Essai sur la police générale des grains/Disette

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L’On ne sauroit donner trop de louanges à l’attention & à la bonté du Gouvernement. Il veille sur tous les sujets. On le voit sur les premieres apparences de cherté, prendre toutes sortes de précautions pour assurer la subsistance des Provinces qui manquent, & sur-tout de la Capitale. Il fait souvent venir du dehors à grand frais, ce que la moisson semble nous avoir refusé dans des années peu favorables. C’est effectivement le seul remede à une vraie disette. Mais ces soins empressés du Ministère font souvent penser, que le mal est plus grand qu’il ne l’est en effet. La méfiance l’augmente, & ces attentions n’ont pas toujours couronnées d’un heureux succès.

Toute opération publique sur les bleds est délicate, dispendieuse, souvent même dangereuse. Le peuple confirmé dans ses préjugés par les motifs & les formalités des Ordonnances, ne voit point tranquillement un transport de grains fait avec appareil. Il est vrai que dans les tems de guerre, les convois l’étonnent moins ; il en sent le motif : mais en tems de paix, ils l’effraient toujours. Il se plaint, ou que l’on épuise la Province par de mauvaises manœuvres ; ou que les bleds étrangers sont trop chers, & de mauvaise qualité.

Il n’est pas possible en effet, qu’il ne se rencontre bien des inconvéniens dans les achats pour le compte de l’État. Quand même ils seroient faits avec toute la fidélité imaginable, on en peut y apporter la même économie & le même soin que des Négocians, qui n’auroient en vûe que leur intérêt personnel ; d’où il s’ensuit un surtaux indispensable, qui est payé par le prince, ou par le peuple. D’ailleurs lorsque le bruit se répand que l’État a acheté des grains, aucun Commerçant ne se hasarde d’en faire venir ; il craint avec raison de n’y pas trouver son compte. Il tourne d’ailleurs ses fonds ; & le public est privé du bénéfice de la concurrence, qui seule pourrait établir le prix le moins onéreux. Dans ces occurrences, où tout se passe avec précipitation, & même avec crainte, l’État ne peut savoir quelles doivent être les bornes de ses achats. S’il en fait trop peu, son objet n’est point rempli ; & dans l’intervalle d’un achat à l’autre, on court risque de sentir toute l’horreur de la disette. S’il fait trop, les bleds se gâtent, excitent des murmures, ou tombent en pure perte pour l’État[1].

Si le Ministère dans ces occasions laissoit agir le commerce, & que l’on fût assuré que l’on peut s’y livrer sans risques & sans formalités ; les importations de bleds se succéderoient à proportion des besoins. Cherté foisonne, dit le Proverbe ; & c’est douter de l’avidité des hommes pour le gain, que de craindre qu’ils ne portent pas la denrée partout où ils la vendront avantageusement. Il est bon de porter promptement des grains à ceux qui ont faim ; ils les achetent sans marchander. La concurrence, ce principe le plus actif & le plus étendu du commerce, fera baisser le prix insensiblement ; & le bled ne cessera d’aborder dans un canton, que quand il n’offrira plus de bénéfice au Commerçant ; & ce tems sera le terme de l’abondance, plus sûrement & plus promptement ramenée par l’appas du gain, que par les opérations forcées du Gouvernement.

L’on a vû plusieurs fois des Magistrats zélés & entendus secourir promptement les Provinces & la Capitale, en se servant de Marchands forains qui arrivent successivement, & sans appareil. La descente de quelques bateaux inconnus dans nos Ports, l’approche de quelques bâtimens étrangers sur nos Côtes, dissipent toute crainte, & font baisser les prix sans effort. Heureux effet de la concurrence & de la liberté, qui contiennent les Marchands dans de justes bornes, plus surement que la Loi la plus sévere, & que la Police la mieux compassée. Elle n’a jamais mieux réussi dans ses opérations sur les grains, qu’en excitant l’émulation, & en donnant toutes les facilités & suretés nécessaires aux Marchands de toute espece, sans s’entremettre dans les achats ni dans les ventes. Il y a eu de tout tems une espece d’antipathie, entre les Marchands habituels & les forains. La rivalité les divise, & empêche un concert frauduleux. Ils cherchent le débit aux dépens les uns des autres ; & cette jalousie est toujours plus avantageuse au public, que les achats les mieux médités.

Un Commissionnaire zélé, entendu, intégre, se transporte dans le canton où ses ordres et sa bonne volonté le conduisent. Il en ignore les détails. Il achete des grains au. prix courant, souvent sans distinction de qualités : il est rare qu’il ne les fasse bientôt renchérir, & qu’il n’excite des murmures, des soulevemens souvent dangereux. Il force les voitures, pour les faire passer promptement où la nécessité le demande. Que s’ensuit-il de cette opération ? Que le Commissionnaire n’ayant d’autre but, que de faire une emplette, a pris indistinctement tout ce qui s’est présenté ; qu’il a parcouru une Province avec plus de zele que de réflexion sur les achats, & sur les frais qu’il a payé le médiocre comme le bon que sa précipitation a renchéri voitures & grains ; qu’il faut les vendre de même sans distinction, ou que l’État y perde que ces grains sont au prix le plus cher, sans être les meilleurs, ni les mieux conditionnés ; le prix & les qualités étant indifférens à celui qui ne court aucun risque d’y perdre. Et lorsque le Gouvernement procure au peuple affamé une subsistance nécessaire, il murmure, il crie ; parce qu’il n’a pas la liberté de marchander, ni de choisir, & qu’il faut passer par les mains du Pourvoyeur public[2].

Le Marchand au contraire, guidé par le seul espoir du gain, a intérêt de n’acheter que dans les endroits où la marchandise est la moins chere. Si elle hausse trop dans le pays où il commence ses achats, il va les achever dans un autre. Il marchande, il choisit, il fait ses transports à propos, & avec la plus grande économie. Il y est même nécessité, si la concurrence s’en mêle, parce que la perte tomberoit entierement sur lui. Ainsi plusieurs Marchands qui se dispersent, operent plus sûrement qu’un seul Commissionnaire, à qui son ardeur ou sa mal-adresse ne peuvent faire aucun tort. C’est ainsi que les prix peuvent se mettre de niveau sans aucun effort, & que l’équilibre des grains s’établit de lui-même par des acheteurs épars, que le seul appas du bénéfice fait concourir au bien général. La liberté bien établie, & l’habitude des Marchands encouragée, diminueront plus promptement & plus surement la misère & la cherté dans les tems les plus difficiles.

Il n’est que trop ordinaire dans ces tems malheureux, d’entendre crier contre les usuriers qui cachent les grains, & qui les renchérissent : mais où sont-ils ces ennemis du bien public ? Peut-on faire un magasin, ou si l’on veut un amas de bleds, sans que tout le canton en soit informé ? Le peuple n’a-t-il pas intérêt de les découvrir, & de les indiquer ? Ne sait-on pas en tout tems, dans quelle grange, dans quel grenier, on peut trouver des grains ? Et si la Loi n’intimidoit pas le Propriétaire ; si le commerce en étoit libre, & regardé comme licite quelle raison auroit-on de les cacher ?

Mais une preuve qu’il y a peu de prévaricateurs ; c’est-à-dire, qu’il n’y a point de Marchands ou de conservateurs de grains, & que le monopole est une terreur panique : c’est que la Marre, cet exact Compilateur de la Police, ce rigide observateur des Réglemens, qui ne cesse de déclamer contre les usuriers, & de louer la sévérité des Ordonnances, ne rapporte cependant que très-peu de condamnations contre les contrevenans dans les disettes de 1662, 1693, 1699 & 1709. Il détaille cependant toutes les perquisitions de grains, faites dans ces années malheureuses[3].

Il fut commis lui-même en 1699 & 1709, pour visiter les cantons qui pouvoient fournir à la Capitale ; & il ne trouva en 1699, que trois prétendus usuriers, suivant les procès-verbaux qu’il rapporte. Malgré son zele & son exactitude, il ne fit pas saisir ving-cinq muids de bled. Cette quantité pouvoit-elle causer la cherté ou la disette ?

Il détaille aussi toutes les précautions qu’il prit en 1709, pour faire conduire à Paris des bleds de la Champagne, de la Lorraine, & de l’Alsace même ; & l’on voit, que les mesures, qu’il prit avec les Marchands, furent plus salutaires que la rigueur des Ordonnances. Leur émulation fit descendre à Paris les bleds nécessaires & quand ils furent certains des payemens, ils amenerent ceux que la méfiance avoir fait refferrer. La Loi est donc vivieuse ou inutile, si toutes les précautions que l’on prend pour son exécution, ne procurent pas les secours qu’elle fait espérer ; ou si la malice des hommes trouve le moyen de l’éluder. On ose même avancer, qu’elle est nuisible, & contraire à l’abondance des denrées, qui n’est jamais mieux entretenue que par la liberté. Plusieurs choses ne vont bien, que parce qu’elles ont échappé à la vigilance des Loix. Celles qui touchent aux besoins, ne sauroient être trop simples. Elles ne doivent s’empresser qu’à lever les obstacles, & entretenir la concurrence. C’est elle, qui soutient l’abondance, & qui prévient les trop grandes chertés ; & c’est le moyen le plus sûr de mettre plus d’égalité dans le sort des différentes Provinces & des mêmes sujets. Le concours de plusieurs Marchands, la liberté & la sureté du commerce, sont donc, après la culture, le meilleur remede contre les disettes.


  1. Voyez le tom. 2 du Traité de la Police. Dépôt du Louvre, où une partie des bleds se trouva gâtée.
  2. Voyez tom. 2 du Traité de la Police sur les disettes, depuis la page 329. jusqu’à 420.
  3. Tom. 2. de la Police, depuis la pag. 339. jusqu’à 421. & dans le supplément à la fin du même Tome.