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Essai sur la poésie épique/Édition Garnier/7

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CHAPITRE VII.
LE TASSE.

Torquato Tasso commença sa Gerusalemme liberata dans le temps que la Lusiade du Camoëns commençait à paraître. Il entendait assez le portugais pour lire ce poëme et pour en être jaloux ; il disait que le Camoëns était le seul rival en Europe qu’il craignît. Cette crainte, si elle était sincère, était très-mal fondée ; le Tasse était autant au-dessus de Camoëns que le Portugais était supérieur à ses compatriotes. Le Tasse eût eu plus de raison d’avouer qu’il était jaloux de l’Arioste, par qui sa réputation fut si longtemps balancée, et qui lui est encore préféré par bien des Italiens. Il y aura même quelques lecteurs qui s’étonneront que l’on ne place point ici l’Arioste parmi les poëtes épiques[1]. Il est vrai que l’Arioste a plus de fertilité, plus de variété, plus d’imagination que tous les autres ensemble ; et si on lit Homère par une espèce de devoir, on lit et on relit l’Arioste pour son plaisir. Mais il ne faut pas confondre les espèces. Je ne parlerais point des comédies de l’Avare et du Joueur en traitant de la tragédie, l’Orlando furioso est d’un autre genre que l’Iliade et l’Énéide. On peut même dire que ce genre, quoique plus agréable au commun des lecteurs, est cependant très-inférieur au véritable poëme épique. Il en est des écrits comme des hommes. Les caractères sérieux sont les plus estimés, et celui qui domine son imagination est supérieur à celui qui s’y abandonne. Il est plus aisé de peindre des ogres et des géants que des héros, et d’outrer la nature que de la suivre.

Le Tasse naquit à Sorrento en 1544, le 11 mars, de Bernardo Tasso et de Porzia de Rossi. La maison dont il sortait était une des plus illustres d’Italie, et avait été longtemps une des plus puissantes. Sa grand’mère était une Cornaro : on sait assez qu’une noble Vénitienne a d’ordinaire la vanité de ne point épouser un homme d’une qualité médiocre ; mais toute cette grandeur passée ne servit peut-être qu’à le rendre plus malheureux. Son père, né dans le déclin de sa maison, s’était attaché au prince de Salerne, qui fut dépouillé de sa principauté par Charles-Quint. De plus, Bernardo était poëte lui-même ; avec ce talent, et le malheur qu’il eut d’être domestique d’un petit prince, il n’est pas étonnant qu’il ait été pauvre et malheureux.

Torquato fut d’abord élevé à Naples. Son génie poétique, la seule richesse qu’il avait reçue de son père, se manifesta dès son enfance. Il faisait des vers à l’âge de sept ans. Bernardo, banni de Naples avec les partisans du prince de Salerne, et qui connaissait par une dure expérience le danger de la poésie et d’être attaché aux grands, voulut éloigner son fils de ces deux sortes d’esclavage. Il l’envoya étudier le droit à Padoue. Le jeune Tasse y réussit, parce qu’il avait un génie qui s’étendait à tout : il reçut même ses degrés en philosophie et en théologie. C’était alors un grand honneur, car on regardait comme savant un homme qui savait par cœur la Logique d’Aristote, et ce bel art de disputer pour et contre, en termes inintelligibles, sur des matières qu’on ne comprend point. Mais le jeune homme, entraîné par l’impulsion irrésistible du génie, au milieu de toutes ces études qui n’étaient point de son goût, composa, à l’âge de dix-sept ans, son poëme de Renaud, qui fut comme le précurseur de sa Jérusalem. La réputation que ce premier ouvrage lui attira le détermina dans son penchant pour la poésie. Il fut reçu dans l’académie des Eterei de Padoue sous le nom de Pentito, du repentant, pour marquer qu’il se repentait du temps qu’il croyait avoir perdu dans l’étude du droit, et dans les autres où son inclination ne l’avait pas appelé.

Il commença la Jérusalem à l’âge de vingt-deux ans. Enfin, pour accomplir la destinée que son père avait voulu lui faire éviter, il alla se mettre sous la protection du duc de Ferrare, et crut qu’être logé et nourri chez un prince pour lequel il faisait des vers était un établissement assuré. À l’âge de vingt-sept ans il alla en France, à la suite du cardinal d’Este. « Il fut reçu du roi Charles IX, disent les historiens italiens, avec des distinctions dues à son mérite, et revint à Ferrare comblé d’honneurs et de biens. » Mais ces biens et ces honneurs tant vantés se réduisaient à quelques louanges ; c’est la fortune des poëtes. On prétend qu’il fut amoureux, à la cour de Ferrare, de la sœur du duc, et que cette passion, jointe aux mauvais traitements qu’il reçut dans cette cour, fut la source de cette humeur mélancolique qui le consuma vingt années, et qui fit passer pour fou un homme qui avait mis tant de raison dans ses ouvrages.

Quelques chants de son poëme avaient déjà paru sous le nom de Godefroi ; il le donna tout entier au public à l’âge de trente ans, sous le titre plus judicieux de la Jérusalem délivrée. Il pouvait dire alors comme un grand homme de l’antiquité : J’ai vécu assez pour le bonheur et pour la gloire. Le reste de sa vie ne fut plus qu’une chaîne de calamités et d’humiliations. Enveloppé dès l’âge de huit ans dans le bannissement de son père, sans patrie, sans biens, sans famille, persécuté par les ennemis que lui suscitaient ses talents, plaint, mais négligé par ceux qu’il appelait ses amis, il souffrit l’exil, la prison, la plus extrême pauvreté, la faim même ; et, ce qui devait ajouter un poids insupportable à tant de malheurs, la calomnie l’attaqua et l’opprima. Il s’enfuit de Ferrare, où le protecteur qu’il avait tant célébré l’avait fait mettre en prison. Il alla à pied, couvert de haillons, depuis Ferrare jusqu’à Sorrento, dans le royaume de Naples, trouver une sœur qu’il y avait, et dont il espérait quelques secours, mais dont probablement il n’en reçut point, puisqu’il fut obligé de retourner à pied à Ferrare, où il fut emprisonné encore. Le désespoir altéra sa constitution robuste, et le rejeta dans des maladies violentes et longues, qui lui ôtèrent quelquefois l’usage de la raison. Il prétendit un jour avoir été guéri par le secours de la sainte Vierge et de sainte Scolastique, qui lui apparurent dans un grand accès de fièvre. Le marquis Manso di Villa rapporte ce fait comme certain. Tout ce que la plupart des lecteurs en croiront, c’est que le Tasse avait la fièvre.

Sa gloire poétique, cette consolation imaginaire dans des malheurs réels, fut attaquée de tous côtés. Le nombre de ses ennemis éclipsa pour un temps sa réputation. Il fut presque regardé comme un mauvais poëte. Enfin, après vingt années, l’envie fut lasse de l’opprimer ; son mérite surmonta tout. On lui offrit des honneurs et de la fortune, mais ce ne fut que lorsque son esprit, fatigué d’une suite de malheurs si longue, était devenu insensible à tout ce qui pouvait le flatter. Il fut appelé à Rome par le pape Clément VII, qui, dans une congrégation de cardinaux, avait résolu de lui donner la couronne de laurier et les honneurs du triomphe ; cérémonie bizarre, qui paraît ridicule aujourd’hui, surtout en France, et qui était alors très-sérieuse et très-honorable en Italie. Le Tasse fut reçu à un mille de Rome par les deux cardinaux neveux, et par un grand nombre de prélats et d’hommes de toutes conditions. On le conduisit à l’audience du pape : « Je désire, lui dit le pontife, que vous honoriez la couronne de laurier, qui a honoré jusqu’ici tous ceux qui l’ont portée. » Les deux cardinaux Aldobrandin, neveux du pape, qui aimaient et admiraient le Tasse, se chargèrent de l’appareil du couronnement ; il devait se faire au Capitole : chose assez singulière, que ceux qui éclairent le monde par leurs écrits triomphent dans la même place que ceux qui l’avaient désolé par leurs conquêtes ! Le Tasse tomba malade dans le temps de ces préparatifs ; et, comme si la fortune avait voulu le tromper jusqu’au dernier moment, il mourut la veille du jour destiné à la cérémonie.

Le temps, qui sape la réputation des ouvrages médiocres, a assuré celle du Tasse. La Jérusalem délivrée est aujourd’hui chantée en plusieurs endroits de l’Italie, comme les poëmes d’Homère l’étaient en Grèce ; et on ne fait nulle difficulté de le mettre à côté de Virgile et d’Homère, malgré ses fautes, et malgré la critique de Despréaux.

La Jérusalem paraît à quelques égards être copiée d’après l’Iliade ; mais si c’est imiter que de choisir dans l’histoire un sujet qui a des ressemblances avec la fable de la guerre de Troie ; si Renaud est une copie d’Achille, et Godefroi d’Agamemnon, j’ose dire que le Tasse a été bien au delà de son modèle. Il a autant de feu qu’Homère dans ses batailles, avec plus de variété. Ses héros ont tous des caractères différents comme ceux de l’Iliade ; mais ses caractères sont mieux annoncés, plus fortement décrits, et mieux soutenus ; car il n’y en a presque pas un seul qui ne se démente dans le poëte grec, et pas un qui ne soit invariable dans l’italien.

Il a peint ce qu’Homère crayonnait ; il a perfectionné l’art de nuancer les couleurs, et de distinguer les différentes espèces de vertus, de vices, et de passions, qui ailleurs semblent être les mêmes. Ainsi Godefroi est prudent et modéré ; l’inquiet Aladin a une politique cruelle ; la généreuse valeur de Tancrède est opposée à la fureur d’Argant ; l’amour, dans Armide, est un mélange de coquetterie et d’emportement ; dans Herminie, c’est une tendresse douce et aimable. Il n’y a pas jusqu’à l’ermite Pierre qui ne fasse un personnage dans le tableau, et un beau contraste avec l’enchanteur Ismeno ; et ces deux figures sont assurément au-dessus de Calchas et de Talthybius. Renaud est une imitation d’Achille : mais ses fautes sont plus excusables ; son caractère est plus aimable, son loisir est mieux employé. Achille éblouit, et Renaud intéresse.

Je ne sais si Homère a bien ou mal fait d’inspirer tant de compassion pour Priam, l’ennemi des Grecs ; mais c’est sans doute un coup de l’art d’avoir rendu Aladin odieux. Sans cet artifice, plus d’un lecteur se serait intéressé pour les mahométans contre les chrétiens ; on serait tenté de regarder ces derniers comme des brigands ligués pour venir, du fond de l’Europe, désoler un pays sur lequel ils n’avaient aucun droit, et massacrer de sang-froid un vénérable monarque âgé de quatre-vingts ans, et tout un peuple innocent qui n’avait rien à démêler avec eux.

C’était une chose bien étrange que la folie des croisades. Les moines prêchaient ces saints brigandages, moitié par enthousiasme, moitié par intérêt. La cour de Rome les encourageait par une politique qui profitait de la faiblesse d’autrui. Des princes quittaient leurs États, les épuisaient d’hommes et d’argent, et les laissaient exposés au premier occupant pour aller se battre en Syrie.

Tous les gentilshommes vendaient leurs biens, et partaient pour la Terre-Sainte avec leurs maîtresses. L’envie de courir, la mode, la superstition, concouraient à répandre dans l’Europe cette maladie épidémique. Les croisés mêlaient les débauches les plus scandaleuses et la fureur la plus barbare avec des sentiments tendres de dévotion ; ils égorgèrent tout dans Jérusalem, sans distinction de sexe ni d’âge ; mais quand ils arrivèrent au Saint-Sépulcre, ces monstres, ornés de croix blanches encore toutes dégouttantes du sang des femmes qu’ils venaient de massacrer après les avoir violées, fondirent tendrement en larmes, baisèrent la terre, et se frappèrent la poitrine : tant la nature humaine est capable de réunir les extrêmes !

Le Tasse fait voir, comme il le doit, les croisades dans un jour tout opposé. C’est une armée de héros qui, sous la conduite d’un chef vertueux, vient délivrer du joug des infidèles une terre consacrée par la naissance et la mort d’un Dieu. Le sujet de la Jérusalem, à le considérer dans ce sens, est le plus grand qu’on ait jamais choisi. Le Tasse l’a traité dignement ; il y a mis autant d’intérêt que de grandeur. Son ouvrage est bien conduit ; presque tout y est lié avec art ; il amène adroitement les aventures ; il distribue sagement les lumières et les ombres. Il fait passer le lecteur des alarmes de la guerre aux délices de l’amour, et de la peinture des voluptés il le ramène aux combats ; il excite la sensibilité par degrés ; il s’élève au-dessus de lui-même de livre en livre. Son style est presque partout clair et élégant, et lorsque son sujet demande de l’élévation, on est étonné comment la mollesse de la langue italienne prend un nouveau caractère sous ses mains, et se change en majesté et en force.

On trouve, il est vrai, dans la Jérusalem, environ deux cents vers où l’auteur se livre à des jeux de mots et à des concetti puérils ; mais ces faiblesses étaient une espèce de tribut que son génie payait au mauvais goût de son siècle pour les pointes, qui même a augmenté depuis lui, mais dont les Italiens sont entièrement désabusés.

Si cet ouvrage est plein de beautés qu’on admire partout, il y a aussi bien des endroits qu’on n’approuve qu’en Italie, et quelques-uns qui ne doivent plaire nulle part. Il me semble que c’est une faute par tout pays d’avoir débuté par un épisode qui ne tient en rien au reste du poëme ; je parle de l’étrange et inutile talisman que fait le sorcier Ismeno avec une image de la vierge Marie, et de l’histoire d’Olindo et de Sofronia. Encore si cette image de la Vierge servait à quelque prédiction ; si Olindo et Sofronia, prêts à être les victimes de leur religion, étaient éclairés d’en haut, et disaient un mot de ce qui doit arriver ; mais ils sont entièrement hors d’œuvre. On croit d’abord que ce sont les principaux personnages du poëme ; mais le poëte ne s’est épuisé à décrire leur aventure avec tous les embellissements de son art, et n’excite tant d’intérêt et de pitié pour eux, que pour n’en plus parler du tout dans le reste de l’ouvrage, Sophronie et Olinde sont aussi inutiles aux affaires des chrétiens que l’image de la Vierge l’est aux mahométans.

Il y a dans l’épisode d’Armide, qui d’ailleurs est un chef-d’œuvre, des excès d’imagination qui assurément ne seraient point admis en France ni en Angleterre : dix princes chrétiens métamorphosés en poissons, et un perroquet chantant des chansons de sa propre composition, sont des fables bien étranges aux yeux d’un lecteur sensé, accoutumé à n’approuver que ce qui est naturel. Les enchantements ne réussiraient pas aujourd’hui avec des Français ou des Anglais ; mais du temps du Tasse ils étaient reçus dans toute l’Europe, et regardés presque comme un point de foi par le peuple superstitieux d’Italie. Sans doute un homme qui vient de lire Locke ou Addison sera étrangement révolté de trouver dans la Jérusalem un sorcier chrétien qui tire Renaud des mains des sorciers mahométans. Quelle fantaisie d’envoyer Ubalde et son compagnon à un vieux et saint magicien, qui les conduit jusqu’au centre de la terre ! Les deux chevaliers se promènent là sur le bord d’un ruisseau rempli de pierres précieuses de tout genre. De ce lieu on les envoie à Ascalon, vers une vieille qui les transporte aussitôt dans un petit bateau aux îles Canaries. Ils y arrivent sous la protection de Dieu, tenant dans leurs mains une baguette magique : ils s’acquittent de leur ambassade, et ramènent au camp des chrétiens le brave Renaud, dont toute l’armée avait grand besoin. Encore ces imaginations, dignes des contes de fées, n’appartiennent-elles pas au Tasse ; elles sont copiées de l’Arioste, ainsi que son Armide est une copie d’Alcine. C’est là surtout ce qui fait que tant de littérateurs italiens ont mis l’Arioste beaucoup au-dessus du Tasse.

Mais quel était ce grand exploit qui était réservé à Renaud ? Conduit par enchantement depuis le pic de Ténériffe jusqu’à Jérusalem, la Providence l’avait destiné pour abattre quelques vieux arbres dans une forêt : cette forêt est le grand merveilleux du poëme. Dans les premiers chants. Dieu ordonne à l’archange Michel de précipiter dans l’enfer les diables répandus dans l’air, qui excitaient des tempêtes, et qui tournaient son tonnerre contre les chrétiens en faveur des mahométans. Michel leur défend absolument de se mêler désormais des affaires des chrétiens. Ils obéissent aussitôt, et se plongent dans l’abîme ; mais bientôt après le magicien Ismeno les en fait sortir. Ils trouvent alors les moyens d’éluder les ordres de Dieu ; et, sous le prétexte de quelques distinctions sophistiques, ils prennent possession de la forêt, où les chrétiens se préparaient à couper le bois nécessaire pour la charpente d’une tour. Les diables prennent une infinité de différentes formes pour épouvanter ceux qui coupent les arbres. Tancrède trouve sa Clorinde enfermée dans un pin, et blessée du coup qu’il a donné au tronc de cet arbre ; Armide s’y présente à travers l’écorce d’un myrte, tandis qu’elle est à plusieurs milles dans l’armée d’Égypte. Enfin, les prières de l’ermite Pierre et le mérite de la contrition de Renaud rompent l’enchantement.

Je crois qu’il est à propos de faire voir comment Lucain a traité différemment dans sa Pharsale un sujet presque semblable. César ordonne à ses troupes de couper quelques arbres dans la forêt sacrée de Marseille, pour en faire des instruments et des machines de guerre. Je mets sous les yeux du lecteur les vers de Lucain et la traduction de Brébeuf, qui, comme toutes les autres traductions, est au-dessous de l’original[2] :


    Lucus erat, longo numquam violatus ab œvo,
Obscurum cingens connexis aera ramis,
Et gelidas alte summotis solibus umbras.
Hunc non ruricolæ Panes, nemorumque potentes
Silvani, nymphacque tenent ; sed barbara ritu

Sacra deum, structæ diris altaribus aræ ;
Omnis et humanis lustrata cruoribus arbos.
Si qua fidem meruit superos mirata vetustas,
Illic et volucres metuunt insidere ramis,
Et lustris recubare feræ : nec ventus in illas
Incubuit silvas, excussaque nubibus atris
Fulgura : non ullis frondem præbentibus auris,
Arboribus suus horror inest. Tum plurima nigris
Fontibus unda cadit, simulacraque mœsta deorum
Arte carent, cæsisque extant informia truncis.
Ipso situs, putrique facit jam robore pallor
Attonitos : non vulgatis sacrata figuris
Numina sic metuunt : tantum terroribus addit,
Quos timeant, non nosse deos ! Jam fama ferebat
Sæpe cavas motu terræ mugire cavernas,
Et procumbentes iterum consurgere taxos,
Et non ardentis fulgere incendia silvæ,
Roboraque amplexos circumduxisse dracones.
Non illum cultu populi propiore frequentant,
Sed cessere deis. Medio cum Phœbus in axe est,
Aut cœlum nox atra tenet, pavet ipse sacerdos
Accessus, dominumque timet deprendere luci.


Hanc jubet immisso silvam procumbere ferro :
Nam vicina operi, belloque intacta priori,
Inter nudatos stabat densissima montes.
Sed fortes tremuere manus, motique verenda
Majestate loci, si robora sacra ferirent,
In sua credebant redituras membra secures.
Implicitas magno Cæsar terrore cohortes
Ut vidit, primus raptam vibrare bipennem
Ausus, et aeriam ferro proscindere quercum,
Effatur merso violata in robora ferro :
« Jam ne quis vestrum dubitet subvertere silvam,
Credite me fecisse nefas. » Tunc paruit omnis
Imperiis non sublato secura pavore,
Turba, sed expensa superorum et Cæsaris ira.
Procumbunt orni, nodosa impellitur ilex,
Silvaque Dodones, et fluctibus aptior alnus,
Et non plebeios luctus testata cupressus.
Tum primum posuere comas, et fronde carentes
Admisere diem, propulsaque robore denso
Sustinuit se silva cadens. Gemuere videntes
Gallorum populi : muris sed clausa juventus
Exultat. Quis enim læsos impune putaret
Esse deos ?


Voici la traduction de Brébeuf : on sait qu’il était plus ampoulé encore que Lucain ; il gâte souvent son original en voulant le surpasser ; mais il y a toujours dans Brébeuf quelques vers heureux :


On voit auprès du camp une forêt sacrée,
Formidable aux humains, et des temps révérée,
Dont le feuillage sombre et les rameaux épais
Du dieu de la clarté font mourir tous les traits.
Sous la noire épaisseur des ormes et des hêtres,
Les faunes, les sylvains, et les nymphes champêtres,
Ne vont point accorder aux accents de la voix
Le son des chalumeaux ou celui des hautbois.
Cette ombre, destinée à de plus noirs offices,
Cache aux yeux du soleil ses cruels sacrifices ;
Et les vœux criminels qui s’offrent en ces lieux
Offensent la nature en révérant les dieux.
Là, du sang des humains on voit suer les marbres ;
On voit fumer la terre, on voit rougir les arbres :
Tout y parle d’horreur, et même les oiseaux
Ne se perchent jamais sur ces tristes rameaux.
Les sangliers, les lions, les bêtes les plus fières.
N’osent pas y chercher leur bauge ou leurs tanières.
La foudre, accoutumée à punir les forfaits,
Craint ce lieu si coupable, et n’y tombe jamais.
Là, de cent dieux divers les grossières images
Impriment l’épouvante, et forcent les hommages ;
La mousse et la pâleur de leurs membres hideux
Semblent mieux attirer les respects et les vœux :
Sous un air plus connu la Divinité peinte
Trouverait moins d’encens, et ferait moins de crainte,
Tant aux faibles mortels il est bon d’ignorer
Les dieux qu’il leur faut craindre et qu’il faut adorer !
Là, d’une obscure source il coule une onde obscure
Qui semble du Cocyte emprunter la teinture.
Souvent un bruit confus trouble ce noir séjour,
Et l’on entend mugir les roches d’alentour :
Souvent du triste éclat d’une flamme ensoufrée
La forêt est couverte, et n’est pas dévorée ;
Et l’on a vu cent fois les troncs entortillés
De cérastes hideux et de dragons ailés.
Les voisins de ce bois si sauvage et si sombre
Laissent à ses démons son horreur et son ombre ;
Et le druide craint, en abordant ces lieux,
D’y voir ce qu’il adore, et d’y trouver ses dieux.

    Il n’est rien de sacré pour des mains sacriléges ;

Les dieux mêmes, les dieux n’ont point de priviléges :
César veut qu’à l’instant leurs droits soient violés,
Les arbres abattus, les autels dépouillés ;
Et de tous les soldats les âmes étonnées
Craignent de voir contre eux retourner leurs cognées.
Il querelle leur crainte, il frémit de courroux,
Et, le fer à la main, porte les premiers coups :
« Quittez, quittez, dit-il, l’effroi qui vous maîtrise ;
Si ces bois sont sacrés, c’est moi qui les méprise :
Seul j’offense aujourd’hui le respect de ces lieux,
Et seul je prends sur moi tout le courroux des dieux. »
À ces mots tous les siens, cédant à la contrainte,
Dépouillent le respect, sans dépouiller la crainte :
Les dieux parlent encore à ces cœurs agités ;
Mais, quand Jules commande, ils sont mal écoutés.
Alors on voit tomber sous un fer téméraire
Des chênes et des ifs aussi vieux que leur mère ;
Des pins et des cyprès, dont les feuillages verts
Conservent le printemps au milieu des hivers.
À ces forfaits nouveaux tous les peuples frémissent ;
À ce fier attentat tous les prêtres gémissent.
Marseille seulement, qui le voit de ses tours.
Du crime des Latins fait son plus grand secours.
Elle croit que les dieux, d’un éclat de tonnerre.
Vont foudroyer César, et terminer la guerre.


J’avoue que toute la Pharsale n’est pas comparable à la Jérusalem délivrée ; mais au moins cet endroit fait voir combien la vraie grandeur d’un héros réel est au-dessus de celle d’un héros imaginaire, et combien les pensées fortes et solides surpassent ces inventions qu’on appelle des beautés poétiques, et que les personnes de bon sens regardent comme des contes insipides propres à amuser les enfants.

Le Tasse semble avoir reconnu lui-même sa faute, et il n’a pu s’empêcher de sentir que ces contes ridicules et bizarres, si fort à la mode alors, non-seulement en Italie, mais encore dans toute l’Europe, étaient absolument incompatibles avec la gravité de la poésie épique. Pour se justifier, il publia une préface dans laquelle il avança que tout son poëme était allégorique. L’armée des princes chrétiens, dit-il, représente le corps et l’âme ; Jérusalem est la figure du vrai bonheur, qu’on acquiert par le travail et avec beaucoup de difficulté ; Godefroi est l’âme ; Tancrède, Renaud, etc., en sont les facultés ; le commun des soldats sont les membres du corps ; les diables sont à la fois figures et figurés, figura e figurato ; Armide et Ismeno sont les tentations qui assiégent nos âmes ; les charmes, les illusions de la forêt enchantée, représentent les faux raisonnements, falsi sillogismi, dans lesquels nos passions nous entraînent.

Telle est la clef que le Tasse ose donner de son poëme. Il en use en quelque sorte avec lui-même comme les commentateurs ont fait avec Homère et avec Virgile : il se suppose des vues et des desseins qu’il n’avait pas probablement quand il fit son poëme ; ou si, par malheur, il les a eus, il est bien incompréhensible comment il a pu faire un si bel ouvrage avec des idées si alambiquées.

Si le diable joue dans son poëme le rôle d’un misérable charlatan, d’un autre côté tout ce qui regarde la religion y est exposé avec majesté, et, si je l’ose dire, dans l’esprit de la religion ; les processions, les litanies, et quelques autres détails des pratiques religieuses, sont représentés dans la Jérusalem délivrée sous une forme respectable : telle est la force de la poésie, qui sait ennoblir tout, et étendre la sphère des moindres choses.

Il a eu l’inadvertance de donner aux mauvais esprits les noms de Pluton et d’Alecton, et d’avoir confondu les idées païennes avec les idées chrétiennes. Il est étrange que la plupart des poëtes modernes soient tombés dans cette faute : on dirait que nos diables et notre enfer chrétien auraient quelque chose de bas et de ridicule qui demanderait d’être ennobli par l’idée de l’enfer païen. Il est vrai que Pluton, Proserpine, Rhadamanthe, Tisiphone, sont des noms plus agréables que Belzébuth et Astaroth : nous rions du mot de diable, nous respectons celui de furie. Voilà ce que c’est que d’avoir le mérite de l’antiquité ; il n’y a pas jusqu’à l’enfer qui n’y gagne.


    autres. L’édition de 1738 porte : contre la coutume ; et c’est probablement cette faute d’impression qui aura décidé quelque éditeur, qui n’avait pas le texte, à supprimer le membre de phrase. (B.)

  1. Voltaire a changé d’opinion sur le compte de l’Arioste. « Arioste est mon dieu (écrivait-il à Mme du Deffant le 15 janvier 1761) : tous les poëmes m’ennuient, hors le sien. Je ne l’aimais pas assez dans ma jeunesse, je ne savais pas assez l’italien. Le Pentateuque et l’Arioste font aujourd’hui le charme de ma vie. » Dix ans plus tard (dans ses Questions sur l’Encyclopédie, au mot Épopée, il reparle du Roland le furieux, et fait un grand éloge de ce prodigieux ouvrage. « Je n’avais pas osé autrefois le compter (Arioste) parmi les poëtes épiques… et je lui fais humblement réparation. » Bettinelli, dans ses Lettere sopra gli epigrammi, analysées par Suard (Mélanges de littérature, Paris, 1803, in-8o, tome Ier, pages 20-27), prétend que c’est lui qui décida Voltaire à modifier le jugement qu’il avait porté d’abord sur l’Arioste. Cela se peut : mais Voltaire, avant de connaître Bettinelli, avait déjà changé d’opinion sur l’Arioste et corrigé quelques expressions.

    En 1733 il disait : «…… parmi les poëtes épiques. Mais il faut qu’ils songent qu’en fait de tragédie il serait hors de propos de citer l’Avare et le Grondeur ; et, quoi que plusieurs Italiens en disent, l’Europe ne mettra l’Arioste avec le Tasse que lorsqu’on placera l’Énéide avec le Roman comique, et Callot à côté du Corrége. Le Tasse naquit, etc. »

    En 1738 il corrigea : « Lorsqu’on placera l’Énéide avec Don Quichotte, et Callot à côté du Corrége. Le Tasse naquit, etc. »

    En 1742 il disait : «…… à côté du Corrége. L’Arioste est un poëte charmant, mais non pas un poëte épique. Je suis bien loin de rétrécir la carrière des arts, et de donner des exclusions ; mais enfin, pour être poëte épique, il faut au moins avoir un but ; et l’Arioste semble n’avoir que celui d’entasser fable sur fable ; c’est un recueil de choses extravagantes écrit d’un style enchanteur. Je n’ai pas osé placer Ovide parmi les poëtes épiques, parce que ses Métamorphoses, toutes consacrées qu’elles sont par la religion des anciens, ne font pas un tout, ne sont pas un ouvrage régulier : comment donc y placerais-je l’Arioste, dont les fables sont si fort au-dessous des Métamorphoses ? Le Tasse naquit, etc. »

    En 1746 il supprima presque tout ce qu’il avait ajouté en 1742. Il n’en conserva que la première phrase : « L’Arioste est un poëte charmant, mais non pas un poëte épique. »

    En 1748, 1751, 1732, il supprima cette phrase, et s’en tint au texte de 1738.

    C’est de 1756 qu’est le texte actuel. Mais ce n’est pas de ce texte que veut parler Bettinelli ; c’est de ce que Voltaire a dit dans son article Épopée. (B.)

  2. Pharsale, livre III, vers 399.