Essai sur la nature du commerce en général/Partie II/Chapitre 4

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Autre réflexion sur la vitesse ou la lenteur de la circulation de l'argent, dans le troc



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CHAPITRE IV.
Autre réflexion sur la vitesse ou la lenteur de la circulation de l’argent, dans le troc.


Supposons que le Fermier paie 1300 onces d’argent par quartier au propriétaire, que celui-ci en distribue en détail toutes les semaines 100 onces au Boulanger, au Boucher, &c., & que ces Entrepreneurs fassent retourner ces 100 onces toutes les semaines au Fermier, de maniere que le Fermier ramasse par semaine autant d’argent que le propriétaire en dépense. Dans cette supposition il n’y aura que 100 onces d’argent en circulation perpétuelle, & les autres 1200 onces demeureront en caisse, partie entre les mains du propriétaire, & partie entre les mains du Fermier.

Mais il arrive rarement que les propriétaires répandent leurs rentes dans une proportion constante & reglée. À Londres, sitôt qu’un propriétaire reçoit sa rente, il en met la plus grande partie entre les mains d’un Orfévre, ou d’un Banquier, qui la prêtent à intérêt, par conséquent cette partie circule ; ou bien ce propriétaire en emploie une bonne partie dans l’achat de plusieurs choses nécessaires au ménage ; & avant qu’il puisse recevoir un second quartier, il empruntera peut-être de l’argent. Ainsi l’argent de ce premier quartier circulera en mille manieres avant qu’il puisse être ramassé & remis entre les mains du Fermier, pour servir à faire le paiement du second quartier.

Lorsque le tems du paiement de ce second quartier sera venu, le Fermier vendra ses denrées par gros articles ; & ceux qui achetent les bœufs, les blés, les foins, &c., en auront auparavant ramassé le prix, dans le détail : ainsi l’argent du premier quartier aura circulé dans les canaux du détail pendant près de trois mois, avant que d’être ramassé par les Entrepreneurs du détail, & ceux-ci le donneront au Fermier, qui en fera le paiement du second quartier. Il sembleroit par-là qu’une moindre quantité d’argent comptant, que celle que nous avons supposée, pourroit suffire à la circulation d’un État.

Tous les trocs qui se font par évaluation ne demandent guere d’argent comptant. Si un Brasseur fournit à un Drapier la bierre qu’il consomme dans sa Famille ; & si le Drapier fournit réciproquement au Brasseur les draps dont il a besoin, le tout au prix courant du Marché reglé le jour de la livraison, il ne faut d’autre argent comptant, entre ces deux Commerçans, que la somme qui paiera la différence de ce que l’un a fourni de plus.

Si un Marchand, dans un Bourg, envoie à un correspondant dans la Ville des denrées de la Campagne pour vendre, & si celui-ci renvoie au premier les marchandises de la Ville dont on fait la consommation à la Campagne, la correspondance durant toute l’année entre ces deux Entrepreneurs, & la confiance mutuelle leur faisant porter en compte leurs denrées & leurs marchandises au prix des Marchés respectifs, il ne faudra d’autre argent réel pour conduire ce commerce, que la balance que l’un devra à l’autre à la fin de l’année ; encore pourra-t-on porter cette balance à compte nouveau pour l’année suivante, sans débourser aucun argent effectif. Tous les Entrepreneurs d’une Ville, qui ont continuellement affaire les uns aux autres peuvent pratiquer cette méthode ; & ces trocs par évaluations semblent épargner beaucoup d’argent comptant dans la circulation, ou du moins en accélerer le mouvement, en le rendant inutile dans plusieurs mains où il devroit nécessairement passer sans cette confiance & cette maniere de troquer par évaluation. Aussi ce n’est pas sans raison, qu’on dit communément, la confiance dans le commerce rend l’argent moins rare.

Les Orfévres & les Banquiers publics, dont les billets passent couramment en paiement, comme l’argent comptant, contribuent aussi à la vîtesse de la circulation, qui seroit retardée s’il falloit de l’argent effectif dans tous les paiemens où l’on se contente de ces billets ; & bien que ces Orfévres & Banquiers gardent toujours en caisse une bonne partie de l’argent effectif qu’ils ont reçu en faisant leurs billets, ils ne laissent pas de répandre aussi dans la circulation une quantité considerable de cet argent effectif, comme je l’expliquerai ci-après, en traitant des Banques publiques.

Toutes ces réflexions semblent prouver qu’on pourroit conduire la circulation d’un État, avec bien moins d’argent effectif, que celui que j’ai supposé nécessaire pour cela ; mais les inductions suivantes paroissent les contrebalancer, & contribuer au retardement de cette même circulation.

Je remarquerai d’abord que toutes les denrées sont produites à la Campagne par un travail qui peut se conduire, absolument parlant, avec peu ou point d’argent effectif, comme je l’ai déja souvent insinué : mais toutes les marchandises se font dans les Villes ou dans les Bourgs par un travail d’Ouvriers qu’il faut païer en argent effectif. Si une Maison a couté cent mille onces d’argent à bâtir, toute cette somme, ou au moins la plus grande partie, doit avoir été païée toutes les semaines dans le menu troc au Faiseur de briques, aux Maçons, aux Menuisiers, &c. directement ou indirectement. La dépense des petites Familles, qui dans une Ville font toujours le plus grand nombre, ne se fait nécessairement qu’avec de l’argent effectif ; & dans ce bas troc le crédit, l’évaluation, & les billets ne peuvent avoir lieu. Les Marchands ou Entrepreneurs de détail demandent de l’argent comptant pour prix des choses qu’ils fournissent ; ou s’ils se fient à quelque Famille pour quelques jours ou quelques mois, ils ont besoin d’un bon paiement en argent. Un Sellier qui vend un carosse quatre cens onces d’argent en billets, sera dans la nécessité de convertir ces billets en argent effectif, pour païer tous les matériaux & tous les Ouvriers qui ont travaillé à son carosse s’il en a eu le travail à crédit, ou, s’il en a fait les avances, pour en faire un nouveau. La vente du carosse lui laissera le profit de son entreprise, & il dépensera ce profit à l’entretien de sa famille. Il ne pourroit se contenter de billets, qu’en cas qu’il pût mettre quelques choses de côté ou à intérêts.

La consommation des habitans d’un État n’est, dans un sens, uniquement que pour leur nourriture. Le logement, le vêtement, les meubles, &c. correspondent à la nourriture des Ouvriers qui y ont travaillé ; & dans les Villes tout le boire & le manger ne se paie nécessairement qu’avec de l’argent effectif. Dans les familles des propriétaires, en Ville, le manger se paie tous les jours ou toutes les semaines ; le vin dans leurs familles se paie toutes les semaines ou tous les mois ; les chapeaux, les bas, les souliers, &c. se paient ordinairement avec de l’argent effectif, au moins ils correspondent à de l’argent comptant par rapport aux Ouvriers qui y ont travaillé. Toutes les sommes qui servent à faire de gros paiemens sont divisées, distribuées & répandues nécessairement en petits paiemens, pour correspondre à la subsistance des Ouvriers, des Valets, &c., & toutes ces petites sommes sont aussi nécessairement ramassées & réunies par les bas Entrepreneurs & par les Détailleurs qui sont emploïés à la subsistance des habitans, pour faire de gros paiemens lorsqu’ils achetent les denrées des Fermiers. Un Cabaretier à bierre ramasse par sols & par livres, les sommes qu’il paie au Brasseur, & celui-ci s’en sert pour païer tous les grains & les matériaux qu’il tire de la Campagne. On ne sauroit rien imaginer de ce qu’on achete à prix d’argent dans un État, comme meubles, marchandises, &c. dont la valeur ne corresponde à la subsistance de ceux qui y ont travaillé.

La circulation dans les Villes est conduite par des Entrepreneurs, & correspond toujours, directement ou indirectement, à la subsistance des Valets, des Ouvriers, &c. Il n’est pas concevable qu’elle puisse se faire dans le bas détail sans argent effectif. Les billets peuvent servir de jettons dans les gros paiemens pour quelque intervalle de tems ; mais lorsqu’il faut distribuer & répandre les grosses sommes dans le troc du menu comme il en faut toujours plutôt ou plûtard dans le courant de la circulation d’une Ville, les billets n’y peuvent pas servir, & il faut de l’argent effectif.

Tout cela présupposé : tous les ordres d’un État, qui ont de l’œconomie, épargnent, & tiennent hors de la circulation, de petites sommes d’argent comptant, jusqu’à ce qu’ils en aient suffisamment pour les mettre à intérêts ou à profit.

Plusieurs gens avares & craintifs enterrent & reserrent toujours de l’argent effectif pendant des intervalles de tems assez considérables.

Plusieurs Propriétaires, Entrepreneurs, & autres, gardent toujours quelqu’argent comptant dans leurs poches ou dans leurs caisses, contre les cas imprévus, & pour n’être point à sec. Si un Seigneur a remarqué que pendant l’espace d’un an, il ne s’est jamais vu moins de vingt louis dans sa poche, on peut dire que cette poche à tenu vingt louis hors de la circulation pendant l’année. On n’aime pas à dépenser jusqu’au dernier sou, on est bien aise de n’être pas dégarni tout-à-fait, & de recevoir un nouveau renfort avant que de païer, même une dette, de l’argent que l’on a.

Le Bien des Mineurs & des Plaideurs est souvent déposé en argent comptant, & retenu hors de la circulation.

Outre les gros paiemens qui passent par les mains des Fermiers dans les quatre termes de l’année, il s’en fait plusieurs autres, d’entrepreneurs à Entrepreneurs dans les mêmes termes, aussi bien que dans des tems différens, des Emprunteurs aux Prêteurs d’argent. Toutes ces sommes sont ramassées du troc du menu, y sont répandues de nouveau, & reviennent tôt ou tard au Fermier ; mais elles semblent demander un argent effectif plus considérable pour la circulation, que si ces gros paiemens se faisoient dans des tems différens de ceux auxquels les Fermiers sont païés de leurs denrées.

Au reste il y a une si grande variété dans les différens Ordres des habitans de l’État, & dans la circulation d’argent effectif qui y correspond, qu’il semble impossible de rien statuer de précis ou d’exact dans la proportion de l’argent qui suffit pour la circulation ; & je n’ai produit tant d’exemples & d’inductions que pour faire comprendre que je ne me suis pas bien éloigné de la vérité dans ma supposition, « que l’argent effectif nécessaire à la circulation de l’État correspond à-peu-près à la valeur du tiers de toutes « les rentes annuelles des propriétaires de terres. » Lorsque les Propriétaires ont une rente qui fait la moitié du produit, ou plus que le tiers, il faut d’avantage d’argent effectif pour la circulation, tout autres choses étant d’ailleurs égales. Lorsqu’il y a une grande confiance des Banques, & des trocs par évaluation, une moindre quantité d’argent pourroit suffire, de même que quand le train de la circulation peut être accéleré en quelqu’autre maniere. Mais je ferai voir dans la suite que les Banques publiques n’apportent pas tant d’avantages qu’on le croit communément.