Essai sur Goethe/02

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Essai sur Goethe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 628-653).
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ESSAI SUR GŒTHE

II.[1]
LA CRISE ROMANTIQUE

Un des traits les plus caractéristiques de Goethe, c’est que son développement fut continu. Il ne s’arrêta jamais longtemps sur une idée ni sur un parti pris, tant que dura, du moins, la période de sa « formation » qui est, à coup sûr, la plus intéressante de sa longue carrière. Son développement représente alors et reproduit celui de ses contemporains : il traverse leurs expériences, il se pénètre de leurs pensées, il s’assimile sans efforts leurs modes et leurs goûts, qui se modifient assez vite, en sorte qu’il nous apparaît pour ainsi dire s’éloignant de lui-même et toujours différent. Il a beaucoup changé, il s’est rattaché à des écoles opposées, il a professé des doctrines contradictoires, et c’est peut-être bien dans ce perpétuel mouvement — dans cet « éternel devenir », comme il aurait dit, — que son génie a puisé le meilleur de sa force. Ainsi, sa première œuvre importante fut romantique. Mais il était, de sa nature, le moins romantique des hommes : le romantisme, qui convenait si bien aux Klopstock et aux Schiller, ne fut pour lui qu’une crise que déterminèrent certaines circonstances, assez artificielles en réalité, à laquelle il échappa de bonne heure et complètement. Nous voudrions, dans les pages qui suivent, en retracer les phases et en examiner le résultat le plus direct : ce drame de Gœtz de Berlichingen, qui demeure, avec ses imperfections, une des œuvres les plus vivantes de Goethe, une de celles qu’on peut encore goûter avec le plus de franchise.

I

La première éducation de Gœthe avait été toute classique, dans le sens assez étroit que comportait ce mot pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, en Allemagne surtout où il signifiait alors imitateur, et, plus spécialement, imitateur du goût français. Les idées de son père, — personnage qu’il est impossible de se représenter autrement qu’en pur style rococo ; — l’occupation de Francfort, pendant sa petite enfance, par des troupes françaises ; la représentation du Théâtre-Français, installé dans la ville, qu’il fréquentait avec passion ; le commerce du comte de Thorane, lieutenant du roi, qui, logé dans sa maison paternelle, se prit pour lui d’une affection, très vive : tout cela devait l’incliner, de bonne heure, vers la culture d’outre-Rhin, à laquelle adhéraient, en ce temps-là, la plupart des beaux esprits de son pays. La lecture de la Messiade, d’ailleurs interdite comme livre dangereux, ne fut point une révélation, fut à peine un incident. A Leipzig, les leçons de Gellert et de Clodius ne contrarièrent point ces dispositions acquises : le premier, vieilli, perdait peu à peu l’action très grande qu’il avait exercée sur ses élèves ; le second, petit homme un peu ridicule d’aspect, mais d’esprit modéré et judicieux, leur donnait quelques bons préceptes qu’il contredisait ensuite par ses mauvais vers boursouflés d’expressions prétentieuses. Aussi, les lettres et les travaux de cette époque témoignent-ils, chez le jeune Wolfgang Gœlhe, d’un esprit rompu à une discipline acceptée, contre laquelle il ne songe même point à s’insurger. A vrai dire, les lectures de Lessing et de Winckelmann, comme aussi les leçons d’Oeser, son professeur de dessin, déposèrent en lui les germes d’idées nouvelles ; mais ces idées ne devaient éclore que plus tard, sous des influences plus actives.

Ce fut pendant son séjour à Strasbourg, où il arriva au mois d’avril 1770, pour poursuivre ses études de droit, que Gœthe subit sa première et complète transformation. Il y entra en relations avec Herder, son aîné de peu d’années, que la publication des Fragmens sur la nouvelle littérature allemande et des Forêts critiques avait déjà rendu célèbre, et qui travaillait à son traité sur l’Origine du langage. Or, Herder était un novateur : il avait rompu avec toutes les idées classiques et néo-classiques dans lesquelles Gœthe avait été jusqu’alors élevé. Fervent de poésie populaire ou primitive, épris de simplicité, il admirait Shakspeare et la Bible, Ossian ; Homère et le Vicaire de Wakefield. A Kœnigsberg, il avait assidûment fréquenté un personnage singulier, Hamann, le « Mage du Nord », l’auteur bizarre de livres hermétiques, dont le « front douloureux », le « regard de prophète », la « bouche à la fois parlante et silencieuse », et les écrits obscurs, où roulaient de grandes idées vagues comme des nuages dans l’espace, l’avaient fasciné. Des écrivains français alors en vogue, un seul trouvait grâce aux yeux du jeune critique : Rousseau, que Kant, son professeur, lui avait fait connaître, et dont il accepta avec enthousiasme quelques-unes des idées : la bonté naturelle de l’homme, la nécessité de recourir à la nature, la haine de la civilisation, etc. Malade, mélancolique, soumis au pénible traitement qu’exigeait l’opération d’une fistule à l’œil dont il soutirait depuis longtemps, Herder reçut souvent la visite du jeune Gœthe, lui exposa ses doctrines, se fit lire par lui ses écrivains préférés, les commenta, le marqua de son empreinte. Et ce fut, dans l’âme neuve de l’étudiant, toute une moisson nouvelle qui poussa, étouffant l’ancienne.

Bien des années plus tard, en quelques-unes des pages les plus profondes des Mémoires[2], Gœthe a expliqué comment il se dégagea, avec ses amis, des influences jusqu’alors passivement subies. C’est un morceau magistral de critique générale, qui semble écrit de verve, dans l’ardeur d’une conviction toute fraîche, et je ne crois pas qu’on ait jamais marqué en traits plus frappans, plus décisifs, le défaut de la littérature vieillie qui agonisait avec la société dont elle était le fruit. Surtout, je ne crois pas qu’on ait jamais expliqué avec plus de clarté comment, au cours de cette période, les écrivains allemands, jusqu’alors dépendant des reîtres, se détachèrent d’eux pour acquérir leur conscience et leur originalité. Mais si ces pages retracent nu épisode intellectuel de la jeunesse de Gœthe, elles ont été écrites avec toute l’expérience, toute la réflexion de sa maturité : vécues vers la vingt-deuxième année, elles ne furent en réalité pensées que beaucoup plus tard ; aussi, tout en retenant les résultats qu’elles constatent, ne peut-on pas laisser à l’étudiant de Strasbourg l’honneur de les avoir authentiquement conçues à l’heure de son histoire où il lui plaît de les placer. Quoi qu’il en soit, elles marquent la rupture complète avec la littérature dont Voltaire était le plus illustre représentant, et l’effort vers un idéal entièrement opposé.


Déjà auparavant et à diverses reprises ramenés à la nature nous ne voulûmes rien admettre que la vérité et la sincérité de sentiment, et son expression vive et forte :

L’amitié, l’amour, la paternité,
Ne se produisent-ils pas eux-mêmes ?

Tel fut le mot d’ordre et le cri de guerre avec lequel les membres de notre petite bande universitaire avaient coutume de se reconnaître et de s’encourager.


C’était donc, dans toute son ampleur, avec les exagérations qu’elle comporte volontiers, la doctrine du retour à la nature, telle que Rousseau l’avait prêchée. Mais cette doctrine n’est point d’une pratique facile : entre la nature et nous, il y a la solide barrière qu’ont élevée des siècles de civilisation, on sorte que nous pouvons à peine encore la sentir et la comprendre autrement qu’à travers ceux qui l’ont comprise et sentie avant nous. Goethe, en réalité, ne se détachait des Français que pour tomber sous d’autres influences ; et il l’a reconnu, en partie du moins, car s’il ne confesse pas assez clairement peut-être la part qui revient à Rousseau dans son nouveau catéchisme, du moins proclame-t-il que Shakspeare fut son véritable éducateur et l’empêcha de retomber, de parti pris, dans l’état sauvage.


C’est ainsi qu’à la frontière de France, dit-il en se résumant, nous fûmes tout d’un coup affranchis et dégagés de l’esprit français. Nous trouvions leur manière de vivre trop arrêtée et trop aristocratique, leur poésie froide, leur critique négative, leur philosophie abstruse et pourtant insuffisante, en sorte que nous étions sur le point de nous abandonner, du moins par manière d’essai, à l’inculte nature, si une autre influence ne nous avait préparés depuis longtemps à des vues philosophes et des jouissances intellectuelles plus libres, plus élevées et non moins vraies que poétiques, et n’avait pas exercé sur nous une autorité, d’abord modérée et secrète, puis toujours plus énergique et plus manifeste. J’ai à peine besoin de dire qu’il s’agit ici de Shakspeare.


Gœthe connaissait Shakspeare dès Leipsig, où il avait appris à l’aimer dans le livre de Dodd (Beauties of Shakspeare) et dans la traduction en prose que Wieland avait achevée en 1766. Mais ce fut Herder qui lui en donna la passion : Herder, en effet, ne se contentait pas de le lire, il l’étudiait : « dans le sens que je donne à ce mot, » écrivait-il à son ami Merck avec son habituelle suffisance. Il en traduisait en vers des fragmens et des scènes, il le récitait et le déclamait avec l’enthousiasme qui était de mode dans le petit cénacle. Goethe ne tarda pas à renchérir encore. Il devint, comme l’appelait un de leurs camarades, Lerse, « le digne ami de Shakspeare » ; il interpella Shakspeare en empruntant à Dante son vers fameux :

Tu sei le mio maestro el mio autore ;


il rêva de faire, après lui, une « tragédie épico-dramatique » sur Jules César ; enfin, rentré à Francfort, il y organisa une fête shakspearienne, au cours de laquelle il prononça une sorte de discours dithyrambique, dont le style emphatique et violemment imagé rappelle d’assez près celui de Herder, et qui est d’ailleurs assez caractéristique pour qu’il faille le lire[3] :


Ne vous attendez pas à ce que j’écrive d’une manière suivie. Le repos de l’âme n’est pas une robe de fête et je n’ai pas encore beaucoup pensé à Shakspeare ; je l’ai pressenti, éprouvé, et c’est tout ce que j’ai pu faire. La première page que j’ai lue dans son œuvre me fit sien pour la vie ; et, quand j’eus achevé sa première pièce, je restai comme un aveugle de naissance qui a recouvré la vue en un instant, grâce à une main miraculeuse. Je comprenais, je sentais très vivement que mon existence s’était élargie à l’infini ; tout était nouveau pour moi, inconnu, et cette lumière à laquelle je n’étais pas accoutumé me faisait mal aux yeux. J’appris à voir peu à peu, et, grâce à mon génie compréhensif, je sens encore vivement ce que j’ai appris. Je ne doutai pas un instant que je renoncerais au théâtre régulier. L’unité de lieu me semblait triste comme une prison, les unités d’action et de temps m’apparurent comme de pesantes chaînes mises à notre imagination. Je sautai dans l’espace libre et sentis seulement alors que j’avais des mains et des pieds. Et maintenant que je vois combien de mal m’ont fait de leur trou les maîtres des règles, et combien d’âmes libres sont encore courbées sous leur joug, mon cœur crèverait si je ne leur déclarais la guerre et ne cherchais chaque jour à renverser leurs tours. Le théâtre grec, que les Français ont pris pour modèle, était tel, qu’un marquis aurait plus facilement imité Alcibiade que Corneille suivi Sophocle. D’abord intermède du service divin, puis solennellement politique, la tragédie montra au peuple de grandes actions isolées de ses ancêtres, avec la pure simplicité de la perfection ; elle éveilla de grands et complets sentimens dans les âmes, car elle était elle-même grande et complète. Et dans quelles âmes ! Des âmes grecques. Je ne puis pas m’expliquer ce que cela signifie, mais je le sens, et en raison du peu d’espace dont je dispose, je m’en rapporte i Homère, à Sophocle, à Théocrite : ce sont eux qui m’ont appris à sentir.

Là-dessus, je ne puis m’empêcher de dire : Petit Français, que veux-tu faire de l’armure des Grecs ? elle est trop grande et trop lourde pour toi. C’est pourquoi toutes les tragédies françaises sont aussi des parodies de soi-même. Vous savez, messieurs, par expérience, comme elles sont faites selon la règle, se ressemblent comme deux souliers, et sont ennuyeuses, par-dessus le marché : je ne m’étendrai donc pas là-dessus.

Je ne sais pas au juste qui, le premier, a introduit sur le théâtre l’action capitale et nationale ; c’est là l’occasion pour les amateurs d’un débat critique. Je doute que l’honneur de la découverte appartienne à Shakspeare ; mais il suffit qu’il ait porté cette conception à un degré qui a toujours paru le plus élevé, car il est peu de regards capables d’y atteindre et peu d’espoir qu’on parvienne à voir au-delà, ou même à le dépasser. Shakspeare, mon ami, si tu étais encore de ce monde, je ne pourrais vivre qu’auprès de toi ; quelle joie j’aurais à jouer le rôle secondaire d’un Pylade : pourvu que tu fusses Oreste, je le préférerais à celui plein de dignité d’un grand prêtre du temple de Delphes.

Mais je m’arrête, messieurs, pour écrire la suite demain, car je suis monté à un ton qui ne vous paraît peut-être pas si édifiant, bien qu’il émane de l’entière sincérité de mon cœur. Le théâtre de Shakspeare est comme une boîte à surprises, où l’histoire du monde se déroule devant nos yeux, suspendue aux fils invisibles du temps. Ses plans, pour parler dans le style commun, ne sont pas des plans ; mais toutes ses pièces tournent autour d’un point secret (qu’aucun philosophe n’a encore vu ni déterminé) dans lequel l’originalité de notre moi, la prétendue liberté de notre vouloir s’entre-choquent dans la marche nécessaire du tout. Mais notre goût gâté enveloppe nos yeux d’un tel brouillard, qu’il nous faudrait presque une nouvelle création pour ressortir de ces ténèbres.

Tous les Français, et les Allemands infectés d’imitation, même Wieland, se sont fait peu d’honneur envers lui. Voltaire, qui a toujours professé de maudire toutes les majestés, s’est montré un vrai Thersite. Si j’étais Ulysse, je lui ferais courber le dos sous mon sceptre. La plupart de ces messieurs se heurtent surtout à ses caractères. Et je crie : Nature, nature ! rien n’est plus naturel que les personnages de Shakspeare.

…Il rivalisa avec le Prométhée, il copia, trait pour trait, ses personnages d’après lui, mais dans des dimensions colossales ; c’est pourquoi nous reconnaissons en eux nos frères ; puis il les anime du souffle de son esprit ; il parle à travers eux tous et chacun reconnaît sa parenté.

Et comment notre siècle peut-il s’arroger le droit de juger de la nature ? D’où la connaîtrions-nous, nous, qui dès notre jeunesse avons appris à sentir d’une manière amphigourique et gênée et à voir par les autres ? Souvent, j’ai honte devant Shakspeare, car il m’arrive quelquefois de penser au premier abord : J’aurais fait cela autrement ; ensuite, je reconnais que je suis un pauvre pécheur, que la nature prononce par Shakspeare des arrêts sans appel, et que nos personnages à côte des siens ne seraient que des bulles de savon romanesques.

Et maintenant je termine, quoique je n’aie pas encore commencé. Ce que de nobles philosophes ont dit du monde peut se dire aussi de Shakspeare ; ce que nous appelons le mal n’est que le revers du bien, qui doit exister, de même que les zones tropicales doivent être brûlantes et la Laponie glacée pour qu’il y ait des zones tempérées. Il nous conduit à travers le monde entier, mais nous, en hommes expérimentés et délicats, nous disons à chaque sauterelle qu’il nous fait voir : Seigneur, il veut nous manger !

Allons, messieurs, sonnez la trompette pour appeler les nobles âmes hors de l’Elysée du prétendu bon goût, où elles vivent à moitié engourdies dans un ennuyeux crépuscule, avec des passions dans le cœur et pas de moelle dans les os, pas assez fatiguées pour se reposer et pourtant trop paresseuses pour agir, en sorte qu’elles gaspillent et perdent leur vie obscure entre les myrtes et les lauriers.


Les livres ne furent cependant pas les seuls éducateurs de Gœthe qui dut, au lieu même de son séjour, la révélation d’un monde aussi nouveau pour lui que celui de Shakspeare. Dès son arrivée à Strasbourg, il avait couru à la cathédrale, qui l’avait fortement impressionné. « Elle produisit sur moi, raconte-t-il, une impression toute particulière, que je fus incapable de démêler sur-le-champ, et dont j’emportai l’idée confuse en montant bien vite à la tour, afin de ne pas laisser échapper le moment favorable d’un soleil haut et clair, qui allait me découvrir tout ce vaste et riche pays… » Il conserva toujours un vif souvenir de cette première impression, souvent renouvelée, dans laquelle venaient se confondre le charme du paysage et l’admiration de l’édifice, d’abord inconsciente, puis bientôt raisonnée et cristallisée en doctrine esthétique. Cette doctrine fut exposée dans un petit écrit intitulé : l’Architecture allemande, que Herder inséra plus tard dans son traité sur la Manière de l’art allemand. C’est encore un dithyrambe, un discours déclamatoire, un peu puéril, dont l’esprit et le ton rappellent de la manière la plus frappante le discours sur Shakspeare. On remarque que Goethe a substitué à l’expression habituelle « architecture gothique », celle de son choix, « architecture allemande ». Dans le fait, sa brochure est tout enflammée d’un beau zèle national ; il apostrophe assez violemment les « Welches » auxquels il reproche leur « constante imitation de l’antiquité qui enchaîne leur génie » ; il célèbre « l’originalité des vieux Allemands, il félicite son pays de posséder un « art national » qu’il proclame « le seul vrai » ; et, dans le fragment essentiel de l’opuscule, essaie non sans une certaine pénétration de préciser les motifs de son enthousiasme :


Lorsque j’allai, pour la première fois, à la cathédrale, j’avais la tête remplie de notions générales sur le bon goût. J’honorais, par ouï-dire, l’harmonie de l’ensemble, la pureté des formes, j’étais un ennemi juré de la spontanéité confuse de l’ornementation gothique. Sous la rubrique « gothique » comme dans un article du dictionnaire, je comprenais toutes les obscurités synonymes qui évoquaient en moi des impressions d’indéfini, de désordonné, d’anormal, de compilé, de rapiécé, de surchargé. Sans plus d’intelligence que le peuple qui appelle barbare tout le monde étranger, je qualifiais de gothique tout ce qui ne rentrait pas dans mon système, depuis les sculptures et les figurines multicolores et faites au tour qui ornent les maisons bourgeoises de nos gentilshommes, jusqu’aux restes sérieux de la vieille architecture allemande, sur laquelle, pour quelques volutes bizarres, j’entonnais le chant commun : « Tout écrasé d’enjolivures. » J’éprouvais le même sentiment désagréable qu’à rencontrer un monstre mal venu et broussailleux.

Quelle sensation inattendue me surprit dès l’entrée ! Une impression profonde, complète, remplit mon âme ; et parce qu’elle se composait de mille détails harmonieux, je pouvais la goûter et en jouir, mais je n’aurais pu l’expliquer ni la décrire. On dit qu’il y a ainsi des joies du ciel. Que de fois je suis revenu goûter cette joie céleste et terrestre d’embrasser l’esprit gigantesque de nos vieux frères dans leurs œuvres ! Que de fois je suis revenu, de partout et de loin, pour contempler sous chaque lumière du jour sa dignité et sa magnificence ! Il est pénible à l’esprit de l’homme de ne pouvoir s’incliner et adorer quand l’œuvre de son frère est si sublime. Que de fois le crépuscule du soir a délassé mes yeux fatigués d’explorer dans sa paix amicale, alors que les innombrables parties se fondaient en une seule masse qui, grande et simple, se dressait devant mon âme ! Et je tendais mes forces avec délices, pour jouir et pour m’instruire. C’est alors que se révéla à moi, dans un pressentiment secret, le génie du grand maître de l’œuvre. « De quoi t’étonnes-tu" ? murmurait-il. Toutes ces masses étaient nécessaires ; ne les vois-tu pas dans toutes les vieilles églises de ma ville ? Ce ne sont que leurs dimensions arbitraires que j’ai élevées à une proportion harmonieuse. Ainsi, au-dessus de l’entrée principale, flanquée de deux plus petites, s’ouvre le vaste cercle de la fenêtre, d’habitude correspondant à la nef de l’église et qui n’était autrefois qu’une lucarne, analogue aux petites fenêtres des clochers, — tout cela était nécessaire et je l’ai fait beau. Mais, hélas ! voici que je plane à côté de ces nobles et sombres ouvertures, qui me paraissent abandonnées, vides et inutiles ! Dans leurs formes sveltes et hardies, j’ai caché les forces mystérieuses qui devaient élever dans les airs ces deux tours, dont je constate avec tristesse qu’il n’existe qu’une encore, sans le diadème à sept tourelles que je lui destinais, afin que les provinces voisines lui rendissent l’hommage, ainsi qu’à sa sœur royale. » — Ce fut sur ces mots qu’il me quitta, et je m’enfonçai dans une tristesse sympathique jusqu’à ce que les oiseaux du matin, qui nichent dans ses mille ouvertures, m’éveillassent en saluant le soleil. De quelle fraîcheur il brillait dans l’éclat parfumé du matin ! avec quelle joie je tendis les bras vers lui, regardant la grande masse harmonieuse, vivante en ses innombrables détails, comme dans les œuvres de l’éternelle nature où tout, jusqu’au moindre filament, tend à compléter l’ensemble ! Comme l’énorme édifice, aux solides fondations, s’élève légèrement dans les airs ! comme tout y est ajouré et pourtant construit en vue de l’éternité ! Je dois à tes enseignemens de génie, de ne plus chanceler devant les profondeurs, la goutte de paix délicieuse installe dans mon âme l’esprit qui peut contempler de haut une pareille création, et dire semblable à Dieu : « Cela est bon. »


Rapproché du discours sur Shakspeare, ce morceau nous donne une idée assez exacte de ce qu’était l’état d’esprit de Gœthe en 1771, au moment où il rencontra le sujet de Gœtz de Berlichingen et composa sa première œuvre importante. Il s’était épris de la période de l’histoire où le génie allemand, déchu depuis la guerre de Trente ans, se déployait avec le plus d’ampleur ; il avait rompu avec les influences classiques jusqu’alors subies, avec d’autant plus de violence qu’une telle rupture était, de sa part, un acte d’émancipation ; enthousiaste de la forme littéraire la plus opposée qu’il y eût aux moules antiques et français, il rêvait de l’illustrer en toute intransigeance ; enfin, il était animé de cette belle ardeur juvénile, de cette confiance en soi dont on étaye ses premiers efforts.


II

Cette première pièce, dans sa première forme (Histoire de Gœtz de Berlichingen dramatisée), fut écrite en six semaines, de verve. Elle nous apparaît comme une œuvre fort complexe, qui est à la fois historique et personnelle, qu’un jeune écrivain a composée avec le parti pris bien arrêté de réaliser un idéal littéraire déterminé, et dans laquelle, entraîné par la pente irrésistible de son génie avant tout personnel, il s’est livré lui-même d’une façon bien plus complète qu’il ne le croit. Il nous faut démêler ces élémens divers.

Si l’on se reporte aux doctrines littéraires et philosophiques que nous venons d’analyser, on se représentera facilement ce que devait être, dans la pensée de Gœthe, son premier drame. Il devait, d’abord, s’éloigner autant que possible de toute forme classique : point de règles ! liberté d’allures complète, comme il convient à un successeur de Shakspeare ! de l’humanité, — de la nature, rien de plus, mais en abondance ! Shakspeare a trouvé ses plus beaux sujets dans le champ de l’histoire nationale, de manière à pouvoir combiner les caractères de l’épopée avec ceux du drame, à réunir sous sa main les élémens poétiques que fournit la triple source de l’histoire, de la légende, de la religion : il fallait chercher et trouver dans le même domaine ; et la commençaient les difficultés, l’histoire de l’Allemagne n’offrant guère d’unité, du moins en ses époques les plus séduisantes. Enfin, en dehors de sa signification poétique, l’œuvre devait encore représenter les idées générales que Rousseau avait répandues. — On reconnaîtra que le sujet choisi réalisait à peu près ces conditions. A peu près, disons-nous, car ce ne fut pas sans subterfuges que Gœthe parvint à faire, du personnage de son choix, un héros national.

C’est à Strasbourg qu’il avait appris à le connaître, en lisant l’autobiographie que le chevalier Gœtz de Berlichingen avait écrite de sa main de fer, en haut allemand du XVIe siècle ; et, d’emblée, comme il s’était passionné pour Erwin de Steinbach, il se passionna pour ce personnage. Il raconte qu’à ce propos, avant de se mettre à l’œuvre, il étudia de très près l’histoire de l’Allemagne pendant les XVe et XVIe siècles. J’imagine cependant que ces études portèrent sur les détails pittoresques et sur les mœurs bien plus que sur les questions politiques : car s’il était entré dans ce domaine ardu, effroyablement compliqué, il n’en serait point sorti ; surtout, il n’en aurait point rapporté la conception simplifiée de ce Gœtz qu’il nous a livrée.

Gœtz de Berlichingen[4], en effet, tel qu’il nous apparaît dans l’histoire et même dans son autobiographie — recueil d’anecdotes contées sur un ton de brusquerie soldatesque — n’est point une des figures de premier plan de la Renaissance, de même que les événemens auxquels il prit part ne sont que des épisodes de second ordre. Vu de près, il nous apparaît bien inférieur à certains de ses contemporains avec lesquels il n’est pas sans quelque ressemblance, tels que Ulrich de Hütten ou Franz de Sickingen. C’était, tout simplement, un de ces Raubritter (chevaliers-brigands), dont les villes commerçantes de l’Allemagne, surtout Nuremberg, eurent tant à se plaindre, et qui finirent quelquefois ignominieusement suppliciés par les bourgeois vainqueurs. Il contribua, pour sa bonne part, à troubler ce qu’on appelle aujourd’hui la « paix publique », mot qui, sous l’empereur Maximilien, n’avait guère de sens. C’était un rude compagnon, farouche, violent, à qui plaisait la rapine, qui ne détestait ni le pillage, ni l’incendie. En 1504, à l’âge de 24 ans, il prit part, aux côtés du margrave d’Anspach, à la guerre de succession de Bavière ; un boulet de canon lui enleva la main droite. Il la remplaça par une main de fer, que lui fabriqua un armurier, et qui lui permit de manier encore la lance et l’épée. Cette main de fer dut frapper fortement l’imagination de Gœthe, à qui elle apparut comme un symbole de force, de courage et de loyauté. Mais le bon chevalier ne la leva pas toujours pour les meilleures causes. D’abord, il éprouvait un plaisir de soudard à s’en servir. C’était un bataillard, qui aimait pour eux-mêmes les coups qu’on donne et qu’on reçoit. Il entrait en campagne contre Nuremberg, par exemple, par simple amour de l’art, « parce qu’il avait eu envie de se mesurer un peu avec ceux de Nuremberg », dit-il. Ce goût du sang lui est si naturel, que, loin de s’en excuser, il s’en vante. Ecoutez, par exemple, le récit de cet épisode, et dites-moi si jamais on a plus allègrement célébré le plaisir de se battre : « Un jour, comme j’étais sur le point d’attaquer, j’aperçus une troupe de loups fondant sur un troupeau de moutons ; cet incident me parut d’un heureux augure. Nous allions commencer le combat ; un berger se trouvait tout près de nous, gardant ses moutons, lorsque, comme pour nous donner le signal, cinq loups se jettent en même temps sur le troupeau ; je le vis et le remarquai volontiers ; je leur souhaitai bonne réussite et à nous aussi, leur disant : « Bonne chance, chers compagnons, bon succès à vous, en tous lieux ! » Je regardai comme un fort bon signe que nous eussions commencé l’attaque ensemble… » S’il aimait à se battre pour le plaisir, Goetz ne détestait point non plus les bénéfices qu’on peut retirer des bonnes surprises et des bons guets-apens. S’étant emparé du comte Philippe de Waldeck, il ne le relâcha que contre une rançon de dix-huit mille florins. Lui arriva-t-il d’entrer en campagne pas pur amour de la justice, pour soutenir les droits lésés des faibles ? Goethe semble le croire, et raconte, comme s’il s’agissait d’un exploit très noble, la lutte que son héros soutint contre Cologne. Examinons cet épisode d’un peu plus près. Un tailleur de Stuttgart, nommé Sindelfinger, qui était bon tireur d’arbalète, avait gagné le premier prix dans un concours de tir ouvert par la ville de Cologne, prix qui consistait en une somme de 300 florins. Sous de mauvais prétextes, on ne le paya pas. Sindelfinger, aussitôt, renonce à son pacifique métier de tailleur pour entrer dans les gardes du corps du duc de Wurtemberg, dont il comptait obtenir la protection pour recouvrer ses 300 florins. Le duc, en effet, s’efforce d’intervenir en sa faveur. De puissans seigneurs s’intéressent à l’affaire, et adressent des réclamations au conseil et au bourgmestre de Cologne, qui ne nient point leur dette, mais qui persistent à ne la pas payer. Alors, les réclamans remettent leurs intérêts entre les mains de Gœtz, et l’affaire se corse aussitôt. Gœtz envoie au conseil de Cologne une lettre de défi (qui se trouve encore dans les archives de la ville), et ouvre les hostilités en s’emparant de deux marchands colonais, qui d’ailleurs jouent au plus fin avec lui et réussissent à l’attirer dans de nouvelles difficultés avec l’évêque de Bamberg. Enfin après cinq années, l’affaire s’arrange grâce à l’intervention du comte de Königstein, el se règle enfin par le paiement à Gœtz et à Sindelfinger d’une somme de 1 000 florins d’or, soit, d’après des calculs d’équivalences, vingt-trois fois la valeur de la somme originairement contestée. Le comte de Königstein, en récompense de sa médiation, reçut aussi de la bonne ville des bijoux de grande valeur. — Est-ce que cette justice de chevaliers ne fait pas apprécier celle des procureurs ?

Mais la page la plus noire de la biographie de Goetz, c’est celle où son histoire se confond avec celle de la guerre des paysans de 1525. Ayant eu le tort d’accepter de faire cause commune avec des révoltés sanguinaires et d’être leur chef, il eut encore celui de les abandonner. Ses actes en cette occurrence sont les seuls qu’il s’efforce, dans son autobiographie, de justifier. Ils lui valurent d’être poursuivi par la ligue souabe (ligue des princes, prélats et villes impériales qui s’efforçaient de maintenir la paix intérieure en lieu et place de l’empereur, lequel avait trop d’autres soucis pour se livrer à cette difficile besogne et manquait d’ailleurs des moyens nécessaires). — Mis en jugement et condamné, il passa deux ans en prison. Grâce à de puissantes interventions, il fut relâché contre une caution de 25 000 florins, et sous promesse solennelle de ne plus quitter son château de Hornberg. Il y vécut une vieillesse pieuse ; pendant ses dernières années, il fréquenta assidûment le pasteur de son village, qui finit par s’établir auprès de lui, moyennant un traitement de 16 muids de blé et de 10 florins d’argent comptant. Il mourut en 1562 ; son tombeau, sur lequel il est représenté agenouillé et priant, a été conservé jusqu’aujourd’hui, et l’on en peut voir une reproduction au musée germanique de Nuremberg.

Que cette histoire soit haute en couleur, qu’elle ait un cachet pittoresque, attrayant pour un poète, ou ne saurait le nier. Mais que le héros nous en soit donné comme un modèle de chevalerie, c’est ce qu’il nous est plus difficile d’admettre. Pourtant, Gœtz de Berlichingen a trouvé ses apologistes. L’un d’entre eux, M. Reinehld Pallmann, qui a étudié de très près les sources de son histoire, s’efforce de le justifier par un raisonnement assez spécieux[5] : selon lui, Gœtz de Berlichingen et, avec lui, la plupart des chevaliers souabes et franconiens (dont l’histoire ressemble à la sienne, manifestaient, dans leurs luttes contre les princes, les prélats et les villes de la ligue souabe, « d’un instinct très sain de l’avenir qu’on pouvait souhaiter à l’empire allemand ». Les princes, les prélats et les villes tendaient à l’accroissement de leur puissance locale, aux dépens de la puissance impériale affaiblie et chancelante. En les combattant, les chevaliers combattaient donc pour l’empire : « Ils voulaient médiatiser… Ils poursuivaient un but social d’une signification éminente. Dans leurs tendances, et nullement dans celles des princes de l’époque… était le véritable avenir de l’Empire allemand. Et c’est le fait de l’aveuglement historique ou du particularisme, de les signaler et de les condamner comme anarchistes. » Il va de soi que cette interprétation, qui d’une façon bien inattendue découvre en Gœtz de Berlichingen un ancêtre politique de M. de Bismarck, justifie aux yeux de notre auteur la conception gœthéenne du personnage :

« Récapitulons, dit M. Pallmann en conclusion de son étude, ce que le Gœtz de Berlichingen authentique est à la caricature que la précédente critique en a créée, et nous verrons que le portrait du brave chevalier, animé d’un inépuisable amour de la liberté, tel que Gœthe nous l’a donné, n’est point un portrait de fantaisie. Au contraire, malgré l’insuffisance des secours historiques dont il disposait, il a, avec cet instinct qui est le propre des grands poètes, restauré en son personnage le vrai Gœtz historique et placé ainsi devant les yeux du peuple allemand un héros national représentatif. C’est pour cela que son chevalier à la main de fer, comme type du véritable honneur allemand, fascine encore aujourd’hui les spectateurs, si même ils ne connaissent pas exactement les véritables circonstances dans lesquelles vécurent et agirent le chevalier et ses amis. »

Sans pénétrer dans le labyrinthe inextricable de l’histoire de l’Allemagne pendant le premier tiers du XVIe siècle, il ne serait point difficile de marquer la faiblesse d’une telle interprétation, d’ailleurs ingénieuse et bien d’accord avec les tendances des historiens du nouvel empire. Il suffirait de constater, d’abord, que ces goûts de rapine et cette humeur batailleuse avoués avec une candeur si naïve, montrent bien en notre héros un animal d’instinct et de proie, un « loup », plutôt qu’un penseur profond cherchant à démêler, dans l’obscurité des temps, le vrai fil des destinées de son pays ; ensuite, que Gœtz n’exprime nullement ces « aspirations », et que, s’il se réclame de l’empereur, c’est parce que l’autorité de celui-ci est éloignée, faible, impuissante à s’imposer, tandis que celle de la ligue souabe est immédiate. Il sait fort bien qu’il n’a rien à redouter ni de Maximilien, ni du faible Charles V : c’est pour cela, sans doute, qu’ils ont ses sympathies ; et s’il a du goût pour l’idée impériale, ce n’est point parce qu’elle flatte son sentiment national : c’est parce que, pour lui, l’empire c’est le désordre, c’est-à-dire le libre exercice de sa force et le triomphe de sa violence.

Du reste, Gœthe n’alla pas chercher si loin. Il n’était point alors un esprit politique, et il ne le fut jamais, bien qu’il dût un jour, comme on sait, arriver aux affaires. Il n’était pas non plus patriote, nous l’avons déjà vu. Il ne l’était pas même en ce temps-là, où la vieille Allemagne ne l’attirait que par son éclat pittoresque, où son « nationalisme » était un sentiment essentiellement littéraire. Si l’on en doute, qu’on lise l’article qu’il publia dans les Frankfurter Gelehrten Anzeigen, peu de temps après Gœtz, sur « l’amour de la patrie »[6] : « Si nous trouvons une place au monde, y dit-il, où nous reposer avec nos biens, un champ pour nous nourrir, un toit pour nous couvrir, n’avons-nous pas là une patrie ? Et est-ce que des milliers et des milliers d’hommes n’ont pas cela dans chaque état ?… Le patriotisme romain, que Dieu nous en préserve !… etc. » Il assistait en paisible philosophe à l’agonie du vieil empire, sans en rêver un nouveau ; et je crois que M. Pallmann lui-même, malgré toute son ingéniosité, ne parviendrait point à faire de lui, comme de son héros, un précurseur de M. de Bismarck. Son idée a été beaucoup plus simple : il s’est épris de Gœtz pour des raisons analogues à celles qui l’avaient attaché à Shakspeare. Gœtz a représenté, pour lui, dans le domaine social, la nature et la liberté, comme Shakspeare les représentait dans le domaine littéraire, comme le gothique les représentait dans celui de l’art. Il l’a opposé à la tyrannie des institutions établies, qui choquaient ses opinions libertaires, comme il opposait Shakspeare aux règles classiques et les ogives de la cathédrale de Strasbourg aux colonnes de l’architecture antique. Il l’a compris, en un mot, à travers Rousseau. C’est pour cela, et non pour des motifs plus compliqués, et non plus par une intuition prophétique des temps futurs, qu’il le défend, qu’il le justifie, qu’il l’idéalise, qu’il le fait mourir — non pas assisté par un bon pasteur de campagne occupé de nettoyer son âme, mais en murmurant : « Air céleste… Liberté ! Liberté ! » et qu’il conclut : « Homme généreux ! Malheur au siècle qui t’a repoussé !… Malheur à la postérité qui te méconnaîtra !… » En réalité, son Goetz, si l’on veut lui trouver un sens général, est un frère aîné de Carl Moor, le brigand modèle, redresseur des torts des honnêtes gens ; malgré tout l’effort de Goethe pour lui donner une couleur « renaissance », il demeure un homme de la fin du XVIIIe siècle, qui a lu le Contrat social et l’Emile.

Cet effort, — où tant de dramaturges devaient persister sans un succès meilleur et qui ne nous a dotés que du trompe-l’œil baptisé du nom de « couleur locale », — cet effort aboutit le plus souvent à des résultats puérils. Nous lui devons des fragmens épisodiques que Goethe fut d’ailleurs obligé de supprimer plus tard, quand sa pièce dut être jouée au théâtre de Weimar, et qui sont en elles-mêmes de peu d’intérêt. Telles sont les scènes qui se passent au palais épiscopal de Bamberg, où paraissent des personnages qui n’ont avec le drame aucun lien, même indirect, et qui tiennent des propos dont le seul but évident est de nous montrer que l’auteur est au courant des « papotages » de l’époque :


L’ÉVEQUE. — Y a-t-il maintenant beaucoup d’Allemands de la noblesse qui étudient à Bologne.
OLEARIUS. — Des nobles et des bourgeois. Et, soit dit sans vanité, ils s’y font le plus grand honneur. On a coutume de dire à l’Académie, en manière de proverbe : « Studieux comme un gentilhomme allemand. » Car, tandis que les bourgeois s’efforcent, avec un zèle honorable, à compenser par leur savoir leur défaut d’origine, les nobles s’appliquent avec une louable émulation à relever encore leur éclat natif par le mérite le plus éclatant.
L’EVEQUE. — Ah !
LIEBITRAUT. — Qu’on dise que le monde ne s’améliore pas tous les jours ! Studieux comme un gentilhomme allemand ! voilà ce que je n’ai pas entendu de mon temps. Si quelqu’un m’avait prédit cela pendant que j’étais à l’école, je l’aurais traité de menteur. On voit qu’il ne faut jurer de rien.
OLEARIUS. — Oui, ils font l’admiration de toute l’Académie. Quelques-uns
des plus âgés et des plus habiles reviendront bientôt comme doctores. L’Empereur sera heureux de pouvoir leur confier des emplois.
LIEBITRAUT. — Cela ne manque pas.
L’ABBE. — Ne connaîtriez-vous pas, par exemple, un jeune gentilhomme… Il est de la Hesse…
OLEARIUS. — Il y a beaucoup de Hessois à Bologne.
L’ABBE. — Il s’appelle… Il est de… Aucun de vous ne le connaît ?… Sa mère était une ;… Oh ! son père n’avait qu’un œil… il était maréchal.
LIEBITRAUT. — De Wildenlholtz ?
L’ABBE. — C’est cela ! de Wildenlholtz !
OLEARIUS. — Je le connais bien. Un jeune homme de beaucoup de talent. On loue surtout son habileté dans la dispute.
L’ABBE. — Il tient cela de sa mère.
LIEBITRAUT. — Mais son père ne s’en vanta jamais. Cela montre comment les défauts ne sont que des vertus déplacées.
L’EVEQUE. — Comment disiez-vous que s’appelle l’Empereur qui a écrit votre Corpus juris ?
OLEARIUS. — Justinien.
L’EVEQUE. — Un excellent seigneur ! Qu’il vive !
OLEARIUS. — A sa mémoire !
(Ils boivent.)
L’ABBE. — Et son livre doit être un beau livre.
OLEARIUS. — On pourrait l’appeler le livre des livres. Un recueil de toutes les lois, avec les sentences faites pour tous les cas ; et ce qui pouvait être encore défectueux ou obscur est complété par les commentaires dont les hommes les plus sages ont orné cet excellent ouvrage.
L’ABBE. — Un recueil de toutes les lois ? Peste ! On y trouve aussi les dix commandemens ?
OLEARIUS. — Implicite, oui, mais non explicite.
L’ABBE. — C’est bien ce que je veux dire : simplement, sans autre explication.
L’EVEQUE. — Et ce qu’il y a de plus beau, c’est qu’un État pourrait, comme vous le dites, vivre dans la paix et la tranquillité les plus sûres, si ces lois y étaient bien établies et bien maintenues…


La volonté de respecter l’histoire et de l’introduire au complet dans son drame est pour Gœthe une gêne continuelle ; mais, plutôt que de s’en libérer, il préfère paraître maladroit. Prenons, par exemple, l’anecdote caractéristique du tailleur Sindelfingen que nous avons contée plus haut : Gœthe tient à l’utiliser. Dans sa première version, qui est la plus longue, elle se trouve introduite avec assez de naturel dans une discussion qu’ont ensemble Elisabeth (la femme de Gœtz) et Marie (sa sœur), tout en racontant des histoires au petit Charles (son fils) :

Dans la seconde version, plus resserrée, l’anecdote perd presque tout son sens, étant présentée autrement :


ELISABETH. —… Te souviens-tu encore de la dernière sortie de ton père, lorsqu’il t’apporta un petit pain blanc ?
CHARLES. — M’en apportera-t-il encore ?
ELISABETH. — Je le pense. Vois-tu, il y avait un tailleur de Stuttgart qui était fort habile à tirer de l’arc, et qui avait gagné à Cologne le prix de tir.
CHARLES. — Était-ce beaucoup ?
ELISABETH. — Cent florins. Et ensuite ils ne voulurent plus le lui donner.
MARIE. — N’est-ce pas, Charles, que c’est vilain ?
CHARLES. — Vilains jeux !
ELISABETH. — Alors, le tailleur vint trouver ton père, pour le prier de l’aider à obtenir son argent. Et, ton père partit à cheval, et enleva à ceux de Cologne un couple de marchands et les tourmenta jusqu’à ce qu’ils eussent donné l’argent…


Dans la troisième version, la scène se rétrécit encore, en sorte qu’elle semble faite uniquement pour ce petit récit, dont le caractère anecdotique s’accentue ainsi de plus en plus et qu’aucun lien ne rattache plus à l’action générale. Il est vrai que l’esthétique de Goethe n’admet pas ce que nous appelons la « composition » : elle réclame toutes les libertés shakspeariennes et veut que le poète se promène sans entraves d’aucune sorte à travers son sujet. Cette liberté ne lui réussit que lorsqu’il la prend tout entière : les plus belles scènes de la partie historique de Gœtz sont à coup sûr celles du siège de Jaxthausen, parce que là, s’il a toujours sous les yeux le texte des mémoires de son héros, il ne s’astreint point à le suivre et en profite sans abdiquer son indépendance.


III

Du reste, le véritable intérêt de l’œuvre se trouve bien davantage dans sa partie fictive, ajoutée et, si l’on peut dire, personnelle.

Rappelons que Gœthe l’écrivit à Francfort, en revenant de Strasbourg, dans un moment plutôt pénible de sa vie. Il venait de quitter une ville qui lui plaisait, une existence libre, des amis avec lesquels il se trouvait en communauté d’idées, et la douce Frédérique Brion, la fille du pasteur de Sesenheim, dont l’aimable souvenir ne laissait pas que de lui causer des remords assez vifs. Il se trouvait, de nouveau, dans la confortable maison de la Fosse-aux-Cerfs, où son père, plus maniaque que jamais, le rappelait sans cesse à la poursuite de cette carrière juridique qui ne lui plaisait guère, qu’il acceptait pourtant comme un joug qu’on n’a pas la force de secouer, et qui allait le conduire à Wetzlar : en pleine prose donc, bien loin des libres chevauchées à travers la campagne alsacienne, des rêveries dans la cathédrale, des belles conversations avec Herder ou Lerse. Son esprit, exalté par ses rêveries, bouillonnant de jeunesse, se lança d’abondance sur la piste que lui avaient ouverte les mémoires du chevalier à la main de fer. « Tout mon génie, écrivait-il à son ami Salzmann, se tourne vers une entreprise pour laquelle Homère, et Shakspeare, et tout est oublié. Je dramatise l’histoire d’un des plus nobles Allemands ; je sauve la mémoire d’un brave homme ; et l’énorme travail que cela me coûte me procure un véritable passe-temps dont j’ai si grand besoin ici. Car il est triste de se trouver dans un lieu où toute notre activité doit se dévorer elle-même… » En six semaines, il rédigea la première version de son œuvre, — qui demeure peut-être bien supérieure à ses autres remaniemens. Au fur et à mesure, il en faisait lecture à Cornélie, qui se passionnait avec lui pour ses héros. Ceux-ci perdirent bientôt, malgré la « couleur locale » répandue à flots, leur personnalité historique : ils devinrent de vrais contemporains de l’auteur, ils s’identifièrent aux êtres qu’il rencontrait tous les jours ; son imagination se plut à mêler aux figures que lui fournissaient les données authentiques des « mémoires » d’autres figures dont elle lit tous les frais. Parfois, c’était de parti pris qu’il faisait intervenir ses souvenirs dans son œuvre : ainsi, il se plut, de son propre aveu, à mettre en scène un de ses amis de Strasbourg, Franz Lesse, qui devient, dans l’infortune, le fidèle compagnon de Goetz[7]. De l’amie, de la confidente qu’il avait en sa sœur Cornélie, il prend quelques traits pour les donner à la sœur de Goetz, Marie. Cornélie était, en ce moment-là, fiancée à un ancien camarade de son frère nommé Schlosser. De là, les fiançailles de la pièce, qui ne sont point historiques, car une sœur de Gœtz de Berlichingen fut en effet la femme d’un chevalier nommé Martin de Sickingen, lequel n’était point le fameux Franz de Sickingen, et si Gœtz, en parlant de celui-ci dans ses mémoires, l’appelle quelquefois son « beau-frère », c’est en suivant un usage particulier aux chevaliers franconiens. Comme Marie pour Weislingen, Cornélie avait eu auparavant un vif attachement pour un « jeune Anglais » dont Goethe ne nous donne pas le nom[8]. Or ce souvenir est particulièrement reconnaissable dans la pièce : lisez, je vous prie, la scène où Franz de Sickingen vient demander la main de Marie, changez les noms des personnages, supprimez quelques détails, et dites si elle n’a pas l’odeur de la réalité, si l’on ne croirait pas entendre une conversation authentique entre deux jeunes lecteurs de Rousseau et des romans anglais, épris des sentimens naturels, résolus à la générosité, naturellement grandiloquens.


SCHLOSSER. — Oui, je viens demander à votre noble sœur son cœur et sa

main. Et si votre voulez me donner son âme pure, alors…..

GŒTHE. — Je voudrais que vous fussiez venu plus tôt. Il faut que je vous avoue que X… a déjà demandé son amour… Il voltige de côté et d’autre pour chercher sa pâture, Dieu sait sur quel buisson !
SCHLOSSER. — Est-ce possible ?
GOETHE. — Comme je vous le dis.
SCHLOSSER. — Il a rompu un double lien.
GŒTHE. — La pauvre fille passe maintenant sa vie à pleurer et à prier.
SCHLOSSER. — Nous allons la faire chanter.
GOETHE. — Quoi ! vous vous décideriez à épouser une fille abandonnée ?
SCHLOSSER. — Cela vous honore tous deux d’avoir été trompés par lui. Faut-il que la pauvre fille entre au couvent parce que le premier homme qu’elle a connu était un indigne ? Non, je persiste !…
GŒTHE. — Je vous dis qu’elle ne le regardait pas avec indifférence.
SCHLOSSER. — As-tu si peu de confiance en moi, que tu me croies incapable de chasser le souvenir d’un misérable ? Allons auprès d’elle !


En traçant le portrait de cette mélancolique délaissée, Gœthe pensait certainement aussi à la pauvre fille qui lui avait donné tout son cœur, mais à laquelle il ne prêtait pas, semble-t-il, des sentimens aussi généreux que ceux dont s’inspirait sa littérature ; car, son œuvre publiée, il recommandait en ces termes à son ami Salzmann d’en faire tenir un exemplaire à Mlle Brion : « La pauvre Frédérique se trouvera en quelque mesure consolée puisque l’infidèle est empoisonné… »

Il serait facile de relever, dans le détail, bien d’autres concordances avec la réalité. Ce qui nous intéressera davantage, c’est de voir comment Gœthe s’est traité lui-même, ce qu’il a mis, dans son œuvre, de son propre moi.

D’instinct, il a trouvé le procédé qui devait si bien lui réussir plus tard, auquel nous devons ses deux créations les plus célèbres : le dédoublement. Ceci est déjà fort instructif : Gœthe a senti sa complexité, il n’a pas cru possible de réunir, en une seule figure littéraire, les traits contradictoires que la réalité se plaît si volontiers à combiner dans un même être. Il a donc créé le personnage de Weislingen, pour servir à la fois de complément et de réponse à Gœtz ; et il a pu, ainsi, manifester les faces opposées de son âme, se mettre tout entier dans son œuvre, sans offenser la psychologie conventionnelle dont il subissait encore inconsciemment les lois, et sans paraître se confesser. Gœtz est orné de qualités dont l’ensemble constituait à ses yeux le véritable héros : il est loyal et chevaleresque, généreux, désintéressé, joyeux ; le mobile de ses actes, l’axe de ses pensées, c’est l’amour ardent de l’indépendance ; il ne combat que pour la conquérir ; et il combat contre les hommes et les principes que Gœthe n’aimait pas, contre les prêtres ambitieux, étroits, cupides, tels que les « philosophes » aimaient à les décrire, contre une aristocratie oppressive et rusée, pour sa liberté, pour celle des autres, pour les droits des faibles. S’il paraît inconséquent ou coupable en se laissant entraîner dans les rangs de fanatiques sanguinaires, ce n’est qu’une fausse apparence : il s’est sacrifié dans un noble dessein, pour arrêter la révolte, pour en changer les caractères, pour éviter les cruautés inutiles. Il a raison, seul contre tous. Il meurt en disant aux siens : « Fermez vos cœurs avec plus de soin que vos portes. Voici le temps de la fraude ; la carrière lui est ouverte. Les méchans régneront par la ruse, et le noble cœur tombera dans les filets. » Pas un doute sur la légitimité de ses actes n’importune sa conscience. Il est l’honnête homme au sens complet du mot, le brave homme, et encore l’homme joyeux, qui puise sa gaité dans la pureté de son âme. Mais Gœthe sait bien que, si c’est là ce qu’il voudrait être, ce n’est point précisément ce qu’il est. Il a déjà des souvenirs de Leipzig et de Strasbourg, qui sont lourds à son cœur que le sentiment de sa supériorité n’a pas encore desséché. Il ne peut regarder derrière soi, sans frissonner en songeant aux larmes qu’il a déjà fait répandre. Il est mûr pour la crise de mélancolie qu’il va traverser bientôt. C’est pour cela qu’il conçoit Weislingen, l’homme faible sans méchanceté, trop facilement gouverné par les impressions de l’heure présente, ce malheureux « excédé de ce qu’il est », traître et honteux de ses trahisons, qui ne peut sans rougir regarder le loyal Berlichingen, — et qui est peut-être bien la figure la mieux dessinée de la pièce, la plus fouillée en tout cas, la plus humaine, la moins conventionnelle et la plus vraie. Que Gœthe, en la créant, ait songé à son propre cas, on n’en saurait douter, d’autant moins qu’on la retrouvera dans ses prochaines œuvres, dans Clavijo, dans Stella, marquée de traits plus vigoureux. Ses amis, cependant, s’y trompèrent : et le laissèrent au bénéfice de son Gœtz, dont ils devaient bientôt lui donner le nom, à leur table d’hôte de Wetzlar. Il savait bien qu’on le flattait, mais la méprise ne dut pas lui déplaire : mieux vaut passer pour Faust que pour Méphisto, pour don Quichotte que pour Sancho Pança.

IV

Cependant, ces élémens, fournis les uns par l’histoire, les autres par la vie, ne constituent pas toute l’œuvre. Un autre élément vient encore s’ajouter à leur mélange, un élément purement romantique, dans le plus mauvais sens du mot, c’est-à-dire artificiel, conventionnel et factice. Il est représenté surtout par la figure d’Adélaïde et par les scènes qu’elle inspire.

Adélaïde est tout imaginaire. Gœthe ne l’a rencontrée ni dans l’histoire ni dans la vie : il l’a tirée de son propre fonds ; et vraiment l’on reconnaîtra qu’elle ne lui fait pas beaucoup d’honneur. Dans sa pensée, elle doit avoir une valeur symbolique : elle incarne, je suppose, les mauvaises tendances de l’Allemagne, les tendances aristocratiques et cléricales, celles-là mêmes que soutenaient l’évêque de Bamberg et Weislingen, et que Gœtz combattait. De plus, opposée aux deux autres femmes de la pièce, Elisabeth et Marie, l’une vaillante et l’autre tendre, elle représente les séductions funestes des dangereuses charmeresses : elle est la « femme fatale » qui arrête la marche des héros, sème la haine entre eux, manie avec une égale habileté le mensonge, la ruse et le poison : Circé, lady Macbeth, que sais-je[9] ? Nul ne l’approche sans être vaincu par elle ; Gœthe lui-même, de son propre aveu, subit le sort commun : pour elle, il oublia son loyal héros, qui, peu à peu (dans la première version) s’efface pour lui livrer la scène : « Malgré moi, confesse-t-il, ma plume lui appartenait tout entière, l’intérêt qu’elle avait allait croissant ; et comme à la fin Gœtz demeure en dehors de l’action et ne reparaît que pour prendre fâcheusement part à la guerre des paysans, il est bien naturel qu’une charmante femme l’ait supplanté auprès de l’auteur qui, secouant les liens de l’art, pensait à s’essayer dans un nouveau champ. » Cette « charmante femme » n’est rien moins que la cheville ouvrière de la pièce : c’est elle qui, en séduisant Weislingen, l’éloigné de Marie et empêche sa réconciliation avec Gœtz ; elle séduit aussi Sickingen ; elle séduit Franz, l’écuyer de Weislingen, qui, sur ses ordres, empoisonnera son maître. Une sentence de la Sainte-Wehme arrête enfin le cours de ses exploits ; mais elle séduit aussi le messager chargé de l’exécuter, et, si elle reçoit de lui le juste châtiment de tant d’abominables crimes, c’est que sa force ou son adresse la trahissent au moment suprême.

Ramenée à ces grandes lignes, la conception d’Adélaïde paraît d’un romanesque plutôt médiocre, et l’on est déjà tenté de la classer dans la galerie de ces héroïnes de mélodrame qui ne sauraient exciter en nous qu’un intérêt vulgaire. Que sera-ce si nous l’examinons de plus près, dans le détail des nombreuses scènes qui lui sont consacrées ? Bien qu’elle monologue volontiers, tout exprès pour dévoiler la noirceur de ses desseins, il n’en est, pas une où l’art du poète parvienne à l’expliquer, pas une non plus où elle prenne vie. Elle flotte dans un nuage de romanesque de pacotille, dans les brumes d’un moyen âge d’opéra. Le mobile de ses actes, les ressorts de ses sentimens ne nous sont point montrés : sans comprendre pourquoi ni comment, nous voyons seulement qu’elle fait de détestable politique et change d’amans avec une blâmable complaisance. Puis, quand la mesure de ses forfaits est comble, on nous transporte dans le caveau souterrain où siège le « Tribunal secret », et le décor prépare le dialogue : sept « grands-juges » siègent autour d’une table recouverte d’un tapis noir où sont posés un glaive et une corde ; de chaque côté, sept juges assistans restent debout, en longues robes blanches, et le jugement commence :


PREMIER GRAND-JUGE. — Juges du Tribunal secret, vous avez juré sur la corde et le glaive d’être irréprochables, de juger en secret, de punir en secret, pareils à Dieu. Si vos mains et vos cœurs sont purs, levez les bras et appelez sur le malfaiteur : Malheur ! Malheur !
Tous, levant le bras. — Malheur ! Malheur !
PREMIER GRAND-JUGE. — Crieur, commence le jugement.
LE PREMIER JUGE ASSISTANT, s’avançant. — Moi, crieur, je porte plainte contre le malfaiteur. Que celui dont le cœur et les mains sont purs, pour jurer par la corde et le glaive, qu’il accuse par la corde et le glaive ! qu’il accuse ! qu’il accuse !
UN SECOND JUGE ASSISTANT, s’avançant. — Mon cœur est pur de crimes, et mes mains de sang innocent. Que Dieu me pardonne tes mauvaises pensées et arrête la volonté ! Je lève ma main, et j’accuse ! j’accuse ! j’accuse !
PREMIER GRAND-JUGE. — Qui accuses-tu ?
L’ACCUSATEUR. — J’accuse sur le glaive et la corde Adélaïde de Weislingen… etc.


Maintenue dans la seconde version, cette scène mélodramatique fut supprimée dans la troisième. Ici, d’ailleurs, les remaniemens prennent un intérêt particulier, en ce sens du moins qu’ils nous montrent à quel degré d’incertitude et d’incohérence était la pensée de Goethe par rapport à ce personnage d’Adélaïde, sa création préférée cependant, dont il allonge et rétrécit tour à tour le rôle élastique.

Dans la première version, le jugement était suivi, après une courte scène intermédiaire, de l’exécution. Adélaïde, seule dans sa chambre à coucher, tourmentée par de « singuliers pressentimens », inquiète de l’obscurité, remuait de vagues pensées en un monologue trop évidemment destiné à prévenir la surprise du spectateur : « Weislingen est-il mort ? Franz est-il mort ? C’était un brave garçon… » On l’aurait crue en proie à quelques remords, on aurait pensé à lady Macbeth, si elle ne s’était brusquement endormie. On entendait alors un appel de la voix de Franz : l’exécuteur de la Sainte-Wehme sortait de sa cachette, sous le lit ; un « Esprit » appelait : « Adélaïde ! » Elle s’éveillait : et la scène du meurtre s’accomplissait, rapide, violente, mélodramatique comme celle du jugement :


ADELAÏDE, réveillée. — Je l’ai vu. Il se débattait dans les affres de la mort ! Il m’appelait ! il m’appelait ! Ses yeux étaient creux et pleins d’amour !… Assassin ! assassin !
L’ASSASSIN. — Ne crie pas ! Tu appelles la Mort. Des esprits vengeurs ferment les oreilles du secours.
ADELAÏDE. — Veux-tu mon or ? mes bijoux ? Prends-les ! mais laisse-moi la vie.
L’ASSASSIN. — Je ne suis pas un voleur. Les ténèbres ont jugé les ténèbres, et tu dois mourir.
ADELAÏDE. — Malheur ! malheur !
L’ASSASSIN. — Sur ta tête ! Si les horribles spectres de ton action ne tournent pas ton regard effrayé vers l’enfer, alors regarde en haut, regarde le vengeur dans le ciel, et prie-le de se contenter du sacrifice que je lui offre.
ADELAÏDE. — Laisse-moi vivre ! Que t’ai-je fait ? Je suis à tes pieds.
L’ASSASSIN, à part. — Une princesse royale ! Quel regard ! quelle voix ! Dans ses bras, moi misérable, je serais un dieu… Si je la trompais ! Puisqu’elle est en mon pouvoir.
ADELAÏDE. — Il semble ému.
L’ASSASSIN. — Adélaïde, tu m’attendris. Veux-tu me promettre ?
ADELAÏDE. — Quoi ?
L’ASSASSIN. — Ce qu’un homme peut demander à une belle femme dans la nuit profonde.
ADELAÏDE, à part. — La mesure est comble. Le vice et la honte, comme des flammes infernales, m’ont enlacée dans des bras diaboliques. J’expie, j’expie ! C’est en vain que j’essaie d’effacer le vice par le vice, la honte par la honte. Le déshonneur le plus affreux ou la mort la plus vile se présentent à mes yeux dans une image d’enfer.
L’ASSASSIN. — Décide-toi.
ADELAÏDE, à part. — Un rayon de délivrance ! (Elle s’approche du lit ; il la suit : elle tire un poignard des colonnes et l’en frappe.)
L’ASSASSIN. — Traîtresse jusqu’à la fin. (Il tombe sur elle et l’étrangle !) Serpent ! (Il lui donne des coups de poignard.) Je saigne aussi. Voici le prix de tes désirs sanguinaires ! Tu n’es pas la première. Dieu, qui l’as faite si belle, ne pouvais-tu la faire bonne ? (Il sort.)


Dans la seconde version, cette scène disparaît : le jugement seul nous renseigne sur le sort d’Adélaïde. Puis, dans la troisième, il n’y a plus ni jugement ni exécution, Goethe ayant sans doute reconnu la violence excessive et la valeur banale de telles scènes. Et tout cela est remplacé par une scène de remords et de terreur, tout aussi romantique et shakspearienne si l’on veut, bien qu’un peu moins invraisemblable et composée :


ADELAÏDE, seule. — Heureux enfant ! pressé par le sort le plus terrible, tu joues encore ! Le mouvement puissant des flots se tourne en écume, l’activité puissante de la jeunesse se tourne en jeu. Je veux te suivre : ma forme blanche, comme un esprit, regardera vers toi du haut de ces murailles. Je le vois, oh ! si distinctement ! sur son cheval blanc : la lumière du jour l’entoure, et les mouvantes ombres aiguës l’accompagnent ! Il s’arrête ; il déploie le voile : sait-il que je lui fais signe ? Il veut continuer ! Il hésite encore ! Marche donc, adolescent ! marche à ton triste but ! C’est étrange, ce noir passant qui vient à sa rencontre. Une forme sombre et noire de moine s’avance. Ils se rencontrent. S’arrêteront-ils ? se parleront-ils ? Ils passent à côté l’un de l’autre sans avoir l’air de se voir ! Chacun suit sa route. Franz descend, et, je ne me trompe pas, le moine monte vers le château ! Pourquoi un frisson d’effroi pénètre-t-il mes moelles ? N’est-ce pas un de ces moines dont j’ai vu des milliers de nuit et de jour ? Pourquoi celui-là me ferait-il peur ? Il marche toujours, lentement, très lentement. Je le vois distinctement, sa forme, ses mouvemens. (On sonne.) Le portier doit garder les portes fermées, et ne laisser entrer personne avant le jour, qui que ce puisse être. (A la fenêtre.) Je ne le vois plus. A-t-il pris le sentier ? (On sonne.) On examine sans doute les petites portes de derrière, si elles sont bien verrouillées et fermées… Murs, châteaux, liens et verrous, quel bienfait pour ceux qui ont peur, qui s’angoissent ! Et pourquoi est-ce que je m’angoisse ? L’horreur s’approche-t-elle de moi qu’on accomplit au loin, sur mon ordre ? Est-ce là le crime qui me met devant les yeux l’image d’une sombre vengeance ? Non, non : c’était un être réel, étrange, inconnu ! Si c’était un jeu de mon imagination, je devrais le voir ici aussi. (Une forme noire voilée, tenant une corde et un poignard, entre, menaçante, par une porte de derrière, et s’avance vers Adélaïde, placée de telle manière qu’elle ne peut pas voir cette apparition effrayante de ses yeux physiques ; en effet, elle regarde plutôt du côté opposé.) Mais là-bas, là-bas, il y a une ombre ! Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cette tache obscure qui passe sur le mur ? Malheur, malheur à moi ! je suis folle ! Domine-toi, remets-toi ! (Elle ferme un instant les yeux, puis retire ses mains et regarde dans la direction opposée.) Voici qu’elle plane ici, voici qu’elle se traîne là. Lance-toi sur elle ! Mais elle disparaît. Va-t’en, vision de ma folie ! Elle fuit, elle s’éloigne ! Ainsi veux-je te persécuter, te pourchasser ! (Tout en repoussant l’image, elle aperçoit tout à coup la figure réelle qui traverse la chambre à coucher. Elle pousse un cri et se jette sur la sonnette.) Des lumières, des lumières, des flambeaux ! Tout le monde ici ! Encore des flambeaux ! Que la nuit qui m’environne devienne le jour ! Sonnez l’alarme ! que chacun coure aux armes ! (On entend sonner.) Inspectez cette chambre ! Elle n’a point d’autre issue. Trouvez-le, enchaînez-le. — Pourquoi tremblez-vous ? Un criminel est caché ici. (Quelques soldats s’éloignent.) Vous autres, entourez-moi. Tirez vos épées ! Sortez vos hallebardes !… A présent, je suis plus calme. Restez tranquilles. Attendez. Soutenez-moi, mes chères amies ! Ne me laissez pas tomber ! Mes genoux chancellent. (On lui offre un siège.) Approchez-vous, défenseurs ! Entourez-moi, veillez sur moi. Qu’aucun de vous ne bouge d’ici jusqu’au plein jour !
V

De tels remaniemens dépassent de beaucoup l’importance et la signification des retouches habituelles. On est en tout cas fondé à en conclure que l’auteur, pris de doutes sur son œuvre, n’en ignorait point les imperfections : il trouvait plus facile de les reconnaître que de les corriger. C’est qu’il ne s’agissait pas de détails d’exécution, mais d’un vice plus grave, d’un vice inhérent à la conception même de la pièce, qu’il nous faut signaler.

Un des reproches que la critique a le plus souvent adressés à Gœtz de Berlichingen, c’est de manquer d’unité. Or, en prenant ce mot dans son sens le plus classique, les apologistes de Gœthe n’ont guère eu de peine à montrer que ce reproche n’avait point déraison d’être. Il est évident, en effet, que Gœthe n’a point voulu que son œuvre soit une à la façon d’une tragédie de Racine ou même de Corneille : d’autant moins que l’idée qu’on se fait de l’unité n’est pas la même sous les diverses latitudes, pour un Allemand et pour un Latin, pour un Anglais et pour un Français. Mais il y a une unité supérieure aux trois unités d’Aristote, et plus indispensable, quelle que soit la race du poète et de son public : c’est celle que je voudrais appeler pour un instant l’unité d’intention. Or celle-ci manque complètement à la première œuvre de Goethe, par le fait même de la diversité des élémens dont elle est composée. Il n’y a pas d’accord possible, pas d’harmonie, entre les sentimens contradictoires dont le poète s’inspire, les uns contemporains, et jaillissant, pour ainsi dire, d’une source naturelle, les autres laborieusement empruntés à l’histoire, d’autres encore tout artificiels, procréés au hasard des soubresauts d’une imagination de vingt-deux ans. Le poète se trouve pris entre le besoin qu’il a de s’exprimer lui-même à travers des personnages historique et sa ferme volonté de respecter les données authentiques qu’il croit posséder. La figure d’Adélaïde, produit capricieux de sa fantaisie, achève de bouleverser l’équilibre plus ou moins solide qu’il avait cru établir dans le premier acte ; en sorte que le résultat final de ses efforts n’est autre que le triomphe de l’incohérence.

S’il était nécessaire de plaider les circonstances atténuantes, on pourrait rappeler que Gœthe, lorsqu’il acheva sa première version, — laquelle demeure, malgré tout, la plus importante, — atteignait à peine sa vingt-deuxième année ; qu’entre sa première et sa seconde rédaction, il commit l’imprudence de demander le conseil de ses amis, dont il reçut, comme toujours, des avis inconciliables, allant du blâme catégorique (Herder) à l’enthousiasme absolu ; que sa troisième version ne fut en réalité qu’une tentative malheureuse pour rendre possible la représentation d’une œuvre qu’à l’origine il ne destinait point à la scène ; qu’au moment où il composa Gœtz, le théâtre allemand ne lui offrait aucun modèle, les pièces de Lessing se rapprochant encore trop, pour son goût d’alors, du « genre classique », et la meilleure pièce « romantique » existant alors, l’Ugolin de Gerstenberg, étant bien loin d’être un chef-d’œuvre ; enfin que, tout imprégné de Shakspeare, tout rempli de théories absolues comme on l’est volontiers à son âge, il ne se trouvait point en état de dégager encore sa personnalité. Mais ce plaidoyer n’aurait pas sa raison d’être, car Gœtz de Berlichingen, tel qu’il était, obtint, en somme l’accueil le plus favorable, voisin de l’enthousiasme. Il souleva — ce qui ne fut point pour déplaire à son auteur — quelque colère parmi les « classiques ». Un critique, qui n’était autre que le roi de Prusse, le condamna vertement : « On peut pardonner à Shakspeare des écarts bizarres, dit en effet Frédéric II dans son petit écrit intitulé : De la littérature française ; car la naissance des arts n’est jamais le point de leur maturité. Mais voilà encore un Gœtz de Berlichingen qui paraît sur la scène, imitation détestable de ces mauvaises pièces anglaises, et le public applaudit et demande avec enthousiasme la répétition de ces dégoûtantes platitudes. » Mais on sait que Frédéric n’était pas « dans le mouvement », du moins en littérature. Par une contradiction qu’on a souvent relevée, le prince qui travaillait alors à préparer l’avenir politique de l’Allemagne ne comprenait point le parti qu’il aurait pu tirer des aspirations « nationalistes » éparses autour de lui ; d’ailleurs, outre la forme déréglée de Gœtz, il ne pouvait qu’en désapprouver les tendances libertaires, lui dont on sait le goût pour les gouvernemens solides ; et comment l’ami de Voltaire, pénétré des doctrines de son siècle, eût-il pu goûter ce moyen âge idéaliste, de morale austère, et, en somme, chrétienne ? En revanche, l’œuvre nouvelle parut une révélation aux « vieux allemands » de la suite de Klopstock, aux « hommes libres », fanatiques de Rousseau ou disciples de Herder (qui, lui, faisait ses réserves), aux jeunes poètes du Hainbund groupés autour de Bürger et de Vosz : à tel point que plusieurs d’entre eux, parmi les plus considérables, Lavater, Stilling, Klopstock lui-même, tinrent à honneur de féliciter le jeune poète et d’entrer en relations personnelles avec lui. Le public suivit ce mouvement : mise en vente au prix de douze groschen, la pièce reçut un tel accueil que, dès 1774, l’acteur Karle, de Berlin, essaya de la mettre à la scène ; quelque difficile ou impossible qu’elle fût, cette entreprise n’en excita pas moins l’intérêt général ; et la pièce lui valut de si bonnes recettes, qu’il put la jouer treize fois dans le courant de l’année. L’auteur avait donc mille raisons d’être satisfait ; et il l’était : « Maintenant, quant à mon cher Gœtz, écrivait-il à un ami quelques semaines après la publication de sa pièce, je me confie à sa bonne nature : il réussira et il durera. C’est un fils des hommes qui a beaucoup de défauts, et cependant l’un des meilleurs… Mais j’ai déjà reçu de tels applaudissemens que j’en suis étonné. Je ne crois pas que je fasse de longtemps quelque chose qui touche autant le public. » Cette bonne opinion qu’il avait de sa première pièce, il ne la perdit jamais. Alors même que son périple autour des idées l’avait entraîné bien loin du romantisme, il demeurait plein d’indulgence pour les « défauts » de son chevalier à la main de fer : « J’ai écrit mon Gœtz de Berlichingen quand j’avais vingt-deux ans, disait-il à Eckermann, et dix ans plus tard j’étais étonné de la vérité de mes peintures. Je n’avais rien connu par moi-même, rien vu de ce que je peignais ; je devais donc posséder par anticipation la connaissance des différentes conditions humaines. »

Cependant, quoique satisfait, Goethe ne devait pas persévérer dans la voie qui lui avait valu ce premier succès, car elle était contraire à son véritable génie. Gœtz demeure, en effet, la seule de ses œuvres qui porte nettement la marque de l’époque du Sturm und Drang, de tempête et de violence ; elle est la seule qu’ait produite la crise romantique où d’autres, comme Klopstock, s’attardèrent, mais qui, pour Gœthe, devait être rapide et légère comme une maladie d’enfant.


EDOUARD ROD.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Livre XI.
  3. Publié par Otto Jahn, Biographische Aufsatze ; Leipzig, 1866.
  4. L’histoire de Gœtz de Berlichingen a été écrite plusieurs fois. Voir entre autres J.-W. von Berlichingen, Geschichte des Ritters Gœtz von Berlichingen ; Leipzig, 1861, et Janssen, l’Allemagne à la fin du moyen âge.
  5. Der historische Gœtz von Berlichingen mit der eisernen Hand und Gœthe’s Schauspiel über ihn ; Berlin, 1894.
  6. A propos d’un livre de J. von Sonnenfels intitulé : Ueber die Liebe des Vaterlands et publié à Vienne en 1771.
  7. «… Il disait souvent que le ciel ne l’ayant pas fait pour être un héros de guerre et d’amour, il voulait se contenter du rôle de second, entendu dans le sens du roman et de l’escrime. Comme il resta toujours égal à lui-même et qu’il offrait le vrai modèle du caractère ferme et bon, son idée se grava dans mon esprit en traits aussi profonds qu’agréables, et quand j’écrivis Gœtz de Berlichingen, je me sentis engagé à consacrer le souvenir de notre amitié, et je donnai le nom de France Lerse au brave homme qui sait se subordonner si noblement. (Vérité et Poésie, l. IX.)
  8. Vérité et poésie, l. VI.
  9. « Adélaïde est la contre-partie la plus complète du parti vieil allemand ; elle est la beauté en lutte contre la force, mais la beauté coquette, élégante, fausse, — la beauté telle que les vieux allemands pouvaient l’attribuer à l’art français. » Richard M. Meyer, Gœthe, Berlin, 1895.