Aller au contenu

Essai sur la nature du commerce en général/Partie I/Chapitre 15

La bibliothèque libre.




La multiplication & le décroissement des Peuples dans un État dépendent principalement de la volonté, des modes & des façons de vivre des Propriétaires de terres



Partie I, Chapitre 14 Partie I, Chapitre 15 Partie I, Chapitre 16




L’expérience nous fait voir qu’on peut multiplier les Arbres, Plantes & autres sortes de végétaux, & qu’on en peut entretenir toute la quantité que la portion de terre qu’on y destine peut nourrir.

La même expérience nous fait voir qu’on peut également multiplier toutes les especes d’animaux, & les entretenir en telle quantité que la portion de terre qu’on y destine peut en nourrir. Si l’on éleve des Haras, des troupeaux de Bœufs ou de Moutons, on les multipliera aisement, jusqu’au nombre que la terre qu’on destine pour cela peut en entretenir. On peut même améliorer les Prairies qui servent pour cet entretien, en y faisant couler plusieurs petits ruisseaux & torrens, comme dans le Milanez. On peut faire du foin, & par ce moïen entretenir ces Bestiaux dans les Étables, & les nourrir en plus grand nombre que si on les laissoit en liberté dans les Prairies. On peut nourrir quelquefois les Moutons avec des navets, comme on fait en Angleterre, au moïen de quoi un arpent de terre ira plus loin pour leur nourriture, que s’il ne produisoit que de l’herbe.

On peut en un mot multiplier toutes sortes d’animaux, en tel nombre qu’on en veut entretenir, même à l’infini, si on pouvoit attribuer des terres propres à l’infini pour les nourrir ; & la multiplication des Animaux n’a d’autres bornes que le plus ou moins de moïens qu’on leur laisse pour subsister. Il n’est pas douteux que si on emploïoit toutes les terres à la simple nourriture de l’Homme, l’espece en multiplieroit jusqu’à la concurrence du nombre que ces terres pourroient nourrir, de la façon qu’on expliquera.

Il n’y a point de Païs où l’on porte la multiplication des Hommes si loin qu’à la Chine. Les pauvres gens y vivent uniquement de riz & d’eau de riz ; ils y travaillent presque nus, & dans les Provinces méridionales ils font trois moissons abondantes de riz, chaque année, par le grand soin qu’ils ont de l’Agriculture. La terre ne s’y repose jamais, & rend chaque fois, plus de cent pour un ; ceux qui sont habillés, le sont pour la plûpart de coton, qui demande si peu de terre pour sa production, qu’un arpent en peut vraisemblablement produire de quoi habiller cinq cens personnes adultes. Ils se marient tous par religion, & élevent autant d’enfans qu’ils en peuvent faire subsister. Ils regardent comme un crime l’emploi des terres en Parcs ou Jardins de plaisance, comme si on fraudoit par là les Hommes de leur nourriture. Ils portent les Voïageurs en Chaise à porteurs, & épargnent le travail des Chevaux en tout ce qui se peut faire par les Hommes. Leur nombre est incroïable, suivant les Relations, & cependant ils sont forcés de faire mourir plusieurs de leurs Enfans dès le berceau, lorsqu’ils ne se voient pas le moïen de les élever, n’en gardant que le nombre qu’ils peuvent nourrir. Par un travail rude & obstiné, ils tirent, des Rivieres, une quantité extraordinaire de Poissons, & de la Terre, tout ce qu’on en peut tirer.

Néanmoins lorsqu’il survient des années stériles, ils meurent de faim par milliers, malgré le soin de l’Empereur, qui fait des amas de riz pour de pareils cas. Ainsi tous nombreux que sont les Habitans de la Chine, ils se proportionnent nécessairement aux moïens qu’ils ont de subsister, & ne passent pas le nombre que le Païs peut entretenir, suivant la façon de vivre dont ils se contentent ; & sur ce pié, un seul arpent de terre suffit pour en entretenir plusieurs.

D’un autre côté, il n’y a pas de Païs, où la multiplication des Hommes soit plus bornée que parmi les Sauvages de l’Amérique, dans l’intérieur des terres. Ils négligent l’Agriculture, ils habitent dans les Bois, & vivent de la Chasse des Animaux qu’ils y trouvent. Comme les Arbres consument le suc & la substance de la terre, il y a peu d’herbe pour la nourriture de ces Animaux ; & comme un Indien en mange plusieurs dans l’année, cinquante à cent arpens de terre ne donnent souvent que la nourriture d’un seul Indien.

Un petit Peuple de ces Indiens aura quarante lieues quarrées d’étendue pour les limites de sa Chasse. Ils se font des guerres reglées & cruelles pour ces limites, & proportionnent toujours leur nombre aux moïens qu’ils trouvent de subsister par la Chasse.

Les Habitans de l’Europe cultivent les terres, & en tirent des grains pour leur subsistance. La laine des Moutons qu’ils nourrissent, leur sert d’habillement. Le froment est le grain dont le plus grand nombre se nourrit ; quoique plusieurs Païsans fassent leur pain de ségle, & dans le Nord, d’orge & d’aveine. La subsistance des Païsans & du Peuple n’est par la même dans tous les Païs de l’Europe, & les terres y sont souvent différentes en bonté & en fertilité.

La plûpart des terres de Flandres, & une partie de celles de la Lombardie, rapportent dix-huit à vingt fois le froment qu’on y a semé, sans se reposer : la Campagne de Naples en rapporte encore d’avantage. Il y a quelques terres en France, en Espagne, en Angleterre & en Allemagne qui rapportent la même quantité. Ciceron nous apprend que les terres de Sicile produisoient, de son tems, dix pour un ; & Pline l’Ancien dit que les terres Léontines en Sicile, rapportoient cent fois la semence ; que celles de Babylone la rendoient jusqu’à cent cinquante fois ; & quelques terres en Afrique, encore bien plus.

Aujourd’hui les terres en Europe peuvent rapporter, l’un portant l’autre, six fois la semence ; de maniere qu’il reste cinq fois la semence pour la consommation des Habitans. Les terres s’y reposent ordinairement la troisieme année, aïant rapporté du froment la premiere année, & du petit blé, dans la seconde.

On pourra voir dans le Supplément les calculs de la terre nécessaire pour la subsistance d’un Homme, dans les différentes suppositions de sa maniere de vivre.

On y verra qu’un Homme qui vit de pain, d’ail & de racines, qui ne porte que des habits de chanvre, du gros linge, des sabots, & qui ne boit que de l’eau, comme c’est le cas de plusieurs Païsans dans les Parties méridionales de France, peut subsister du produit d’un arpent & demi de terre de moïenne bonté, qui rapporte six fois la semence, & qui se repose tous les trois ans.

D’un autre côté, un Homme adulte, qui porte des souliers de cuir, des bas, du drap de laine, qui vit dans des Maisons, qui a du linge à changer, un lit, des chaises, une table, & autres choses nécessaires, qui boit modérément de la biere, ou du vin, qui mange de la viande tous les jours, du beurre, du fromage, du pain, des legumes, &c. le tout suffisamment, mais modérément, ne demande guere pour tout cela, que le produit de quatre à cinq arpens de terre de moïenne bonté. Il est vrai que dans ces calculs, on ne donne aucune terre pour le maintien d’autres Chevaux, que de ceux qui sont nécessaires pour labourer la terre, & pour le transport des denrées, à dix milles de distance.

L’Histoire rapporte que les premiers Romains entretenoient chacun leur Famille, du produit de deux journaux de terre, qui ne faisoient qu’un arpent de Paris, & 330 piés quarrés, ou environ. Aussi ils étoient presque nus ; ils n’usoient ni de vin, ni d’huile, couchoient dans la paille, & n’avoient presque point de commodités ; mais comme ils travaillotent beaucoup la terre, qui est assez bonne aux environs de Rome, ils en tiroient beaucoup de grains & de légumes.

Si les Propriétaires de terres avoient à cœur la multiplication des Hommes, s’ils encourageoient les Païsans à se marier jeunes, & à élever des Enfans, par la promesse de pourvoir à leur subsistance, en destinant les terres uniquement à cela, ils multiplieroient sans doute les Hommes, jusqu’au nombre que les terres pourroient entretenir ; & cela suivant les produits de terre qu’ils destineroient à la subsistance de chacun, soit celui d’un arpent & demi, soit celui de quatre à cinq arpens, par tête.

Mais si au lieu de cela le Prince, où les Propriétaires de terres, les font emploïer à d’autres usages qu’à l’entretien des Habitans ; si, par le prix qu’ils donnent au Marché des denrées & marchandises, ils déterminent les Fermiers à mettre les terres à d’autres usages, que ceux qui servent à l’entretien des Hommes (car nous avons vû que le prix que les Propriétaires offrent au Marché, & la consommation qu’ils font, déterminent l’emploi qu’on fait des terres, de la même maniere que s’ils les faisoient valoir eux-mêmes), les Habitans diminueront nécessairement en nombre. Les uns faute d’emploi seront obligés de quitter le Païs, d’autres, ne se voïant pas les moïens nécessaires pour élever des Enfans, ne se marieront pas, ou ne se marieront que tard, après avoir mis quelque chose à part pour le soutien du ménage.

Si les Propriétaires de terres, qui vivent à la Campagne, vont demeurer dans les Villes éloignées de leurs Terres, il faudra nourrir des Chevaux, tant pour le transport de leur subsistance à la Ville, que de celle de tous les Domestiques, Artisans, & autres, que leur résidence dans la Ville y attire.

La voiture des vins de Bourgogne à Paris, coute souvent plus que le vin même ne coute sur les lieux ; & par conséquent la terre emploïée pour l’entretien des Chevaux de voiture, & de ceux qui en ont soin, est plus considérable que celle qui produit le vin, & qui entretient ceux qui ont eu part à sa production. Plus on entretient de Chevaux dans un État, & moins il restera de subsistance pour les Habitans. L’entretien des Chevaux de carrosse, de chasse ou de parade, coute souvent trois à quatre arpens de terre.

Mais lorsque les Seigneurs & les Propriétaires de terres tirent des Manufactures étrangeres, leurs draps, leurs soieries, leurs dentelles, &c. & s’ils les paient en envoïant chez l’Étranger le produit des denrées de l’État, ils diminuent par-là extraordinairement la subsistance des Habitans, & augmentent celle des Étrangers qui deviennent souvent les Ennemis de l’État.

Si un Propriétaire, ou Seigneur Polonois, à qui ses Fermiers paient annuellement une rente égale à-peu-près au produit du tiers de ses terres, se plaît à se servir de draps, de linges, &c. d’Hollande, il donnera pour ces marchandises la moitié de sa rente, & emploiera peut-être l’autre pour la subsistance de sa Famille, en d’autres denrées & marchandises du crû de Pologne : or la moitié de sa rente, dans notre supposition, répond à la sixieme partie du produit de sa terre, & cette sixieme partie sera emportée par les Hollandois, auxquels les Fermiers Polonois la donneront en blé, laines, chanvres & autres denrées : voilà donc une sixieme partie de la terre de Pologne qu’on ôte aux Habitans, sans comprendre la nourriture des Chevaux de voiture, de carrosse & de parade, qu’on entretient en Pologne, par la façon de vivre que les Seigneurs y suivent ; & de plus, si sur les deux tiers du produit des terres qu’on attribue aux Fermiers, ceux-ci, à l’exemple de leurs Maîtres, consument des Manufactures étrangeres, qu’ils paieront aussi aux Étrangers en denrées du crû de la Pologne, il y aura bien un bon tiers du produit des terres en Pologne qu’on ôte à la subsistance des Habitans, &, qui pis est, dont la plus grande partie est envoïée à l’Étranger, & sert souvent à l’entretien des Ennemis de l’État. Si les Propriétaires des terres & les Seigneurs en Pologne ne vouloient consommer que des Manufactures de leur État, quelque mauvaises qu’elles fussent dans leurs commencemens, ils les feroient devenir peu-à-peu meilleures, & entretiendroient un grand nombre de leurs propres Habitans à y travailler, au lieu de donner cet avantage à des Étrangers : & si tous les États avoient un pareil soin de n’être pas les dupes des autres États dans le Commerce, chaque État seroit considérable uniquement, à proportion de son produit & de l’industrie de ses Habitans.

Si les Dames de Paris se plaisent à porter des dentelles de Bruxelles, & si la France paie ces dentelles en vin de Champagne, il faudra païer le produit d’un seul arpent de lin, par le produit de plus de seize mille arpens en vignes, si j’ai bien calculé. On expliquera cela plus particuliérement ailleurs, & on en pourra voir les calculs au Supplément. Je me contenterai de remarquer ici qu’on ôte dans ce commerce un grand produit de terre à la subsistance des François, & que toutes les denrées qu’on envoie en Païs étrangers, lorsqu’on n’en fait pas revenir en échange un produit également considérable, tendent à diminuer le nombre des Habitans de l’État.

Lorsque j’ai dit que les Propriétaires de terres pourroient multiplier les Habitans à proportion du nombre que ces terres pourroient en entretenir, j’ai supposé que le plus grand nombre des Hommes ne demande pas mieux qu’à se marier, si on les met en état d’entretenir leurs Familles de la même maniere qu’ils se contentent de vivre eux-mêmes ; c’est-à-dire, que si un Homme se contente du produit d’un arpent & demi de terre, il se mariera, pourvu qu’il soit sûr d’avoir de quoi entretenir sa Famille à-peu-près de la même façon ; que s’il ne se contente que du produit de cinq à dix arpens, il ne s’empressera pas de se marier, à moins qu’il ne croie pouvoir faire subsister sa Famille à-peu-près de même.

Les Enfans de la Noblesse en Europe sont élevés dans l’affluence ; & comme on donne ordinairement la plus grande partie du bien aux Aînés, les Cadets ne s’empressent guere de se marier ils vivent pour la plûpart garçons, soit dans les Armées, soit dans les Cloîtres, mais rarement en trouvera-t-on qui ne soient prêts à se marier si on leur offre des Héritieres & des Fortunes, c’est-à-dire, le moïen d’entretenir une Famille sur le pié de vivre qu’ils ont en vue, & sans lequel ils croiroient rendre leurs Enfans malheureux.

Il se trouve aussi dans les classes inférieures de l’État plusieurs Hommes, qui, par orgueil & par des raisons semblables à celles de la Noblesse, aiment mieux vivre dans le Célibat, & dépenser sur eux-mêmes le peu de bien qu’ils ont, que de se mettre en ménage. Mais la plupart s’y mettroient volontiers, s’ils pouvoient compter sur un entretien pour leur Famille tel qu’ils le voudroient : ils croiroient faire tort à leurs Enfans, s’ils en élevoient pour les voir tomber dans une Classe inférieure à la leur. Il n’y a qu’un très petit nombre d’Habitans dans un État, qui évitent le mariage par pur esprit de libertinage : tous les bas Ordres des Habitans ne demandent qu’à vivre, & à élever des Enfans qui puissent au moins vivre comme eux. Lorsque les Laboureurs & les Artisans ne se marient pas, c’est qu’ils attendent à épargner quelque chose pour se mettre en état d’entrer en ménage, ou à trouver quelque Fille qui apporte quelque petit fond pour cela ; parcequ’ils voient journellement plusieurs autres de leur espece, qui, faute de prendre de pareilles précautions, entrent en ménage & tombent dans la plus affreuse pauvreté, étant obligés de se frauder de leur propre subsistance, pour nourrir leurs Enfans.

Par les observations de M. Halley à Breslaw en Silésie, on remarque que de toutes les Femelles qui sont en état de porter des enfans, depuis l’âge de seize jusqu’à quarante cinq ans, il n’y en a pas une, en six, qui porte effectivement un enfant tous les ans ; au lieu, dit M. Halley, qu’il devroit y en avoir au moins quatre ou six qui accouchassent tous les ans, sans y compter celles qui peuvent être stériles, ou qui peuvent avorter. Qui est ce qui empêche que quatre Filles en six ne portent tous les ans des Enfans, c’est qu’elles ne peuvent pas se marier à cause des découragemens & empêchemens qui s’y trouvent. Une Fille prend soin de ne pas devenir Mere, si elle n’est mariée ; elle ne se peut marier si elle ne trouve un Homme qui veuille en courir les risques. La plus grande partie des Habitans dans un État sont à gages ou Entrepreneurs ; la plûpart sont dépendans, la plûpart sont dans l’incertitude, s’ils trouveront par leur travail ou par leurs entreprises, le moïen de faire subsister leur ménage sur le pié qu’ils l’envisagent ; cela fait qu’ils ne se marient pas tous, ou qu’ils se marient si tard, que de six Femelles, ou du moins de quatre, qui devroient tous les ans produire un Enfant, il ne s’en trouve effectivement qu’une, en six, qui devienne Mere.

Que les Propriétaires de terres aident à entretenir les ménages, il ne faut qu’une génération pour porter la multiplication des Hommes aussi loin que les produits des terres peuvent fournir de moïens de subsister. Les Enfans ne demandent pas tant de produit de terre que les personnes adultes. Les uns & les autres peuvent vivre de plus ou de moins de produit de terre, suivant ce qu’ils consument. On a vu des Peuples du Nord, où les terres produisent peu, vivre de si peu de produit de terre, qu’ils ont envoïé des Colonies & des essaies d’Hommes envahir les terres du Sud, & en détruire les Habitans, pour s’approprier leurs terres. Suivant les différentes façons de vivre, quatre cens mille Habitans pourroient subsister sur le même produit de terre, qui n’en entretient régulierement que cent mille. Et celui qui ne dépense que le produit d’un arpent & demi de terre sera peut-être plus robuste & plus brave que celui qui dépense le produit de cinq à dix arpens. Voilà, ce me semble, assez d’inductions pour faire sentir que le nombre des Habitans, dans un État, dépend des moïens de subsister ; & comme les moïens de subsistance dépendent de l’application & des usages qu’on fait des terres, & que ces usages dépendent des volontés, du goût & de la façon de vivre des Propriétaires de terres principalement, il est clair que la multiplication ou le décroissement des Peuples dépendent d’eux.

La multiplication des Hommes peut être portée au plus loin dans les Païs où les Habitans se contentent de vivre le plus pauvrement & de dépenser le moins de produit de la terre ; mais dans les Païs où tous les Païsans & Laboureurs sont dans l’habitude de manger souvent de la viande, & de boire du vin, ou de la biere, &c. on ne sauroit entretenir tant d’Habitans.

Le Chevalier Guille Petty, & après lui M. Davenent, Inspecteurs des Douanes en Angleterre, semblent s’éloigner beaucoup des voies de la nature, lorsqu’ils tâchent de calculer la propagation des Hommes, par des progressions de génération depuis le premier Pere Adam. Leurs calculs semblent être purement imaginaires, & dressés au hasard. Sur ce qu’ils ont pu observer de la propagation réelle dans certains cantons, comment pourroient-ils rendre raison de la diminution de ces Peuples innombrables qu’on voïoit autrefois en Asie, en Égypte, &c. même de celle des Peuples de l’Europe ? Si l’on voïoit, il y a dix-sept siecles, vingt-six millions d’Habitans en Italie, qui présentement est réduite à six millions pour le plus, comment pourra-t-on déterminer par les progressions de M. King, que l’Angleterre qui contient aujourd’hui cinq à six millions d’Habitans, en aura probablement treize millions dans un certain nombre d’années? Nous voïons tous les jours que les Anglois, en général, consomment plus de produit de terre que leurs Peres ne faisoient ; c’est le vrai moïen qu’il y ait moins d’Habitans que par le passé.

Les Hommes se multiplient comme des Souris dans une grange, s’ils ont le moïen de subsister sans limitation ; & les Anglois dans les Colonies deviendront plus nombreux, à proportion, dans trois générations, qu’ils ne feront en Angleterre en trente ; parceque dans les Colonies ils trouvent à défricher de nouveaux fonds de terre dont ils chassent les Sauvages.

Dans tous les Païs les Hommes ont eu en tout tems des guerres pour les terres, & pour les moïens de subsister. Lorsque les guerres ont détruit ou diminué les Habitans d’un Païs, les Sauvages, & les Nations policées, le repeuplent bientôt en tems de paix ; surtout lorsque le Prince & les Propriétaires de terres y donnent de l’encouragement.

Un État qui a conquis plusieurs Provinces, peut acquerir, par les tributs qu’il impose à ses Peuples vaincus, une augmentation de subsistance pour ses Habitans. Les Romains tiroient une grande partie de la leur, d’Égypte, de Sicile & d’Afrique, & c’est ce qui faisoit que l’Italie contenoit tant d’Habitans alors.

Un État, où il se trouve des Mines, qui a des Manufactures où il se fait des ouvrages qui ne demandent pas beaucoup de produit de terre pour leur envoi dans les Païs étrangers, & qui en retire, en échange, beaucoup de denrées & de produit de terre, acquert une augmentation de fond pour la subsistance de ses Sujets.

Les Hollandois échangent leur travail, soit dans la Navigation, soit dans la pêche ou les Manufactures, avec les Étrangers généralement, contre le produit des terres. La Hollande sans cela ne pourroit entretenir de son fond la moitié de ses Habitans. L’Angleterre tire de l’Étranger des quantités considérables de Bois, de Chanvres, & d’autres matériaux ou produits de terre, & consomme beaucoup de vins qu’elle paie en Mines, Manufactures, &c. Cela épargne chez eux une grande quantité de produits de terre ; & sans ces avantages, les Habitans en Angleterre, sur le pié de la dépense qu’on y fait pour l’entretien des Hommes, ne pourroient être si nombreux qu’ils le sont. Les Mines de Charbon y épargnent plusieurs millions d’arpens de terre, qu’on seroit obligé sans cela d’emploïer à produire des Bois.

Mais tous ces avantages sont des raffinemens & des cas accidentels, que je ne considere ici qu’en passant. La voie naturelle & constante, d’augmenter les Habitans d’un État, c’est de leur y donner de l’emploi, & de faire servir les terres à produire de quoi les entretenir.

C’est aussi une question qui n’est pas de mon sujet de savoir s’il vaut mieux avoir une grande multitude d’Habitans pauvres & mal entretenus, qu’un nombre moins considérable, mais bien plus à leur aise ; un million d’Habitans qui consomment le produit de six arpens par tête, ou quatre millions qui vivent de celui d’un arpent & demi.