Essai sur la poésie épique/Édition Garnier/2

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CHAPITRE II.
HOMÈRE.

Homère vivait probablement environ huit cent cinquante années avant l’ère chrétienne ; il était certainement contemporain d’Hésiode. Or Hésiode nous apprend qu’il écrivait dans l’âge qui suivait celui de la guerre de Troie, et que cet âge, dans lequel il vivait, finirait avec la génération qui existait alors. Il est donc certain qu’Homère fleurissait deux générations après la guerre de Troie ; ainsi il pouvait avoir vu dans son enfance quelques vieillards qui avaient été à ce siége, et il devait avoir parlé souvent à des Grecs d’Europe et d’Asie qui avaient vu Ulysse, Ménélas, et Achille.

Quand il composa l’Iliade (supposé qu’il soit l’auteur de tout cet ouvrage[1]), il ne fit donc que mettre en vers une partie de l’histoire et des fables de son temps. Les Grecs n’avaient alors que des poëtes pour historiens et pour théologiens ; ce ne fut même que quatre cents ans après Hésiode et Homère qu’on se réduisit à écrire l’histoire en prose. Cet usage, qui paraîtra bien ridicule à beaucoup de lecteurs, était très-raisonnable : un livre, dans ces temps-là, était une chose aussi rare qu’un bon livre l’est aujourd’hui : loin de donner au public l’histoire in-folio de chaque village, comme on fait à présent, on ne transmettait à la postérité que les grands événements qui devaient l’intéresser. Le culte des dieux et l’histoire des grands hommes étaient les seuls sujets de ce petit nombre d’écrits. On les composa longtemps en vers chez les Égyptiens et chez les Grecs, parce qu’ils étaient destinés à être retenus par cœur, et à être chantés : telle était la coutume de ces peuples si différents de nous. Il n’y eut, jusqu’à Hérodote, d’autre histoire parmi eux qu’en vers, et ils n’eurent en aucun temps de poésie sans musique.

À l’égard d’Homère, autant ses ouvrages sont connus, autant est-on dans l’ignorance de sa personne. Tout ce qu’on sait de vrai, c’est que, longtemps après sa mort, on lui a érigé des statues et élevé des temples ; sept villes puissantes se sont disputé l’honneur de l’avoir vu naître ; mais la commune opinion est que de son vivant il mendiait dans ces sept villes, et que celui dont la postérité a fait un dieu a vécu méprisé et misérable, deux choses très-compatibles.

L’Iliade, qui est le grand ouvrage d’Homère, est plein de dieux et de combats peu vraisemblables. Ces sujets plaisent naturellement aux hommes ; ils aiment ce qui leur paraît terrible : ils sont comme les enfants qui écoutent avidement ces contes de sorciers qui les effrayent. Il y a des fables pour tout âge, et il n’y a point de nation qui n’ait eu les siennes. De ces deux sujets qui remplissent l’Iliade, naissent les deux grands reproches que l’on fait à Homère ; on lui impute l’extravagance de ses dieux, et la grossièreté de ses héros : c’est reprocher à un peintre d’avoir donné à ses figures les habillements de son temps. Homère a peint les dieux tels qu’on les croyait, et les hommes tels qu’ils étaient. Ce n’est pas un grand mérite de trouver de l’absurdité dans la théologie païenne ; mais il faudrait être bien dépourvu de goût pour ne pas aimer certaines fables d’Homère. Si l’idée des trois Grâces qui doivent toujours accompagner la déesse de la beauté, si la ceinture de Vénus, sont de son invention, quelles louanges ne lui doit-on pas pour avoir ainsi orné cette religion que nous lui reprochons ? Et si ces fables étaient déjà reçues avant lui, peut-on mépriser un siècle qui avait trouvé des allégories si justes et si charmantes ?

Quant à ce qu’on appelle grossièreté dans les héros d’Homère, on peut rire tant qu’on voudra de voir Patrocle, au neuvième livre de l’Iliade, mettre trois gigots de mouton dans une marmite, allumer et souffler le feu, et préparer le dîner avec Achille ; Achille et Patrocle n’en sont pas moins éclatants, Charles XII, roi de Suède, a fait six mois sa cuisine à Demir-Tocca, sans perdre rien de son héroïsme ; et la plupart de nos généraux, qui portent dans un camp tout le luxe d’une cour efféminée, auront bien de la peine à égaler ces héros qui faisaient leur cuisine eux-mêmes. On peut se moquer de la princesse Nausicaa, qui, suivie de toutes ses femmes, va laver ses robes et celles du roi et de la reine : on peut trouver ridicules que les filles d’Auguste aient filé les habits de leur père lorsqu’il était maître de la moitié de l’univers : cela n’empêchera pas qu’une simplicité si respectable ne vaille bien la vaine pompe, la mollesse, et l’oisiveté, dans lesquelles les personnes d’un haut rang sont nourries.

Que si l’on reproche à Homère d’avoir tant loué la force de ses héros, c’est qu’avant l’invention de la poudre, la force du corps décidait de tout dans les batailles ; c’est que cette force est l’origine de tout pouvoir chez les hommes ; c’est que, par cette supériorité seule, les nations du nord ont conquis notre hémisphère depuis la Chine jusqu’au mont Atlas. Les anciens se faisaient une gloire d’être robustes ; leurs plaisirs étaient des exercices violents : ils ne passaient point leurs jours à se faire traîner dans des chars, à couvert des influences de l’air, pour aller porter languissamment d’une maison dans une autre leur ennui et leur inutilité. En un mot, Homère avait à représenter un Ajax et un Hector, non un courtisan de Versailles ou de Saint-James.

Après avoir rendu justice au fond du sujet des poëmes d’Homère, ce serait ici le lieu d’examiner la manière dont il les a traités, et d’oser juger du prix de ses ouvrages ; mais tant de plumes savantes ont épuisé cette matière que je me bornerai à une seule réflexion dont ceux qui s’appliquent aux belles-lettres pourront peut-être tirer quelque utilité.

Si Homère a eu des temples, il s’est trouvé bien des infidèles qui se sont moqués de sa divinité. Il y a eu dans tous les siècles des savants, des raisonneurs, qui l’ont traité d’écrivain pitoyable, tandis que d’autres étaient à genoux devant lui.

Ce père de la poésie est depuis quelque temps un grand sujet de dispute en France. Perrault commença la querelle contre Despréaux ; mais il apporta à ce combat des armes trop inégales : il composa son livre du Parallèle des anciens et des modernes[2], où l’on voit un esprit très-superficiel, nulle méthode, et beaucoup de méprises. Le redoutable Despréaux accabla son adversaire en s’attachant uniquement à relever ses bévues ; de sorte que la dispute fut terminée par rire aux dépens de Perrault, sans qu’on entamât seulement le fond de la question. Houdard de Lamotte a depuis renouvelé la querelle[3] : il ne savait pas la langue grecque ; mais l’esprit a suppléé en lui, autant qu’il est possible, à cette connaissance. Peu d’ouvrages sont écrits avec autant d’art, de discrétion, et de finesse, que ses dissertations sur Homère. Mme  Dacier, connue par une érudition qu’on eût admirée dans un homme, soutint la cause d’Homère avec l’emportement d’un commentateur. On eût dit que l’ouvrage de M.  de Lamotte était d’une femme d’esprit, et celui de Mme  Dacier d’un homme savant. L’un, par son ignorance de la langue grecque, ne pouvait sentir les beautés de l’auteur qu’il attaquait ; l’autre, toute remplie de la superstition des commentateurs, était incapable d’apercevoir des défauts dans l’auteur qu’elle adorait.

Pour moi, lorsque je lus Homère, et que je vis ces fautes grossières qui justifient les critiques, et ces beautés plus grandes que ces fautes, je ne pus croire d’abord que le même génie eût composé tous les chants de l’Iliade. En effet, nous ne connaissons, parmi les latins et parmi nous, aucun auteur qui soit tombé si bas après s’être élevé si haut. Le grand Corneille, génie pour le moins égal à Homère, a fait, à la vérité, Pertharite, Suréna, Agésilas, après avoir donné Cinna et Polyeucte : mais Suréna et Pertharite sont des sujets encore plus mal choisis que mal traités : ces tragédies sont très-faibles, mais non pas remplies d’absurdités, de contradictions, et de fautes grossières. Enfin j’ai trouvé chez les Anglais ce que je cherchais, et le paradoxe de la réputation d’Homère m’a été développé. Shakespeare, leur premier poète tragique, n’a guère en Angleterre d’autre épithète que celle de divin. Je n’ai jamais vu à Londres la salle de la comédie aussi remplie à l’Andromaque de Racine, toute bien traduite qu’elle est par Philips, ou au Caton d’Addison, qu’aux anciennes pièces de Shakespeare. Ces pièces sont des monstres en tragédie. Il y en a qui durent plusieurs années ; on y baptise au premier acte le héros, qui meurt de vieillesse au cinquième ; on y voit des sorciers, des paysans, des ivrognes, des bouffons, des fossoyeurs qui creusent une fosse, et qui chantent des airs à boire en jouant avec des têtes de mort. Enfin imaginez ce que vous pourrez de plus monstrueux et de plus absurde, vous le trouverez dans Shakespeare. Quand je commençais à apprendre la langue anglaise, je ne pouvais comprendre comment une nation si éclairée pouvait admirer un auteur si extravagant ; mais dès que j’eus une plus grande connaissance de la langue, je m’aperçus que les Anglais avaient raison, et qu’il est impossible que toute une nation se trompe en fait de sentiment, et ait tort d’avoir du plaisir. Ils voyaient comme moi les fautes grossières de leur auteur favori ; mais ils sentaient mieux que moi ses beautés, d’autant plus singulières que ce sont des éclairs qui ont brillé dans la nuit la plus profonde. Il y a cent cinquante années qu’il jouit de sa réputation. Les auteurs qui sont venus après lui ont servi à l’augmenter plutôt qu’ils ne l’ont diminuée. Le grand sens de l’auteur de Caton, et ses talents, qui en ont fait un secrétaire d’État, n’ont pu le placer à côté de Shakespeare. Tel est le privilége du génie d’invention : il se fait une route où personne n’a marché avant lui ; il court sans guide, sans art, sans règle ; il s’égare dans sa carrière, mais il laisse loin derrière lui tout ce qui n’est que raison et qu’exactitude. Tel à peu près était Homère : il a créé son art, et l’a laissé imparfait : c’est un chaos encore ; mais la lumière y brille déjà de tous côtés.

Le Clovis de Desmarets, la Pucelle de Chapelain, ces poëmes fameux par leur ridicule, sont, à la honte des règles, conduits avec plus de régularité que l’Iliade ; comme le Pyrame de Pradou est plus exact que le Cid de Corneille. Il y a peu de petites Nouvelles où les événements ne soient mieux ménagés, préparés avec plus d’artifice, arrangés avec mille fois plus d’industrie que dans Homère ; cependant douze beaux vers de l'Iliade sont au-dessus de la perfection de ces bagatelles, autant qu’un gros diamant, ouvrage brut de la nature, l’emporte sur des colifichets de fer ou de laiton, quelque bien travaillés qu’ils puissent être par des mains industrieuses. Le grand mérite d’Homère est d’avoir été un peintre sublime. Inférieur de beaucoup à Virgile dans tout le reste, il lui est supérieur en cette partie. S’il décrit une armée en marche, « c’est un feu dévorant qui, poussé par les vents, consume la terre devant lui ». Si c’est un dieu qui se transporte d’un lieu à un autre, « il fait trois pas, et au quatrième il arrive au bout de la terre[4] ». Quand il décrit la ceinture de Vénus, il n’y a point de tableau de l’Albane qui approche de cette peinture riante. Veut-il fléchir la colère d’Achille, il personnifie les prières :

« Elles sont filles du maître des dieux, elles marchent tristement, le front couvert de confusion, les yeux trempés de larmes, et ne pouvant se soutenir sur leurs pieds chancelants ; elles suivent de loin l’Injure, l’Injure altière, qui court sur la terre d’un pied léger, levant sa tête audacieuse. » C’est ici sans doute qu’on ne peut surtout s’empêcher d’être un peu révolté contre feu Lamotte Houdard de l’Académie française, qui, dans sa traduction d’Homère, étrangle tout ce beau passage, et le raccourcit ainsi en deux vers :

On apaise les dieux ; mais, par des sacrifices,
De ces dieux irrités on fait des dieux propices.

Quel malheureux don de la nature que l’esprit, s’il a empêché M.  de Lamotte de sentir ces grandes beautés d’imagination, et si cet académicien si ingénieux a cru que quelques antithèses, quelques tours délicats pourraient suppléer à ces grands traits d’éloquence ! Lamotte a ôté beaucoup de défauts à Homère, mais il n’a conservé aucune de ses beautés ; il a fait un petit squelette d’un corps démesuré et trop plein d’embonpoint. En vain tous les journaux ont prodigué des louanges à Lamotte ; en vain avec tout l’art possible, et soutenu de beaucoup de mérite, s’était-il fait un parti considérable ; son parti, ses éloges, sa traduction, tout a disparu, et Homère est resté.

Ceux qui ne peuvent pardonner les fautes d’Homère en faveur de ses beautés sont la plupart des esprits trop philosophiques, qui ont étouffé en eux-mêmes tout sentiment. On trouve dans les Pensées de M.  Pascal qu’il n’y a point de beauté poétique, et que, faute d’elle, on a inventé de grands mots, comme fatal laurier, bel astre[5], et que c’est cela qu’on appelle beauté poétique. Que prouve un tel passage, sinon que l’auteur parlait de ce qu’il n’entendait pas ? Pour juger des poëtes, il faut savoir sentir, il faut être né avec quelques étincelles du feu qui anime ceux qu’on veut connaître ; comme, pour décider sur la musique, ce n’est pas assez, ce n’est rien même de calculer en mathématicien la proportion des tons ; il faut avoir de l’oreille et de l’âme.

Qu’on ne croie point encore connaître les poëtes par les traductions ; ce serait vouloir apercevoir le coloris d’un tableau dans une estampe. Les traductions augmentent les fautes d’un ouvrage, et en gâtent les beautés. Qui n’a lu que Mme  Dacier n’a point lu Homère ; c’est dans le grec seul qu’on peut voir le style du poëte, plein de négligences extrêmes, mais jamais affecté, et paré de l’harmonie naturelle de la plus belle langue qu’aient jamais parlée les hommes. Enfin on verra Homère lui-même, qu’on trouvera, comme ses héros, tout plein de défauts, mais sublime[6]. Malheur à qui l’imiterait dans l’économie de son poëme ! heureux qui peindrait les détails comme lui ! et c’est précisément par ces détails que la poésie charme les hommes.


  1. Voyez l’Histoire des poésies homériques, pour servir d’introduction aux observations sur l’Iliade et l’Odyssée, par Dugas-Montbel, 1831, in-8o. Voltaire, en 1771, dans ses Questions sur l’Encyclopédie, reparla de l’Iliade. (B.)
  2. 1688, 4 vol. in-12.
  3. Voyez son Discours sur Homère en tête de son Iliade, 1714, in-12.
  4. Livre XIII, vers 20-21.
  5. Voltaire parle ailleurs de ces expressions de Pascal.
  6. Voyez la première des Stances sur les poëtes épiques.