Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/17

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CHAPITRE XVII.


Il est possible de former les Juifs aux arts & métiers, & à l’agriculture.


Il faudroit bien opter, entre laisser les Juifs végéter dans l’inaction, ou rectifier leur commerce, s’il étoit vrai qu’ils ne fussent propres ni à l’agriculture, ni à aucun art nécessaire ; un auteur allemand nous l’assure(1). Et quelle preuve en donne-t-il ? aucune. Nous voilà donc dispensés de réfuter une assertion que l’expérience a démentie, & que cet écrivain réfute lui-même, car il les croit propres au commerce, dont les combinaisons exigent pour le moins autant de pénétration que les arts méchaniques.

On ne trouve en Europe que très-peu de Juifs artisans ou artistes : dira-t-on que c’est faute d’aptitude ? On en voit souvent signaler leur adresse ; plusieurs réussissent dans la gravure en creux, & actuellement la Prusse s’honore de posséder Abraham son célebre médailleur. En Orient, quoique la plupart des marchés passent par leurs mains, ils sont Teinturiers, ouvriers en soie, &c.(2) ; dans les royaumes de Fez & de Maroc, en Éthiopie où ils sont si nombreux, & sur les côtes orientales de l’Afrique, où le commerce a peu d’activité, ils sont orfevres, forgerons, taillandiers, tisserands ; ils exercent tous les métiers(3). Nos Juifs seroient bientôt assimilés à ceux d’Orient & d’Afrique, si, malgré les clameurs de la haine, l’autorité publique daignoit les instruire & les maintenir dans l’exercice de tous les arts méchaniques.

Beaucoup de Chrétiens verroient peut-être avec peine, & d’un œil jaloux, qu’on les admît dans les corps d’artisans. Faut-il forcer l’admission ? non, ne brusquons pas les préjugés, afin de les combattre d’une maniere plus efficace ; la rivalité établira un foyer d’émulation qui tournera au profit des arts en les perfectionnant. Et au profit des acheteurs, en maintenant le bas prix pour fixer la concurrence dans le débit ; & qu’importe qu’ils soient reçus dans les corps d’artisans, si leur exclusion ne leur en dérobe aucun avantage, aucun privilege ?

La plupart des métiers n’exigent que des avances assez modiques pour l’apprentissage & l’emplette des instrumens nécessaires ; l’indigence ne seroit point un obstacle. Bientôt on verroit des ames ardentes & sensibles, des sociétés philanthropiques ouvrir des souscriptions pour former des atteliers gratuits, & les dons de la fortune couler dans des canaux creusés par la bienfaisance. On pourroit même obliger les Juifs en certains lieux, à n’habiter que les maisons qu’ils auroient bâties, à ne porter que les étoffes qu’ils auroient manufacturées ; & l’on pense bien que pour n’être pas aussi injustes que ridicules, ces réglemens exigeroient des modifications voulues par les circonstances du temps & du lieu. Que d’ailleurs on accorde une libre circulation à leurs ouvrages, qu’on encourage leur industrie, qu’on couronne leurs efforts par des distinctions & des récompenses ; la nécessité, cette maîtresse impérieuse, aura bientôt développé les facultés de l’Israélite, dont le génie souple se plie à tout : l’honneur & l’amour du gain lui donneront plus d’énergie.

Voilà donc la nation conduite à la culture des arts & métiers ; & dût-elle y porter son génie rapace, rarement pourroit-elle en recueillir un gain frauduleux, parce que les ouvrages méchaniques étant constamment soumis à l’inspection des acheteurs, ordinairement il est facile d’en constater le mérite. Un second avantage c’est d’établir entr’eux & les Chrétiens des liaisons plus intimes.

On demandera sans doute s’il faut aussi les rendre cultivateurs ; je voulois arriver là. Jamais peut-être aucun peuples ne fut si occupé d’agronomie que les Israélites en Palestine, c’est la remarque du judicieux Fleuri(4). Il faut convenir cependant que tout ce qui tient à l’économie rurale, est actuellement aussi étranger à leur goût qu’à leurs connoissançes. Ceux qui possedent des héritages attenans à leurs maisons, ignorent jusqu’aux élémens du jardinage, & sont obligés d’appeller des mains étrangeres.

Depuis leur dispersion, les Juifs n’ont gueres été cultivateurs. Pétachias, qui, au douzieme siécle, a voyagé en Orient, en vit cependant qui labouroient vers Ninive(5). Lorsqu’au même siecle, Benjamin de Tudele visita la Grece, il trouva le mont Parnasse habité par deux cents Juifs qui le cultivoient & y recueilloient des légumes(6) ; & pour citer des faits plus voisins de notre temps, on voit encore des Juifs cultivateurs dans la Perse septentrionale(7), & en Lithuanie. Coxe prétend que ce dernier pays est le seul en Europe où les Juifs soient agricoles(8). N’y en auroit-il donc plus en Ukraine ? Au siecle dernier le Cardinal Commendon y en vit beaucoup livrés au labourage, & dont les travaux honnêtes n’étoient point avilis par l’usure(9). Son assertion est très-croyable : quoique la rosée du ciel ne fertilise pas toujours le champ du Laboureur, la bénédiction céleste paroît presque toujours répandue sur son état ; & parmi les classes inférieures de la société, il n’en est point où l’on rencontre des mœurs plus pures, une probité plus integre.

On conçoit que les Juifs peuvent être propres aux métiers dont la plupart exigent moins de force que d’adresse ; mais, dira quelqu’un, l’agriculture exige une constitution robuste que de votre aveu le Juif n’a pas. Le doute qu’on éleve sur la possibilité de les rendre agricoles, ne nous empêche pas d’embrasser l’affirmative ; car observez que nous ne passons pas brusquement aux extrêmes, nous ne disons pas au Juif : aujourd’hui fermez votre boutique & demain labourez cette plaine. Il pourra s’éclairer des lumieres, & s’aider des bras d’autrui ; des domestiques Chrétiens seconderont ses travaux. Les Lettres-patentes données pour les Juifs alsaciens, en 1784, leur refusent ce dernier avantage, en leur accordant au surplus le droit de cultiver par eux-mêmes ; mais le gouvernement françois s’empresseroit de lever une défense dont on lui montreroit les inconvéniens.

Les travaux rustiques appelleront donc l’Hébreu dans nos champs jadis arrosés du sang de ses peres, & qui le seront désormais de ses sueurs ; il quittera son manoir pour aller respirer l’air pur des coteaux : bientôt, stimulé par l’intérêt, ses bras qui ont déja la souplesse, se fortifieront par l’exercice, & cet avantage physique en amenera pour les mœurs un plus précieux, puisque le premier des arts est encore le premier en vertu.

Il est plus que probable qu’en peu de temps on rendroit les Juifs agricoles, & que bientôt ils s’estimeroient heureux de saigner un marais, de défricher une lande qu’ils fertiliseroient, où ils bâtiroient. Quelques-unes de nos colonies, & plusieurs de nos provinces, comme la Bretagne, la Guyenne, demandent des bras ; que la voix du gouvernement les appelle dans ces contrées, en les dispersant parmi les Chrétiens. Si l’Espagne, appauvrie au milieu de ses trésors, eût connu ses vrais intérêts, ses campagnes s’embelliroient sous la main de trois cents mille Juifs qu’elle a chassés(10).

N’imaginez pas que les Juifs devenus cultivateurs, voulussent suivre les dispositions du Pentateuque, relativement aux années sabbatiques & jubilaires ; persuadés que ces ordonnances étoient purement locales, ils les ont toujours restreintes aux limites de la Palestine. Trop heureux s’ils avoient compris que leur religion étant la seule dont l’ensemble soit devenu par-tout d’une pratique impossible, l’Éternel les appelloit dans une nouvelle alliance dont la premiere n’étoit que la figure.

Il est à la vérité certaines défenses concernant l’art rustique, qui, si l’on en croit Léon de Modene, sont encore censées obligatoires ; telle est celle de semer du méteil, de croiser les diverses especes d’animaux pour se procurer des mulets. Le Juif n’attellera peut-être pas l’âne à côté du bœuf, & ne tissera pas le lin avec la laine(11) ; mais on ne voit là que des usages différens des nôtres, & non de grands inconvéniens ; il est très-douteux que les Rabbins voulussent presser l’observation de ces statuts. Le dix-neuvieme chapitre du Lévitique qui les contient, en offre d’autres sur la conservation de la barbe dont les Juifs portugais ont cependant abrogé l’usage. Ne craignons donc pas qu’ils soient long-temps asservis aux réglemens talmudiques, dont heureusement la partie la moins absurde est celle qui concerne l’agriculture. Espérons que bientôt le Juif en mettroit les rêveries au niveau de celles de Mathieu Lansberg. Il lira d’abord la défense d’enter des arbres, d’avoir dans son clos des arbres greffés, tandis qu’on lui permet d’en manger le fruit(12). Cette contradiction choquante le révoltera, & de telles chimeres s’évanouiront au souffle d’une raison cultivée.

Une question se présente naturellement ici : Obligerez-vous les Juifs à chommer avec vous les dimanches & fêtes ? alors deux jours consécutifs de la semaine seront dérobés au travail. Leur permettrez-vous d’y vaquer en ces jours ? cette innovation aigrira les peuples, & l’on ne doit pas ce semble la permettre du moins actuellement ; mais on peut interdire aux Juifs le travail extérieur ou trop bruyant, qui troubleroit la sanctification des dimanches, sans cependant les réduire à l’inaction. On n’ira pas l’épier dans sa maison pour savoir s’il s’occupe à tiller son chanvre, à cribler son grain, tandis que son épouse manie l’aiguille ou la quenouille ; & lorsqu’une moisson dépérissante ou d’autres raisons exigeroient le travail du dimanche, le Juif auroit, bien entendu, même liberté que le Chrétien. On sait combien est stricte l’observation du sabbat, malgré cela il est à croire que les Rabbins se relâcheroient sur cet article, lorsque leurs décisions seroient autorisées par le besoin, & le Juif écarteroit ses scrupules, lorsqu’il auroit pour caution l’infaillibilité de ses docteurs.



(1) Bielfeld, Institutions politiques.

(2) Voyage de Tournefort, T. 1 et 3.

(3) État présent de l’empire de Maroc, pag. 83 et 105. Basnage, liv. 9, chap. XXIX.

(4) Mœurs des Israélites.

(5) Peregrinatio Rabbi Petachias.

(6) Benjamin, Itinerarium, traduit par Baratier.

(7) Hist. des découvertes faites par divers savans Voyageurs, &c.

(8) Voyage en Pologne, Russie, &c. Par Coxe.

(9) Vie du Cardinal Commendon. Par Gratiani.

(10) Beaucoup d’Historiens disent huit cent mille. Le lecteur est prié de suspendre son jugement, nous prouverons ailleurs l’exagération de ce calcul. L’expulsion des Juifs d’Espagne, sous Ferdinand II, et celle des Calvinistes de France, sous Louis XIV ; les motifs qui ont causé ces révolutions, et les effets qui en ont résulté, peuvent être l’objet d’une comparaison qui formeroit un tableau piquant.

(11) Wheler dit qu’en Turquie, ce sont les Juifs qui préparent le meilleur vin, parce que leur loi leur défend de faire aucun mélange. Voyez le voyage de Dalmatie, de Grece et du Levant. Par G. Wheler. Amst. 1689. T. 1, pag. 169 et 170.

(12) Cérémonies et coutumes des Juifs. Par Léon de Modene.