêmement bornée ſur leur ſujet ; & parmi les noms des Subſtances à peine y en a-t-il un ſeul (que l’idée qu’on lui attache ſoit ce qu’on voudra) dont nous puiſſions dire généralement & avec certitude qu’il renferme telle ou telle autre Qualité qui ait une coëxiſtence ou une incompatiblité conſtante avec cette Idée par-tout où elle ſe rencontre.

§. 14.Ce qui eſt néceſſaire pour que nous puiſſions connoître les Subſtances. Avant que nous puiſſions avoir une telle connoiſſance dans un dégré paſſable, nous devons ſavoir prémiérement quels ſont les changemens que les prémiéres Qualitez d’un Corps produiſent régulierment dans les prémiéres Qualitez d’un autre Corps, & comment ſe fait cette alteration. En ſecond lieu, nous devons ſavoir quelles prémiéres Qualitez d’un Corps produiſent certaines ſenſations ou idées en nous. Ce qui, à le bien prendre, ne ſignifie pas moins que connoître tous les effets de la Matiére ſous ſes diverſes modifications de groſſeur, de figure, de cohéſion de parties, de mouvement & de repos ; comme tout le monde en conviendra, ſi je ne me trompe. Et quand même une Revelation particuliére nous apprendroit quelle ſorte de figure, de groſſeur & de mouvement dans les parties inſenſibles d’un Corps devroit produire en nous la ſenſation de la Couleur jaune, & quelle eſpèce de figure, de groſſeur & de contexture de parties doit avoir la ſuperficie d’un Corps pour pouvoir donner à de tels corpuſcules le mouvement qu’il faut pour produire cette couleur, cela ſuffiroit-il pour former avec certitude des Propoſitions univerſelles touchant les différentes eſpèces de figure, de groſſeur, de mouvement, & de contexture, par où les particules inſenſibles des Corps produiſent en nous un nombre infini de ſenſations ? Non ſans doute, à moins que nous n’euſſions des facultez aſſez ſubtiles pour appercevoir au juſte la groſſeur, la figure, la contexture, & le mouvement des Corps, dans ces petites particules par où ils opérent ſur nos Sens ; afin que par cette connoiſſance nous puſſions nous en former des idées abſtraites. Je n’ai parlé dans cet endroit que des Subſtances corporelles, dont les operations ſemblent avoir plus de proportion avec notre Entendement ; car pour les operations des Eſprits, c’eſt-à-dire, la Faculté de penſer & de mouvoir des Corps, nous nous trouvons d’abord tout-à-fait hors de route à cet égard ; quoi que peut-être après avoir examiné de plus près la nature des Corps & leurs opérations, & conſideré juſqu’où les notions mêmes que nous avons de ces Opérations peuvent être portées avec quelque clarté au delà des faits ſenſibles, nous ſerons contraints d’avouër qu’à cet égard même toutes nos découvertes ne ſervent preſque à autre choſe qu’à nous faire voir notre ignorance, & l’abſoluë incapacité où nous ſommes de trouver rien de certain ſur ce ſujet.

§. 15.Tandis que nos Idées des Subſtances ne renferment point leurs conſtitutions réelles, nous ne pouvons former ſur leur ſujet, que peu de Propoſitions générales, certaines. Il eſt, dis-je, de la derniére évidence, que les conſtitutions réelles des Subſtances n’étant pas renfermées dans les Idées abſtraites & complexes que nous nous formons des Subſtances & que nous déſignons par leurs noms généraux, ces idées ne peuvent nous fournir qu’un petit dégré de certitude univerſelle. Parce que dès-là que les idées que nous avons des Subſtances, ou avec laquelle elles ont une liaiſon certaine, & qui pourroit nous en faire connoître la nature. Par exemple, que l’idée à laquelle nous donnons le nom d’Homme ſoit, comme elle eſt communément, un Corps d’une certaine forme extérieure avec du Sentiment, de la Raiſon, & la Faculté de ſe mouvoir volontairement. Comme c’eſt là l’idée abſtraite, & par conſéquent l’Eſſence de l’Eſpèce que nous nommons Homme, nous ne pouvons former avec certitude que fort peu de Propoſitions générales touchant l’Homme, pris pour une telle Idée complexe. Parce que ne connoiſſant pas la conſitution réelle d’où dépend le ſentiment, la puiſſance de ſe mouvoir, & de raiſonner, avec cette forme particuliére, & par où ces quatre choſes ſe trouvent unies enſemble dans le même ſujet, il y a fort peu d’autres Qualitez avec leſquelles nous puiſſions appercevoir qu’elles ayent une liaiſon néceſſaire. Ainſi, nous ne ſaurions affirmer avec certitude que tous les hommes dorment à certains intervalles, qu’aucun homme ne peut ſe nourrir avec du bois ou des pierres, que la Ciguë eſt un poiſon pour tous les hommes  ; parce que ces Idées n’ont aucune liaiſon ou incompatibilité avec cette Eſſence nominale que nous attribuons à l’Homme, avec cette idée abſtraite que ce nom ſignifie. Dans ce cas & autres ſemblables nous devons en appeller à des Experiences faites ſur des ſujets particuliers, ce qui ne ſauroit s’étendre fort loin. A l’égard du reſte nous devons nous contenter d’une ſimple probabilité ; car nous ne pouvons avoir aucune certitude générale, pendant que notre Idée ſpécifique de l’Homme ne renferme point cette conſtitution réelle qui eſt la racine à laquelle toutes ſes Qualitez inſeparables ſont unies, & d’où elles tirent leur origine. Et tandis que l’idée que nous faiſons ſignifier au mot Homme n’eſt qu’une collection imparfaite de quelques Qualitez ſenſibles & de quelques Puiſſances qui ſe trouve en lui, nous ne ſaurions découvrir aucune connexion ou incompatibilité entre note Idée ſpécifique & l’operation que les parties de la Ciguë ou des pierres doivent produire ſur ſa conſtitution. Il y a des Animaux qui mangent de la Ciguë ſans en être incommodez, & d’autres qui ſe nourriſſent de bois & de pierres ; mais tant que nous n’avons aucune idée des conſtitutions réelles de différentes ſortes d’Animaux, d’où dépendent ces Qualitez, ces Puiſſances-là & d’autres ſemblables, nous ne devons point eſpérer de venir jamais à former, ſur leur ſujet, des Propoſitions univerſelles d’une entiére certitude. Ce qui nous peut fournir de telles Propoſitions, c’eſt ſeulement les Idées qui ſont unies avec notre Eſſence nominale ou avec quelqu’une de ſes parties par des liens qu’on peut découvrir. Mais ces Idées-là ſont en ſi petit nombre & de ſi peu d’importance, que nous pouvons regarder avec raiſon notre Connoiſſance générale touchant les Subſtances (j’entens une connoiſſance certaine) comme n’étant preſque rien du tout.

§. 16.En quoi conſiſte la certitude générale des Propoſitions. Enfin, pour conclurre, les Propoſitions générales, de quelque eſpèce qu’elles ſoient, ne ſont capables de certitude, que lorſque des termes dont elles ſont compoſées, ſignifient des Idées dont nous pouvons découvrir la convenance & la diſconvenance ſelon qu’elle y eſt exprimée. Et quand nous voyons que les Idées que ces termes ſignifient, conviennent ou ne conviennent pas, ſelon qu’ils ſont affirmez ou niez l’un de l’autre, c’eſt alors que nous ſommes certains de la vérité ou de la fauſſeté de ces Propoſitions. D’où nous pouvons inſerer qu’une Certitude générale ne peut jamais ſe trouver que dans nos Idées. Que ſi nous l’allons chercher ailleurs dans des Experiences ou des Obſervations hors de nous, dès-lors notre Connoiſſance ne s’étend point au delà des exemples particuliers. C’eſt la contemplation de nos propres Idées abſtraites qui ſeule peut nous fournir une Connoiſſance générale.


CHAPITRE VII.

Des Propoſitions qu’on nomme Maximes ou Axiome.


§. 1.Les Axiomes ſont évidens par eux-mêmes.
IL y a une eſpèce de Propoſitions qui ſous le nom de Maximes & d’Axiomes ont paſſé pour les Principes des Sciences : & parce qu’elles ſont évidentes par elles-mêmes, on a ſuppoſé qu’elles étoient innées, ſans que perſonne ait jamais tâché (que je ſache) de faire voir la raiſon & le fondement de leur extrême clarté, qui nous force, pour ainſi dire, à leur donner notre conſentement. Il n’eſt pourtant pas inutile d’entrer dans cette recherche, & de voir ſi cette grande évidence eſt particuliére à ces ſeules Propoſitions, comme auſſi d’examiner juſqu’où elles contribuent à nos autres Connoiſſances.

§. 2.En quoi conſiſte cette évidence immédiate. La Connoiſſance conſiſte, comme je l’ai déjà montré, dans la perception de la convenance ou la diſconvenance des Idées. Or par-tout où cette convenance ou diſconvenance eſt apperçuë immédiatment par elle-même, ſans l’intervention ou le ſecours d’aucune autre Idée, notre Connoiſſance eſt évidente par elle-même. C’eſt dequoi ſera convaincu tout homme qui conſiderera une de ces Propoſitions auxquelles il donne ſon conſentement dès la prémiére vûë ſans l’intervention d’aucune preuve ; car il trouvera que la raiſon pourquoi il reçoit toutes ces Propoſitions, vient de la convenance ou de la diſconvenance que l’Eſprit voit dans ces Idées en les comparant immédiatement entr’elles ſelon l’affirmation ou la negation qu’elles emportent dans une telle Propoſition.

§. 3.Elle n’eſt pas particulière aux Propoſitions qui paſſent pour Axiomes. Cela étant ainſi, voyons préſentement ſi cette ([21]) évidence immédiate ne convient qu’à ces Propoſitions auxquelles on donne communément le nom de Maximes, & qui ont l’avantage de paſſer pour Axiomes. Il eſt tout viſible, que pluſieurs autres Véritez qu’on ne reconnoit point pour Axiomes ſont auſſi évidentes par elles-mêmes que ces ſortes de Propoſitions. C’eſt ce que nous verrons bien-tôt, ſi nous parcourons les différentes ſortes de convenance ou de diſconvenance d’Idées que nous avons propoſé ci-deſſus, ſavoir, l’Identité, la relation, la coexiſtence, & l’exiſtence réelle ; par où nous reconnoîtrons que non ſeulement ce peu de Propoſitions qui ont paſſé pour Maximes ſont évidentes par elles-mêmes, mais que quantité, ou plûtôt une infinité d’autres Propoſitions le ſont auſſi.

§. 4.I. À l’égard de l’Identité & de la Diverſité toutes les Propoſitions ſont également évidentes par elles-mêmes. Car prémiérement la perception immédiate d’une convenance ou diſconvenance d’Identité, étant fondée ſur ce que l’Eſprit a des Idées diſtinctes, elle nous fournit autant de Propoſitions évidentes par elles-mêmes que nous avons d’Idées diſtinctes. Quiconque a quelque connoiſſance, a diverſes idées diſtinctes qui ſont comme le fondement de cette Connoiſſance : & le prémier acte de l’Eſprit ſans quoi il ne peut jamais être capable d’aucune connoiſſance, conſiſte à connoître chacune de ſes Idées par elle-même, & à la diſtinguer de toute autre. Chacun voit en lui-même qu’il connoit les idées qu’il a dans l’Eſprit, qu’il connoit auſſi quand c’eſt qu’une Idée préſente à ſon Entendement, & ce qu’elle eſt ; & que lorſqu’il y en a plus d’une, il les connoit diſtinctement, & ſans les confondre l’une avec l’autre. Ce qui étant toûjours ainſi, (car il eſt impoſſible qu’il n’apperçoive point ce qu’il apperçoit) il ne peut jamais douter qu’une Idée qu’il a dans l’Eſprit, n’y ſoit actuellement, & ne ſoit ce qu’elle eſt ; & que deux Idées diſtinctes qu’il a dans l’Eſprit, n’y ſoient effectivement, & ne ſoient deux idées. Ainſi, toutes ces ſortes d’affirmations & de negations ſe font ſans qu’il ſoit poſſible d’héſiter, d’avoir aucun doute ou aucune incertitude à leur égard ; & nous ne pouvons éviter d’y donner notre conſentement, dès que nous les comprenons, c’eſt-à-dire, dès que nous avons dans l’Eſprit les idées déterminées qui ſont déſignées par les mots contenus dans la Propoſition. Et par conſéquent, toutes les fois que l’Eſprit vient à conſiderer attentivement une Propoſition, en ſorte qu’il apperçoive que les deux Idées qui ſont ſignifiées par les termes dont elle eſt compoſée, & affirmées ou niées l’une de l’autre, ne ſont qu’une même idée, ou ſont différentes, dès-là il eſt infailliblement certain de la vérité d’une telle Propoſition ; & cela également, ſoit que ces Propoſitions ſoient compoſées de termes qui ſignifient des idées plus ou moins générales ; par exemple, ſoit que l’idée générale de l’Etre ſoit affirmée d’elle-même, comme dans cette Propoſition, Tout ce qui eſt, eſt ; ou qu’une idée plus particuliére ſoit affirmée d’elle-même, comme Un homme eſt un homme, ou Ce qui eſt blanc, eſt blanc : ſoit que l’idée de l’Etre en général ſoit niée du Non-Etre, qui eſt (ſi j’oſe ainſi parler) la ſeule idée différente de l’Etre, comme dans cette autre Propoſition, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas ; ou que l’idée de quelque Être particulier ſoit niée d’une autre qui en eſt différente, comme, Un homme n’eſt pas un cheval, Le Rouge n’eſt pas Bleu. La différence des Idées fait voir auſſi-tôt la vérité de la Propoſition avec une entiére évidence, dès qu’on entend les termes dont on ſe ſert pour les déſigner, & cela avec autant de certitude & de facilité dans une Propoſition moins générale que dans celle qui l’eſt davantage ; le tout par la même raiſon, je veux dire à cauſe que l’Eſprit apperçoit dans toute idée qu’il a, qu’elle eſt la même avec elle-même, & que deux Idées différentes, ſont différentes & non les mêmes. Dequoi il eſt également certain, ſoit que ces Idées ſoient d’une plus petite ou d’une plus grande étenduë, plus ou moins générales, & plus ou moins abſtraites. Par conſéquent, le privilege d’être évident par ſoi-même n’appartient point uniquement, & par un droit particulier, à ces deux Propoſitions générales, Tout ce qui eſt, eſt, &, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. La perception d’être, ou de n’être point, n’appartient pas plûtôt aux idées vagues, ſignifiées par ces termes, Tout ce qui, & choſe, qu’à quelque autre idée que ce ſoit. Car ces deux Maximes n’emportent dans le fond autre choſe ſinon que Le même eſt le même, ou que Ce qui eſt le même, n’eſt pas différent : véritez qu’on reconnoit auſſi bien dans des Exemples plus particuliers que dans ces Maximes générales, & qui tirent toute leur force de la Faculté que l’Eſprit a de diſcerner les idées particuliéres qu’il vient à conſiderer. En effet, il eſt tout viſible que l’Eſprit connoit & apperçoit, que l’idée du Blanc eſt l’idée du Blanc, & non celle du Bleu ; & que, lorſque l’idée du Blanc eſt dans l’Eſprit, elle y eſt & n’en eſt pas abſente, qu’il l’apperçoit, dis-je, ſi clairement & le connoit ſi certainement ſans le ſecours d’aucune preuve, ou ſans reflêchir ſur aucune de ces deux Propoſitions générales, que la conſideration de ces Axiomes ne peut rien ajoûter à l’évidence ou à la certitude de la connoiſſance qu’il a de ces choſes. Il en eſt juſtement de même à l’egard de toutes les idées qu’un homme a dans l’Eſprit, comme chacun peut l’éprouver en ſoi-même. Il connoit que chaque Idée eſt cette même idée, & non une autre, & qu’elle eſt dans ſon Eſprit, & non hors de ſon Eſprit, lorſqu’elle y eſt actuellement ; il le connoit, dis-je, avec une certitude qui ne ſauroit être plus grande. D’où il s’enſuit qu’il n’y a point de Propoſition générale dont la vérité puiſſe être connuë avec plus de certitude, ni qui ſoit capable de rendre cette prémiére plus parfaite. Ainſi, notre Connoiſſance de ſimple vûë s’étend auſſi loin que nos Idées par rapport à l’Identité, & nous ſommes capables de former autant de Propoſitions évidentes par elles-mêmes, que nous avons de noms pour déſigner des idées diſtinctes ; ſur quoi j’en appelle à l’Eſprit de chacun en particulier, pour ſavoir ſi cette Propoſition, Un Cercle eſt un Cercle, n’eſt pas une Propoſition auſſi évidente par elle-même que celle-ci qui eſt compoſée de termes plus généraux, Tout ce qui eſt, eſt ; & encore, ſi cette Propoſition, le Bleu n’eſt pas le Rouge, n’eſt point une Propoſition dont l’Eſprit ne peut non plus douter, dès qu’il en comprend les termes, que de cet Axiome, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas : & ainſi de toutes les autres Propoſitions de cette eſpèce.

§. 5.II. Par rapport à la coëxiſtence, nous avons fort peu de Propoſitions évidentes par elles-mêmes. En ſecond lieu, pour ce qui eſt de la coëxiſtence, ou d’une connexion entre deux Idées, tellement néceſſaire, que dès que l’une eſt ſuppoſée dans un ſujet, l’autre doive l’être auſſi d’une maniére inévitable, l’Eſprit n’a pas une perception immédiate d’une telle convenance ou diſconvenance qu’à l’égard d’un très-petit nombre d’Idées. C’eſt pourquoi notre Connoiſſance intuitive ne s’étend pas fort loin ſur cet article ; & l’on ne peut former là-deſſus que très-peu de Propoſitions évidentes par elles-mêmes. Il y en a pourtant quelques-unes ; par exemple, l’idée de remplir un lieu égal au contenu de ſa ſurface, étant attachée à notre Idée du Corps, je croi que c’eſt une Propoſition évidente par elle-même, Que deux Corps ne ſauroient être dans le même lieu.

§. 6.III. Nous en pouvons avoir dans les autres Relations. Quant à la troiſiéme ſorte de convenance qui regarde les Relations des Modes, les Mathematiciens ont formé pluſieurs Axiomes ſur la ſeule relation d’Egalité, comme que ſi de choſes égales on en ôte des choſes égales, le reſte eſt égal. Mais encore que cette Propoſition & les autres du même genre ſoient reçuës par les Mathématiciens comme autant de Maximes, & que ce ſoient effectivement des Véritez inconteſtables ; je croi pourtant qu’en les conſiderant avec toute l’attention imaginable, on ne ſauroit trouver qu’elles ſoient plus clairement évidentes par elles-mêmes que celles-ci, Un & un ſont égaux à deux, ſi de cinq doigts d’une Main, vous en ôtez deux, & deux autres des cinq doigts de l’autre Main, le nombre des doigts qui reſtera ſera égal. Ces Propoſitions & mille autres ſemblables qu’on peut former ſur les Nombres, ſe font recevoir néceſſairement dès qu’on les entend pour la prémiére fois, & emportent avec elles une auſſi grande, pour ne pas dire une plus grande évidence que les Axiomes de Mathematique.

§. 7.IV. Touchant l’exiſtence réelle nous n’en avons aucune. En quatriéme lieu, à l’égard de l’exiſtence réelle, comme elle n’a de liaiſon avec aucune autre de nos Idées qu’avec celle de Nous-mêmes & du Prémier Etre, tant s’en faut que nous ayions ſur l’exiſtence réelle de tous les autres Etres une connoiſſance qui nous ſoit évidente par elle-même, que nous n’avons pas même une connoiſſance démonſtrative. Et par conſéquent il n’y a point d’Axiome ſur leur ſujet.

§. 8.Les Axiomes n’ont pas beaucoup d’influence ſur les autres parties de note Connoiſſance. Voyons après cela quelle eſt l’influence que ces Maximes reçuës ſous le nom d’Axiomes, ont ſur les autres parties de notre Connoiſſance. La Règle qu’on poſe dans les Ecoles, Que tout Raiſonnement vient de choſes dejà connuës, & dejà accordées, ex præcognitis & praconceſſis, comme ils parlent ; cette Règle, dis-je, ſemble faire regarder ces Maximes comme le fondement de toute autre connoiſſance, & comme des choſes déja connuës : par où l’on entend, je croi, ces deux choſes ; la prémiére, que ces Axiomes ſont les véritez, les prémiéres connuës à l’Eſprit ; & la ſeconde, que les autres parties de notre Connoiſſance dépendent de ces Axiomes.

§. 9.Parce que ce ne ſont pas les Véritez, les prémiéres connuës.
* Liv.I Ch.I.
Et prémiérement, il paroit évidemment par l’Expérience, que ces Véritez ne ſont pas les prémiéres connuës, comme nous l’avons * deja montré. En effet, qui ne s’apperçoit qu’un Enfant connoit certainement qu’un Etranger n’eſt pas ſa Mére, que la verge qu’il craint n’eſt pas le ſucre qu’on lui préſente, long-temps avant que de ſavoir, Qu’il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas ? Combien peut-on remarquer de véritez ſur les Nombres, dont on ne peut nier que l’Eſprit ne les connoiſſe parfaitement & n’en ſoit pleinement convaincu, avant qu’il ait jamais penſé à ces Maximes générales, auxquelles les Mathematiciens les rapportent quelquefois dans leurs raiſonnemens ? Tout cela eſt inconteſtable, il n’eſt pas difficile d’en voir la raiſon. Car ce qui fait que l’Eſprit donne ſon conſentement à ces ſortes de Propoſitions, n’étant autre choſe que la perception qu’il a de la convenance ou de la diſconvenance de ſes idées, ſelon qu’il les trouve affirmées ou niées l’une de l’autre par des termes qu’il entend ; & connoiſſant d’ailleurs que chaque Idée eſt ce qu’elle eſt, & que deux Idées diſtinctes ne ſont jamais la même Idée, il doit s’enſuivre neceſſairement de là, que parmi ces ſortes de véritez évidentes par elles-mêmes, celles-là doivent être connuës les prémiéres qui ſont compoſées d’idées qui ſont les prémiéres dans l’Eſprit : & il eſt viſible que les prémiéres idées qui ſont dans l’Eſprit, ſont celles des choſes particuliéres, deſquelles l’Entendement va par des dégrez inſenſibles à ce petit nombre d’idées générales qui étant formées à l’occaſion des Objets des Sens qui ſe préſentent le plus communément, ſont fixées dans l’Eſprit avec les noms généraux dont on ſe ſert pour les déſigner. Ainſi, les idées particuliéres ſont les prémiéres que l’Eſprit reçoit, qu’il diſcerne, & ſur leſquelles il acquiert des connoiſſances. Après cela, viennent les idées moins générales ou les idées ſpecifiques qui ſuivent immédiatement les particuliéres. Car les Idées particuliéres, aux Enfans, ou à un Eſprit qui n’eſt pas encore exercé à cette maniére de penſer. Que ſi elles paroiſſent aiſées à former à des perſonnes faites, ce n’eſt qu’à cauſe du conſtant & du familier uſage qu’ils en font ; car ſi nous les conſiderons exactement, nous trouverons que les Idées générales ſont des fictions de l’Eſprit qu’on peut former ſans quelque peine, & qui ne ſe préſentent pas ſi aiſément que nous ſommes portez à nous le figurer. Prenons, par exemple, l’idée générale d’un Triangle ; quoi qu’elle ne ſoit pas la plus abſtraite, la plus étenduë, & la plus malaiſée à former, il eſt certain qu’il faut quelque peine & quelque addreſſe pour ſe la repréſenter, car il ne doit être ni Oblique, ni Rectangle, ni Equilatére, ni Iſoſcele, ni Scalene, mais tout cela à la fois, & nul de ces Triangles en particulier. Il eſt vrai que dans l’état d’imperfection où ſe trouve notre Eſprit, il a beſoin de ces Idées, & qu’il ſe hâte de les former le plûtôt qu’il peut, pour communiquer plus aiſément ſes penſées & étendre ſes propres connoiſſances, deux choſes auxquelles il eſt naturellement fort enclin. Mais avec tout cela, l’on a raiſon de regarder ces idées comme autant de marques de notre imperfection ; ou du moins, cela ſuffit pour faire voir que les Idées les plus générales & les plus abſtraites ne ſont pas celles que l’Eſprit reçoit les prémiéres & avec le plus de facilité, ni celles ſur qui roule ſa prémiére Connoiſſance.

§. 10. En ſecond lieu, il s’enſuit évidemment de ce que je viens de dire, que ces Maximes tant vantées ne ſont pas les Principes & les Fondemens de toutes nos autres Connoiſſances. Car s’il y a quantité d’autres Véritez qui ſoient autant évidentes par elles-mêmes que ces Maximes, & pluſieurs même qui nous ſont plûtôt connuës qu’elles, il eſt impoſſible que ces Maximes ſoient les Principes d’où nous déduiſons toutes les autres véritez. Ne ſauroit-on voir par exemple, qu’un & deux ſont égaux à trois, qu’en vertu de cet Axiome ou de quelque autre ſemblable, Le tout eſt égal à toutes ſes parties priſes enſemble ? Qui ne voit au contraire qu’il y a bien des gens qui ſavent qu’un & deux ſont égaux à trois, ſans avoir jamais penſé à cet Axiome, ou à aucun autre ſemblable, par où l’on puiſſe le prouver, & qui le ſavent pourtant auſſi certainement qu’aucune autre perſonne puiſſe être aſſurée de la vérité de cet Axiome, Le Tout eſt égale à toutes ſes parties, ou de quelque autre que ce ſoit ; & cela par la même raiſon, qui eſt ** J’ai dit dans une Note, pag. 488. ce qu’il faut entendre par-là. l’évidence immédiate qu’ils voyent dans Propoſition, un & deux ſont égaux à trois ; l’égalité de ces idées leur étant auſſi viſible, & auſſi certaine, ſans le ſecours d’aucun Axiome, que par ſon moyen, puiſqu’ils n’ont beſoin d’aucune preuve pour l’appercevoir ? Et après qu’on vient à ſavoir, Que le Tout eſt égale à toutes ſes parties, on ne voit pas plus clairement ni plus certainement qu’auparavant, Qu’un & deux ſont égaux à trois. Car s’il y a quelque différence entre ces Idées, il eſt viſible que celle de Tout & de Partie ſont plus obſcures, ou qu’au moins elles ſe placent plus difficilement dans l’Eſprit, que celles d’Un, de Deux, & de Trois. Et je voudrois bien demander à ces Meſſieurs qui prétendent que toute Connoiſſance, excepté celle de ces Principes généraux, dépend de Principes généraux, innez, & évidens par eux-mêmes, de quel Principe on a beſoin pour prouver qu’un & un font deux, que deux & deux font quatre, & que trois fois deux font ſix ? Or comme on connoit la vérité de ces Propoſitions ſans le ſecours d’aucune preuve, il s’enſuit de là viſiblement, ou que toute Connoiſſance ne dépend point de certaines véritez dejà connuës, & de ces Maximes générales qu’on nomme Principes, ou bien que ces Propoſitions-là ſont autant de Principes ; & ſi on les met au rang des Principes, il faudra y mettre auſſi une grande partie des Propoſitions qui regardent les Nombres. Si nous ajoûtons à cela toutes les Propoſitions évidentes par elles-mêmes qu’on peut former ſur toutes nos Idées diſtinctes, le nombre des Principes que les hommes viennent à connoître en différens âges, ſera preſque infini, ou du moins innombrable ; & il en faudra mettre dans ce rang quantité qui ne viennent jamais à leur connoiſſance durant tout le cours de leur vie. Mais que ces ſortes de véritez ſe préſentent à l’Eſprit, plûtôt, ou plus tard ; ce qu’on en peut dire véritablement, c’eſt qu’elles ſont très-connuës par leur propre évidence, qu’elles ſont entiérement indépendantes, & qu’elles ne reçoivent & ne ſont capables de recevoir les unes des autres aucune lumiére ni aucune preuve, & moins encore les plus particuliéres des plus générales, ou les plus ſimples des plus compoſées ; car les plus ſimples & les moins abſtraites ſont les plus familiéres & celles qu’on apperçoit plus aiſément & plûtôt. Mais quelles que ſoient les plus claires idées, voici en quoi conſiſte l’évidence & la certitude de toutes ces ſortes de Propoſitions, c’eſt en ce qu’un homme voit que la même idée eſt la même idée, & qu’il apperçoit infailliblement que deux différentes Idées ſont des Idées différentes. Car lorſqu’un homme a dans l’Eſprit les idées d’Un & de Deux, l’idée du Jaune & celle du Bleu, il ne peut que connoître certainement que l’idée d’Un eſt l’idée d’Un, & non celle de Deux ; & que l’idée du Jaune eſt l’idée du Jaune, & non celle du Bleu. Car un homme ne ſauroit confondre dans ſon Eſprit des idées qu’il y voit diſtinctes : ce ſeroit ſuppoſer ces idées confuſes & diſtinctes en même temps, ce qui eſt une parfaite contradiction ; & d’ailleurs n’avoir point d’idées diſtinctes, ce ſeroit être privé de l’uſage de nos Facultez, & n’avoir abſolument aucune connoiſſance. Par conſéquent, toutes les fois qu’une idée eſt affirmée d’elle-même, ou que deux Idées parfaitement diſtinctes ſont niées l’une de l’autre, l’Eſprit ne peut que donner ſon conſentement à une telle Propoſition, comme à une vérité infaillible, dès qu’il entend les termes dont elle eſt compoſée, il ne peut, dis-je, que la recevoir ſans héſiter le moins du monde, ſans avoir beſoin de preuve, ou penſer à ces Propoſitions compoſées de termes plus généraux, auxquelles on donne le nom de Maximes.

§. 11.De quel uſage ſont ces Maximes générales. Que dirons-nous donc de ces Maximes générales ? Sont-elles abſolument inutiles ? Nullement ; quoi que peut-être leur uſage ne ſoit pas tel qu’on s’imagine ordinairement. Mais parce que douter le moins du monde des privileges que certaines gens ont attribuez à ces Maximes, c’eſt une hardieſſe contre laquelle on pourroit ſe recrier, comme contre un attentat horrible qui ne va pas à moins qu’à renverſer toutes les Sciences, il ne ſera pas inutile de conſiderer ces Maximes par rapport aux autres parties de notre Connoiſſance, & d’examiner plus particuliérement qu’on n’a encore fait, à quoi elles ſervent, & à quoi elles ne ſauroient ſervir.

I. IL paroit évidemment par ce qui vient d’être dit, qu’elles ne ſont d’aucun uſage pour prouver, ou pour confirmer des Propoſitions plus particuliéres qui ſont évidentes par elles-mêmes.

II. Il n’eſt pas moins viſible qu’elles ne ſont ni n’ont jamais été les fondemens d’aucune Science. Je ſais bien que ſur la foi des Scholaſtiques, on parle beaucoup de Sciences, & des Maximes, ſur qui ces Sciences ſont fondées. Mais je n’ai point eu encore le bonheur de rencontrer quelqu’une de ces Sciences, & moins encore aucune qui ſoit bâtie ſur ces deux Maximes, Ce qui eſt, eſt, &, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Je ſerois fort aiſé qu’on me montrât où je pourrois trouver quelqu’une de ces Sciences bâties ſur ces Axiomes généraux, ou ſur quelque autre ſemblable ; & je ſeroi bien obligé à quiconque voudroit me faire voir le plan & le ſyſtême de quelque Science, fondée ſur ces Maximes ou ſur quelque autre de cet ordre ; dont on ne puiſſe pas voir qu’elle ſe ſoûtient auſſi bien ſans le ſecours de ces ſortes d’Axiomes. Je demande ſi ces Maximes générales ne peuvent point être du même uſage dans l’Etude de la Théologie & dans les Queſtions Théologiques, que dans les autres Sciences. Il eſt hors de doute qu’elles peuvent ſervir auſſi dans la Théologie à fermer la bouche aux Chicaneurs & à terminer les Diſputes ; mais je ne croi pourtant pas que Perſonne en veuille conclurre que la Religion Chrétienne eſt fondée ſur ces Maximes, ou que la Connoiſſance que nous en avons, découle de ces Principes. C’eſt de la Revelation que nous eſt venuë la connoiſſance de cette Sainte Religion ; & ſans le ſecours de la Revelation qui nous vient de la part de Dieu par la voix de la Raiſon, car dès-lors nous connoiſſons une vérité que nous ne connoiſſions pas auparavant. Quand Dieu nous enſeigne lui-même une vérité, c’eſt une Revelation qui nous eſt communiquée par la voix de ſon Eſprit, & dès-là notre Connoiſſance eſt augmentée. Mais dans l’un ou l’autre de ces cas ce n’eſt point de ces Maximes que notre Eſprit tire ſa lumiére ou ſa connoiſſance ; car dans l’un elle nous vient des choſes mêmes dont nous découvrons la vérité en appercevant leur convenance ou leur disconvenance ; & dans l’autre la Lumiére nous vient immédiatement de Dieu, dont l’infaillible Véracité, ſi j’oſe me ſervir de ce terme nous eſt une preuve évidente de la vérité de la vérité de ce qu’il dit.

III. En troiſiéme lieu, ces Maximes générales ne contribuent en rien à faire faire aux hommes des progrès dans les Sciences, ou des découvertes de véritez auparavant inconnuës. M. Newton a démontré dans ** Intitulé, Philoſophia Naturalis Mathematica. ſon Livre qu’on ne peut aſſez admirer, pluſieurs Propoſitions qui ſont tout autant de nouvelles véritez, inconnuës auparavant dans le Monde, & qui ont porté la connoiſſance des Mathematiques plus avant, qu’elle n’avoit été encore : mais ce n’eſt point en recourant à ces Maximes générales, Ce qui eſt, eſt, Le Tout eſt plus grand que ſa partie, & autres ſemblables, qu’il a fait ces belles découvertes. Ce n’eſt point, dis-je, par leur moyen qu’il eſt venu à connoître la vérité & la certitude de ces Propoſitions. Ce n’eſt pas non plus par leur ſecours qu’il en a trouvé les démonſtrations, mais en découvrant des Idées moyennes qui puſſent lui faire voir la convenance ou la diſconvenance des Idées telles qu’elles étoient exprimées dans les Propoſitions qu’il a démontrées. Voilà l’emploi le plus conſidérable de l’Entendement Humain ; c’eſt là ce qui l'aide le plus à étendre ſes lumieres & à perfectionner les Sciences, en quoi il ne reçoit abſolument aucun ſecours de la conſidération de ces Maximes ou autres ſemblables qu’on fait tant valoir dans les Ecoles. Que ſi ceux qui ont conçu, par tradition, une ſi haute eſtime pour ces ſortes de Propoſitions, qu’ils croyent qu’on ne peut faire un pas dans la Connoiſſance des choſes ſans le ſecours d’un Axiome, & qu’on ne peut poſer aucune pierre dans l’édifice des Sciences ſans une Maxime générale, ſi ces gens-là, dis-je, prenoient ſeulement la peine de diſtinguer entre le moyen d’acquerir la Connoiſſance, & celui de communiquer la connoiſſance qu’on a une fois acquiſe, entre la Méthode d’inventer une Science, & celle de l’enſeigner aux autres, autant qu’elle eſt connuë, ils verroient que ces Maximes générales ne ſont point les fondemens ſur leſquels les prémiers Inventeurs ont élevé ces admirables Edifices, ni les Clefs qui leur ont ouvert les ſecrets de la Connoiſſance. Quoi que dans la ſuite, après qu’on eut érigé des Ecoles & établi des Profeſſeurs pour enſeigner les Sciences que d’autres avoient déja inventées, ces Profeſſeurs ſe ſoient ſouvent ſervi de Maximes, c’eſt-à-dire, qu’ils ayent établi certaines Propoſitions évidentes par elles-mêmes, ou qu’on ne pouvoit éviter de recevoir pour véritables après les avoir examinées avec quelque attention ; de ſorte que les ayant une fois imprimées dans l’Eſprit de leurs Ecoliers comme autant de véritez inconteſtables, ils les ont employées dans l’occaſion pour convaincre ces Ecoliers de quelques véritez particuliéres qui ne leur étoient pas ſi familiéres que ces Axiomes généraux qui leur avoient été auparavant inculquez, & fixez ſoigneuſement dans l’Eſprit. Du reſte, ces exemples particuliers, conſiderez avec attention, ne paroiſſent pas moins évidens par eux-mêmes à l’Entendement, que ces Maximes générales qu’on propoſe pour les confirmer ; & c’eſt dans ces exemples particuliers que les prémiers Inventeurs ont trouvé la Vérité ſans le ſecours de ces Maximes générales ; & tout autre qui prendra la peine de les conſiderer attentivement, pourra faire encore la même choſe.

Pour venir donc à l’uſage qu’on fait de ces Maximes, prémiérement elles peuvent ſervir, dans la Méthode qu’on employe ordinairement pour enſeigner les Sciences, juſqu’où elles ont été avancées, mais elles ne ſervent que fort peu, ou rien du tout pour porter les Sciences plus avant.

En ſecond lieu, elles peuvent ſervir dans les Diſputes, à fermer la bouche à des Chicaneurs opiniâtres, & à terminer ces ſortes de conteſtations. Sur quoi je prie mes Lecteurs de m’accorder la liberté d’examiner ſi la néceſſité d’employer ces Maximes dans cette vûë, n’a pas été introduite de la maniére qu’on va voir. Les Ecoles ayant établi la Diſpute comme la pierre-de-touche de l’habileté des gens, & comme la preuve de leur Science, elles adjugeoient la victoire à celui à qui le champ de bataille demeuroit, & qui parloit le dernier, de ſorte qu’on en concluoit, que s’il n’avoit pas ſoûtenu le meilleur parti, il avoit eu du moins l’avantage de mieux argumenter. Mais parce que ſelon cette Méthode il pouvoit arriver que la Diſpute ne pourroit point être décidée entre deux Combattans également experts, tandis que l’un auroit toûjours un terme moyen pour prouver une certaine Propoſition, & que l’autre par une diſtinction ou ſans diſtinction pourroit nier conſtamment la majeure ou la mineure de l’Argument qui lui ſeroit objecté ; pour éviter que la Diſpute ne s’engageât dans une ſuite infinie de Syllogiſmes, on introduiſit dans les Ecoles certaines Propoſitions générales dont la plûpart ſont évidentes par elles-mêmes, & qui étant de nature à être reçuës de tous les hommes avec un entier conſentement, devoient être regardées, comme des meſures générales de la Vérité, & tenir lieu de Principes (lorsque les Diſputans n’en avoient point poſé d’autres entr’eux) au delà deſquels on ne pouvoit point aller, & auxquels on ſeroit obligé de ſe tenir de part & d’autre. Ainſi, ces Maximes ayant reçu le nom de Principes qu’on ne pouvoit point nier dans la Diſpute, ils les prirent, par erreur, pour l’origine & la ſource d’où toute la Connoiſſance avoit commencé à s’introduire dans l’Eſprit, & pour les fondemens ſur leſquels les Sciences étoient bâties ; parce que lorſque dans leurs Diſputes ils en venoient à quelqu’une de ces Maximes, ils s’arrêtoient ſans aller plus avant, & la queſtion étoit terminée. Mais j’ai déjà fait voir que c’eſt-là une grande erreur.

Cette Methode étant en vogue dans les Ecoles qu’on a regardé comme les ſources de la Connoiſſance, a introduit le même uſage de ces Maximes dans la plûpart des Converſations hors des Ecoles, & cela pour fermer la bouche aux Chicaneurs avec qui l’on eſt excuſé de raiſonner plus longtemps dès qu’ils viennent à nier ces Principes généraux, évidens par eux-mêmes & admis par toutes les perſonnes raiſonnables qui y ont une fois fait quelque reflexion. Mais encore un coup, ils ne ſervent dans cette occaſion qu’à terminer les Diſputes. Car au fond ſi l’on en preſſe la ſignification dans ces mêmes cas, ils ne nous enſeignent rien de nouveau. Cela a été déja fait par les Idées moyennes dont on s’eſt ſervi dans la Diſpute & dont on peut voir la liaiſon ſans le ſecours de ces Maximes, de ſorte que par le moyen de ces Idées la Vérité peut être connuë avant que la Maxime ait été produite, & que l’Argument ait été pouſſé juſqu’au premier Principe. Car les hommes n’auroient pas de peine à connoître & à quitter un méchant Argument avant que d’en venir-là, ſi dans leurs Diſputes ils avoient en vûë de chercher & d’embraſſer la Vérité, & non de conteſter pour obtenir la victoire. C’eſt ainſi que les Maximes ſervent à réprimer l’opiniâtreté de ceux que leur propre ſincerité devroit obliger à ſe rendre plûtôt. Mais la Méthode des Ecoles ayant autoriſé & encouragé les hommes à s’oppoſer & à réſiſter à des véritez évidentes, juſqu’à ce qu’ils ſoient battus, c’eſt-à-dire, qu’ils ſoient réduits à ſe contredire eux-mêmes, ou à combattre des Principes établis, il ne faut pas s’étonner que dans la converſation ordinaire ils n’ayent pas honte de faire ce qui eſt un ſujet de gloire & paſſe pour vertu dans les Ecoles, je veux dire, de ſoûtenir opiniâtrement & juſqu’à la derniére extrémité le côté de la Queſtion qu’ils ont une fois embraſſé, vrai ou faux, même après qu’ils ſont convaincus : Etrange moyen de parvenir à la Vérité & à la Connoiſſance, & qui l’eſt à tel point que les gens raiſonnables repandus dans le reſte du Monde, qui n’ont pas été corrompus par l’Education, auroient, je penſe, bien de la peine à croire qu’une telle méthode eût jamais été ſuivie par des perſonnes qui font profeſſion d’aimer la Vérité, & qui paſſent leur vie à étudier la Religion ou la Nature, ou qu’elle eût été admiſe dans des Seminaires établis pour enſeigner les Véritez de la Religion ou de la Philoſophie à ceux qui les ignorent entiérement ! Je n’examinerai point ici combien cette maniére d’inſtruire eſt propre à détourner l’Eſprit des Jeunes-gens de l’amour & d’une recherche ſincére de la Vérité, ou plûtôt, à les faire douter s’il y a effectivement quelque Vérité dans le Monde, ou du moins qui mérite qu’on s’y attache. Mais ce que je croi fortement, c’eſt qu’excepté les Lieux qui ont admis la Philoſophie Peripateticienne dans leurs Ecoles, où elle a regné pluſieurs ſiécles ſans enſeigner autre choſe au monde que l’art de diſputer, on n’a regardé nulle part ces Maximes, dont nous parlons préſentement, comme les fondemens des Sciences, & comme des ſecours importans pour avancer dans la Connoiſſance des choſes.

Ces Maximes générales ſont donc d’un grand uſage dans les Diſputes, comme j’ai déja dit, pour fermer la bouche aux Chicaneurs, mais elles ne contribuent pas beaucoup à la découverte des Véritez inconnuës, ou à fournir à l’Eſprit le moyen de faire de nouveaux progrès dans la recherche de la Vérité. Car qui eſt-ce, je vous prie, qui a commencé de fonder ſes connoiſſances ſur cette Propoſition générale, Ce qui eſt, eſt, ou, il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps ? Qui eſt-ce qui ayant pris pour principe l’une ou l’autre de ces Maximes, en a déduit un Syſtême de Connoiſſances utiles ? L’une de ces Maximes peut fort bien ſervir comme pierre-de-touche, pour faire voir où aboutiſſent certaines fauſſes opinions qui renferment ſouvent de pures contradictions ; mais quelque propres qu’elles ſoient à dévoiler l’abſurdité ou la fauſſeté du raiſonnement ou de l’opinion particuliére d’un homme, elles ne ſauroient contribuer beaucoup à éclairer l’Entendement, & l’on ne trouvera pas que l’Eſprit en reçoive beaucoup de ſecours à l’égard du progrès qu’il fait dans la Connoiſſance des choſes ; progrès qui ne ſauroit ni plus ni moins certain, quand bien l’Eſprit n’auroit jamais penſé à ces deux Propoſitions générales. A la vérité, elles peuvent ſervir dans l’Argumentation, comme j’ai déja dit, pour réduire un Chicaneur au ſilence, en lui faiſant voir l’abſurdité de ce qu’il dit, & en l’expoſant à la honte de contredire ce que tout le monde voit, & dont il ne peut s’empêcher lui-même de reconnoître la vérité. Mais autre choſe eſt de montrer à un homme qu’il eſt dans l’erreur, & autre choſe de l’inſtruire de la Vérité. Et je voudrois bien ſavoir quelles véritez ces Propoſitions peuvent nous faire connoître par leur influence, que nous ne connuſſions pas auparavant, ou que nous ne puiſſions connoître ſans leur ſecours. Tirons-en toutes les conſéquences que nous pourrons ; ces conſéquences ſe réduiront toûjours à des Propoſitions purement ([22]) identiques ; & toute l’influence de ces Maximes, ſi elle en a aucune, ne tombera ſur ces ſortes de Propoſitions. Chaque Propoſition particuliére qui regarde l’Identité ou la Diverſité, eſt connuë auſſi clairement & auſſi certainement par elle-même, ſi on la conſidere avec attention, qu’aucune de ces deux Propoſitions générales, avec cette ſeule différence, que ces derniéres pouvant être appliquées à tous les cas, on y inſiſte davantage. Quant aux autres Maximes moins générales, il y en a pluſieurs qui ne ſont que des Propoſitions purement verbales, & qui ne nous apprennent autre choſe que le rapport que certains noms ont entr’eux. Telle eſt celle-ci, Le Tout eſt égale à toutes ſes parties ; car, je vous prie, quelle vérité réelle nous eſt enſeignée par cette Maxime ? Que contient-elle de plus que ce qu’emporte par ſoi-même la ſignification du mot Tout ? Et comprend-on que celui qui fait que le mot Tout ſignifie ce qui eſt compoſé de toutes ſes parties, ſoit fort éloigné de ſavoir, que le Tout eſt égal à toutes ſes parties ? Je croi ſur le même fondement que cette Propoſition, Une Montagne eſt plus haute qu’une Vallée, & pluſieurs autres ſemblables peuvent auſſi paſſer pour des Maximes. Cependant lorſque les Profeſſeurs en Mathematique veulent apprendre aux autres ce qu’ils ſavent eux-mêmes de cette Science, ils font très-bien de poſer à l’entrée de leurs Syſtêmes cette Maxime & quelques autres ſemblables, afin que dès le commencement leurs Ecoliers s’étant rendu tout-à-fait familières ces ſortes de Propoſitions, exprimées en termes généraux, ils puiſſent s’accoûtumer aux reflexions qu’elles renferment & à regarder ces Propoſitions plus générales comme autant de ſentences & de règles établies, qu’ils ſoient en état d’appliquer à tous les cas particuliers ; non qu’à les conſiderer avec une égale application elles paroiſſent plus claires & plus évidentes que les exemples particuliers pour la confirmation deſquels on les propoſe, mais parce qu’étant plus familiéres à l’Eſprit, il ſuffit de les nommer pour convaincre l’Entendement. Cela, dis-je, vient plûtôt, à mon avis, de la coûtume que nous avons de les mettre à cet uſage, & de les fixer dans notre Eſprit à force d’y penſer ſouvent, que de la différence évidence qui ſoit dans les Choſes. En effet, avant que la coûtume ait établi dans notre Eſprit des méthodes de penſer & de raiſonner, je m’imagine qu’il en eſt tout autrement, & qu’un Enfant à qui l’on ôte une partie de ſa pomme, le connoit mieux dans cet exemple particulier que par cette Propoſition générale, Le Tout eſt égale à toutes ſes parties, & que ſi l’une de ces choſes a beſoin de lui être confirmée par l’autre, il eſt plus néceſſaire que la Propoſition générale ſoit introduite dans ſon Eſprit, à la faveur de la Propoſition particuliére, que la particuliére par le moyen de la générale ; car c’eſt par des choſes particuliéres que commence notre Connoiſſance, qui s’étend enſuite par dégrez à des idées générales. Cependant, notre Eſprit prend après cela un chemin tout différent, car réduiſant ſa Connoiſſance à des Propoſitions auſſi générales qu’il peut, il ſe les rend familiéres & s’accoûtume à y recourir comme à des modèles du Vrai & du Faux, & les faiſant ſervir ordinairement de Règles pour meſurer la vérité des autres Propoſitions, il vient à ſe figurer dans la ſuite, que les Propoſitions plus particuliéres empruntent leur vérité & leur évidence de la conformité qu’elles ont avec ces Propoſitions plus générales, ſur leſquelles on appuye ſi ſouvent en Converſation & dans les Diſputes, & qui ſont ſi conſtamment reçuës. C’eſt-là, je penſe, la raiſon pourquoi parmi tant de Propoſitions évidentes par elles-mêmes, on n’a donné le nom de Maximes qu’aux plus générales.

§. 12.Si l’on ne prend pas garde à l’uſage qu’on fait des mots, ces Maximes peuvent prouver des contradictions. Exemple dans le Vuide. Une autre choſe qu’il ne ſera pas, je croi, mal à propos d’obſerver ſur ces Maximes générales, c’eſt qu’elles ſont ſi éloignées d’avancer, ou de confirmer notre Eſprit dans la vraye Connoiſſance, que, ſi nos notions ſont fauſſes, vagues ou incertaines, & que nous attachions nos penſées au ſon des mots, au lieu de les fixer ſur les idées conſtantes & déterminées des Choſes, ces Maximes générales ſerviront à nous confirmer dans des erreurs ; & ſelon cette méthode ſi ordinaire d’employer les Mots ſans aucun rapport aux choſes, elles ſerviront même à prouver des contradictions. Par exemple, celui qui avec Deſcartes ſe forme dans ſon Eſprit une idée de ce qu’il appelle Corps, comme d’une choſe qui n’eſt qu’Etenduë, peut démontrer aiſément par cette Maxime, Ce qui eſt, eſt, qu’il n’y point de Vuide, c’eſt à dire, d’Eſpace ſans Corps. Car l’idée à laquelle il connoit clairement & diſtinctement ſa propre idée d’Etenduë, & il fait qu’elle eſt ce qu’elle eſt, & non une autre idée, quoi qu’elle ſoit déſignée par ces trois noms Etenduë, Corps, & Eſpace : trois mots qui ſignifiant une ſeule & même idée, peuvent ſans doute être affirmez l’un de l’autre avec la même évidence & la même certitude que chacun de ces termes peut être affirmé de ſoi-même : & il eſt auſſi certain, que, tandis que je les employe tous pour ſignifier une ſeule & même idée, cette affirmation, le Corps eſt Eſpace eſt auſſi véritable & auſſi identique dans ſa ſignification que celle-ci, le Corps eſt Corps, l’eſt tant à l’égard de ſa ſignification qu’à l’égard de ſon.

§. 13. Mais ſi une autre perſonne vient à ſe repréſenter la choſe ſous une idée différente de celle de Deſcartes, ſe ſervant pourtant avec Deſcartes du mot de Corps, mais regardant l’idée qu’il exprime par ce mot, comme une choſe qui eſt étenduë & ſolide tout enſemble, il démontrera auſſi aiſément qu’il peut y avoir du Vuide, ou un Eſpace ſans Corps, que Deſcartes a démontré le contraire ; parce que l’idée à laquelle il donne le nom d’Eſpace n’étant qu’une idée ſimple d’Extenſion, & celle à laquelle il donne le nom de Corps étant une idée compoſée d’extenſion & de reſiſtibilité ou ſolidité jointes enſemble dans le même Sujet, les Idées de Corps & d’Eſpace ne ſont pas exactement une ſeule & même idée, mais ſont auſſi diſtinctes dans l’Entendement que les Idées d’Un & de Deux, de Blanc & de Noir, ou de que celle de Corporeïté & ** Voyez ci-deſſus pag. 384, 385 d’Humanité, ſi j’oſe me ſervir de ces termes barbares : d’où il s’enſuit que l’une n’eſt pas affirmée de l’autre ni dans notre Eſprit, ni par les paroles dont on ſe ſert pour les déſigner, mais que cette Propoſition negative qu’on en peut former, l’Extenſion ou l’Eſpace n’eſt pas le Corps, eſt auſſi véritable & auſſi évidemment certaine qu’aucune Propoſition qu’on puiſſe prouver par cette Maxime, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps.

§. 14.Ces Maximes ne prouvent point l’exiſtence de choſes hors de nous. Mais quoi qu’on puiſſe également démontrer ces deux Propoſitions, il y a du Vuide, & il n’y en a point, par le moyen de ces deux Principes indubitables, Ce qui eſt, eſt, & Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas ; cependant nul de ces Principes ne pourra jamais ſervir à nous prouver qu’il y ait de Corps actuellement exiſtans, ou quels ſont ces Corps. Car pour cela, il n’y a que nos Sens qui puiſſent nous l’apprendre autant qu’il eſt en leur pouvoir. Quant à ces Principes univerſels & évidens par eux-mêmes, comme ils ne ſont autre choſe que la connoiſſance conſtante, claire & diſtincte que nous avons de nos Idées les plus générales & les plus étenduës, ils ne peuvent nous aſſûrer de rien qui ſe paſſe hors de notre Eſprit : leur certitude n’eſt fondée que ſur la connoiſſance que nous avons de chaque Idée conſiderée en elle-même, & de ſa diſtinction d’avec les autres, ſur quoi que nous ne ſaurions nous méprendre, tandis que ces Idées ſont dans notre Eſprit : quoi que nous puiſſions nous tromper, & que ſouvent nous nous trompions effectivement, lorſque nous retenons les noms ſans les Idées, ou que nous les employons confuſément, pour deſigner tantôt une idée, & tantôt une autre. Dans ces cas-là, la force de ces Axiomes ne portant que ſur le ſon, & non ſur la ſignification des Mots, elle ne ſert qu’à nous jetter dans la confuſion & dans l’erreur. J’ai fait cette Remarque pour montrer aux hommes, que ces Maximes, quelque fort qu'on les exalte comme les grands boulevards de la Vérité, ne les mettront pas à couvert de l’Erreur, s’ils employent les mots dans un ſens vague & indéterminé. Du reſte, dans tout ce qu’on vient de voir ſur le peu qu’elles contribuent à l’avancement de nos Connoiſſances, ou ſur leur dangereux uſage lors qu’on les applique à des idées indéterminées, j’ai été fort éloigné de dire ou de prétendre qu’elles doivent être[23] laiſſées à l’écart, comme certaines gens ont été un peu trop prompts à me l’imputer. Je les reconnois pour des véritez, & des véritez évidentes par elles-mêmes, & en cette qualité elles ne peuvent point être laiſſées à l’écart. Juſques où que s’étende leur influence, c’eſt en vain qu’on voudroit tâcher de la reſſerrer, & c’eſt à quoi je ne ſongeai jamais. Je puis pourtant avoir raiſon de croire, ſans faire aucun tort à la Vérité, que, quelque grand fond qu’il ſemble qu’on faſſe ſur ces Maximes, leur uſage ne répond point à cette idée ; & je puis avertir les hommes de n’en pas faire un mauvais uſage pour ſe confirmer eux-mêmes dans l’Erreur.

§. 15.Leur uſage eſt dangereux à l’égard des Idées complexes. Mais qu’elles ayent tel uſage qu’on voudra dans des Propoſitions Verbales, elles ne ſauroient nous faire voir, ou nous prouver la moindre connoiſſance qui appartienne à la nature des Subſtances telles qu’elles ſe trouvent & qu’elles exiſtent hors de nous, au delà de ce que l’Expérience nous enſeigne. Et quoi que la conſéquence de ces deux Propoſitions qu’on nomme Principes, ſoit fort claire, & que leur uſage ne ſoit ni nuiſible ni dangereux pour prouver des choſes, où le ſecours de ces Maximes n’eſt nullement néceſſaire pour en établir la preuve, parce qu’elles ſont aſſez claires par elles-mêmes ſans leur entremiſe, c’eſt-à-dire, où nos Idées ſont déterminées & connuës par le moyen des noms qu’on employe pour les déſigner ; cependant lorſqu’on ſe ſert de ces Principes, Ce qui eſt, eſt, &, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas, pour prouver des Propoſitions où il a des Mots, qui ſignifient des Idées complexes, comme ceux-ci, Homme, Chevale, Or, Vertu, &c. alors ces Principes ſont extrêmement dangereux, & engagent ordinairement les hommes à regarder & à recevoir la Fauſſeté comme une Vérité manifeſte, & des choſes fort incertaines comme des Démonſtrations, ce qui produit l’erreur, l’opiniâtreté, & tous les malheurs où peuvent s’engager les hommes en raiſonnant mal. Ce n’eſt pas, que ces Principes ſoient moins véritables, ou qu’ils ayent moins de force pour prouver des Propoſitions compoſées de termes qui ſignifient des Idées complexes, que des Propoſitions qui ne roulent que ſur des Idées ſimples ; mais lorſqu’on retient les mêmes termes, les Propoſitions roulent ſur les mêmes choſes, quoi que dans le fond les idées que ces termes ſignifient, ſoient différentes. Ainſi, l’on ſe ſert de ces Maximes pour ſoûtenir des Propoſitions qui par le ſon & par l’apparence ſont viſiblement contradictoires, comme on l’a pu voir clairement dans les Démonſtrations que je viens de propoſer ſur le Vuide. De ſorte que, tandis que les hommes prennent des mots pour des choſes, comme ils le ſont ordinairement, ces Maximes peuvent ſervir & ſervent communément à prouver des propoſitions contradictoires, comme je vais le faire voir encore plus au long.

§. 16.Exemple dans l’Homme. Par exemple, que l’homme ſoit le ſujet ſur lequel on veut démontrer quelque choſe par le moyen de ces prémiers Principes, & nous verrons que tant que la Démonſtration dépendra de ces Principes, elle ne ſera que verbale, & ne nous fournira aucune Propoſition certaine, véritable, & univerſelle, ni aucune connoiſſance de quelque Etre exiſtant hors de nous. Prémiérement, un Enfant s’étant formé l’Idée d’un homme, il eſt probable que ſon idée eſt juſtement ſemblable au Portrait qu’un Peintre fait des apparences viſibles qui jointes enſemble conſtituent la forme extérieure d’un homme ; de ſorte qu’une telle complication d’Idée unies dans ſon Entendement compoſe cette particuliére idée complexe qu’il appelle homme ; & comme le Blanc ou la couleur de Chair fait partie de cette Idée, l’Enfant peut vous démontrer qu’un Negre n’eſt pas un homme, parce que la Couleur blanche eſt une des idées ſimples qui entrent conſtamment dans l’idée complexe qu’il appelle homme, il peut, dis-je, démontrer en vertu de ce Principe, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas, qu’un Négre n’eſt pas un homme, ſa certitude n’étant pas fondée ſur cette Propoſition univerſelle, dont il n’a peut-être jamais ouï parler, ou à laquelle il n’a jamais penſé, mais ſur la perception claire & diſtincte qu’il a de ſes idées ſimples de noir & de blanc, qu’il ne peut confondre enſemble, ou prendre l’une pour l’autre, ſoit qu’il ſoit, ou ne ſoit pas inſtruit de cette Maxime. Vous ne ſauriez non plus démontrer à cet Enfant, ou à quiconque a une telle idée qu’il déſigne par le nom d’Homme, qu’un homme aît une Ame, parce que ſon Idée d’Homme ne renferme en elle-même aucune telle notion ; & par conſéquent c’eſt un point qui ne peut lui être prouvé par le Principe, Ce qui eſt, eſt, mais qui dépend de conſéquences & d’obſervations, par le moyen deſquelles il doit former ſon idée complexe, déſignée par le mot Homme.

§. 17. En ſecond lieu, un autre qui en formant la collection de l’idée complexe qu’il appelle Homme, eſt allé plus avant, & qui a ajoûté à la forme extérieure le rire & le diſcours raiſonnable, peut démontrer que les Enfans qui ne font que de naître, & les Imbecilles, ne ſont pas des hommes, par le moyen de cette Maxime, Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas. Et en effet il m’eſt arrivé de diſcourir avec des perſonnes fort raiſonnables qui m’ont nié actuellement, que les Enfans & les imbecilles fuſſent hommes.

§. 18. En troiſiéme lieu, peut-être qu’un autre ne compoſe ſon idée complexe qu’il appelle Homme, que des idées de Corps en général, & de la puiſſance de parler & de raiſonner, & en exclut entiérement la forme extérieure. Et un tel homme peut démontrer qu’un homme peut n’avoir point de mains & avoir quatre piés ; puiſqu’aucune de ces deux choſes ne ſe trouve enfermée dans ſon idée d’Homme : & dans quelque Corps ou Figure qu’il trouve la faculté de parler jointe à celle de raiſonner, c’eſt là un homme, à égard ; par ce qu’ayant une connoiſſance évidente d’une telle Idée complexe, il eſt certain que Ce qui eſt, eſt.

§. 19.Combien ces Maximes ſervent peu à prouver quelque choſe, lorſque nous avons des idées claires & diſtinctes. De ſorte qu’à bien conſiderer la choſe, je croi que nous pouvons aſſûrer, que, lorſque nos Idées ſont déterminées dans notre Eſprit, & déſignées par des noms fixes & connus que nous leur avons attachez ſous ces déterminations préciſes, ces Maximes ſont fort peu néceſſaires, ou plûtôt ne ſont abſolument d’aucun uſage, pour prouver la convenance ou la diſconvenance d’aucune de ces Idées. Quiconque ne peut pas diſcerner la vérité, ou la fauſſeté de ces ſortes de Propoſitions ſans le ſecours de ces Maximes ou autres ſemblables, ne pourra le faire par leur entremiſe ; puiſqu’on ne ſauroit ſuppoſer qu’il connoiſſe ſans preuve la vérité de ces Maximes mêmes, s’il ne peut connoître ſans preuve la vérité de ces autres Propoſitions qui ſont auſſi évidentes par elles-mêmes que ces Maximes. C’eſt ſur ce fondement que la Connoiſſance Intuitive n’exige ou n’admet aucune preuve, dans une de ſes parties plûtôt que dans l’autre. Quiconque ſuppoſe qu’elle en a beſoin, renverſe le fondement de toute Connoiſſance & de toute Certitude ; & celui à qui il faut une preuve pour être aſſûré de cette Propoſition, Deux ſont égaux à Deux, & pour y donner ſon conſentement, aura auſſi beſoin d’une preuve pour pouvoir admettre celle-ci, Ce qui eſt, eſt. De même, tout homme qui a beſoin d’une preuve pour être convaincu que Deux ne ſont pas Trois, que le Blanc n’eſt pas Noir, qu’un Triangle n’eſt pas un Cercle, &c. ou que deux autres Idées déterminées & diſtinctes, quelles qu’elles ſoient, ne ſont pas une ſeule & même idée, aura auſſi beſoin d’une Démonſtration pour pouvoir être convaincu, Qu’il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas.

§. 20.Leur uſage eſt dangereux, lors que nos Idées ſont confuſes. Or comme ces Idées ſont d’un fort petit uſage lorſque nous avons des Idées déterminées, elles ſont d’ailleurs d’un uſage fort dangereux, comme je viens de le montrer, lorſque nos Idées ne ſont pas déterminées, & que nous nous ſervons de Mots qui ne ſont pas attachez à des Idées déterminées, mais qui ont une ſignification vague & inconſtante, ſignifiant tantôt une idée, & tantôt une autre ; d’où s’enſuivent des mépriſes, & des erreurs que ces Maximes citées en preuve pour établir des Propoſitions dont les termes ſignifient des idées indéterminées, ſervent à confirmer, & à graver plus fortement dans l’Eſprit par leur autorité.


CHAPITRE VIII.

Des Propoſitions Frivoles.


§. 1.Certaines Propoſitions n’ajoûtent rien à notre Connoiſſance.
JE laiſſe préſentement à d’autres à juger ſi les Maximes dont je viens de parler dans le Chapitre précédent, ſont d’un auſſi grand uſage pour la Connoiſſance réelle, qu’on le ſuppoſe généralement. Ce que je croi pouvoir aſſûrer hardiment, c’eſt qu’il y a des Propoſitions univerſelles, qui, quoi que certainement véritables, ne répandent aucune lumiére dans l’Entendement, & n’ajoûtent rien à notre Connoiſſance.

§. 2.I. Les Propoſitions Identiques. Telles ſont, prémierement, toutes les Propoſitions purement identiques. On reconnoit d’abord & à la prémiére vûë qu’elles ne renferment aucune inſtruction. Car lorſque nous affirmons le même terme de lui-même, ſoit qu’il ne ſoit qu’un ſimple ſon, ou qu’il contienne quelque idée claire & réelle, une telle Propoſition ne nous apprend rien que ce que nous devons dejà connoître certainement, ſoit que nous la formions nous-mêmes, ou que d’autres nous la propoſent. A la vérité, cette Propoſition ſi générale, Ce qui eſt, eſt, peut ſervir quelquefois à faire voir à un homme l’abſurdité où il s’eſt engagé lorſque par des circonlocutions ou des termes équivoques, il veut, dans des exemples particuliers, nier la même choſe d’elle-même ; parce que perſonne ne peut ſe déclarer ouvertement contre le bon ſens que de ſoûtenir des contradictions viſibles & directes en termes évidens, ou s’il le fait, on eſt excuſable de rompre tout entretien avec lui. Mais avec tout cela je croi pouvoir dire que ni cette Maxime ni aucune autre Propoſition identique, ne nous apprend rien du tout : & quoi que dans ces ſortes de Propoſitions, cette célèbre Maxime qu’on fait ſi fort valoir comme le fondement de la Démonſtration, puiſſe être & ſoit ſouvent employée pour les confirmer, tout ce qu’elle prouve n’emporte dans le fond autre choſe que ceci, c’eſt Que le même mot peut être affirmé de lui-même avec une entiére certitude, ſans qu’on puiſſe douter de la vérité d’une telle Propoſition, & permettez-moi d’ajoûter, ſans qu’on puiſſe auſſi arriver par-là à aucune connoiſſance réelle.

§. 3. Car à ce compte, le plus ignorant de tous les hommes qui peut ſeulement former une Propoſition & qui fait ce qu’il penſe quand il dit oui ou non, peut faire un million de Propoſitions de la vérité deſquelles il peut être infailliblement aſſûré ſans être pourtant inſtruit de la moindre choſe par ce moyen, comme, Ce qui eſt Ame, eſt Ame, c’eſt-à-dire, une Ame eſt Ame, un Eſprit eſt un Eſprit, une Fetiche eſt une Fetiche, &c. toutes Propoſitions équivalentes à celle-ci, Ce qui eſt, eſt, c’eſt-à-dire, Ce qui a de l’exiſtence, a de l’exiſtence, ou celui qui a une Ame a une Ame. Qu’eſt-ce autre choſe que ſe jouer des mots ? C’eſt faire juſtement comme un Singe qui s’amuſeroit à jetter une Huitre d’une main à l’autre, & qui, s’il avoit des mots, pourroit ſans doute dire, l’Huitre dans la main droite eſt le ſujet, & l’Huitre dans la main gauche eſt ** Ce qu’on nomme autrement dans les Ecoles prædicatum. l’attribut, & former par ce moyen cette Propoſition évidente par elle-même, l’Huitre eſt l’Huitre, ſans avoir pour tout cela le moindre grain de connoiſſance de plus. Cette maniére d’agir pourroit tout auſſi bien ſatisfaire la faim du Singe que l’Entendement d’un homme, & elle ſerviroit autant à faire croître le prémier en groſſeur, qu’à faire avancer le dernier en Connoiſſance.

Je ſai qu’il y a des gens, qui s’intereſſent beaucoup pour les Propoſitions Identiques, & qui s’imaginent qu’elles rendent de grands ſervices à la Philoſophie, parce qu’elles ſont évidentes en elles-mêmes. Ils les exaltent comme ſi elles renfermoient tout le ſecret de la Connoiſſance, & que l’Entendement fût conduit uniquement par leur moyen dans toutes les véritez qu’il eſt capable de comprendre. J’avoûë auſſi librement que qui que ce ſoit, que toutes ces Propoſitions ſont véritables & évidentes par elles-mêmes. Je conviens de plus que le fondement de toutes nos Connoiſſances dépend de la Faculté que nous avons d’appercevoir que la même Idée eſt la même, & de la diſcerner de celles qui ſont différentes, comme je l’ai fait voir dans le Chapitre précedent. Mais je ne vois pas comment cela empêche que l’uſage qu’on prétendroit faire des Propoſitions Identiques pour l’avancement de la Connoiſſance ne ſoit juſtement traité de frivole. Qu’on repete auſſi ſouvent qu’on voudra, Que la volonté eſt la volonté, & qu’on faſſe ſur cela autant de fond qu’on jugera à propos ; de quel uſage ſera cette Propoſition, & une infinité d’autres ſemblables pour étendre nos Connoiſſances ? Qu’un homme forme autant de ces ſortes de Propoſitions que les mots qu’il fait pourront lui permettre d’en faire, comme celles-ci, Une Loi eſt une Loi, & l’Obligation eſt l’Obligation, le Droit eſt le Droit, & l’Injuſte eſt l’Injuſte ; ces Propoſitions & autres ſemblables lui ſeront-elles d’aucun uſage pour apprendre la Morale ? Lui feront-elles connoître à lui ou aux autres les devoirs de la vie ? Ceux qui ne ſavent & ne ſauront peut-être jamais ce que c’eſt que Juſte & Injuſte, ni les meſures de l’un & de l’autre, peuvent former avec autant d’aſſûrance toutes ces ſortes de Propoſitions, & en connoître auſſi infailliblement la vérité, que celui qui eſt le mieux inſtruit des véritez de la Morale. Mais quel progrès font-ils par le moyen de ces Propoſitions dans la Connoiſſance d’aucune choſe néceſſaire ou utile à leur conduite ?

On regarderoit ſans doute comme un pur badinage les efforts d’un homme qui pour éclairer l’Entendement ſur quelque Science, s’amuſeroit à entaſſer des Propoſitions Identiques & à inſiſter ſur des Maximes comme celle-ci, La Subſtance eſt la Subſtance, le Corps eſt le Corps, le Vuide eſt le Vuide, un Tourbillon eſt un Tourbillon, un Centaure eſt un Centaure, & une Chimère eſt une Chimère, &c. Car toutes ces Propoſitions & autres ſemblables ſont également véritables, également certaines, & également évidentes par elles-mêmes. Mais avec tout cela, elles ne peuvent paſſer que pour des Propoſitions frivoles, ſi l’on vient à s’en ſervir comme de Principes d’inſtruction, & à s’y appuyer comme ſur des moyens pour parvenir à la Connoiſſance ; puisqu’elles ne nous enſeignent rien que ce que tout homme, qui eſt capable de diſcourir, fait lui-même ſans que perſonne le lui diſe, ſavoir, que le même terme eſt le même terme, & que la même Idée eſt la même Idée. Et c’eſt ſur ce fondement que j’ai crû & que je crois encore, que de mettre en avant & d’inculquer ces ſortes de Propoſitions dans le deſſein de répandre de nouvelles lumiéres dans l’Entendement, ou de lui ouvrir un chemin vers la Connoiſſance des choſes, c’eſt une imagination tout-à-fait ridicule. L’inſtruction conſiſte en quelque choſe de bien différent. Quiconque veut entrer lui-même, ou faire entrer les autres dans des véritez qu’il ne connoit point encore, doit trouver des Idées moyennes, & les ranger l’une auprès de l’autre dans un tel ordre que l’Entendement puiſſe voir la convenance ou la diſconvenance des Idées en queſtion. Les Propoſitions qui ſervent à cela, ſont veritablement inſtructives, mais elles ſont bien différentes de celles où l’on affirme le même terme de lui-même, par où nous ne pouvons jamais parvenir ni faire parvenir les autres à aucune eſpèce de Connoiſſance. Cela n’y contribuë pas plus, qu’il ſerviroit à une perſonne qui voudroit apprendre à lire, qu’on lui inculquât ces Propoſitions, un A eſt un A, un B eſt un B, &c. Ce qu’un homme peut ſavoir auſſi bien qu’aucun Maître d’Ecole, ſans être pourtant jamais capable de lire un ſeul mot durant tout le cours de ſa vie, ces Propoſitions & autres ſemblables purement Identiques, ne contribuant en aucune maniére à lui apprendre à lire, quelque uſage qu’il en puiſſe faire.

Si ceux qui déſapprouvent que je nomme Frivoles ces ſortes de Propoſitions, avoient lû & pris la peine de comprendre ce que j’ai écrit ci-deſſus en termes fort intelligibles, ils n’auroient pû s’empêcher de voir par Propoſitions Identiques je n’entens que celles-là ſeulement où le même terme emportant la même Idée, eſt affirmé de lui-même. C’eſt là, à mon avis, ce qu’il faut entendre proprement par des Propoſitions Identiques ; & je croi pouvoir continuer de dire ſurement à l’égard de toutes ces ſortes de Propoſitions, que de les propoſer comme des moyens d’inſtruire l’Eſprit, c’eſt un vrai badinage. Car perſonne qui a l’uſage de la Raiſon, ne peut éviter de les rencontrer toutes les fois qu’il eſt néceſſaire qu’il en prenne connoiſſance, & lorſqu’il en prend connoiſſance, il ne ſauroit douter de leur vérité.

Que ſi certaines gens veulent donner le nom d’Identique à des Propoſitions où le même terme n’eſt pas affirmé de lui-même, c’eſt à d’autres à juger s’ils parlent plus proprement que moi. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que tout ce qu’ils diſent des Propoſitions qui ne ſont pas Identiques, ne tombe point ſur moi, ni ſur ce que j’ai dit ; puiſque tout ce que j’ai dit, ſe rapporte à ces Propoſitions où le même terme eſt affirmé de lui-même ; & je voudrois bien voir un exemple où l’on pût ſe ſervir d’une telle Propoſition pour avancer dans quelque Connoiſſance que ce ſoit. Quant aux Propoſitions d’une autre Eſpèce, tout l’uſage qu’on peut en faire, ne m’intereſſe en aucune maniére, parce qu’elles ne ſont pas du nombre de celles que je nomme Identiques.

§. 4.II. Lorſqu’on affirme une partie d’une Idée complexe du nom du Tout. En ſecond lieu, une autre Eſpèce de Propoſitions Frivoles, c’eſt quand une partie de l’Idée complexe eſt affirmée du nom du Tout, ou ce qui eſt la même choſe, quand on affirme une partie d’une définition du mot défini. Telles ſont toutes les Propoſitions où le Genre eſt affirmé de l’Eſpéce, & où des termes plus généraux ſont affirmez de termes qui le ſont moins. Car quelle inſtruction, quelle connoiſſance produit cette Propoſition, Le Plomb eſt un Metal, dans l’Eſprit d’un homme qui connoit l’Idée complexe que le mot de Plomb ſignifie, puiſque toutes les Idées ſimples qui conſtituent l’Idée complexe qui eſt ſignifiée par le mot de Metal, ne ſont autre choſe que ce qu’il comprenoit auparavant ſous le nom de Plomb. Il eſt bien vrai qu’à l’égard d’un homme qui connoit la ſignification du mot de Metal, & non pas celle du mot de Plomb, il eſt plus court de lui expliquer la ſignification du mot de Plomb, en lui diſant que c’eſt un Metal (ce qui déſigne tout d’un coup pluſieurs de ſes Idées ſimples) que de les compter une à une, en lui diſant que c’eſt un Corps fort peſant, fuſible, & malléable.

§. 5.Comme lorſqu’une partie de la Définition eſt affirmée du mot défini. C’eſt encore ſe jouer ſur des mots que d’affirmer quelque partie d'une Définition du terme défini, ou d’affirmer une des Idées dont eſt formée une Idée complexe, comme Tout Or eſt fuſible ; car la fuſibilité étant une des Idées ſimples qui compoſent l’Idée complexe que le mot Or ſignifie, affirmer du nom d’Or ce qui eſt déja compris dans ſa ſignification reçuë, qu’eſt-ce autre choſe que ſe jouer ſur des ſons ? On trouveroit beaucoup plus ridicule d’aſſûrer gravement comme une vérité fort importante que l’Or eſt jaune, mais je ne vois pas comment c’eſt une choſe plus importante de dire que l’Or eſt fuſible, ſi ce n’eſt que cette Qualité n’entre point dans l’idée complexe dont le mot or eſt le ſigne dans le diſcours ordinaire. De quoi peut-on inſtruire un homme en lui diſant ce qu'on lui a déja dit, ou qu’on ſuppoſe qu’il fait auparavant ? car on doit ſuppoſer que je ſai la ſignification du mot dont un autre ſe ſert en me parlant, ou bien il doit me l’apprendre. Que ſi je ſai que le mot Or ſignifie cette idée complexe de Corps jaune, peſant, fuſible, malléable, ce ne fera pas m’apprendre grand’ choſe que de réduire enſuite cela ſolemnellement en une Propoſition, & de me dire gravement, Tout Or eſt fuſible. De telles Propoſitions ne ſervent qu’à faire voir le peu de ſincerité d’un homme qui veut me faire accroire qu’il dit quelque choſe de nouveau en ne faiſant que repaſſer ſouvent ſur la définition des termes qu’il a déja expliquez. Mais quelque certaines qu’elles ſoient, elles n’emportent point d’autre connoiſſance que celle de la ſignification même des Mots.

§. 6.Exemples. Homme & Palefroi. Eclairciſſons ceci par d’autres exemples : Chaque homme eſt un animal ou un Corps vivant, eſt une Propoſition auſſi certaine qu’il puiſſe y en avoir, mais qui ne contribuë pas plus à la connoiſſance des Choſes, que ſi l’on diſoit, Un Palefroi eſt un Cheval, ou un Animal qui va l’amble & qui hennit ; car ces deux Propoſitions roulent également ſur la ſignification des Mots, la prémiere ne me faiſant connoître autre choſe, ſinon que le Corps, le ſentiment & le mouvement, ou la puiſſance de ſentir & de ſe mouvoir, ſont trois idées que je comprens toûjours ſous le mot d’Homme, & que je déſigne par ce nom-là ; de ſorte que le nom d’Homme ne ſauroit appartenir aux choſes où ces Idées ne ſe trouvent point enſemble ; comme d’autre part quand on me dit qu’un Palefroi eſt un Animal qui va l’amble & qui hennit, on ne m’apprend par-là autre choſe, ſinon que l’idée de Corps, le ſentiment, & une certaine maniére d’aller avec une certaine eſpèce de voix ſont quelques-unes des Idées que je renferme toûjours ſous le terme de Palefroi, de ſorte que le nom de Palefroi n’appartient point aux choſes où ces Idées ne ſe trouvent point enſemble. Il en eſt juſtement de même, lorſqu’un terme concret qui ſignifie une ou pluſieurs idées ſimples qui compoſent enſemble l’Idée complexe qu’on déſigne par le nom d’Homme eſt affirmé du mot Homme : ſuppoſez par exemple qu’un Romain eût ſignifié par le mot Homo toutes ces idées diſtinctes unies dans un ſeul ſujet, copreitas, ſenſibilitas, potentia ſe movendi, rationabilitas, riſibilitas ; il auroit pu ſans doute affirmer très certainement, & univerſellement du mot Homo une ou pluſieurs de ces idées, ou toutes enſemble, mais par-là il n’auroit dit autre choſe, ſinon que dans ſon Païs le mot Homo comprenoit dans ſa ſignification toutes ces idées. De même un Chevalier de Roman qui par le mot de Palefroi ſignifieroit les idées ſuivantes, un Corps d’une certaine figure, qui a quatre jambes, du ſentiment & du mouvement, qui va l’amble, qui hennit, & eſt accoûtumé à porter une femme ſur ſon dos, pourroit avec autant de certitude affirmer univerſellement une de ces Idées du mot de Palefroi ou toutes enſemble, mais il ne nous enſeigneroit par-là autre choſe ſi ce n’eſt que le mot de Palefroi en termes de Roman ſignifie toutes ces Idées, & ne doit être appliqué à aucune choſe en qui l’une de ces idées ne ſe rencontre pas. Mais ſi quelqu’un me dit que tout Etre en qui le ſentiment, le mouvement, la Raiſon & le rire ſont unis enſemble, a actuellement une notion de Dieu, ou peut être aſſoupi par l’opium, une telle perſonne avance ſans doute une Propoſition inſtructive, parce qu’avoir une notion de Dieu ou être plongé dans le ſommeil par l’opium, étant deux choſes qui ne ſe trouvent pas renfermées dans l’idée que le mot d’Homme ſignifie, nous ſommes inſtruits, par ces Propoſitions, de quelque choſe de plus que de ce que le mot d’Homme ſignifie ſimplement ; & par conſéquent la connoiſſance que ces Propoſitions renferment, eſt plus que verbale.

§. 7.On n’apprend par-là que la ſignification des mots. On doit ſuppoſer qu’avant qu’un homme forme une Propoſition, il entend les termes dont elle eſt compoſée : autrement, il parle comme un Perroquet, ne ſongeant qu’à faire du bruit, & à former certains ſons qu’il a appris de quelque autre, & qu’il prononce après lui, ſans ſavoir pourquoi, & non comme une Créature raiſonnable qui employe ces ſons comme autant de ſignes des idées qu’elle a dans l’Eſprit. Il faut ſuppoſer auſſi que celui qui écoute, entend les termes dans le même ſens que s’en ſert celui qui parle ; ou bien, ſon diſcours n’eſt qu’un vrai jargon, un bruit confus & inintelligible. C’eſt-pourquoi, c’eſt ſe jouer des mots que de faire une Propoſition qui ne contienne rien de plus que ce qui eſt renfermé dans l’un des termes, & qu’on ſuppoſe être déja connu de celui à qui l’on parle, comme, Un Triangle a trois côtez, ou Le ſaffran eſt jaune. Ce qui ne peut être ſouffert que, lorſqu’un homme veut expliquer à un autre les termes dont il ſe ſert, parce qu’il ſuppoſe que la ſignification lui en eſt inconnuë, ou lorſque la perſonne avec qui il s’entretient, lui déclare qu’il ne les entend point : auquel cas il lui enſeigne ſeulement la ſignification de ce mot, & l’uſage de ce ſigne.

§. 8.Et non, aucune connoiſſance réelle. Il y a donc deux ſortes de Propoſitions dont nous pouvons connoître la vérité avec une entiére certitude, l’une eſt de ces Propoſitions frivoles qui ont de la certitude, mais une certitude purement verbale, & qui n’apporte aucune inſtruction dans l’Eſprit. En ſecond lieu, nous pouvons connoître la vérité, & par ce moyen être certains des Propoſitions qui affirment quelque choſe d’une autre qui eſt une conſéquence néceſſaire de ſon idée complexe, mais qui n’y eſt pas renfermée, comme Que l’Angle extérieur de tout Triangle eſt plus grand que l’un des Angles intérieurs oppoſez ; car comme ce rapport de l’Angle extérieur à l’un des Angles intérieurs oppoſez ne fait point partie de l’Idée complexe qui eſt ſignifiée par le mot de Triangle, c’eſt là une vérité réelle qui emporte une connoiſſance réelle & inſtructive.

§. 9.Les Propoſitions générales concernant les Subſtances, ſont ſouvent frivoles. Comme nous n’avons que peu ou point de connoiſſance des Combinaiſons d’Idées ſimples qui exiſtent enſemble dans les Subſtances, que par le moyen de nos Sens, nous ne ſaurions faire ſur leur ſujet aucunes Propoſitions univerſelles, qui ſoient certaines au delà du terme où leurs Eſſences nominales nous conduiſent ; & comme ces Eſſences nominales ne s’étendent qu’à un petit nombre de véritez, très-peu importantes, eu égard à celles qui dépendent de leurs conſtitutions réelles, il arrive de là que les Propoſitions générales qu’on forme ſur les Subſtances, ſont pour la plûpart frivoles, ſi elles ſont certaines ; & que ſi elles ſont inſtructives, elles ſont incertaines, & de telle nature que nous ne pouvons avoir aucune connoiſſance de leur vérité réelle, quelque ſecours que de conſtantes obſervations & l’analogie puiſſe nous fournir pour former des conjectures. D’où il arrive qu’on peut ſouvent rencontrer des diſcours fort clairs & fort ſuivis qui ſe réduiſent pourtant à rien. Car il eſt viſible que les noms des Êtres ſubſtantiels, auſſi bien que les autres étant conſiderez dans toute l’étenduë de la ſignification relative qui leur eſt aſſignée, peuvent être joints, avec beaucoup de vérité, par des Propoſitions affirmatives & negatives, ſelon que leurs Définitions reſpectives les rendent propres à être unis enſemble, & que les Propoſitions, compoſées de ces ſortes de termes, peuvent être déduites l’une de l’autre avec autant de clarté que celles qui fourniſſent à l’Eſprit les véritez les plus réelles ; & tout cela ſans que nous ayions aucune connoiſſance de la nature ou de la réalité des choſes exiſtantes hors de nous. Selon cette méthode, l’on peut faire en paroles des démonſtrations & des Propoſitions indubitables, ſans pourtant avancer par-là le moins du monde dans la connoiſſance de la vérité des choſes : par exemple, celui qui a appris les mots ſuivans, avec leurs ſignifications ordinaires & reſpectives qu’on leur a attaché, Subſtance, homme, animal, forme, ame vegetative, ſenſitive, raiſonnable : peut former pluſieurs Propoſitions indubitables touchant l’Ame ſans ſavoir en aucune maniére ce que l’Ame eſt réellement. Chacun peut voir une infinité de Propoſitions, de raiſonnemens & de concluſions de cette ſorte dans des Livres de Metaphyſique, de Théologie Scholaſtique, & d’une certaine eſpèce de Phyſique dont la lecture ne lui apprendra rien de plus de Dieu, des Eſprits & des Corps, que ce qu’il en ſavoit avant que d’avoir parcouru ces Livres.

§. 10.Et Pourquoi. Celui qui a la liberté de définir, c’eſt-à-dire, de déterminer la ſignification des noms qu’il donne aux Subſtances, (ce que tout homme qui les établit ſignes de ſes propres idées ſait certainement) & qui détermine ces ſignifications au hazard ſur ſes propres imaginations ou ſur celles des autres hommes, & non ſur un ſerieux examen de la nature des choſes mêmes, peut démontrer facilement ces différentes ſignifications l’une à l’égard de l’autre ſelon les différens rapports & les mutuelles relations qu’il a établi entre elles, auquel cas ſoit que les choſes conviennent ou diſconviennent, telles qu’elles ſont en elles-mêmes, il n’a beſoin que de reflêchir ſur ſes propres idées & ſur les noms qu’il leur a impoſé. Mais auſſi par ce moyen il n’augmente pas plus ſa connoiſſance que celui-là augmente ſes richeſſes qui prenant un ſac de jettons, nomme l’un placé dans un certain endroit un Ecu, l’autre placé dans un autre une Livre, & l’autre dans un troiſiéme endroit un Sou ; il peut ſans doute en continuant toûjours de même compter fort exactement, & aſſembler une groſſe ſomme, ſelon que ſes jettons ſeront placez, & qu’ils ſignifieront plus ou moins comme il le trouvera à propos, ſans être pourtant plus riche d’une pite, & ſans ſavoir même combien vaut un Ecu, une Livre ou un Sou, mais ſeulement que l’un eſt contenu trois fois dans l’autre, & contient l’autre vingt fois, ce qu’un homme peut faire auſſi dans la ſignification des Mots en leur donnant plus ou moins d’étenduë conſiderez l’un par rapport à l’autre.

§. 11.III. Employer les Mots en divers ſens, c’eſt ſe jouer ſur des ſons. Mais à l’occaſion les Mots qu’on employe dans les Diſcours & ſurtout dans ceux de Contreverſes, & où l’on diſpute ſelon la méthode établie dans les Ecoles, voici une maniére de ſe jouer des mots qui eſt d’une conſéquence encore plus dangereuſe, & qui nous éloigne beaucoup plus de la certitude que nous eſperons trouver dans les Mots ou à laquelle nous prétendons arriver par leur moyen ; c’eſt que la plûpart des Ecrivains, bien loin de ſonger à nous inſtruire dans la connoiſſance des choſes telles qu’elles ſont en elles-mêmes, employent les mots d’une maniére vague & incertaine, de ſorte que ne tirant pas même de leurs mots des déductions claires & évidentes l’une par rapport à l’autre, en prenant conſtamment les mêmes mots dans la même ſignification, il arrive que leurs diſcours, qui ſans être fort inſtructifs pourroient être du moins ſuivis & faciles à entendre, ne le ſont point du tout ; ce qui ne leur ſeroit pas fort mal-aiſé, s’ils ne trouvoient à propos de couvrir leur ignorance ou leur opiniâtreté ſous l’obſcurité & l’embarras des termes, à quoi peut-être l’inadvertance & une mauvaise habitude contribuent beaucoup à l’égard de pluſieurs perſonnes.

§. 12.Marques des Propoſitions verbales. I. Lorſqu’elles ſont compoſées de deux termes abſtraits affirmez l’un de l’autre. Prémiérement, toutes les Propoſitions où deux termes abſtraits ſont affirmez l’un de l’autre, ne concernent que la ſignification des ſons. Car nulle idée abſtraite ne pouvant être la même, avec aucune autre qu’avec elle-même, lorſque ſon nom abſtrait eſt affirmé d’un autre terme abſtrait, il ne peut ſignifier autre choſe ſi ce n’eſt que cette idée peut ou doit être appellée de ce nom ; ou que ces deux noms ſignifient la même idée. Ainſi, qu’un homme diſe, que l’Epargne eſt Frugalité, que la Gratitude eſt Juſtice, ou que telle ou telle action eſt ou n’eſt pas Temperance ; quelque ſpécieuſes que ces Propoſitions & autres ſemblables paroiſſent du premier coup d’œuil, cependant ſi l’on vient à en preſſer la ſignification & à examiner exactement ce qu’elles contiennent, on trouvera que tout cela n’emporte autre choſe que la ſignification de ces termes.

§. 13.Lorſqu’une partie de la définition eſt affirmée du terme défini. En ſecond lieu, toutes les Propoſitions où une partie de l’idée complexe qu’un certain terme ſignifie, eſt affirmé de ce terme, ſont purement verbales, comme ſi je dis que l’Or eſt un metal ou qu’il eſt peſant. Et ainſi toute Propoſition où les Mots de la plus grande étenduë qu’on appelle Genres ſont affirmez de ceux qui leur ſont ſubordonnez ou qui ont moins d’étenduë, qu’on nomme Eſpèces ou Individus, eſt purement verbale.

Si nous examinons ſur ces deux Règles les Propoſitions qui compoſent les Diſcours écrits ou non écrits, nous trouverons peut-être qu’il y en a beaucoup plus qu’on ne croit communément qui ne roulent que ſur la ſignification des mots, & qui ne renferment rien que l’uſage & l’application de ces ſignes.

En un mot, je croi pouvoir poſer pour une Règle infaillible, Que partout où l’idée qu’un mot ſignifie, n’eſt pas diſtinctement connuë & préſente à l’Eſprit, & où quelque choſe qui n’eſt pas déja contenu dans cette Idée, n’eſt pas affirmé ou nié, dans ce cas-là nos penſées ſont uniquement attachées à des ſons, & n’enferment ni vérité ni fauſſeté réelle. Ce qui, ſi l’on y prenoit bien garde, pourroit peut-être épargner bien de vains amuſemens & des diſputes, & abreger extrêmement la peine que nous prenons, les tours & détours que nous faiſons pour parvenir à une Connoiſſance réelle & véritable.


CHAPITRE IX.

De la Connoiſſance que nous avons de notre Exiſtence.


§. 1.Les propoſitions générales & certaines ne ſe rapportent pas à l’exiſtence.
NOus n’avons conſideré juſqu’ici que les Eſſences des Choſes, & comme ce ne ſont que des Idées abſtraites que nous raſſemblons dans notre Eſprit en les détachant de toute exiſtence particulière (car tout ce que l’Eſprit fait en ſe formant des Abſtractions, c’eſt de conſiderer une idée ſans aucun rapport à aucune autre exiſtence que celle qu’elle a dans l’Entendement) elles ne nous donnent abſolument point de connoiſſance d’aucune exiſtence réelle. Sur quoi nous pouvons remarquer en paſſant que les Propoſitions univerſelles de la vérité ou de la fauſſeté deſquelles nous pouvons avoir une connoiſſance certaine, ne ſe rapportent point à l’exiſtence ; & d’ailleurs que toutes les affirmations ou negations particuliéres qui ne ſeroient pas certaines, ſi on les rendoit générales, appartiennent ſeulement à l’exiſtence ; donnant ſeulement à connoître l’union ou la ſeparation accidentelle de certaines idées dans des choſes exiſtantes, quoi qu’à les conſidérer dans leurs natures abſtraites, ces Idées n’ayent aucune liaiſon ou incompatibilité néceſſaire qui nous ſoit connuë.

§. 2.Triple Connoiſſance de l’exiſtence. Mais ſans parler ici de la nature de differentes eſpèces de Propoſitions, que nous conſidererons plus au long dans un autre endroit ; examinons préſentement quelle connoiſſance nous pouvons avoir de l’exiſtence des Choſes, & comment nous y parvenons. Je dis donc que nous avons une connoiſſance de notre propre exiſtence par Intuition, de l’exiſtence de Dieu par Démonſtration, & d’autres Choſes par Senſation.

§. 3.La Connoiſſance de notre exiſtence eſt intuitive. Pour ce qui eſt de notre exiſtence, nous l’appercevons avec tant d’évidence & de certitude, que la choſe n’a pas beſoin & n’eſt point capable d’être démontrée par aucune preuve. Je penſe, je raiſonne, je ſens du plaiſir & de la douleur ; aucune de ces choſes peut-elle m’être plus évidente que ma propre exiſtence ? Si je doute de toute autre choſe, ce doute même me convainc de ma propre exiſtence, & ne me permet pas d’en douter ; car ſi je connois que je ſens de la douleur, il eſt évident que j’ai une perception auſſi certaine de ma propre exiſtence que l’exiſtence de la douleur que je ſens ; ou ſi je connois que je doute, j’ai une perception auſſi certaine que l’exiſtence de la choſe qui doute, que de cette Penſée que j’appelle Doute. C’eſt donc l’Experience qui nous convainc que nous avons une Connoiſſance intuitive de notre Exiſtence, & une infaillible perception intérieure que nous ſommes quelque choſe. Dans chaque Acte de ſenſation, de raiſonnement ou de penſée, nous ſommes intérieurement convaincus en nous-mêmes de notre propre Etre, & nous parvenons ſur cela au plus haut dégré de certitude qu’il eſt poſſible d’imaginer.


CHAPITRE X.

De la Connoiſſance que nous avons de l’Exiſtence de Dieu.


§. 1.Nous ſommes capables de connoitre certainement qu’il y a un Dieu.
QUoi que Dieu ne nous ait donné aucune idée de lui-même qui ſoit née avec nous ; quoi qu’il n’ait gravé dans nos Ames aucuns caractères originaux qui nous y puiſſent faire lire ſon exiſtence ; cependant on peut dire qu’en donnant à notre Eſprit les Facultez dont il eſt orné, il ne s’eſt pas laiſſé ſans témoignage ; puiſque nous avons des Sens, de l’Intelligence & de la Raiſon, & que nous ne pouvons manquer de preuves manifeſtes de ſon exiſtence, tandis que nous reflechiſſons ſur nous-mêmes. Nous ne ſaurions, dis-je, nous plaindre avec juſtice de notre ignorance ſur cet important article ; puiſque Dieu lui-même nous a fourni ſi abondamment les moyens de le connoître, autant qu’il eſt néceſſaire, à la fin pour laquelle nous exiſtons, & pour notre felicité qui eſt le plus grand de tous nos intérêts. Mais encore que l’exiſtence de Dieu ſoit la vérité la plus aiſée à découvrir par la Raiſon, & que ſon évidence égale, ſi je ne me trompe, celle des Démonſtrations Mathematiques, elle demande pourtant de l’attention ; & il faut que l’Eſprit s’applique à la tirer de quelque partie inconteſtable de nos Connoiſſances par une déduction reguliére. Sans quoi nous ſerons dans une auſſi grande incertitude & dans une auſſi grande ignorance à l’égard de cette vérité, qu’à l’égard des autres Propoſitions qui peuvent être démontrées évidemment. Du reſte, pour faire voir que nous ſommes capables de connoître, & de connoître avec certitude qu’il y a un Dieu, & pour montrer comment nous parvenons à cette connoiſſance, je croi que nous n’avons beſoin que de faire reflexion ſur nous-mêmes, & ſur la connoiſſance indubitable que nous avons de notre propre exiſtence.

§. 2.L’homme connoit qu’il eſt lui-même. C’eſt, je penſe, une choſe inconteſtable, que l’Homme connoît clairement & certainement, qu’il exiſte & qu’il eſt quelque choſe. S’il y a quelqu’un qui en puiſſe douter, je déclare que ce n’eſt pas à lui que je parle, non plus que je ne voudrois pas diſputer contre le pur Néant, & entreprendre de convaincre un Non-être qu’il eſt quelque choſe. Que ſi quelqu’un veut pouſſer le Pyrrhoniſme juſques à ce point que de nier ſa propre exiſtence (car d’en douter effectivement, il eſt clair qu’on ne ſauroit le faire) je ne m’oppoſe point au plaiſir qu’il a d’être un véritable néant ; qu’il jouïſſe de ce prétendu bonheur, juſqu’à ce que la faim ou quelque autre incommodité lui perſuade le contraire. Je croi donc pouvoir poſer cela comme le contraire. Je croi donc pouvoir poſer cela comme une vérité, dont tous les hommes ſont convaincus certainement en eux-mêmes, ſans avoir la liberté d’en douter en aucune maniére, Que chacun connoit, qu’il eſt quelque choſe qui exiſte actuellement.

§. 3.Il connoit auſſi que le Néant ne ſauroit auſſi produire quelque choſe. Donc il y a quelque choſe d’éternel. L’homme fait encore, par une Connoiſſance de ſimple vûë, que le pur Néant peut non plus produire un Etre réel, que le même Néant peut être égal à deux angles droits. S’il y a quelqu’un qui ne ſache pas, que le Non-être, ou l’abſence de tout Etre ne peut pas être égal à deux Angles droits, il eſt impoſſible qu’il conçoive aucune des Démonſtrations d’Euclide. Et par conſéquent, ſi nous ſavons que quelque Etre réel exiſte, & que le Non-être ne ſauroit produire aucun Etre, il eſt d’une évidence Mathematique que quelque choſe a exiſté de toute éternité ; puiſque ce qui n’eſt pas de toute éternité, a un commencement, & que tout ce qui a un commencement, doit avoir été produit par quelque autre choſe.

§. 4.Cet Etre Eternel doit être tout-puiſſant. Il eſt de la même évidence, que tout Etre qui tire ſon exiſtence & ſon commencement d’un autre, tire auſſi d’un autre tout ce qu’il a & tout ce qui lui appartient. On doit reconnoître, que toutes ſes Facultez lui viennent de la même ſource. Il faut donc que la ſource éternelle de tous les Etres, ſoit auſſi la ſource & le Principe de toutes les Puiſſances ou Facultez ; de ſorte que cet Etre éternel doit être auſſi Tout-Puiſſant.

§. 5.Tout intelligent. Outre cela, l’homme trouve en lui-même de la perception & de la connoiſſance. Nous pouvons donc encore avancer d’un degré, & nous aſſurer non ſeulement que quelque Etre exiſte, mais encore, qu’il y a au Monde quelque Etre Intelligent.

Il faut donc dire l’une de ces deux choſes, ou qu’il y a eu un temps auquel il n’y avoit aucun Etre intelligent, & auquel la Connoiſſance a commencé à exiſter ; ou bien qu’il y a eu un Etre Intelligent de toute Eternité. Si l’on dit, qu’il y a eu un temps, auquel aucun Etre n’a eu aucune Connoiſſance, & auquel l’Etre éternel étoit privé de toute intelligence, je replique, qu’il étoit impoſſible qu’une Connoiſſance exiſtât jamais. Car il eſt auſſi impoſſible, qu’une choſe abſolument deſtituée de Connoiſſance & qui agit aveuglément & ſans aucune perception, produiſe un Etre intelligent, qu’il eſt impoſſible qu’un Triangle ſe faſſe à ſoi-même trois angles qui ſoient plus grands que deux Droits. Et il eſt auſſi contraire à l’idée de la Matiére privée de ſentiment, qu’elle ſe produiſe à elle-même du ſentiment, de la perception & de la connoiſſance, qu’il eſt contraire à l’idée d’un Triangle, qu’il ſe faſſe à lui-même des angles qui ſoient plus grands que deux Droits.

§. 6.Et par conſéquent, Dieu lui-même. Ainſi, par la conſideration de nous-mêmes, & de ce que nous trouvons infailliblement dans notre propre nature, la Raiſon nous conduit à la connoiſſance de cette vérité certaine & évidente, Qu’il y a un Etre éternel, très-puiſſant, & très-intelligent, quelque nom qu’on lui veuille donner, ſoit qu’on l’appelle Dieu ou autrement, il n’importe. Rien n’eſt plus évident ; & en conſiderant bien cette idée, il ſera aiſé d’en déduire tous les autres Attributs que nous devons reconnoître dans cet Etre éternel. Que s’il ſe trouvoit quelqu’un aſſez déraiſonnable pour ſuppoſer, que l’Homme eſt le ſeul Etre qui ait de la Connoiſſance & de la ſageſſe, mais que néanmoins il a été formé par le pur hazard ; & que c’eſt ce même Principe aveugle & ſans connoiſſance qui conduit tout le reſte de l’Univers, je le prierai d’examiner à loiſir cette Cenſure tout-à-fait ſolide & pleine d’emphaſe que Ciceron fait ** De Legibus, Lib. 2. quelque part contre ceux qui pourroient avoir une telle penſée : Quid enim verius, dit ce ſage Romain, quàm neminem eſſe oportet tàm ſiultè arrogantem, ut in ſe mentem & rationem putet ineſſe, in Cœlo Mundoque non putet ? Aut ut ea quæ vix ſumma ingenii ratione comprehendat, nulla rationa moveri putet ? « Certainement perſonne ne devroit être ſi ſottement orgueilleux que de s’imaginer qu’il y a au dedans de lui un Entendement & de la Raiſon, & que cependant il n’y a aucune Intelligence qui gouverne les Cieux & tout ce vaſte Univers ; ou de croire que des choſes que toute la pénétration de ſon Eſprit eſt à peine capable de lui faire comprendre, ſe meuvent au hazard, & ſans aucune règle. »

De ce que je viens de dire, il s’enſuit clairement, ce me ſemble, que nous avons une connoiſſance plus certaine de l’exiſtence de Dieu que de quelque autre choſe que ce ſoit que nos Sens ne nous ayent pas découvert immédiatement. Je croi même pouvoir dire que nous connoiſſons plus certainement qu’il y a un Dieu, que nous ne connoiſſons qu’il y a quelque autre choſe hors de nous. Quand je dis que nous connoiſſons, je veux dire que nous avons en notre pouvoir cette connoiſſance qui ne peut nous manquer, ſi nous nous y appliquons avec la même attention qu’à pluſieurs autres recherches.

§. 7.L’idée que nous avons d’un Etre tout parfait n’eſt pas la ſeule preuve de l’exiſtence d’un Dieu. Je n’examinerai point ici comment l’idée d’un Etre ſouverainement parfait qu’un homme peut ſe former dans ſon Eſprit, prouve ou ne prouve point l’exiſtence de Dieu. Car il y a une telle diverſité dans les temperamens des hommes & dans leur maniére de penſer, qu’à l’égard d’une même vérité dont on veut les convaincre, les uns ſont plus frappez d’une raiſon, & les autres d’une autre. Je croi pourtant être en droit de dire, que ce n’eſt pas un fort bon moyen d’établir l’exiſtence d’un Dieu & de fermer la bouche aux Athées que de faire rouler tout le fort d’un Article auſſi important que celui-là ſur ce ſeul pivot, & de prendre pour ſeule preuve de l’exiſtence de Dieu l’idée que quelques perſonnes ont de ce ſouverain Etre ; je dis quelques perſonnes ; car il eſt évident qu’il y a des gens qui n’ont aucune idée de Dieu, qu’il y en a d’autres qui en ont une telle idée qu’il vaudroit mieux qu’ils n’en euſſent point du tout, & que la plus grande partie en ont une idée telle quelle, ſi j’oſe me ſervir de cette expreſſion. C’eſt, dis-je, une méchante méthode que de s’attacher trop fortement à cette découverte favorite : juſques à rejetter toutes les autres Démonſtrations de l’exiſtence de Dieu, ou du moins à tâcher de les affoiblir, & à défendre de les employer comme ſi elles étoient foibles ou fauſſes ; quoi que dans le fond ce ſoient des preuves qui nous font voir ſi clairement & d’une maniére ſi convainquante l’Exiſtence de ce ſouverain Etre, par la conſideration de notre propre exiſtence & des Parties ſenſibles de l’Univers, que je ne penſe pas qu’un homme ſage y puiſſe réſiſter. Car il n’y a point, à ce que je croi, de vérité plus certaine & plus évidente que celle-ci, Que les perfections inviſibles de Dieu, ſa Puiſſance éternelle & la Divinité ſont devenuës viſibles depuis la création du Monde, par la connoiſſance que nous en donnent ſes Créatures. Mais bien que notre propre exiſtence nous fourniſſe une preuve claire & inconteſtable de l’exiſtence de Dieu, comme je l’ai déja montré ; & bien que je croye que perſonne ne puiſſe éviter de s’y rendre, ſi on l’examine avec autant de ſoin qu’aucune autre Démonſtration d’une auſſi longue déduction ; cependant comme c’eſt un point ſi fondamental & d’une ſi haute importance, que toute la Religion & la véritable Morale en dépendent, je ne doute pas que mon Lecteur ne m’excuſe ſans peine, ſi je reprens quelques parties de cet Argument pour les mettre dans un plus grand jour.

§. 8.Quelque choſe exiſte de toute éternité. C’eſt une vérité tout-à-fait évidente qu’il doit y avoir quelque choſe qui exiſte de toute éternité. Je n’ai encore ouï perſonne qui fût aſſez déraiſonnable pour ſuppoſer une contradiction auſſi manifeſte que le ſeroit celle de ſoûtenir qu’il y a eu un temps auquel il n’y avoit abſolument rien. Car ce ſeroit la plus grande de toutes les abſurditez, que de croire, que le pur Néant, une parfaite negation, & une abſence de tout Etre pût jamais produire quelque choſe d’actuellement exiſtant.

§. 9.Il y a deux ſortes d’Etres, les uns penſans & les autres non-penſans. L’homme ne connoit ou ne conçoit dans ce Monde que deux ſortes d’Etres.

Prémiérement, ceux qui ſont purement materiels, qui n’ont ni ſentiment, ni perception, ni penſée, comme l’extremité des poils de la Barbe, & les rogneures des Ongles.

Secondement, des Etres qui ont du ſentiment, de la perception, & des penſées, tels que nous nous reconnoiſſons nous-mêmes. C’eſt pourquoi dans la ſuite nous déſignerons, s’il vous plait, ces deux ſortes d’Etres par le nom d’Etres penſans & non-penſans ; termes qui ſont peut-être plus commodes pour le deſſein que nous avons préſentement en vûë (s’ils ne le ſont pas pour autre choſe) que ceux de materiel & d’immateriel.

§. 10.Un Etre non-penſant ne ſauroit produire un Etre penſant. Si donc il doit y avoir un etre qui exiſte de toute éternité, voyons de quelle de ces deux ſortes d’Etre il faut qu’il ſoit. Et d’abord la Raiſon porte naturellement à croire que ce doit être neceſſairement un Etre qui penſe ; car il eſt auſſi impoſſible de concevoir que la ſimple Matiére non-penſante produiſe jamais un Etre intelligent qui penſe, qu’il eſt impoſſible de concevoir que le Néant pût de lui-même produire la Matiére. En effet, ſuppoſons une partie de Matiére, groſſe ou petite, qui exiſte de toute éternité, nous trouverons qu’elle eſt incapable de rien produire par elle-même. Suppoſons par exemple, que la matiére du premier caillou qui nous tombe entre les mains, ſoit éternelle, que les parties en ſoient exactement unies, & qu’elles ſoient dans un parfait repos les unes auprès des autres : s’il n’y avoit aucun autre Etre dans le Monde, ce caillou ne demeureroit-il pas éternellement dans cet état, toûjours en repos & dans une entiére inaction ? Peut-on concevoir qu’il puiſſe ſe donner du mouvement à lui-même, n’étant que pure Matiére, ou qu’il puiſſe produire aucune choſe ? Puis donc que la Matiére ne ſauroit, par elle-même, ſe donner du mouvement, il faut qu’elle ait ſon mouvement de toute éternité, ou que le mouvement lui ait été imprimé par quelque autre Etre plus puiſſant que la Matiére, laquelle, comme on voit, n’a pas la force de ſe mouvoir elle-même. Mais ſuppoſons que le Mouvement ſoit de toute éternité dans la Matiére ; cependant la Matiére qui eſt un Etre non-penſant, & le Mouvement ne ſauroient jamais faire naître la Penſée, quelque changemens que le Mouvement puiſſe produire tant à l’égard de la Figure qu’à l’égard de la groſſeur des parties de la Matiére. Il ſera toûjours autant au deſſus des forces du Mouvement & de la Matiére de produire de la Connoiſſance, qu’il eſt au deſſus des forces du Néant de produire de la Matiére. J’en appelle à ce que chacun penſe en lui-même : qu’il diſe s’il n’eſt point vrai qu’il pourroit concevoir auſſi aiſément la Matiére produite par le Néant, que ſe figurer que la Penſée ait été produite par la ſimple Matiére dans un temps, auquel il n’y avoit aucune choſe penſante, ou aucun Etre intelligent qui exiſtât actuellement. Diviſez la Matiére en autant de petites parties qu’il vous plairra, (ce que nous ſommes portez à regarder comme un moyen de la ſpiritualiſer & d’en faire une choſe penſante) donnez-lui, dis-je, toutes les Figures & tous les différens mouvemens que vous voudrez ; faites-en un Globe, un Cube, un Cone, un Prisme, &c. dont les Diamètres ne ſoient que la 1000000me partie d’un ([24]) Gry ; cette Particule de matiére n’agira pas autrement ſur d’autres Corps d’une groſſeur qui lui ſoit proportionnée, que des Corps qui ont un pouce ou un pié de Diamètre ; & vous pouvez eſpérer avec autant de raiſon de produire du ſentiment, des Penſées & de la Connoiſſance, en joignant enſemble de groſſes parties de matiére qui ayent une certaine figure & un certain mouvement, que par le moyen des plus petites parties de Matiére qu’il y ait au Monde. Ces dernieres ſe heurtent, ſe pouſſent & réſiſtent l’une à l’autre, juſtement comme les plus groſſes parties ; & c’eſt là tout ce qu’elles peuvent faire. Par conſéquent, ſi nous ne voulons pas ſuppoſer un Prémier Etre qui aît exiſté de toute éternité, la Matiére ne peut jamais commencer d’exiſter ; & ſi nous ſuppoſons qu’il n’y a eu que la Matiére & le Mouvement qui ayent exiſté, ou qui ſoient éternels, on ne voit pas que la Penſée puiſſe jamais commencer d’exiſter. Car il eſt impoſſible de concevoir que la Matiére, ſoit qu’elle ſe meuve ou ne ſe meuve pas, puiſſe avoir originairement en elle-même, ou tirer, pour ainſi dire, de ſon ſein le ſentiment, la perception & la connoiſſance ; comme il paroit évidemment de ce qu’en ce cas-là ce devroit être une Propriété éternellement inſeparable de la Matiére & de chacune de ſes parties, d’avoir du ſentiment, de la perception, & de la connoiſſance. A quoi l’on pourroit ajoûter, qu’encore que l’idée générale & ſpecifique que nous avons de la Matiére nous porte à en parler comme ſi c’étoit une choſe unique en nombre, cependant toute la Matiére n’eſt pas proprement une choſe individuelle qui exiſte comme un Etre materiel, ou un Corps ſingulier que nous connoiſſons, ou que nous pouvons concevoir. De ſorte que ſi la Matiére étoit le prémier Etre éternel penſant, il n’y auroit pas un Etre unique éternel, infini & penſant, mais un nombre infini d’Etres éternels, finis, penſans, qui ſeroient indépendans les uns des autres, dont les forces ſeroient bornées, & les penſées diſtinctes, & qui par conſéquent ne pourroient jamais produire cet Ordre, cette Harmonie, & cette Beauté qu’on remarque dans la Nature. Puis donc que le Prémier Etre doit être néceſſairement un Etre penſant, & que ce qui exiſte avant toutes choſes, doit néceſſairement contenir, & avoir actuellement, du moins, toutes les perfections qui peuvent exiſter dans la ſuite ; (car il ne peut jamais donner à un autre des Perfections qu’il n’a point, ou actuellement en lui-même, ou du moins dans un plus haut dégré) il s’enſuit néceſſairement de là, que le prémier Etre éternel ne peut être la Matiére.

§. 11.Il y a donc eu un etre ſage de toute éternité. Si donc il eſt évident, que quelque choſe doit néceſſairement exiſter de toute éternité, il ne l’eſt pas moins, que cette choſe doit être néceſſairement un Etre penſant. Car il eſt auſſi impoſſible que la Matiére non-penſante produiſe un Etre penſant, qu’il eſt impoſſible que le Néant ou l’abſence de tout Etre pût produire un Etre poſitif, ou la Matiére.

§. 12. Quoi que cette découverte d’un Eſprit néceſſairement exiſtant de toute éternité ſuffiſe pour nous conduire à la connoiſſance de Dieu ; puis qu’il s’enſuit de là, que tous les autres Etres Intelligens, qui ont un commencement, doivent dépendre de ce Prémier Etre, & que s’il a produit ces Etres Intelligens, il a fait auſſi les parties moins conſiderables de cet Univers, c’eſt-à-dire, tous les Etres inanimez ; ce qui fait néceſſairement connoître ſa toute-ſcience, ſa puiſſance, ſa providence, & tous ſes autres attributs : encore, dis-je, que cela ſuffiſe pour démontrer clairement l’exiſtence de Dieu, cependant pour mettre cette preuve dans un plus grand jour, nous allons voir ce qu’on peut objecter pour la rendre ſuſpecte.

§. 13.S’il eſt materiel, ou non. Prémiérement, on dira peut-être, que, bien que ce ſoit une vérité auſſi évidente que la Démonſtration la plus certaine, Qu’il doit y avoir un Etre éternel, & que cet Etre penſant ne puiſſe être materiel. Eh bien, qu’il ſoit materiel ; il s’enſuivra toûjours également de là, qu’il y a un Dieu. Car s’il y a un Etre éternel qui ait une ſcience & une puiſſance infinie, il eſt certain qu’il y a un Dieu, ſoit que vous ſuppoſiez cet Etre matériel ou non. Mais cette ſuppoſition a quelque choſe de dangereux & d’illuſoire, ſi je ne me trompe ; car comme on ne peut éviter de ſe rendre à la Démonſtration qui établit un Etre éternel qui a de la connoiſſance, ceux qui ſoûtiennent l’éternité de la Matiére, ſeroient bien aiſes qu’on leur accordât, que cet Etre Intelligent eſt matériel ; après quoi laiſſant échapper de leurs Eſprits, & banniſſant entiérement de leurs Diſcours la Démonſtration, par laquelle on a prouvé l’exiſtence néceſſaire d’un Etre éternel intelligent, ils viendroient à ſoûtenir que tout eſt Matiére, & par ce moyen ils nieroient l’exiſtence de Dieu, c’eſt-à-dire, d’un Etre éternel, penſant ; ce qui bien loin de confirmer leur Hypotheſe ne ſert qu’à la renverſer entiérement. Car s’il peut être, comme ils le croyent, que la Matiére exiſte de toute éternité ſans aucun Etre éternel penſant, il eſt évident qu’ils ſeparent la Matiére & la Penſée, comme deux choſes qu’ils ſuppoſent n’avoir enſemble aucune liaiſon néceſſaire ; par où ils établiſſent, contre leur propre penſée, l’exiſtence néceſſaire d’un Eſprit éternel, & non pas celle de la Matiére ; puiſque nous avons dejà prouvé qu’on ne ſauroit éviter de reconnoître un Etre penſant qui exiſte de toute éternité. Si donc la Penſée & la Matiére peuvent être ſeparées, l’exiſtence éternelle de la Matiére ne ſera point une ſuite de l’exiſtence éternelle d’un Etre penſant, ce qu’ils ſuppoſent ſans aucun fondement.

§. 14.Il n’eſt pas materiel, I. parce que chaque partie de Matiére eſt non-penſante Mais voyons à préſent comment ils peuvent ſe perſuader à eux-mêmes, & faire voir aux autres, que cet Etre éternel penſant eſt matériel.

Prémiérement, je voudrois leur demander s’ils croyent que toute la Matiére, c’eſt-à-dire, chaque partie de la Matiére, penſe. Je ſuppoſe qu’ils feront difficulté de le dire ; car en ce cas-là il y auroit autant d’Etres éternels penſans, qu’il y a de particules de Matiére ; & par conſéquent, il y auroit un nombre infini de Dieux. Que s’ils ne veulent pas reconnoître, que la Matiére comme Matiére, c’eſt-à-dire chaque partie de Matiére, ſoit auſſi bien penſante qu’elle eſt étenduë, ils n’auront pas moins de peine à faire ſentir à leur propre Raiſon, qu’un Etre penſant ſoit compoſé de parties non-penſantes, qu’à lui faire comprendre qu’un Etre étendu ſoit compoſé de parties non étenduës.

§. 15.II. Parce qu’une ſeule partie de Matiére ne peut être penſante. En ſecond lieu, ſi toute la Matiére ne penſe pas, qu’ils me diſent s’il n’y a qu’un ſeul Atome qui penſe. Ce ſentiment eſt ſujet à un auſſi grand nombre d’abſurditez que l’autre ; car ou cet Atome de Matiére eſt ſeul éternel, ou non. S’il eſt ſeul éternel, c’eſt donc lui ſeul qui par ſa penſée ou ſa volonté toute-puiſſante a produit tout le reſte de la Matiére. D’où il s’enſuit que la Matiére a été créée par une Penſée toute-puiſſante, ce que ne veulent point avouer ceux contre qui je diſpute préſentement. Car s’ils ſuppoſent qu’un ſeul Atome penſant a produit tout le reſte de la Matiére, ils ne ſauroient lui attribuer cette prééminence ſur aucun autre fondement que ſur ce qu’il penſe ; ce qui eſt l’unique différence qu’on ſuppoſe entre cet Atome & les autres parties de la Matiére. Que s’ils diſent que cela ſe fait de quelque autre maniére qui eſt au deſſus de notre conception, il faut toûjours que ce ſoit par voye de création ; & par-là ils ſont obligez de renoncer à leur grande Maxime, Rien ne ſe fait de Rien. S’ils diſent que tout le reſte de la Matiére exiſte de toute éternité auſſi bien que ce ſeul Atome penſant, à la vérité ils diſent une choſe qui n’eſt pas tout-à-fait ſi abſurde, mais ils l’avancent gratis & ſans aucun fondement ; car je vous prie, n’eſt-ce pas bâtir une hypotheſe en l’air ſans la moindre apparence de raiſon, que de ſuppoſer que toute la Matiére eſt éternelle, mais qu’il y en a une petite particule qui ſurpaſſe tout le reſte en connoiſſance & en puiſſance ? Chaque particule de Matiére, en qualité de Matiére, eſt capable de recevoir toutes les mêmes figures & tous les mêmes mouvemens que quelque autre particule de Matiére que ce puiſſe être ; & je défie qui que ce ſoit de donner à l’une quelque choſe de plus qu’à l’autre, s’il s’en rapporte préciſément à ce qu’il en penſe en lui-même.

§. 16.III. Parce qu’un certain amas de Matiére non-penſante ne peut être penſant. En troiſiéme lieu, ſi donc un ſeul Atome particulier ne peut point être cet Etre éternel penſant, qu’on doit admettre néceſſairement comme nous l’avons dejà prouvé ; ſi toute la Matiére, en qualité de Matiére, c’eſt-à-dire, chaque partie de Matiére ne peut pas l’être non plus, le ſeul parti qui reſte à prendre à ceux qui veulent que cet Etre éternel penſant ſoit materiel, c’eſt de dire qu’il eſt un certain amas particulier de Matiére jointe enſemble. C’eſt là, je penſe, l’idée ſous laquelle ceux qui prétendent que Dieu ſoit materiel, ſont le plus portez à ſe le figurer, parce que c’eſt la notion qui leur eſt le plus promptement ſuggerée par l’idée commune qu’ils ont d’eux-mêmes & des autres hommes qu’ils regardent comme autant d’Etre materiels qui penſent. Mais cette imagination, quoi que plus naturelle, n’eſt pas moins abſurde que celles que nous venons d’examiner ; car de ſuppoſer que cet Etre éternel penſant ne ſoit autre choſe qu’un amas de parties de Matiére dont chacun eſt non-penſant, c’eſt attribuer toute la ſageſſe & la connoiſſance de cet Etre éternel à la ſimple juxtapoſition des Parties qui le compoſent ; ce qui eſt la choſe du monde la plus abſurde. Car des parties de Matiére qui ne penſent point, ont beau être étroitement jointes enſemble, elles ne peuvent acquerir par-là qu’une nouvelle relation locale, qui conſiſte dans une nouvelle poſition de ces differentes parties ; & il n’eſt pas poſſible que cela ſeul puiſſe leur communiquer la Penſée & la Connoiſſance.

§. 17.Soit qu’il ſoit en mouvement ou en repos. Mais de plus, ou toutes les parties de cet amas de matiére ſont en repos, ou bien elles ont un certain mouvement qui fait qu’il penſe. Si cet amas de matiére eſt dans un parfait repos, ce n’eſt qu’une lourde maſſe privée de toute action, qui ne peut par conſéquent avoir aucun privilege ſur un Atome.

Si c’eſt le mouvement de ſes parties qui le fait penſer, il s’enſuivra de là, que toutes ſes penſées doivent être néceſſairement accidentelles & limitées ; car toutes les parties dont cet amas de matiére eſt compoſé, & qui par leur mouvement y produiſent la penſée, étant en elles-mêmes & priſes ſeparément, deſtituées de toute penſée, elles ne ſauroient régler leurs propres mouvemens, & moins encore être réglées par les penſées du Tout qu’elles compoſent ; parce que dans cette ſuppoſition, le Mouvement devant préceder la penſée & être par conſéquent ſans elle, la penſée n’eſt point la cauſe, mais la ſuite du mouvement ; ce qui étant poſé, il n’y aura ni Liberté, ni Pouvoir, ni Choix, ni Penſée, ou Action quelconque réglée par la Raiſon & par la Sageſſe. De ſorte qu’un tel Etre penſant ne ſera ni plus parfait ni plus ſage que la ſimple Matiére toute brute, puiſque de réduire tout à des mouvemens accidentels & déreglez d’une Matiére aveugle, ou bien à des penſées dépendantes des mouvemens déreglez de cette même matiére, c’eſt la même choſe, pour ne rien dire des bornes étroites où ſe trouveroient reſſerrées ces ſortes de penſées & de connoiſſances qui ſeroient dans une abſoluë dépendance du mouvement de ces différentes parties. Mais quoi que cette Hypotheſe ſoit ſujette à mille autres abſurditez, celle que nous venons de propoſer ſuffit pour en faire voir l’impoſſibilité, ſans qu’il ſoit néceſſaire d’en rapporter davantage. Car ſuppoſé que cet amas de Matiére penſant fût toute la Matiére, ou ſeulement une partie de celle qui compoſe cet Univers, il ſeroit impoſſible qu’aucune Particule connût ſon propre mouvement, ou celui d’aucune autre Particule, ou que le Tout connût le mouvement de chaque Partie dont il ſeroit compoſé, & qu’il pût par conſéquent régler ſes propres penſées ou mouvemens, ou plutôt avoir aucune penſée qui reſultât d’un ſemblable mouvement.

§. 18.La Matiére ne peut pas être coéternelle avec un Eſprit éternel. D’autres s’imaginent que la Matiére eſt éternelle, quoi qu’ils reconnoiſſent un Etre éternel, penſant & immateriel. A la vérité, ils ne détruiſent point par-là l’exiſtence d’un Dieu, cependant comme ils lui ôtent une des parties de ſon Ouvrage, la prémiére en ordre, & fort conſiderable par elle-même, je veux dire la Création, examinons un peu ce ſentiment. Il faut, dit-on, reconnoître que la Matiére eſt éternelle. Pourquoi ? Parce que vous ne ſauriez concevoir, comment elle pourroit être faite de rien. Pourquoi donc ne vous regardez-vous point auſſi vous-même comme éternel ? Vous répondrez peut-être, que c’eſt à cauſe que vous avez commencé d’exiſter depuis vingt ou trente ans. Mais ſi je vous demande ce que vous entendez par ce Vous qui commença alors à exiſter, peut-être ſerez-vous embarraſſé à le dire. La Matiére dont vous être compoſé, ne commença pas alors à exiſter ; parce que ſi cela étoit, elle ne ſeroit pas éternelle : elle commença ſeulement à être formée & arrangée de la maniére qu’il faut pour compoſer votre Corps. Mais cette diſpoſition de partie n’eſt pas Vous, elle ne conſtituë pas ce Principe penſant qui eſt en vous & qui eſt vous-même ; car ceux à qui j’ai à faire préſentement, admettent bien un Etre penſant, éternel & immateriel, mais ils veulent auſſi que la Matiére, quoi que non-penſante, ſoit auſſi éternelle. Quand eſt-ce donc que ce Principe penſant qui eſt en vous, a commencé d’exiſter ? S’il n’a jamais commencé d’exiſter, il faut donc que de toute éternité vous ayez été un Etre penſant ; abſurdité que je n’ai pas beſoin de refuter, juſqu’à ce que je trouve quelqu’un qui ſoit aſſez dépourvu de ſens pour la ſoûtenir. Que ſi vous pouvez reconnoître qu’un Etre penſant a été fait de rien (comme doivent être toutes les choſes qui ne ſont point éternelles) pourquoi ne pouvez-vous pas auſſi reconnoître, qu’une égale Puiſſance puiſſe tirer du néant un Etre materiel, avec cette ſeule différence que vous êtes aſſûré du prémier par votre propre expérience, & non pas de l’autre ? Bien plus ; on trouvera, tout bien conſideré, qu’il ne faut pas moins de pouvoir pour créer un Eſprit, que pour créer la Matiére. Et peut-être que ſi nous voulions nous éloigner un peu des idées communes, donner l’eſſor à notre Eſprit, & nous engager dans l’examen le plus profond que nous pourrions faire de la nature des choſes, ([25]) nous pourrions en venir juſques à concevoir, quoi que d’une maniére imparfaite, comment la Matiére peut d’abord avoir été produite, & avoir commencé d’exiſter par le pouvoir de ce prémier Etre éternel, mais on verroit en même temps que de donner l’être à un Eſprit, c’eſt un effet de cette Puiſſance éternelle & infinie, beaucoup plus malaiſé à comprendre. ([26]) Mais parce que cela m’écarteroit peut-être trop des notions ſur leſquelles la Philoſophie eſt préſentement fondée dans le Monde, je ne ſerois pas excuſable de m’en éloigner ſi fort, ou de rechercher autant que la Grammaire le pourroit permettre, ſi dans le fond l’Opinion communément établie eſt contraire à ce ſentiment particulier, j’aurois tort, dis-je, de m’engager dans cette diſcuſſion, ſur-tout dans cet endroit de la Terre où la Doctrine reçuë eſt aſſez bonne pour mon deſſein, puiſqu’elle poſe comme une choſe indubitable, qui ſi l’on admet une fois la Création ou le commencement de quelque Substance que ce ſoit, tirée du Néant, on peut ſuppoſer, avec la même facilité, la Création de toute autre Subſtance, excepté le Createur lui-même.

§. 19. Mais, direz-vous, n’eſt-il pas impoſſible d’admettre, qu’une choſe ait été faite de rien, puiſque nous ne ſaurions le concevoir ? Je répons que non. Prémiérement, parce qu’il n’eſt pas raiſonnable de nier la Puiſſance d’un Etre infini, ſous prétexte que nous ne ſaurions comprendre les opérations. Nous ne refuſons pas de croire d’autres effets ſur ce fondement que nous ne ſaurions comprendre la maniére dont ils ſont produits. Nous ne ſaurions concevoir comment quelque autre choſe que l’impulſion d’un Corps peut mouvoir le Corps ; cependant ce n’eſt pas une raiſon ſuffiſante pour nous obliger à nier que cela ſe puiſſe faire, contre l’Expérience conſtante que nous en avons en nous-mêmes, dans tous les mouvemens volontaires qui ne ſont produits en nous, que par l’action libre, ou la ſeule penſée de notre Eſprit : mouvemens qui ne ſont ni ne peuvent être des effets de l’impulſion ou de la détermination que le Mouvement d’une Matiére aveugle cauſe au dedans de nos Corps, ou ſur nos Corps ; car ſi cela étoit, nous n’aurions pas le pouvoir ou la liberté de changer cette détermination. Par exemple, ma main droite écrit, pendant que ma gauche eſt en repos : qu’eſt-ce qui cauſe le repos de l’une, & le mouvement de l’autre ? Ce n’eſt que ma volonté, une certaine penſée de mon Eſprit. Cette penſée vient-elle ſeulement à changer, ma main droite s’arrête auſſi-tôt, & la gauche commence à ſe mouvoir. C’eſt un point de fait qu’on ne peut nier. Expliquez comment cela ſe fait, rendez-le intelligible, & vous pourrez par même moyen comprendre la Création. Car de dire, comme font quelques-uns pour expliquer la cauſe de ces mouvemens volontaires, que l’Ame donne une nouvelle détermination au mouvement des Eſprits animaux, cela n’éclaircit nullement la difficulté. C’eſt expliquer une choſe obſcure par une autre auſſi obſcure, car dans cette rencontre il n’eſt ni plus ni moins difficile de changer la détermination du mouvement que de produire le Mouvement même, parce qu’il faut que cette nouvelle détermination qui eſt communiquée aux Eſprits animaux ſoit ou produite immédiatement par la Penſée, ou bien par quelque autre Corps que la Penſée mette dans leur chemin, où il n’étoit pas auparavant, de ſorte que ce Corps reçoive ſon mouvement de la Penſée ; & lequel des deux partis qu’on prenne, le mouvement volontaire eſt auſſi difficile à expliquer qu’auparavant. 2. D’ailleurs, c’eſt avoir trop de bonne opinion de nous-même que de réduire toutes choſes aux bornes étroites de notre capacité ; & de conclurre que tout ce qui paſſe notre comprehenſion eſt impoſſible, comme ſi une choſe ne pouvoit être, dès-là que nous ne ſaurions concevoir comment elle ſe peut faire. Borner ce que Dieu peut faire à ce que nous pouvons comprendre, c’eſt donner une étenduë infinie à notre comprehenſion, ou faire Dieu lui-même, fini. Mais ſi vous ne pouvez pas concevoir les operations de votre propre Ame qui eſt finie, de ce Principe penſant qui eſt au dedans de vous, ne ſoyez point étonnez de ne pouvoir comprendre les opérations de cet Esprit éternel & infini qui a fait & qui gouverne toutes choſes, & que les Cieux ne ſauroient contenir.


CHAPITRE XI.

De la Connoiſſance que nous avons de l’exiſtence des autres Choſes.


§. 1.On ne peut avoir une connoiſſance des autres choſes que par voye de Senſation.
LA Connoiſſance que nous avons de notre propre exiſtence nous vient par intuition : & c’eſt la Raiſon qui nous fait connoître clairement l’exiſtence de Dieu, comme on l’a montré dans le Chapitre précedent.

Quant à l’exiſtence des autes choſes, on ne ſauroit la connoître que par Senſation ; car comme l’exiſtence réelle n’a aucune liaiſon néceſſaire avec aucune des Idées qu’un homme a dans ſa mémoire, & que nulle exiſtence, excepté celle de Dieu, n’a de liaiſon néceſſaire avec l’exiſtence d’aucun homme en particulier, il s’enſuit de là que nul homme ne peut connoître l’exiſtence d’aucun autre Etre, que lorſque cet Etre ce fait appercevoir à cet homme par l’opération actuelle qu’il fait ſur lui. Car d’avoir l’idée d’une choſe dans notre Eſprit, ne prouve pas plus l’exiſtence de cette choſe que le Portrait d’un homme démontre ſon exiſtence dans le Monde, ou que les viſions d’un ſonge établiſſent une véritable Hiſtoire.

§. 2.Exemple, la blancheur de ce Papier. C’eſt donc par la reception actuelle des Idées qui nous viennent de dehors, que nous venons à connoître l’exiſtence des autres Choſes, & à être convaincus en nous-mêmes que dans ce temps-là il exiſte hors de nous quelque choſe qui excite cette idée en nous, quoi que peut-être nous ſachions ni ne conſiderions point comment cela ſe fait. Car que nous ne connoiſſions pas la maniére dont ces Idées ſont produites en nous, cela ne diminuë en rien la certitude de nos Sens ni la réalité des Idées que nous recevons par leur moyen : par exemple, lorſque j’écris ceci, le papier venant à frapper mes yeux, produit dans mon Eſprit l’idée à laquelle je donne le nom de blanc, quel que ſoit l’Objet qui l’excite en moi ; & par-là je connois que cette Qualité ou cet Accident, dont l’apparence étant devant mes yeux produit toûjours cette idée, exiſte réellement & hors de moi. Et l’aſſûrance que j’en ai, qui eſt peut-être la plus grande que je puiſſe avoir, & à laquelle mes Facultez puiſſent parvenir, c’eſt le témoignage de mes yeux qui ſont les véritables & les ſeuls juges de cette choſe ; & ſur le témoignage deſquels j’ai raiſon de m’appuyer, comme ſur une choſe ſi certaine, que je ne puis non plus douter, tandis que j’écris ceci, que je vois du blanc & du noir, & que quelque choſe exiſte réellement qui cauſe cette ſenſation en moi, que je puis douter que j’écris ou que remuë ma main ; certitude auſſi grande qu’aucune que nous ſoyions capables d’avoir ſur l’exiſtence d’aucune choſe, excepté ſeulement la certitude qu’un homme a de ſa propre exiſtence & de celle de Dieu.

§. 3.Quoi que cela ne ſoit pas ſi certain que les Démonſtrations, il peut être appellé du nom de connoiſſance, & prouve l’exiſtence des choſes hors de nous. Quoi que la connoiſſance que nous avons, par le moyen de nos Sens, de l’exiſtence des choſes qui ſont hors de nous, ne ſoit pas tout-à-fait ſi certaine que notre Connoiſſance de ſimple vûë, ou que les concluſions que notre Raiſon déduit, en conſiderant les idées claires & abſtraites qui ſont dans notre Eſprit, c’eſt pourtant une certitude qui mérite le nom de Connoiſſance. Si nous ſommes une fois perſuadez que nos Facultez nous inſtruiſent comme il faut, touchant l’exiſtence des Objets par qui elles ſont affectées, cette aſſûrance ne ſauroit paſſer pour une confiance mal fondée ; car je ne croi pas que perſonne puiſſe être ſerieuſement ſi Sceptique que d’être incertain de l’exiſtence des choſes qu’il voit & qu’il ſent actuellement. Du moins, celui qui peut porter ſes doutes ſi avant, (quelles que ſoient d’ailleurs ſes propres penſées) n’aura jamais aucun differend avec moi, puiſqu’il ne peut jamais être aſſûré que je diſe quoi que ce ſoit contre ſon ſentiment. Pour ce qui eſt de moi, je croi que Dieu m’a donné une aſſez grande certitude de l’exiſtence des choſes qui ſont hors de moi, puiſqu’en les appliquant différemment je puis produire en moi du plaiſir & de la douleur, d’où dépend mon plus grand interêt dans l’état où je me trouve préſentement. Ce qu’il y a de certain c’eſt que la confiance où nous ſommes que nos Facultez ne nous trompent point en cette occaſion, fonde la plus grande aſſûrance dont nous ſoyions capables à l’égard de l’exiſtence des Etres materiels. Car nous ne pouvons rien faire que par le moyen de nos Facultez ; & nous ne ſaurions parler de la Connoiſſance elle-même, que par le ſecours des Facultez qui ſoient propres à comprendre ce que c’eſt que Connoiſſance. Mais outre l’aſſûrance que nos Sens eux-mêmes nous donnent, qu’ils ne ſe trompent point dans le rapport qu’ils nous font de l’exiſtence des choſes extérieures, par les impreſſions actuelles qu’ils en reçoivent, nous ſommes encore confirmez dans cette aſſûrance par d’autres raiſons qui concourent à l’établir.

§. 4.I. Parce que nous ne pouvons en avoir des Idées qu’à la faveur des Sens. Prémiérement, il eſt évident que ces Perceptions ſont produites en nous par des Cauſes extérieures qui affectent nos Sens ; parce que ceux qui ſont deſtituez des Organes d’un certain Sens, ne peuvent jamais faire que les Idées qui appartiennent à ce Sens, ſoient actuellement produites dans leur Eſprit. C’eſt une vérité ſi manifeſte, qu’on ne peut la revoquer en doute ; & par conſéquent, nous ne pouvons qu’être aſſûrez que ces Perceptions nous viennent dans l’Eſprit par les Organes de ce Sens, & non par aucune autre voye. Il eſt viſible que les Organes eux-mêmes ne les produiſent pas ; car ſi cela étoit, les yeux d’un homme produiroient des Couleurs dans les Ténèbres, & ſon nez ſentiroit des Roſes en hyver. Mais nous ne voyons pas que perſonne acquiére le goût des Ananas, avant qu’il aille aux Indes où ſe trouve cet excellent Fruit, & qu’il en goûte actuellement.

§. 5.II. Parce que deux idées dont l’une vient d’une ſenſation actuelle, & l’autre de la Mémoire, ſont des Perceptions fort diſtinctes. En ſecond lieu, ce qui prouve que ces Perceptions viennent d’une cauſe extérieure, c’eſt que j’éprouve quelquefois, que je ne ſaurois empêcher qu’elles ne ſoient produites dans mon Eſprit. Car encore que, lorſque j’ai les yeux fermez ou que je ſuis dans une Chambre obſcure, je puiſſe rappeller dans mon Eſprit, quand je veux, les idées de la Lumiére ou du Soleil, que des ſenſations précedentes avoient placé dans ma Mémoire, & que je puiſſe quitter ces idées, quand je veux, & me repréſenter celle de l’odeur d’une Roſe, ou du goût du ſucre ; cependant ſi à midi je tourne les yeux vers le Soleil, je ne ſaurois éviter de recevoir les idées que la Lumiére ou le Soleil produit alors en moi. De ſorte qu’il y a une différence viſible entre les idées qui s’introduiſent par force en moi, & que je ne puis éviter d’avoir, & celles qui ſont comme en reſerve dans ma Mémoire, ſur leſquelles, ſuppoſé qu’elles ne fuſſent que là, j’aurois conſtamment le même pouvoir d’en diſpoſer & de laiſſer à l’écart, ſelon qu’il m’en prendroit envie. Et par conſéquent il faut qu’il y ait néceſſairement quelque cauſe extérieure, & l’impreſſion vive de quelques Objets hors de moi dont je puis ſurmonter l’efficace, qui produiſent ces Idées dans mon Eſprit, ſoit que je veuille ou non. Outre cela, il n’y a perſonne qui ne tente en lui-même la différence qui ſe trouve entre contempler le Soleil, ſelon qu’il en a l’idée dans ſa Mémoire, & le regarder actuellement : deux choſes dont la perception eſt ſi diſtincte dans ſon Eſprit que peu de ſes Idées ſont plus diſtinctes l’une de l’autre. Il connoit donc certainement qu’elles ne ſont pas toutes deux un effet de la Mémoire, ou des productions de ſon propre Eſprit, & de pures fantaiſies formées en lui-même ; mais que la vûë actuelle du Soleil eſt produite par une cauſe qui exiſte hors de lui.

§. 6.III. Parce que le Plaiſir ou la Douleur qui accompagnent une ſenſation actuelle, n’accompagne pas le retour de ces Idées, lorſque les Objets extérieurs ſont abſens. En troiſiéme lieu, ajoûtez à cela, que pluſieurs de ces Idées ſont produites en nous avec douleur ; quoi qu’enſuite nous nous en ſouvenions ſans reſſentir la moindre incommodité. Ainſi, un ſentiment déſagréable de chaud ou de froid ne nous cauſe aucune fâcheuſe impreſſion, lorſque nous en rappellons l’idée dans notre Eſprit, quoi qu’il fût fort incommode quand nous l’avons ſenti, & qu’il le ſoit encore, quand il vient à nous frapper actuellement une ſeconde fois ; ce qui procede du deſordre que les Objets exterieurs cauſent dans notre Corps par les impreſſions actuelles qu’elles y font. De même, nous nous reſſouvenons de la douleur que cauſe la Faim, la Soif & le Mal de tête, ſans en reſſentir aucune incommodité ; cependant, ou ces différentes douleurs devroient ne nous incommoder jamais, ou bien nous incommoder conſtamment toutes les fois que nous y penſons, ſi elles n’étoient autre choſe que des idées flottantes dans notre Eſprit, & de ſimples apparences qui viendroient occuper notre fantaiſie, ſans qu’il y eût hors de nous aucune choſe réellement exiſtante qui nous cauſât ces différentes perceptions. On peut dire la même choſe du plaiſir qui accompagne pluſieurs ſenſations actuelles ; & quoi que les Démonſtrations Mathematiques ne dépendent pas des Sens, cependant l’examen qu’on en fait par le moyen des Figures, ſert beaucoup à prouver l’évidence de notre vûë, & ſemble lui donner une certitude qui approche de celle de la Démonſtration elle-même. Car ce ſeroit une choſe bien étrange qu’un homme ne fit pas difficulté de reconnoître que deux Angles d’une certaine Figure qu’il meſure par des Lignes & des Angles d’une autre Figure, l’un eſt plus grand que l’autre, & que cependant il doutât de l’exiſtence des Lignes & des Angles qu’il regarde & dont il ſe ſert actuellement pour meſurer cela.

§. 7.IV. Nos Sens ſe rendent témoignage l’un à l’autre ſur l’exiſtence des Choſes extérieures. En quatriéme lieu, nos Sens en pluſieurs cas ſe rendent témoignage l’un à l’autre de la vérité de leurs rapports touchant l’exiſtence des choſes ſenſibles qui ſont hors de nous. Celui qui voit le feu, peut le ſentir, s’il doute que ce ne ſoit autre choſe ſimple imagination ; & il peut s’en convaincre en mettant dans le feu ſa propre main qui certainement ne pourroit jamais reſſentir une douleur ſi violente à l’occaſion d’une pure idée ou d’un ſimple phantôme ; à moins que cette douleur ne ſoit elle-même une imagination, qu’il ne pourroit pourtant pas rappeller dans ſon Eſprit, en ſe repréſentant l’idée de la brûlure après qu’elle eſt actuellement guérie.

Ainſi en écrivant ceci je vois que je puis changer les apparences du Papier, & en traçant des Lettres, dire d’avance quelle nouvelle Idée il préſentera à l’Eſprit dans le moment immédiatement ſuivant, par quelques traits que j’y ferai avec la plume ; mais j’aurai beau imaginer ces traits, ils ne paroîtront point, ſi ma main demeure en repos, ou ſi je ferme les yeux, en remuant ma main : & ces Caracteres une fois tracez ſur le Papier je puis plus éviter de les voir tels qu’ils ſont, c’eſt-à-dire, d’avoir les idées de telles & telles lettres que j’ai formées. D’où il s’enſuit viſiblement que ce n’eſt pas un ſimple jeu de mon Imagination, puiſque je trouve que les caractéres qui ont été tracez ſelon la fantaiſie de mon Eſprit, ne dépendent plus de cette fantaiſie, & ne ceſſent pas d’être, dès que je viens à me figurer qu’ils ne ſont plus ; mais qu’au contraire ils continuent d’affecter mes Sens conſtamment & réguliérement ſelon la figure que je leur ai donnée. Si nous ajoûtons à cela, que la vûë de ces caractéres fera prononcer à un autre homme les mêmes ſons que je m’étois propoſé auparavant de leur faire ſignifier, on n’aura pas grand’ raiſon de douter que ces Mots que j’écris, n’exiſtent réellement hors de moi, puisqu’ils produiſent cette longue ſuite de ſons réguliers dont mes oreilles ſont actuellement frappées, lesquels ne ſauroient être un effet de mon imagination, & que ma Mémoire ne pourroit jamais retenir dans cet ordre.

§. 8.Cette certitude eſt auſſi grande que notre état le requiert. Que ſi après tout cela, il ſe trouve quelqu’un qui ſoit aſſez Sceptique pour ſe défier de ſes propres Sens & pour affirmer, que tout ce que nous voyons, que nous entendons, que nous ſentons, que nous goutons, que nous penſons, & que nous faiſons pendant tout le temps que nous ſubſiſtons, n’eſt qu’une ſuite & une apparence trompeuſe d’un long ſonge qui n’a aucune réalité ; de ſorte qu’il veuille mettre en queſtion l’exiſtence de toutes choſes, ou la connoiſſance que nous pouvons avoir de quelques choſes que ce ſoit, je le prierai de conſiderer que, ſi tout n’eſt que ſonge, il ne fait lui-même que ſonger qu’il forme cette Queſtion, & qu’ainſi il n’importe pas beaucoup qu’un homme éveillé prenne la peine de lui répondre. Cependant, il pourra ſonger s’il veut, que je lui fais cette réponſe, Que la certitude de l’exiſtence des Choſes qui ſont dans la Nature, étant une fois fondée ſur le témoignage de nos Sens, elle eſt non ſeulement auſſi parfaite que notre Nature peut le permettre, mais même que notre condition le requiert. Car nos Facultez n’étant pas proportionnées à toute l’étenduë des Etres ni à une connoiſſance des Choſes claire, parfaite, abſoluë, & dégagée de tout doute & de toute incertitude, mais à la conſervation de nos Perſonnes en qui elles ſe trouvent, telles qu’elles doivent être pour l’uſage de cette vie, elles nous ſervent aſſez bien dans cette vûë, en nous donnant ſeulement à connoître d’une maniére certaine les choſes qui ſont convenables ou contraires à notre Nature. Car celui qui voit brûler une Chandelle & qui a éprouvé la chaleur de ſa flamme en y mettant le doigt, ne doutera pas beaucoup que ce ne ſoit une choſe exiſtante hors de lui, qui lui fait du mal & lui cauſe une violente douleur ; ce qui eſt une aſſez grande aſſurance, puiſque perſonne ne demande une plus grande certitude pour lui ſervir de règle dans ſes actions, que ce qui eſt auſſi certain que les actions mêmes. Que ſi notre ſongeur trouve à propos d’éprouver ſi la chaleur ardente d’une fournaiſe n’eſt qu’une vaine imagination d’un homme endormi, peut-être qu’en mettant la main dans cette fournaiſe, il ſe trouvera ſi bien éveillé que la certitude qu’il aura que c’eſt quelque choſe de plus qu’une ſimple imagination lui paroîtra plus grande qu’il ne voudroit. Et par conſéquent, cette évidence eſt auſſi grande que nous pouvons le souhaiter ; puiſqu’elle eſt auſſi certaine que le plaiſir ou la douleur que nous ſentons, c’eſt-à-dire, que notre bonheur ou notre miſere, deux choſes au delà deſquelles nous n’avons aucun intérêt par rapport à la connoiſſance ou à l’exiſtence. Une telle aſſûrance de l’exiſtence des choſes qui ſont hors de nous, ſuffit pour nous conduire dans la recherche du Bien & dans la ſuite du Mal qu’elles cauſent, à qui ſe réduit tout l’intérêt que nous avons de les connoître.

§. 9.Mais elle ne s’étend point au delà de la ſenſation actuelle. Lors donc que nos ſens introduiſent actuellement quelque idée dans notre Eſprit, nous ne pouvons éviter d’être convaincus qu’il y a, alors, quelque choſe qui exiſte réellement hors de nous, qui affecte nos Sens, & qui par leur moyen ſe fait connoître aux Facultez que nous avons d’appercevoir les Objets, & produit actuellement l’idée que nous appercevons en ce temps-là ; & nous ne ſaurions nous défier de leur témoignage juſqu’à douter ſi ces collections d’Idées ſimples que nos Sens nous ont fait voir unies enſemble, exiſtent réellement enſemble. Cette connoiſſance s’étend auſſi loin que le témoignage actuel de nos Sens, appliquez à des Objets particuliers qui les affectent en ce temps-là, mais elle ne va pas plus avant. Car ſi j’ai vû cette collection d’Idées qu’on a accoûtumé de déſigner par le nom d’Homme, ſi j’ai vû ces Idées exiſter enſemble depuis une minute, & que je ſois préſentement ſeul, je ne ſaurois être aſſûré que le même homme exiſte depuis une minute, & ſon exiſtence d’à préſent. Il peut avoir ceſſé d’exiſter en mille maniéres, depuis que j’ai été aſſûré de ſon exiſtence par le témoignage de mes Sens. Que ſi je ne puis être certain que le dernier homme que j’ai vû aujourd’hui, exiſte préſentement, moins encore puis-je l’être que celui-là exiſte qui a été plus longtemps éloigné de moi, & que je n’ai point vû depuis hier ou l’année derniére ; & moins encore puis-je être aſſûré de l’exiſtence des perſonnes que je n’ai jamais vuës. Ainſi, quoi qu’il ſoit extrêmement probable, qu’il y a préſentement des millions d’hommes actuellement exiſtans, cependant tandis que je ſuis ſeul en écrivant ceci, je n’en ai pas cette certitude que nous appellons connoiſſance, à prendre ce terme dans toute ſa rigueur ; quoi que la grande vraiſemblance qu’il y a à cela ne me permette pas d’en douter, & que je ſois obligé raiſonnablement de faire pluſieurs choſes dans l’aſſûrance qu’il y a préſentement des hommes dans le Monde, & des hommes même de ma connoiſſance avec qui j’ai des affaires. Mais ce n’eſt pourtant que probabilité, & non Connoiſſance.

§. 10.C’eſt une folie d’attendre une Démonſtration ſur chaque choſe. D’où nous pouvons conclurre en paſſant quelle folie c’eſt à un homme dont la connoiſſance eſt ſi bornée, & à qui la Raiſon a été donnée pour juger de la différente évidence & probabilité des choſes, & pour ſe régler ſur cela, d’attendre une Démonſtration & une entiere certitude ſur des choſes qui en ſont incapables, de refuſer ſon conſentement à des Propoſitions fort raiſonnables, & d’agir contre des véritez claires & évidentes, parce qu’elles ne peuvent être démontrées avec une telle évidence qui ôte je ne dis pas un ſujet raiſonnable, mais le moindre prétexte de douter. Celui qui dans les affaires ordinaires de la vie, ne voudroit rien admettre qui ne fût fondé ſur des démonſtrations claires & directes, ne pourroit s’aſſûrer d’autre choſe que de périr en fort peu de tems. Il ne pourroit trouver aucun mets ni aucune boiſſon dont il pût hazarder de ſe nourrir ; & je voudrois bien ſavoir ce qu’il pourroit faire ſur de tels fondemens, qui fût à l’abri de tout doute & de toute ſorte d’objection.

§. 11.L’exiſtence paſſée eſt connuë par le moyen de la Mémoire. Comme nous connoiſſons qu’un Objet exiſte lorsqu’il frappe actuellement nos Sens, nous pouvons de même être aſſûrez par le moyen de notre Mémoire que les choſes dont nos Sens ont été affectez, ont exiſté auparavant. Ainſi, nous avons une connoiſſance de l’exiſtence paſſée de pluſieurs choſes dont notre Mémoire conſerve des idées, après que nos Sens nous les ont fait connoître ; & c’eſt dequoi nous ne pouvons douter en aucune maniére, tandis que nous nous en ſouvenons bien. Mais cette connoiſſance ne s’étend pas non plus au delà de ce que nos Sens nous ont prémiérement appris. Ainſi, voyant de l’eau dans ce moment, c’eſt une vérité indubitable à mon égard que cette Eau exiſte ; & ſi je me reſſouviens que j’en vis hier, cela ſera auſſi toûjours véritable, & auſſi long-temps que ma Mémoire le retiendra, ce ſera toûjours une Propoſition inconteſtable à mon égard qu’il y avoit de l’Eau actuellement exiſtante ([27]) le 10me de Juillet de l’an 1688. comme il ſera tout auſſi véritable qu’il a exiſté un certain nombre de belles couleurs que je vis dans le même temps ſur des Bulles qui ſe formérent alors ſur cette Eau. Mais à cette heure que je ſuis éloigné de la vûë de l’Eau & de ces Bulles, je ne connois pas plus certainement que l’Eau exiſte préſentement, que ces Bulles ou ces Couleurs ; parce qu’il n’eſt pas plus néceſſaire que l’Eau doive exiſter aujourd’hui parce qu’elle exiſtoit hier, qu’il eſt néceſſaire que ces Couleurs ou ces Bulles-là exiſtent aujourd’hui parce qu’elles exiſtoient hier, quoi qu’il ſoit infiniment plus probable que l’Eau exiſte ; parce qu’on a obſervé que l’Eau continuë longtemps en exiſtence, & que les Bulles qui ſe forment ſur l’Eau, & les couleurs qu’on y remarque, diſparoiſſent bientôt.

§. 12.L’exiſtence des Eſprits ne peut nous être connue par elle-même. J’ai déja montré quelles idées nous avons des Eſprits & comment elles nous viennent. Mais quoi que nous ayions ces Idées dans l’Eſprit, & que nous ſachions qu’elles y ſont actuellement, cependant ce que nous avons ces idées ne nous fait pas connoître qu’aucune telle choſe exiſte hors de nous, ou qu’il y ait aucuns Eſprits finis, ni aucun autre Etre ſpirituel que Dieu. Nous ſommes autoriſez par la Revelation & par pluſieurs autres raiſons à croire avec aſſûrance qu’il y a de telles créatures ; mais nos Sens n’étant pas capables de nous les découvrir, nous n’avons aucun moyen de connoître leurs exiſtences particulières. Car nous ne pouvons non plus connoître qu’il y ait des Eſprits finis réellement exiſtans par les idées que nous avons en nous-mêmes de ces ſortes d’Etres, qu’un homme peut venir à connoître par les idées qu’il a des Fées ou des Centaures qu’il y a des choſes actuellement exiſtantes, qui répondent à ces Idées.

Et par conſéquent ſur l’exiſtence des Eſprits auſſi bien que ſur pluſieurs autres choſes nous devons nous contenter de l’évidence de la Foi. Pour des Propoſitions univerſelles & certaines ſur cette matiére, elles ſont au delà de notre portée. Car par exemple, quelque véritable qu’il puiſſe être, que tous les Eſprits intelligens que Dieu ait jamais créé, continuent encore d’exiſter, cela ne ſauroit pourtant jamais faire partie de nos Connoiſſances certaines. Nous pouvons recevoir ces Propoſitions & autres ſemblables comme extrêmement probables : mais dans l’état où nous ſommes, je doute que nous puiſſions les connoître certainement. Nous ne devons donc pas demander aux autres des Démonſtrations, ni chercher nous-mêmes une certitude univerſelle ſur toutes ces matiéres, où nous ne ſommes capables de trouver aucune autre connoiſſance que celle que nos Sens nous fourniſſent dans tel ou tel exemple particulier.

§. 13.Il y a des Propoſitions particuliéres ſur l’exiſtence qu’on peut connoître. D’où il paroit qu’il y a deux ſortes de Propoſitions. I. L’une eſt de Propoſitions qui regardent l’exiſtence d’une choſe qui réponde à une telle idée ; comme ſi j’ai dans mon Eſprit l’idée d’un Elephant, d’un Phénix, du Mouvement ou d’un Ange, la prémiére recherche qui ſe préſente naturellement, c’eſt, ſi une telle choſe exiſte quelque part. Et cette connoiſſance ne s’étend qu’à des choſes particuliéres. Car nulle exiſtence de choſes hors de nous, excepté ſeulement l’exiſtence de Dieu, ne peut être connuë certainement au delà de ce que nos Sens nous en apprennent. II. Il y a une autre ſorte de Propoſitions où eſt exprimée la convenance ou la disconvenance de nos Idées abſtraites & la dépendance qui eſt entre elles. De telle Propoſitions peuvent être univerſelles & certaines. Ainſi, ayant l’idée de Dieu & de moi-même, celle de crainte & d’obéiſſance, je ne puis qu’être aſſûré que je dois craindre Dieu & lui obéir : & cette Propoſition ſera certaine à l’égard de l’Homme en général, ſi j’ai formé une idée abſtraite d’une telle Eſpèce dont je ſuis un ſujet particulier. Mais quelque certaine que ſoit cette Propoſition, Les hommes doivent craindre Dieu & lui obéir, elle ne me prouve pourtant pas l’exiſtence des hommes dans le Monde ; mais elle ſera véritable à l’égard de toutes ces ſortes de Créatures dès qu’elles viennent à exiſter. La certitude de ces Propoſitions générales dépend de la convenance ou de la disconvenance qu’on peut découvrir dans ces Idées abſtraites.

§. 14.On peut connoitre auſſi des Propoſitions générales touchant les idées abſtraites. Dans le prémier cas, notre Connoiſſance eſt la conſéquence de l’exiſtence des Choſes qui produiſent des idées dans notre Eſprit & y produiſent ces Propoſitions générales & certaines. La plûpart d’entre elles portent le nom de véritez éternelles ; & en effet, elles le ſont toutes. Ce n’eſt pas qu’elles ſoient toutes ni aucunes d’elles gravées dans l’Ame de tous les hommes, ni qu’elles ayent été formées en Propoſitions dans l’Eſprit de qui que ce ſoit, juſqu’à ce qu’il ait acquis des idées abſtraites, & qu’il les ait jointes ou ſeparées par voye d’affirmation ou de negation : mais par tout où nous pouvons ſuppoſer une Créature telle que l’homme, enrichie de ces ſortes de facultez & par ce moyen fournie de telles ou telles idées que nous avons, nous devons conclurre que, lorsqu’il vient à appliquer ſes penſées à la conſideration de ſes Idées, il doit connoître néceſſairement la vérité de certaines Propoſitions qui découleront de la convenance ou de la disconvenance qu’il appercevra dans ſes propres Idées. C’eſt pourquoi ces Propoſitions ſont nommées véritez éternelles, non pas à cauſe que ce ſont des Propoſitions actuellement formées de toute éternité, & qui exiſtent avant l’Entendement qui les forme en aucun temps, ni parce qu’elles ſont gravées dans l’Eſprit d’après quelque modèle qui ſoit quelque part hors de l’Eſprit, & qui exiſtoit auparavant ; mais parce que ces Propoſitions étant une fois formées ſur des idées abſtraites, en ſorte qu’elles ſoient véritables, elles ne peuvent qu’être toûjours actuellement véritables, en quelques temps que ce ſoit, paſſé ou avenir, auquel on ſuppoſe qu’elles ſoient formées une autre fois par un Eſprit en qui ſe trouvent les Idées dont ces Propoſitions ſont compoſées. Car les noms étant ſuppoſez ſignifier toûjours les mêmes idées ; & les mêmes idées ayant conſtamment les mêmes rapports l’une avec l’autre, il eſt viſible que des Propoſitions qui étant formées ſur des Idées abſtraites, ſont une fois véritables, doivent être néceſſairement des véritez éternelles.


CHAPITRE XII.

Des Moyens d’augmenter notre Connoiſſance.


§. 1.La Connoiſſance ne vient pas des Maximes.
* Pracognisa.

CA été une opinion reçuë parmi les Savans, que les Maximes ſont les fondemens de toute connoiſſance, & que chaque Science en particulier eſt fondée ſur certaines choſes * déja connuës, d’où l’Entendement doit emprunter ſes prémiers rayons de lumiére, & par où il doit ſe conduire dans ſes recherches ſur les matiéres qui appartiennent à cette Science ; c’eſt pourquoi la grande routine des Ecoles a été de poſer, en commençant à traiter quelque matiére, une ou pluſieurs Maximes générales comme les fondemens ſur lesquels on doit bâtir la connoiſſance qu’on peut avoir ſur ce ſujet. Et ces Doctrines ainſi poſées pour fondement de quelque Science, ont été nommées Principes, comme étant les prémiéres choſes d’où nous devons commencer nos recherches, ſans remonter plus haut, comme nous l’avons déja remarqué.

§. 2.De l’occaſion de cette opinion. Une choſe qui apparemment a donné lieu à cette méthode dans les autres Sciences, ç’a été, je penſe, le bon ſuccès qu’elle ſemble avoir dans les Mathematiques qui ont été ainſi nommées par excellence du mot Grec Μαθήματα, qui ſignifie Choſes appriſes, exactement & parfaitement appriſes, cette Science ayant un plus grand dégré de certitude, de clarté, & d’évidence qu’aucune autre Science.

§. 3.La connoiſſance vient de la comparaiſon des Idées claires & diſtinctes. Mais je crois que quiconque conſidérera la choſe avec ſoin, avoûera que les grands progrès & la certitude de la Connoiſſance réelle où les hommes parviennent dans les Mathematiques, ne doivent point être attribuez à l’influence de ces Principes, & ne procedent point de quelque avantage particulier que produiſent deux ou trois Maximes générales qu’ils ont poſé au commencement, mais des idées claires, diſtinctes, & complettes qu’ils ont dans l’Eſprit, & du rapport d’égalité & d’inégalité qui eſt ſi évident entre quelques-unes de ces Idées, qu’ils le connoiſſent intuïtivement, par où ils ont un moyen de découvrir dans d’autres idées, & cela ſans le ſecours de ces Maximes. Car je vous prie, un jeune Garçon ne peut-il connoître qu’ayant reçu un ſou d’une perſonne qui lui en doit trois, & encore un ſou d’une autre perſonne qui lui doit auſſi trois ſous, le reſte de ces deux dettes eſt égal, ne peut-elle point, dis-je, connoître cela ſans en déduire la certitude de cette Maxime, que ſi de choſes égales vous en ôtez des choſes égales, ce qui reſte, eſt égal ; maxime dont elle n’a peut-être jamais ouï parler, ou qui ne s’eſt jamais préſentée à ſon Eſprit ? Je prie mon Lecteur de conſiderer ſur ce qui a été dit ailleurs, lequel des deux eſt connu le prémier & le plus clairement par la plûpart des hommes, un exemple particulier ou une Règle générale, & laquelle de ces deux choſes donne naiſſance à l’autre. Les Règles générales ne ſont autre choſe qu’une comparaiſon de nos Idées les plus générales & les plus abſtraites qui ſont un Ouvrage de l’Eſprit qui les forme & leur donne des noms pour avancer plus aiſément dans ſes Raiſonnemens, & renfermer toutes ſes différentes obſervations dans des termes d’une étenduë générale, & les réduire à de courtes Règles. Mais la Connoiſſance a commencé par des idées particuliéres ; c’eſt, dis-je, ſur ces idées qu’elle s’eſt établie dans l’Eſprit, quoi que dans la ſuite on n’y faſſe peut-être aucune reflexion ; car il eſt naturel à l’Eſprit, toûjours empreſſé à étendre ſes connoiſſances, d’aſſembler avec ſoin ces notions générales, & d’en faire un juſte uſage, qui eſt de décharger, par leur moyen, la Mémoire d’un tas embarraſſant d’idées particuliéres. En effet, qu’on prenne la peine de conſiderer comment Enfant ou quelque autre perſonne que ce ſoit, après avoir donné à ſon Corps le nom de Tout & à ſon petit doigt celui de partie, a une plus grande certitude que ſon Corps & ſon petit doigt, tout enſemble, ſont plus gros que ſon petit doigt tout ſeul, qu’il ne pouvoit avoir auparavant, ou quelle nouvelle connoiſſance peuvent lui donner ſur le ſujet de ſon Corps ces deux termes relatifs, qu’il ne puiſſe point avoir ſans eux ? Ne pourroit-il pas connoître que ſon Corps eſt plus gros que ſon petit doigt, ſi ſon Langage étoit ſi imparfait, qu’il n’eût point de termes relatifs tels que ceux de Tout & de partie ? Je demande encore, comment eſt-il plus certain, après avoir appris ces mots, que ſon Corps eſt un Tout & ſon petit doigt une partie, qu’il n’étoit ou ne pouvoit être certain que ſon Corps étoit plus gros que ſon petit doigt, avant que d’avoir appris ces termes ? Une perſonne peut avec autant de raiſon douter ou nier que ſon petit doigt ſoit une partie de ſon Corps, ſinon en le propoſant ſans néceſſité pour convaincre quelqu’un d’une vérité qu’il connoit déja. Car quiconque ne connoit pas certainement qu’une particule de Matiére avec une autre particule de Matiére qui lui eſt jointe, eſt plus groſſe qu’aucune des deux toute ſeule, ne ſera jamais capable de le connoître par le ſecours de ces deux termes relatifs Tout & partie, dont on compoſera telle Maxime qu’on voudra.

§. 4.Il eſt dangereux de bâtir ſur des Principes gratuits. Mais de quelque maniére que cela ſoit dans les Mathematiques ; qu’il ſoit plus clair de dire qu’en ôtant un pouce d’une ligne noire de deux pouces, & un pouce d’une Ligne rouge de deux pouces, le reſte des deux Lignes ſera égal, ou de dire que ſi de choſes égales vous en ôtez des choſes égales, le reſte ſera égal ; je laiſſe déterminer à quiconque voudra le faire, laquelle de ces deux Propoſitions eſt plus claire, & plûtôt connuë, cela n’étant d’aucune importance pour ce que j’ai préſentement en vûë. Ce que je dois faire en cet endroit, c’eſt d’examiner ſi, ſuppoſé que dans les Mathematiques le plus prompt moyen de parvenir à la Connoiſſance, ſoit de commencer par des Maximes générales, & d’en faire le fondement de nos recherches, c’eſt une voye bien ſûre de regarder les Principes qu’on établit dans quelque autre Science, comme autant de véritez inconteſtables, & ainſi de les recevoir ſans examen, & d’y adhérer ſans permettre qu’ils ſoient revoquez en doute, ſous prétexte que les Mathematiciens ont été ſi heureux ou ſi ſincéres que de n’en employer aucun qui ne fût évident par lui-même, & tout-à-fait inconteſtable. Si cela eſt, je ne vois pas ce que c’eſt qui pourroit ne point paſſer pour vérité dans la Morale, & n’être pas introduit & prouvé dans la Phyſique.

Qu’on reçoive comme certain & indubitable ce Principe de quelques Anciens Philoſophes, Que tout eſt Matiére, & qu’il n’y a aucune autre choſe, il ſera aiſé de voir par les Ecrits de quelques perſonnes qui de nos jours ont renouvellé ce Dogme, dans quelles conſéquences il nous engagera. Qu’on ſuppoſe avec Polemon que le Monde eſt Dieu, ou avec les Stoïciens que c’eſt l’Ether ou le Soleil, ou avec Anaximenès, que c’eſt l’Air ; quelle Théologie, quelle Religion, quel Culte aurons-nous ! tant il eſt vrai que rien ne peut être ſi dangereux que des Principes qu’on reçoit ſans les mettre en queſtion, ou ſans les examiner ; & ſur-tout s’ils intéreſſent la Morale qui a une ſi grande influence ſur la vie des hommes & qui donne un tour particulier à toutes leurs actions. Qui n’attendra avec raiſon une autre ſorte de vie d’Ariſtippe qui faiſoit conſiſter la félicité dans les Plaiſirs du Corps, que d’Antiſthene qui ſoûtenoit que la Vertu ſuffiſoit pour nous rendre heureux ? De même, celui qui avec Platon placera la Béatitude dans la connoiſſance de Dieu élevera ſon Eſprit à d’autres contemplations que ceux qui ne portent point leur vûë au delà de ce coin de Terre & des choſes périſſables qu’on y peut poſſeder. Celui qui poſera pour Principe avec Archelaüs, que le Juſte & l’Injuſte, l’Honnête & le Deshonnête ſont uniquement déterminez par les Loix & non pas par la Nature, aura ſans doute d’autres meſures du Bien & du Mal moral, que ceux qui reconnoiſſent que nous ſommes ſujets à des Obligations anterieures à toutes les Conſtitutions humaines.

§. 5.Ce n’eſt point un moyen certain de trouver la Vérité. Si donc des Principes, c’eſt-à-dire ceux qui paſſent pour tels, ne ſont pas certains, (ce que nous devons connoître par quelque moyen, afin de pouvoir diſtinguer les principes certains de ceux qui ſont douteux) mais le deviennent ſeulement à notre égard par un conſentement aveugle qui nous les faſſe recevoir en cette qualité, il eſt à craindre qu’ils nous égarent. Ainſi bien loin que les Principes nous conduiſent dans le chemin de la Vérité, ils ne ſerviront qu’à nous confirmer dans l’Erreur.

§. 6.Mais ce moyen conſiſte à comparer des Idées claires & completes ſous des noms fixes & déterminez. Mais comme la connoiſſance de la certitude des Principes, auſſi bien que de toute autre vérité, dépend uniquement de la perception que nous avons de la convenance ou de la diſconvenance de nos Idées, je ſuis ſûr, que le moyen d’augmenter nos Connoiſſances n’eſt pas de recevoir des Principes aveuglément & avec une foi implicite ; mais plûtôt, à ce que je croi, d’acquerir & de fixer dans notre Eſprit des idées claires, diſtinctes & completes, autant qu’on peut les avoir, & de leur aſſigner des noms propres & d’une ſignification conſtante. Et peut-être que par ce moyen, ſans nous faire aucun autre Principe que de conſiderer ces Idées, & de les comparer l’une avec l’autre, en trouvant leur convenance, leur diſconvenance, & leurs différens rapports, en ſuivant, dis-je, cette ſeule Règle, nous acquerrons plus de vrayes & claires connoiſſances qu’en épouſant certains Principes, & ne ſoûmettant ainſi notre Eſprit à la diſcretion d’autrui.

§. 7.La vraye méthode d’avancer la connoiſſance, c’eſt en conſiderant nos Idées abſtraites. C’eſt pourquoi, ſi nous voulons nous conduire en ceci ſelon les avis de la Raiſon, il faut que nous réglions la méthode que nous ſuivons dans nos recherches ſur les idées que nous examinons, & ſur la vérité que nous cherchons. Les véritez générales & certaines ne ſont fondées que ſur les rapports des Idées abſtraites. L’application de l’Eſprit, réglée par une bonne méthode, & accompagnée d’une grande pénétration qui lui faſſe trouver ces différens rapports, eſt le ſeul moyen de découvrir tout ce qui peut former avec vérité & avec certitude des Propoſitions générales ſur le ſujet de ces Idées. Et pour apprendre par quels dégrez on doit avancer dans cette recherche, il faut s’addreſſer aux Mathematiciens qui de commencemens fort clairs & fort faciles montent par de petits dégrez & par une enchainure continuée de raiſonnemens, à la découverte & à la démonſtration de Véritez qui paroiſſent d’abord au deſſus de la capacité humaine. L’Art de trouver des preuves, & ces méthodes admirables qu’ils ont inventées, pour démèler & mettre en ordre ces idées moyennes qui font voir démonſtrativement l’égalité ou l’inégalité des Quantitez qu’on ne peut joindre immédiatement enſemble, eſt ce qui a porté leurs connoiſſances ſi avant, & qui a produit des découvertes ſi étonnantes & ſi ineſperées. Mais de ſavoir ſi avec le temps on ne pourra point inventer quelque ſemblable Méthode à l’égard des autres idées, auſſi bien qu’à l’égard de celles qui appartiennent à la Grandeur, c’eſt ce que je ne veux point déterminer. Une choſe que je croi pouvoir aſſûrer, c’eſt que, ſi d’autres Idées qui ſont les eſſences réelles auſſi bien que les nominales de leurs Eſpèces, étoient examinées ſelon la méthode ordinaire aux Mathematiciens, elles conduiroient nos penſées plus loin & avec plus de clarté & d’évidence que nous ne ſommes peut-être portez à nous le figurer.

§. 8.Par cette méthode la Morale peut être portée à un plus grand degré d’évidence.
* §. 18. &c.
C’eſt ce qui m’a donné la hardieſſe d’avancer cette conjecture qu’on a vû dans le Chapitre III. * de ce dernier Livre, ſavoir, Que la Morale eſt auſſi capable de Démonſtration que les Mathematiques. Car les idées ſur qui roule la Morale, étant toutes des Eſſences réelles, & de telle nature qu’elles ont entr’elles, ſi je ne me trompe, une connexion & une convenance qu’on peut découvrir, il s’enſuit de là qu’auſſi avant que nous pourrons trouver les rapports de ces Idées, nous ſerons juſque-là en poſſeſſion d’autant de véritez certaines, réelles, & générales : & je ſuis ſûr qu’en ſuivant une bonne méthode on pourroit porter une grande partie de la Morale à un tel dégré d’évidence & de certitude, qu’un homme attentif, & judicieux n’y pourroit trouver non plus de ſujet de douter que dans les Propoſitions de Mathematique qui lui ont été démontrées.

§. 9.Pour la connoiſſance des Corps, on ne peut y faire des progrès que par l’Expérience. Mais dans la recherche que nous faiſons pour perfectionner la connoiſſance que nous pouvons avoir des Subſtances, le manque d’Idées néceſſaires pour ſuivre cette méthode nous oblige de prendre un tout autre chemin. Ici nous n’augmentons pas notre Connoiſſance comme dans les Modes (dont les Idées abſtraites ſont les Eſſences réelles auſſi bien que les nominales) en contemplant nos propres Idées, & en conſiderant leurs rapports & leurs correſpondances qui dans les Subſtances ne nous ſont pas d’un grand ſecours, par les raiſons que j’ai propoſées au long dans un autre endroit de cet Ouvrage. D’où il s’enſuit évidemment, à mon avis, que les Subſtances ne nous fourniſſent pas beaucoup de Connoiſſances générales, & que la ſimple contemplation de leurs Idées abſtraites ne nous conduira pas fort avant dans la recherche de la Vérité & de la Certitude. Que faut-il donc que nous faſſions pour augmenter notre Connoiſſance à l’égard des Etres ſubſtantiels ? Nous devons prendre ici une route directement contraire ; car n’ayant aucune idée de leurs eſſences réelles nous ſommes obligez de conſiderer les choſes mêmes telles qu’elles exiſtent, au lieu de conſulter nos propres penſées. L’Expérience doit m’inſtruire en cette occaſion de ce que la Raiſon ne ſauroit m’apprendre ; & ce n’eſt que par des expériences que je puis connoître certainement quelles autres Qualitez coëxiſtent avec celles de mon Idée complexe, ſi par exemple, ce Corps jaune, peſant, fuſible, que j’appelle Or, eſt malléable, ou non ; laquelle expérience de quelque maniére qu’elle réuſſiſſe ſur le Corps particulier que j’examine, ne me rend pas certain qu’il en eſt de même dans tout autre Corps jaune, peſant, fuſible, excepté celui ſur qui j’ai fait l’épreuve. Parce que ce n’eſt point une conſéquence qui découle, en aucune maniére, de mon Idée complexe ; la néceſſité ou l’incompatibilité de la malléabilité n’ayant aucune connexion viſible avec la combinaiſon de cette couleur, de cette peſanteur, de cette fuſibilité dans aucun Corps. Ce que je viens de dire ici de l’eſſence nominale de l’Or, en ſuppoſant qu’elle conſiſte en un Corps d’une telle couleur déterminée, d’une telle peſanteur & fuſibilité, ſe trouvera véritable, ſi l’on y ajoûte la malléabilité, la fixité, & la capacité d’être diſſous dans l’Eau Regale. Les Raiſonnemens que nous déduirons de ces Idées ne nous ſervirons pas beaucoup à découvrir certainement d'autres Propriétez dans les Maſſes de matiére où l’on peut trouver toutes celles-ci. Comme les autres propriétez de ces Corps ne dépendent point de ces derniéres, mais d’une eſſence réelle inconnuë, d’où celles-ci dépendent auſſi, nous ne pouvons point les découvrir par leur moyen. Nous ne ſaurions aller au delà de ce que les Idées ſimples de notre eſſence nominale peuvent nous faire connoître, ce qui n’eſt guere au delà d’elles-mêmes ; & par conſéquent, ces Idées ne peuvent nous fournir qu’un très-petit nombre de véritez certaines, univerſelles, & utiles. Car ayant trouvé par expérience que cette piéce particuliére de Matiére eſt malléable auſſi bien que toutes les autres de cette couleur, de cette peſanteur, & de cette fuſibilité, dont j’aye jamais fait l’épreuve, peut-être qu’à préſent la malleabilité fait auſſi une partie de mon Idée complexe, une partie de mon eſſence nominale de l’Or. Mais quoi que par-là je faſſe entrer dans mon idée complexe à laquelle j’attache le nom d’Or, plus d’idées ſimples qu’auparavant, cependant comme cette idée ne renferme pas l’eſſence réelle d’aucune Eſpèce de Corps, elle ne me ſert point à connoître certainement le reſte des propriétez de Corps, qu’autant que ces propriétez ont une connexion viſible avec quelques-unes des idées ou avec toutes les idées ſimples qui conſtituent mon Eſſence nominale : je dis connoître certainement, car peut-être qu’elle peut nous aider à imaginer par conjecture quelque autre Propriété. Par exemple, je ne ſaurois être certain par l’idée complexe de l’Or que je viens de propoſer, ſi l’Or eſt fixe ou non, parce que ne pouvant découvrir aucune connexion ou incompatibilité néceſſaire entre l’idée complexe d’un Corps jaune, peſant, fuſible & malléable, entre ces Qualitez, dis-je, & celle de la fixité, de ſorte que je puiſſe connoître certainement, que dans quelque Corps que ſe trouvent ces Qualitez-là, il ſoit aſſûré que la fixité y eſt auſſi, pour parvenir à une entiére certitude ſur ce point, je dois encore recourir à l’Expérience ; & auſſi loin qu’elle s’étend, je puis avoir une connoiſſance certaine, & non au delà.

§. 10.Cela peut nous procurer des commoditez, & non une connoiſſance générale. Je ne nie pas qu’un homme accoûtumé à faire des Expériences raiſonnables & réguliéres ſoit capable de pénétrer plus avant dans la nature des Corps, & de former des conjectures plus juſtes ſur leurs propriétez encore inconnuës, qu’une perſonne qui n’a jamais ſongé à examiner ces Corps ; mais pourtant ce n’eſt, comme j’ai déja dit, que Jugement & opinion, & non Connoiſſance & certitude. Cette voye d’acquerir de la connoiſſance ſur le ſujet des Subſtances & de l’augmenter par le ſeul ſecours de l’Expérience & de l’Hiſtoire, qui eſt tout ce que nous pouvons obtenir de la foibleſſe de nos Facultez dans l’état de médiocrité où elles ſe trouvent dans cette vie ; cela, dis-je, me fait croire que la Phyſique n’eſt pas capable de devenir une Science entre nos mains. Je m’imagine que nous ne pouvons arriver qu’à une fort petite connoiſſance générale touchant les Eſpèces des Corps & leurs différentes propriétez. Quant aux Expériences & aux Obſervations Hiſtoriques, elles peuvent nous ſervir par rapport à la commodité & à la ſanté de nos Corps, & par-là augmenter le fonds des commoditez de la vie, mais je doute que nos talents aillent au delà ; & je m’imagine que nos Facultez ſont incapables d’étendre plus loin nos Connoiſſances.

§. 11.Nous ſommes faits pour cultiver les Connoiſſances Morales, & les Arts néceſſaires à cette vie. Il eſt naturel de conclurre de là, que, puiſque nos Facultez ne ſont pas capables de nous faire diſcerner la fabrique intérieure & les eſſences réelles des Corps, quoi qu’elles nous découvrent évidemment l’exiſtence d’un Dieu, & qu’elles nous donnent une aſſez grande connoiſſance de nous-mêmes pour nous inſtruire de nos Devoirs & de nos plus grands intérêts, il nous ſiéroit bien, en qualité de Créatures raiſonnables, d’appliquer les Facultez dont Dieu nous a enrichis, aux choſes auxquelles elles ſont le plus propres, & de ſuivre la direction de la Nature, où il ſemble qu’elle veut nous conduire. Il eſt, dis-je, raiſonnable de conclurre de là que notre véritable occupation conſiſte dans ces recherches & dans cette eſpèce de connoiſſance qui eſt plus proportionnée à notre capacité naturelle & d’où dépend notre plus grand intérêt, je veux dire notre condition dans l’éternité. Je crois donc être en droit d’inferer de là, que la Morale eſt la propre Science & la grande affaire des hommes en général, qui ſont intereſſez à chercher le ſouverain Bien, & qui ſont propres à cette recherche, comme d’autre part différens Arts qui regardent différentes parties de la Nature, ſont le partage & le talent des Particuliers, qui doivent s’y appliquer pour l’uſage ordinaire de la vie & pour leur propre ſubſiſtance dans ce Monde. Pour voir d’une maniére inconteſtable de quelle conſéquence pour être pour la vie humaine la découverte & les propriétez d’un ſeul Corps naturel, il ne faut que jetter les yeux ſur le vaſte Continent de l’Amerique, où l’ignorance des Arts les plus utiles, & le défaut de la plus grande partie des commoditez de la vie, dans un Païs où la Nature a répandu abondamment toutes ſortes de biens, viennent, je penſe, de ce que ces Peuples ignoroient ce qu’on peut trouver dans une Pierre fort commune & très-peu eſtimée, je veux dire le Fer. Et quelle que ſoit l’idée que nous avons de la beauté de notre genie ou de la perfection de nos Lumiéres dans cet endroit de la Terre où la Connoiſſance & l’Abondance ſemblent ſe diſputer le prémier rang, cependant quiconque voudra prendre la peine de conſiderer la choſe de près, ſera convaincu que ſi l’uſage du Fer étoit perdu parmi nous, nous ſerions en peu de ſiécles inévitablement réduits à la néceſſité & à l’ignorance des anciens Sauvages de l’Amérique, dont les talents naturels & les proviſions néceſſaires à la vie ne ſont pas moins conſiderables que parmi les Nations les plus floriſſantes & les plus polies. De ſorte que celui qui a le prémier fait connoître l’uſage de ce ſeul Metal dont on fait ſi peu de cas, peut être juſtement appellé le Pére des Arts & l’Auteur de l’Abondance.

§. 12.Nous devons nous garder des Hypotheſes & des faux principes. Je ne voudrois pourtant pas qu’on crût que je mépriſe ou que je diſſuade l’étude de la Nature. Je conviens ſans peine que la contemplation de ſes Ouvrages nous donne ſujet d’admirer, d’adorer & de glorifier leur Auteur, & que ſi cette étude eſt dirigée comme il faut, elle peut être d’une plus grande utilité au Genre Humain que les Monumens de la plus inſigne Charité, qui ont été élevez à grands frais par les Fondateurs des Hôpitaux. Celui qui inventa l’imprimerie, qui découvrit l’uſage de la Bouſſole, ou qui fit connoître publiquement la vertu & le véritable uſage du Quinquina, a plus contribué à la propagation de la Connoiſſance, à l’avancement des commoditez utiles à la vie, & a ſauvé plus de gens du tombeau que ceux qui ont bâti des Colleges, des ([28]) Manufactures, & des Hôpitaux. Tout ce que je prétens dire, c’eſt que nous ne devons pas être trop promptes à nous figurer que nous avons acquis, ou que nous pouvons acquerir de la Connoiſſance où il n’y a aucune connoiſſance à eſpérer, ou bien par des voyes qui ne peuvent point nous y conduire, & que nous ne devrions pas prendre des Syſtêmes douteux pour des Sciences complettes, ni des notions inintelligibles pour des démonſtrations parfaites. Sur la connoiſſance des Corps nous devons nous contenter de tirer ce que nous pouvons des Expériences particuliéres ; puiſque nous ne ſaurions former un Syſtême complet ſur la découverte de leurs eſſences réelles, & raſſembler en un tas la nature & les propriétez de toute l’Eſpèce. Lorſque nos recherches roulent ſur une coëxiſtence ou une impoſſibilité de coëxiſter que nous ne ſaurions découvrir par la conſideration de nos Idées, il faut que l’Expérience, les Obſervations & l’Hiſtoire Naturelle nous faſſent entrer en détail & par le ſecours de nos Sens dans la connoiſſance des Subſtances Corporelles. Nous devons, dis-je, acquerir la connoiſſance des Corps par le moyen de nos Sens, diverſement occupez à obſerver leurs Qualitez, & les différentes maniéres dont ils operent l’un ſur l’autre. Quant aux Eſprits ſeparez nous ne devons eſpérer d’en ſavoir que ce que la Revelation nous en enſeigne. Qui conſiderera combien les Maximes générales, les Principes avancez gratuitement, & les Hypotheſes faites à plaiſir ont peu ſervi à avancer la véritable Connoiſſance, & à ſatiſfaire les gens raiſonnables dans les recherches qu’ils ont voulu faire pour étendre leurs lumiéres, combien l’application qu’on en a fait dans cette vûë, a peu contribué pendant pluſieurs ſiécles conſécutifs, à avancer les hommes dans la connoiſſance de la Phyſique, n’aura pas de peine à reconnoître que nous avons ſujet de remercier ceux qui dans ce dernier ſiecle ont pris une autre route, & nous ont tracé un chemin, qui, s’il ne conduit pas ſi aiſément à une docte Ignorance, mène plus ſûrement à des Connoiſſances utiles.

§. 13.Véritable uſage des Hypotheſes. Ce n’eſt pas que pour expliquer des Phénomenes de la Nature nous ne puiſſions nous ſervir de quelque Hypotheſe probable, quelle qu’elle ſoit ; car les Hypotheſes qui ſont bien faites, ſont au moins d’un grand ſecours à la Mémoire, & nous conduiſent quelquefois à de nouvelles découvertes. Ce que je veux dire, c’eſt que nous n’en devons embraſſer aucune trop promptement (ce que l’eſprit de l’Homme eſt fort porté à faire parce qu’il voudroit toûjours pénétrer dans les Cauſes des choſes, & avoir des Principes ſur leſquels il pût s’appuyer juſqu’à ce que nous ayions exactement examiné les cas particuliers, & fait pluſieurs expériences dans la choſe que nous voudrions expliquer par le ſecours de notre Hypotheſe, & que nous ayions vû ſi elle conviendra à tous ces cas ; ſi nos Principes s’étendent à tous les Phénomenes de la Nature, & ne ſont pas auſſi incompatibles avec l’un, qu’ils ſemblent propres à expliquer l’autre. Et enfin, nous devons prendre garde, que le nom de Principe ne nous faſſe illuſion, & ne nous impoſe en nous faiſant recevoir comme une vérité inconteſtable ce qui n’eſt tout au plus qu’une conjecture fort incertaine, telles que ſont la plûpart des Hypotheſes qu’on fait dans la Phyſique, j’ai penſé dire toute ſans exception.

§. 14.Avoir des Idées claires & diſtinctes avec des noms fixes & trouver d’autres Idées qui puiſſent montrer leur convenance ou leur diſconvenance, ce ſont les moyens d’étendre nos Connoiſſances. Mais ſoit que la Phyſique ſoit capable de certitude ou non, il me ſemble que voici en abregé les deux moyens d’étendre notre Connoiſſance autant que nous ſommes capables de le faire.

I. Le prémier eſt d’acquerir & d’établir dans notre Eſprit des Idées déterminées des choſes dont nous avons des noms généraux ou ſpécifiques, ou du moins de toutes celles que nous voulons conſidérer, & ſur leſquelles nous voulons raiſonner & augmenter notre Connoiſſance. Que ſi ce ſont des Idées ſpécifiques de Subſtances, nous devons tâcher de les rendre auſſi completes que nous pouvons ; par où j’entens que nous devons réunir autant d’Idées ſimples qui étant obſervées exiſter conſtamment enſemble, peuvent parfaitement déterminer l’Eſpèce ; & chacune de ces Idées ſimples qui conſtituent notre Idée complexe, doit être claire & diſtincte dans notre Eſprit. Car comme il eſt viſible que notre Connoiſſance ne ſauroit s’étendre au delà de nos Idées, tant que nos idées ſont imparfaites, confuſes ou obſcures, nous ne pouvons point prétendre avoir une connoiſſance certaine, parfaite, ou évidente.

II. Le ſecond moyen c’eſt l’art de trouver des Idées moyennes qui nous puiſſent faire voir la convenance ou l’incompatibilité des autres Idées qu’on ne peut comparer immédiatement.

§. 15.Les Mathematiques en ſont un exemple. Que ce ſoit en mettant ces deux moyens en pratique, & non en ſe repoſant ſur des Maximes & en tirant des conſéquences de quelques Propoſitions générales, que conſiſte la véritable méthode d’avancer notre Connoiſſance à l’égard des autres Modes, outre ceux de la Quantité, c’eſt ce que paroîtra aiſément à quiconque fera reflexion ſur la connoiſſance qu’on acquiert dans les Mathematiques ; où nous trouverons prémiérement, que quiconque n’a pas une idée claire & parfaite des Angles ou des Figures ſur quoi il deſire de connoître quelque choſe, eſt dès-là entierement incapable d’aucune connoiſſance ſur leur ſujet. Suppoſez qu’un n’ait pas une idée exacte & parfaite d’un Angle droit, d’un Scalene ou d’un Trapeze, il eſt hors de doute qu’il ſe tourmentera en vain à former quelque Démonſtration ſur le ſujet de ces Figures. D’ailleurs, il eſt évident que ce n’eſt pas l’influence de ces Maximes qu’on prend pour Principes dans les Mathematiques, qui a conduit les Maîtres de cette Science dans les découvertes étonnantes qu’ils y ont faites. Qu’un homme de bon ſens vienne à connoître auſſi parfaitement qu’il eſt poſſible, toutes ces Maximes dont on ſe ſert généralement dans les Mathematiques ; qu’il en conſidere l’étenduë & les conſéquences tant qu’il voudra, je croi qu’à peine il pourra jamais venir à connoître par leur ſecours ; Que dans un Triangle rectangle le quarré de l’Hypothenuſe eſt égal au quarré des deux autres côtez. Et lorſqu’un homme a découvert la vérité de cette Propoſition, je ne penſe pas que ce qui l’a conduit dans cette démonſtration, ſoit la connoiſſance de ces Maximes, Le Tout eſt plus grand que toutes ſes parties, &, Si de choſes égales vous en ôtez des choſes égales, le reſte ſera égal, car je m’imagine qu’on pourroit ruminer long-temps ces Axiomes ſans voir jamais plus clair dans les Véritez Mathematiques. Lorſque l’Eſprit a commencé d’acquerir la connoiſſance de ces ſortes de Véritez, il a eu devant lui des Objets, & des vuës bien differentes de ces Maximes, & que des gens à qui ces Maximes ne ſont pas inconnuës, mais qui ignorent la méthode de ceux qui ont les premiers découvert ces Véritez, ne ſauroient jamais aſſez admirer. Et qui ſait ſi pour étendre nos Connoiſſances dans les autres Sciences, on n’inventera point un jour quelque Méthode qui ſoit du même uſage que l’Algebre dans les Mathematiques, par le moyen de laquelle on trouve ſi promptement des Idées de Quantité pour en meſurer d’autres, dont on ne pourroit connoître autrement l’égalité ou la proportion qu’avec une extrême peine, ou qu’on ne connoîtroit peut-être jamais ?


CHAPITRE XIII.

Autres Conſiderations ſur notre Connoiſſance.


§. 1.Notre Connoiſſance eſt en partie néceſſaire, & en partie volontaire.
NOtre Connoiſſance a beaucoup de conformité avec notre Vûë par cet endroit (auſſi bien qu’à d’autres égards) qu’elle n’eſt, ni entiérement néceſſaire, ni entiérement volontaire. Si notre Connoiſſance étoit tout-à-fait néceſſaire, non ſeulement toute la connoiſſance des hommes ſeroit égale, mais encore chaque homme connoîtroit tout ce qui pourroit être connu ; & ſi la Connoiſſance étoit entiérement volontaire, il y a des gens qui s’en mettent ſi peu en peine, ou qui en font ſi peu de cas, qu’ils en auroient très-peu, ou n’en auroient abſolument point. Les hommes qui ont des Sens, ne peuvent que recevoir quelques Idées par leur moyen ; & s’ils ont la faculté de diſtinguer les Objets, ils ne peuvent qu’appercevoir la convenance ou la diſconvenance que quelques-unes de ces Idées ont entre elles ; tout de même que celui qui a des yeux, s’il veut les ouvrir en plein jour, ne peut que voir quelques Objets, & reconnoître de la différence entre eux. Mais quoi qu’un homme qui a les yeux ouverts à la Lumiére, ne puiſſe éviter de voir, il y a pourtant certains Objets vers leſquels il dépend de lui de tourner les yeux, s’il veut. Par exemple, il peut avoir à ſa diſpoſition un Livre qui contienne des Peintures & des Diſcours, capables de lui plairre & de l’inſtruire, mais il peut n’avoir jamais envie de l’ouvrir, & ne prendre jamais la peine d’y jetter les yeux deſſus.

§. 2.L’application eſt volontaire, mais nous connoiſſons les choſes comme elles ſont, non comme il nous plaît. Une autre choſe qui eſt au pouvoir d’un homme, c’eſt qu’encore qu’il tourne quelquefois les yeux vers un certain objet, il eſt pourtant en liberté de le conſiderer curieuſement & de s’attacher avec une extrême application à y remarquer exactement tout ce qu’on y peut voir. Mais du reſte il ne peut voir ce qu’il voit, autrement qu’il ne fait. Il ne dépend point de ſa Volonté de voir noir ce qui lui paroit jaune, ni de ſe perſuader que ce qui l’échaude actuellement eſt froid. La Terre ne lui paroîtra pas ornée de Fleurs ni les Champs couverts de verdure toutes les fois qu’il le ſouhaitera ; & ſi pendant l’hyver il vient à regarder la campagne, il ne peut s’empêcher de la voir couverte de gelée blanche. Il en eſt juſtement de même à l’égard de notre Entendement ; tout ce qu’il y a de volontaire dans notre Connoiſſance, c’eſt d’appliquer quelques-unes de nos Facultez à telle ou à telle eſpèce d’Objets, ou de les en éloigner, & de conſiderer ces Objets avec plus ou moins d’exactitude. Mais ces Facultez une fois appliquées à cette contemplation, notre Volonté n’a plus la puiſſance de déterminer la Connoiſſance de l’Eſprit d’une maniére ou d’autre. Cet effet eſt uniquement produit par les Objets mêmes, juſqu’où ils ſont clairement découverts. C’eſt pourquoi tant que les Sens d’une Perſonne ſont affectez par des Objets extérieurs, juſque-là ſon Eſprit ne peut que recevoir les idées qui lui ſont préſentées par ce moyen, & être aſſûré de l’exiſtence de quelque choſe qui eſt hors de lui ; & tant que les penſées des hommes ſont appliquées à conſiderer leurs propres idées déterminées, ils ne peuvent qu’obſerver en quelque dégré la convenance & la diſconvenance qui ſe peut trouver entre quelques-unes de ces Idées, ce qui juſque-là eſt une véritable Connoiſſance ; s’ils ont des noms pour déſigner les idées qu’ils ont ainſi conſiderées, ils ne peuvent qu’être aſſûrez de la vérité des Propoſitions qui expriment la convenance ou la diſconvenance qu’ils apperçoivent entre ces Idées, & être certainement convaincus de ces Véritez. Car un homme ne peut s’empêcher de voir ce qu’il voit, ni éviter de connoître qu’il apperçoit ce qu’il apperçoit effectivement.

§. 3.Exemple dans les Nombres. Ainſi, celui qui a acquis les idées des Nombres & a pris la peine de comparer, un, deux, & trois avec ſix, ne peut s’empêcher de connoître qu’ils ſont égaux. Celui qui a acquis l’idée d’un Triangle, & a trouvé le moyen de meſurer ſes Angles & leur grandeur, eſt aſſûré que ſes trois Angles ſont égaux à deux Droits ; & il n’en peut non plus douter que de la vérité de cette Propoſition, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas.

DeEt dans la Religion naturelle. même, celui qui a l’idée d’un Etre Intelligent, mais foible & fragile, formé par un autre dont il dépend, qui eſt éternel, tout-puiſſant, parfaitement ſage, & parfaitement bon, connoîtra auſſi certainement que l’Homme doit honorer Dieu, le craindre, & lui obeïr, qu’il eſt aſſuré que le Soleil luit quand il le voit actuellement. Car s’il a ſeulement dans ſon Eſprit des idées de ces deux ſortes d’Etres, & qu’il veuille s’appliquer à les conſiderer, il trouvera auſſi certainement que l’Etre inferieur, fini & dépendant eſt dans l’obligation d’obeïr à l’Etre ſupérieur & infini, qu’il eſt certain de trouver que trois, quatre & ſept font moins que quinze, s’il veut conſiderer & calculer ces Nombres ; & il ne ſauroit être aſſûré par un temps ſerein, que le Soleil eſt levé en plein Midi, s’il veut ouvrir ſes yeux & les tourner du côté de cet Aſtre. Mais quelque certaines & claires ſoient ces véritez, celui qui ne voudra jamais prendre la peine d’employer ſes Facultez comme il devroit, pour s’en inſtruire, pourra pourtant en ignorer quelqu’une, ou toutes enſemble.


CHAPITRE XIV.

Du Jugement.


§. 1.Notre Connoiſſance étant fort bornée, nous avons beſoin de quelque autre choſe.
LEs Facultez Intellectuelles n’ayant pas été ſeulement données à l’Homme pour la ſpeculation, mais auſſi pour la conduite de ſa vie, l’Homme ſeroit dans un triſte état, s’il ne pouvoit tirer du ſecours pour cette direction que des choſes qui ſont fondées ſur la certitude d’une véritable connoiſſance ; car cette eſpèce de connoiſſance reſſerrée dans des bornes fort étroites, comme nous avons déja vû, il ſe trouveroit ſouvent dans de parfaites ténèbres, & tout-à-fait indéterminé dans la plûpart des actions de ſa vie, s’il n’avoit rien pour ſe conduire dès qu’une Connoiſſance claire & certaine viendroit à lui manquer. Quiconque ne voudra manger qu’après avoir vû démonſtrativement qu’une telle viande le nourrira, & quiconque ne voudra agir qu’après avoir connu infailliblement que l’affaire qu’il doit entreprendre, ſera ſuivie d’un heureux ſuccès, n’aura guere autre choſe à faire qu’à ſe tenir en repos & à périr en peu de temps.

§. 2.Quel uſage on doit faire de ce crépuſcule où nous ſommes dans ce Monde. C’eſt pourquoi comme Dieu a expoſé certaines choſes à nos yeux avec une entiére évidence, & qu’il nous a donné quelques connoiſſances certaines, quoi que réduites à un très-petit nombre, en comparaiſon de tout ce que des Créatures Intellectuelles peuvent comprendre, & dont celles-là ſont apparemment comme des Avant-goûts, par où il nous veut porter à deſirer & à rechercher un meilleur état : il ne nous a fourni auſſi, par rapport à la plus grande partie des choſes qui regardent nos propres intérêts, qu’une lumiére obſcure, & un ſimple crepuſcule de probabilité, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, conforme à l’état de médiocrité & d’épreuve où il lui a plû de nous mettre dans ce Monde ; afin de reprimer par-là notre préſomption & la confiance exceſſive que nous avons en nous-mêmes, en nous faiſant voir ſenſiblement par une Expérience journaliére combien notre Eſprit eſt borné & ſujet à l’erreur ; Vérité dont la conviction peut nous être un avertiſſement continuel d’employer les jours de notre Pelerinage à chercher & à ſuivre avec tout le ſoin & toute l’induſtrie dont nous ſommes capables, le chemin qui peut nous conduire à un état beaucoup plus parfait. Car rien n’eſt plus raiſonnable que de penſer, (quand bien la Revelation ſe tairoit ſur cet article) que, ſelon que les hommes font valoir les talens que Dieu leur a donné dans ce Monde ils recevront leur récompenſe ſur la fin du Jour, lorsque le Soleil ſera couché pour eux, & que la Nuit aura terminé leurs travaux.

§. 3.Le Jugement ſupplée au défaut de la Connoiſſance. La Faculté que Dieu a donné à l’homme pour ſuppléer au défaut d’une Connoiſſance claire & certaine dans des cas où l’on ne peut l’obtenir, c’eſt le Jugement, par où l’Eſprit ſuppoſe que ſes Idées conviennent ou disconviennent, ou ce qui eſt la même choſe, qu’une Propoſition eſt vraye ou fauſſe, ſans appercevoir une évidence démonſtrative dans les preuves. L’Eſprit met ſouvent en uſage ce Jugement par néceſſité, dans des rencontres où l’on ne peut avoir des preuves démonſtratives & une connoiſſance certaine ; & quelquefois auſſi il y a recours par négligence, faute d’addreſſe, ou par précipitation, lors même qu’on peut trouver des preuves démonſtratives & certaines. Souvent les hommes ne s’arrêtent pas pour examiner avec ſoin la convenance ou la disconvenance de deux Idées qu’ils ſouhaitent ou qu’ils ſont intereſſez de connoître ; mais incapables du dégré d’attention qui eſt requis dans une longue ſuite de gradations, ou de différer quelque temps à ſe déterminer, ils jettent légerement les yeux deſſus, ou négligent entierement d’en chercher les preuves ; & ainſi ſans découvrir la Démonſtration ils décident de la convenance ou de la disconvenance de deux Idées à vûë de païs, ſi j’oſe ainſi dire, & comme elles paroiſſent conſiderées en éloignement, ſuppoſant qu’elles conviennent ou disconviennent, ſelon qu’il leur paroît plus vraiſemblable, après un ſi leger examen. Lorsque cette Faculté s’exerce immédiatement ſur les Choſes, on le nomme Jugement, & lorsqu’elle roule ſur des Véritez exprimées par des paroles, on l’appelle plus communément Aſſentiment ou Diſſentiment ; & comme c’eſt-là la voye la plus ordinaire dont l’Eſprit a occaſion d’employer cette Faculté, j’en parlerai ſous ces noms-là comme moins ſujets à équivoque dans notre Langue.

§. 4.Le Jugement conſiſte à préſumer que les choſes ſont d’une certaine maniére, ſans l’appercevoir certainement. Ainſi l’Eſprit a deux Facultez qui s’exercent ſur la Vérité & ſur la Fauſſeté.

La prémiére eſt la Connoiſſance par où l’Eſprit apperçoit certainement & eſt indubitablement convaincu de la convenance ou de la disconvenance qui eſt entre deux Idées.

La ſeconde eſt le Jugement qui conſiſte à joindre des Idées dans l’Eſprit, ou à les ſeparer l’une de l’autre, lorsqu’on ne voit pas qu’il y ait entr’elles une convenance ou disconvenance certaine, mais qu’on le préſume, c’eſt-à-dire, ſelon ce qu’emporte ce mot, lorsqu’on le prend ainſi avant qu’il paroiſſe certainement. Et ſi l’Eſprit unit ou ſepare les Idées, ſelon qu’elles ſont dans la réalité des choſes, c’eſt un Jugement droit.



CHAPITRE XV.

De la Probabilité.


§. 1.La Probabilité eſt l’apparence de la convenance ſur des preuves qui ne ſont pas infaillibles.
COmme la Démonſtration conſiſte à montrer la convenance ou la disconvenance de deux Idées, par l’intervention d’une ou de pluſieurs preuves qui ont entr’elles une liaiſon conſtante, immuable, & viſible ; de même la Probabilité n’eſt autre choſe que l’apparence d’une telle convenance ou disconvenance par l’intervention de preuves dont la connexion n’eſt point conſtante & immuable, ou du moins n’eſt pas apperçuë comme telle, mais eſt ou paroît être ainſi, le plus ſouvent, & ſuffit pour porter l’Eſprit à juger que la Propoſition eſt vraye ou fauſſe plûtôt que le contraire. Par exemple, dans la Démonſtration de cette vérité, Les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, un homme apperçoit la connexion certaine & immuable d’égalité qui eſt entre les trois Angles d’un Triangle, & les Idées moyennes dont on ſe ſert pour prouver leur égalité à deux Droits ; & ainſi, par une connoiſſance intuitive de la convenance de ou de la disconvenance des Idées moyennes qu’on employe dans chaque dégré de la déduction, toute la ſuite ſe trouve accompagnée d’une évidence qui montre clairement la convenance ou la disconvenance de ces trois Angles en égalité à deux Droits : & par ce moyen il y a une connoiſſance certaine que cela eſt ainſi. Mais un autre homme qui n’a jamais pris la peine de conſiderer cette Démonſtration, entendant affirmer à un Mathematicien, homme de poids, que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, y donne ſon conſentement, c’eſt-à-dire, le reçoit pour véritable : auquel cas le fondement de ſon Aſſentiment, c’eſt la Probabilité de la choſe, dont la preuve eſt pour l’ordinaire accompagnée de la vérité, l’homme ſur le témoignage duquel il reçoit, n’ayant pas accoûtumé d’affirmer une choſe qui ſoit contraire à ſa connoiſſance ou au deſſus de ſa connoiſſance, & ſur-tout dans ces ſortes de matiéres. Ainſi, ce qui lui fait donner ſon conſentement à cette Propoſition, Que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, ce qui l’oblige à ſuppoſer de la convenance entre ces Idées ſans connoître qu’elles conviennent effectivement, c’eſt la veracité de celui qui parle, laquelle il a ſouvent éprouvée en d’autres rencontres, ou qu’il ſuppoſe dans celle-ci.

§. 2.La Probabilité ſupplée au défaut de Connoiſſance. Parce que notre Connoiſſance eſt reſſerrée dans des bornes fort étroites, comme on l’a déja montré, & que nous ne ſommes pas aſſez heureux pour trouver certainement la vérité en chaque Choſe que nous avons occaſion de conſiderer ; la plûpart des Propoſitions qui ſont l’objet de nos penſées, de nos raiſonnemens, de nos diſcours, & même de nos actions, ſont telles que nous ne pouvons pas avoir une connoiſſance indubitable de leur vérité. Cependant, il en a quelques-unes qui approchent ſi fort que nous leur donnons notre aſſentiment avec autant d’aſſûrance, & que nous agiſſons avec autant de fermeté en vertu de cet aſſentiment, que ſi elles étoient démontrées d’une maniére infaillible, & que nous en euſſions une connoiſſance parfaite & certaine. Mais parce qu’il y a en cela des dégrez depuis ce qui eſt le plus près de la Certitude & de la Démonſtration juſqu’à ce qui eſt contraire à toute vraiſemblance & près des confins de l’impoſſible, & qu’il y a auſſi des dégrez d’Aſſentiment depuis une peine Aſſûrance juſqu’à la conjecture, au doute, & à la défiance ; je vais conſiderer préſentement (après avoir trouvé, ſi je ne me trompe, les bornes de la Connoiſſance & de la Certitude humaine) quels ſont les différens dégrez & fondemens de la Probabilité, & de ce qu’on nomme Foi ou Aſſentiment.

§. 3.Parce qu’elle nous fait préſumer que les choſes ſont véritables, avant que nous connoiſſions qu’elles le ſoient. La Probabilité eſt la vraiſemblance qu’il y a qu’une choſe eſt véritable, ce terme même déſignant une Propoſition pour la confirmation de laquelle il y a des preuves propres à la faire paſſer ou recevoir pour véritable. La maniére dont l’Eſprit reçoit ces ſortes de propoſitions, eſt ce qu’on nomme croyance, aſſentiment ou opinion ; ce qui conſiſte à recevoir une Propoſition pour véritable ſur des preuves qui nous perſuadent actuellement de la recevoir comme véritable, ſans que nous ayions une connoiſſance certaine qu’elle le ſoit effectivement. Et la différence entre la Probabilité & la Certitude, entre la Foi & la Connoiſſance, conſiſte en ce que dans toutes les parties de la Connoiſſance, il y a intuition, de ſorte que châque Idée immédiate, chaque partie de la deduction a une liaiſon viſible & certaine, au lieu qu’à l’égard de ce qu’on nomme croyance, ce qui me fait croire, eſt quelque choſe d’étranger à ce que je croi, quelque choſe qui n’y eſt pas joint évidemment par les deux bouts, & qui par-là ne montre pas évidemment la convenance ou la disconvenance des Idées en queſtion.

§. 4.Il y a deux fondemens de probabilité : 1. la conformité d’une choſe avec notre expérience ou 2. le témoignage de l’expérience des autres. Ainſi, la Probabilité étant deſtinée à ſuppléer au défaut de notre Connoiſſance & à nous ſervir de guide dans les endroits où la Connoiſſance nous manque, elle roule toûjours ſur des Propoſitions que quelques motifs nous portent à recevoir pour véritables ſans que nous connoiſſions certainement qu’elles le ſont. Et voici en peu de mots quels en ſont les fondemens.

Prémiérement, la conformité d’une choſe avec ce que nous connoiſſons, ou avec notre Expérience.

En ſecond lieu, le témoignage des autres appuyé ſur ce qu’ils connoiſſent, ou qu’ils ont expérimenté. On doit conſiderer dans le témoignage des autres, 1. le nombre ; 2. l’intégrité ; 3. l’habileté des témoins ; 4. le but de l’Auteur lorſque le témoignage eſt tiré d’un Livre ; 5. l’accord des parties de la Relation & ſes circonſtances ; 6. les témoignages contraires.

§ 5.Sur quoi il faut examiner toutes les convenances pour & contre, avant que de juger. Comme la Probabilité n’eſt pas accompagnée de cette évidence qui détermine l’Entendement d’une maniére infaillible & qui produit une connoiſſance certaine, il faut que pour agir raiſonnablement, l’Eſprit examine tous les fondemens de probabilité, & qu’il voye comment ils ſont plus ou moins, pour ou contre quelque Propoſition probable, afin de lui donner ou refuſer ſon conſentement : & après avoir dûement peſé les raiſons de part & d’autre, il doit la rejetter ou la recevoir avec un conſentement plus ou moins ferme, ſelon qu’il y a de plus grands fondemens de Probabilité d’un côté plûtôt que d’un autre.

Par exemple, ſi je vois moi-même un homme qui marche ſur la glace, c’eſt plus que probabilité, c’eſt connoiſſance : mais ſi une autre perſonne me dit qu’il a vû en Angleterre un homme qui au milieu d’un rude hyver marchoit ſur l’Eau durcie par le froid, c’eſt une choſe ſi conforme à ce qu’on voit arriver ordinairement, que je ſuis diſpoſé par la nature même de la choſe à y donner mon conſentement ; à moins que la relation de ce Fait ne ſoit accompagnée de quelque circonſtance qui le rende viſiblement ſuſpect. Mais ſi on dit la même choſe à une perſonne née entre les deux Tropiques, qui auparavant n’ait jamais vû ni ouï dire rien de ſemblable, en ce cas toute la Probabilité ſe trouve fondée ſur le témoignage du Rapporteur : & ſelon que les Auteurs de la Relation ſont en plus grand nombre, plus dignes de ſoi, & qu’ils ne ſont point engagez par leur intérêt à parler contre la vérité, le Fait doit trouver plus ou moins de créance dans l’Eſprit de ceux à qui il eſt rapporté. Néanmoins à l’égard d’un homme qui n’a jamais eu que des expériences entiérement contraires, & qui n’a jamais entendu parler de rien de pareil à ce qu’on lui raconte, l’autorité du témoin le moins ſuſpect ſera à peine capable de le porter à y ajoûter foi, comme on peut voir par ce qui arriva à un Ambaſſadeur Hollandois qui entretenant le Roi de Siam des particularitez de la Hollande dont ce Prince s’informoit, lui dit entr’autres choſes que dans ſon Païs l’Eau ſe durciſſoit quelquefois ſi fort pendant la ſaiſon la plus froide de l’année, que les hommes marchoient deſſus ; & que cette Eau ainſi durcie porteroit des Elephans s’il y en avoit : car ſur cela le Roi reprit, J’ai cru juſqu’ici les choſes extraordinaires que vous m’avez dites, parce que je vous prenois pour un homme d’honneur & de probité mais préſentement je ſuis aſſuré que vous mentez.

§. 6.Car tout cela eſt capable d’une grande varieté. C’eſt de ces fondemens que dépend la Probabilité d’une Propoſition ; & une Propoſition eſt en elle-même plus ou moins probable, ſelon que notre Connoiſſance, que la certitude de nos obſervations, que les expériences conſtantes & ſouvent réïterées que nous avons faites, que le nombre & la credibilité des témoignages conviennent plus ou moins avec elle, ou lui ſont plus ou moins contraires. J’avouë qu’il y a autre choſe, qui, bien qu’elle ne ſoit pas par elle-même un vrai fondement de Probabilité, ne laiſſe pas d’être ſouvent employée comme un fondement ſur lequel les hommes ont accoûtumé de ſe déterminer & de fixer leur croyance plus que ſur aucune autre choſe, c’eſt l’opinion des autres ; quoi qu’il n’y ait rien de plus dangereux ni de plus propre à nous jetter dans l’erreur parmi les hommes, que de connoiſſance & de vérité. D’ailleurs, ſi les ſentimens & la croyance de ceux que nous connoiſſons & que nous eſtimons, ſont un fondement légitime d’aſſentiment, les hommes auront raiſon d’être Payens dans le Japon, Mahometans en Turquie, Catholique Romains en Eſpagne, Proteſtans en Angleterre, & Lutheriens en Suede. Mais j’aurai occaſion de parler plus au long, dans un autre endroit, de ce faux Principe d’Aſſentiment.


CHAPITRE XVI.

Des Degrez d’Aſſentiment.


§. 1.Notre Aſſentiment doit être réglé par les fondemens de Probabilité.
COmme les fondemens de Probabilité que nous avons propoſé dans le Chapitre précedent, ſont la baſe ſur quoi notre Aſſentiment eſt bâti, ils ſont auſſi la meſure par laquelle ſes différens dégrez ſont ou doivent être réglez. Il faut ſeulement prendre garde que quelques fondemens de probabilité qu’il puiſſe y avoir, ils n’operent pourtant pas ſur un Eſprit appliqué à chercher la Vérité & à juger droitement, au de-là de ce qu’ils paroiſſent, du moins dans le prémier Jugement de l’Eſprit, ou dans la prémiére recherche qu’il fait. J’avoûë qu’à l’égard des opinions que les hommes embraſſent dans le Monde & auxquelles ils s’attachent le plus fortement, leur aſſentiment n’eſt pas toûjours fondé ſur une vûë actuelle des Raiſons qui ont prémiérement prévalu ſur leur Eſprit ; car en pluſieurs rencontres il eſt preſque impoſſible, & dans la plûplart très-difficile, à ceux-là même qui ont une Mémoire admirable, de retenir toutes les preuves qui les ont engagez, après un légitime examen, à ſe déclarer pour un certain ſentiment. Il ſuffit qu’une fois ils ayent épluché la matiére ſincerement & avec ſoin, autant qu’il étoit en leur pouvoir de le faire, qu’ils ſoient entrez dans l’examen de toutes les choſes particulières qu’ils pouvoient imaginer qui répandroient quelque Lumiére ſur la Queſtion, & qu’avec toute l’adreſſe dont ils ſont capables, ils ayent, pour ainſi dire, arrêté le compte, ſur toutes les preuves qui ſont venuës à leur connoiſſance. Ayant ainſi découvert une fois de quel côté il leur paroît que ſe trouve la Probabilité, après une recherche auſſi parfaite & auſſi exacte qu’ils ſoient capables de faire, ils impriment dans leur Mémoire la concluſion de cet examen, comme une vérité qu’ils ont découverte ; & pour l’avenir ils ſont convaincus ſur le témoignage de leur Mémoire, que c’eſt-là l’opinion qui mérite tel ou tel dégré de leur aſſentiment, en vertu des preuves ſur leſquelles ils l’ont trouvée établie.

§. 2.Tous ne ſauroient être toûjours actuellement préſens à l’Eſprit ; nous devons nous contenter de nous ſouvenir que nous avons vû une fois un fondement ſuffiſant pour un tel dégré d’Aſſentiment. C’eſt-là tout ce que la plus grande partie des hommes ne peuvent faire pour régler leurs opinions & leurs jugemens, à moins qu’on ne veuille exiger d’eux qu’ils retiennent dans leur Mémoire toutes les preuves d’une vérité probable, dans le même ordre & dans cette ſuite réguliére de conſéquences dans laquelle ils les ont placées ou vûës auparavant, ce qui peut quelquefois remplir un gros Volume ſur une ſeule Queſtion ; ou qu’ils examinent chaque jour les preuves de chaque opinion qu’ils ont embraſſée : deux choſes également impoſſibles. On ne peut éviter dans ce cas de ſe repoſer ſur ſa Mémoire ; & il eſt d’une abſoluë néceſſité que les hommes ſoient perſuadez de pluſieurs opinions dont les preuves ne ſont pas actuellement préſentes à leur Eſprit, & même qu’ils ne ſont peut-être pas capables de rappeller. Sans cela, il faut, ou que la plûpart des hommes ſoit fort Pyrrhoniens, ou que changeant d’opinion à tout moment, ils ſe rangent du parti de tout homme qui ayant examiné la Queſtion depuis peu, leur propoſe des Argumens auxquels ils ne ſont pas capables de répondre ſur le champ, faute de mémoire.

§. 3.Dangereuſe conſéquence de cette conduite, ſi notre prémier Jugement n’a pas été bien fondé. Je ne puis m’empêcher d’avoûer, que ce que les hommes adherent ainſi à leurs Jugemens précedens & s’attachent fortement aux concluſions qu’ils ont une fois formées, eſt ſouvent cauſe qu’ils ſont fort obſtinez dans l’Erreur. Mais la faute ne vient pas de ce qu’ils ſe repoſent ſur leur Mémoire, à l’égard des choſes dont ils ont bien jugé auparavant, mais de ce qu’auparavant ils ont jugé qu’ils avoient bien examiné avant que de ſe déterminer. Combien y a-t-il de gens, (pour ne pas mettre dans ce rang la plus grande partie des hommes) qui penſent avoir formé des Jugemens droits ſur différentes matieres, par cette ſeule raiſon qu’ils n’ont jamais penſé autrement, qui s’imaginent avoir bien jugé par cela ſeul qu’ils n’ont jamais mis en queſtion ou examiné leurs propres opinions ? Ce qui dans le fond ſignifie qu’ils croyent juger droitement, parce qu’ils n’ont jamais fait aucun uſage de leur Jugement à l’égard de ce qu’ils croyent. Cependant ces gens-là ſont ceux qui ſoûtiennent leurs ſentimens avec le plus d’opiniâtreté ; car en général ceux qui ont le moins examiné leurs propres opinions, ſont les plus emportez & les plus attachez à leur ſens. Ce que nous connoiſſons une fois, nous ſommes certains qu’il eſt tel que nous le connoiſſons ; & nous pouvons être aſſûrez qu’il n’y a point de preuves cachées qui puiſſent renverſer notre Connoiſſance, ou la rendre douteuſe. Mais en fait de Probabilité, nous ne ſaurions être aſſûrez, que dans chaque cas nous ayions devant les yeux tous les points particuliers qui touchent la Queſtion par quelque endroit, & que nous n’ayions ni laiſſé en arriere, ni oublié de conſiderer quelque preuve dont la ſolidité pourroit faire paſſer la probabilité de l’autre côté, & contrebalancer tout ce qui nous a paru juſqu’alors de plus grand poids. A peine y a-t-il dans le Monde un ſeul homme qui ait le loiſir, la patience, & les moyens d’aſſembler toutes les preuves qui peuvent établir la plûpart des opinions qu’il a, en ſorte qu’il puiſſe conclurre ſûrement qu’il en a une idée claire & entiére, & qu’il ne lui reſte plus rien à ſavoir pour une plus ample inſtruction. Cependant nous ſommes contraints de nous déterminer d’un côté ou d’autre. Le ſoin de notre vie & de nos plus grands intérêts ne ſauroit ſouffrir du delai ; car ces choſes dépendent pour la plûpart de la détermination de notre Jugement ſur des articles où nous ne ſommes pas capables d’arriver à une connoiſſance certaine & démonſtrative, & où il eſt abſolument néceſſaire que nous nous rangions d’un côté ou d’autre.

§. 4.Le véritable uſage qu’on en doit faire c’eſt d’avoir de la charité & de la tolerance les uns pour les autres. Puis donc que la plus grande partie des hommes, pour ne pas dire tous, ne ſauroient éviter d’avoir divers ſentimens ſans être aſſûrez de leur vérité par des preuves certaines & indubitables, & que d’ailleurs on regarde comme une grande marque d’ignorance, de légéreté ou de folie, dans un homme de renoncer aux opinions qu’il a dejà embraſſées, dès qu’on vient à lui oppoſer quelque argument dont il ne peut montrer la foibleſſe ſur le champ, ce ſeroit, je penſe, une choſe bien-ſéante aux hommes de vivre en paix & de pratiquer entr’eux les communs devoirs d’humanité & d’amitié parmi cette diverſité d’opinions qui les partage : puiſque nous ne pouvons pas attendre raiſonnablement que perſonne abandonne promptement & avec ſoûmiſſion ſes propres ſentimens, pour embraſſer les nôtres avec une aveugle déference à une Autorité que l’Entendement de l’Homme ne reconnoit point. Car quoi que l’Homme puiſſe tomber ſouvent dans l’Erreur, il ne peut reconnoître d’autre guide que la Raiſon, ni ſe ſoûmettre aveuglément à la volonté & aux déciſions d’autrui. Si celui que vous voulez attirer dans vos ſentimens, eſt accoûtumé à examiner avant que de donner ſon conſentement, vous devez lui permettre de repaſſer à loiſir ſur le ſujet en queſtion, de rappeler ce qui lui en eſt échappé de l’Eſprit, d’en examiner toutes les parties, & de voir de quel côté panche la balance ; & s’il ne croit pas que vos Argumens ſoient aſſez importans pour devoir l’engager de nouveau dans une diſcuſſion ſi pénible, c’eſt ce que nous faiſons ſouvent nous-mêmes en pareil cas ; & nous trouverions fort mauvais que d’autres vouluſſent nous preſcrire quels articles nous devrions étudier. Que s’il eſt de ces gens qui ſe rangent à telle ou telle opinion au hazard & ſur la fois d’autrui, comment pouvons-nous croire qu’il renoncera à des Opinions, que le temps & la coûtume ont ſi fort enracinées dans ſon Eſprit, qu’il les croit évidentes par elles-mêmes, & d’une certitude indubitable, ou qu’il les regarde comme autant d’impreſſions qu’il a reçuës de Dieu même, ou de Perſonnes envoyées de la part de Dieu ? Comment, dis-je, pouvons-nous eſperer que les Argumens ou l’Autorité d’un etranger ou d’un Adverſaire détruiront des Opinions ainſi établies, ſur-tout, s’il y a lieu de ſoupçonner que cet Adverſaire agit par intérêt ou dans quelque deſſein particulier, ce que les hommes ne manquent jamais de ſe figurer lorſqu’ils ſe voyent mal-traitez ? Le parti que nous devrions prendre dans cette occaſion, ce ſeroit d’avoir pitié de notre mutuelle Ignorance, & de tâcher de la diſſiper par toutes les voyes douces & honnêtes dont on peut s’aviſer pour éclairer l’Eſprit, & non pas de mal-traiter d’abord les autres comme des gens obſtinez & pervers, parce qu’ils ne veulent point abandonner leurs opinions & embraſſer les nôtres, ou du moins celles que nous voudrions les forcer de recevoir, tandis qu’il eſt plus que probable que nous ne ſommes pas moins obſtinez qu’eux en refuſant d’embraſſer quelques-uns de leurs ſentimens. Car où eſt l’homme qui a des preuves inconteſtables de la vérité de tout ce qu’il ſoûtient, ou de la fauſſeté de tout ce qu’il condamne, ou qui peut dire qu’il a examiné à fond toutes ſes opinions, ou toutes celles des autres hommes ? La néceſſité où nous nous trouvons de croire ſans connoiſſance, & ſouvent même ſur de fort légers fondemens, dans cet état paſſager d’action & d’aveuglement où nous vivons ſur la Terre, cette néceſſité, dis-je, devroit nous rendre plus ſoigneux de nous inſtruire nous-mêmes, que de contraindre les autres à recevoir nos ſentimens. Du moins, ceux qui n’ont pas examiné parfaitement & à fond toutes leurs opinions, doivent avoûer qu’ils ne ſont point en état de preſcrire aux autres, & qu’ils agiſſent viſiblement contre la Raiſon en impoſant à d’autres hommes la néceſſité de croire comme une Vérité ce qu’ils n’ont pas examiné eux-mêmes, n’ayant pas peſé les raiſons de probabilité ſur leſquelles ils devroient le recevoir ou le rejetter. Pour ceux qui ſont entrez ſincerement dans cet examen, & qui par-là ſe ſont mis au deſſus de tout doute à l’égard de toutes les Doctrines qu’ils profeſſent, & ſur lesquelles ils règlent leur conduite, ils pourroient avoir un plus juſte prétexte d’exiger que les autres ſe ſoûmiſſent à eux : mais ceux-là ſont en ſi petit nombre, & ils trouvent ſi peu de ſujet d’être déciſifs dans leur part : & l’on a raiſon de croire, que, ſi les hommes étoient mieux inſtruits eux-mêmes, ils ſeroient moins ſujets à impoſer aux autres leurs propres ſentimens.

§. 5.La Probabilité regarde ou des points de fait, ou de ſpeculation. Mais pour revenir aux fondemens d’aſſentimens & à ſes différens dégrez, il eſt à propos de remarquer que les Propoſitions que nous recevons ſur des motifs de Probabilité ſont de deux ſortes. Les unes regardent quelque exiſtence particuliére, ou, comme on parle ordinairement, des choſes de fait, qui dépendant de l’Obſervation peuvent être fondées ſur un témoignage humain ; & les autres concernent des choſes qui étant au delà de ce que nos Sens peuvent nous découvrir, ne ſauroient dépendre d’un pareil témoignage.

§. 6.Lorſque les expériences de tous les autres hommes s’accordent avec les nôtres, il en naît une aſſûrance qui approche de la Connoiſſance. A l’égard des Propoſitions qui appartiennent à la prémiére de ces choſes, je veux dire, à des faits particuliers, je remarque en prémier lieu, Que lorſqu’une choſe particuliére, conforme aux obſervations conſtantes faites par nous-mêmes & par d’autres en pareil cas, ſe trouve atteſtée par le rapport uniforme de tous ceux qui la racontent, nous la recevons auſſi aiſément & nous nous y appuyons auſſi fermement que ſi c’étoit une Connoiſſance certaine ; & nous raiſonnons & agiſſons en conſéquence, avec auſſi peu de doute que ſi c’étoit une parfaite démonſtration. Par exemple, ſi tous les Anglois qui ont occaſion de parler de l’Hyver paſſé, affirment qu’il géla alors en Angleterre, ou qu’on y vit des Hirondelles en Eté, je croi qu’un homme pourroit preſque auſſi peu douter de ces deux faits, que de cette Propoſition, ſept & quatre font onze. Par conſéquent, le prémier & le plus haut dégré de Probabilité, c’eſt lorſque le conſentement général de tous les hommes dans les ſiécles, autant qu’il peut être connu, concourt avec l’expérience conſtante & continuelle qu’un homme fait en pareil cas, à confirmer la vérité d’un Fait particulier atteſté par des Témoins ſincéres : telles ſont toutes les conſtitutions & toutes les propriétez communes des Corps, & la liaiſon réguliére des Cauſes des Effets qui paroît dans le cours ordinaire de la Nature. C’eſt ce que nous appellons un Argument pris de la nature des choſes mêmes. Car ce qui par nos conſtantes obſervations & celles des autres hommes s’eſt toûjours trouvé de la même maniére, nous avons raiſon de le regarder comme un effet de cauſes conſtantes & réguliéres, quoi que ces cauſes ne viennent pas immédiatement à notre connoiſſance. Ainſi, Que le Feu ait échauffé un homme, Qu’il ait rendu du Plomb fluide, & changé la couleur ou la conſiſtance du Bois ou du Charbon, Que le Fer ait coulé au fond de l’Eau & nagé ſur le vif-argent ; ces Propoſitions & autres ſemblables ſur des faits particuliers, étant conformes à l’expérience que nous faiſons nous-mêmes auſſi ſouvent que l’occaſion s’en préſente ; étant généralement regardées par ceux qui ont occaſion de parler de ces matiéres, comme des choſes ſe trouvent toûjours ainſi, ſans que perſonne s’aviſe jamais de les mettre en queſtion, nous n’avons aucun droit de douter qu’une Relation qui aſſûre que telle choſe a été, ou que toute affirmation qui poſe qu’elle arrivera encore de la même maniére, ne ſoit véritable. Ces ſortes de Probabilitez approchent ſi fort de la Certitude, qu’elles règlent nos penſées auſſi abſolument, & ont une influence auſſi entiére ſur nos actions, que la Démonſtration la plus évidente ; & dans ce qui nous concerne, nous ne faiſons que peu ou point de différence entre de telles Probabilitez, & une connoiſſance certaine. Notre Croyance ſe change en Aſſurance, lorſqu’elle eſt appuyée ſur de tels fondemens.

§. 7.Un témoignage & une Expérience qu’on ne peut révoquer en doute produit pour l’ordinaire la confiance. Le dégré ſuivant de Probabilité, c’eſt lorſque je trouve par ma propre expérience & par le rapport unanime de tous les autres hommes qu’une choſe eſt la plûpart du temps telle que l’exemple, l’Hiſtoire nous apprenant dans tous les âges, & ma propre expérience me confirmant autant que j’ai occaſion de l’obſerver, que la plûpart des hommes préferent leur intérêt particulier à celui du Public, ſi tous les Hiſtoriens qui ont écrit de Tibere, diſent que Tibere en a uſé ainſi, cela eſt probable. Et en ce cas, notre aſſentiment eſt aſſez bien fondé pour s’élever juſqu’à un dégré qu’on peut appeller confiance.

§. 8.Un Témoignage non ſuſpect & la nature de la choſe qui eſt indifférente, produit auſſi une ferme croyance. En troiſiéme lieu, dans des choſes qui arrivent indifféremment, comme qu’un Oiſeau vole de ce côté ou de celui-là, qu’il tonne à la main droite ou à la main gauche d’un homme, &c. lorſqu’un fait particulier de cette nature eſt atteſté par le témoignage uniforme de Témoins non-ſuſpects, nous ne pouvons pas éviter non plus d’y donner notre conſentement. Ainſi, qu’il y ait en Italie une ville appelée Rome, que dans cette Ville il ait vécu il y a environ 1700 ans un homme nommé Jules Céſar ; que cet homme fut Général d’Armée, & qu’il gagna une Bataille contre un autre Général nommé Pompée, quoi qu’il n’y ait rien dans la nature des choſes pour ou contre ces Faits, cependant comme ils ſont rapportez par des hiſtoriens dignes de foi & qui n’ont été contredits par aucun Ecrivain, un homme ne ſauroit éviter de les croire ; & il n’en peut non plus douter, qu’il doute de l’exiſtence & des actions des perſonnes de ſa connoiſſance dont il eſt témoin lui-même.

§. 9.Des Expériences & des Témoignages qui ſe contrediſent diverſifient à l’infini les dégrez de Probabilité. Juſque-là, la choſe eſt aſſez aiſée à comprendre. La Probabilité établie ſur de tels fondemens emporte avec elle un ſi grand dégré d’évidence qu’elle détermine naturellement le Jugement, & nous laiſſe auſſi peu en liberté de croire ou de ne pas croire, qu’une Démonſtration laiſſe en liberté de connoître ou de ne pas connoître. Mais où il y a de la difficulté, c’eſt lorſque les Témoignages contrediſent la commune expérience, & que les Relations hiſtoriques & les témoins ſe trouvent contraires au cours ordinaire de la Nature, ou entr’eux. C’eſt là qu’il faut de l’application & de l’exactitude pour former un Jugement droit, & pour proportionner notre aſſentiment à la différente probabilité de la choſe, lequel aſſentiment hauſſe ou baiſſe ſelon qu’il eſt favoriſé ou contredit par ces deux fondemens de credibilité, je veux dire l’obſervation ordinaire en pareil cas, & les témoignages particuliers dans tel ou tel exemple. Ces deux fondemens de credibilité ſont ſujets à une ſi grande variété d’obſervations, de circonſtances & de rapports contraires, à tant de différentes qualifications, temperamens, deſſeins, négligences, &c. de la part des Auteurs de la Relation, qu’il eſt impoſſible de réduire à des règles préciſes les différens dégrez ſelon leſquels les hommes donnent leur aſſentiment. Tout ce qu’on peut dire en général, c’eſt que les raiſons & les preuves qu’on peut apporter pour & contre, étant une fois ſoûmiſes à un examen légitime où l’on peſe exactement chaque circonſtance particuliére, doivent paroître ſur le tout l’emporter plus ou moins d’un côté que de l’autre : ce qui les rend propres à produire dans l’Eſprit ces différens dégrez d’aſſentiment, que nous appelons croyance, conjecture, doute, incertitude, défiance, &c.

§. 10.Les Témoignages connus par Tradition, plus ils ſont éloignez, plus foible eſt la preuve qu’on en peut tirer. Voilà ce qui regarde l’aſſentiment dans des matiéres qui dépendent du témoignage d’autrui : ſur quoi je penſe qu’il ne ſera pas hors de propos de prendre connoiſſance d’une Règle obſervée dans la Loi d’Angleterre, qui eſt que, quoi que la Copie d’un Acte, reconnuë authentique par des Témoins, ſoit une bonne preuve, cependant la copie d’une Copie, quelque bien atteſtée qu’elle ſoit & par les témoins les plus accréditez, n’eſt jamais admiſe pour preuve en Jugement. Cela paſſe ſi généralement pour une pratique raiſonnable, & conforme à la prudence & aux ſages précautions que nous devons employer dans nos recherches ſur des matiéres importantes, que je ne l’ai pas encore ouï blâmer de perſonne. Or ſi cette pratique doit être reçüe dans les déciſions qui regardent le Juſte & l’Injuſte, on en peut tirer cette obſervation qu’un Témoignage a moins de force & d’autorité, à meſure qu’il eſt plus éloigné de la vérité originale. J’appelle vérité originale, l’être & l’exiſtence de la choſe même. Un homme digne de foi venant à témoigner qu’une choſe lui eſt connuë, eſt une bonne preuve ; mais ſi une autre perſonne également croyable, la témoigne ſur le rapport de cet homme, le témoignage eſt plus foible ; & celui d’un troiſiéme qui certifie un ouï-dire d’un ouï-dire, eſt encore moins conſiderable ; de ſorte que dans des véritez qui viennent par tradition, chaque dégré d’éloignement de la ſource affoiblit la force de la preuve ; & à meſure qu’une Tradition paſſe ſucceſſivement par plus de mains, elle a toûjours moins de force & d’évidence. J’ai crû qu’il étoit néceſſaire de faire cette remarque, parce que je trouve qu’on en uſe ordinairement d’une maniére directement contraire parmi certaines gens chez qui les Opinions acquiérent de nouvelles forces en vieilliſſant, de ſorte qu’une choſe qui n’auroit point du tout paru probable il y a mille ans à un homme raiſonnable, contemporain de celui qui la certifia le prémier, paſſe préſentement dans leur Eſprit pour certaine & tout-à-fait indubitable, parce que depuis ce temps-là pluſieurs perſonnes l’ont rapportée ſur ſon témoignage les uns après les autres. C’eſt ſur ce fondement que des Propoſitions évidemment fauſſes, ou aſſez certaines dans leur commencement, viennent à être regardées comme autant de véritez authentiques, par une Règle de probabilité priſe à rebours, de ſorte qu’on ſe figure que celles qui ont trouvé ou mérité peu de créance dans la bouche de leurs prémiers Auteurs, deviennent vénérables par l’âge ; & l’on y inſiſte comme ſur des choſes inconteſtables.

§. 11.L’Hiſtoire eſt d’un grand uſage. Je ne voudrois pas qu’on s’allât imaginer que je prétens ici diminuer l’autorité & l’uſage de l’Hiſtoire. C’eſt elle qui nous fournit toute la lumiére que nous avons en pluſieurs cas ; & c’eſt de cette ſource que nous recevons avec une évidence convaincante une grande partie des véritez utiles qui viennent à notre Connoiſſance. Je ne vois rien de plus eſtimable que les Mémoires qui nous reſtent de l’Antiquité ; & je voudrois bien que nous en euſſions un plus grand nombre, & qui fuſſent moins corrompus. Mais c’eſt la Vérité qui me force à dire que nulle Probabilité ne peut s’élever au-deſſus de ſon prémier Original. Ce qui n’eſt appuyé que ſur le témoignage d’un ſeul Témoin, doit uniquement ſe ſoûtenir ou être détruit par ſon témoignage, qu’il ſoit bon, mauvais ou indifférent ; & quoi que cent autres perſonnes le citent enſuite les uns après les autres, tant s’en faut qu’il reçoive par-là quelque nouvelle force, qu’il n’en eſt que plus foible. La paſſion, l’intérêt, l’inadvertance, une fauſſe interpretation du ſens de l’Auteur, & mille raiſons bizarres par où l’eſprit des hommes eſt déterminé, & qu'il eſt impoſſible de découvrir, peuvent faire qu’un homme cite à faux les paroles ou le ſens d’un autre homme. Quiconque s’eſt un peu appliqué à examiner les citations des Ecrivains, ne peut pas douter que les citations ne méritent peu de créance lorſque les originaux viennent à manquer, & par conſéquent qu’on ne doive ſe fier encore moins à des citations de citations. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que ce qui a été avancé dans un ſiécle ſur de légers fondemens, ne peut jamais acquérir plus de validité dans les ſiécles ſuivans, pour être repeté pluſieurs fois. Mais au contraire, plus il eſt éloigné de l’original, moins il y a de force, car il devient toûjours moins conſiderable dans la bouche ou dans les Ecrits de celui qui s’en eſt ſervi le dernier, que dans la bouche ou dans les Ecrits de celui de qui ce dernier l’a appris.

§. 12.Dans les choſes qu’on ne peut découvrir par les Sens, l’Analogie eſt la grande Règle de la Probabilité. Les Probabilitez dont nous avons parlé juſqu’ici, ne regardent que des matiéres de fait & des choſes capables d’être prouvées par obſervation & par témoignage. Il reſte une autre eſpèce de Probabilité qui appartient à des choſes ſur leſquelles les hommes ont des opinions, accompagnées de différens dégrez d’aſſentiment, quoi que ces choſes ſoient de telle nature que ne tombant pas ſous nos Sens, elles ne ſauroient dépendre d’aucun témoignage. Telles ſont, I. l’exiſtence, la nature & les opérations des Etres finis & immateriels qui ſont hors de nous, comme les Eſprits, les Anges, les Démons, &c. ou l’exiſtence des Etres materiels que nos Sens ne peuvent appercevoir à cauſe de leur petiteſſe ou de leur éloignement, comme de ſavoir s’il y a des Plantes, des Animaux & des etres Intelligens dans les Planetes & dans d’autres Demeures de ce vaſte Univers. 2. Tel eſt encore ce qui regarde la maniére d’operer dans la plûpart des parties des Ouvrages de la Nature où, quoi que nous voyions des Effets ſenſibles, leurs Cauſes nous ſont abſolument inconnuës, de ſorte que nous ne ſaurions appercevoir les moyens & la maniere dont ils ſont produits. Nous voyons que les Animaux ſont engendrez, nourris, & qu’ils ſe meuvent, que l’Aimant attire le Fer, & que les parties d’une Chandelle venant à ſe fondre ſucceſſivement, ſe changent en flamme, & nous donnent de la lumiére & de la chaleur. Nous voyons & connoiſſons ces Effets & autres ſemblables : mais pour ce qui eſt des Cauſes qui opérent, & de la maniére dont ils ſont produits, nous ne pouvons faire autre choſe que les conjecturer probablement. Car ces choſes & autres ſemblables ne tombant pas ſous nos Sens, ne peuvent être ſoûmiſes à leur examen, ou atteſtées par aucun homme ; & par conſéquent elles ne peuvent paroître plus ou moins probables, qu’entant qu’elles conviennent plus ou moins avec les véritez qui ſont établies dans notre Eſprit, & qu’elles ont du rapport avec les autres parties de notre Connoiſſance & de nos Obſervations. L’Analogie eſt le Seul ſecours que nous ayions dans ces matiéres ; & c’eſt de là ſeulement que nous tirons tous nos fondemens de Probabilité. Ainſi, ayant obſervé qu’un frottement violent de deux Corps produit de la Chaleur, & ſouvent meme du Feu, nous avons ſujet de croire que ce que nous appelons Chaleur & Feu conſiſte dans une certaine agitation violente des particules imperceptibles de la Matiére brûlante : obſervant de même que les différentes refractions des Corps pellucides excitent dans nos yeux différentes apparences de pluſieurs Couleurs, comme auſſi que la diverſe poſition & le différent arrangement des parties qui compoſent la ſurface de différens Corps comme du Velours, de la ſoye façonnée en ondes, &c. produit le même effet, nous croyons qu’il eſt probable que la couleur & l’éclat des Corps n’eſt autre choſe de la part des Corps, que le différent arrangement & la refraction de leurs particules inſenſibles. Ainſi, trouvant que dans toutes les parties de la Création qui peuvent être le ſujet des obſervations humaines, il y a une connexion graduelle de l’une à l’autre, ſans aucun vuide conſiderable, ou viſible, entre-deux, parmi toute cette diverſité de choſes que nous voyons dans les Mondes, qui ſont ſi étroitement liées enſemble, qu’en divers rangs d’Etres il n’eſt pas facile de découvrir les bornes qui ſeparent les uns des autres, nous avons tous ſujet de penſer que les choſes s’élevent auſſi vers la perfection peu à peu & par des dégrez inſenſibles. Il eſt mal-aiſé de dire où le Senſible & le Raiſonnable commence, & où l’Inſenſible & le Deraiſonnable finit ; & qui eſt-ce, je vous prie, qui a l’Eſprit aſſez pénétrant pour déterminer préciſement quel eſt le plus bas dégré des Choſes vivantes, & quel eſt le prémier de celles qui ſont deſtituées de vie ? Les choſes diminuent & augmentent, autant que nous ſommes capables de le diſtinguer, tout ainſi que la Quantité augmente ou diminuë dans un Cone régulier, où, quoi qu’il y ait une différence viſible entre la grandeur du Diametre, à des diſtances éloignées, cependant la différence qui eſt entre le deſſus & le deſſous lorſqu’ils ſe touchent l’un l’autre, peut à peine être diſcernée. Il y a une différence exceſſive entre certains hommes & certains Animaux Brutes : mais ſi nous voulons comparer l’Entendement & la capacité de certains hommes & de certaines Bêtes, nous y trouverons ſi peu de différence, qu’il ſera bien mal-aiſé d’aſſûrer que l’Entendement de l’Homme ſoit plus net ou plus étendu. Lors donc que nous obſervons une telle gradation inſenſible entre les parties de la Création depuis l’Homme juſqu’aux parties les plus baſſes qui ſont au deſſous de lui, la Règle de l’Analogie peut nous conduire à regarder comme probable, Qu’il y a une pareille gradation dans les choſes qui ſont au deſſus de nous & hors de la ſphére de nos Obſervations, & qu’il y a par conſéquent différens Ordres d’Etres Intelligens, qui ſont plus excellens que nous par différens dégrez de perfection en s’élevant vers la perfection infinie du Createur, à petit pas & par des différences, dont chacune eſt à une très-petite diſtance de celle qui vient immédiatement après. Cette eſpèce de probabilité qui eſt le meilleur guide qu’on ait pour les Expériences dirigées par la Raiſon, & le grand fondement des Hypotheſes raiſonnables, a auſſi ſes uſages & ſon influence : car un raiſonnement circonſpect, fondé ſur l’Analogie, nous mêne ſouvent à la découverte de véritez & de productions utiles qui ſans cela demeureroient enſevelies dans les ténèbres.

§. 13.I y a un cas où l’Expérience contraire ne diminuë pas la force du témoignage. Quoi que la commune Expérience & le cours ordinaire des Choſes ayent avec raiſon une grande influence ſur l’Eſprit des hommes, pour les porter à donner ou à refuſer leur conſentement à une choſe qui leur eſt propoſée à croire ; il y a pourtant un cas où ce qu’il y a d’étrange dans un Fait, n’affoiblit point l’aſſentiment que nous devons donner au témoignage ſincére ſur lequel il eſt fondé. Car lorſque de tels Evenemens ſurnaturels ſont conformes aux fins que ſe propoſe celui qui a le pouvoir de changer le cours de la Nature, dans un tel temps & dans de telles circonſtances ils peuvent être d’autant plus propres à trouver créance dans nos Eſprits qu’ils ſont plus au deſſus des obſervations ordinaires, ou même qu’ils y ſont plus oppoſez. Tel eſt juſtement le cas des Miracles qui étant une fois bien atteſtez, trouvent non ſeulement créance pour eux-mêmes, mais la communiquent auſſi à d’autres véritez qui ont beſoin d’une telle confirmation.

§. 14.Le ſimple Témoignage de la Revelation exclut tout doute, auſſi parfaitement que la Connoiſſance la plus certaine. Outre les Propoſitions dont nous avons parlé juſqu’ici, il y en a une autre Eſpèce qui fondée ſur un ſimple témoignage l’emporte ſur le dégré le plus parfait de notre Aſſentiment, ſoit que la choſe établie ſur ce témoignage convienne ou ne convienne point avec la commune Expérience, & avec le cours ordinaire des choſes. La raiſon de cela eſt que le témoignage de la part d’un Etre qui ne peut ni tromper ni être trompé, c’eſt-à-dire de Dieu lui-même ; ce qui emporte avec foi une aſſurance au deſſus de tout doute, & une évidence qui n’eſt ſujette à aucune exception. C’eſt là ce qu’on déſigne par le nom particulier de Revelation ; & l’aſſentiment que nous lui donnons s’appelle Foi, qui détermine auſſi abſolument notre Eſprit, & exclut auſſi parfaitement tout doute que notre Connoiſſance peut le faire ; car nous pouvons tout auſſi bien douter de notre propre exiſtence, que nous pouvons douter, ſi une Revelation qui vient de la part de Dieu, eſt véritable. Ainſi, la Foi eſt un Principe d’Aſſentiment & de certitude, ſûr, & établi ſur des fondemens inébranlables, & qui ne laiſſe aucun lieu au doute ou à l’heſitation. La ſeule choſe dont nous devons nous bien aſſûrer, c’eſt que telle & telle choſe eſt une Revelation divine, & que nous en comprenons le véritable ſens ; autrement, nous nous expoſerons à toutes les extravagances du Fanatiſme, & à toutes les erreurs que peuvent produire de faux Principes lors qu’on ajoûte foi à ce qui n’eſt pas une Revelation divine. C’eſt pourquoi dans ces cas-là, ſi nous voulons agir raiſonnablement, il ne faut pas que notre Aſſentiment ſurpaſſe le dégré d’évidence que nous avons, que ce qui en eſt l’objet eſt une Revelation divine, & que c’eſt là le ſens des termes par leſquels cette Revelation eſt exprimée. Si l’évidence que nous avons que c’eſt une Revelation, ou que c’en eſt là le vrai ſens, n’eſt que probable, notre Aſſentiment ne peut aller au delà de l’aſſûrance ou de la défiance que produit le plus ou le moins de la probabilité qui ſe trouve dans les Preuves. Mais je traiterai plus au long dans la ſuite, de la Foi & de la préſeance qu’elle doit avoir ſur les autres argumens propres à perſuader, lors que je la conſidererai telle qu’on la regarde ordinairement comme diſtinguée d’avec la Raiſon & miſe en oppoſition avec elle, quoi que dans le fond la Foi ne ſoit autre choſe qu’un Aſſentiment fondé ſur la Raiſon la plus parfaite.


CHAPITRE XVII.

De la Raiſon.


§. 1.Différentes ſignifications du mot Raiſon.
LE mot de Raiſon ſe prend en divers ſens. Quelquefois il ſignifie des Principes clairs & véritables, quelquefois des concluſions évidentes & nettement déduites de ces Principes, & quelquefois la cauſe, & particulierement la cauſe finale. Mais par Raiſon j’entens ici une Faculté par où l’on ſuppoſe que l’Homme eſt diſtingué des Bêtes, & en quoi il eſt évident qu’il les ſurpaſſe de beaucoup ; & c’eſt dans ce ſens-là que je vais la conſiderer dans tout ce Chapitre.

§. 2. Si la Connoiſſance générale conſiſte, comme on l’a dejà montré, dans une perception de la convenance ou de la diſconvenance de nos propres Idées, & que nous ne puiſſions connoître l’exiſtence d’aucune choſe qui ſoit hors de nous que par le ſecours de nos Sens, excepté ſeulement l’exiſtence de Dieu, de laquelle chaque homme peut s’inſtruire lui-même certainement & d’une maniére démonſtrative par la conſideration de ſa propre exiſtence ; quel lieu reſte-t-il donc à l’exercice d’aucune autre Faculté que la Perception extérieure des Sens & de la Perception intérieure de l’Eſprit ? Quel beſoin avons-nous de la Raiſon ? Nous en avons un fort grand beſoin, tan pour étendre notre Connoiſſance que pour regler notre Aſſentiment ; car elle a lieu la Raiſon & dans ce qui appartient à la Connoiſſance & dans ce qui regarde l’Opinion. Elle eſt d’ailleurs néceſſaire & utile à toutes nos autres Facultez intellectuelles, & à le bien prendre, elle conſtituë deux de ces Facultez, ſavoir la Sagacité, & la Faculté d’inſerer ou de tirer des concluſions. Par la prémiére elle trouve des Idées moyennes, & par la ſeconde elle les arrange de telle maniére, qu’elle découvre la connexion qu’il y a dans chaque partie de la Déduction, par où les Extrêmes ſont unis enſemble, & qu’elle amène au jour, pour ainſi dire, la vérité en queſtion, ce que nous appellons inſerer, & qui ne conſiſte en autre choſe que dans la perception de la liaiſon qui eſt entre les idées dans chaque dégré de la Déduction ; par où l’Eſprit vient à découvrir la convenance ou la diſconvenance certaine de deux Idées, comme dans la Demonſtration où il parvient à la Connoiſſance, ou bien à voir ſimplement leur connexion probable, auquel cas il donne ou retient ſon conſentement, comme dans l’Opinion. Le Sentiment & l’Intuition ne s’étendent pas fort loin. La plus grande partie de notre Connoiſſance dépend de déductions & d’Idées moyennes ; & dans les cas où au lieu de Connoiſſance, nous ſommes obligez de nous contenter d’un ſimple aſſentiment, & de recevoir des Propoſitions pour véritables ſans être certains qu’elles le ſoient, nous avons beſoin de découvrir, d’examiner, & de comparer les fondemens de leur probabilité. Dans ces deux cas, la Faculté qui trouve et applique comme il faut les moyens néceſſaires pour découvrir la certitude dans l’un, & la probabilité dans l’autre, c’eſt ce que nous appellons Raiſon. Car comme la Raiſon apperçoit la connexion néceſſaire & indubitable que toutes les idées ou preuves ont l’une avec l’autre dans chaque dégré d’un Diſcours auquel elle juge qu’on doit donner ſon aſſentiment ; ce qui eſt le plus bas dégré de ce qui peut être véritablement appellé Raiſon. Car lorſque l’Eſprit n’apperçoit pas cette connexion probable, & qu’il ne voit pas s’il y a une telle connexion ou non, en ce cas-là les opinions des hommes ne ſont pas des productions du Jugement ou de la Raiſon, mais des effets du hazard, des penſées d’un Eſprit flottant qui embraſſe les choſes fortuitement, ſans choix & ſans règle.

§. 3.Ses quatre parties. De ſorte que nous pouvons fort bien conſiderer dans la Raiſon ces quatre dégrez ; le prémier & le plus important conſiſte dans un ordre clair & convenable qui faſſe voir nettement & facilement la connexion & la force de ces preuves ; le ſecond à les ranger réguliérement, & dans un ordre clair & convenable qui faſſe voir nettement & facilement la connexion & la force de ces preuves ; le troiſiéme à appercevoir leur connexion dans chaque partie de la Déduction ; & le quatriéme à tirer une juſte concluſion du tout. On peut obſerver ces différens dégrez dans toute Démonſtration Mathematique, car autre choſe eſt d’appercevoir la connexion de chaque partie, à meſure que la Démonſtration eſt faite par une autre perſonne, & autre choſe d’appercevoir la dépendance que la concluſion a avec toutes les parties de la Démonſtration ; autre choſe eſt encore de faire voir une Démonſtration par ſoi-même d’une maniére claire & diſtincte ; & enfin une choſe différente de ces trois-là, c’eſt d’avoir trouvé le prémier ces Idées moyennes ou ces preuves dont la Démonſtration eſt compoſée.

§. 4.Le Syllogiſme n’eſt pas le grand Inſtrument de la Raiſon. Il y a encore une choſe à conſiderer ſur le ſujet de la Raiſon que je voudrois bien qu’on prît la peine d’examiner, c’eſt ſi le Syllogiſme eſt, comme on croit généralement, le grand Inſtrument de la Raiſon, & le meilleur moyen de mettre cette Faculté en exercice. Pour moi j’en doute, & voici pourquoi.

Prémiérement à cauſe que le Syllogiſme n’aide la Raiſon que dans l’une des quatre parties dont je viens de parler, c’eſt-à-dire pour montrer la connexion des preuves dans un ſeul exemple, & non au delà. Mais en cela même il n’eſt pas d’un grand uſage, puiſque l’Eſprit peut appercevoir une telle connexion où elle eſt réellement, auſſi facilement, & peut-être mieux ſans le ſecours du Syllogiſme, que par ſon enſemble.

Si nous faiſons reflexion ſur les actions de notre Eſprit, nous trouverons que nous raiſonnons mieux & plus clairement lorſque nous obſervons ſeulement la connexion des preuves, ſans réduire nos penſées à aucune règle ou forme Syllogiſtique. Auſſi voyons-nous qu’il y a quantité de gens qui raiſonnent d’une maniére fort nette & fort juſte, quoi qu’ils ne ſachent point faire de Syllogiſme en forme. Quiconque prendra la peine de conſiderer la plus grande partie de l’Aſie & de l’Amerique, y trouvera des hommes qui raiſonnent peut-être auſſi ſubtilement que lui, mais qui n’ont pourtant jamais ouï parler de Syllogiſme & qui ne ſauroient reduire aucun Argument à ces ſortes de Formes ; & je doute que perſonne s’aviſe preſque jamais de faire un Syllogiſme en raiſonnant en lui-même. A la vérité, les Syllogiſmes peuvent ſervir quelquefois à découvrir la fauſſeté cachée ſous l’éclat brillant d’une Figure de Rhétorique, & adroitement enveloppée dans une Periode harmonieuſe, qui remplit agréablement l’oreille ; ils peuvent, dis-je, ſervir à faire paroître un raiſonnement abſurde dans ſa difformité naturelle, en le dépouillant du faux éclat dont il eſt couvert, & de la beauté de l’expreſſion qui impoſe d’abord à l’Eſprit. Mais la foibleſſe ou la fauſſeté d’un tel Diſcours ne ſe montre par le moyen de la forme artificielle qu’on lui-donne, qu’à ceux qui ont étudié à fond les Modes & les Figures du Syllogiſme, & qui ont ſi bien examiné les differentes maniéres ſelon leſquelles trois Propoſitions peuvent être jointes enſemble, qu’ils connoiſſent laquelle produit certainement une juſte concluſion, & laquelle ne ſauroit le faire ; & ſur quels fondemens cela arrive. Je conviens que ceux qui ont étudié les Règles du Syllogiſme juſqu’à voir la raiſon pourquoi en trois Propoſitions jointes enſemble dans une certaine Forme, la Concluſion ſera certainement juſte, & pourquoi elle ne le ſera pas certainement dans une autre, je conviens, dis-je, que ces gens-là ſont certains de la Concluſion qu’ils déduiſent des Prémiſſes ſelon les Modes & les Figures qu’on a établies dans les Ecoles. Mais pour ceux qui n’ont pas pénétré ſi avant dans les fondemens de ces Formes, ils ne ſont point aſſurez en vertu d’un Argument ſyllogiſtique, que la Concluſion découle certainement des Prémiſſes. Ils le ſuppoſent ſeulement ainſi par une foi implicite qu’ils ont pour leurs Maîtres & par une confiance qu’ils mettent dans ces Formes d’argumentation. Or ſi parmi tous les hommes ceux-là ſont en fort petit nombre qui peuvent faire un Syllogiſme, en comparaiſon de ceux qui ne ſauroient le faire ; & ſi entre ce petit nombre qui ont appris la Logique, il n’y en a que très-peu qui faſſent autre choſe que croire, que les Syllogiſmes réduits aux Modes & aux Figures établies, ſont concluans, ſans connoître certainement qu’ils le ſoient ; cela, dis-je, étant ſuppoſé, ſi le Syllogiſme doit être pris pour le ſeul véritable Inſtrument de la Raiſon, & le ſeul moyen de parvenir à la Connoiſſance, il s’enſuivra quoi que ce ſoit par Raiſon ; & que depuis l’invention du Syllogiſme il n’y a pas un homme entre dix-mille qui jouïſſe de cet avantage.

Mais Dieu n’a pas été peu liberal de ſes faveurs envers les hommes, que ſe contentant d’en faire des Créatures à deux jambes, il ait laiſſé à Ariſtote le ſoin de les rendre Créatures raiſonnables, je veux dire ce petit nombre qu’il pourroit engager à examiner de telle maniére les fondemens du Syllogiſme, qu’ils viſſent qu’entre plus de ſoixante maniéres dont trois Propoſitions peuvent être rangées, il n’y en a qu’environ quatorze où l’on puiſſe être aſſûré que la Concluſion eſt juſte, & ſur quel fondement la Concluſion eſt certaine dans ce petit nombre de Syllogiſmes, & non dans les autres. Dieu a eu beaucoup plus de bonté pour les hommes, & non dans les autres. Il leur a donné un Eſprit capable de raiſonner, ſans qu’ils ayent beſoins d’apprendre les formes des Syllogiſmes. Ce n’eſt point, dis-je, par les Règles du Syllogiſme que l’Eſprit humain apprend à raiſonner. Il a une Faculté naturelle d’appercevoir la convenance ou la diſconvenance de ſes Idées, & il peut les mettre en bon ordre ſans toutes ces repetitions embarraſſantes. Je ne dis point ceci pour rabaiſſer en aucune maniére Ariſtote que je regarde comme un des plus grands hommes de l’Antiquité, que peu ont égalé en étenduë, en ſubtilité, en pénétration d’Eſprit, & par la force du Jugement, & qui en cela même qu’il a inventé ce petit Syſtême des Formes de l’Argumentation, par où l’on peut faire voir que la Concluſion d’un Syllogiſme eſt juſte & bien fondée, a rendu un grand ſervice aux Savans contre ceux qui n’avoient pas honte de nier tout ; je conviens ſans peine que tous les bons raiſonnemens peuvent être réduits à ces formes Syllogiſtiques. Mais cependant je croi pouvoir dire avec vérité, & ſans rabaiſſer Ariſtote, que ces formes d’Argumentation ne ſont ni le ſeul ni le meilleur moyen de raiſonner, pour améner à la Connoiſſance de la Vérité ceux qui deſirent de la trouver, & qui ſouhaitent de faire le meilleur uſage qu’ils peuvent de leur Raiſon pour parvenir à cette Connoiſſance. Et il eſt viſible qu’Ariſtote lui-même trouva que certaines Formes étoient concluantes, & que d’autres ne l’étoient pas ; non par le moyen des Formes mêmes, par la voye originale de la Connoiſſance, c’eſt-à-dire, par la convenance manifeſte des idées. Dites à une Dame de campagne que le vent eſt ſud-oueſt, & le temps couvert & tourné à la pluye ; elle comprendra ſans peine qu’il n’eſt pas ſûr pour elle de ſortir, par un tel jour, légérement vêtuë après avoir eu la fiévre ; elle voit fort nettement la liaiſon de toutes ces choſes, vent ſud-oueſt, nuages, pluye, humidité, prendre froid, rechute & danger de mort, ſans les lier enſemble par une chaine artificielle & embarraſſante de divers Syllogiſmes qui ne ſervent qu’à embrouiller & retarder l’Eſprit, qui ſans leur ſecours va plus vîte & plus nettement d’une partie à l’autre ; de ſorte que la probabilité que cette perſonne apperçoit aiſément dans les choſes mêmes ainſi placées dans leur ordre naturel, ſeroit tout-à-fait perduë à ſon égard, ſi cet Argument étoit traité ſavamment & réduit aux formes du Syllogiſme. Car cela confond très-ſouvent la connexion des Idées ; & je crois que chacun reconnoîtra ſans peine dans les Démonſtrations Mathematiques, que la connoiſſance qu’on acquiert par cet ordre naturel ; paroît plûtôt & plus clairement ſans le recours d’aucun Syllogiſme.

L’acte de la Faculté Raiſonnable qu’on regarde comme le plus conſiderable eſt celui d’inferer ; & il l’eſt effectivement lorſque la conſéquence eſt bien tirée. Mais l’Eſprit eſt ſi fort porté à tirer des conſéquences, ſoit par le violent deſir qu’il a d’étendre ſes connoiſſances, ou par un grand penchant qui l’entraine à favoriſer les ſentimens dont il a été une fois imbu, que ſouvent il ſe hâte trop d’inférer, avec que d’avoir apperçu la connexion des Idées qui doivent lier enſemble les deux extrêmes.

Inferer n’eſt autre choſe que déduire une Propoſition comme véritable, en vertu d’une Propoſition qu’on a déja avancée comme véritable, c’eſt-à-dire, voir ou ſuppoſer une connexion de certaines Idées moyennes qui montrent la connexion de deux Idées dont eſt compoſée la Propoſition inſerée. Par exemple, ſuppoſons qu’on avance cette Propoſition, Les hommes ſeront punis dans l’autre Monde, & que de-là on veuille en inferer cette autre, Donc les hommes peuvent ſe déterminer eux-mêmes ; la Queſtion eſt préſentement de ſavoir ſi l’Eſprit a bien ou mal fait cette inférence. S’il l’a faite en trouvant des Idées moyennes, & en conſiderant leur connexion dans leur véritable ordre, il s’eſt conduit raiſonnablement, & a tiré une juſte conſéquence. S’il l’a faite ſans une telle vûë, bien loin d’avoir tiré une conſéquence ſolide & fondée en raiſon, il a montré ſeulement le deſir qu’il avoit qu’elle le fût, ou qu’on la reçût en cette qualité. Mais ce n’eſt pas le Syllogiſme qui dans l’un ou l’autre de ces cas découvre ces Idées ou fait voir leur connexion ; car il faut que l’Eſprit les ait trouvées, & qu’il ait apperçu la connexion de chacune d’elles avant qu’il puiſſe s’en ſervir raiſonnablement à former des Syllogiſmes ; à moins qu’on ne diſe, que toute Idée qui ſe préſente à l’Eſprit, peut aſſez bien entrer dans un Syllogiſme ſans qu’il ſoit néceſſaire de conſidérer quelle liaiſon elle a avec les deux autres ; & qu’elle peut ſervir à tout hazard de terme moyen pour prouver quelque concluſion que ce ſoit. C’eſt ce que perſonne ne dira jamais, parce que c’eſt en vertu de la convenance qu’on apperçoit entre une idée moyenne & les deux extrêmes, qu’on conclut que les extrêmes conviennent entr’eux ; d’où il s’enſuit que chaque idée moyenne doit être telle que dans toute la chaine elle ait une connexion viſible avec les deux Idées entre leſquelles elle eſt placée, ſans quoi la concluſion ne peut être déduite par ſon entremiſe. Car par-tout où un anneau de cette chaine vient à ſe détacher & à n’avoir aucune liaiſon avec le reſte, dès-là il perd toute ſa force, & ne peut plus contribuer à attirer, ou inſerer quoi que ce ſoit. Ainſi, dans l’exemple que je viens de propoſer, quelle autre choſe montre la force, & par conſéquent la juſteſſe de la conſéquence, que la vûë de la connexion de toutes les idées moyennes qui attirent la concluſion ou la propoſition inſerée ; comme, Les hommes ſeront punis ________ Dieu celui qui punit ________ la punition juſte ________ Le puni coupable ________ Il auroit pû faire autrement ________ Liberté ________ Puiſſance de ſe déterminer ſoi-même ? Par cette viſible enchainure d’idées, ainſi jointes enſemble tout de ſuite, en ſorte que chaque idée moyenne s’accorde de chaque côté, avec les deux idées entre leſquelles elle eſt immédiatement placée, les idées d’hommes, & de puiſſance de ſe déterminer ſoi-même, paroiſſent jointes enſemble, c’eſt-à-dire, que cette Propoſition, Les hommes peuvent ſe déterminer eux-mêmes, eſt attirée ou inferée par celle-ci Qu’ils ſeront punis dans l’autre Monde. Car par-là l’Eſprit voyant la connexion qu’il y a entre l’idée de la punition des hommes dans l’autre Monde, & l’idée de Dieu qui punit ; entre Dieu qui punit & la juſtice de la punition ; entre la juſtice de la punition & la coulpe ; entre la coulpe & la puiſſance de faire autrement ; entre la puiſſance de faire autrement & la liberté ; entre la liberté & la puiſſance de faire autrement ; entre la puiſſance de faire autrement & la liberté ; entre la liberté & la puiſſance de ſe déterminer ſoi-même ; l’Eſprit, dis-je, appercevant la liaiſon que toutes ces idées ont l’une avec l’autre, voit par même moyen la connexion qu’il y a entre les hommes & la puiſſance de ſe déterminer ſoi-même.

Je demande préſentement ſi la connexion des Extrêmes ne ſe voit pas plus clairement dans cette diſpoſition ſimple & naturelle, que dans des repetitions perplexes & embrouillées de cinq ou ſix Syllogiſmes. On doit me pardonner le terme d’embrouillé, juſqu’à ce que quelqu’un ayant réduit ces idées en autant de Syllogiſmes, oſe aſſûrer que ces Idées ſont moins embrouillées, & que leur connexion eſt plus viſible lorſqu’elles ſont ainſi tranſpoſées, repetées, & enchaſſées dans ces formes artificielles, que lorſqu’elles ſont préſentes à l’Eſprit dans cet ordre court, ſimple, & naturel, dans lequel on vient de les propoſer, où chacun peut les voir, & ſelon lequel elles doivent être vûës avant qu’elles puiſſent former une chaîne de Syllogiſmes. Car l’ordre naturel des Idées qui ſervent à lier d’autres Idées, doit régler l’ordre des Syllogiſmes, de ſorte qu’un homme doit voir la connexion que chaque Idée a avec celles qu’il joint enſemble avant qu’il puiſſe s’en ſervir avec raiſon à former un Syllogiſme. Et quand tous ces Syllogiſmes ſont faits, ceux qui ſont Logiciens & ceux qui ne le ſont pas, ne voyent pas mieux qu’auparavant la force de l’Argumentation, c’eſt-à-dire, la connexion des Extrêmes. Car ceux qui ne ſont pas Logiciens de profeſſion, ignorant les véritables formes du Syllogiſme auſſi bien que les fondemens de ces formes, ne ſauroient connoître ſi les Syllogiſmes ſont réguliers ou non, dans des Modes & des Figures qui concluent juſte ; & ainſi ils ne ſont point aidez par les formes ſelon leſquelles on range ces Idées ; & d’ailleurs l’ordre naturel dans lequel l’Eſprit pourroit juger de leurs connexions reſpectives étant troublé par ces formes ſyllogiſtiques, il arrive de-là que la conſéquence eſt beaucoup plus incertaine, que ſans leur entremiſe. Et pour ce qui eſt des Logiciens eux-mêmes, ils voyent la connexion que chaque Idée moyenne a avec celles entre leſquelles elle eſt placée (d’où dépend toute la force de la conſéquence) ils la voyent, dis-je, tout auſſi bien avant qu’après que le Syllogiſme ne contribuë en rien à montrer ou à fortifier la connexion de deux Idées jointes immédiatemment enſemble ; il montre ſeulement par la connexion qui a été déja découverte entr’elles, comment les Extrêmes ſont liez l’un à l’autre. Mais s’agit-il de ſavoir quelle connexion une Idée moyenne a avec aucun des Extrêmes dans ce Syllogiſme, c’eſt ce que nul Syllogiſme ne montre, ni ne peut jamais montrer. C’eſt l’Eſprit ſeulement qui apperçoit ou qui peut appercevoir ces Idées placées ainſi dans une eſpèce de juxta-poſition, & cela par ſa propre Vûë qui ne reçoit abſolument aucun ſecours ni aucune lumiére de la forme Syllogiſtique qu’on leur donne. Cette forme ſert ſeulement à montrer que ſi l’idée moyenne convient avec celles auxquelles elle eſt immédiatment appliquée de deux côtez, les deux Idées éloignées, ou, comme parlent les Logiciens, les Extrêmes conviennent certainement enſemble ; & par conſéquent la liaiſon immédiate que chaque idée a avec celle à laquelle elle eſt appliquée de deux côtez, d'où dépend toute la force du Raiſonnement, paroit auſſi bien avant qu’après la conſtruction du Syllogiſme ; ou bien celui qui forme le Syllogiſme ne le verra jamais. Cette connexion d’Idée ne ſe voit, comme nous avons déja dit, que par la Faculté perceptive de l’Eſprit qui les découvre jointes enſemble dans une eſpèce de juxta-poſition, & cela, lorſque les deux Idées ſont jointes enſemble dans une Propoſition, ſoit que cette Propoſition conſtituë ou non la Majeure ou la Mineure d’un Syllogiſme.

A quoi ſert donc le Syllogiſme ? Je répons, qu’il eſt principalement d’uſage dans les Ecoles, où l’on n’a pas honte de nier la convenance des Idées qui conviennent viſiblement enſemble, ou bien hors des Ecoles à l’égard de ceux qui, à l’occaſion & à l’exemple de ce que les Doctes n’ont pas honte de faire, ont appris auſſi à nier ſans pudeur la connexion des Idées qu’ils ne peuvent s’empêcher de voir eux-mêmes. Pour celui qui cherche ſincerement la Vérité & qui n’a d’autre but que de la trouver ; il n’a aucun beſoin de ces formes Syllogiſtiques pour être forcé à reconnoître la conſéquence dont la vérité & la juſteſſe paroiſſent bien mieux en mettant les Idées dans un ordre ſimple & naturel. De-là vient que les hommes ne font jamais des Syllogiſmes en eux-mêmes, lorsqu’ils cherchent la Vérité, ou qu’ils l’enſeignent à des gens qui deſirent ſincerement de la connoître ; parce qu’avant que de pouvoir mettre leurs penſées en forme Syllogiſtique, il faut qu’ils voyent la connexion qui eſt entre l’Idée moyenne & les deux autres idées entre leſquelles elle eſt placée, & auxquelles elle eſt appliquée pour faire voir leur convenance ; lorsqu’ils voyent une fois cela, ils voyent ſi la conſéquence eſt bonne ou mauvaiſe, & par conſéquent le Syllogiſme vient trop tard pour l’établir. Car, pour me ſervir encore de l’exemple qui a été propoſé ci-deſſus, je demande ſi l’Eſprit venant à conſiderer l’idée de Juſtice, placée comme une idée moyenne entre la punition des hommes & la couple de celui qui eſt puni, (idée que l’Eſprit ne peut employer comme un terme moyen avant qu’il l’ait conſiderée dans ce rapport) je demande ſi dès-lors il ne voit pas la force & la validité de la conſéquence, auſſi clairement que lorſqu’on forme un Syllogiſme de ces Idées. Et pour faire voir la même choſe dans un exemple tout-à-fait ſimple & aiſé à comprendre, ſuppoſons que le mot Animal ſoit l’Idée moyenne, ou, comme on parle dans les Ecoles, le terme moyen que l’Eſprit employe pour montrer la connexion d’homo & de vivens, je demande ſi l’Eſprit ne voit pas cette liaiſon auſſi promptement & auſſi nettement lorſque l’Idée qui lie ces deux termes eſt placée au milieu de cet arrangement ſimple & naturel,

Homo ________ Animal _________ Vivens,

que dans cet autre plus embarraſſé,

Animal____ Vivens ____ Homo ____ Animal ;

ce qui eſt la poſition qu’on donne à ces Idées dans un Syllogiſme, pour faire voir la connexion qui eſt entre homo & vivens par l’intervention du mot Animal.

On croit à la vérité que le Syllogiſme eſt néceſſaire à ceux-mêmes qui aiment ſincerement la Vérité pour leur faire voir les Sophiſmes qui ſont ſouvent cachez ſous des diſcours fleuris, pointilleux, ou embrouillez. Mais on ſe trompe en cela, comme nous verrons ſans peine ſi nous conſiderons que la raiſon pourquoi ces ſortes de diſcours vagues & ſans liaiſon, qui ne ſont pleins que d’une veine Rhetorique, impoſent quelquefois à des gens qui aiment ſincerement la Vérité, c’eſt que leur Imagination étant frappée par quelques Métaphores vives & brillantes, ils négligent d’examiner quelles ſont les véritables Idées d’où dépend la conſéquence du Diſcours, ou bien éblouïs de l’éclat de ces Figures ils ont de la peine à découvrir ces Idées. Mais pour leur faire voir la foibleſſe de ces ſortes de Raiſonnemens, il ne faut que les dépouiller des idées ſuperfluës qui mêlées & confonduës avec celles d’où dépend la conſéquence, ſemblent faire voir une connexion où il n’y a point de connexion ; après quoi il faut placer dans leur ordre naturel ces idées nuës d’où dépend la force de l’Argumentation ; & l’Eſprit venant à les conſiderer en elles-mêmes dans une telle poſition, vit bientôt quelles connexions elles ont entr’elles & peut par ce moyen juger de la conſéquence ſans avoir beſoin du ſecours d’aucun Syllogiſme.

Je conviens qu’en de tels cas on ſe ſert communément des Modes & des Figures, comme ſi la découverte de l’incohérence de ces ſortes de Diſcours étoit entiérement duë à la forme Syllogiſtique. J’ai été moi-même dans ce ſentiment, juſqu’à ce qu’après un plus ſévére examen j’ai trouvé qu’en rangeant les Idées moyennes toutes nuës dans leur ordre naturel, on voit mieux l’incohérence de l’Argumentation que par le moyen d’un Syllogiſme ; non ſeulement à cauſe que cette prémiére Méthode expoſe immédiatement à l’Eſprit chaque anneau de la chaîne dans ſa véritable place, par où l’on en voit mieux la liaiſon, mais auſſi parce que le Syllogiſme ne montre l’incohérence qu’à ceux qui entendent parfaitement les formes Syllogiſtiques & les fondemens ſur leſquels elles ſont établies, & ces perſonnes ne ſont pas un entre mille ; au lieu que l’arrangement naturel des Idées, d’où dépend la conſéquence d’un raiſonnement, ſuffit pour faire voir à tout homme le défaut de connexion dans ce raiſonnement & l’abſurdité de la conſéquence, ſoit qu’il ſoit Logicien ou non ; pourvû qu’il entende les termes & qu’il ait la faculté d’appercevoir la convenance ou la disconvenance de ces Idées, ſans laquelle faculté il ne pourroit jamais reconnoître la force ou la foibleſſe, la cohérence ou l’incohérence d’un Diſcours par l’entremiſe ou ſans le ſecours du Syllogiſme.

Ainſi, j’ai connu un homme à qui les règles du Syllogiſme étoient entiérement inconnuës, qui appercevoit d’abord la foibleſſe & les faux raiſonnemens d’un long Diſcours, artificieux & plauſible, auquel d’autres gens exercez à toutes les fineſſes de la Logique ſe ſont laiſſé attraper ; & je croi qu’il y aura peu de mes Lecteurs qui ne connoiſſent de telles perſonnes. Et en effet ſi cela n’étoit ainſi, les Diſputes qui s’élevent dans les Conſeils de la plûpart des Princes, & les affaires qui ſe traitent dans les Aſſemblées Publiques ſeroient en danger d’être mal ménagées, puiſque ceux qui y ont le plus d’autorité & qui d’ordinaire contribuent le plus aux déciſions qu’on y prend, ne ſont pas toûjours des gens qui ayent eu le bonheur d’être parfaitement inſtruits dans l’Art de faire des Syllogiſmes en forme. Que ſi le Syllogiſme étoit le ſeul, ou même le plus ſûr moyen de découvrir les fauſſetez d’un Diſcours artificieux, je ne croi pas que l’Erreur & la Fauſſeté ſoient ſi fort du goût de tout le Genre Humain & particuliérement des Princes dans des matiéres qui intéreſſent leur Couronne & leur Dignité, que par-tout ils euſſent voulu négliger de faire entrer le Syllogiſme dans des diſcuſſions importantes, ou regardé comme une choſe ſi ridicule de s’en ſervir dans des affaires de conſéquence : Preuve évidente à mon égard que les gens de bon ſens & d’un Eſprit ſolide & pénétrant, qui n’ayant pas le loiſir de perdre le temps à diſputer, devoient agir ſelon le reſultat de leurs déciſions, & ſouvent payer leurs mépriſes de leur vie ou de leurs biens, ont trouvé que ces formes Scholaſtiques n’étoient pas d’un grand uſage pour découvrir la vérité ou la fauſſeté d’un raiſonnement, l’une & l’autre pouvant etre montrées ſans leur entremiſe, & d’une maniére beaucoup plus ſenſible à quiconque ne refuſeroit pas de voir ce qui ſeroit expoſé viſiblement à ſes yeux.

En ſecond lieu, une autre raiſon qui me fait douter que le Syllogiſme ſoit le véritable inſtrument de la Raiſon dans la découverte de la Vérité, c’eſt que de quelque uſage qu’on ait jamais prétendu que les Modes & les Figures puſſent être, pour découvrir la fallace d’un Argument (ce qui a été examiné ci-deſſus) il ſe trouve dans le fond que ces formes Scholaſtiques qu’on donne au diſcours, ne ſont pas moins ſujettes à tromper l’Eſprit que des maniéres d’argumenter plus ſimples ; ſur quoi j’en appelle à l’Expérience qui a toûjours fait voir que ces Méthodes artificielles étoient plus propres à ſurprendre & à embrouiller l’Eſprit qu’à l’inſtruire & à l’éclairer. De là vient que les gens qui ſont battus & réduits au ſilence par cette méthode Scholaſtique, ſont rarement ou plûtôt ne ſont jamais convaincus & attirez par-là dans le parti du vainqueur. Ils reconnoiſſent peut-être que leur adverſaire eſt plus adroit dans la diſpute ; mais ils ne laiſſent pas d’être perſuadez de la juſtice de leur propre cauſe ; & tout vaincus qu’ils ſont, ils ſe retirent avec la même opinion qu’ils avoient auparavant ; ce qu’ils ne pourroient faire, ſi cette maniére d’argumenter portoit la lumiére & la conviction avec elle, en ſorte qu’elle fit voir aux hommes où eſt la Vérité. Auſſi a-t-on regardé le Syllogiſme comme plus propre à faire obtenir la victoire dans la Diſpute, qu’à découvrir ou à confirmer la Vérité dans les recherches ſincéres qu’on en peut faire. Et s’il eſt certain, comme on n’en peut douter, qu’on puiſſe envelopper des raiſonnemens fallacieux dans des Syllogiſmes, il faut que la fallace puiſſe être découverte par quelque autre moyen que par celui du Syllogiſme.

J’ai vû par expérience, que, lorſqu’on ne reconnoit pas dans une choſe tous les uſages que certaines gens ont été accoûtumez de lui attribuer, ils s’écrient d’abord que je voudrois qu’on en négligeât entiérement l’uſage. Mais pour prévenir des imputations ſi injuſtes & ſi deſtituées de fondement, je leur déclare ici que je ne ſuis point d’avis qu’on ſe prive d’aucun moyen capable d’aider l’Entendement dans l’acquiſition de la Connoiſſance ; & ſi des perſonnes ſtilées & accoûtumées aux formes Syllogiſtiques les trouvent propres à aider leur Raiſon dans la découverte de la Vérité, je croi qu’ils doivent s’en ſervir. Tout ce que j’ai en vûë dans ce que je viens de dire du Syllogiſme, c’eſt de leur prouver qu’ils ne devroient pas donner plus de poids à ces formes qu’elles n’en méritent, ni ſe figurer que ſans leur ſecours les hommes ne font aucun uſage, ou du moins qu’ils ne font pas un uſage ſi parfait de leur Faculté de raiſonner. Il y a des Yeux qui ont beſoin de Lunettes pour voir clairement & diſtinctement les Objets ; mais ceux qui s’en ſervent, ne doivent pas dire à cauſe de cela, que perſonne ne peut bien voir ſans Lunettes. On aura raiſon de juger de ceux qui en uſent ainſi, qu’ils veulent un peu trop rabaiſſer la Nature en faveur d’un Art auquel ils ſont peut-être redevables. Lorſque la Raiſon eſt ferme & accoûtumée à s’exercer elle voit plus promptement & plus nettement par ſa propre pénétration ſans le ſecours du Syllogiſme, que par ſon entremiſe. Mais ſi l’uſage de cette eſpèce de Lunettes a ſi fort offuſqué la vûë d’un Logicien qu’il ne puiſſe voir ſans leur ſecours, les conſéquences ou les inconſéquences d’un Raiſonnement, je ne ſuis pas ſi déraiſonnable pour le blâmer de ce qu’il s’en ſert. Chacun connoit mieux qu’aucune autre perſonne ce qui convient le mieux à ſa vûë ; mais qu’il ne concluë pas de là que tous ceux qui n’employent pas juſtement les mêmes ſecours qu’il trouve lui être néceſſaires, ſont dans les ténèbres.

§. 5.Le Syllogiſme n’eſt pas d’un grand ſecours dans la Démonſtration, moins encore dans les Probabilitez. Mais quel que ſoit l’uſage du Syllogiſme dans ce qui regarde la Connoiſſance, je croi pouvoir dire avec vérité qu’il eſt beaucoup moins utile, ou plûtôt qu’il n’eſt abſolument d’aucun uſage dans les Probabilitez, car l’aſſentiment devant être déterminé dans les choſes probables par le plus grand poids des preuves, après qu’on les a dûement examinées de part & d’autre dans toutes leurs circonſtances, rien n’eſt moins propre à aider l’Eſprit dans cet examen que le Syllogiſme, qui muni d’une ſeule probabilité ou d’un ſeul argument topique ſe donne carriére, & pouſſe cet Argument dans ſes derniers confins, juſqu’à ce qu’il ait entraîné l’Eſprit hors de la vûë de la choſe en queſtion ; de ſorte que le forçant, pour ainſi dire, à la faveur de quelque difficulté éloignée, il le tient là fortement attaché, & peut-être même embrouillé & entrelaſſé dans une chaine de Syllogiſmes, ſans lui donner la liberté de conſiderer de quel côté ſe trouve la plus grande probabilité, après que toutes ont été dûement examinées ; tant s’en faut qu’il lui fourniſſe les ſecours capables de s’en inſtruire.

§. 6.Il ne ſert point à augmenter nos connoiſſances, mais à chamailler avec celles que nous avons dejà. Qu’on ſuppoſe enfin, ſi l’on veut, que le Syllogiſme eſt de quelque ſecours pour convaincre les hommes de leurs erreurs ou de leurs mépriſes, comme on peut le dire peut-être, quoi que je n’aye encore vû perſonne qui ait été forcé par le Syllogiſme à quitter ſes opinions, il eſt du moins certain que le Syllogiſme n’eſt d’aucun uſage à notre Raiſon dans cette partie qui conſiſte à trouver des preuves & à faire de nouvelles découvertes, laquelle ſi elle n’eſt pas la qualité la plus parfaite de l’Eſprit, eſt ſans contredit la plus penible fonction, & celle dont nous tirons le plus d’utilité. Les règles du Syllogiſme ne ſervent en aucune maniére à fournir à l’Eſprit des idées moyennes qui puiſſent montrer la connexion de celles qui ſont éloignées. Cette méthode de raiſonner ne découvre point de nouvelles preuves ; c’eſt ſeulement l’Art d’arranger celles que nous avons dejà. La 47me. Propoſition du Prémier Livre d’Euclide eſt très-véritable, mais je ne croi pas que la découverte en ſoit duë à aucunes Règles de la Logique ordinaire. Un homme connoit prémiérement, & il eſt enſuite capable de prouver en forme Syllogiſtique ; de ſorte que le Syllogiſme vient après la Connoiſſance, & alors on n’en a que fort peu, ou point du tout de beſoin. Mais c’eſt principalement par la découverte des Idées qui montrent la connexion de celles qui ſont éloignées, que le fond des Connoiſſances s’augmente, & que les Arts & les Sciences utiles ſe perfectionnent. Le Syllogiſme n’eſt tout au plus que l’Art de faire valoir, en diſputant, le peu de connoiſſance que nous avons, ſans y rien ajoûter ; de ſorte qu’un homme qui employeroit entiérement ſa Raiſon de cette maniére, n’en feroit pas un meilleur uſage que celui qui ayant tiré quelques lingots de fer des entrailles de la Terre, n’en feroit forger que des épées qu’il mettroit entre les mains de ſes Valets pour ſe battre & ſe tuer les uns les autres. Si le Roi d’Eſpagne eût employé de cette maniére le Fer qu’il avoit dans ſon Royaume, & les mains de ſon Peuple, il n’auroit pu tirer de la Terre qu’une très-petite quantité de ces Thréſors qui avoient été cachez ſi long-temps dans les Mines de l’Amerique. De même, je ſuis tenté de croire, que quiconque conſumera toute la force de ſa raiſon à mettre des Argumens en forme, ne pénétrera pas fort avant dans ce fond de Connoiſſance qui reſte encore caché dans les ſecrets recoins de la Nature, & vers où je m’imagine que le pur bon ſens dans ſa ſimplicité naturelle eſt beaucoup plus propre à nous tracer un chemin, pour augmenter par là le fond des Connoiſſances humaines, que cette reduction du Raiſonnement aux Modes & aux Figures dont on donne des règles ſi préciſes dans les Ecoles.

§. 7. Je m’imagine pourtant qu’on peut trouver des voyes d’aider la Raiſon dans cette partie qui eſt d’un ſi grand uſage ; & ce qui m’encourage à le dire c’eſt le judicieux Hooker qui parle ainſi dans ſon Livre intitulé La Police Eccléſiaſtique, Livre. I. §. 6. Si l’on pouvoit fournir les vrais ſecours du Savoir & de l’Art de raiſonner (car je ne ferai pas difficulté de dire que dans ce ſiécle qui paſſe pour éclairé on ne les connoit pas beaucoup & qu’en général on ne s’en met pas fort en peine) il y auroit ſans doute preſqu’autant de différence par rapport à la ſolidité du Jugement entre les hommes qui s’en ſerviroient, & ce que les hommes ſont préſentement, qu’entre les hommes d’à préſent & des Imbecilles. Je ne prétens pas avoir trouvé ou découvert aucun de ces vrais ſecours de l’Art, dont parle ce grand homme qui avoit l’Eſprit ſi pénétrant ; mais il eſt viſible que le Syllogiſme & la Logique qui eſt préſentement en uſage, & qu’on connoiſſoit auſſi bien de ſon temps qu’aujourd’hui, ne peuvent être du nombre de ceux qu’il avoit dans l’Eſprit. C’eſt aſſez pour moi ſi dans un Diſcours qui eſt peut-être un peu éloigné du chemin battu, qui n’a point été emprunté d’ailleurs, & qui à mon égard eſt aſſurément tout-à-fait nouveau, je donne occaſion à d’autres de s’appliquer à faire de nouvelles découvertes & à chercher en eux-mêmes ces vrais ſecours de l’Art, que je crains bien que ceux qui ſe ſoûmettent ſervilement aux déciſions d’autrui, ne pourront jamais trouver, car les chemins battus conduiſent cette eſpèce de Bétail (c’eſt ainſi qu’un Judicieux * * Horace, Epiſt. Lib. 1. Epiſt. 19. O Imitatores, ſervum pecus. Romain les a nommez) dont toutes les penſées ne tendent qu’à l’imitation, non où il faut aller mais où l’on va, non quò eundum eſt, ſed quò itur. Mais j’oſe dire qu’il y a dans ce ſiécle quelques perſonnes d’une telle force de jugement & d’une ſi grande étenduë d’Eſprit, qu’ils pourroient tracer pour l’avancement de la Connoiſſance des chemins nouveaux & qui n’ont point encore été découverts, s’ils vouloient prendre la peine de tourner leurs penſées de ce côté-là.

§. 8.Nous raiſonnons ſur des choſes particuliéres. Après avoir eu occaſion de parler dans cet endroit du Syllogiſme en général & de ſes uſages dans le Raiſonnement & pour la perfection de nos Connoiſſances, il ne ſera pas hors de propos, avant que de quitter cette matiére, de prendre connoiſſance d’une mépriſe viſible qu’on commet dans les Règles du Syllogiſme, c’eſt que nul Raiſonnement Syllogiſtique ne peut être juſte & concluant, s’il ne contient au moins une Propoſition générale : comme ſi nous ne pouvions point raiſonner & avoir des connoiſſances ſur des choſes particuliéres. Au lieu que dans le fond on trouvera tout bien conſideré qu’il n’y a que les choſes particuliéres qui ſoient l’objet immédiat de tous nos Raiſonnemens & de toutes nos Connoiſſances. Le raiſonnement & la connoiſſance de chaque homme ne roule que ſur les Idées qui exiſtent dans ſon Eſprit, deſquelles chacune n’eſt effectivement qu’une exiſtence particuliére ; & d’autres choſes ne deviennent l’objet de nos Connoiſſances & de nos Raiſonnemens qu’entant qu’elles ſont conformes à ces Idées particuliéres que nous avons dans l’Eſprit. De ſorte que la perception de la convenance ou de la diſconvenance de nos Idées particuliéres eſt le fond & le total de notre Connoiſſance. L’univerſalité n’eſt qu’un accident à ſon égard, & conſiſte uniquement en ce que les Idées particuliéres qui en ſont le ſujet, ſont telles que plus d’une choſe particuliére peut leur être conforme & être repréſentée par elles. Mais la perception de la convenance ou diſconvenance de deux Idées, & par conſéquent notre Connoiſſance eſt également claire & certaine, ſoit que l’une d’elle ou toutes deux ſoient capables de repréſenter plus d’un Etre réel ou non, ou que nulle d’elles ne le ſoit. Une autre choſe que je prens la liberté de propoſer ſur le Syllogiſme, avant que de finir cet article, c’eſt ſi l’on n’auroit pas ſujet d’examiner, ſi la forme qu’on donne préſentement au Syllogiſme eſt telle qu’elle doit être raiſonnablement. Car le terme moyen étant deſtiné à joindre les Extrêmes, c’eſt-à-dire les Idées moyennes pour faire voir par ſon entremiſe la convenance ou la diſconvenance de deux Idées en queſtion, la poſition du terme moyen ne ſeroit-elle pas plus naturelle, & ne montreroit-elle pas mieux & d’une maniére plus claire la convenance ou la diſconvenance des Extrêmes, s’il étoit placé au milieu entredeux ? Ce qu’on pourroit faire ſans peine en tranſpoſant les Propoſitions & en faiſant que le terme moyen fût l’attribut du prémier & le ſujet du ſecond, comme dans ces deux exemples,


Omnis homo eſt animal,
Omne animal eſt vivens,
Ergos omnis homo eſt vivens.

Omne Corpus eſt extenſum & ſolidum,
Nullum extenſum & ſolidum eſt pura extenſio,
Ergo Corpus non eſt pura extenſio.


Il n’eſt pas néceſſaire que j’importune mon Lecteur par des exemples de Syllogiſmes dont la Concluſion ſoit particuliére. La même raiſon autoriſe auſſi bien cette forme à l’égard de ces derniers Syllogiſmes qu’à l’égard de ceux dont la Concluſion eſt générale.

§. 9.Pourquoi la Raiſon vient à nous manquer en certaines rencontres. Pour dire préſentement un mot de l’étenduë de notre Raiſon ; quoi qu’elle pénètre dans les abymes de la Mer & de la Terre, qu’elle s’éleve juſqu’aux Etoiles & nous conduiſe dans les vaſtes Eſpaces & les appartemens immenſes de ce prodigieux Edifice qu’on nomme l’Univers, il s’en faut pourtant beaucoup qu’elle comprenne même l’étenduë réelle des Etres Corporels ; & il y a bien des rencontres où elle vient à nous manquer.

I. Parce que les Idées nous manquent. Et prémiérement elle nous manque abſolument par-tout où les Idées nous manquent. Elle ne s’étend pas plus loin que ces idées, & ne ſauroit le faire. C’eſt pourquoi par-tout où nous n’avons point d’Idées, notre Raiſonnement s’arrête, & nous nous trouvons au bout de nos comptes. Que ſi nous raiſonnons quelquefois ſur des mots qui n’emportent aucune idée, c’eſt uniquement ſur ces ſons que roulent nos raiſonnemens, & non ſur aucune autre choſe.

§. 10.II. Parce que nos Idées ſont obſcures & imparfaites. En ſecond lieu, notre Raiſon eſt ſouvent embarraſſée & hors de route, à cauſe de l’obſcurité, de la confuſion, ou de l’imperfection des Idées ſur leſquelles elle s’exerce ; & c’eſt alors que nous nous trouvons embarraſſez dans des contradictions & des difficultez inſurmontables. Ainſi, parce que nous n’avons point d’idée parfaite de la plus petite extenſion de la Matiére ni de l’Infinité, notre Raiſon eſt à bout ſur le ſujet de la diviſibilité de la Matiére ; au lieu qu’ayant des idées parfaites, claires & diſtinctes du Nombre, notre Raiſon ne trouve dans les Nombres aucune de ces difficultez inſurmontables, & ne tombe dans aucune contradiction ſur leur ſujet. Ainſi, les idées que nous avons des operations de notre Eſprit & du commencement du Mouvement ou de la Penſée, & de la maniére dont l’Eſprit produit l’une & l’autre en nous, ces idées, dis-je, étant imparfaites, & celles que nous nous formons de l’opération de Dieu l’étant encore davantage, elles nous jettent dans de grandes difficultez ſur les Agens créez, douez de liberté, deſquelles la Raiſon ne peut guére ſe débarraſſer.

§. 11.III. Parce que les Idées moyennes nous manquent. En troiſiéme lieu, notre Raiſon eſt ſouvent pouſſée à bout, parce qu’elle n’apperçoit pas les idées qui pourroient ſervir à lui montrer une convenance ou diſconvenance certaine ou probable de deux autres Idées : & dans ce point, les Facultez de certains hommes l’emportent de beaucoup ſur celles de quelques autres. Juſqu’à ce que l’Algebre, ce grand inſtrument & cette preuve inſigne de la ſagacité de l’homme, eut été découverte, les hommes regardoient avec étonnement pluſieurs Démonſtrations des Anciens Mathematiciens, & pouvoient à peine s’empêcher de croire que la découverte de quelques-unes de ces Preuves ne fût au deſſus des forces humaines.

§. 12.IV. Parce que nous ſommes imbus de faux Principes. En quatriéme lieu, l’Eſprit venant à bâtir ſur de faux Principes ſe trouve ſouvent engagé dans des abſurditez, & des difficultez inſurmontables, dans de fâcheux défilez & de pures contradictions, ſans ſavoir comment s’en tirer. Et dans ce cas il eſt inutile d’implorer le ſecours de la Raiſon, à moins que ce ne ſoit pour découvrir la fauſſeté & ſecouer le joug de ces Principes. Bien loin que la Raiſon éclairciſſe les difficultez dans leſquelles un homme s’engage en s’appuyant ſur de mauvais fondemens, elle l’embrouille davantage, & le jette toûjours plus avant dans l’embarras.

§. 13.V. A cauſe des termes douteux & incertains. En cinquiéme lieu, comme les Idées obſcures & imparfaites embrouillent ſouvent la Raiſon, ſur le même fondement il arrive ſouvent que dans les Diſcours & dans les Raiſonnemens des hommes, leur Raiſon eſt confonduë & pouſſée à bout par des mots équivoques, & des ſignes douteux & incertains, lors qu’ils ne ſont pas exactement ſur leur garde. Mais quand nous venons à tomber dans ces deux derniers égaremens, c’eſt notre faute, & non celle de la Raiſon. Cependant les conſéquences n’en ſont pas moins communes ; & l’on voit par-tout les embarras ou les erreurs qu’ils produiſent dans l’Eſprit des hommes.

§. 14.Le plus haut dégré de notre Connoiſſance eſt l’intuition, ſans raiſonnement. Entre les Idées que nous avons dans l’Eſprit, il y en a qui peuvent être immédiatement comparées par elles-mêmes, l’une avec l’autre ; & à l’égard de ces Idées l’Eſprit eſt capable d’appercevoir qu’elles conviennent ou diſconviennent auſſi clairement que l’Arc d’un Cercle eſt plus petit que tout le Cercle, qu’il apperçoit l’idée même d’un Cercle : & c’eſt ce que j’appelle à cauſe de cela une Connoiſſance intuitive, comme j’ai dejà dit : Connoiſſance certaine, à l’abri de tout doute, qui n’a beſoin d’aucune preuve & ne peut en recevoir aucune, parce que c’eſt le plus haut point de toute la Certitude humaine. C’eſt en cela que conſiſte l’évidence de toute la Certitude humaine. C’eſt en cela que conſiſte l’évidence de toutes ces Maximes ſur leſquelles perſonne n’a aucun doute, de ſorte que non ſeulement chacun leur donne ſon conſentement, mais les reconnoit pour véritables dès qu’elles ſont propoſées à ſon Entendement. Pour découvrir & embraſſer ces véritez, il n’eſt pas néceſſaire de faire aucun uſage de la Faculté de diſcourir, on n’a pas beſoin du Raiſonnement, car elles ſont connuës dans un plus haut dégré d’évidence ; dégré que je ſuis tenté de croire (s’il eſt permis de hazarder des conjectures ſur des choſes inconnuës) tel que celui que les Anges ont préſentement, & que les Eſprits des hommes juſtes parvenus à la perfection auront dans l’Etat-à-venir, ſur mille choſes qui à préſent échappent tout-à-fait à notre Entendement & deſquelles notre Raiſon dont la vûë eſt ſi bornée, ayant découvert quelques foibles rayons, tout le reſte demeure enſeveli dans les ténèbres à notre égard.

§. 15.Le ſuivant eſt la Démonſtration par voye de raiſonnement. Mais quoi que nous voyions çà & là quelque lueur de cette pure Lumiére, quelques étincelles de cette éclatante Connoiſſance ; cependant la plus grande partie de nos Idées ſont de telle nature que nous ne ſaurions diſcerner leur convenance ou leur diſconvenance en les comparant immédiatement enſemble. Et à l’égard de toutes ces Idées nous avons beſoin du Raiſonnement, & ſommes obligez de faire nos découvertes par le moyen du diſcours & des déductions. Or ces Idées ſont de deux ſortes, que je prendrai la liberté d’expoſer encore aux yeux de mon Lecteur.

Il y a prémiérement, les Idées dont on peut découvrir la convenance ou la diſconvenance par l’intervention d’autres Idées qu’on compare avec elles, quoi qu’on ne puiſſe la voir en joignant enſemble ces prémiéres Idées. Et en ce cas-là, lorſque la convenance ou la diſconvenance des Idées moyennes avec celles auxquelles nous voulons les comparer, ſe montrent viſiblement à nous, cela fait une Démonſtration qui emporte avec ſoi une vraye connoiſſance, mais qui, bien que certaine, n’eſt pourtant pas ſi aiſée à acquerir ni tout-à-fait ſi claire que la Connoiſſance Intuitive. Parce qu’en celle-ci il n’y a qu’une ſeule intuition, pure & ſimple, ſur laquelle on ne ſauroit ſe méprendre ni avoir la moindre apparence de doute, la vérité y paroiſſant tout à la fois dans ſa derniére perfection. Il eſt vrai que l’intuition ſe trouve auſſi dans la Démonſtration, mais ce n’eſt pas tout à la fois ; car il faut retenir dans ſa Mémoire l’intuition de la convenance que l’Idée moyenne a avec celle à laquelle nous l’avons comparé auparavant, lorſque nous venons à la comparer avec l’Idée suivante ; & plus il y a d’Idées moyennes dans une Démonſtration, plus on eſt en danger de ſe tromper, car il faut remarquer & voir d’une connoiſſance de ſimple vûë chaque convenance ou diſconvenance des Idées qui entrent dans la Démonſtration, en chaque dégré de la déduction, & retenir cette liaiſon dans la Mémoire, juſtement comme elle eſt, de ſorte que l’Eſprit doit être aſſûré que nulle partie de ce qui eſt néceſſaire pour former la Démonſtration, n’a été omiſe ou négligée. C’eſt ce qui rend certaines Démonſtrations longues, embarraſſées, & trop difficiles pour ceux qui n’ont pas aſſez de force & d’étenduë d’Eſprit pour appercevoir diſtinctement, & pour retenir exactement & en bon ordre tant d’articles particuliers. Ceux mêmes qui ſont capables de débrouiller dans leur tête ces ſortes de ſpéculations compliquées, ſont obligez quelquefois de les faire paſſer plus d’une fois en revûë avant que de pouvoir parvenir à une connoiſſance certaine. Mais du reſte, lorſque l’Eſprit retient nettement & d’une connoiſſance de ſimple vûë le ſouvenir de la convenance d’une Idée avec une autre, & de celle-ci avec une troiſiéme ; & de cette troiſiéme avec une quatriéme, &c. alors la convenance de la prémiére & de la quatriéme eſt une Démonſtration, & produit une connoiſſance certaine qu’on peut appeller Connoiſſance raiſonnée, comme l’autre eſt une Connoiſſance intuitive.

§. 16.Pour ſuppléer à ces bornes étroites de la Raiſon, il ne nous reſte que le jugement fondé ſur des raiſonnemens probables. Il y a, en ſecond lieu, d’autres Idées dont on ne peut juger qu’elles conviennent ou disconviennent, autrement que par l’entremiſe d’autres Idées qui n’ont point de convenance certaine avec les Extrêmes, mais ſeulement une convenance ordinaire ou vraiſemblable ; & c’eſt ſur ces Idées qu’il y a occaſion d’exercer le Jugement, qui eſt cet acquieſcement de l’Eſprit par lequel on ſuppoſe que certaines Idées conviennent entr’elles en les comparant avec ces ſortes de Moyens probables. Quoi que cela ne s’éleve jamais juſqu’à la Connoiſſance, ni juſqu’à ce qui en fait le plus bas dégré ; cependant ces Idées moyennes lient quelquefois les Extrêmes d’une maniére ſi intime ; & la Probabilité eſt ſi claire & ſi forte, que l’Aſſentiment la ſuit auſſi néceſſairement que la Connoiſſance ſuit la Démonſtration. L’excellence & l’uſage du Jugement conſiſte à obſerver exactement la force & le poids de chaque Probabilité & à en faire une juſte eſtimation ; & enſuite après les avoir, pour ainſi dire, toutes ſommées exactement, à ſe déterminer pour le côté qui emporte la balance.

§. 17.Intuition, Démonſtration, jugement. La Connoiſſance intuitive eſt la perception de la convenance ou diſconvenance certaine de deux Idées comparées immédiatement enſemble.

La Connoiſſance raiſonnée eſt la perception de la convenance ou diſconvenance certaine de deux Idées, par l’intervention d’une ou de pluſieurs autres Idées.

Le Jugement eſt la penſée ou la ſuppoſition que deux Idées conviennent ou diſconviennent, par l’intervention d’une ou de pluſieurs Idées dont l’Eſprit ne voit pas la convenance ou la diſconvenance certaine avec ces deux Idées, mais qu’il a obſervé être fréquente & ordinaire.

§. 18.Conſéquences déduites des paroles, & conſéquences déduites des Idées. Quoi qu’une grande partie des fonctions de la Raiſon, & ce qui en fait le ſujet ordinaire, ce ſoit de déduire une Propoſition d’une autre, ou de tirer des conſéquences par des paroles ; cependant le principal acte du Raiſonnement conſiſte à trouver la convenance ou la diſconvenance de deux Idées par l’entremiſe d’une troiſiéme, comme un homme trouve par le moyen d’une Aune que la même longueur convient à deux Maiſons qu’on ne ſauroit joindre enſemble pour en meſurer l’égalité par une juxta-poſition. Les Mots ont leurs conſéquences entant qu’ils ſont ſignes de telles ou telles Idées ; & les choſes conviennent ou diſconviennent ſelon ce qu’elles ſont réellement, mais nous ne pouvons découvrir que par les Idées que nous en avons.

§. 19.Quatre ſortes d’Argumens. Avant que de finir cette matiére, il ne ſera pas inutile de faire quelques reflexions ſur quatre ſortes d’Argumens dont les hommes ont accoûtumé de ſe ſervir en raiſonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres ſentimens, ou du moins pour les tenir dans une eſpèce de reſpect qui les empêche de contredire.

Le prémierLe Prémier ad. vercundiam. eſt de citer les opinions des perſonnes qui par leur Eſprit, par leur ſavoir, par l’éminence de leur rang, par leur puiſſance, ou par quelque autre raiſon, ſe ſont fait un nom & ont établi leur réputation ſur l’eſtime commune avec une certaine eſpèce d’autorité. Lorſque les hommes ſont élevez à quelque dignité, on croit qu’il ne ſied pas bien à d’autres de les contredire en quoi que ce ſoit, & que c’eſt bleſſer la modeſtie de mettre en queſtion l’Autorité de ceux qui en ſont dejà en poſſeſſion. Lorſqu’un homme ne ſe rend pas promptement à des déciſions d’Auteurs approuvez que les autres embraſſent avec ſoûmiſſion & avec reſpect, on eſt porté à le cenſurer comme un homme trop plein de vanité ; & l’on regarde comme l’effet d’une grande inſolence qu’un homme oſe établir un ſentiment particulier & le ſoûtenir contre le torrent de l’Antiquité, ou le mettre en oppoſition avec celui de quelque ſavant Docteur, ou de quelque fameux Ecrivain. C’eſt pourquoi celui qui peut appuyer ſes opinions ſur une telle autorité, croit dès-là être en droit de prétendre la victoire ; & il eſt tout prêt à taxer d’imprudence quiconque oſera les attaquer. C’eſt ce qu’on peut appeller, à mon avis, un Argument ad verecundiam.

§. 20.Le ſecond ad Ignorantiam Un ſecond moyen dont les hommes ſe ſervent pour porter & forcer, pour ainſi dire, les autres à ſoûmettre leur Jugement aux déciſions qu’ils ont prononcées eux-mêmes ſur l’opinion dont on diſpute, c’eſt d’exiger de leur Adverſaire qu’il admette la preuve qu’ils mettent en avant, ou qu’il en aſſigne une meilleure. C’eſt ce que j’appelle un Argument ad Ignorantiam.

§. 21.Le troiſiéme ad hominem. Un troiſiéme moyen c’eſt de preſſer un homme par les conſéquences qui découlent de ſes propres Principes, ou de ce qu’il accorde lui-même. C’eſt un Argument déja connu ſous le titre d’Argument ad hominen.

§. 22.Le quatriéme ad Judicium Le quatriéme conſiſte à employer des preuves tirées de quelqu’une des Sources de la Connoiſſance ou de la Probabilité. C’eſt ce que j’appelle un Argument ad Judicium. Et c’eſt le ſeul de tous les quatre qui ſoit accompagné d’une véritable inſtruction & qui nous avance dans le chemin de la Connoiſſance. Car I. de ce que je ne veux pas contredire un homme par reſpect, ou par quelque autre conſideration que celle de la conviction, il ne s’enſuit point que ſon opinion ſoit raiſonnable. II. Ce n’eſt pas à dire qu’un autre homme ſoit dans le bon chemin, ou que je doive entrer dans le même chemin que lui par la raiſon que je n’en connois point de meilleur. III. Dès-là qu’un homme n’a fait voir que j’ai tort, il ne s’enſuit pas qu’il ait raiſon lui-même. Je puis être modeſte, & par cette raiſon ne point attaquer l’opinion d’un autre homme. Je puis être ignorant, & n’être pas capable d’en produire une meilleure. Je puis être dans l’Erreur, & un autre peut me faire voir que je me trompe. Tout cela peut me diſpoſer peut-être à recevoir la Vérité, mais il ne contribuë en rien à m’en donner la connoiſſance ; cela doit venir des preuves, des Argumens, & d’une Lumiére qui naiſſe de la nature des choſes mêmes, & non de ma timidité, de mon ignorance, ou de mes égaremens.

§. 23.Ce que c’eſt que, Selon la Raiſon, Au deſſus de la raiſon, & Contraire de la Raiſon. Par ce que nous venons de dire de la Raiſon, nous pouvons être en état de former quelque conjecture ſur cette diſtinction des Choſes, entant qu’elles ſont ſelon la Raiſon, au deſſus de la Raiſon, & contraires à la Raiſon.

I. Par celles qui ſont ſelon la Raiſon j’entens ces Propoſitions dont nous pouvons découvrir la vérité en examinant & en ſuivant les Idées qui nous viennent par voye de Senſation & de Reflexion, & que nous trouvons véritables, ou probables par des déductions naturelles.

II. J’appelle au deſſus de la Raiſon les Propoſitions dont nous ne voyons pas que la vérité ou la probabilité puiſſe être déduite de ces Principes par le ſecours de la Raiſon.

III. Enfin, les Propoſitions contraires à la Raiſon ſont celles qui ne peuvent conſiſter ou compatir avec nos Idées claires & diſtinctes. Ainſi, l’exiſtence d’un Dieu eſt ſelon la Raiſon ; l’exiſtence de plus d’un Dieu eſt contraire à la Raiſon ; & la Reſurrection des Morts eſt au deſſus de la Raiſon. De plus, comme ces mots au deſſus de la Raiſon peuvent être pris dans un double ſens, ſavoir pour ce qui eſt hors de la ſphere de la Probabilité ou de la Certitude, je croi que c’eſt auſſi dans ce ſens étendu qu’on dit quelquefois qu’une choſe eſt contraire à la Raiſon.

24.La Raiſon & la Foi ne ſont point deux choſes oppoſées. Le mot de Raiſon eſt encore employé dans un autre uſage, par où il eſt oppoſé à la Foi : & quoi que ce ſoit là une maniére de parler fort impropre en elle-même, cependant elle eſt ſi fort autoriſée par l’uſage ordinaire, que ce ſeroit une folie de vouloir s’oppoſer, ou remedier à cet inconvenient. Je croi ſeulement qu’il ne ſera pas mal à propos de remarquer que, de quelque maniére qu’on oppoſe la Foi à la Raiſon, la Foi n’eſt autre choſe qu’un ferme Aſſentiment de l’Eſprit, lequel aſſentiment étant réglé comme il doit être, ne peut être donné à aucune choſe que ſur de bonnes raiſons, & par conſéquent il ne ſauroit être oppoſé à la Raiſon. Celui qui croit, ſans avoir aucune raiſon de croire, peut être amoureux de ſes propres fantaiſies, mais il n’eſt pas vrai qu’il cherche la Vérité dans l’eſprit qu’il la doit chercher, ni qu’il rende une obeïſſance légitime à ſon Maître qui voudroit qu’il fît uſage des Facultez de diſcerner les Objets, deſquelles il l’a enrichi pour le préſerver des mépriſes & de l’Erreur. Celui qui ne les employe pas à cet uſage autant qu’il eſt en ſa puiſſance, a beau voir quelquefois la Vérité, il n’eſt dans le bon chemin que par hazard ; & je ne ſai ſi le bonheur de cet accident excuſera l’irrégularité de ſa conduite. Ce qu’il y a de certain, au moins, c’eſt qu’il doit être comptable de toutes les fautes où il s’engage : au lieu que celui qui fait uſage de la Lumiére & des Facultez que Dieu lui a données, & qui s’applique ſincerement à découvrir la Vérité, par les ſecours & l’habilité qu’il a, peut avoir cette ſatisfaction en faiſant ſon devoir comme une Créature raiſonnable, qu’encore qu’il vînt à ne pas rencontrer la Vérité, ſa recherche ne laiſſera pas d’être récompenſée. Car celui-là règle toûjours bien ſon Aſſentiment & le place comme il doit, lorſqu’en quelque cas ou ſur quelque matiére que ce ſoit, il croit ou refuſe de croire ſelon que ſa Raiſon l’y conduit. Celui qui fait autrement, pêche contre ſes propres Lumiéres, & abuſe de ces Facultez qui ne lui ont été données pour aucune autre fin que pour chercher & ſuivre la plus claire évidence, & la plus grande probabilité. Mais parce que la Raiſon & la Foi ſont miſes en oppoſition par certaines perſonnes, nous allons les conſidérer ſous ce rapport dans le Chapitre ſuivant.



CHAPITRE XVIII.

De la Foi & de la Raiſon ; & de leurs bornes diſtinctes.


§. 1. Il eſt néceſſaire de connoitre les bornes de la Foi & de la Raiſon.
NOus avons montré ci-deſſus, 1. Que nous ſommes néceſſairement dans l’Ignorance, & que toute ſorte de Connoiſſance nous manque, là où les Idées nous manquent, 2. Que nous ſommes dans l’ignorance & deſtituez de Connoiſſances raiſonnée, dès que les preuves nous manquent. 3. Que la Connoiſſance générale & la certitude nous manquent, par-tout où les Idées ſpécifiques, claires & déterminées viennent à nous manquer. 4. Et enfin, Que la Probabilité nous manque pour diriger notre Aſſentiment dans des matiéres où nous n’avons ni connoiſſance par nous-mêmes, ni témoignage de la part des autres hommes ſur quoi notre Raiſon puiſſe ſe fonder.

De ces quatres choſes préſuppoſées, on peut venir, je penſe, à établir les bornes qui ſont entre la Foi & la Raiſon : connoiſſance dont le défaut à certainement produit dans le Monde de grandes Diſputes & peut-être bien des mépriſes, ſi tant eſt qu’il n’y ait pas cauſé auſſi de grands deſordres. Car avant que d’avoir déterminé juſqu’où nous ſommes guidez par la Raiſon, & juſqu’où nous ſommes conduits par la Foi, c’eſt en vain que nous diſputerons, & que nous tâcherons de nous convaincre l’un l’autre ſur des Matiéres de Religion.

§. 2.Ce que c’eſt que la Foi & la Raiſon entant qu’elles ſont diſtinctes l’une de l’autre. Je trouve que dans chaque Secte on ſe ſert avec plaiſir de la Raiſon autant qu’on en peut tirer quelque ſecours ; & que, dès que la Raiſon vient à manquer à quelqu’un, de quelque Secte qu’il ſoit, il s’écrie auſſitôt, c’eſt ici un article de Foi, & qui eſt au deſſus de la Raiſon. Mais je ne vois comment ils peuvent argumenter contre une perſonne d’un autre Parti, ou convaincre un Antagoniſte qui ſe ſert de la même défaite, ſans poſer des bornes préciſes entre la Foi & la Raiſon ; ce qui devroit être le prémier point établi dans toutes les Queſtions où la Foi a quelque part.

Conſiderant donc ici la Raiſon comme diſtincte de la Foi, je ſuppoſe que c’eſt la découverte de la certitude ou de la probabilité des Propoſitions ou Véritez que l’Eſprit vient à connoître par des déductions tirées d’Idées qu’il a acquiſes par l’uſage de ſes Facultez naturelles, c’eſt-à-dire, par Senſation ou par Reflexion.

La Foi d’un autre côté, eſt l’aſſentiment qu’on donne à toute Propoſition qui n’eſt pas ainſi fondée ſur des déductions de la Raiſon, mais ſur le crédit de celui qui les propoſe comme venant de la part de Dieu par quelque communication extraordinaire. Cette maniére de découvrir des véritez aux hommes, c’eſt ce que nous appellons Revelation.

§. 3. Nulle nouvelle Idée ſimple ne peut être introduite dans l’Eſprit par une Revelation Traditionale. Prémiérement donc je dis que nul homme inſpiré de Dieu ne peut par aucune Revelation communiquer aux autres hommes aucune nouvelle Idée ſimple qu’ils n’euſſent auparavant par voye de Senſation ou de Réflexion. Car quelque impreſſion qu’il puiſſe recevoir immédiatement lui-même de la main de Dieu, ſi cette Revelation eſt compoſée de nouvelles Idées ſimples, elle ne peut être introduite dans l’Eſprit d’un autre homme par des paroles ou par aucun autre ſigne ; parce que les paroles ne produiſent point d’autres idées par leur opération immédiate ſur nous que celles de leurs ſons naturels : & c’eſt par la coûtume que nous avons pris de les employer comme ſignes, qu’ils excitent & reveillent dans notre Eſprit des idées qui y ont été auparavant, & non d’autres. Car des mots vûs ou entendus ne rappellent dans notre Eſprit que les Idées dont nous avons accoûtumé de les prendre pour ſignes, & ne ſauroient y introduire aucune idée ſimple parfaitement nouvelle & auparavant inconnuë. Il en eſt de même à l’égard de tout autre ſigne qui ne peut nous donner à connoître des choſes dont nous n’avons jamais eu auparavant aucune idée.

Ainſi, quelques choſes qui euſſent été découvertes à S. Paul lorsqu’il fut ravi dans le troiſiéme Ciel, quelque nouvelles idées que ſon Eſprit y eût reçu, toute la deſcription qu’il peut faire de ce Lieu aux autres hommes, c’eſt que ce ſont des choſes que l’Oeuil n’a point vûës, que l’Oreille n’a point ouïes, & qui ne ſont jamais entrées dans le cœur de l’Homme. Et ſuppoſé que Dieu fit connoître ſurnaturellement à un homme une Eſpèce de Créatures qui habite par exemple dans Jupiter ou dans Saturne, pourvuë de ſix Sens, (car perſonne ne peut nier qu’il ne puiſſe y avoir de telles Créatures dans ces Planètes) & qu’il vînt à imprimer dans ſon Eſprit les idées qui ſont introduites dans l’Eſprit de ces Habitans de Jupiter ou de Saturne par ce ſixiéme Sens, cet homme ne pourroit non plus faire naître par des paroles dans l’Eſprit des autres hommes les idées produites par ce ſixiéme Sens, qu’un de nous pourroit, par le ſon de certains mots, introduire l’idée d’une Couleur dans l’Eſprit d’un homme qui poſſedant les quatre autres Sens dans leur perfection, auroit toûjours été privé de celui de la vûë. Par conſéquent, c’eſt uniquement de nos Facultez naturelles que nous pouvons recevoir nos Idées ſimples qui ſont le fondement & la ſeule matiére de toutes nos Notions & de toute notre Connoiſſance ; & nous n’en pouvons abſolument recevoir aucune par une Revelation Traditionale, ſi j’oſe me ſervir de ce terme. Je dis une Revelation Traditionale, pour la diſtinguer d’une Revelation Originale. J’entens par cette derniére la prémiére impreſſion qui eſt faite immédiatement par le doigt de Dieu ſur l’Eſprit d’un homme ; impreſſion à laquelle nous ne pouvons fixer aucunes bornes ; & par l’autre j’entens ces impreſſions propoſées à d’autres par des paroles & par les voyes ordinaires que nous avons de nous communiquer nos conceptions les uns aux autres.

§. 4.La Revelation Traditionale peut nous faire connoître des Propoſitions qu’on peut connoître par le ſecours de la Raiſon, mais non pas avec autant de certitude que par ce dernier moyen. Je dis en ſecond lieu, que les mêmes Véritez que nous pouvons découvrir par la Raiſon, peuvent nous être communiquées par une Revelation Traditionale. Ainſi Dieu pourroit avoir communiqué aux hommes, par le moyen d’une telle Revelation, la connoiſſance de la vérité d’une Propoſition d’Euclide, tout de même que les hommes viennent à la découvrir eux-mêmes par l’uſage naturel de leurs Facultez. Mais dans toutes les choſes de cette eſpèce, la Revelation n’eſt pas fort néceſſaire, ni d’un grand uſage ; parce que Dieu nous a donné des moyens naturels & plus ſûrs pour arriver à cette connoiſſance. Car toute vérité que nous venons à découvrir clairement par la connoiſſance & par la contemplation de nos propres idées, ſera toûjours plus certaine à notre égard que celles qui nous ſeront enſeignées par une Revelation Traditionale. Car la connoiſſance que nous avons que cette Revelation eſt venuë prémiérement de Dieu, ne peut jamais être ſi ſûre que la Connoiſſance que produit en nous la perception claire & diſtincte que nous avons de la convenance ou de la disconvenance de nos propres Idées. Par exemple, s’il avoit été revelé depuis quelque ſiécles que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits, je pourrois donner mon conſentement à la vérité de cette Propoſition ſur la foi de la Tradition qui aſſûre qu’elle a été revelée ; mais cela ne parviendroit jamais à un ſi haut dégré de certitude que la connoiſſance même que j’en aurois en comparant & meſurant mes propres idées de deux Angles Droits, & les trois Angles d’un Triangle. Il en eſt de même à l’égard d’un Fait qu’on peut connoître par le moyen des Sens : par exemple, l’Hiſtoire du Déluge nous eſt communiquée par des Ecrits qui tirent leur origine de la Revelation ; cependant perſonne ne dira, je penſe, qu’il a une connoiſſance auſſi certaine & auſſi claire du Déluge que Noé qui le vit, ou qu’il en auroit eu lui-même s’il eût été alors en vie & qu’il l’eût vû. Car l’aſſurance qu’il a que cette hiſtoire eſt écrite dans un Livre qu’on ſuppoſe écrit par Moyſe Auteur inſpiré, n’eſt pas plus grande que celle qu’il en a par le moyen des Sens ; mais l’aſſurance qu’il a que c’eſt Moyſe qui a écrit ce Livre, n’eſt pas ſi grande, que s’il avoit vû Moyſe qui l’écrivoit actuellement ; & par conſéquent l’aſſûrance qu’il y a que cette Hiſtoire eſt une Revelation eſt toûjours moindre que l’aſſurance qui lui vient des Sens.

§. 5.La Revelation ne peut être reçuë contre une claire évidence de la Raiſon. Ainſi, à l’égard des Propoſitions dont la certitude eſt fondée ſur la perception claire de la convenance ou de la disconvenance de nos idées qui nous eſt connuë ou par une intuition immédiate comme dans les Propoſitions évidentes par elles-mêmes, ou par des déductions évidentes de la Raiſon comme dans les Démonſtrations, le ſecours de la Revelation n’eſt point néceſſaire pour gagner notre Aſſentiment, & pour introduire ces Propoſitions dans notre Eſprit. Parce que les voyes naturelles par où nous vient la Connoiſſance, peuvent les y établir, ou l’ont déja fait : ce qui eſt la plus grande aſſurance que nous puiſſions peut-être avoir de quoi que ce ſoit, hormis lorſque Dieu nous le revele immédiatement ; & dans cette occaſion même notre aſſûrance ne ſauroit être plus grande que la connoiſſance que nous avons que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu. Mais je ne croi pourtant pas que ſous ce titre rien puiſſe ébranler ou renverſer une connoiſſance évidente, & engager raiſonnablement aucun homme à recevoir pour vrai ce qui eſt directement contraire à une choſe qui ſe montre à ſon Entendement avec une parfaite évidence. Car nulle évidence dont puiſſent être capables les Facultez par où nous recevons de telles Revelations, ne pouvant ſurpaſſer la certitude de notre Connoiſſance intuitive, ſi tant eſt qu’elle puiſſe l’égaler : il s’enſuit de-là que nous ne pouvons jamais prendre pour vérité aucune choſe qui ſoit directement contraire à notre Connoiſſance claire & diſtincte. Parce que l’évidence que nous avons, prémiérement, que nous ne nous trompons point en attribuant une telle choſe à Dieu, & en ſecond lieu, que nous en comprenons le vrai ſens, ne peut jamais être ſi grande que l’évidence de notre propre Connoiſſance Intuitive par où nous appercevons qu’il eſt impoſſible que deux Idées dont nous voyons intuitivement la disconvenance, doivent être regardées ou admiſes comme ayant une parfaite convenance entr’elles. Et par conſéquent, nulle Propoſition ne peut être reçuë pour Revelation divine, ou obtenir l’aſſentiment qui eſt dû à toute Revelation divine, ou obtenir l’aſſentiment qui eſt dû à toute Revelation émanée de Dieu, ſi elle eſt contradictoirement oppoſée à notre Connoiſſance claire & de ſimple vûë ; par ce que ce ſeroit renverſer les Principes & les fondemens de toute Connoiſſance & de tout aſſentiment ; de ſorte qu’il ne reſteroit plus de différence dans le Monde entre la Vérité & la Fauſſeté, nulles meſures du Croyable & de l’Incroyable, ſi des Propoſitions douteuſes devoient prendre place devant des Propoſitions évidentes par elles-mêmes, & que ce que nous connoiſſons certainement, dût ceder le pas à ce ſur quoi nous ſommes peut-être dans l’erreur. Il eſt donc inutile de preſſer comme articles de Foi des Propoſitions contraires à la perception claire que nous avons de la convenance ou de la disconvenance d’aucune de nos Idées. Elles ne ſauroient gagner notre aſſentiment ſous ce titre, ou ſous quelque autre que ce ſoit. Car la Foi ne peut nous convaincre d’aucune choſe qui ſoit contraire à notre Connoiſſance ; parce qu’encore que la Foi ſoit fondée ſur le témoignage de Dieu, qui ne peut mentir, & par qui telle ou telle Propoſition nous eſt revelée, cependant nous ne ſaurions être aſſûrez qu’elle eſt véritablement une Revelation divine, avec plus de certitude que nous le ſommes de la vérité de notre propre Connoiſſance ; puiſque toute la force de la Certitude dépend de la connoiſſance que nous avons que c’eſt Dieu qui a revelé cette Propoſition ; de ſorte que dans ce cas où l’on ſuppoſe que la Propoſition revelée eſt contraire à notre Connoiſſance ou à notre Raiſon, elle ſera toûjours en butte à cette Objection, que nous ne ſaurions dire comment il eſt poſſible de concevoir qu’une choſe vienne de Dieu, ce bienfaiſant Auteur de notre Etre, laquelle étant reçuë pour véritable, doit renverſer tous les principes & tous les fondemens de Connoiſſance, qu’il nous a donnez, rendre toutes nos Facultez inutiles, détruire abſolument la plus excellente partie de ſon Ouvrage, je veux dire notre Entendement, & réduire l’Homme dans un état où il aura moins de lumiére & de moyens de ſe conduire que les Bêtes qui périſſent. Car ſi l’Eſprit de l’Homme ne peut jamais avoir une évidence plus claire, ni peut-être ſi claire qu’une choſe eſt de Revelation divine, que celle qu’il a des Principes de ſa propre Raiſon, il ne peut jamais avoir aucun fondement de renoncer à la pleine évidence de ſa propre Raiſon pour recevoir à la place une Propoſition dont la revelation n’eſt pas accompagnée d’une plus grande évidence que ces Principes.

§. 6.Moins encore la Revelation Traditionale. Jusques là un homme a droit de faire uſage de ſa Raiſon & eſt obligé de l’écouter, même à l’égard d’une Revelation originale & immédiate qu’on ſuppoſe avoir été faite à lui-même. Mais pour tous ceux qui ne prétendent pas à une Revelation immédiate & de qui l’on exige qu’ils reçoivent avec ſoûmiſſion des Véritez, revelées à d’autres hommes, qui leur ſont communiquées par des Ecrits que la Tradition a fait paſſer entre leurs mains, ou par des Paroles ſorties de la bouche d’une autre perſonne, ils ont beaucoup plus à faire de la Raiſon, & il n’y a qu’elle qui puiſſe nous engager à recevoir ces ſortes de véritez. Car ce qui eſt matiére de Foi étant ſeulement une Revelation divine, & rien autre choſe ; la Foi, à prendre ce mot pour ce que nous appellons communément Foi divine, n’a rien à faire avec aucune autre Propoſition que celles qu’on ſuppoſe divinement revelées. De ſorte que je ne vois pas comment ceux qui tiennent que la ſeule Revelation eſt l’unique objet de la Foi, peuvent dire, que c’eſt une matiére de Foi & non de la Raiſon, de croire que telle ou telle Propoſition qu’on peut trouver dans tel ou tel Livre eſt d’inſpiration divine, à moins qu’ils ne ſachent par revelation que cette Propoſition ou toutes celles qui ſont dans ce Livre, ont été communiquées par une Inſpiration divine. Sans une telle revelation, croire ou ne pas croire que cette Propoſition ou ce Livre ait une autorité divine, ne peut jamais être une matiére de Foi, mais de Raiſon, juſques-là que je ne puis venir à y donner mon conſentement que par l’uſage de ma Raiſon, qui ne peut jamais exiger de moi, ou me mettre en état de croire ce qui eſt contraire à elle-même, étant impoſſible à la Raiſon de porter jamais l’Eſprit à donner ſon aſſentiment à ce qu’elle-même trouve déraiſonnable.

Par conſéquent dans toutes les choſes où nous recevons une claire évidence par nos propres Idées & par les Principes de Connoiſſance dont j’ai parlé ci-deſſus, la Raiſon eſt le vrai Juge competent ; & quoi que la Revelation en s’accordant avec elle puiſſe confirmer ſes déciſions, elle ne ſauroit pourtant, dans de tels cas, invalider ſes decrets ; & par-tout où nous avons une déciſion claire & évidente de la Raiſon, nous ne pouvons être obligez d’y renoncer pour embraſſer l’opinion contraire, ſous prétexte que c’eſt une Matiére de Foi ; car la Foi ne peut avoir aucune autorité contre des déciſions claires & expreſſes de la Raiſon.

§. 7.Les choſes qui ſont au deſſus de la Raiſon. Mais en troiſiéme lieu, comme il y a pluſieurs choſes ſur quoi nous n’avons que des notions fort imparfaites ou ſur quoi nous n’en avons abſolument point ; & d’autres dont nous ne pouvons point connoître l’exiſtence paſſée, préſente, ou à venir, par l’uſage naturel de nos Facultez ; comme, dis-je, ces choſes ſont au delà de ce que nos Facultez naturelles peuvent découvrir & au deſſus de la Raiſon, ce ſont de propres Matiéres de Foi lorsqu’elles ſont revelées. Ainſi, qu’une partie des Anges ſe ſoient rebellez contre Dieu, & qu’à cauſe de cela ils ayent été privez du bonheur de leur prémier état ; & que les Morts reſſuſciteront & vivront encore ; ces choſes & autres ſemblables étant au delà de ce que la Raiſon peut découvrir, ſont purement des Matiéres de Foi avec lesquelles la Raiſon n’a rien à voir directement.

§.8.Ou non contraire à la Raiſon, ſi elles ſont revelées, ſont des Matiéres de Foi. Mais parce que Dieu en nous accordant la Lumiére de la Raiſon, ne s’eſt pas ôté par-là la liberté de nous donner, lorsqu’il le juge à propos, le ſecours de la Revelation ſur les matiéres où nos Facultez naturelles ſont capables de nous déterminer par des raiſons probables ; dans de cas lorsqu’il a plû à Dieu de nous fournir ce ſecours extraordinaire, la Revelation doit l’emporter ſur les conjectures probables de la Raiſon. Parce que l’Eſprit n’étant pas certain de la vérité de ce qu’il ne connoit pas évidemment, mais ſe laiſſant ſeulement entraîner à la probabilité qu’il y découvre eſt obligé de donner ſon aſſentiment à un témoignage qu’il fait venir de Celui qui ne peut tromper ni être trompé. Cependant il appartient toûjours à la Raiſon de juger ſi c’eſt véritablement une Revelation, & quelle eſt la ſignification des paroles dans lesquelles elle eſt propoſée. Il eſt vrai que ſi une choſe qui eſt contraire aux Principes évidens de la Raiſon & à la connoiſſance manifeſte que l’Eſprit a de ſes propres Idées claires & diſtinctes, paſſe pour Revelation, il faut alors écouter la Raiſon ſur cela comme ſur une matiére dont elle a droit de juger ; puiſqu’un homme ne peut jamais connoître ſi certainement, qu’une Propoſition contraire aux Principes clairs & évidens de ſes Connoiſſances naturelles, eſt revelée, ou qu’il entend bien les mots dans lesquels elle lui eſt propoſée, qu’il connoit que la Propoſition contraire eſt véritable ; & par conſéquent il eſt obligé de conſiderer, d’examiner cette Propoſition comme une Matiére qui eſt du reſſort de la Raiſon, & non de la recevoir ſans examen, comme un Article de Foi.

§. 9.Il faut écouter la Revelation dans des Matiéres où la Raiſon ne ſauroit juger ou dont elle ne peut porter que des jugemens probables. Prémierement donc toute Propoſition revelée, de la vérité de laquelle l’Eſprit ne ſauroit juger par ſes Facultez & Notions naturelles, eſt pure matiére de Foi, & au deſſus de la Raiſon

En ſecond lieu, toutes les Propoſitions ſur lesquelles l’Eſprit peut ſe déterminer, avec le ſecours de ſes Facultez naturelles, par des déductions tirées des idées qu’il a acquiſes naturellement, ſont du reſſort de la Raiſon, mais toûjours avec cette différence qu’à l’égard de celles ſur leſquelles l’Eſprit n’a qu’une évidence incertaine, n’étant perſuadé de leur vérité que ſur des fondemens probables, qui n’empêchent point que le contraire ne puiſſe être vrai ſans faire violence à l’évidence certaine de ſes propres Connoiſſances, & ſans détruire les Principes de tout Raiſonnement ; à l’égard, dis-je, de ces Propoſitions probables, une Revelation évidente doit déterminer notre aſſentiment, & même contre la probabilité. Car lorsque les Principes de la Raiſon n’ont pas fait voir évidemment qu’une Propoſition eſt certainement vraye ou fauſſe, en ce cas-là une Revelation manifeſte, comme un autre Principe de vérité, & un autre fondement d’aſſentiment, a lieu de déterminer l’Eſprit ; & ainſi la Propoſition appuyée de la Revelation devient matiére de Foi, & au-deſſus de la Raiſon. Parce que dans cet article particulier la Raiſon ne pouvant s’élever au-deſſus de la Probabilité, la Foi a déterminé l’Eſprit où la Raiſon eſt venuë à manquer, la Revelation ayant découvert de quel côté ſe trouve la Vérité.

§. 10.Il faut écouter la Raiſon dans des matieres où elle peut fournir une Connoiſſance certaine. Juſques-là s’étend l’Empire de la Foi, & cela ſans faire aucune violence ou aucun obſtacle à la Raiſon, qui n’eſt point bleſſée ou troublée, mais aſſiſtée & perfectionnée par de nouvelles découvertes de la Vérité, émanées de la ſource éternelle de toute Connoiſſance. Tout ce que Dieu a revelé, eſt certainement véritable, on n’en ſauroit douter. Et c’eſt-là le propre objet de la Foi. Mais pour ſavoir ſi le Point en queſtion eſt une Revelation ou non, il faut que la Raiſon en juge, elle qui ne peut jamais permettre à l’Eſprit de rejetter une plus grande évidence pour embraſſer ce qui eſt moins évident, ni ſe déclarer pour la probabilité par oppoſition à la Connoiſſance & à la Certitude. Il ne peut point y avoir d’évidence, qu’une Revelation connuë par Tradition vient de Dieu dans les termes que nous la recevons & dans le ſens que nous l’entendons, qui ſoit ſi claire & ſi certaine que celle des Principes de la Raiſon. C’eſt pourquoi nulle choſe contraire ou incompatible avec des déciſions de la Raiſon, claires & évidentes par elles-mêmes, n’a droit d’être preſſée ou reçuë comme une matiére de Foi à laquelle la Raiſon n’ait rien à voir. Tout ce qui eſt Revelation divine, doit prévaloir ſur nos opinions, ſur nos préjugez, & nos intérêts, & eſt en droit d’exiger de l’Eſprit un parfait aſſentiment. Mais une telle ſoûmiſſion de notre Raiſon à la Foi ne renverſe pas les limites de la Connoiſſance, & n’ébranle pas les fondemens de la Raiſon, mais nous laiſſe la liberté d’employer nos Facultez à l’uſage pour lequel elles nous ont été données.

§. 11.Si l’on n’établit pas des bornes entre la Foi & la Raiſon, il n’y a rien de ſi fanatique ou de ſi extravagant en matiére de Religion qui puiſſe être refuté. Si l’on n’a ſoin de diſtinguer les différentes Juridictions de la Foi & de la Raiſon par le moyen de ces bornes, la Raiſon n’aura abſolument point de lieu en matiére de Religion, & l’on n’aura aucun droit de blâmer les opinions & les cérémonies extravagantes qu’on remarque dans la plûpart des Religions du Monde ; car c’eſt à cette coûtume d’en appeller à la Foi par oppoſition à la Raiſon qu’on peut, je penſe, attribuer en grand’partie, ces abſurditez dont la plûpart des Religions qui diviſent le Genre Humain, ſont remplies. Les hommes ayant été une fois imbus de cette opinion, Qu’ils ne doivent pas conſulter la Raiſon dans les choſes qui regardent la Religion quoi que viſiblement contraires au ſens commun & aux Principes de toute leur Connoiſſance, ils ont lâché la bride à leurs fantaiſies & au penchant qu’ils ont naturellement vers la Superſtition, par où ils ont été entraînez dans des opinions ſi étranges, & dans des pratiques ſi extravagantes en fait de Religion qu’un homme raiſonnable ne peut qu’être ſurpris de leur folie, & que regarder ces opinions & ces pratiques comme des choſes ſi éloignées d’être agréables à Dieu, cet Etre ſuprême qui eſt la Sageſſe même, qu’il ne peut s’empêcher de croire qu’elles paroiſſent ridicules & choquantes à tout homme qui a l’eſprit & le cœur bien fait. De ſorte que dans le fond la Religion qui devroit nous diſtinguer le plus des Bêtes & contribuer plus particulierement à nous élever comme Créatures raiſonnables au deſſus des Brutes, eſt la choſe en quoi les hommes paroiſſent ſouvent le plus déraiſonnables, & plus inſenſez que les Bêtes mêmes. Credo quia impoſſible eſt, Je le croi parce qu’il eſt impoſſible, eſt une maxime qui peut paſſer dans un homme de bien pour un emportement de zèle ; mais ce ſeroit une fort méchante règle pour déterminer les hommes dans le choix de leurs opinions ou de leur Religion.


CHAPITRE XIX.

De l’Enthouſiaſme.


§. 1.Combien il eſt néceſſaire d’aimer la Verité.
QUiconque veut chercher ſerieuſement la Vérité, doit avant toutes choſes concevoir de l’amour pour Elle. Car celui qui ne l’aime point, ne ſauroit ſe tourmenter beaucoup pour l’acquerir, ni être beaucoup en peine lorſqu’il manque de la trouver. Il n’y a perſonne dans la République des Lettres qui ne faſſe profeſſion ouverte d’être amateur de la Vérité ; & il n’y a point de Créature raiſonnable qui ne prît en mauvaiſe part de paſſer dans l’Eſprit des autres pour avoir une inclination contraire. Mais avec tout cela, l’on peut dire ſans ſe tromper, qu’il a fort peu de gens qui aiment la Vérité pour l’amour de la Vérité, parmi ceux-là même qui croyent être de ce nombre. Sur quoi il vaudroit la peine d’examiner comment un homme peut connoître qu’il aime ſincerement la Vérité. Pour moi, je croi qu’en voici une preuve infaillible, c’eſt de ne pas recevoir une Propoſition avec plus d’aſſûrance, que les preuves ſur leſquelles elle eſt fondée ne le permettent. Il eſt viſible que quiconque va au delà de cette meſure, n’embraſſe pas la Vérité par l’amour qu’il a pour elle, qu’il n’aime pas la Vérité pour l’amour d’elle-même, mais pour quelque autre fin indirecte. Car l’évidence qu’une Propoſition eſt véritable (excepté celles qui ſont évidentes par elles-mêmes) conſiſtant uniquement dans les preuves qu’un homme en a, il eſt clair que quelques dégrez d’aſſentiment qu’il lui donne au delà des dégrez de cette évidence, tout ce ſurplus d’aſſûrance eſt dû à quelque autre paſſion, & non à l’amour de la Vérité emporte mon aſſentiment au deſſus de l’évidence que j’ai qu’une telle Propoſition eſt véritable, qu’il eſt impoſſible que l’amour de la Vérité me faſſe donner mon conſentement à une Propoſition en conſideration d’une évidence qui ne me fait pas voir que cette Propoſition comme une vérité, parce qu’il eſt poſſible ou probable qu’elle ne ſoit pas véritable. Dans toute vérité qui ne s’établit pas dans notre Eſprit par la lumiére irréſiſtible d’une ** Voyez la note qui eſt à la page 488. pour ſavoir ce qu’il faut entendre par cette expreſſion. évidence immédiate, ou par la force d’une Démonſtration, les argumens qui entraînent ſon aſſentiment, ſont les garants & le gage de ſa probabilité à notre égard, & nous ne pouvons la recevoir que pour ce que ces Argumens la font voir à notre Entendement ; de ſorte que quelque autorité que nous donnions à une Propoſition, au delà de ce qu’elle reçoit des Principes & des preuves ſur quoi elle eſt appuyée, on en doit attribuer la cauſe au penchant qui nous entraîne de ce côté-là ; & c’eſt déroger d’autant à l’amour de la Vérité, qui ne pouvant recevoir aucune évidence de nos paſſions, n’en doit recevoir non plus aucune teinture.

§. 2.D’où vient le penchant que les hommes ont d’impoſer leurs opinions aux autres. Une ſuite conſtante de cette mauvaiſe diſpoſition d’Eſprit, c’eſt de s’attribuer l’autorité de preſcrire aux autres nos propres opinions. Car le moyen qu’il puiſſe preſque arriver autrement, ſinon que celui qui a déjà impoſé à ſa propre Croyance, ſoit prêt d’impoſer à la Croyance d’autrui ? Qui peut attendre raiſonnablement, qu’un homme employe des Argumens & des preuves convaincantes auprès des autres hommes, ſi ſon Entendement n’eſt pas accoûtumé à s’en ſervir pour lui-même ; s’il fait violence à ſes propres Facultez, s’il tyranniſe ſon Eſprit & uſurpe une prérogative uniquement duë à la Vérité, qui eſt d’exiger l’aſſentiment de l’Eſprit par ſa ſeule autorité, c’eſt-à-dire à proportion de l’évidence que la Vérité emporte avec elle.

§. 3.La force de l’Enthouſiaſme. A cette occaſion je prendrai la liberté de conſiderer un troiſiéme fondement d’aſſentiment, auquel certaines gens attribuent la même autorité qu’à la Foi ou à la Raiſon, & ſur lequel ils s’appuyent avec une auſſi grande confiance ; je veux parler de l’Enthouſiaſme, qui laiſſant la Raiſon à quartier, voudroit établir la Revelation ſans elle, mais qui par-là détruit en effet la Raiſon & la Revelation tout à la fois, & leur ſubſtituë de vaines fantaiſies, qu’un homme a forgées lui-même, & qu’il prend pour un fondement ſolide de croyance & de conduite.

§. 4.Ce que c’eſt que la Raiſon & la Revelation. La Raiſon eſt une Revelation naturelle, par où le Pére de Lumiére, la ſource éternelle de toute Connoiſſance, communique aux hommes cette portion de vérité qu’il a miſe à la portée de leurs Facultez naturelles. Et la Revelation eſt la Raiſon naturelle augmentée par un nouveau fonds de découvertes émanées immédiatement de Dieu, & dont la Raiſon établit la vérité par le témoignage & les preuves qu’elle employe pour montrer qu’elles viennent effectivement de Dieu ; de ſorte que celui qui proſcrit la Raiſon pour faire place à la Revelation, éteint ces deux Flambeaux tout à la fois, & fait la même choſe que s’il vouloit perſuader à un homme de s’arracher les yeux pour mieux recevoir par le moyen d’un Teleſcope, la lumiére éloignée d’une Etoile qu’il ne peut voir par le ſecours de ſes yeux.

§. 5.Source de l’Enthouſiaſme. Mais les hommes trouvant qu’une Revelation immédiate eſt un moyen plus facile pour établir leurs opinions & pour régler leur conduite que le travail de raiſonner juſte ; travail pénible, ennuyeux, & qui n’eſt pas toûjours ſuivi d’un heureux ſuccès, il ne faut pas s’étonner qu’ils ayent été fort ſujets à prétendre avoir des Revelations & à ſe perſuader à eux-mêmes qu’ils ſont ſous la direction particuliére du Ciel par rapport à leurs actions & à leurs opinions, ſur-tout à l’égard de celles qu’ils ne peuvent juſtifier par les Principes de la Raiſon & par les voyes ordinaires de parvenir à la Connoiſſance. Auſſi voyons-nous que dans tous les ſiécles les hommes en qui la melancholie a été mêlée avec la dévotion, & dont la bonne opinion d’eux-mêmes leur a fait accroire qu’ils avoient une plus étroite familiarité avec Dieu & plus de part à ſa Faveur que les autres hommes, ſe ſont ſouvent flattez d’avoir un commerce immédiat avec la Divinité & de fréquente communication avec l’Eſprit divin. On ne peut nier que Dieu ne puiſſe illuminer l’Entendement par un rayon qui vient immédiatement de cette ſource de Lumiére. Ils s’imaginent que c’eſt là ce qu’il a promis de faire ; & cela poſé, qui peut avoir plus de droit de prétendre à cet avantage que ceux qui ſont ſon Peuple particulier, choiſi de ſa main, & ſoûmis à ſes ordres ?

§. 6.Ce que c’eſt que l’Enthouſiaſme. Leurs Eſprits ainſi prévenus, quelque opinion frivole qui vienne à s’établir fortement dans leur fantaiſie, c’eſt une illumination qui vient de l’Eſprit de Dieu, & qui eſt en même temps d’une autorité divine ; & à quelque action extravagante qu’ils ſe ſentent portez par une forte inclination, ils concluent que c’eſt une vocation ou une direction du Ciel qu’ils ſont obligez de ſuivre. C’eſt un ordre d’enhaut, ils ne ſauroient errer en l’exécutant.

§. 7. Je ſuppoſe que c’eſt là ce qu’il faut entendre proprement par Enthouſiaſme, qui ſans être fondé ſur la Raiſon ou ſur la Revelation divine, mais procedant de l’imagination d’un Eſprit échauffé ou plein de lui-même, n’a pas plûtôt pris racine quelque part, qu’il a plus d’influence ſur les Opinions & les Actions des hommes que la Raiſon ou la Revelation, priſes ſeparément ou jointes enſemble ; car les hommes ont beaucoup de penchant à ſuivre les impulſions qu’ils reçoivent d’eux-mêmes ; & il eſt ſûr que tout homme agit plus vigoureuſement lorſque c’eſt un mouvement naturel qui l’entraîne tout entier. Une forte imagination s’étant une fois emparée de l’Eſprit ſous l’idée d’un nouveau Principe, emporte aiſément tout avec elle, lorſqu’élevée au deſſus du ſens commun & délivrée du joug de la Raiſon & de l’importunité des Reflexions elle eſt parvenuë à une autorité divine & ſoûtenuë en même temps par notre inclination & par notre propre temperament.

§. 8.L’Enthouſiaſme pris fauſſement pour une vûë & un ſentiment. Quoi que les opinions & les Actions extravagantes où l’Enthouſiaſme a engagé les hommes, duſſent ſuffire pour les précautionner contre ce faux Principe qui eſt ſi propre à les jetter dans l’égarement, tant à l’égard de leur croyance qu’à l’égard de leur conduite ; cependant l’amour que les hommes ont pour ce qui eſt extraordinaire, la commodité & la gloire qu’il y a d’être inſpiré & élevé au deſſus des voyes ordinaires & commune de parvenir à la Connoiſſance, flattent ſi fort la pareſſe, l’ignorance, & la vanité de quantité de gens, que lorſqu’ils ſont une fois entêtez de cette maniére de Revelation immédiate, de cette eſpèce d’illumination ſans recherche, de certitude ſans preuves & ſans examen, il eſt difficile de les tirer de là. La Raiſon eſt perduë pour eux. « Ils ſe ſont élevez au deſſus d’elle ; ils voyent la Lumiére infuſe dans leur Entendement, & ne peuvent ſe tromper. Cette lumiére y paroît viſiblement : ſemblable à l’éclat d’un beau Soleil, elle ſe montre elle-même, & n’a beſoin d’autre preuve que de ſa propre évidence. Ils ſentent diſent-ils, la main de Dieu qui les pouſſe intérieurement ; ils ſentent les impulſions de l’Eſprit, & ils ne peuvent ſe tromper ſur ce qu’ils ſentent. C’eſt par-là qu’ils ſe défendent, & qu’ils ſe perſuadent que la Raiſon n’a rien à demêler avec ce qu’ils voyent, & qu’ils ſentent en eux-mêmes. » Ce ſont des choſes dont ils ont une expérience ſenſible, & qui ſont par conſéquent au deſſus de tout doute & n’ont beſoin d’aucune preuve. Ne ſeroit-on pas ridicule d’exiger d’un homme qu’il eût à prouver que la Lumiére brille, & qu’il la voit ? Elle eſt elle-même une preuve de ſon éclat, & n’en peut avoir d’autre. Lorſque l’Eſprit divin porte la lumiére dans nos Ames, il en écarte les ténèbres, & nous voyons cette lumiére comme nous voyons celle du Soleil en plein Midi, ſans avoir beſoin que le Crepuſcule de la Raiſon nous la montre. Cette lumiére qui vient du Ciel eſt vive, claire & pure, elle emporte ſa propre démonſtration avec elle ; & nous pouvons avec autant de raiſon prendre un ver luiſant pour nous aider à voir le Soleil, qu’à examiner ce rayon céleſte à la faveur de notre Raiſon qui n’eſt qu’un foible & obſcur lumignon. »

§. 9. C’eſt le Langage ordinaire de ces gens-là. Ils ſont aſſûrez, parce qu’ils ſont aſſûrez ; & leurs perſuaſions ſont droites, parce qu’elles ſont fortement établies dans leur Eſprit. Car c’eſt à quoi ſe réduit tout ce qu’ils diſent, après qu’on l’a détaché des métaphores priſes de la vûë & du ſentiment, dont ils l’enveloppent. Cependant ce Langage figuré leur impoſe ſi fort, qu’il leur tient de certitude pour eux-mêmes, & de démonſtration à l’égard des autres.

§. 10.Comment on peut découvrir l’Enthouſiaſme. Mais pour examiner avec un peu d’exactitude cette lumiére interieure & ce ſentiment ſur quoi ces perſonnes font tant de fonds. Il y a, diſent-ils, une lumiére claire au dedans d’eux, & ils la voyent. Ils ont un ſentiment vif, & ils le ſentent. Ils en ſont aſſûrez, & ne voyent pas qu’on puiſſe le leur diſputer. Car lorſqu’un homme dit qu’il voit ou qu’il ſent, perſonne ne peut lui nier qu’il voit ou qu’il ſente. Mais qu’ils me permettent à mon tour de leur faire ici quelques Queſtions. Cette vuë, eſt-elle la perception de la vérité d’une Propoſition, ou de ceci, que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu ? Ce ſentiment, eſt-il une perception d’une inclination ou fantaiſie de faire quelque choſe, ou bien de l’Eſprit de Dieu qui produit en eux cette inclination ? Ce ſont là deux perceptions fort différentes, & que nous devons diſtinguer ſoigneuſement, ſi nous ne voulons pas nous abuſer nous-mêmes. Je puis appercevoir que c’eſt une Revelation immédiate de Dieu. Je puis appercevoir dans Euclide la vérité d’une Propoſition, ſans qu’elle ſoit ou que j’apperçoive qu’elle ſoit une Revelation. Je puis appercevoir auſſi que je n’en ai pas acquis la connoiſſance par une voye naturelle ; d’où je puis conclurre qu’elle m’eſt revelée, ſans appercevoir pourtant que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu ; parce qu’il y a des Eſprits qui ſans en avoir reçu la commiſſion de la part de Dieu, peuvent exciter ces idées en moi, & les préſenter à mon Eſprit dans un tel ordre que j’en puiſſe appercevoir la connexion. De ſorte que la connoiſſance d’une Propoſition qui vient dans mon Eſprit je ne ſai comment, n’eſt pas une perception qu’elle vienne de Dieu. Moins encore une forte perſuaſion que cette propoſition eſt véritable, eſt-elle une perception qu’elle vient de Dieu, ou même qu’elle eſt véritable. Mais quoi qu’on donne à une telle penſée le nom de lumiére & de vûë, je croi que ce n’eſt tout au plus que croyance & confiance : & la Propoſition qu’ils ſuppoſent être une Revelation, n’eſt pas une Propoſition qu’ils connoiſſent véritable, mais qu’ils préſument véritable. Car lorſqu’on connoit qu’une Propoſition eſt véritable, la Revelation eſt inutile. Et il eſt difficile de concevoir comment un homme peut avoir une revelation de ce qu’il connoit dejà. Si donc c’eſt une Propoſition de la vérité de laquelle ils ſoient perſuadez, ſans connoître qu’elle ſoit véritable, ce n’eſt pas voir, mais croire ; quel que ſoit le nom qu’ils donnent à une telle perſuaſion. Car ce ſont deux voyes par où la Vérité entre dans l’Eſprit, tout-à-fait diſtinctes, de ſorte que l’une n’eſt pas l’autre. Ce que je vois, je connois qu’il eſt tel que je le vois, par l’évidence de la choſe même. Et ce que je croi, je le ſuppoſe véritable par le témoignage d’autrui. Mais je dois connoître que ce témoignage a été rendu : autrement, quel fondement puis-je avoir de croire ? Je dois voir que c’eſt Dieu qui me revele cela, ou bien je ne vois rien. La queſtion ſe réduit donc à ſavoir comment je connois, que c’eſt Dieu qui me revele cela, que cette impreſſion eſt faite ſur mon Ame par ſon Saint Eſprit, & que je ſuis par conſéquent obligé de la ſuivre. Si je ne connois pas cela, mon aſſûrance eſt ſans fondement, quelque grande qu’elle ſoit, & toute la lumiére dont je prétens être éclairé, n’eſt qu’Enthouſiaſme. Car ſoit que la Propoſition qu’on ſuppoſe revelée ſoit en elle-même évidemment véritable, ou viſiblement probable, ou incertaine, à en juger par les voyes ordinaires de la Connoiſſance, la vérité qu’il faut établir ſolidement & prouver évidemment, c’eſt que Dieu a revelé cette Propoſition, & que ce que je prens pour Revelation a été mis certainement dans mon Eſprit par lui-même, & que ce n’eſt pas une illuſion qui y ait été inſinuée par quelque autre Eſprit, ou excitée par ma propre fantaiſie. Car, ſi je ne me trompe, ces gens-là prennent une telle choſe pour vraye, parce qu’ils préſument que Dieu l’a revelée. Cela étant, ne leur eſt-il pas de la derniére importance d’examiner ſur quel fondement ils préſument que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu ? Sans cela, leur confiance ne ſera que pure préſomption ; & cette lumiére dont ils ſont ſi fort éblouïs, ne ſera autre choſe qu’un Feu follet qui les promenera ſans ceſſe autour de ce cercle, C’eſt une Revelation parce que je le croi fortement, & je le croi parce que c’eſt une Revelation.

§. 11.L’Enthouſiaſme ne ſauroit prouver qu’une Propoſition vient de Dieu. A l’égard de tout ce qui eſt de revelation divine, il n’eſt pas néceſſaire de le prouver autrement qu’en faiſant voir que c’eſt véritablement une inſpiration qui vient de Dieu, car cet Etre qui eſt tout bon & tout ſage ne peut ni tromper ni être trompé. Mais comment pourrons-nous connoître qu’une Propoſition que nous avons dans l’Eſprit, eſt une vérité que Dieu nous a inſpirée, qu’il nous a revelée, qu’il expoſe lui-même à nos yeux, & que pour cet effet nous devons croire ? C’eſt ici que l’Enthouſiaſme manque d’avoir l’évidence à laquelle il prétend. Car les perſonnes prévenuës de cette imagination ſe glorifient d’une lumiére qui les éclaire, à ce qu’ils diſent, & qui leur communique la connoiſſance de telle ou telle vérité. Mais s’ils connoiſſent que c’eſt une vérité, ils doivent le connoître ou par ſa propre évidence, ou par les preuves naturelles qui le démontrent viſiblement. S’ils voyent & connoiſſent que c’eſt une vérité par l’une de ces deux voyes, ils ſuppoſent en vain que c’eſt une Revelation ; car ils connoiſſent que cela eſt vrai par la même voye que tout autre homme le peut connoître naturellement ſans le ſecours de la Revelation, puiſque c’eſt effectivement ainſi que toutes les véritez que des hommes non-inſpirez viennent à connoître, entrent dans leurs Eſprits & s’y établiſſent de quelque eſpèce qu’elles ſoient. S’ils diſent qu’ils ſavent que cela eſt vrai, parce que c’eſt une Revelation émanée de Dieu, la raiſon eſt bonne : mais alors on leur demandera, comment ils viennent à connoître que c’eſt une Revelation qui vient de Dieu. S’ils diſent qu’ils le connoiſſent par la lumiére que la choſe porte en elle, lumiére qui brille, qui éclatte dans leur Ame & à laquelle ils ne ſauroient réſiſter, je les prierai de conſiderer ſi cela ſignifie autre choſe que ce que nous avons déja remarqué, ſavoir, Que c’eſt une Revelation parce qu’ils croyent fortement qu’il eſt véritable ; toute la lumiére dont ils parlent, n’étant qu’une perſuaſion fortement établie dans leur Eſprit, mais ſans aucun fondement que c’eſt une vérité. Car pour des fondemens raiſonnables, tirez de quelque preuve qui montre que c’eſt une vérité, ils doivent reconnoître qu’ils n’en ont point ; parce que, s’ils en ont, ils ne le reçoivent plus comme une Revelation, mais ſur les fondemens ordinaires ſur leſquels on reçoit d’autres véritez : & s’ils croyent qu’il eſt vrai parce que c’eſt une Revelation, & qu’ils n’ayent point d’autre raiſon pour prouver que c’eſt une Revelation ſinon qu’ils ſont pleinement perſuadez qu’il eſt véritable ſans aucun autre fondement que cette même perſuaſion, ils croyent que c’eſt une Revelation ſeulement parce qu’ils croyent fortement que c’eſt une Revelation ; ce qui eſt un fondement très-peu ſûr pour s’y appuyer, tant à l’égard de nos opinions qu’à l’égard de notre conduite. Et je vous prie, quel autre moyen peut être plus propre à nous précipiter dans les erreurs & dans mes mépriſes les plus extravagantes, que de prendre ainſi notre propre Fantaiſie pour notre ſuprême & unique guide, & de croire qu’une Propoſition eſt véritable, qu’une action eſt droite, ſeulement parce que nous le croyons ? La force de nos perſuaſions n’eſt nullement une preuve de leur rectitude. Les choſes courbées peuvent être auſſi roides & difficiles à plier que celles qui ſont droites ; & les hommes peuvent être auſſi déciſifs à l’égard de l’Erreur qu’à l’égard de la Vérité. Et comment ſe formeroient autrement ces Zèles intraitables dans des Partis différens & directement oppoſez ? En effet, ſi la lumiére que chacun croit être dans ſon Eſprit, & qui dans ce cas n’eſt autre choſe que la force de ſa propre perſuaſion, ſi cette lumiére, dis-je, eſt une preuve que la choſe dont on eſt perſuadé, vient de Dieu, des opinions contraires peuvent avoir le même droit de paſſer pour des Inſpirations ; & Dieu ne ſera pas ſeulement le Pére de la Lumiére, mais de Lumiéres diametralement oppoſées qui conduiſent les hommes dans des routes contraires ; de ſorte que des Propoſitions contradictoires ſeront des véritez divines, ſi la force de l’aſſurance, quoi que deſtituée de fondement, peut prouver qu’une Propoſition eſt une Revelation divine.

§. 12.La force de perſuaſion ne prouve point qu’une Propoſition vienne de Dieu. Cela ne ſauroit être autrement, tandis que la force de la perſuaſion eſt établie pour cauſe de croire, & qu’on regarde la confiance d’avoir raiſon comme une preuve de la vérité de ce qu’on veut ſoûtenir. S. Paul lui-même croyait bien faire, & être appellé à faire ce qu’il faiſoit quand il perſecutoit les Chrétiens, croyant fortement qu’ils avoient tort. Cependant c’étoit lui qui ſe trompoit, & non pas les Chrétiens. Les gens de bien ſont toûjours hommes, ſujets à ſe méprendre, & ſouvent fortement engagez dans des erreurs qu’ils prennent pour autant de véritez divines qui brillent dans leur Eſprit avec le dernier éclat.

§. 13.Une lumiére dans l’Eſprit, ce que c’eſt. Dans l’Eſprit la lumiére, la vraye lumiére n’eſt ou ne peut être autre choſe que l’évidence de la vérité de quelque Propoſition que ce ſoit ; & ſi ce n’eſt pas une Propoſition évidente par elle-même, toute la lumiére qu’elle peut avoir, vient de la clarté & de la validité des preuves ſur leſquelles on la reçoit. Parler d’aucune autre lumiére dans l’Entendement, c’eſt s’abandonner aux ténèbres ou à la puiſſance du Prince des ténèbres & ſe livrer ſoi-même à l’illuſion, de notre propre conſentement, pour croire le menſonge. Car ſi la force de la perſuaſion eſt la lumiére qui nous doit ſervir de guide, je demande comme on pourra diſtinguer entre les illuſions de Sathan & les inſpirations du S. Eſprit. Ceux qui ſont conduits par ce Feu follet, le prennent auſſi fermement pour une vraye illumination, c’eſt-à-dire, ſont auſſi fortement perſuadez qu’ils ſont éclairez par l’Eſprit de Dieu, que ceux que l’Eſprit divin éclaire veritablement. Ils acquieſcent à cette fauſſe lumiére, ils y prennent plaiſir, ils la ſuivent par-tout où elle les entraîne ; & perſonne ne peut être ni plus aſſûré, ni plus dans le parti de la Raiſon qu’eux, ſi l’on s’en rapporte à la force de leur propre perſuaſion.

§. 14.C’eſt la Raiſon qui doit juger de la vérité de la Revelation. Par conſéquent, celui qui ne voudra pas donner tête baiſſée dans toutes les extravagances de l’illuſion & de l’erreur, doit mettre à l’épreuve cette lumiére intérieure qui ſe préſente à lui pour lui ſervir de guide. Dieu ne détruit pas l’homme en faiſant un Prophete. Il lui laiſſe toutes ſes Facultez dans leur état naturel, pour qu’il puiſſe juger ſi les Inſpirations qu’il ſent en lui-même ſont d’une origine divine, ou non. Dieu n’éteint point la lumiére naturelle d’une perſonne lorſqu’il vient à éclairer ſon Eſprit d’une lumiére ſurnaturelle. S’il veut nous porter à recevoir la vérité d’une Propoſition, ou il nous fait voir cette vérité par les voyes ordinaires de la Raiſon naturelle, ou bien il nous donne à connoître que c’eſt une vérité que ſon Autorité nous doit faire recevoir, & il nous convainc qu’elle vient de lui, & cela par certaines marques auxquelles la Raiſon ne ſauroit ſe méprendre. Ainſi, la Raiſon doit être notre dernier Juge & notre dernier Guide en toute choſe. Je ne veux pas dire par-là que nous devions conſulter la Raiſon & examiner ſi une Propoſition que Dieu a revelée, peut être démontrée par des Principes naturels, & que ſi elle ne peut l’être, nous ſoyons en droit de la rejetter ; mais je dis que nous devons conſulter la Raiſon pour examiner par ſon moyen ſi c’eſt une Revelation qui vient de Dieu, ou non. Et ſi la Raiſon trouve que c’eſt une Revelation divine, dès-lors la Raiſon ſe déclare auſſi fortement pour elle que pour aucune autre vérité, & en fait une de ſes Règles. Du reſte il faut que chaque imagination qui frappe vivement notre fantaiſie paſſe pour une inſpiration, ſi nous ne jugeons de nos perſuaſions que par la forte impreſſion qu’elles font ſur nous. Si, dis-je, nous ne laiſſons point à la Raiſon le ſoin d’en examiner la vérité par quelque choſe d’exterieur à l’égard de ces perſuaſions mêmes, les Inſpirations & les Illuſions, la Vérité & la Fauſſeté auront une même meſure, & il ne ſera pas poſſible de les diſtinguer.

§. 15.La Croyance ne prouve pas la Revelation. Si cette lumiére intérieure ou quelque Propoſition que ce ſoit, qui ſous ce titre paſſe pour inſpirée dans notre Eſprit, ſe trouve conforme aux Principes de la Raiſon ou à la Parole de Dieu, qui eſt une Revelation atteſtée ; en ce cas-là nous avons la Raiſon pour garant, & nous pouvons recevoir cette lumiére pour véritable & la prendre pour Guide tant à l’égard de notre croyance qu’à l’égard de nos actions. Mais ſi elle ne reçoit ni témoignage ni preuve d’aucune de ces Règles, nous ne pouvons point la prendre pour une Revelation, ni même pour une vérité, juſqu’à ce que quelque autre marque différente de la croyance où nous ſommes que c’eſt une Revelation, nous aſſûre que c’eſt effectivement une Revelation. Ainſi nous voyons que les Saints hommes qui recevoient des revelations de Dieu, avoient quelque autre preuve que la lumiére intérieure qui éclattoit dans leurs Eſprits, pour les aſſûrer que ces Revelations venoient de la part de Dieu. Ils n’étoient pas abandonnez à la ſeule perſuaſion que leurs perſuaſions venoient de Dieu ; mais ils avoient des ſignes extérieurs qui les aſſûroient, que Dieu étoit l’Auteur de ces Revelations ; & lorſqu’ils devoient en convaincre les autres, ils recevoient un pouvoir particulier pour juſtifier la vérité de la commiſſion qui leur avoit été donnée du Ciel, & pour certifier par des ſignes viſibles l’autorité du meſſage dont ils avoient été chargez de la part de Dieu. Moïſe vit un Buiſſon qui brûloit ſans ſe conſumer, & entendit une voix du milieu du Buiſſon. C’étoit là quelque choſe de plus qu’un ſentiment intérieur d’une impulſion qui l’entraînoit vers Pharaon pour pouvoir tirer ſes fréres hors d’Égypte ; cependant il ne crut pas que cela ſuffît pour aller en Égypte avec cet ordre de la part de Dieu, juſqu’à ce que par un autre Miracle ſa Verge changée en Serpent, Dieu l’eût aſſûré du pouvoir de confirmer ſa miſſion par le même miracle repeté devant ceux auxquels il étoit envoyé. Gedeon fut envoyé par un Ange pour délivrer le peuple d’Iſraël du joug des Madianites ; cependant il demanda un ſigne pour être convaincu que cette commiſſion lui étoit donnée de la part de Dieu. Ces exemples & autres ſemblables qu’on peut remarquer à l’égard des Anciens Prophetes, ſuffiſent pour faire voir qu’ils ne croyoient pas qu’une vûë intérieure ou une perſuaſion de leur Eſprit, ſans aucune autre preuve, fût une aſſez bonne raiſon pour les convaincre que leur perſuaſion venoit de Dieu, quoi que l’Ecriture ne remarque pas par-tout qu’ils ayent demandé ou reçu de telles preuves.

§. 16. Au reſte, dans tout ce que je viens de dire, j’ai été fort éloigné de nier que Dieu ne puiſſe illuminer, ou qu’il n’illumine même quelquefois l’Eſprit des hommes pour leur faire comprendre certaines véritez ou pour les porter à de bonnes actions par l’influence & l’aſſiſtance immédiate du Saint Eſprit, ſans aucuns ſignes extraordinaires qui accompagnent cette influence. Mais auſſi dans ces cas nous avons la Raiſon & l’Ecriture, deux Règles infaillibles, pour connoître ſi ces illuminations viennent de Dieu ou non. Lorſque la vérité que nous embraſſons, ſe trouve conforme à la Revelation écrite, ou que l’action que nous voulons faire, s’accorde avec ce que nous dicte la droite Raiſon ou l’Ecriture Sainte, nous pouvons être aſſûrez que nous ne courons aucun riſque de la regarder comme inſpirée de Dieu, parce qu’encore que ce ne ſoit peut-être pas une Revelation immédiate, inſtillée dans nos Eſprits par une opération extraordinaire de Dieu, nous ſommes pourtant ſûrs qu’elle eſt authentique par ſa conformité avec la vérité que nous avons reçue de Dieu. Mais ce n’eſt point la force de la perſuaſion particuliére que nous ſentons en nous-mêmes qui peut prouver que c’eſt une lumiére ou un mouvement qui vient du Ciel. Rien ne peut le faire que la Parole de Dieu écrite, ou la Raiſon, cette règle qui nous eſt commune avec tous les hommes. Lors donc qu’une opinion ou une action eſt autoriſée expreſſément par la Raiſon ou par l’Ecriture, nous pouvons la regarder comme fondée ſur une autorité divine ; mais jamais la force de notre perſuaſion ne pourra par elle-même lui donner cette empreinte. L’inclination de notre Eſprit peut favoriſer cette perſuaſion autant qu’il lui plairra, & faire voir que c’eſt l’objet particulier de notre tendreſſe, mais elle ne ſauroit prouver que ce ſoit une production du Ciel & d’une origine divine.


CHAPITRE XX.

De l’Erreur.


§. 1.Les Cauſes de l’Erreur.
COmme la Connoiſſance ne regarde que les véritez viſibles & certaines, l’Erreur n’eſt pas une faute de notre Connoiſſance, mais une mépriſe de notre Jugement qui donne ſon conſentement à ce qui n’eſt pas véritable.

Mais ſi l’Aſſentiment eſt fondé ſur la vraiſemblance, ſi la Probabilité eſt le propre objet & le motif de notre aſſentiment, & que la Probabilité conſiſte dans ce qu’on vient de propoſer dans les Chapitres précedens, on demandera comment les hommes viennent à donner leur aſſentiment d’une maniére oppoſée à la Probabilité, car rien n’eſt plus commun que la contrarieté des ſentimens : rien de plus ordinaire que de voir un homme qui ne croit en aucune maniére ce dont un autre ſe contente de douter, & qu’un autre croit fermement, faiſant gloire d’y adherer avec une conſtance inébranlable. Quoi que les raiſons de cette conduite puiſſent être fort différentes, je croi pourtant qu’on peut les réduire à ces quatre,

1. Le manque de preuves.
2. Le peu d’habileté à faire valoir les preuves.
3. Le manque de volonté d’en faire uſage.
4. Les fauſſes règles de Probabilité.

§. 2.Le manque de preuves. Prémiérement par le manque de preuves je n’entens pas ſeulement le défaut des preuves qui ne ſont nulle part, & que par conſéquent on ne ſauroit trouver, mais le défaut même des preuves qui exiſtent, ou qu’on peut découvrir. Ainſi, un homme manque de preuves lorſqu’il n’a pas la commodité ou l’opportunité de faire les expériences & les obſervations qui ſervent à prouver une Propoſition, ou qu’il n’a pas la commodité de ramaſſer les témoignages des autres hommes & d’y faire les reflexions qu’il faut. Et tel eſt l’état de la plus grande partie des hommes qui ſe trouvent engagez au travail, & aſſervis à la néceſſité d’une baſſe condition, & dont toute la vie ſe paſſe uniquement à chercher dequoi ſubſiſter. La commodité que ces ſortes de gens peuvent avoir d’acquérir des connoiſſances & de faire des recherches, eſt ordinairement reſſerrée dans des bornes auſſi étroites que leur fortune. Comme ils employent tout leur temps & tous leurs ſoins à appaiſer leur faim ou celle de leurs Enfans, leur Entendement ne ſe remplit pas de beaucoup d’inſtruction. Un homme qui conſume toute ſa vie dans un Métier pénible, ne peut non plus s’inſtruire de cette diverſité de choſes qui ſe font dans le Monde, qu’un Cheval de ſomme qui ne va jamais qu’au Marché par un chemin étroit & bourbeux peut devenir habile dans la Carte du Païs. Il n’eſt pas, dis-je, plus poſſible qu’un homme qui ignore les Langues, qui n’a ni le loiſir, ni Livres, ni la commodité de converſer avec différentes perſonnes, ſoit en état de ramaſſer les témoignages & les obſervations qui exiſtent actuellement & qui ſont néceſſaires pour prouver pluſieurs Propoſitions ou plûtôt la plûpart des Propoſitions qui paſſent pour les plus importantes dans les différentes Sociétez des hommes, ou pour découvrir des fondemens d’aſſûrance auſſi ſolides, que la croyance des articles qu’il voudroit bâtir deſſus eſt jugée néceſſaire. De ſorte que dans l’état naturel & inalterable où ſe trouvent les choſes dans ce Monde, & ſelon la conſtitution des affaires humaines, une grande partie du Genre Humain eſt inévitablement engagée dans une ignorance invincible des preuves ſur lesquelles d’autres fondent ces Opinions & qui ſont effectivement néceſſaires pour les établir. La plûpart des hommes, dis-je, ayant aſſez à faire à trouver les moyens de ſoûtenir leur vie, ne ſont pas en état de s’appliquer à ces ſavantes & laborieuſes recherches.

§. 3. Objection, que deviendront ceux qui manquent de preuves ? Réponſe. Dirons-nous donc, que la plus grande partie des hommes ſont livrez par la néceſſité de leur condition, à une ignorance inévitable des choſes qu’il leur importe le plus de ſavoir ? car c’eſt ſur celles-là qu’on eſt naturellement porté à faire cette Queſtion. Eſt-ce que le gros des hommes n’eſt conduit au Bonheur ou à la Miſére que par un hazard aveugle ? Eſt-ce que les Opinions courantes & les Guides autorisez dans chaque Païs ſont à chaque homme une preuve & une aſſûrance ſuffiſante pour riſquer, ſur leur foi, ſes plus chers intérêts, & même ſon Bonheur ou ſon Malheur éternel ? Ou bien faudra-t-il prendre pour Oracles certaines & infaillibles de la Vérité ceux qui enſeignent une choſe dans la Chrétienté, & une autre en Turquie ? Ou, eſt-ce qu’un pauvre Païſan ſera éternellement heureux pour avoir eu l’avantage de naître en Italie ; & un homme de journée, perdu ſans reſſource, pour avoir eu le malheur de naître en Angleterre ? Je ne veux pas rechercher ici combien certaines gens peuvent être prêts à avancer quelques-unes de ces choſes ; ce que j’ai certainement, c’eſt que les hommes doivent reconnoître pour véritable quelqu’une de ces Suppoſitions (qu’ils choiſiſſent celle qu’ils voudront) ou bien tomber d’accord que Dieu a donné aux hommes des Facultez qui ſuffiſent pour les conduire dans le chemin qu’ils devroient prendre s’ils les employoient ſerieuſement à cet uſage, lorſque leurs occupations ordinaires leur en donnent le loiſir. Perſonne n’eſt ſi fort occupé du ſoin de pourvoir à la ſubſiſtance, qu’il n’ait aucun temps de reſte pour penſer à ſon Ame & pour s’inſtruire de ce qui regarde la Religion : & ſi les hommes étoient autant appliquez à cela qu’ils le ſont à des choſes moins importantes, il n’y en a point de ſi preſſé par la néceſſité, qu’il ne pût trouver le moyen d’employer pluſieurs intervalles de loiſir à ſe perfectionner dans cette eſpèce de connoiſſance.

§. 4. Outre ceux que la petiteſſe de leur fortune empêche de cultiver leur Eſprit, il y en a d’autres qui font aſſez riches pour avoir des Livres & les autres commoditez néceſſaires pour éclaircir leurs doutes & leur faire voir la Vérité ; mais ils ſont détournez de cela par des obſtacles pleins d’artifice qu’il eſt aſſez facile d’appercevoir, fans qu'il ſoit néceſſaire de les étaler en cet endroit.

§. 5.II. Cauſe de l’Erreur, défaut d’adreſſe pour faire valoir les preuves. En ſecond lieu, ceux qui manquent d’habileté pour faire valoir les preuves qu’ils ont, pour ainſi dire, ſous la main, qui ſauroient retenir dans leur Eſprit une ſuite de conſéquences ni peſer exactement de combien les preuves & les témoignages l’emportent les uns sur les autres, après avoir aſſigné à chaque circonſtance ſa juſte valeur, tous ceux-là, dis-je, qui ne ſont pas capables d’entrer dans cette discuſſion peuvent être aiſément entrainez à recevoir des poſitions qui ne ſont pas probables. Il y a des gens d’un ſeul Syllogiſme, & d’autres de deux ſeulement. D’autres ſont capables d’avancer encore d’un pas, mais vous attendrez en vain qu’ils aillent plus avant ; leur comprehenſion ne s’étend point au de-là. Ces ſortes de gens ne peuvent pas toûjours diſtinguer de quel côté ſe trouvent les plus fortes preuves, ni par conſéquent ſuivre conſtamment l’opinion qui eſt en elle-même la plus probable. Or qu’il y ait une telle différence entre les hommes par rapport à leur Entendement, c’eſt ce que je ne croi pas qui ſoit mis en queſtion par qui que ce ſoit qui ait eu quelque converſation avec ſes voiſins, quoi qu’il n’ait jamais été, d’un côté, au Palais & à la Bourſe, ou de l’autre dans des Hôpitaux & aux Petites-Maiſons. Soit que cette différence qu’on remarque dans l’Intelligence des hommes vienne de quelque défaut dans les organes du Corps, particuliérement formez pour la Penſée, ou de ce que les Facultez ſont groſſiéres ou intraitables faute d’uſage, ou comme croyent quelques-uns, de la différence naturelle des Ames même des hommes, ou de quelques-unes de ces choſes, ou de toutes priſes enſemble, c’eſt ce qu’il n’eſt pas néceſſaire d’examiner en cet endroit. Mais ce qu’il y a d’évident, c’eſt qu’il ſe rencontre dans les divers Entendemens, dans les conceptions & les raiſonnemens des hommes une ſi vaſte différence de dégrez, qu’on peut aſſûrer, ſans faire aucun tort au Genre Humain, qu’il y a une plus grande différence à cet égard entre certains hommes & d’autres hommes, qu’entre certains hommes & certaines Bêtes. Mais de ſavoir d’où vient cela, c’eſt une Queſtion ſpeculative qui, bien que d’une grande conſéquence, ne fait pourtant rien à mon préſent deſſein.

§. 6.III. Cauſe, défaut de volonté. En troiſiéme lieu, il y a une autre ſorte de gens qui manquent de preuves, non qu’elles ſoient au delà de leur portée, mais parce qu’ils ne veulent pas en faire uſage. Quoi qu’ils ayent aſſez de bien & de loiſir, & qu’ils ne manquent ni de talens ni d’autres ſecours, ils n’en ſont jamais mieux pour tout cela. Un violent attachement au Plaiſir, ou une conſtante application aux affaires, détournent ailleurs les penſées de quelques-uns, une Pareſſe & une Négligence générale, ou bien une averſion particuliére pour les Livres, pour l’Etude, & la Méditation empêche d’autres d’avoir abſolument aucune penſée ſerieuſe : & quelques-uns craignant qu’une recherche exempte de toute partialité ne fût point favorable à ces opinions qui s’accommodent le mieux avec leurs Préjugez, leur maniére de vivre, & leurs deſſeins, ſe contentent de recevoir ſans examen & ſur la fois d’autrui ce qu’ils trouvent qui leur convient le mieux, & qui eſt autoriſé par la Mode. Ainſi, quantité de gens, même de ceux qui pourroient faire autrement, paſſent leur vie ſans s’informer des probabilitez qu’il leur importe de connoître, tant s’en faut qu’ils en faſſent l’objet d’un aſſentiment fondé ſur la raiſon ; quoi que ces Probabilitez ſoient ſi près d’eux qu’ils n’ont qu’à tourner les yeux vers elles pour en être frapez. On connoit des perſonnes qui ne veulent pas lire une Lettre qu’on ſuppoſe porter de méchantes nouvelles ; & bien des gens évitent d’arrêter leurs comptes, ou de s’informer même de l’état de leur Bien, parce qu’ils ont ſujet de craindre que leurs affaires ne ſoient en fort mauvaiſe poſture. Pour moi, je ne ſaurois dire comment des perſonnes à qui de grandes richeſſes donnent le loiſir de perfectionner leur Entendement, peuvent s’accommoder d’une molle & lâche ignorance, mais il me ſemble que ceux-là ont une idée bien baſſe de leur Ame, qui emploient tous leurs revenus à des proviſions pour le Corps, ſans ſonger à en employer aucune partie à ſe procurer les moyens d’acquerir de la connoiſſance, qui prennent un grand ſoin de paroître toûjours dans un équipage propre & brillant, & ſe croiroient malheureux avec des habits d’étoffe groſſiére ou avec un juſte-au-corps rapiecé, & qui pourtant ſouffrent ſans peine que leur Ame paroiſſe avec une Livrée toute uſée, couverte de méchans haillons, telle qu'elle lui a été préſentée par le Hazard ou par le Tailleur de ſon Païs, c’eſt-à-dire pour quitter la figure, imbuë des opinions ordinaires que ceux qu’ils ont fréquentez, leur ont inculquées. Je n’inſiſterai point ici à faire voir combien cette conduite eſt déraiſonnable dans des perſonnes qui penſent à un Etat-à-venir, & à l’interêt qu’ils y ont, (ce qu’un homme raiſonnable ne peut s’empêcher de faire quelquefois) je ne remarquerai pas non plus quelle honte c’eſt à ces gens qui mépriſent ſi fort la Connoiſſance, de ſe trouver ignorans dans des choſes qu’ils ſont intéreſſez de connoître. Mais une choſe au moins qui vaut la peine d’être conſiderée par ceux qui ſe diſent Gentilshommes & de bonne Maiſon, c’eſt qu’encore qu’ils regardent le Credit, le Reſpect, la Puiſſance, & l’Autorité comme des appanages de leur Naiſſance & de leur Fortune, ils trouveront pourtant que tous ces avantages leur ſeront enlevez par des gens d’une plus baſſe condition qui les ſurpaſſent en connoiſſance. Ceux qui ſont aveugles, ſeront toûjours conduits par ceux qui voyent, ou bien ils tomberont dans la Foſſe ; & celui dont l’Entendement eſt ainſi plongé dans les ténèbres, eſt ſans doute le plus eſclave & le plus dépendant de tous les hommes. Nous avons montré dans les Exemples précedens quelques-unes des cauſes de l’Erreur où s’engagent les hommes, & comment il arrive que des Doctrines probables ne ſont pas toûjours reçuës avec un Aſſentiment proportionné aux raiſons qu’on peut avoir de leur probabilité ; du reſte nous n’avons conſideré juſqu’ici que les Probabilitez dont on peut trouver les preuves, mais qui ne préſentent point à l’Eſprit de ceux qui embraſſent l’Erreur.

§. 7.VI. Cauſe, fauſſes meſures de Probabilité. Il y a, en quatriéme & dernier lieu, une autre ſorte de gens qui, lors même que les Probabilitez réelles ſont clairement expoſées à leurs yeux, ne ſe rendent pourtant pas aux raiſons manifeſtes ſur leſquelles ils les voyent établies, mais ſuſpendent leur aſſentiment, ou le donnent à l’opinion la moins probable. Les perſonnes expoſées à ce danger, ſont celles qui ont pris de fauſſes meſures de probabilité, que l’on peut reduire à ces quatre :

1. Des Propoſitions qui ne ſont ni certaines ni évidentes en elles-mêmes, mais douteuſes & fauſſes, priſes pour Principes.

2. Des Hypotheſes reçuës.

3. Des Paſſions ou des Inclinations dominantes.

4. L’autorité.

§. 8.I. Propoſitions douteuſes priſes pour Principes. Le prémier & le plus ferme fondement de la Probabilité, c’eſt la conformité qu’une choſe a avec notre Connoiſſance, & ſur-tout avec cette partie de notre Connoiſſance que nous avons reçu & que nous continuons de regarder comme autant de Principes. Ces ſortes de Principes ont une ſi grande influence ſur nos Opinions, que c’eſt ordinairement par eux que nous jugeons de la Vérité ; & ils deviennent à tel point la meſure de la Probabilité que ce qui ne peut s’accorder avec nos Principes, bien loin de paſſer pour probable dans notre Eſprit, ne ſauroit ſe faire regarder comme poſſible. Le reſpect qu’on porte à ces Principes, eſt ſi grand, & leur autorité ſi fort au deſſus de toute autre autorité, que non ſeulement nous rejettons le témoignage des hommes, mais même l’évidence de nos propres Sens, lorſqu’ils viennent à dépoſer quelque choſe contraire à ces Règles déja établies. Je n’examinerai point ici, combien la Doctrine qui poſe des Principes innez, & que les Principes ne doivent point être prouvez ou mis en queſtion, a contribué à cela ; mais ce que je ne ferai pas difficulté de ſoutenir, c’eſt qu’une vérité ne ſauroit être contraire à une autre vérité, d’où je prendrai la liberté de conclurre que chacun devroit être ſoigneuſement ſur ſes gardes lorsqu’il s’agit d’admettre quelque choſe en qualité de Principe ; qu’il devroit l’examiner auparavant avec la derniére exactitude, & voir s’il connoit certainement que ce ſoit une choſe véritable par elle-même & par ſa propre évidence, ou bien ſi la forte aſſûrance qu’il a qu’elle eſt véritable, eſt uniquement fondée ſur le témoignage d’autrui. Car dès qu’un homme a pris de faux Principes & qu’il s’eſt livré aveuglément à l’autorité d’une opinion qui n’eſt pas en elle-même évidemment véritable, ſon Entendement eſt entraîné par un contrepoids qui le fait tomber inévitablement dans l’Erreur.

§. 9. Il eſt généralement établi par la coûtume, que les Enfans reçoivent de leurs Péres & Méres, de leurs Nourrices ou des perſonnes qui ſe tiennent autour d’eux, certaines Propoſitions (& ſur-tout ſur le ſujet de la Religion) lesquelles étant une fois inculquées dans leur Entendement qui eſt ſans précaution auſſi bien que ſans prévention, y ſont fortement empreintes, & ſoit qu’elles ſoient vrayes ou fauſſes, y prennent à la fin de ſi fortes racines par le moyen de l’Education & d’une longue accoûtumance qu’il eſt tout-à-fait impoſſible de les en arracher. Car après qu’ils ſont devenus hommes faits, venant à refléchir ſur leurs opinions, & trouvant celles de cette eſpèce auſſi anciennes dans leur Eſprit qu’aucune choſe dont ils ſe puiſſent reſſouvenir, ſans avoir obſervé quand elles ont commencé d’y être introduites ni par quel moyen ils les ont acquiſes, ils ſont portez à les reſpecter comme des choſes ſacrées, ne voulant pas permettre qu’elles ſoient profanées, attaquées, ou miſes en queſtion, mais les regardant plûtôt comme l’Urim & le Thummim que Dieu a mis lui-même dans leur Ame, pour être les Arbitres ſouverains & infaillibles de la Vérité & de la Fauſſeté, & autant d’Oracles auxquels ils doivent en appeller dans toutes ſortes de Contreverſes.

§. 10. Cette opinion qu’un homme a conçu de ce qu’il appelle ſes principes (quoi qu’ils puiſſent être) étant une fois établie dans ſon Eſprit, il eſt aiſé de ſe figurer comment il recevra une Propoſition, prouvée auſſi clairement qu’il eſt poſſible, ſi elle tend à affoiblir l’autorité de ces Oracles internes, ou qu’elle leur ſoit tant ſoit peu contraire ; tandis qu’il digere ſans peine les choſes les moins probables & les abſurditez les plus groſſiéres, pourvû qu’elles s’accordent avec ces Principes favoris. L’extrême obſtination qu’on remarque dans les hommes à croire fortement des opinions directement oppoſées, quoi que fort ſouvent également abſurdes, parmi les différentes Religions qui partagent le Genre Humain ; cette obſtination, dis-je, eſt une preuve évidente auſſi bien qu’une conſéquence inévitable de cette maniére de raiſonner ſur des Principes reçus par tradition ; juſque-là que les hommes viennent à desavoûër leurs propres yeux, à renoncer à l’évidence de leurs Sens, & à donner un démenti à leur propre Expérience, plûtôt que d’admettre quoi que ce ſoit d’incompatible avec ces ſacrez dogmes. Prenez un Lutherien de bon ſens à qui l’on aît conſtamment inculqué ce Principe, (dès que ſon Entendement a commencé de recevoir quelques notions) Qu’il doit croire ce que croyent ceux de ſa Communion, de ſorte qu’il n’ait jamais entendu mettre en queſtion ce Principe, juſqu’à ce que parvenu à l’âge de quarante ou cinquante ans, il trouve quelqu’un qui ait des Principes tout différens ; quelle dispoſition n’a-t-il pas à recevoir ſans peine la Doctrine de la Conſubſtantiation, non ſeulement contre toute probabilité, mais même contre l’évidence manifeſte de ſes propres Sens ? Ce Principe a une telle influence ſur ſon Eſprit qu’il croira qu’une choſe eſt Chair & Pain tout à la fois, quoi qu’il ſoit impoſſible qu’elle ſoit autre choſe que l’un des deux : & quel chemin prendrez-vous pour convaincre un homme de l’abſurdité d’une opinion qu’il s’eſt mis en tête de ſoûtenir, s’il a poſé pour Principe de Raiſonnement, avec quelques Philoſophes, Qu’il doit croire ſa Raiſon (car c’eſt ainſi que les hommes appellent improprement les Argumens qui découlent de leurs Principes) contre le témoignage des Sens. Qu’un Fanatique prenne pour Principe que lui ou ſon Docteur eſt inſpiré & conduit par une direction immédiate du Saint-Eſprit ; c’eſt en vain que vous attaquez ſes Dogmes par les raiſons les plus évidentes. Et par conſéquent tous ceux qui ont été imbus de faux Principes ne peuvent être touchez des Probabilitez les plus apparentes & les plus convaincantes, dans des choſes qui ſont incompatibles avec ces Principes, juſqu’à ce qu’ils en ſoient venus à agir avec eux-mêmes avec une candeur & une ingenuité qui les porte à examiner ces ſortes de Principes, ce que pluſieurs ne ſe permettent jamais.

§. 11.2. Embraſſer certaines Hypotheſes. Après ces gens-là viennent ceux dont l’Entendement eſt comme jetté au moule d’une Hypotheſe reçuë, c’eſt leur ſphére ; ils y ſont renfermez & ne vont jamais au delà. La différence qu’il y a entre ceux-ci & les autres dont je viens de parler, c’eſt que ceux-ci ne ſont pas en difficulté de recevoir un point de fait, & conviennent ſans peine ſur cela avec tous ceux qui le leur prouvent, desquels ils ne diffèrent que ſur les raiſons de la Choſe & ſur la maniére d’en expliquer l’operation. Ils ne ſe défient pas ouvertement de leur Sens, comme les prémiers ; ils peuvent écouter plus patiemment les inſtructions qu’on leur donne, mais ils ne veulent faire aucun fond ſur les rapports qu’on leur fait pour expliquer les choſes autrement qu’ils ne les expliquent, ni ſe laiſſer toucher par des Probabilitez qui les convaincroient que les choſes ne vont pas juſtement de la même maniére, qu’ils l’ont déterminé en eux-mêmes. Et en effet, ne ſeroit-ce pas une choſe inſupportable à un ſavant Profeſſeur de voir ſon autorité renverſée en un inſtant par un Nouveau-venu, juſqu’alors inconnu dans le Monde, ſon autorité, dis-je, qui eſt en vogue depuis trente ou quarante ans, ſoûtenuë par quantité de Grec & de Latin, acquiſe par bien des ſueurs & des veilles, & confirmée par une tradition générale, & par une Barbe vénérable ? Qui peut jamais eſpérer de réduire ce Profeſſeur à confeſſer que tout ce qu’il a enſeigné à ſes Ecoliers pendant trente années ne contient que des erreurs & des mépriſes, & qu’il leur a vendu bien cher de l’ignorance & de grands mots qui ne ſignifioient rien ? Quelles probabilitez, dis-je, pourroient être aſſez conſiderables pour produire un tel effet ? Et qui eſt-ce qui pourra jamais être porté par les Argumens les plus preſſans à ſe dépouiller tout d’un coup de toutes ſes anciennes opinions & de ſes prétenſions à un Savoir à l’acquiſition duquel il a donné tout ſon temps avec une application infatigable, & à prendre des notions toutes nouvelles après avoir entierement renoncé à tout ce qui lui faiſoit le plus d’honneur dans le Monde ? Tous les Argumens qu’on peut employer pour l’engager à cela, ſeront ſans doute auſſi peu capables de prévaloir ſur ſon Eſprit que les efforts, que fit Borée pour obliger le Voyageur à quitter ſon Manteau qu’il tint d’autant plus ferme que le Vent ſouffloit avec plus de violence. On peut rapporter à cet abus qu’on fait de fauſſes Hypotheſes, les Erreurs qui viennent d’une Hypotheſe véritable ou de Principes raiſonnables, mais qu’on n’entend pas dans leur vrai ſens. Les exemples de ceux qui ſoûtiennent différentes opinions, mais qu’ils fondent tout ſur la vérité infaillible des ſaintes Ecritures, ſont une preuve inconteſtable de cette eſpèce d’erreurs. Tous ceux qui ſe diſent Chrétiens, reconnoiſſent que le Texte de l’Evangile qui dit, Μετανοεῖτε, oblige à un devoir fort important. Cependant combien ſera erronée la pratique de l’un des deux qui n’entendant que le François, ſuppoſera que cette Règle eſt ſelon une Traduction, Repentez-vous, ou ſelon l’autre, Faites penitence ?

§. 12.Des paſſions dominantes. En troiſiéme lieu, les Probabilitez qui ſont contraires aux deſirs & aux paſſions dominantes des hommes, courent le même danger d’être rejettées. Que la plus grande Probabilité qu’on puiſſe imaginer, ſe préſente d’un côté à l’Eſprit d’un Avare pour lui faire voir l’injuſtice & la folie de ſa paſſion, & que de l’autre il voye de l’argent à gagner, il eſt aiſé de prévoir de quel côté panchera la balance. Ces Armes de boûë ſemblables à des remparts de terre réſiſtent aux plus fortes batteries ; & quoi que peut-être la force de quelque Argument évident faſſe quelque impreſſion ſur elles en certaines rencontres, cependant elles demeurent fermes & tiennent bon contre la Vérité leur Ennemie, qui voudroit les captiver, ou les traverſer dans leurs deſſeins. Dites à un homme paſſionnément amoureux, qu’il eſt duppé ; apportez-lui vingt témoins de l’infidélité de ſa Maîtreſſe, il y a à parier dix contre un, que trois paroles obligeantes de cette Infidelle renverſeront en un moment tous leurs témoignages. ** Quod volumus faciles credimus. Nous croyons facilement ce que nous deſirons ; c’eſt une vérité dont je croi que chacun a fait l’épreuve plus d’une fois : & quoi que les hommes ne puiſſent pas toûjours ſe déclarer ouvertement contre des Probabilitez manifeſtes qui ſont contraires à leurs ſentimens, & qu’ils ne puiſſent pas en éluder la force, ils n’avoûent pourtant pas la conſéquence qu’on en tire. Ce n’eſt pas dire que l’Entendement ne ſoit porté de ſa nature à ſuivre conſtamment le parti de le plus probable, mais c’eſt que l’homme a la puiſſance de ſuſpendre & d’arrêter ſes recherches, & d’empêcher ſon Eſprit de s’engager dans un examen abſolu & ſatisfaiſant, auſſi avant que la matiére en queſtion en eſt capable, & le peut permettre. Or juſqu’à ce qu’on en vienne là, il reſtera toûjours ces deux moyens d’échaper aux probabilitez les plus apparentes.

§. 13.Moyens d’échaper aux Probabilitez, I. Sophiſtiquerie ſuppoſée. Le prémier eſt, que les Argumens étant exprimez par des paroles, comme ſont la plûpart, il peut y avoir quelque ſophiſtiquerie cachée dans les termes ; & que, s’il y a pluſieurs conſéquences de ſuites, il peut y en avoir quelqu’une mal liée. En effet, il y a fort peu de diſcours, qui ſoient ſi ſerrez, ſi clairs, & ſi juſtes, qu’ils ne puiſſent fournir à la plûpart des gens un prétexte aſſez plauſible de former ce doute, & de s’empêcher d’y donner leur conſentement ſans avoir à ſe reprocher d’agir contre la ſincerité ou contre la Raiſon, par le moyen de cette ancienne replique, Non perſuadebis etiamſi perſuaſeris, «Quoi que je ne puiſſe pas vous répondre, je ne rendrai pourtant point».

§. 14.II. Argumens ſuppoſez pour le Parti contraire. En ſecond lieu, je puis échaper aux Probabilitez manifeſtes & ſuſpendre mon conſentement, ſur ce fondement que je ne ſai pas encore tout ce qui peut être dit en faveur du parti contraire. C’eſt pourquoi bien que je ſois battu, il n’eſt pas néceſſaire que je me rende, ne connoiſſant pas les forces qui ſont en reſerve. C’eſt un refuge contre la conviction, qui eſt ſi ouvert, & d’une ſi vaſte étenduë, qu’il eſt difficile de déterminer quand un homme en eſt tout-à-fait exclu.

§. 15.Quelles probabilitez déterminent l’Aſſentiment. Cependant il a ſes bornes ; & lorſqu’un homme a recherché ſoigneuſement tous les fondemens de Probabilité & d’Improbabilité, lorſqu’il a fait tout ſon poſſible pour s’informer ſincerement de toutes les particularitez de la Queſtion, & qu’il a aſſemblé exactement toutes les raiſons qu’il a pû découvrir des deux côtez, dans la plûpart des cas il peut venir à connoître ſur le tout de quel côté ſe trouve la probabilité : car ſur certaines matiéres de raiſonnement il y a des preuves qui étant des ſuppoſitions fondées ſur une expérience univerſelle, ſont ſi fortes & ſi claires ; & ſur certains points de fait, les témoignages ſont ſi univerſels, qu’il ne peut leur refuſer ſon conſentement. De ſorte que nous pouvons conclurre, à mon avis, qu’à l’égard des Propoſitions, où encore que les Preuves qui ſe préſentent à nous ſoient fort conſiderables, il y a pourtant des raiſons ſuffiſantes de ſoupçonner qu’il y a de la ſophiſtiquerie dans les termes, ou qu’on peut produire des preuves d’un auſſi grand poids en faveur du parti contraire, alors l’aſſentiment, la ſuſpenſion ou le diſſentiment ſont ſouvent des actes volontaires. Mais lorſque les preuves ſont de nature à rendre la choſe en queſtion extrêmement probable, ſans avoir un fondement ſuffiſant de ſoupçonner qu’il y ait rien de ſophiſtique dans les termes (ce qu’on peut découvrir avec un peu d’application) ni des preuves également fortes de l’autre côté, qui n’ayent pas encore été découvertes, (ce qu’en certains cas la nature de la choſe peut encore montrer clairement à un homme attentif) je croi, dis-je, que dans cette occaſion un homme qui a conſideré mûrement ces preuves, ne peut guere refuſer ſon conſentement au côté de la Queſtion qui paroît avoir le plus de probabilité. S’agit-il, par exemple, de ſavoir ſi des caracteres d’Imprimerie mêlez confuſément enſemble pourront ſe trouver ſouvent rangez de telle maniére qu’ils tracent ſur le Papier un Diſcours ſuivi, ou ſi un concours fortuit d’Atomes, qui ne ſont pas conduits par un Agent intelligent, pourra former pluſieurs fois des Corps d’une certaine eſpèce d’Animaux ; dans ces cas & autres ſemblables, il n’y a perſonne, qui, s’il y fait quelque reflexion, puiſſe douter le moins du monde quel parti prendre, ou être dans la moindre incertitude à cet égard. Enfin lorſque la choſe étant indifférente de ſa nature & entiérement dépendante des Témoins qui en atteſtent la vérité, il ne peut y avoir aucun lieu de ſuppoſer qu’il y a un témoignage auſſi ſpecieux contre que pour le fait atteſté, duquel on ne peut s’inſtruire que par voye de recherche, comme eſt, par exemple, de ſavoir s’il y avoit à Rome, il y a 1700. ans, un homme tel que Jules Céſar ; dans tous les cas de cette eſpèce je ne croi pas qu’il ſoit au pouvoir d’un homme raiſonnable de refuſer ſon aſſentiment & d’éviter de ſe rendre à de telles Probabilitez. Je croi au contraire que dans d’autres cas moins évidens il eſt au pouvoir d’un homme raiſonnable de ſuſpendre ſon aſſentiment, & peut-être même de ſe contenter des preuves qu’il a, ſi elles favoriſent l’opinion qui convient le mieux avec ſon inclination ou ſon intérêt, & d’arrêter là ſes recherches. Mais qu’un homme donne ſon conſentement au côté où il voit le moins de probabilité, c’eſt une choſe qui me paroît tout-à-fait impraticable ; & auſſi impoſſible qu’il l’eſt de croire qu’une même choſe ſoit tout à la fois probable & non-probable.

§. 16.Quand c’eſt qu’il eſt en notre pouvoir de ſuſpendre notre Aſſentiment. Comme la Connoiſſance n’eſt non plus arbitraire que la Perception, je ne croi pas que l’Aſſentiment ſoit plus en notre pouvoir que la Connoiſſance. Lorſque la convenance de deux Idées ſe montre à mon Eſprit, ou immédiatement, ou par le ſecours de la Raiſon, je ne puis non plus refuſer de l’appercevoir ni éviter de la connoître que je puis éviter de voir les Objets vers leſquels je tourne les yeux & que je regarde en plein midi ; & ce que je trouve le plus probable après l’avoir pleinement examiné, je ne puis refuſer d’y donner mon conſentement. Mais quoi que nous ne puiſſions pas nous empêcher de connoître la convenance de deux Idées, lorſque nous venons à l’appercevoir, ni de donner notre aſſentiment à une Probabilité dès qu’elle ſe montre viſiblement à nous après un légitime examen de tout ce qui concourt à l’établir, nous pouvons pourtant arrêter les progrès de notre Connoiſſance & de notre Aſſentiment, en arrêtant nos perquiſitions, & en ceſſant d’employer nos Facultez à la recherche de la Vérité. Si cela n’étoit ainſi, l’ignorance, l’Erreur ou l’Infidélité ne pourroient être un péché en aucun cas. Nous pouvons donc en certaines rencontres prévenir, ou ſuſpendre notre aſſentiment. Mais un homme verſé dans l’Hiſtoire moderne ou ancienne peut-il douter s’il y a un Lieu tel que Rome, ou s’il y a jamais eu un homme tel que Jules Céſar ? Du reſte, il eſt conſtant qu’il y a un million de véritez qu’un homme n’a aucun intérêt de connoître, ou dont il peut ne ſe pas croire intereſſé de s’inſtruire, comme ſi ** Roi d’Angleterre. Richard III. étoit boſſu ou non, ſi Roger Bacon étoit Mathematicien ou Magicien, &c. Dans ces cas & autres ſemblables, où perſonne n’a aucun intérêt à ſe déterminer d’un côté ou d’autre, nulle de ſes actions ou de ſes deſſeins ne dépendant d’une telle détermination, il n’y a pas lieu de s’étonner que l’Eſprit embraſſe l’opinion commune, ou ſe range au ſentiment du prémier venu. Ces ſortes d’opinions ſont de ſi peu d’importance que ſemblables à de petits Moucherons, voltigeans dans l’air, ou ne s’aviſe guere d’y faire aucune attention. Elles ſont dans l’Eſprit comme par hazard ; & on les y laiſſe flotter en liberté. Mais lorſque l’Eſprit juge que la Propoſition renferme quelque choſe à quoi il prend intérêt, lorſqu’il croit que les conſéquences qui ſuivent de ce qu’on la reçoit ou qu’on la rejette, ſont importantes, & que le Bonheur ou le Malheur dépendent de prendre ou de refuſer le bon parti, de ſorte qu’il s’applique ſerieuſement à en rechercher & examiner la Probabilité, je penſe qu’en ce cas-là nous n’avons pas le choix de nous déterminer pour le côté que nous voulons, s’il y a entr’eux des différences tout-à-fait viſibles. Dans ce cas la plus grande Probabilité déterminera, je croi, notre aſſentiment ; car un homme ne peut non plus éviter de donner ſon aſſentiment, ou de prendre pour véritable, le côté où il apperçoit une plus grande probabilité, qu’il peut éviter de reconnoître une Propoſition pour véritable, lorſqu’il apperçoit la convenance ou la diſconvenance des deux Idées qui la compoſent.

Si cela eſt ainſi, le fondement de l’erreur doit conſiſter dans de fauſſes meſures de Probabilité, comme le fondement du Vice dans de fauſſe meſure du Bien.

§. 17.Fauſſe meſure de Probabilité, l’Autorité. La quatriéme & derniére fauſſe meſure de Probabilité que j’ai deſſein de remarquer & qui retient plus de gens dans l’Ignorance & dans l’Erreur, que toutes les autres enſemble, c’eſt ce que j’ai déja avancé dans le Chapitre précedent, qui eſt de prendre pour règle de notre aſſentiment les Opinions communément reçuës parmi nos Amis, ou dans notre Parti, entre nos Voiſins, ou dans notre Païs. Combien de gens qui n’ont point d’autre fondement de leurs opinions que l’honnêteté ſuppoſée, ou le nombre de ceux d’une même Profeſſion ! Comme ſi un honnête homme ou un ſavant de profeſſion ne pouvoient point errer, ou que la Vérité dût être établie par le ſuffrage de la Multitude. Cependant la plûpart n’en demandent pas d’avantage pour ſe déterminer. Un tel ſentiment a été atteſté par la Vénérable Antiquité, il vient à moi ſous le paſſeport des ſiécles précedens, donc je ſuis à l’abri de l’erreur en le recevant. D’autres perſonnes ont été & ſont dans la même Opinion, (car c’eſt là tout ce qu’on dit pour l’autoriſer) & par conſéquent j’ai raiſon de l’embraſſer. Un homme ſeroit tout auſſi bien fondé à jetter à croix ou à pile pour ſavoir quelles opinions il devroit embraſſer, qu’à les choiſir ſur de telles règles. Tous les hommes ſont ſujets à l’Erreur ; & pluſieurs ſont expoſez à y tomber, en pluſieurs rencontres, par paſſion ou par intérêt. Si nous pouvions voir les ſecrets motifs qui font agir les perſonnes de nom, les Savans, les Chefs de Parti, nous ne trouverions pas toûjours que ce ſoit le pur amour de la Vérité qui leur a fait recevoir les Doctrines qu’ils profeſſent & ſoûtiennent publiquement. Une choſe du moins fort certaine, c’eſt qu’il n’y a point d’Opinion ſi abſurde qu’on ne puiſſe embraſſer ſur ce fondement dont je viens de parler, car on ne peut nommer aucune Erreur qui n’aît eû ſes Partiſans : de ſorte qu’un homme ne manquera jamais de ſentiers tortus, s’il croit être dans le bon chemin par-tout où il découvre des ſentiers que d’autres ont tracé.

§. 18.Les Hommes ne ſont pas engagez dans un ſi grand nombre d’Erreurs qu’on s’imagine. Mais malgré tout ce grand bruit qu’on fait dans le Monde ſur les Erreurs & les diverſes Opinions des hommes, je ſuis obligé de dire, pour rendre juſtice au Genre Humain, Qu’il n’y a pas tant de gens dans l’Erreur & entêtez de fauſſes opinions qu’on le ſuppoſe ordinairement : non que je croye qu’ils embraſſent la Vérité, mais parce qu’en effet ſur ces Doctrines dont on fait tant de bruit, ils n’ont abſolument point d’opinion ni aucune penſée poſitive. Car ſi quelqu’un prenoit la peine de catechiſer un peu la plus grande partie des Partiſans de la plûpart des Sectes qu’on voit dans le Monde, il ne trouveroit pas qu’ils ayent en eux-mêmes aucun ſentiment abſolu ſur ces Matiéres qu’ils ſoûtiennent avec tant d’ardeur : moins encore auroit-il ſujet de penſer qu’ils ayent pris tels ou tels ſentimens ſur l’examen des preuves & ſur l’apparence des Probabilitez ſur leſquelles ces ſentimens ſont fondez. Ils ſont réſolus de ſe tenir attachez au Parti dans lequel l’Education ou l’Intérêt les a engagez ; & là comme les ſimples ſoldats d’une Armée, ils font éclater leur chaleur & leur courage ſelon qu’ils ſont dirigez par leurs Capitaines ſans jamais examiner la cauſe qu’ils défendent, ni même en prendre aucune connoiſſance. Si la vie d’un homme fait voir qu’il n’a aucun égard ſincére pour la Religion, quelle raiſon pourrions-nous avoir de penſer qu’il ſe rompt beaucoup la tête à étudier les Opinions de ſon Egliſe, & à examiner les fondemens de telle ou telle Doctrine ? Il ſuffit à un tel homme d’obeïr à ſes Conducteurs, d’avoir toûjours la main & la langue prête à ſoûtenir la cauſe commune, & de ſe rendre par-là recommandable à ceux qui peuvent le mettre en credit, lui procurer des Emplois, ou de l’appui dans la Societé. Et voilà comment les hommes deviennent Partiſans & Défenſeurs des Opinions dont ils n’ont jamais été convaincus ou inſtruits, & dont ils n’ont même jamais eu dans la tête les idées les plus ſuperficielles ; de ſorte qu’encore qu’on ne puiſſe point dire qu’il y aît dans le Monde moins d’Opinions abſurdes ou erronées qu’il n’y en a, il eſt pourtant certain qu’il y a moins de perſonnes qui y donnent un aſſentiment actuel, & qui les prennent fauſſement pour des véritez, qu’on ne l’imagine communément.


CHAPITRE XXI.

De la Diviſion des Sciences.


§. 1.Les Sciences diviſées en trois Eſpèces.
TOut ce qui peut entrer dans la ſphére de l’Entendement Humain, étant en prémier lieu, ou la nature des Choſes telles qu’elles ſont en elles-mêmes, leurs relations & leur maniére d’opérer ; ou en ſecond lieu, ce que l’Homme lui-même eſt obligé de faire en qualité d’Agent raiſonnable & volontaire pour parvenir à quelque fin & particuliérement à la Félicité ; ou en troiſiéme lieu, les moyens par où l’on peut acquerir la connoiſſance de ces choſes & la communiquer aux autres ; je croi qu’on peut diviſer proprement la Science en ces trois Eſpéces.

§. 2.Phyſique. La prémiére eſt la connoiſſance des choſes comme elles ſont dans leur propre exiſtence, dans leurs conſtitutions, propriétez & operations, par où je n’entens pas ſeulement la matiére & le Corps, mais auſſi les Eſprits, qui ont leurs natures, leurs conſtitutions, leurs operations particuliéres auſſi bien que les Corps. C’eſt ce que j’appelle ** Φυσικὴ Phyſique ou Philoſophie naturelle, en prenant ce mot dans un ſens un peu plus étendu qu’on ne fait ordinairement. La fin de cette Science n’eſt que la ſimple ſpeculation ; & tout ce qui peut en fournir le ſujet à l’Eſprit de l’homme, eſt de ſon diſtrict, ſoi Dieu lui-même, les Anges, les Eſprits ; les Corps, ou quelqu’une de leurs Affections, comme le Nombre, & la Figure, &c.

§. 3.II. Pratique.
* Πρακτικὴ
La ſeconde que je nomme * Pratique, enſeigne les moyens de bien appliquer nos propres Puiſſances & Actions, pour obtenir des choſes bonnes & utiles. Ce qu’il y a de plus conſiderable ſous ce chef, c’eſt la Morale, qui conſiſte à découvrir les règles & les meſures des Actions humaines qui conduiſent au Bonheur, & les moyens de mettre ces règles en pratique. Cette ſeconde Science ſe propoſe pour fin, non la ſimple ſpeculation & la connoiſſance de la Vérité, mais ce qui eſt juſte, & une conduite qui y ſoit conforme.

§. 4.III. Connoiſſance des ſignes.
* Λογικὴ du mot λόγος qui ſignifie parole.
Enfin la troiſiéme peut être appellée σημειωτικὴ ou la connoiſſance des ſignes ; & comme les Mots en ſont la plus ordinaire partie, elle eſt auſſi nommée aſſez proprement * Logique : ſon emploi conſiſte à conſiderer la nature des ſignes dont l’Eſprit ſe ſert pour entendre les choſes, ou pour communiquer ſa connoiſſance aux autres. Car puiſqu’entre les choſes que l’Eſprit contemple il n’y en a aucune, excepté lui-même, qui ſoit préſente à l’Entendement, il eſt néceſſaire que quelque autre choſe ſe préſente à lui comme ſigne ou repréſentation de la choſe qu’il conſidére ; & ce ſont les Idées. Mais parce que la ſcene des Idées qui conſtituë les penſées d’un homme, ne peut pas paroître immédiatement à la vûë d’un autre homme, ni être conſervée ailleurs que dans la Memoire, qui n’eſt pas un reſervoir fort aſſuré, nous avons beſoin de ſignes de nos Idées pour pouvoir nous entre-communiquer nos penſées auſſi bien que pour les enregîtrer pour notre propre uſage. Les ſignes que les hommes ont trouvé les plus commodes & dont ils ont fait par conſéquent un uſage plus général ; ce ſont les ſons articulez. C’eſt pourquoi la conſideration des Idées & des Mots, entant qu’ils ſont les grands Inſtrumens de la Connoiſſance, fait une partie aſſez importante de leurs contemplations, s’ils veulent enviſager la connoiſſance humaine dans toute ſon étenduë. Et peut-être que ſi l’on conſideroit diſtinctement & avec tout le ſoin poſſible cette derniére eſpèce de Science qui roule ſur les Idées & les Mots, elle produiroit une Logique & une Critique différentes de celles qu’on a vûës juſqu’à préſent.

§. 5.C’eſt là la prémiére diviſion des Objets de notre Connoiſſance. Voilà, ce me ſemble, la prémiére, la plus générale, & la plus naturelle diviſion des Objets de notre Entendement. Car l’Homme ne peut appliquer ſes penſées, qu’A la contemplation des choſes mêmes, pour découvrir la Vérité ; ou Aux choſes qui ſont en ſa puiſſance, c’eſt-à-dire, à ſes propres actions, pour parvenir à ſes fins ; ou Aux ſignes dont l’Eſprit ſe ſert dans l’une & l’autre de ces recherches, & dans le juſte arrangement de ces ſignes mêmes, pour s’inſtruire plus nettement lui-même. Or comme ces trois articles, (je veux dire les Choſes entant qu’elles peuvent être connuës en elles-mêmes, les Actions entant qu’elles dépendent de nous par rapport à notre Bonheur, & l’uſage légitime des ſignes pour parvenir à la Connoiſſance) ſont tout-à-fait différens, il me ſemble auſſi que ce ſont comme trois grandes Provinces dans le Monde Intellectuel, entiérement ſeparées & diſtinctes l’une de l’autre.

FIN du Quatriéme & Dernier Livre.

TABLE
DES
PRINCIPALES MATIERES.

A.


ABstraction, ce que c’est 112. §9. Elle met une parfaite diſtance entre les hommes & les Bêtes. ibid §. 10.


Idées abſtraites, comment formées. 232. §. 6. 7. 8.

Les termes abſtraits ne ſauroient être affirmez l’un de l’autre. 382. §. 1.
Accident, ce que c’eſt 230. §. 2.
Actions, rien ne découvre mieux les Principes des hommes que leurs actions 28. §. 7.
Il n’y a que deux sortes d’actions 180. §. 4.
Une Action désagréable peut devenir agréable, & comment 217. §. 69.
Nulles actions considerées en différens temps ne peuvent être les mêmes 259. §2.
Actions conſiderées comme des Modes, ou par rapport à ce qu’elles ont de moral. 284. §. 15.
Adoration, l’idée d’Adoration n’eſt pas innée. 44, 45. §. 7.
Affirmations, elles ne roulent que ſur des idées concretes. 384. §. 1.
Algebre, ſon uſage. 539. §. 15.
Alteration, ce que c’eſt, 255. §. 2.
Ame, elle ne penſe pas toûjours, 64. § 9 &c.
Elle ne penſe pas dans un profond ſommeil. 65. §. 11. &c.
Son immaterialité nous eſt inconnuë. 445. §. 6.
La Religion n’eſt pas intereſſée dans l’immaterialité de l’Ame. ibid.
Notre ignorance ſur la nature de l’Ame. 276. §. 27.
Combien les actions de l’Ame ſont ſubites. 100. §. 10.
Amour, ce que c’eſt. 175. §.4.
Analogie, combien utile dans la Phyſique. 553. §. 12.
Antipathie & Sympathie, quelle en eſt la ſource. 317. §. 7.
Si elles ſont naturelles ou acquiſes. Ibid §. 7. 8.
Elles ſont cauſées quelquefois par la connexion des Idées. ibid.
Argumens, il y en a de quatre ſortes.
1. Ad verocundiam. 575. §. 19.
2. Ad ignorantiam. ibid. §. 20.
3. Ad hominem. ibid §. 21.
4. Ad judicium. ibid. §. 22.
Arithmetique, l’uſage de Chiffres dans l’Arithmetique. 453. §. 19.
Les choſes Artificielles ſont la plûpart des idées collectives 250. §. 3.
Pourquoi nous ſommes moins ſujets à tomber dans la confuſion à l’égard des choſes Artificielles que des Naturelles. 375. §. 41.
Il y a des Eſpèces diſtinctes de choſes artificielles 375. §. 41.
Aſſentiment qu’on donne aux Maximes 11. §. 10.
Dès qu’on les entend & qu’on comprend les termes qu’on employe pour les exprimer, c’eſt un ſigne que ces Propoſitions ſont évidentes par elles-mêmes. 15. §. 17. & pag. 16. §. 18.
Et non pas qu’elles ſont innées. ibid. 17. §. 19, 20. pag 52. § 19.
L’Aſſentiment tombe ſur des Propoſitions. 542. §. 3.
Ce que c’eſt. 544. §. 3.
Il doit être proportionné aux preuves. 546. §. 1.
Il dépend ſouvent de la Memoire. ibid. §. 1, 2.
En quelles rencontres il eſt volontaire de refuſer ou de ſuſpendre ſon conſentement, & en quelles occaſions il eſt néceſſaire. 596. §. 15, 16.
Aſſociation d’Idées. 315.
Comment elle ſe fait. 317. §. 15.
Ses mauvais effets, comme à l’égard des Antipathies. 317. 318. §. 7, 8. 319. §. 15.
A l’égard des Erreurs de l’Eſprit, 318. §. 9, 10.
Et cela dans des Sectes de Philoſophie & de Religion. 320. §. 18.
Le temps remedie quelquefois à ces inconveniens, & comment. 319. §. 13.
Exemples du mauvais effet de l’aſſociation des Idées. 319. §. 14, &c.
Les dangereuſes influences qu’elle a ſur les Habitudes intellectuelles. 320. §. 17.
Aſſurance, quand on y eſt parvenu, 549. §. 6.
Athéiſme dans le monde. 45. §. 8.
Atome, ce que c’eſt. 260. §. 3.
Aveugle, ſi un aveugle venoit à voir, il ne connoitroît pas par le moyen de la vûë un Globe d’avec un Cube, quoi qu’il les diſtinguât par l’attouchement. 99. §. 8.
Autorité, ſuivre les ſentimens des autres hommes, grande ſource d’erreur. 598. §. 17.
Axiomes, ne ſont pas les fondemens des Sciences. 487. §. 1, &c.
B.


BÊtes Brutes. Elles n’ont pas des idées univerſelles. 112. §.10, 11.


Ni des idées abstraites. 112. §. 10.
Si elles ont du ſentiment, elles penſent 72. §. 19.
Si elles penſent, ce qu’eſt le Principe penſant qui eſt en elles. ibid.
Bien & mal, ce que c’eſt. 175. §. 2. 200. §. 42
Le plus grand Bien ne détermine pas la Volonté. 159. §. 35. 197. §. 38. 201. §. 44.
Pourquoi. 201. §. 44, 46. 211. §. 59, 60, 64, 65, 68.
Il y a deux ſortes de Biens. 212. §. 61.
Le Bien n’agit ſur la Volonté que par le Deſir. 203. §. 46.
Comment on peut exciter le deſir du Bien. 203. §. 46, 47.
Souverain Bien, en quoi il conſiſte. 208. §. 55.
Bonheur, ce que c’eſt. 200. §. 42.
Quel Bonheur les hommes recherchent. ib. §. 43.
Comment il arrive que nous nous contentons d’un bonheur peu étendu. 211. §. 59.
C.


CApacité. 119. §. 3.
Il eſt utile de connoître l’étenduë de nos Capacitez. 3. §. 4. Cette connoiſſance eſt propre à guérir du Scepticiſme & de la Pareſſe. 6. §. 6.

Nos capacitez ſont proportionnées à notre État préſent. 4. §. 5.
Cauſe, ce que c’eſt. 254, 255. §. 1.
Ce qui eſt, eſt ; Maxime qui n’eſt pas reçuë avec un conſentement général. 8. §.4.
Certitude : elle dépend de l’intuition 432. §. 1.
En quoi elle conſiſte. 472. §. 18.
Certitude de Vérité. 477. § 3.
Certitude de Connoiſſance ibid. à l’égard des Subſtances, on ne peut trouver de certitude que dans un fort petit nombre de Propoſitions générales. 484. §. 13. Et pourquoi. 486. §. 15.
Où l’on peut trouver la certitude. 487. §. 16.
Certitude verbale. 508. §. 8. Réelle. ibid.
Connoiſſance ſenſible, la plus grande certitude que nous ayions de l’exiſtence. 523. §. 2.
Chaud & froid, comment la ſenſation de ces deux choſes eſt produite par la même eau dans le même temps. 94. § 21.
Cheveu, comment il paroit à travers un Microſcope. 235. § 11.
Citations, combien peu l’on doit s’y fier. 552. §. 11.
Clarté : Elle ſeule empêche la confuſion des Idées. 109. §. 3.
Ce que c’eſt qu’Idées Claires & obſcures. 288. §. 2.
Cohibition, ce que c’eſt. 185. §. 13.
Colère : ce que c’eſt. 177. §. 12.
Commentaires sur les Loix, pourquoi infinis. 387. §. 9.
Idées Complexes, comment on les forme. 110. §. 6. 116. §. 1.
À l’égard de ces Idées l’Eſprit eſt plus que paſſif. 116, 117. §. 1, 2.
Elles peuvent être réduites à ces trois formes, Modes, Subſtances & Relations. 117. § 3.
Comparer des Idées, ce que c’eſt. 110. §. 4.
En cela les Hommes ſurpaſſent les Bêtes. 110, 111. §. 6.
Idées completes. 298. &c. Nous n’avons point d’idées completes d’aucune Eſpèce de Subſtances. 301. §. 6.
Compoſer des Idées, ce que c’eſt. 110. §. 6.
Il y a par-là une grande différence entre les hommes & les bêtes. ibid §. 7.
Compter : ce que c’eſt. 155. §. 5.
Les noms ſont néceſſaires pour compter. ibid.
Et l’ordre. 157. §. 7.
Pourquoi les Enfans ne ſont pas capables de compter de bonne heure, & pourquoi quelques-uns ne peuvent jamais le faire. ibid.
Confiance 550. §. 7.
Idées confuſes 289. §. 4.
Confuſion d’Idées, en quoi elle conſiſte. 289. §. 5, 6, 7.
Cauſe de cette confuſion. 289. §. 7, 8, 9, 12.
Elle eſt fondée ſur un rapport aux noms qu’on donne aux Idées. 291. §. 10.
Moyen de remedier à cette confuſion. 292. §. 12.
Connoiſſance : elle a une grande liaiſon avec les mots. 396. §. 21.
Ce que c’eſt que la Connoiſſance. 427. §. 2.
Combien elle dépend de nos Sens. 423. §. 23.
Connoiſſance actuelle. 429. §. 8.
Habituelle. 430. §. 8.
La Connoiſſance habituelle eſt double. 430. §. 9.
Connoiſſance intuitive. 432. §. 1. Eſt la plus claire. ibid. Et irreſiſtible. ibid.
Connoiſſance démonſtrative. 433. §. 2.
Toute Connoiſſance des véritez générales eſt ou intuitive ou démonſtrative. 437. §. 14.
Celle des exiſtences particulieres eſt ſenſitive 438. §. 14.
Les idées claires ne produiſent pas toûjours une Connoiſſance claire. ibid. §. 15.
Quelle ſorte de Connoiſſance nous avons de la Nature 235. §. 12.
Les commencemens & les progrès de la Connoiſſance. 14. §. 15. 16. 115, 116 §. 15. 16. 17.
Où elle doit commencer 132. §. 28.
Elle nous eſt donnée dans les Facultez propres à l’obtenir. 48. §. 12.
La Connoiſſance des hommes répond à l’uſage qu’ils font de leurs Facultez. 55. §. 22.

Nous ne pouvons l’acquerir que par l’application de nos propres Penſées à la contemplation des choſes mêmes. 57. §. 23.
Etenduë de la Connoiſſance humaine. 439. §. 1. &c.
Notre Connoiſſance ne s’étend pas au delà de nos idées. ibid.
Ni au delà de la perception de leur convenance ou disconvenance. ibid. §. 2.
Elle ne s’étend pas à toutes nos Idées ibid. §. 3.
Moins encore à la réalité des choſes. 440. §. 6.
Elle eſt pourtant fort capable d’accroiſſement, ſi l’on prenoit de bons chemins. ibid.
Notre connoiſſance d’Idendité & de la Diverſité eſt auſſi étenduë que nos Idées. 447. §. 8.
Notre connoiſſance de coëxiſtence eſt fort bornée. ibid. § 9, 10, 11.
Et par conſéquent celle des Subſtances l’eſt auſſi. 448. §. 14, 15, 16.
La connoiſſance des autres relations ne peut être déterminée. 451. §. 18.
Quelle eſt la connoiſſance de l’exiſtence. 451. §. 21.
Où c’eſt qu’on peut avoir une connoiſſance certaine & univerſelle. 460. §. 29. 487. §. 16.
Le mauvais uſage des Mots, grand obſtacle à la Connoiſſance 461. §. 30.
Où ſe trouve la connoiſſance gênérale. 462. §. 31.
Elle ne ſe trouve que dans nos penſées. 485. §. 13.
Réalité de notre connoiſſance 462.
Combien eſt réelle la connoiſſance que nous avons des véritez Mathematiques. 464. §. 6.
Celle que nous avons de la Morale eſt réelle. 465. §. 7.
Juſqu’où s’étend la réalité de celle que nous avons des Subſtances. 467. §. 12.
Ce qui fait notre Connoiſſance réelle. 463. §. 3. & 8.
Conſiderer les choſes & non les noms des choſes, moyen de parvenir à la connoiſſance 468. §. 13.
Connoiſſance des Subſtances, en quoi elle conſiſte. 481. §. 10.
Ce qui eſt néceſſaire pour parvenir à une connoiſſance paſſable des Subſtances 485. §.14.
Connoiſſance évidente par elle-même. 488. §.2.
La Connoiſſance de l’Identité & de la Diverſité eſt auſſi étenduë que nos Idées. ibid §. 4. En quoi elle conſiſte. ibid.
Celle de la Coëxiſtence eſt fort bornée. 490. §. 5.
Celle des Relations des Modes ne l’eſt pas tant. ibid. §. 6.
Nous n’avons aucune connoiſſance de l’exiſtence réelle, excepté notre propre exiſtence & celle de Dieu. ibid. §. 7.
La connoiſſance commence par des choſes particuliéres. 498. §. 11.
Nous avons une connoiſſance intuitive de notre propre exiſtence. 511. §. 3. & une connoiſſance



démonſtrative de l’exiſtence de Dieu. 512. §. 1.
La Connoiſſance que nous avons par le moyen des Sens mérite le nom de connoiſſance. 524. §. 3.
Comment on peut augmenter la connoiſſance. 531. Ce n’eſt point par le ſecours des Maximes. ibid. §. 5. Pourquoi on s’eſt figuré cela. ibid §. 2. On ne peut augmenter la Connoiſſance qu’en déterminant & comparant les Idées. 533. §. 6. 538. §. 14.
Et en trouvant leurs rapports. 535. §. 9.
Par des Idées moyennes. 5538. §. 14.
Comment on peut augmenter la connoiſſance. 531. Ce n’eſt point par le ſecours des Maximes. ibid. §. 5. Pourquoi on s’eſt figuré cela. ibid. §. 2. On ne peut augmenter la Connoiſſance qu’en déterminant & comparant les Idées. 533. §. 6. 538. §. 14.
Et en trouvant leurs rapports. 535. §. 9.
Par des Idées moyennes. 538. §. 14.
Comment la Connoiſſance peut être perfectionnée à l’égard des Subſtances. 535. §. 9.
La Connoiſſance eſt en partie néceſſaire, & en partie volontaire. 540. §. 1, 2.
Pourquoi notre Connoiſſance eſt ſi petite. 542. §. 2.
Conſcience, c’eſt l’opinion que nous avons nous-mêmes de ce que nous faiſons. 28. §. 8.
Con-ſcience fait qu’une perſonne eſt la même. 270. §. 16. Ce que c’eſt. 71. §. 19.
Il eſt probable qu’elle eſt attachée à la même Subſtance individuelle, immaterielle. 274. §. 25.
Elle eſt néceſſaire pour penſer. 64. §. 10, 11. 71. §. 19.
Contemplation, 103. §. 1.
Convenance & disconvenance de nos Idées diviſée en quatre eſpèces. 428. §. 3.
Corps, nous n’avons pas plus d’idées originales du Corps que de l’Eſprit. 239. §. 16.
Quelles ſont ces idées originales du Corps. 239. §. 17.
L’étenduë ou la cohéſion des Corps eſt auſſi difficile à concevoir que la penſée dans l’Eſprit. 241. §. 23, 24, 25, 26, 27.
Le mouvement d’un Corps par un autre Corps, auſſi difficile à concevoir que le mouvement d’un Corps par le moyen de la penſée. 243. 244. §. 28.
Le Corps n’agit que par impulſion. 90. §. 11.
Ce que c’eſt que Corps. 123. §. 11.
Couleurs, Modes des couleurs. 171. §. 4.
Ce que c’eſt que la Couleur. 343. §. 16.
Crainte, ce que c’eſt. 177. §. 10.
Création, ce que c’eſt. 255. §. 2.
Elle ne doit pas être niée parce que nous n’en ſaurions concevoir la maniére. 522. §. 19.
Croire ſans raiſon c’eſt agir contre ſon devoir. 572. §. 24.
Croyance, ce que c’eſt. 544. §. 3.
D.


DEcisif. Les plus habiles gens ſont les moins déciſifs. 548. §. 4.


Définition, pourquoi l’on ſe ſert du Genre dans la Définition. 331. §. 10.

Ce que c’eſt que la Définition. 338. §. 6.
Définir les mots termineroit une grande partie des Diſputes. 404. §. 15.
Démonſtration, ce que c’eſt 433. §. 3. 569. §. 15.
Elle n’eſt pas ſi claire que la Connoiſſance intuitive. 433. §. 4, 6, 7.
La connoiſſance intuitive eſt néceſſaire dans chaque dégré d’une Démonſtration 434. §. 7.
La Démonſtration n’eſt pas bornée à la Quantité. 435. §. 9.
Pourquoi on a ſuppoſé cela. 436. §. 10.
Il ne faut pas attendre une démonſtration en toutes ſortes de cas. 528. §. 10.
Deſeſpoir, ce que c’eſt. 177. §. 11.
Deſir, ce que c’eſt. 176. §. 6.
C’eſt un état où l’Eſprit n’eſt pas à ſon aiſe. 193. §. 31, 32.
Le Deſir n’eſt excité que par le Bonheur. 199. §. 41.
Jusques où. 200. §. 43.
Comment il peut être excité. 202, 203. §. 46.
Il s’égare par un faux jugement. 210. §. 58.
Dictionnaires, comment ils devroient être faits. 425. §. 25.
Dieu, immobile parce qu’il eſt infini. 240. §. 21.
Il remplit l’immenſité auſſi bien que l’Eternité. 147. §. 3.
Sa durée n’eſt pas ſemblable à celle des Créatures. 153. §. 12.
L’Idée de Dieu n’eſt pas innée. 45. §. 8.
L’exiſtence de Dieu eſt évidente & ſe préſente ſans peine à la Raiſon. 46. §. 9.
La notion de Dieu une fois acquiſe, il eſt fort apparent qu’elle doit ſe repandre & ſe conſerver dans l’Eſprit des hommes. 47. §. 10.
L’Idée de Dieu vient tard & eſt imparfaite. 49. §. 13.
Combien étrange & incompatible dans l’Eſprit de certains hommes. 49. §. 15.
Les meilleures notions de la Divinité peuvent être acquiſes par l’application de l’Eſprit. 50. §. 16.
Les Notions qu’on ſe forme de Dieu ſont ſouvent indignes de lui. 49. §. 15, 16.
L’Exiſtence d’un Dieu certaine. 51. §. 16.
Elle eſt auſſi évidente qu’il eſt évident que les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux Droits.ibid
L’exiſtence d’un Dieu peut être démontrée. 512. §. 1, 6.
Elle eſt plus certaine qu’aucune autre exiſtence hors de nous. 513. §. 6.
L’idée de Dieu n’eſt pas la ſeule preuve de ſon exiſtence. 514. §. 7.
L’exiſtence de Dieu eſt le fondement de la Morale & de la Théologie. ibid.
Dieu n’eſt pas materiel. 517. §. 13.
Comment nous formons notre idée de Dieu. 246. §. 33, 34.
Faculté de diſcerner les Idées. 108. §. 1.
Elle eſt le fondement de quelques Maximes générales. ibid.
Diſcours, ne peut être entre deux hommes qui ont différens noms pour déſigner la même idée, ou qui déſignent différentes idées par un même nom. 82. §. 5.
Diſpoſition, 228. §. 10.
Diſputer, l’art de diſputer eſt nuiſible à la Connoiſſance. 415. §. 6, 7.
Il détruit l’uſage du Langage. 402. §. 10, 11.
Diſputes, d’où elles viennent. 132. §. 28.
La multiplicité des Diſputes doit être attribuée à l’abus des mots. 408. §. 22.
Elles roulent preſque toutes ſur la ſignification des mots. 415. §. 7.
Moyen de diminuer le nombre des Diſputes. 510. §. 13. Quand c’eſt que nous diſputons ſur des mots. ibid.
Diſtance. 119. §. 3.
Idées diſtinctes. 289. §. 4.
Diviſibilité de la Matiére, eſt incomprehenſible. 245. §. 31.
Douleur : la Douleur préſente agit fortement ſur nous. 213. §. 64.
Uſage de la Douleur. 85. §. 4.
Durée. 133. §. 1, 2.
D’où nous vient l’idée de la Durée. 133. §. 3, 4, 5.
Ce n’eſt pas du mouvement. 138. §. 16.
Meſure de la Durée. 138. §. 17, 18.
Toute apparence périodique réguliére. 139. §. 19, 20.
Nulle de ces meſures n’eſt connuë pour être parfaitement exacte. 140. §. 21.
Nous conjecturons ſeulement qu’elles ſont égales par la ſuite de nos Idées. 140, 141. §. 21.
Les Minutes, les Jours, & les Années &c. ne ſont pas néceſſaires à la Durée. 141. §. 23.
Le changement des meſures de la Durée ne change pas la notion que nous avons. 142. §. 23.
Les meſures de la Durée priſes pour des Revolutions du Soleil, peuvent être appliquées à la Durée avant que le Soleil exiſtât. 142. §. 24.
Durée ſans commencement. 143. §. 27.
Comment nous meſurons la Durée 144. §. 28, 29, 30.
De quelle eſpèce d’Idées ſimples eſt composée l’idée que nous avons de la Durée 151. §. 9.
Recapitulation des Idées que nous avons de la Durée, du Temps, & de l’Eternité. 145. §. 31.
La Durée & l’Expanſion comparées. 142.
La Durée & l’Expanſion ſont renfermées l’une dans l’autre. 153. §. 12.
La Durée conſiderée comme une ligne. 152. §. 11.
Nous ne pouvons la conſiderer ſans ſuceſſion. 153. §. 12.
E.


EColes, en quoi elles manquent. 400. §. 6. etc.


Ecriture, les interpretations de l’Ecriture Sainte ne doivent pas être impoſées aux autres 397. §. 23.
Ecrits des Anciens, combien il eſt difficile d’en comprendre exactement le ſens. 396. §. 22.
Education, cauſe en partie du peu de raiſon des gens. 316. §. 3.
Effet, ce que c’eſt. 255. §. 1.
Entendement, ce que c’eſt. 181.§. 5. Semblable à une Chambre obſcure. 115. §. 17. Quand on fait un bon uſage. 3. §. 5. C’eſt le pouvoir de penſer. 117. §. 2. Il eſt entierement paſſif à l’égard de la reception des Idées ſimples. 74. §. 25.
Enthouſiaſme. 580. Décrit. 582. §. 6, 7. Son Origine. 581. §5. Le fondement de la perſuaſion que nous avons d’être inſpirez doit être examiné & comment. 583. §. 10.
La force de cette perſuaſion n’eſt pas une preuve ſuffiſante. 586. §. 12, 13.
L’enthouſiaſme paſſe pour un fondement d’aſſentiment. 581. §.. Il ne parvient point à l’évidence à laquelle il prétend. 585. §.11.
Envie, ce que c’eſt. 177. §. 13.
Erreur, ce que c’eſt. 589. §. 1.
Cauſes de l’Erreur. ibid.
1. Le manque de preuves. ibid. §. 2.
2. Le défaut d’habileté à s’en ſervir. 590. §. 5.
3. Le défaut de volonté pour les faire valoir. 591. §. 6.
4. Fauſſes règles de probabilité. 592. §. 7.
Il y a moins de gens qui donnent leur aſſentiment à des Erreurs qu’on ne croit ordinairement. 599. §. 18.
Eſpace : on en acquiert l’idée par la vûë & par l’attouchement. 119. §. 2.
Modification de l’Eſpace. ibid. §. 4.
Il n’eſt pas Corps. 123. §. 11, 12, 13.
Ses parties ſont inſeparables. 124. §. 13.
L’Eſpace eſt immobile. 124. §. 14.
S’il eſt corps ou Eſprit. 125. §. 16.
S’il eſt Subſtance ou Accident. ibid §. 17.
L’Eſpace eſt infini. 127. §. 21. 159. §. 4.
Les Idées de l’Eſpace & du Corps ſont diſtinctes. 129. §. 24. 131. §. 27.
L’Eſpace conſideré comme un ſolide. 152. §. 11.
Il eſt difficile de concevoir aucun Etre réel vuide d’Eſpace. ibid.
Eſpèce, pourquoi dans une idée complexe le changement d’une ſeule idée eſt jugé changer l’eſpèce dans les Modes, & non pas dans les Subſtances. 406. §. 19.
L’Eſpèce des Animaux & des Vegetaux eſt

diſtinguée le plus ſouvent par la Figure. 421. §. 19. Et celle des autres choſes par la Couleur. ibid. & 368. §. 29.
L’Eſpèce eſt un ouvrage que l’Entendement de l’homme forme pour s’entretenir avec les autres hommes. 348. §. 9.
Il n’y a point d’eſpèce de Modes Mixtes ſans un nom. 225. §. 4.
Celle des Subſtances eſt déterminée par l’Eſſence nominale. 356. §. 7, 8. 358. §. 11, 13.
Non par les formes Subſtantielles. 358. §. 10.
Ni par l’Eſſence réelle. 361. §. 18. 365. §. 25.
L’Eſpèce des Eſprits comment peut être diſtinguée. 358. §. 11.
Il y a plus d’Eſpèces de Créatures au deſſus de nous qu’au deſſous. 359. §. 12.
Les Eſpèces des Créatures vont par dégrez inſenſibles. 358. §. 11.
Ce qui eſt néceſſaire pour faire des Eſpèces par des Eſſences réelles. 361. §. 14, 15. &c.
Les Eſpèces des Animaux ne ſauroient être diſtinguées par la propagation. 364. §. 23.
L’Eſpèce n’eſt qu’une conception partiale de ce qui eſt dans les Individus. 370. §.32.
C’eſt l’Idée complexe, ſignifiée par un certain nom, qui forme l’Eſpèce. 372. §. 35.
L’homme fait les Eſpèces ou ſortes. ibid.
Mais le fondement eſt dans la ſimilitude qui ſe trouve dans les choſes. 373. §. 38.
Eſperance, ce que c’eſt. 177. §. 9.
Eſprit : l’exiſtence des Eſprits ne peut être connuë. 529. §. 12.
On ne ſauroit concevoir l’operation des Eſprits sur les Corps. 459. §. 28.
Quelle connoiſſance les Eſprits ont des Corps. 423. §. 23.
Comment la connoiſſance des Eſprits ſeparez peut ſurpaſſer la nôtre. 107. §. 9.
Nous avons une notion auſſi claire de la ſubſtance des Eſprits que de celle du Corps. 232. §. 5.
Conjecture ſur une maniere de connoître par où les Eſprits l’emportent ſur nous. 237. §. 13.
Quelles idées nous avons des Eſprits. 238. §. 15.
Idées originales qui appartiennent aux Eſprits. 239. §. 18.
Les Eſprits ſe meuvent. 239. §. 19, 20.
Idées que nous avons de l’Eſprit & du Corps, comparées. 240. §. 22. 245. §. 30.
L’exiſtence des Eſprits auſſi aiſée à recevoir que celle des Corps. 245. §. 31.
Nous ne concevons pas comment les Eſprits s’entre communiquent leurs penſées. 248. §. 36.
Jusques où nous ignorons l’exiſtence, les Eſpèces & les propriétez des Eſprits. 418. §. 27.
L’Eſprit & le Jugement, en quoi ils different. 109. §. 2.
Eſſence, réelle & nominale. 334. §. 15.
La ſuppoſition que les Eſpèces ſont diſtinguées par des Eſſences réelles incomprehenſibles, eſt inutile. 335. §. 17.
L’Eſſence réelle & nominale toûjours la même dans les Idées ſimples & dans les Modes ; & toûjours différentes dans les ſubſtances, 336. §. 18.
Eſſences, comment ingénerables & incorruptibles. 335. §. 19.
Les Eſſences ſpecifiques des Modes mixtes ſont un Ouvrage de l’Homme & comment. 345. §. 4. 5. 6.
Quoi qu’elles ſoient arbitraires elles ne ſont pourtant pas formées au hazard. 346. 347. §. 7.
Eſſences des Modes mixtes pourquoi appellées Notions. 350. §. 12.
Ce que c’est que ces Eſſences. 350. §. 13, 14.
Elles ne se rapportent qu’aux Eſpèces. 354. §.4.
Ce que c’eſt que les Eſſences réelles. 356. §. 6.
Nous ne les connoiſſons pas. 357. §. 9.
Notre Eſſence ſpecifique des Subſtances n’eſt qu’une collection d’Idées ſenſibles. 362. §. 21.
Les Eſſences nominales formées par l’Eſprit. 365. §. 25.
Mais non pas tout-à-fait arbitrairement. 367. §. 28.
Elles ſont differentes en differens hommes. 365. §. 26.
Eſſences nominales des Subſtances comment formées. 367. §. 28, 29. Fort differentes. 370. §. 31.
L’Eſſence des Eſpèces eſt l’idée abſtraite déſignée par un certain nom. 332. §. 12. 362. §. 19.
C’eſt l’Homme qui en eſt l’Auteur. 334. §. 14.
Elle eſt pourtant fondée ſur la convenance des choſes. 333. §. 13.
Les Eſſences réelles ne déterminent pas nos Eſpèces. ibid.
Chaque Idée abſtraite diſtincte, avec un nom, eſt l’eſſence diſtincte d’une Eſpèce diſtincte. 334. §. 14.
Les eſſences réelles des Subſtances ne peuvent être connuës. 484. §. 12.
Eſſentiel, ce que c’eſt, 353, §. 2. 355. §. 5.
Rien n’eſt eſſentiel aux individus. 354. §. 4. Mais aux Eſpèces. 356. §. 6.
Ce que c’eſt qu’une différence eſſentielle. 355. §. 5.
Etenduë, nous n’avons point d’idée diſtincte de la plus grande ou de la plus petite étenduë. 294. §. 16.
L’Etenduë du Corps eſt incomprehenſible. 241. §. 23. &c.
La plupart des denominations priſes du Lieu & de l’Etenduë ſont relatives. 257. §. 5.
L’Etenduë & le corps n’eſt pas la même choſe. 124. §. 16. &c.

La Définition de l’Etenduë ne ſignifie rien. 124. §. 15.
L’Etenduë du Corps & de l’Eſpace comment distinguée. 81. §. 5.
Veritez éternelles. 530. §. 14.
Eternité, d’où vient que nous ſommes ſujets à nous embarraſſer dans nos raiſonnemens ſur l’Eternité. 293, 294. §. 15.
D’où nous vient l’idée de l’Eternité. 143. §. 27.
On démontre que quelque choſe exiſte de toute éternité. 143. §. 27.
Etres : Il n’y en a que de deux ſortes. 515. §. 9.
L’Etre Eternel doit être penſant. ibid.
Evident : Propoſitions évidentes par elles-mêmes, où l’on peut les trouver. 488. §. 4.
Elles n’ont pas beſoin de preuve & n’en reçoivent aucune. 502. §. 19.
Exiſtence, idée qui nous vient par Senſation & par Reflexion. 86. §. 7.
Nous connoiſſons notre propre exiſtence intuitivement. 512. §. 1. Et nous n’en ſaurions douter. 512. §. 2.
L’exiſtence paſſée n’eſt connuë que par le moyen de la Memoire. 528. §. 11.
Expanſion eſt ſans bornes. 146. §. 2.
L’Experience nous aide ſouvent dans des rencontres où nous ne penſons point qu’elle nous ſoit d’aucun ſecours. 100. §. 8.
Extaſe, ce que c’eſt. 173. §. 1.
F.


Facultez de l’Eſprit, les prémiéres exercées. 114. §. 14.


Elles ne ſont que des Puiſſances. 186. §. 17.
Elles n’opérent pas l’une ſur l’autre. 187, 188. §. 18, 20.
Faire, ce que c’eſt. 255. §. 2.
Fauſſeté. 480. §. 9.
Fer, de quelle utilité il eſt au Genre Humain. 536. §. 11.
Figure. 120. §. 5. Elle peut être variée à l’infini. 120. §. 6.
Diſcours figuré, abus du Langage. 412. §. 34.
Fini & infini, Modes de la Quantité. 158. §. 2.
Toutes les Idées poſitives de la Quantité ſont finies. 162. §. 8.
Foi & Opinion, entant que diſtinguées de la connoiſſance, ce que c’eſt. 2. §. 3.
Comment la Foi & la Connoiſſance différent. 544. §. 3.
Ce que c’eſt que la Foi. 555. §. 14.
Elle n’eſt pas oppoſée à la Raiſon 572. §. 24.
La Foi & la Raiſon. 573.
La Foi conſiderée par oppoſition à la Raiſon, ce que c’eſt. ibid. §. 2.
La Foi ne ſauroit nous convaincre de quoi que ce ſoit qui ſoit contraire à notre Raiſon. 576. §. 5, 6, 8.

Ce qui eſt Revelation divine eſt la ſeule choſe qui ſoit une matiére de Foi. 577. §. 6.
Les choſes au deſſus de la Raiſon ſont les ſeules qui appartiennent proprement à la Foi. 571. §. 7.
Formes : les formes ſubſtantielles ne diſtinguent pas l’Eſpèce. 364. §. 24.
Propoſitions frivoles. 503
Diſcours frivoles. 509. §. 9, 10, 11.


G.



General, Connoiſſance générale, ce que c’eſt. 462. §. 31.


On ne peut ſavoir ſi les Propoſitions générales ſont véritables qu’on ne connoiſſe l’eſſence de l’Eſpèce. 477. §. 4.
Comment ſe font les termes généraux. 329. §. 6, 7, 8.
La généralité appartient ſeulement aux ſignes. 332. §. 11.
Génération, ce que c’eſt. 255. §. 2.
Genre & Eſpèce, ce que c’eſt. 332. §. 12.
Ce ne ſont que des mots dérivez du Latin qui ſignifient ce que nous appellons vulgairement ſortes. 353. §. 1.
Le Genre n’eſt qu’une conception partiale de ce qui eſt dans les Eſpèces. 371. §. 32.
Le Genre & l’Eſpèce ſont des idées adaptées au but du Langage. 371. §. 33.
On n’a formé des Genres & des Eſpèces que pour avoir des noms généraux. 374. §. 39.
Gentilshommes, ne devroient pas être ignorans. 591. §. 6.
Glace & Eau, ſi ce ſont des Eſpèces diſtinctes. 360. §. 13.
Goût, ſes Modes. 171. §. 5.


H.



HAbitude, ce que c’eſt. 228. §. 10.
Les actions habituelles ſe font ſouvent en nous ſans que nous y prenions garde. 100. §. 10.

Haine, ce que c’eſt. 176.§. 5.
Hiſtoire, quelle hiſtoire a plus d’autorité. 552. §. 11.
Homme, il n’eſt pas la production d’un hazard aveugle. 513. §. 6.
L’Eſſence de l’homme eſt placée dans ſa figure. 471. §. 16.
Nous ne connoiſſons pas ſon eſſence réelle. 354. §. 3. 363. §. 22. 365. §. 26.
Les bornes de l’Eſpèce humaine ne l’ont pas déterminées 366. §. 27.
Ce qui fait le même Homme Individuel. 272. §. 21. 277. §. 29.
Le même homme peut être différentes perſonnes. 272. §. 21.
Honte ; ce que c’eſt. 178. §. 17.
Hypotheſes, leur uſage 538. §. 13.
Mauvaiſes conſequences des fauſſes Hypotheſes. 594. §. 11.
Les Hypotheſes doivent être fondées ſur des points de fait. 65. §. 10.


I.



IDée. Les Idées particuliéres ſont les prémiéres dans l’Eſprit. 491. §. 9.


Les Idées générales ſont imparfaites. ibid.
Idée, ce que c’eſt. 5. §. 8. 89. §. 8.
Origine des Idées dans les Enfans. 43. §. 2. 49. §. 13.
Nulle idée n’eſt innée. 52. §. 17. Parce qu’on n’en a aucun ſouvenir. 53. §. 20.
Toutes les idées viennent de la Senſation & de la Reflexion. 61. §. 2.
Moyen de les acquerir qui peut être obſervé dans les Enfans. 62. §. 6.
Pourquoi quelques-uns ont plus d’idées, & d’autres moins 63. §. 7.
Idées acquiſes par Reflexion viennent tard, & en certaines gens fort imparfaitement. 63. §. 8.
Comment elles commencent & augmentent dans les Enfans. 73. §. 21, 22, 23, 24.
Idées qui nous viennent par les Sens. 77. §. 1.
Elles manquent de noms. 78. §. 2.
Idées qui nous viennent par plus d’un Sens. 83.
Celles qui viennent par Reflexion. 83. §. 1. Par Senſation & par Reflexion. 84.
Idées doivent être diſtinguées entant qu’elles ſont dans l’Eſprit & dans les choſes. 89. §. 7.
Quelles ſont les prémiéres Idées qui ſe préſentent à l’Eſprit, cela eſt accidentel & il n’importe pas de le connoître. 99. §. 7.
Idées de Senſation ſouvent alterées par le Jugement. 99. §. 8. Particuliérement celles de la vûë. 100. §. 9.
Idées de Reflexion 114. §. 14.
Les hommes conviennent ſur les Idées ſimples. 132. §. 28.
Les idées ſe ſuccedent dans notre Eſprit dans un certain dégré de viteſſe. 136. §. 9.
Elles ont des dégrez qui manquent de noms. 171. §. 6.
Pourquoi quelques-unes ont des noms, & d’autres n’en ont pas. 172. §. 7.
Idées originales. 222. §. 73.
Toutes les Idées complexes peuvent être réduites à des Idées ſimples. 227. §. 9.
Quelles Idées ſimples ont été le plus modifiées. 228. §. 10.
Notre idée complexe de Dieu & des Eſprits commune en chaque choſe excepté l’Infinité. 247. § 36.
Idées claires & obſcures 288. §. 2. Diſtinctes & confuſes. 289. §. 4.

Des Idées peuvent être claires d’un côté & obſcures de l’autre. 293. §. 13.
Idées réelles & chimeriques. 296. §. 1.
Les Idées ſimples ſont toutes réelles. ibid. §. 2. Et completes 298. §. 2.
Quelles idées de Modes mixtes ſont chimeriques. 297. §. 4.
Quelles idées de Subſtances le ſont auſſi. 298. §. 5.
Des Idées completes § incompletes. 298. §. 1.
Comment on dit que les idées ſont dans les choſes. 298, §. 2.
Les Modes ſont tous des idées completes. 299. §. 3.
Hormis quand on les conſidére par rapport aux noms qu’on leur donne. 300. §. 4.
Les Idées des Subſtances ſont incompletes. 301. §. 6. I. Entant qu’elles ſe rapportent à des eſſences réelles. 303. §. 7. II. Entant qu’elles ſe rapportent à une collection d’Idées ſimples. 303. §. 8.
Les Idées ſimples ſont des copies parfaites. 305. §. 12.
Les Idées des Subſtances ſont des copies imparfaites. 306. §. 13.
Celles des Modes ſont de parfaits Archetypes, 306. §. 14.
Idées vrayes ou fauſſes. 306. §. 1. Quand elles ſont fauſſes. 313. §. 21, 22, 23, 24, 25.
Conſiderées comme de ſimples apparences dans l’Eſprit, elles ne ſont ni vrayes ni fauſſes. 307.§. 3. Conſiderées par rapport aux Idées des autres hommes, ou à une exiſtence réelle, ou à des Eſſences réelles, elles peuvent être vrayes ou fauſſes. 307. §. 4, 5.
Raiſon d’un tel rapport. 308. §. 6.
Les Idées ſimples rapportées aux Idées des autres hommes ſont le moins ſujettes à être fauſſes 309. §. 9. Les complexes ſont à cet égard plus ſujettes à être fauſſes, & ſur-tout celles des Modes Mixtes. 309. §. 10, 11.
Les Idées ſimples rapportées à l’exiſtence ſont toutes véritables. 310. §. 14.
Quand bien elles ſeroient différentes en différentes perſonnes. 311. §. 15.
Les Idées complexes des Modes ſont toutes véritables. 312. §. 17. Celles des Subſtances quand fauſſes. 312. §. 18.
Quand c’eſt que les Idées ſont juſtes ou fautives 315. §. 26.
Idées qui nous manquent abſolument. 455. §. 23. D’autres que nous ne pouvons acquérir à cauſe de leur éloignement. 456. §. 24. Ou à cauſe de leur petiteſſe. 457. §. 25.
Les Idées ſimples ont une conformité réelle avec les choſes. 464. §. 4. Et toutes les autres Idées excepté celles des Subſtances. ibid. §. 5.
Les Idées ſimples ne peuvent point s’acquerir par des mots & des définitions. 340 §. 12. Mais ſeulement par expérience. 342. §. 14.

Idées des Modes mixtes, pourquoi les plus complexes. 350. §. 13.
Idées ſpecifiques des Modes mixtes, comment formées au commencement : exemple dans les mots Kinneah & Niouph. 377. §. 44, 45. Celles des Subſtances comment formées, exemple pris du mot Zahab. 378. §. 46.
Les Idées ſimples & les Modes ont toutes des noms abſtraits auſſi bien que concrets. 384. §. 2.
Les Idées des Subſtances ont à peine aucuns noms concrets. ibid. Elles ſont différentes en différentes perſonnes 391. §. 13.
Nos Idées ſont preſque toutes relatives 180. §. 3. Comment de cauſes privatives on peut avoir des Idées poſitives 88. §. 4.
Identique : Les Propoſitions Identiques n’enſeignent rien 503. §. 2.
Identité n’eſt pas une Idée innée. 43. §. 3, 4, 5.
Identité & diverſité. 258.
En quoi conſiſte l’Identité d’une Plante. 260. §. 4.
Celle des Animaux 261. §. 5.
Celle d’un homme. 261. §. 6.
Unité de ſubſtance ne conſtituë pas toûjours la même idée. 262. §. 7. 266. §. 11.
Identité perſonnelle 264. §. 9. Elle dépend de la même Con-ſcience. 265. §. 10.
Une exiſtence continuée fait l’Identité. 277. §. 29.
Identité & diverſité dans les Idées, c’eſt la prémiére perception de l’Eſprit. 428. §. 4.
Ignorance : notre Ignorance ſurpaſſe infiniment notre Connoiſſance. 455. §. 22.
Cauſes de l’Ignorance. ibid. §. 22.
1. Manquer d’Idées. ibid. §. 23.
2. Ne pas découvrir la connexion qui eſt entre les Idées que nous avons. 459. §. 28.
3. Ne pas ſuivre les Idées que nous avons. 461. §. 30.
Imagination. 106. §. 8.
Imbecilles & Fous. 112. §. 12, 13.
Immenſité. 119. §. 4. Comment nous vient cette Idée. 159. §. 3.
Immoralitez de Nations entiéres. 29 §. 9, 10.
Immortalité : elle n’eſt pas attachée à aucune forme extérieure 469. §. 15.
Impénétrabilité. 79. §. 1.
Impoſition d’opinions déraiſonnable. 548, §. 4.
Il eſt Impossible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas ; ce n’eſt pas la prémiére choſe connuë. 21 §. 25.
Impoſſibilité, ce n’eſt pas une idée innée. 43. §. 3.
Impreſſion ſur l’Eſprit, ce que c’eſt. 9. §. 5.
Incompatibilité, juſqu’où peut être connuë. 449. §. 15.
Idées incomplètes. 298. §. 1.
Individuationis Principium, ſon exiſtence. 259. §. 3.
Inſerer, ce que c’eſt. 556. §. 2.
Infini, pourquoi l’Idée de l’infini ne peut être appliquée à d’autres Idées auſſi bien qu’à celles de

la Quantité, puiſqu’elles peuvent être repétées auſſi ſouvent. 160. §. 6.
Il faut diſtinguer entre l’idée de l’Infinité de l’Eſpace ou du Nombre, & celle d’un Eſpace ou d’un Nombre infini. 161. §. 7.
Notre Idée de l’Infini eſt fort obſcure. 162. §. 8.
Le Nombre nous fournit les Idées les plus claires que nous puiſſions avoir de l’Infini. 163. §. 9.
Notre Idée de l’Infini eſt une Idée qui groſſit toûjours. 164. §. 12.
Elle eſt en partie poſitive, en partie comparative & en partie négative. 165. §. 15.
Pourquoi certaines gens croyent avoir une idée d’une Durée infinie, & non d’un Eſpace infini. 168. §. 20.
Pourquoi les Diſputes ſur l’Infini ſont ordinairement embarraſſées 169. §. 21. 293 §. 15.
Notre Idée de l’Infinité a ſon origine dans la Senſation & dans la Réflexion. 170. §. 22.
Nous n’avons point d’idée poſitive de l’infini. 164. §. 13. 294. §. 16.
Infinité, pourquoi plus communément attribuée à la Durée qu’à l’Expanſion. 144. §. 4.
Comment nous l’appliquons à Dieu. 158. §. 1.
Comment nous acquerons cette idée. ibid.
L’infinité du Nombre, de la Durée & de l’Eſpace conſiderée en différentes maniéres. 163. §. 10, 11.
Veritez Innées doivent être les prémiéres connuës. 22. §. 26.
Principes innez ſont inutiles ſi les hommes peuvent les ignorer ou les révoquer en doute. 32. §. 13.
Principes innez, que propoſe Mylord Herbert, examinez. 35. §. 15, &c.
Règles de Morale innées ſont inutiles, ſi elles peuvent être effacées ou altérées. 38. §. 20.
Propoſitions innées doivent être diſtinguées des autres par leur clarté & par leur utilité 55. §. 21.
La Doctrine des Principes innez eſt d’une dangereuſe conſéquence 58. §. 24.
Inquiétude détermine ſeule la volonté à une nouvelle action. 191. §. 29. 193. §. 31. 194. §. 33.
Pourquoi elle détermine la Volonté. 196. §. 36, 37.
Cauſes de cette Inquiétude. 209. §. 57, &c.
Inſtant, ce que c’eſt. 136. §. 10.
Intuitif : Connoiſſance intuitive. 432. §. 1.
N’admet aucun doute. 433. §. 4.
Conſtituë notre plus grande certitude. 569. §. 1.
Joye. 177. §. 7.
Jugement, en quoi il conſiſte principalement. 109. §. 2. 530. §. 16.
Faux Jugemens des hommes par rapport au bien & au mal 211. §. 60.
Jugement droit. 543. §. 4.
Une cauſe des faux Jugemens des hommes. 547. §. 3.
L.

LAngages, pourquoi ils changent. 226. §. 7. En quoi conſiſte le Langage. 312. §. 1, 2, 3.
Son uſage. 347. §. 7. Double uſage. 385. §. 1.
Ses Imperfections. 385. §. 1.
L’utilité du Langage detruite par la ſubtilité des Diſputes. 402. §. 10, 11.
En quoi conſiſte la fin du Langage. 409. §. 325. §. 2.
Il n’eſt pas aiſé de remedier à ſes défauts. 413. §. 2.
Il ſeroit néceſſaire de le faire pour philoſopher. ibid. §. 3, 4, 5, 6.
N’employer aucun mot ſans y attacher une idée claire & diſtincte eſt un des remedes aux imperfections du Langage. 416. §. 8, 9.
Se ſervir des mots dans leur uſage propre, autre remede 417. § 11.
Faire connoître le ſens que nous donnons à nos paroles, autre remede. 418. §. 12.
On peut faire connoître le ſens des mots à l’égard des Idées ſimples en montrant ces Idées. 418. §. 13. Dans les Modes mixtes en définiſſant les mots. 419. §. 15. Et dans les Subſtances en montrant les choſes & en définiſſant les noms qu’on leur donne 411. §. 19, 21.
Langage propre. 327. §. 8.
Langage intelligible. ibid.
Liberté, ce que c’eſt. 181. §. 8, 9, 10, 11, 12.
Elle n’appartient pas à la Volonté. 185. §. 14.
La Liberté n’eſt pas contrainte lorſqu’elle eſt déterminée par le reſultat de nos propres déliberations. 203. §. 47, 48, 49, 50.
Elle eſt fondée ſur un pouvoir de ſuſpendre nos deſirs particuliers. ibid. §. 47, 51, 52.
La Liberté n’appartient qu’aux Agents. 187. §. 19.
En quoi elle conſiſte. 191. §. 27.
Libre, juſqu’où un homme eſt libre. 188. §. 21.
L’Homme n’eſt pas libre de vouloir ou de ne pas vouloir. 189. §. 22, 23, 24.
Libre arbitre, la Liberté n’appartient pas à la Volonté. 185. §. 14.
En quoi conſiſte ce qu’on nomme Libre Arbitre. 203. §. 47.
Lieu 121. §. 7, 8.
Uſage du Lieu. 127. §. 9.
Ce n’eſt qu’une poſition relative. 122. §. 10.
On le prend quelquefois pour l’Eſpace que remplit un Corps. ibid.
Le Lieu pris en deux ſens 148, 149. §. 6, 7.
Logique a introduit l’obſcurité dans le Langage. 400. §. 6. Et a arrêté le progrès de la Connoiſſance. ibid. §. 7, &c.
Loi de la Nature généralement reconnue. 27. §. 6.
Il y a une telle Loi, quoi qu’elle ne ſoit pas innée 33. §. 13.

Ce qui la fait valoir. 280. §. 6.
Lumiére: Définition abſurde de la Lumière. 339. §. 10.
M.

MAl, ce que c’eſt. 200. §. 42.
Martin (Abbé de S.) 366. §. 26.
Mathématiques, quelle en eſt la Methode. 534. §. 7.
Comment elles ſe perfectionnent. 539. §. 15.
Matiére incomprehenſible dans ſa coheſion & dans ſa diviſibilité. 241. §. 23. &c.
Ce que c’eſt que la Matiére. 404. §. 15.
Si elle penſe, c’eſt ce qu’on ne ſait pas. 440. §. 6. Qu’on ne ſauroit prouver que Dieu ne puiſſe donner à la Matiére la faculté de penſer. 440. §. 6.
La Matiere ne ſauroit produire du mouvement, ni aucune autre choſe. 515. §. 10.
La Matiére & le Mouvement ne ſauroient produire la penſée. ib.
La Matiére n’eſt pas éternelle. 520. §. 18.
Maximes. 487. §. 1, &c.
Ne ſont pas ſeules évidentes par elles-mêmes. 488. §. 3.
Ce ne ſont pas les Véritez les prémiéres connuës. 491. §. 9.
Ni le fondement de notre Connoiſſance. 492. §. 10.
Comment formées. 531. §. 3.

En quoi conſiſte leur évidence 492. §. 10. 569. §. 14.
Pourquoi les plus générales Propoſitions évidentes par elles-mêmes paſſent pour des Maximes. 493. §. 11.
Elles ne ſervent ordinairement de preuve que dans les rencontres où l’on n’a aucun beſoin de preuve. 500. §. 15.
Les Maximes ſont de peu d’uſage lorſque les termes ſont clairs. 501. §. 16, 19. Et d’un uſage dangereux lorſque les termes ſont équivoques.

499. §. 12 — 20.
Quand les Maximes commencent d’être connuës. 11. §. 9, 12, 13. p. 13. §. 14. p. 14. §. 16.
Comment elles ſe font recevoir. 18. §. 21, 22.
Elles ſont faites ſur des Obſervations particulières. 18. §. 21.
Elles ne ſont pas dans l’Entendement avant que d’être actuellement connuës. 18. §. 21.
Ni les termes ni les idées qui les compoſent ne ſont innées. 19. §. 23.
Elles ſont moins connuës aux Enfans & aux gens ſans lettres. 22. §. 27.
Ce qui nous paroit meilleur n’eſt pas une Règle pour les actions de Dieu. 48. §. 12.
Mémoire. 103. §. 2.

L’Attention, la Repetition, le Plaiſir, & la Douleur mettent des Idées dans la mémoire. 104. §. 3.
Différence qu’il y a dans la durée des Idées gravées dans la Memoire. 104 §. 4, 5.
Dans le reſſouvenir l’Eſprit eſt quelquefois actif, & quelquefois paſſif. 106. §. 7.
Néceſſité de la Mémoire. 106. §. 8. ſes défauts, ib. §. 8, 9.
Mémoire dans les Bêtes. 107. §. 10.
Menagiana cité. 366. §. 26.
Metaphyſique & Théologie de l’Ecole, ſont pleines de Propoſitions qui n’inſtruiſent de rien. 509. §. 9.
Methode qu’on employe dans les Mathematiques. 534. §. 7.
Minutes, heures, jours, ne ſont pas néceſſaires à la durée. 142. §. 23.
Miracles, ſur quel fondement on donne ſon conſentement aux Miracles. 554. §. 13.
Miſere, ce que c’eſt. 200. §. 42.
Modes : Modes mixtes. 224. §. 1.
Ils ſont formez par l’Eſprit. 224. §. 2.
On en acquiert quelquefois les idées par l’explication de leurs noms. 225. §. 3.
D’où c’eſt qu’un Mode Mixte tire ſon unité. 225. §. 4.
Occaſion des Modes mixtes. 225. §. 5.
Modes mixtes, leurs idées comment acquiſes. 227. §. 9.
Modes ſimples & complexes. 117. §. 4. & 5.
Modes ſimples. 119. §. 1.
Modes du Mouvement. 170. §. 2.
Moral: ce que c’eſt que le Bien & le Mal Moral. 279. §. 5.
Trois Règles par où les hommes jugent de la Rectitude Morale. 280. §. 6.
Etres moraux comment fondez ſur des Idées ſimples de Senſation ou de Reflexion. 283. §. 14, 15.
Règles Morales ne ſont pas évidentes par elles-mêmes. 26. §. 4.
Diverſité d’opinions ſur les Règles de Morale, d’où vient. 27. §. 5, 6.
Règles Morales, ſi elles ſont innées, ne peuvent être violées avec l’approbation publique. 30. §. 11, 12, 13.
Morale : La Morale eſt capable de Démonſtration. 419. §. 16.
La Morale eſt la véritable étude des hommes. 536. §. 11.
Ce qu’il y a de moral dans les Actions conſiſte dans leur conformite à une certaine Règle. 284. §. 15.
Fautes qu’on commet dans la Morale doivent être rapportées aux mots. 285. §. 16.
Si les diſcours de Morale ne ſont pas clairs, c’eſt la faute de celui qui parle. 420. §. 17.

Ce qui empêche qu’on ne traite la Morale par des argumens démonſtratifs. 1. Le défaut de ſignes. 2. Leur trop grande compoſition. 452. §. 19. 3. L’Intérêt. 454. §. 20.
Dans la Morale le changement des noms ne change pas la nature des choſes. 466. §. 9, 11.
Il eſt bien difficile d’allier la Morale avec la néceſſité d’agir en Machine. 34. §. 14.
Malgré les faux Jugemens des hommes la Morale doit prévaloir. 218. §. 70.
Mots, le mauvais uſage des Mots eſt un grand obſtacle à la Connoiſſance. 461. §. 30.
Abus des mots 397.
Des Sectes introduiſent des mots ſans leur attacher aucune ſignification. 398. §. 2.
Les Ecoles ont fabriqué quantité de mots qui ne ſignifient rien. ibid. Et en ont obſcurci d’autres. 400. §. 6.
Qui ſont ſouvent employez ſans aucune ſignification. 398. §. 3.
Inconſtance dans l’uſage des mots eſt un abus des mots. 399. §. 5.
L’obſcurité, autre abus des mots. 400. §. 6.
Prendre les mots pour des choſes, autre abus. 403. §. 14.
Qui ſont les plus ſujets à cet abus des Mots. ib.
Cet abus des Mots eſt une cauſe de l’obſtination dans l’Erreur. 405. §. 16.
Faire ſignifier aux mots des Eſſences réelles que nous ne connoiſſons pas, eſt un abus des mots. ibid. §. 17. 18.
Suppoſer qu’ils ont une ſignification certaine & évidente, autre abus. 408. §. 22.
L’Uſage des Mots eſt, 1. de faire connoître nos Idées aux autres ; 2. promptement ; 3. & de donner par-là la connoiſſance des choſes. 409. §. 23.
Quand c’eſt que les Mots manquent à remplir ces trois fins. ibid. &c. Comment à l’égard des Subſtances. 411. §. 32. Comment à l’égard des Modes & des Relations. 411. §. 33.
L’abus des mots cauſe de grandes erreurs. 414. §. 4.
Comme l’Opiniâtreté. ibid. §. 5. Les Diſputes 415. §. 6.
Les Mots ſignifient autre choſe dans les Recherches, & autre choſe dans les Diſputes. 415. §. 7.
Le ſens des Mots eſt donné à connoître dans les Idées ſimples en montrant. 419. §. 14. Dans les Modes mixtes en définiſſant. ib. §5. 15. Et dans les Subſtances en montrant & en définiſſant. 421 §. 19, 21, 22.
Conſéquence dangereuſe d’apprendre prémiérement les mots & enſuite leur ſignification. 423. §. 24.
Il n’y a aucun ſujet de honte à demander aux hommes le ſens de leurs mots lorſqu’ils ſont douteux. 424. §. 25.

Il faut employer conſtamment les mots dans le même ſens. 426. §. 26.
Ou du moins les expliquer lorſque la diſpute ne les détermine pas. ib. §. 27.
Comment les mots ſont faits généraux. 323. §. 3.
Mots qui ſignifient des choſes qui ne tombent pas ſous les ſens, dérivez de noms d’idées ſenſibles. 323. §. 5.
Les Mots n’ont point de ſignification naturelle. 324 §. 1.
Mais par impoſition. 327. §. 8.
Ils ſignifient immédiatement les idées de celui qui parle. 324. §. 1, 2, 3. Cependant avec un double rapport, 1. aux Idées qui ſont dans l’Eſprit de celui qui écoute : 2. à la réalité des choſes. 326. §. 4, 5.
Les Mots ſont propres par l’accoûtumance à exciter des Idées. 426. §. 6.
On les employe ſouvent ſans ſignification. 327. §. 7.
La plûpart des mots ſont généraux. 328. §. 1.
Pourquoi certains Mots d’une Langue ne peuvent point être traduits en ceux d’une autre. 347. §. 8.
Pourquoi je me ſuis ſi fort étendu ſur les Mots. 352. §. 16.
Il faut être fort circonſpect à employer de nouveaux mots ou dans des ſignifications nouvelles. 380. §. 51.
Uſage civil des Mots. 385. §. 3. Uſage Philoſophique. ib. Sont fort différens. 392. §. 15.
Les Mots manquent leur but quand ils n’excitent pas dans l’Eſprit de celui qui écoute, la même idée que dans l’Eſprit de celui qui parle. 386. §. 4.
Quels mots ſont les plus douteux, & pourquoi. 386. §. 5. &c.
Les Mots ont été formez pour l’uſage de la vie commune. 278. §. 2.
Mots qu’on ne peut traduire. 226. §. 6.
Mouvement, lent ou fort prompt, pourquoi imperceptible. 135. §. 7.
Mouvement volontaire inexplicable. 522. §. 19.
Définitions abſurdes du Mouvement. 339. §. 8, 9.
N.


NEcessité. 184. §. 13.


Negatif. Termes negatifs. 323. §. 4.
Noms negatifs ſignifient l’abſence d’Idées poſitives. 88 §. 5.
M. Newton. 494. §. 11.
Noms donnez aux Idées. 111. §. 8.
Nom d’idées morales, établis par une Loi, ne doivent pas être changez. 509. §. 10.
Noms de Subſtances, ſignifians des Eſſences réelles ne ſont pas capables de porter la certitude dans l’Entendement. 478. §. 5.

Lorſqu’ils ſignifient des eſſences nominales ils peuvent faire quelques Propoſitions certaines, mais en fort petit nombre. 479 §. 6.
Pourquoi les hommes mettent les noms à la place des Eſſences réelles qu’ils ne connoiſſent pas. 406. §. 19.
Deux fauſſes ſuppoſitions dans cet uſage des noms. 407. §. 21.
Il eſt impoſſible d’avoir un nom particulier pour chaque choſe particulière. 328. §. 2. Et inutile. ib. §. 3.
Quand c’eſt qu’on employe des noms propres. 329. §. 4, 5.
Les noms ſpecifiques ſont attachez à l’Eſſence nominale. 335. §. 16.
Les noms des idées ſimples, des Modes, & des Subſtances ont tous quelque choſe de particulier. 337. §. 1.
Ceux des Idées ſimples & des Subſtances ſe rapportent aux choſes. ibid. §. 2.
Ceux des Idées ſimples & des Modes ſont employez pour déſigner l’eſſence réelle & la nominale. ibid. §. 3.
Noms d’idées ſimples ne peuvent être définis. 338. § 4 Pourquoi. ib. §. 7.
Ils ſont les moins douteux. 342. §. 15.
Ont très-peu de ſubordinations dans ce que les Logiciens appellent Linea pradicamentalis, 343. §. 16.
Les noms des Idées complexes peuvent être définis. § 12.
Les noms des Modes mixtes ſignifient des idées arbitraires. 344. §. 2, 3. 376 §. 44. Ils lient enſemble les parties de leurs Idées complexes. 349. §. 10. Ils ſignifient toûjours l’eſſence réelle. 351. §. 14. Pourquoi appris ordinairement avant que les Idées qu’ils ſignifient ſoient connuës. ib. §. 15.
Noms des Relations compris ſous ceux des Modes mixtes. 352. §. 16.
Les noms généraux des Subſtances ſignifient les ſortes 353. §. 1.
Neceſſaires pour deſigner les Eſpèces. 374. §. 39.
Les noms propres appartiennent uniquement aux Subſtances. 375. § 42.
Noms des Modes conſiderez dans leur prémiére application. 376. §. 44, 45.
Ceux des Subſtances conſiderez de même. 378. §. 46.
Les noms ſpecifiques ſignifient différentes choſes en différens hommes. 379. §. 48.
Ils ſont mis à la place de la choſe qu’on ſuppoſe avoir l’eſſence réelle de l’Eſpèce 379 § 49.
Noms des Modes mixtes ſouvent douteux à cauſe de la grande compoſition des Idées qu’ils ſignifient. 387. §. 6.
Parce qu’ils n’ont point de modelle dans la Nature. ib. §. 7. Parce qu’on apprend le ſon avant la ſignification. 389. §. 9.

Noms des Subſtances douteux, parce qu’ils ſe rapportent à des modelles qu’on ne peut connoître ou du moins que d’une manière imparfaite. 390. §. 11.
Il eſt difficile que ces noms ayent des ſignifications déterminées dans des recherches philoſophiques. 392. §. 15.
Exemple ſur le nom de liqueur. 393. §. 16.
Le nom d’or. 391. §. 13, & 393. §. 17.
Noms d’Idées ſimples pourquoi les moins douteux. 394. §. 18.
Les Idées les moins compoſées ont les noms les moins douteux. 395. §. 19.
Nombre. 154. §. 1.
Modes de Nombres ſont les Idées les plus diſtinctes. ib. §. 3.
Démonſtrations ſur les Nombres ſont les plus déterminées. ib. §. 4.
Le Nombre eſt une meſure générale. 157. §. 8.
Il nous fournit l’idée la plus claire de l’Infinité. ib, & 164. §. 13.
Notions. 224. §. 2.
O.



OBscurité inévitable dans les Anciens Auteurs. 389. §. 10.


Quelle eſt la cauſe de l’obſcurité qui ſe rencontre dans nos Idées. 288. §. 3.
Obſtinez, ceux qui ont le moins examiné les choſes ſont les plus obſtinez. 547. §. 3.
Opinion, ce que c’eſt. 544. §. 3. 598. §. 17.
Comment les Opinions deviennent des Principes. 39. §. 22, 23, 24, 25, 26.
Les Opinions des autres ſont un faux fondement d’aſſentiment. 546. §. 6.
On prend ſouvent des Opinions ſans de bonnes preuves. 547. §. 3.
L’Or eſt fixe, différentes ſignifications de cette Propoſition. 379. §. 50.
L’Eau paſſe à travers l’Or. 80. §. 4.
Organes. Nos Organes ſont proportionnez à notre état dans ce Monde. 235. §. 12, 13.
& Quand, ce que c’eſt. 149. §. 8.
P.


PArticules joignent enſemble les parties du diſcours ou les ſentences entiéres. 381. §. 1.


C’eſt des particules que dépend la beauté du Langage. ib. §. 2.
Comment on en peut connoître l’uſage. ibid. § 3.
Elles expriment certaines actions ou diſpoſitions de l’Eſprit. 382. §. 4.
Mr. Paſcal avoit une excellente mémoire. 107. §. 9.
Paſſion, 229 §. 11.

Comment les Paſſions nous entraînent dans l’Erreur. 595. §. 12.
Elles roulent ſur le Plaiſir & la Douleur. 175. §. 3
Rarement une Paſſion exiſte toute ſeule. 198. §. 39.
Péché, chez différentes perſonnes ſignifie des actions différentes. 37. §. 19.
Penſée. C’eſt une operation & non l’Eſſence de l’Ame. 64. §. 10. 174. §. 4.
Modes de penſer. 173. §. 1, 2. Maniere ordinaire dont les hommes penſent. 473. §. 4. La penſée ſans mémoire eſt inutile. 67. §. 15.
Perception de trois eſpèces. 181. §. 5.
Dans la Perception l’Eſprit eſt pour l’ordinaire paſſif. 97. §. 1.
C’eſt une impreſſion faite ſur l’Eſprit. ibid. §. 2, 3.
Dans le ventre de nos Mères. 98. §. 5.
Différence entre la perception & les Idées innées. ibid. §. 6.
La Perception met de la différence entre les Animaux & les Vegetaux. 101. §. 11.
Les différens dégrez de la Perception montrent la ſageſſe & la bonté de celui qui nous a faits. ibid. §. 12.
La Perception appartient à tous les Animaux. 102. §. 14.
C’eſt la prémiére entrée à la connoiſſance. ibid. §. 15.
Perroquet qui parleroit raiſonnablement, s’il paſſeroit dès-là pour homme, & s’il en porteroit le nom. 161. §. 8.
Perſonne, ce que c’eſt. 264. §. 9. Terme du barreau. 275 §. 26.
La même con-ſcience ſeule fait la même perſonalité. 267. §. 13. 273 §. 23.
La même Ame ſans la même con-ſcience ne fait pas la même perſonalité. 269 §. 15.
La Recompenſe & la Punition ſuivent l’identité perſonnelle. 271. §. 18.
Phyſique. La Phyſique n’eſt pas capable d’être une Science. 458. §. 16. 536. §. 10, Elle eſt pourtant fort utile. 537. §. 12. comment elle peut être perfectionnée. ibid. ce qui en a empêché les progrès. ibid.
Plaiſir & douleur. 175. §. 1. 178. §. 15, 16.
Se joignent à la plûpart de nos Idées 84 § 2.
Pourquoi ils ſont attachez à differentes actions. ibid §. 3.
Preuves. 433. § 3.
Principes pratiques ne ſont pas innez. 24. §. 1. ni reçus avec un conſentement univerſel. 25. §. 2. Ils tendent à l’action. ibid §. 3. Tout le monde ne convient pas ſur leur ſujet. 34. §. 14. Ils ſont différens. 39. §. 21.
Principes, ne doivent pas être reçus ſans un ſevére examen. 532. § 4. 593. §. 8.
Mauvaiſes conſequences des faux Principes ibid. §. 9, 10.
Nul Principe n’eſt inné. 7. §. 1. Ni reçu avec un conſentement univerſel. 8. §. 2. 3. &c.
Comment on acquiert ordinairement les Principes. 39. §. 22. &c.
Ils doivent être examinez. 41. §. 27.
Ils ne ſont pas innez, ſi les Idées dont ils ſont compoſez, ne ſont pas innées. 42. §. 1.
Termes privatifs. 323. §. 4.
Probabilité, ce que c’eſt. 543. §. 1, 3.
Les fondemens de la Probabilité. 545. §. 4.
Sur des matiéres de fait. 548. §. 6.
Comment nous devons juger dans des Probabilitez. 545. §. 5.
Difficultez dans les Probabilitez. 551. §. 9.
Fondemens de Probabilité dans la ſpeculation. 553. §. 12.
Fauſſes règles de Probabilité. 592. §. 7.
Comment des Eſprits prévenus évitent de ſe rendre à la Probabilité. 596 §. 13.
Propriétez des Eſſences ſpecifiques ne ſont pas connuës. 362. §. 19.
Les Propriétez des choſes ſont en fort grand nombre. 309 §. 10. 314. §. 24.
Propoſitions identiques, n’enſeignent rien. 504. §. 2.
Ni les génériques. 506. § 4, 510. §.13.
Les Propoſitions où une partie de la Définition eſt affirmée du ſujet, n’apprennent rien. 506. §. 5, 6. Sinon la ſignification de ce mot. 508. §. 7.
Les Propoſitions générales qui regardent les ſubſtances ſont en général ou frivoles ou incertaines. ibid. §. 9. Propoſitions purement verbales comment peuvent être connuës. 510. §. 12.
Termes abſtraits affirmez l’un de l’autre ne produiſent que des Propoſitions verbales. ibid. Comme auſſi lors qu’une partie d’une Idée complexe eſt affirmée du tout. 510. §. 13.
Il y a plus de Propoſitions purement verbales qu’on ne croit. ibid.
Les Propoſitions univerſelles n’appartiennent pas à l’exiſtence. 512. §.1.
Quelles Propoſitions appartiennent à l’exiſtence. ibid.
Certaines Propoſitions concernant l’exiſtence ſont particulières, & d’autres qui appartiennent à des Idées abſtraites, peuvent être générales. 529. §. 13.
Propoſitions mentales. 473. §. 3. & 5.
Verbales. ibid.
Il eſt difficile de traiter des Propoſitions mentales. 473. §. 3, 4
Puiſſance, comment nous venons à en acquerir l’idée. 179. §. 1.
Puiſſance active & paſſive. ibid. §. 2.
Nulle puiſſance paſſive en Dieu, nulle puiſſance active dans la Matiére ; active & paſſive dans les Eſprits. ibid.
Notre plus claire Idée de Puiſſance active nous vient par Reflexion. 180. §. 4.

Les Puiſſances n’operent pas ſur des Puiſſances. 187. §. 18.
Elles conſtituent une grande partie des idées des Subſtances. 233. §. 7.
Pourquoi. 234. §. 8.
Puiſſance eſt une idée qui vient par Senſation & pas Reflexion. 86. §. 8.
Punition, ce que c’eſt. 279. §. 5.
La Punition & la Recompenſe ſont attachées à la Con-ſcience. 271. §. 18. 275. §. 26.
Un homme yvre qui n’a aucun ſentiment de ce qu’il fait, pourquoi puni. 273. §. 22.


Q.



Qualité : ſecondes Qualitez, leur connexion ou leur incompatibilité inconnuë. 447. §. 11.

Qualitez des Subſtances peuvent à peine être connuës que par experience. 448. §. 14. 16.
Celles des Subſtances ſpirituelles moins que celles des Subſtances corporelles. 451. §. 17.
Les ſecondes Qualitez n’ont aucune liaiſon concevable entre les prémiéres Qualitez qui les produiſent. 447. §.11, 13 & 28.
Les Qualitez des Subſtances dépendent de cauſes éloignées. 482. §. 11. Elles ne peuvent être connuës par des Deſcriptions. 422. § 21.
Les ſecondes Qualitez juſqu’où capables de démonſtration. 436. §. 11, 12, 13. Ce que c’eſt. 89. § 8. 343. §. 16.
Comment on dit qu’elles ſont dans les Choſes. 298, §. 2.
Les ſecondes Qualitez ſeroient autres qu’elles ne paroiſſent ſi l’on pouvoit découvrir les petites parties des Corps. 235. §. 11.
Prémiéres Qualitez 89. §. 9. Comment elles produiſent des Idées en nous. 90. §. 12.
Secondes Qualitez. 90, 91. §. 13, 14, 15.
Les Prémiéres Qualitez reſſemblent à nos Idées, & non les ſecondes. 91. §. 15, 16. &c.
Trois ſortes de Qualitez dans les Corps 95. §. 23. & 97. §. 26.
Les ſecondes Qualitez ſont de ſimples puiſſances. 95 §. 23, 24, 25.
Elles n’ont aucune liaiſon viſible avec les prémiéres Qualitez. 96. §.2.5.


R.



Raison, différentes ſignifications de ce mot. 555. §. 1.


Ce que c’eſt que la Raiſon. 556. § 2.
Elle a quatre parties. 557. §. 3
Où c’eſt que la Raiſon nous manque. 567. §.9.
Elle eſt néceſſaire par-tout hormis dans l’intuition. 569. § 14.
Ce que c’eſt que ſelon la Raiſon, contraire à la

Raiſon, & au deſſus de la Raiſon. 572. §. 32
Conſiderée en oppoſition à la Foi, ce que c’eſt. 573. §. 2.
Elle doit avoir lieu dans les matiéres de Religion. 580. §.11.
Elle ne nous ſert de rien pour nous faire connoître des véritez innées. 11. §. 9.
L’acquiſition des Idées générales, des termes généraux, & la Raiſon croiſſent ordinairement enſemble. 14. §. 15
Recompenſe, ce que c’eſt. 279. §. 5.
Réel. idées réelles. 296.
Reflexion. 61. §. 4.
Relatif 250. §. 1.
Quelques termes Relatifs pris pour des dénominations externes. 251. §. 2. Quelques-uns pour des termes abſolus. 252. §. 3.
Comment on peut les connoître. 254. § 10.
Pluſieurs Mots quoi qu’abſolus en apparence ſont relatifs. 257. §. 6.
Relation 118. § 7. 250. § 1.
Relation proportionnelle. 277. §. 1.
Naturelle. ibid. §. 2.
D’inſtitution 278. §. 3. Morale. 279. §. 4.
Il y a quantité de Relations. 285. §. 17.
Elles ſe terminent à des Idées ſimples. ibid. §. 18.
Notre Idée de la Relation eſt claire. 286. 19.
Noms de Relation. douteux. ibid. §. 19.
Les Relations qui n’ont pas de termes correlatifs ne ſont pas ſi communément obſervées. 251. § 2.
La Relation eſt différente des choſes qui en ſont le ſujet. 252. §. 4.
Les Relations changent ſans qu’il arrive aucun changement dans le ſujet. ibid. §. 5.
La Relation eſt toûjours entre deux choſes. ibid. §. 6.
Toutes choſes ſont capables de Relation. 253 § 7.
L’Idée de la Relation ſouvent plus claire que celle des choſes qui en ſont le ſujet. ibid. §. 8.
Les Relations ſe terminent toutes à des Idées ſimples venuës par Senſation ou par Reflexion. 254. §. 9.
Religion. Tous les hommes ont du temps pour s’en informer. 590. § 3.
Les Préceptes de la Religion Naturelle ſont évidens 397. § 23.
Reminiſcence. 53. § 20. & 106 §. 7. Ce que c’eſt. 173 §. 1.
Reputation : elle a beaucoup de pouvoir dans la vie ordinaire 282. §. 12.
Revelation : fondement d’aſſentiment qu’on ne peut mettre en queſtion. 555. §. 14.
La Revelation Traditionale ne peut introduire dans l’Eſprit aucune nouvelle Idée. 574 § 3. Elle n’eſt pas ſi certaine que notre Raiſon ou nos Sens. 575 §. 4.
Dans des matiéres de raiſonnement nous n’avons

pas beſoin de Revelation. 576. §. 5.
La Revelation ne doit pas prévaloir ſur ce que nous connoiſſons clairement. 576. §. 5. 579. §. 10.
Elle doit prévaloir ſur les Probabilitez de la Raiſon. 578. §. 8, 9
Rhetorique, c’eſt l’Art de tromper les hommes. 412. §. 34.
Rien : c’eſt une demonſtration que Rien ne peut produire aucune choſe. 513. §. 3.
S.


SAble, blanc à l’œuil, pellucide dans un Microſcope. 235. §. 11.

Sagacité, ce que c’eſt. 556. §. 2.
Sang, comment il paroît dans un Microſcope. 235. §. 11.
Savoir ; mauvais état du Savoir dans ces derniers ſiécles 400. §. 7. &c.
Le Savoir des Ecoles conſiſte principalement dans l’abus des termes. 400. §. 8. &c.
Un tel Savoir eſt d’une dangereuſe conſéquence. 402. §. 12.
Sceptique, perſonne n’eſt aſſez ſceptique pour douter de ſa propre exiſtence. 512. §. 2.
Science : diviſion des Sciences par rapport aux choſes de la Nature, à nos Actions, & aux lignes dont nous nous ſervons pour nous entre-communiquer nos penſées. 600. §. 1. &c.
Il n’y a point de Science des Corps naturels. 459. §. 29.
Sens, pourquoi nous ne pouvons concevoir d’autres Qualitez que celles qui ſont les objets de nos Sens. 76. §. 3.
Les Sens apprennent à diſcerner les Objets par l’exercice. 422. §. 21.
Ils ne peuvent être affectez que par contact, 436. §. 11.
Des Sens plus vifs ne nous ſeroient pas avantageux. 236. §. 12.
Les Organes de nos Sens proportionnez à notre Etat. 235. §. 12.
Senſation 61. § 3. Peut être diſtinguée des autres perceptions. 437. §. 14.
Expliquée. 90. §. 12, 13, 14, 15, 16, &c.
Ce que c’eſt. 173. §. 1.
Connoiſſance ſenſible auſſi certaine qu’il le faut. 526. §. 8.
Ne va pas au delà de l’acte préſent. 527. §. 9.
Idées ſimples. 75 §. 1.
Ne ſont pas formées par l’Eſprit. ibid. §. 2.
Sont les materiaux de toutes nos Connoiſſances. 87. §. 10.
Sont toutes poſitives. ibid. §. 1.
Fort différentes de leurs Cauſes. ibid. §. 2, 3.
Solidité : 79. §. 1. Inſeparable du Corps ibid §. 1.
Par elle le Corps remplit l’Eſpace. ibid. §. 2. on en acquiert l’idée par l’attouchement. ibid.



Comment diſtinguée de l’Eſpace. 80. §. 3. Et de la dureté. ibid. §. 4.
Soi, ce qui le conſtituë. 270. §. 17. 271. §. 20. & 272 § 23, 24, 25.
Son, ſes Modes. 171. §. 3.
Stupidité. 106 §. 8.
Subſtance. 230. 5. 1.
Nous n’en avons aucune idée. 52. §. 18.
Elle ne peut guere être connuë. 447. §. 11. &c.
Notre certitude touchant les ſubſtances ne s’étend pas fort loin. 479. §. 7. 486 §. 15.
Dans les Subſtances nous devons rectifier la ſignification de leurs noms par les choſes plûtôt que par des définitions. 423. §. 24.
Leurs idées ſont ſingulieres ou collectives. 118. §. 6.
Nous n’avons point d’idée diſtincte de la Subſtance. 125 §. 18.19.
Nous n’avons aucune idée d’une pure Subſtance. 230. §. 2.
Quelles ſont nos Idées des differentes ſortes de Subſtances. 231. §. 3, 4, 6.
Ce qui eſt à obſerver dans nos Idées des Subſtances. 248 §. 37.
Idées collectives des Subſtances. 249. ſont des Idées ſinguliéres. ibid. §. 2.
Trois ſortes de Subſtances. 259. §. 2.
Les Idées des Subſtances ont un double rapport dans l’Eſprit. 301. §. 6.
Les propriétez des Subſtances ſont en fort grand nombre, & ne ſauroient être toutes connuës. 304. §. 9. 10.
La plus parfaite idée des Subſtances. 233. §. 7.
Trois ſortes d’Idées conſtituent notre Idée complexe des Subſtances. 234. § 9.
Subtilité, ce que c’eſt. 400. §. 8.
Succeſſion, Idée qui nous vient principalement par la ſuite de nos idées. 86. §. 9. 135. §. 6.
Et cette ſuite d’Idées en eſt la meſure. 137. §. 12.
Syllogiſme, n’eſt d’aucun ſecours pour raiſonner. 557. §. 4
Son uſage. ibid.
Inconveniens qu’il produit. ibid.
Il n’eſt d’aucun uſage dans les Probabilitez. 565. §. 5.
N’aide point à faire de nouvelles découvertes. ibid. § 6.
Ou à avancer nos Connoiſſances. 566. §. 7.
On peut faire des ſyllogiſmes ſur des choſes particuliéres. ibid §. 8.
T.


TEmoignage, Comment ſes forces viennent à s’affoiblir. 551. §. 10.

Temple (le Chevalier) conte qu’il fait d’un Perroquet. 262. §. 8.
Temps, ce que c’eſt. 138. §. 17.

Il n’eſt pas la meſure du Mouvement. 141. §. 22.
Le Temps & le Lieu ſont des portions diſtinctes de la Durée & de l’Expanſion infinies. 148. §. 5, 6.
Deux ſortes de temps. ibid. §. 6, 7.
Les dénominations priſes du temps ſont relatives. 256. §. 3.
Tolerance néceſſaire dans l’état où eſt notre Connoiſſance. 548. §. 4.
Le Tout eſt plus grand que ſes parties, uſage de cet Axiome. 498. §. 11.
Tout & Partie ne ſont pas des Idées innées. 44. §. 6.
Tradition, la plus ancienne eſt la moins croyable. 551. §. 10.
Tristesse, ce que c’eſt. 177. §. 8.


V.



VArieté dans les pourſuites des hommes, d’où vient. 207. §. 54.

Vérité, ce que c’eſt 472. §. 2. 5. 9. Vérité de penſée. 473. §. 3, 6. De paroles. ibid. §. 3. 6. Vérité verbale & réelle. 475. §. 8, 9. Morale & Metaphyſique. 476. §. 11. Générale rarement compriſe qu’entant qu’elle eſt exprimée par des paroles. 477. §. 2. En quoi elle conſiſte. 313. §. 19.
Vertu, ce que c’eſt réellement. 36. §. 18.
Ce que c’eſt dans l’application commune de ce mot. 281. §. 10, 11.



La Vertu eſt préferable au vice, ſuppoſé ſeulement une ſimple poſſibilité d’un État à venir. 218. §. 70.
Vice, il conſiſte dans de fauſſes meſures du Bien. 598. §. 16.
Viſible, le moins viſible. 152. §. 9.
Unité : idée qui vient par Senſation & par Reflexion. 86. §. 7.
Suggerée pour chaque choſe. 154. §. 1.
Univerſalité n’eſt que dans les ſignes. 332. §. 11.
Univerſaux, comment faits. 112. §. 9.
Volition, ce que c’eſt. 181 § 5. & 185. §. 15.
Mieux connuë par reflexion que par des mots. 192. §. 30.
Volontaire, ce que c’eſt. 181. §. 5. 183. §. 11. & 191. §. 28.
Volonté, Ce que c’eſt. 181. §. 5. 185. §. 15. 191. §. 29. ce qui détermine la Volonté. 191. §. 29.
Elle eſt ſouvent confonduë avec le Deſir. 192. §. 30.
Elle n’influë que ſur nos propres actions. ibid.
C’eſt à elles qu’elle ſe termine. 199. §. 40.
La Volonté eſt déterminée par la plus grande inquiétude préſente, & capable d’être éloignée. 199. §. 40.
La Volonté eſt la Puiſſance de vouloir. 83. §. 2.
Vuide : il eſt poſſible. 127. §. 21.
Le Mouvement prouve le Vuide. 128. §. 22.
Nous avons une idée de Vuide. 80. §. 3. & 81. §. 5.
FIN.


Corrections & fautes d’impression.


Quoique j’euſſe revu avec beaucoup, de ſoin la Copie ſur laquelle a été faite cette Troiſieme Edition, où j’ai en effet reformé pluſieurs paſſages concernant les choſes, & ſur tout le ſtile, vous trouverez ici des corrections importantes, outre les fautes d’impreſſion qui ſont en très-petit nombre, vu la groſſeur du Volume.



PAg. 9, lign. penult. qui puſſent liſ. qui puiſſent.

Pag. 25. lig. 6. ſont liſ. ſoient.
Pag. 86. §. 8 l. 5. font liſ. ſont.
Pag. 88. §. 5. l. 8 de rayons. liſ. des rayons.
P. 105. l. 21. mois liſ. mais.
P. 111. dans la note col. I. l. dern. ne ſe ſoit. l. ſe ſoit.
P. 125. Not. col. II. l. 23 n’avons. liſ. avons.
P. 132. l. 40 perſonnes qui font des reflexions ſur leurs propres penſées, ayent liſ. perſonnes ſenſées & judicieuſes ayent.
P. 208. §. 55. l. antep. qu’ils l. qu’elles. §. 56. l. I, donnerons l. donneront.
P. 407. §. 20. 1. 15. d’un l. d’une.
P. 408 §. 22. l. 19. Notions que tout le monde leur attache d’un commun accord. l. Notions reçues d’un commun conſentement.
P. 414. §. 4. l. 5. Combien y a-t-il de gens. l. Combien n’y a-t il pas de gens.
P. 416. 1. 14. ces l. ſes.
P. 421. l. 3, 4. connoître certainement la plupart de ces mots. l. ſavoir certainement la ſignification de la plupart de ces mots.
P. 430. §. 9. l. 22. faire d’illuſion. l. faire illuſion.
P. 447. §. 9. l. 5. n’étant l. ne ſont.
P. 464. l. 17. à. l. a.
P. 473. 474. Combien de gens &c. l. Et parmi ceux qui parlent le plus de Religion & de Conſcience, d’Egliſe & de Foi, de Puiſſance & de Droit, d’obſtructions & d’humeurs, de melancholie & de bile, combien n’y en a-t-il pas dont les penſées &c.
P. 492. §. 10. l. 27. ſont l. font.
P. 503. l. dern. de ceci, c’eſt Que. l. de ceci, Que.
P. 512. l. 11. à la fin, l. pour la fin.
P. 524. §. 4. l. 8. aucune autre. l. quelque autre
P. 525. l. 2. placé. l. placées.
P. 547. §. 2.. l. 1. hommes ne peuvent, l. hommes peuvent.
P. 550. l. 18. parſonne. 1. perſonne.



Achevé d’imprimer le 30. Novembre 1734.
  1. Rien ne prouve mieux le raiſonnement de Mr. Locke ſur ces ſortes d’Idées qu’il nomme Modes mixtes que l’impoſſibilité qu’il y a de traduire en François ce mot de stabbing, dont l’uſage eſt fondé ſur une Loi d’Angleterre, par laquelle celui qui tuë un homme en le frappant d’eſtoc eſt condamné à la mort ſans eſpérance de pardon, au lieu que ceux qui tuent en frappant du tranchant de l’épée, peuvent obtenir grace. La Loi ayant conſideré differemment ces deux actions, on a été obligé de faire de cet acte de tuer en frappant d’eſtoc une Eſpèce particulière, & de la déſigner par ce mot de Stabbing. Le terme François qui en approche le plus, eſt celui de poignarder, mais il n’exprime pas préciſément la même idée. Car poignarder ſignifie ſeulement bleſſer, tuer avec un poignard, ſorte d’Arme pour frapper de la pointe, plus courte qu’une épée : au lieu que le mot Anglois Stab ſignifie, tuer en frappant de la pointe d’une Arme propre à cela. De ſorte que la ſeule choſe qui conſtituë cette Eſpèce d’action, c’eſt de tuer de la pointe d’une Arme, courte ou longue, il n’importe ; ce qu’on ne peut exprimer en François par un ſeul mot, ſi je ne me trompe.
  2. Sans aller plus loin, cette Traduction en eſt une preuve, comme on peut le voir par quelque Remarque que j’ai été obligé de faire pour en avertir le Lecteur.
  3. Où on la nomme Stabbing. Voyez ci-deſſus pag. 346. ce qui a été dit ſur ce mot-là.
  4. On dit, la Notion de la Juſtice, de la Temperance ; mais on ne dit point, la Notion d’un Cheval, d’une pierre, &c.
  5. C’eſt ainſi que l’entendent les Carteſiens. La Choſe que nous concevons étenduë en longueur, largeur & profondeur, eſt ce que nous nommons un Corps, dit Rouhault dans ſa Phyſique, Ch. II. Part. I. Lors donc que les Carteſiens ſoûtiennent que l’Etenduë eſt l’eſſence du Corps, ils ne prétendent affirmer autre choſe de l’étenduë par rapport au Corps que ce que M. Locke dit ailleurs de la ſolidité par rapport au Corps, que de toutes les idées c’eſt celle qui paroit la plus eſſentielle & la plus étroitement unie au Corps. - de ſorte que l’Eſprit la regarde comme inſeparablement attachée au Corps, où qu’il ſoit, & de quelque maniere qu’il ſoit modifié : Ci-deſſus, pag. 79.
  6. Ou faculté de raiſonner. Quoi que ces ſortes de mots ſoient inconnus dans le Monde, l’on doit en permettre l’uſage, ce me ſemble, dans un Ouvrage comme celui-ci. Je prens d’avance cette liberté & je ſerai ſouvent obligé de la prendre dans la ſuite de ce Troiſième Livre, ou l’Auteur n’auroit pû faire connoître la meilleure partie de ſes penſées, s’il n’eût inventé de nouveaux termes, pour pouvoir exprimer des conceptions toutes nouvelles. Qui ne voit que je ne puis me diſpenſer de l’imiter en cela ? C’eſt une liberté qu’ont prise Rohault, le P. Malebranches, & que Meſſieurs de l’Academie Royale des Sciences prennent tous les jours.
  7. Voy. ſur ce mot le Dictionnaire Etymologique de Mr. Menage.
  8. En Anglois But. Notre Mais ne répond point exactement à ce mot Anglois, comme il paroît viſiblement par les divers rapports que l’Auteur remarque dans cette Particule, dont il y en a quelques-uns qui ne ſauroient être appliquez à note Mais. Comme je ne pouvois traduire ces exemples en notre Langue, j’en ai mis d’autres à la place, que j’ai tirez en partie du Dictionnaire de l’Academie Françoiſe.
  9. Cet exemple eſt dans l’Anglois. Nos Puriſtes blâmeront peut-être deux Mais dans une même periode, mais ce n’eſt pas dequoi il s’agit. Suffit qu’on voye par-là que l’Eſprit marque par une ſeule particule deux rapports fort différens : & je ne ſai même, ſi malgré les règles ſcrupuleuſes de nos Grammairiens, il n’eſt pas néceſſaire d’employer quelquefois ces deux Mais, pour marquer plus vivement & plus nettement ce qu’on a dans l’Eſprit. Cela ſoit dit ſans décider.
  10. Une choſe digne de remarque, c’eſt que les Latins ſe ſervoient quelquefois de nam en ce ſens-là. Nam quid ego dicam de Partre, dit Terence, Andr. Act. I. Sc. VI. v. 18. Il ne faut que voir l’endroit pour être convaincu qu’on ne le peut mieux traduire en François que par ces paroles, Mais que dirai-je de mon Pere ? Ce qui, pour le dire en paſſant, prouve d’une maniére plus ſenſible ce que vient de dire M. Locke, qu’il ne faut pas chercher dans les Dictionnaires la ſignification de ces Particules, mais dans la diſpoſition d’eſprit où ſe trouve celui qui s’en ſert.
  11. Deſpreaux, Sat. IX. v. 242.
  12. Ces Mots qui ſont tout-à-fait barbares en Latin, paroîtroient de la derniére extravagance en François.
  13. C’eſt ainſi qu’en François, d’humain nous avons fait humanité.
  14. Ce ſont des termes nouveaux dans la Langue : & par cela même qu’ils ne ſont pas fort en uſage, ils n’en ſont peut-être que plus propres à faire ſentir le raiſonnement que M. Locke fait en cet endroit.
  15. L’Auteur propoſe, outre le mot de parricide, trois mots qui marquent trois eſpèces de meurtre, bien diſtinctes. J’ai été obligé de les omettre, parce qu’on ne peut les exprimer en François que par periphraſe. Le prémier eſt chance-medly meurtre commis par hazard & ſans aucun deſſein. Le ſecond man-ſlaughter, meurtre qui n’a pas été fait de deſſein prémedité, quoi que volontairement ; comme lorſque dans une querelle entre deux perſonnes, l’agreſſeur ayant le prémier tiré l’épée, vient à être tué. Le troiſiéme, murther, homicide de deſſein prémedité.
  16. Je croi que qui diſtingueroit exactement les artifices de la Déclamation d’avec les règles ſolides d’une véritable Eloquence ſeroit convaincu que l’Eloquence eſt en effet un Art très-ſérieux & très-utile, propre à conſtruire, à réprimer les paſſions, à corriger les mœurs, à ſoûtenir les Loix, à diriger les déliberations publiques, à rendre les hommes bons & heureux, comme l’aſſure & le prouve l’illuſtre Auteur du Telemaque dans ſes Reflexions ſur la Rhetorique. p.19. d’où j’ai tranſcrit cet éloge de l’Eloquence. Si l’on lit tout ce que ce grand homme ajoûte pour caractériſer le véritable Orateur, & le diſtinguer du Déclameur fleuri qui ne cherche que des phraſes brillantes, des trous ingenieux, qui ignorant le fond des choſes fait parler avec grace ſans ſavoir ce qu’il faut dire, qui énerve les plus grandes veritez par des ornemens vains & exceſſifs, on reconnoîtra que la véritable Eloquence a une beauté réelle, & que ceux qui la connoiſſent telle qu’elle eſt, en peuvent faire un très bon uſage. Et j’oſe aſſûrer que s’il ne paraiſſoit aucune trace de la véritable Eloquence dans cet Ouvrage de M. Locke, peu de gens voudroient ou pourroient ſe donner la peine de le lire.
  17. L’homme, dit Montagne, ne peut eſtre que ce qu’il eſt, ni imaginer que ſelon ſa portée. C’eſt plus grande preſomption, dit Plutarque, à ceux qui ne ſont qu’hommes, d’entreprendre de parler & diſcourir des Dieux, que ce n’eſt à un homme ignorant de muſiques, vouloir juger de ceux chantent : ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir diſputer des armes & de la guerre, en preſumant comprendre par quelque legere conjecture, les effets d’un art qui eſt hors de ſa cognoiſſance. Essais, Liv. II, Ch. 12. Tom. II pag 405. Ed. de la Haye 1727.
  18. Ce deſſein a été enfin executé par un ſavant Antiquaire, le fameux P. de Montfaucon. Son ouvrage eſt intitulé : L’Antiquité expliquée & repréſentée en figures. fol. 10 voll. Paris 1724 un Supplément en 5. voll. in fol. Ce curieux Ouvrage eſt plein de tailles-douces qui nous donnent des idées exactes de la plupart des choſes dont on trouve les noms dans les Anciens Auteurs Grecs & Latins, & qui n’étant plus en uſage, ne peuvent être bien repréſentées à l’Eſprit, que par les figures qui en reſtent dans des bas reliefs, ſur les Médailles & dans d’autres Monumens antiques.
  19. Ce mot ſe prend ici pour une Faculté, & c’eſt dans ce ſens qu’on l’a pris au Liv. II. Ch. IXme. intitulé, De la Perception.
  20. Le Docteur Stillingfleet, ſavant Prélat de l’Egliſe Anglicane, ayant pris à tache de refuter pluſieurs Opinions de M. Locke repanduës dans cet Ouvrage, ſe recria principalement ſur ce que M. Locke avance ici, que nous ne ſaurions découvrir, Si Dieu n’a point donné à certains amas de matiére, diſposez comme il le trouve à propos, la puiſſance d’appercevoir & de penſer. La Queſtion eſt délicate ; & M. Locke ayant eu ſoin dans le dernier Ouvrage qu’il écrivit pour repouſſer les attaques du Dr. Stillingfleet, d’étendre ſa penſée ſur cet Article, de l’éclaircir, & de la prouver par toutes les raiſons dont il put s’aviſer, j’ai cru qu’il étoit néceſſaire de donner ici un Extrait exact de tout ce qu’il a dit pour établir ſon ſentiment.
    La Connoiſſance que nous avons, dit d’abord le Dr. Stilingfleet, étant fondée, ſelon M. Locke, ſur nos idées & l’idée que nous avons de la matiére en général, étant une Subſtance ſolide ; & celle du Corps une Subſtance étenduë, ſolide, & figurée, dire que la Matiére eſt capable de penſer, c’eſt confondre l’idée de la Matiére avec l’idée d’un Eſprit. Pas plus, répond M. Locke, que je confons l’idée de la Matiére avec l’idée d’un Cheval quand je dis que la Matiére en général eſt une Subſtance ſolide & entenduë ; & qu’un Cheval eſt un Animal, ou une Subſtance ſolide, étenduë, avec ſentiment & motion ſpontanée. L’idée de la Matiére eſt une Subſtance étenduë & ſolide : par-tout où ſe trouve une telle Subſtance, là ſe trouve la Matiére & l’eſſence de la Matiére, quelques autres qualitez non contenuës dans cette Eſſence, qu’il plaiſe à Dieu d’y joindre par deſſus. Par exemple, Dieu crée une Subſtance étenduë & ſolide, ſans y joindre par deſſus aucune autre choſe ; & ainſi nous pouvons la conſidérer au repos. Il joint le mouvement à quelques-unes de ſes parties, qui conſervent toûjours l’eſſence de la Matiére. Il en façonne d’autres parties en Plantes, & leur donne toutes les propriétez de la vegetation, la vie & la beauté qui ſe trouve dans un Roſier & un Pommier, par deſſus l’eſſence de la matiére en général, quoiqu’il n’y ait que de la matiére dans le Roſier & le Pommier. Et à d’autres parties il ajoûte le ſentiment & le mouvement ſpontanée, & les autres propriétez qui ſe trouvent dans un Elephant. On ne doute point que la puiſſance de Dieu ne puiſſe aller jusque-là, ni que les propriétez d’un Roſier, d’un Pommier, ou d’un Elephant, ajoutées à la Matiére, changent les proprietez de la Matiére. On reconnoit que dans ces choſes la Matiere eſt toûjours matiere. Mais ſi l’on ſe hazarde d’avancer encore un pas, & de dire que Dieu peut joindre à la Matiére, la Penſée, la Raiſon, & la Volition, auſſi bien que le ſentiment & le mouvement ſpontanée, il ſe trouve auſſi-tôt des gens prêts à limiter la puiſſance du Souverain Créateur, & à nous dire que c’eſt une choſe que Dieu ne peut point faire, parce que cela détruit l’eſſence de la Matiére, ou en change les propriétez eſſentielles. Et pour prouver cette aſſertion, tout ce qu’ils diſent ſe reduit à ceci, que la Penſée & la Raiſon ne ſont pas renfermées dans l’eſſence de la Matiére. Elles n’y ſont pas renfermées, j’en conviens, dit M. Locke. Mais une proprieté qui n’étant pas contenuë dans la Matiére, vient à être ajoûtée à la Matiére, n’en détruit point pour cela l’eſſence, ſi elle la laiſſe être une Subſtance étenduë & ſolide. Par-tout où cette Subſtance ſe rencontre, là eſt auſſi l’eſſence de la Matiére. Mais ſi, dès qu’une choſe qui a plus de perfection, eſt ajoutée à cette Subſtance, l’eſſence de la Matiére eſt détruite, que deviendra l’eſſence de la Matiére dans une Plante, ou dans un Animal dont les proprietez ſont ſi fort au deſſus d’une Subſtance purement ſolide & étenduë ?
    Mais ajoûte-t-on, il n’y a pas moyen de concevoir comment la Matiére peut penſer. J’en tombe d’accord, répond M. Locke : mais inſerer de là que Dieu ne peut pas donner à la Matiére la faculté de penſer, c’eſt dire que la toute-puiſſance de Dieu renfermée dans des bornes fort étroites, par la raiſon que l’Entendement de l’Homme eſt lui-même fort borné. Si Dieu ne peut donner aucune puiſſance à une portion de matiére que celle que les hommes peuvent déduire de l’eſſence de la Matiére en général, ſi l’eſſence ou les proprietez de la Matiére ſont détruites par toutes les qualitez qui nous paroiſſent au deſſus de la Matiére, & que nous ne ſaurions concevoir comme des conſéquences naturelles de cette eſſence, il eſt évident que l’Eſſence de la Matiére eſt détruite dans la plûpart des parties ſenſibles de notre Syſtême, dans les Plantes, & dans les Animaux. On ne ſauroit comprendre comment la Matiére pourroit penſer ; Donc Dieu ne peut lui donner la puiſſance de penſer. Si cette raiſon eſt bonne, elle doit avoir lieu dans d’autres rencontres. Vous ne pouvez concevoir que la Matiére puiſſe attirer la Matiére à aucune diſtance, moins encore à la diſtance d’un million de milles ; Donc Dieu ne peut lui donner une telle puiſſance. Vous ne pouvez concevoir que la Matiére puiſſe ſentir ou ſe mouvoir, ou affecter un Etre immateriel & être muë par cet Etre ; Donc Dieu ne peut lui donner de telles Puiſſances ; ce qui eſt en effet nier la Peſanteur, & la revolution des Planetes autour du Soleil, changer les Bêtes en pures machines ſans ſentiment ou mouvement ſpontanée, & refuſer à l’Homme le ſentiment & le mouvement volontaire.
    Portons cette Règle un peu plus avant. Vous ne ſauriez concevoir comment une Subſtance étenduë & ſolide pourroit penſer : Donc Dieu ne ſauroit faire qu’elle penſe. Mais pouvez-vous concevoir comment votre propre Ame, ou aucune Subſtance penſe ? Vous trouvez à la vérité, que vous penſez. Je le trouve auſſi. Mais je voudrois bien que quelqu’un m’apprît comme ſe fait l’Action de penſer ; car j’avoue que c’eſt une choſe tout-à-fait au deſſus de ma portée. Cependant je ne ſaurois en nier l’exiſtence ; quoi que je n’en puiſſe pas comprendre la maniére. Je trouve que Dieu m’a donné cette Faculté, & bien que je ne puiſſe qu’être convaincu de ſa Puiſſance à cet égard, je ne ſaurois pourtant en concevoir la maniere dont il l’exerce ; & ne ſeroit-ce pas une inſolente abſurdité de nier ſa Puiſſance en d’autres cas pareils, par la ſeule raiſon que je ne ſaurois comprendre comment elle peut être exercée dans ces cas-là ?
    Dieu, continuë M. Locke, a créé une Subſtance : que ce ſoit : par exemple une Subſtance étenduë & ſolide : Dieu eſt-il obligé de lui donner, outre l’être, la puiſſance d’agir ? C’eſt ce que perſonne n’oſera dire, à ce que je croi. Dieu peut donc la laiſſer dans une parfaite inactivité. Ce ſera pourtant une Subſtance. De même, Dieu crée ou fait exiſter de nouveau une Subſtance immaterielle, qui, ſans doute, ne perdra pas ſon être de Subſtance, quoique Dieu ne lui donne que cette ſimple exiſtence, ſans lui communiquer aucune activité. Je demande à preſent, quelle puiſſance Dieu peut donner à l’une de ces Subſtances qu’il ne puiſſe point donner à l’autre. Dans cet état d’inactivité, il eſt viſible qu’aucune d’elle ne penſe : car penſer étant une action, l’on ne peut nier que Dieu ne puiſſe arrêter l’action de toute Subſtance créée ſans annihilation la Subſtance : & ſi cela eſt ainſi, il peut auſſi créer ou faire exiſter une telle Subſtance, ſans lui donner aucune action. Par la même raiſon il eſt évident qu’aucune de ces Subſtances ne peut ſe mouvoir elle-même. Je demande à préſent pourquoi Dieu ne pourroit-il point donner à l’une de ces Subſtances, qui ſont également dans un état de parfaite inactivité, la même puiſſance de ſe mouvoir qu’il peut donner à l’autre, comme, par exemple, la puiſſance d’un mouvement ſpontanée, laquelle on ſuppoſe que Dieu peut donner à une Subſtance non-ſolide, mais qu’on nie qu’il puiſſe donner à une Subſtance ſolide.
    Si l’on demande à ces gens-là pourquoi ils bornent la Toute puiſſance de Dieu à l’égard de l’une plûtôt qu’à l’égard de l’autre de ces Subſtances, tout ce qu’ils peuvent dire ſe reduit à ceci ; Qu’ils ne ſauroient concevoir comment la Subſtance ſolide peut jamais être capable de ſe mouvoir elle-même. A quoi je répons, qu’ils ne conçoivent pas mieux comment une Subſtance créée non ſolide peut ſe mouvoir. Mais dans une Subſtance immaterielle il peut y avoir des choſes que nous ne connoiſſez pas. J’en tombe d’accord ; & il peut y en avoir auſſi dans une Subſtance materielle. Par exemple, la gravitation de la Matiére vers la Matiére ſelon différentes proportions qu’on voit à l’œuil, pour ainſi dire, montre qu’il y a quelque choſe dans la Matiére que nous n’entendons pas, à moins que nous ne puiſſions découvrir dans la Matiére une Faculté de ſe mouvoir elle-même, ou une attraction inexplicable & inconcevable, qui s’étend jusqu’à des diſtances immenſes & preſque incomprehenſibles. Par conſéquent il faut convenir qu’il y a dans les Subſtances ſolides, auſſi bien que dans les Subſtances non-ſolides quelque choſe que nous n’entendons pas. Ce que nous ſavons, c’eſt que chacune de ces Subſtances peut avoir ſon exiſtence diſtincte, ſans qu’aucune activité leur ſoit communiquée ; à moins qu’on ne veuille nier que Dieu puiſſe ôter à un etre ſa puiſſance d’agir, ce qui paſſeroit, ſans doute, pour une extrême préſomption. Et après y avoir bien penſé, vous trouverez en effet qu’il eſt auſſi difficile d’imaginer la puiſſance de ſe mouvoir à une Subſtance materielle, tout auſſi bien qu’à une Subſtance immaterielle : puiſque nulle de ces deux Subſtances ne peut l’avoir par elle-même, & que nous ne pouvons concevoir comment cette puiſſance peut être en l’une ou l’autre.
    Que Dieu ne puiſſe pas faire qu’une Subſtance ſoit ſolide & non-ſolide en même temps, c’eſt, je croi, ce que nous pouvons aſſurer ſans bleſſer le reſpect qui lui eſt dû. Mais qu’une Subſtance ne puiſſe point avoir des qualitez, des perfections & des puiſſances qui n’ont aucune liaison naturelle ou viſiblement néceſſaire avec la ſolidité et l’étenduë, c’eſt temerité à nous qui ne ſommes que d’hier & qui ne connoiſſons rien, de l’aſſurer poſitivement. Si Dieu ne peut joindre les choſes par des connexions que nous ne ſaurions comprendre, nous devons nier la conſiſtence & l’exiſtence de la Matiére même ; puiſque chaque partie de Matiére ayant quelque groſſeur, à ſes parties unies par des moyens que nous ne ſaurions concevoir. Et par conſéquent, toutes les difficultez qu’on forme contre la puiſſance de penſer attachée à la Matiére fondées ſur notre ignorance ou les bornes étroites de notre conception, ne touchent en aucune maniére la puiſſance de Dieu, s’il veut communiquer à la Matiere la faculté de penſer ; & des difficultez ne prouvent point qu’il ne l’aît pas actuellement communiquée à certaines parties de matiére diſpoſées comme il le trouve à propos, juſqu’à ce qu’on puiſſe montrer qu’il y a de la contradiction à le ſuppoſer. Quoi que dans cet Ouvrage M. Locke ait expreſſément compris la ſenſation ſous l’idée de penſer en général, il parle dans ſa Replique au D. Stillingfleet du ſentiment dans les Brutes comme d’une choſe diſtincte de la Penſée : parce que ce Docteur reconnoît que les Bêtes ont du ſentiment. Sur quoi M. Locke obſerve que ſi ce Docteur donne du ſentiment aux Bêtes, il doit reconnoître, ou que Dieu peut donner & donne actuellement la puiſſance d’appercevoir & de penſer à certaines particules de Matiére, ou que les Bêtes ont des Ames immaterielles, & par conſéquent immortelles, ſelon le D. Stillingfleet, tout auſſi bien que les Hommes. Mais, ajoûte M. Locke, dire que les Mouches & les Cirons ont des Ames immortelles auſſi bien que les Hommes, c’eſt ce qu’on regardera peut-être comme une aſſertion qui a bien la mine de n’avoir été avancée que pour faire valoir une hypotheſe. Le Docteur Stillingfleet avoit demandé à M. Locke ce qu’il y avoit dans la Matiére qui pût répondre au ſentiment interieur que nous avons de nos Actions. Il n’y a rien de tel, répond M. Locke, dans la Matiere conſiderée ſimplement comme Matiére. Mais on ne prouvera jamais que Dieu ne puiſſe donner à certaine partie de Matiére la puiſſance de penſer, en demandant, comment il eſt poſſible de comprendre que le ſimple Corps puiſſe appercevoir qu’il apperçoit. Je conviens de la foibleſſe de notre compréhenſion à cet égard : & j’avouë que nous ne ſaurions concevoir comment une Subſtance non-ſolide créée penſe : mais cette foibleſſe de notre comprehenſion n’affecte en aucune maniére la puiſſance de Dieu. Le Docteur Stillingfleet avoit dit qu’il ne mettoit point de bornes à la Toute-puiſſance de Dieu, qui peut, dit-il, changer un Corps en une Subſtance immaterielle. C’eſt-à-dire, répond M. Locke, que Dieu peut ôter à une Subſtance la ſolidité qu’elle avoit auparavant & qui la rendoit Matiere, & lui donner enſuite la faculté de penſer qu’elle n’avoit pas auparavant, & qui la rend Eſprit, la même Subſtance reſtant. Car ſi la même Subſtance ne reſte pas, le Corps n’eſt pas changé en une Subſtance immaterielle, mais la Subſtance ſolide eſt annihilée avec toutes ſes appartenances ; & une Subſtance immaterielle eſt créée à la place, ce qui n’eſt pas changer une choſe en une autre, mais en détruire une, & en faire une autre de nouveau.
    Cela poſé, voici quel avantage M. Locke prétend tirer de cet aveu.
    1. Dieu, dites-vous, peut ôter d’une Subſtance ſolide la ſolidité, qui eſt-ce qui la rend Subſtance ſolide ou Corps ; & qu’il peut en faire une Subſtance immaterielle, c’eſt-à-dire une Subſtance ſans ſolidité. Mais cette privation d’une qualité ne donne pas une autre qualité ; & le ſimple éloignement d’une moindre qualité n’en communique pas une plus excellente, à moins qu’on ne diſe que la puiſſance de penſer reſulte de la nature même de la Subſtance, auquel cas il faut qu’il y aît une puiſſance de penſer, par-tout où eſt la Subſtance. Voila donc, ajoute M. Locke, une Subſtance immaterielle ſans faculté de penſer, ſelon les propres Principes du Dr. Stillingfleet.
    2. Vous ne nierez pas en ſecond lieu, que Dieu ne puiſſe donner la faculté de penſer à cette Subſtance ainſi dépouillée de ſolidité, puiſqu’il ſuppoſe qu’elle eſt renduë capable en devenant immaterielle ; d’où il s’enſuit que la même Subſtance numerique peut être en un certain temps non-penſante, ou ſans faculté de penſer, & dans un autre temps parfaitement penſante, ou douée de la puiſſance de penſer.
    3. Vous ne nierez pas non plus, que Dieu ne puiſſe donner la ſolidité à cette Subſtance, & la rendre encore materielle. Cela poſé, permettez-moi de vous demander pourquoi Dieu ayant donné à cette Subſtance la faculté de penſer après lui avoir ôté la ſolidité, ne peut pas lui redonner la ſolidité ſans lui ôter la faculté de penſer. Après que vous aurez éclairci ce point, vous aurez prouvé qu’il eſt impoſſible à Dieu, malgré ſa Toute puiſſance, de donner à une Subſtance ſolide la Faculté de penſer : mais avant cela, nier que Dieu puiſſe le faire, c’eſt nier qu’il puiſſe faire ce qui de ſoi eſt poſſible, & par conſéquent mettre des bornes à la Toute-puiſſance de Dieu.
    Enfin M. Locke déclare que s’il eſt d’une dangereuſe conſéquence de ne pas admettre comme une vérité inconteſtable l’immaterialité de l’Ame, ſon Antagoniſte devoit l’établir ſur de bonnes preuves, à quoi il étoit d’autant plus obligé que, ſelon lui, rien n’aſſure mieux les grandes fins de la Religion & de la Morale que les preuves de l’immortalité de l’Ame, fondées ſur ſa nature & ſur ſes proprietez, qui font voir qu’elle eſt immaterielle. Car quoi qu’il ne doute point que Dieu ne puiſſe donner l’Immortalité à une Subſtance materielle, il dit expreſſément, que c’eſt beaucoup diminuer l’évidence de l’immortalité que de la faire dépendre entiérement de ce que Dieu lui donne ce dont elle n’eſt pas capable de ſa propre nature. M. Locke ſoûtient que c’eſt dire nettement, que la fidelité de Dieu n’eſt pas un fondement aſſez ferme & aſſez ſûr pour s’y repoſer, ſans le concours du témoignage de la Raiſon ; ce qui eſt autant que ſi l’on diſoit que Dieu ne doit pas en être crû ſur ſa parole, ce qui ſoit dit ſans blasphême, à moins que ce qu’il releve ne ſoit en lui-même ſi croyable qu’on en puiſſe être perſuadé ſans revelation. Si c’eſt là, ajoute M. Locke, le moyen d’accrediter la Religion Chrétienne dans tous ſes Articles, je ne ſuis pas faché que cette méthode ne ſe trouve point dans aucun de mes Ouvrages. Car pour moi, je croi qu’une telle choſe m’auroit attiré (& avec raiſon) un reproche de Scepticiſme. Mais je ſuis ſi éloigné de m’expoſer à un pareil reproche ſur cet article que je ſuis fortement perſuadé qu’encore qu’on ne puiſſe pas montrer que l’Ame eſt immaterielle, cela ne diminuë nullement l’évidence de ſon Immortalité ; parce que la fidélité de Dieu eſt une démonſtration de la vérité de tout ce qu’il a renouvelé, & que le manque d’une autre démonſtration ne rend pas douteuſe une Propoſition démontrée.
    Au reſte M. Locke ayant prouvé par des paſſages de Virgile, & de Ciceron que l’uſage qu’il faiſoit du mot Eſprit en le prenant pour une Subſtance penſante ſans en exclurre la materialité, n’étoit pas nouveau, le Dr. Stillingfleet ſoûtient que ces deux Auteurs diſtinguoient expreſſément l’Eſprit du Corps. A cela M. Locke répond qu’il eſt très-convaincu que ces Auteurs ont diſtingué ces deux choſes, c’eſt-à-dire que par Corps ils ont entendu les parties groſſiéres & viſibles d’un homme, & par Eſprit une matiere ſubtile, comme le vent, le feu ou l’éther, par où il eſt évident qu’ils n’ont pas prétendu dépouiller l’Eſprit de toute eſpèce de materialité. Ainſi Virgile décrivant l’Eſprit ou l’Ame d’Anchiſe, que ſon Fils veut embraſſer, nous dit :
    * Ter conatus ibi collo dare bracchia circum :
    Ter furtſtra comprenſa manus effugit imago,
    Par levibus venis, volucrique ſimillima ſomno
    .

    Et Ciceron ſuppoſe dans le prémier Livre des Queſtions Tuſculanes, qu’elle eſt l’air ou feu, Anima ſit Animus (a), dit-il, igniſve neſcio, ou bien un Air enflammé, (b) inflammata anima, ou une quinteſſence introduite par Ariſtote, (c) quinta quedam naturea ab Ariſtoele introducta.
    Mr. Locke conclut enfin que, tant s’en faut qu’il y aît de la contradiction à dire que Dieu peut donner, s’il veut, à certains amas de matiére, diſpoſez comme il le trouve à propos, la faculté d’appercevoir & de penſer, perſonne n’a prétendu trouver en cela aucune contradiction avec Des-Cartes qui pour en venir-là dépouille les Bêtes de tout ſentiment, contre l’Experience la plus palpable. Car autant qu’il a pû s’en inſtruire par lui-même ou ſur le rapport d’autrui, les Péres de l’Egliſe Chrétienne n’ont jamais entrepris de démontrer que la Matiére fût incapable de recevoir, des mains du Créateur, le pouvoir de ſentir, d’appercevoir, & de penſer.

    * Æneid. Lib. V I. v. 700. &c. (a) Cap. 25. (b) Cap. 18. (c) Cap. 26.
  21. Self-evidence : mot expreſſif Anglois, qu’on ne peut rendre en François, ſi je ne me trompe, que par periphraſe. C’eſt la propriété qu’a une Propoſition, d’être évidente par elle-même ; ce que j’appelle évidence immédiate, pour ne pas embarraſſer le diſcours d’une longue circonlocution. Après ce que l’Auteur vient de dire dans le Paragraphe précedent, il étoit aiſé d’entendre ici ce que j’ai voulu dire par cette expreſſion. Mais comme j’en aurai peut-être beſoin dans la ſuite, j’ai crû qu’il ne ſerait pas inutile d’avertir le Lecteur que c’eſt-là le ſens que je lui donnerai conſtamment.
  22. C’eſt-à-dire, où une idée eſt affirmée d’elle-même. Comme le mot identique eſt tout-à-fait inconnu dans notre Langue, je me ſerois contenté d’en mettre l’explication dans le Texte, s’il ne fût rencontré que dans cet endroit. Mais parce que je ſerai bientôt indispenſablement obligé de me ſervir de ce terme, autant vaut-il que je l’employe préſentement. Le lecteur s’y accoûtumera plûtôt en le voyant plus ſouvent.
  23. Ce ſont les propres termes d’un Auteur qui a attaqué ce que Mr. Locke a dit du peu d’uſage qu’on peut tirer des Maximes. On ne voit pas trop bien ce qu’il entend par Lai aside, laiſſer à l’écart. Peut-être a-t-il voulu dire par-là négliger, mépriser. Quoi qu’il en ſoit, on ne peut mieux faire que de rapporter ſes propres termes.
  24. J’appelle Gry de Ligne : la Ligne d’un Pouce : le Pouce d’un Pié Philoſophique : le Pié Philoſophique d’un Pendule, dont chaque vibration, dans la latitude de 45 dégrez, eſt égale à une ſeconde de temps, ou à de minute. J’ai affecté de me ſervir ici de cette meſure, & de ſes parties diviſées par dix, en leur donnant des noms particuliers, parce que je croi qu’il ſeroit d’une commodité générale que tous les Savans s’accordaſſent à employer cette meſure dans leurs calculs. [ Cette Note eſt de Mr. Locke. Le mot Gry eſt de ſa façon. Il l’a inventé pour exprimer de Ligne, meſure qui juſqu’ici n’a point eu de nom, & qu’on peut auſſi bien déſigner par ce mot que par quelque autre que ce ſoit.]
  25. Il y a mot pour mot, dans l’Anglois, Nous pourrions être capables de viſer à quelque conception obſcure & confuſe, de la manière dont la Matiére pourroit d'abord avoir été produite, &c. we might be able to aim at ſome dim and ſeeming conception hou Matter might at firſt be made. Comme je n’entendois par fort bien ces mots, dim and ſeeming conception, que je n’entens pas mieux encore, je mis à la place, quoi que d’une maniére imparfaite : traduction un peu libre que Mr. Locke ne déſaprouva point, parce que dans le fond elle rend aſſez bien ſa penſée.
  26. Ici Mr. Locke excite notre curioſité, ſans vouloir la ſatisfaire. Bien des gens s’étant imaginez qu’il m’avoit communiqué cette maniere d’expliquer la création de la Matiere, me prierent peu de temps après que ma Traduction eut vû le jour, de leur en faire part ; mais je fus obligé de leur avouer que M. Locke m’en avoit fait un ſecret à moi-même. Enfin long-temps après ſa mort, M. le Chevalier Newton, à qui je parlai par hazard, de cet endroit du Livre de M. Locke, me découvrit tout le myſtere. Souriant il me dit d’abord que c’étoit lui-même qui avoit imaginé cette maniere d’expliquer la création de la Matiere, que la penſée lui en étoit venue dans l’eſprit un jour qu’il vint à tomber ſur cette Queſtion avec M. Locke & un Seigneur Anglois (Le feu Comte de Pembroke, mort au mois de Fevrier de la préſente année 1733.). Et voici comment il leur expliqua ſa penſée. On pourroit, dit-il, ſe former en quelque maniere une idée de la création de la Matiere en ſuppoſant que Dieu eût empêché par ſa puiſſance que rien ne pût entrer dans une certaine portion de l’Eſpace pur, qui de ſa nature eſt impénétrable, éternel, néceſſaire, infini, car dès là cette portion d’Eſpace auroit l’impénétrabilité, l’une des qualitez eſſentielles à la Matiere : & comme l’Eſpace pur eſt abſolument uniforme, on n’a qu’à ſuppoſer que Dieu auroit communiqué cette eſpèce d’impénétrabilité à une autre pareille portion de l’Eſpace, & cela nous donneroit, en quelque ſorte, une idée de la mobilité de la Matiere, autre Qualité qui lui eſt auſſi très-eſſentielle. Nous voila maintenant délivrez de l’embarras de chercher ce que M. Locke avoit trouvé bon de cacher à ſes Lecteurs : car c’eſt là tout ce qui lui a donné occaſion de nous dire, que ſi nous voulions donner l’eſſor à notre Eſprit, nous pourrions concevoir, que d’une maniere imparfaite, comment la Matiere pourroit d’abord avoir été produite, &c. Pour moi, s’il m’eſt permis de dire librement ma penſée, je ne vois pas comment ces deux ſuppoſitions peuvent contribuer à nous faire concevoir la création de la Matiere. A mon ſens, elles n’y contribuent non plus qu’un Pont contribue à rendre l’eau qui coule immédiatement deſſous, impénétrable à un Boulet de canon, qui venant à tomber perpendiculairement d’une hauteur de vingt ou trente toiſes ſur ce Pont y eſt arrêté ſans pouvoir paſſer à travers pour entrer dans l’eau qui coule directement deſſous. Car dans ce cas-là, l’Eau reſte liquide, & pénétrable à ce Boulet, quoi que la ſolidité du Pont empêche que le boulet ne tombe dans l’Eau. De même, la Puiſſance de Dieu peut empêcher que rien n’entre dans une certaine portion d’Eſpace : mais elle ne change point, par là, la nature de cette portion d’Eſpace, qui reſtant toujours pénétrable, comme toute autre portion d’Eſpace, n’acquiert point en conſéquence de cet obſtacle, le moindre dégré de l’impénétrabilité qui eſt eſſentielle à la Matiere, &c.
  27. C’eſt en ce temps-là que Mr. Locke écrivoit ceci.
  28. Ce mot ſignifie ici le Lieu où l’on travaille. Voi. le Dictionnaire de l’Academie Françoiſe.