Essai sur la répartition des richesses/7

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CHAPITRE VII

DE LA PROPRIÉTÉ URBAINE, SA PART DANS L’INÉGALITÉ DES CONDITIONS.


Du caractère de la propriété foncière urbaine. — Du rôle du propriétaire urbain et de l’accapareur de terrains. — Du prix des terrains dans les grandes villes.

Projet d’achat par l’État ou par les villes de toute la propriété foncière urbaine. — Vices de ce projet. — Les latifundia urbains. — De l’expropriation, au profit des municipalités, des terrains non bâtis. — De l’imposition des terrains urbains.

De l’élévation des loyers. — Les cinq causes de la hausse des loyers.

Exemples de développement rapide des grandes villes. — Les quatre causes naturelles ou économiques et les trois causes artificielles de cet accroissement des villes. — Les causes politiques.

La croissance des grandes villes existantes ne pourra être aussi énergique dans l’avenir que dans le passé.

Des effets de l’accroissement des villes relativement à la répartition des richesses.

Exemples de la hausse des terrains à Paris. — De la statistique des logements et des loyers de Paris. — Nombre des loyers de chaque catégorie en 1872 et en 1878, d’après le cadastre révisé. — Conclusion qu’on en peut tirer pour la répartition des richesses. — Très faible proportion des grandes fortunes.

Très faible étendue territoriale de la ville de Paris. — Hausse du loyer moyen par tête à Paris depuis 1817. — Cette hausse correspond-elle à une amélioration du logement ? — De l’importance relative du loyer dans les dépenses du ménage. — Les « garnis » augmentation de leur nombre à Paris. — Enquête sur la situation des garnis.

Des causes qui menacent la propriété foncière urbaine. — De quelques édits réduisant les loyers au dix-septième siècle. — Des modes par lesquels l’État et les villes contribuent à la hausse des loyers. — Les impôts qui font renchérir les loyers droits sur les matériaux, sur les voitures publiques et les entreprises de transport urbaines, sur les fourrages. — Droit de mutation. — De l’imperfection des communications urbaines à Paris.

De la construction de maisons ouvrières. — Exemple de Mulhouse. — Détails sur les opérations de la Société des maisons ouvrières de cette ville. — Des prêts de l’État ou des municipalités pour ces entreprises. — Utilité de restreindre les obligations à lots aux Sociétés qui se créent pour cet objet. — De la suppression des taxes sur les transports urbains et du droit de mutation.

De l’assainissement des maisons insalubres.

Résumé de ce chapitre situation probable, à l’avenir, de la propriété foncière urbaine.

La propriété foncière rurale a été seule jusqu’ici l’objet de nos recherches ; des questions tout aussi importantes et d’un examen aussi délicat se rattachent à la propriété foncière urbaine, à la propriété bâtie et aux terrains des villes. Il semble à première vue que cette nature de propriété doive être plus à l’abri d’attaque que la propriété rurale la part du travail y est, en effet, plus manifeste, plus apparente. Les maisons sont incontestablement l’œuvre de l’homme, et l’on ne peut soutenir, comme pour les terres, que c’est un don gratuit et commun de la nature à l’humanité. Cependant depuis quelques années la propriété foncière urbaine a soulevé d’aussi vives critiques et compte d’aussi redoutables adversaires, si ce n’est d’aussi nombreux, que la propriété foncière rurale.

La cause de ces critiques, c’est que l’on est frappé, dans les grandes villes, de la hausse presque constante des loyers. On a cru remarquer que les propriétaires, une fois leur maison construite ou après l’avoir acquise par héritage ou par une vente, voient périodiquement, régulièrement, leurs revenus croître sans qu’ils contribuent par aucun travail à cet accroissement. La fortune les comble de faveur pendant leur sommeil. Quand la maison est édifiée, le propriétaire n’a rien à faire, affirme-t-on, qu’à recueillir chaque trimestre ou chaque semestre les loyers qui lui échoient et qu’il augmente à chaque renouvellement du bail. Il est bien chargé, sans doute, de l’entretien, mais c’est si peu de chose pour une maison solide cela représente une si faible part du revenu brut. Puis ces soucis vulgaires, indignes de troubler l’esprit des grands propriétaires urbains, ne sont-ils pas délégués, moyennant une minime redevance, à des intermédiaires, des architectes, des régisseurs, des sociétés anonymes pour la gestion des immeubles comme il en est tant éclos dans ces dernières années ? N’est-ce pas les mêmes intermédiaires qui prennent maintenant la peine de recueillir le montant des loyers ? Il n’est pas, d’après l’opinion générale, d’oisiveté plus complète que celle du propriétaire urbain ; et cependant cette absolue oisiveté est plus lucrative que le plus énergique et le plus ingénieux travail.

C’est cet être adonné à la fainéantise, ce privilégié, qui impose à l’ouvrier ce qu’on a appelé la « servitude du loyer, » joug dont le poids s’accroît chaque année. Cela est-il juste ? Dans une de ces réunions publiques si bruyantes de la fin du second empire nous entendions, à la salle de la Redoute, un socialiste de quelque éloquence, M. Brionne, s’écrier que le loyer devait disparaître, et que, bien loin que le locataire dût quelque chose au propriétaire, c’était ce dernier qui était redevable au premier : le locataire, en effet, d’après cet ingénieux raisonnement, rendait service au propriétaire en entretenant la maison de celui-ci, puisqu’une maison habitée se conserve mieux qu’une inhabitée. Il est sans doute superflu de s’attacher à répondre à des pauvretés de ce genre, et de faire remarquer que la plupart des maisons dans les grandes villes n’étant construites que pour être louées, on n’en bâtirait plus une seule si on ne se croyait assuré d’en retirer un profit, si bien que ceux qui ne seraient pas assez riches pour se construire une maison à eux-mêmes devraient coucher à la belle étoile.

Laissons de côté ces sophismes dont l’exagération est trop flagrante. Il n’en est pas moins vrai que la propriété urbaine est critiquée pour la plus-value presque constante qu’on croit constater dans les revenus qu’elle fournit à son heureux propriétaire. Puis la propriété d’une maison ne se compose pas seulement d’un édifice, qui est l’œuvre de l’homme. Les lois de la gravitation empêchent que cet édifice ne repose dans l’air et s’y soutienne. Il y a une part de sol incorporée dans la maison or ce sol devrait être, d’après les critiques, une propriété commune. Il ne devrait avoir aucun prix : il ne devrait entrer pour rien dans le loyer ; car ce n’est pas le propriétaire de la maison qui a créé ce sol ; il n’y a même rien fait, en général ce n’est pas lui qui a percé les voies de communication ou rues grâce auxquelles seules le sol devient propice à recevoir des maisons. Le sol urbain, beaucoup plus encore que le sol rural, devrait donc être propriété commune. Il n’en est rien ; le sol urbain, devenu approprié, et morcelé en carrés ou en rectangles que l’on appelle terrains, prend une valeur énorme dont le travail des propriétaires n’est nullement l’origine. Le vignoble le plus fertile et produisant les vins les plus fins est bien loin d’atteindre le prix de vente des moindres terrains d’une grande ville. Dans les districts les plus écartés, ceux de la périphérie des capitales, 100 ou 300 francs le mètre, soit un ou deux millions l’hectare, mille fois la valeur d’une terre arable, sont les prix habituels des terrains. Au centre des villes on arrive à 1,000 francs, 1,500 francs, 1,800 francs, 2 ou 3,000 francs le mètre. Or, qu’a fait le propriétaire du terrain pour s’attribuer la totalité de cette valeur sociale, car c’est bien là une valeur sociale dans toute la force du mot, une valeur due à l’activité collective, à la prospérité collective ? Qu’a-t-il fait le propriétaire de terrains, si ce n’est attendre et s’abstenir de bâtir ? Mais cette attente et cette abstention, bien loin d’être un mérite comme pour l’épargne, sont uniquement des entraves au bien-être social. Pendant des dixaines d’années le spéculateur de terrains, bien ou mal guidé par ses calculs ou son instinct, a accaparé de vastes espaces et les a soustraits à la construction. Il a empêché de pauvres gens d’y élever des huttes ou de modestes maisons. Il a forcé l’ouvrier, le petit bourgeois à chercher un gîte dans des quartiers plus éloignés encore. Il les a privés des douceurs de la possession d’un jardin. Il a apporté des obstacles au peuplement continu de la ville. Voilà ce qu’a fait le propriétaire de terrains, car quel autre travail à signaler de sa part ? et c’est pour cette œuvre singulière qu’il obtient une rémunération énorme. Des fortunes colossales se sont faites de cette façon, simplement en dormant, après un acte d’accaparement du sol dans la périphérie d’une grande ville, seulement par la force d’inertie qui a soustrait pendant longtemps ces terrains aux constructions et qui a maintenu des îlots nus au milieu d’une ville grandissante. À New-York on a vu une famille, la famille Astor, gagner ainsi une fortune que l’on évalue à quelques centaines de millions de francs, uniquement parce que, New-York étant située dans une île, un ingénieux et prévoyant ancêtre des Astor actuels avait pris la précaution d’acheter presque tout le territoire non bâti de l’île. À Paris, de considérables fortunes ont été faites dans les mêmes conditions : l’accaparement, suivi de l’abstention prolongée.

Avouons-le, ces critiques ont beaucoup de force. C’est surtout en ce qui concerne les terrains des villes que la théorie de Bastiat sur la valeur et sur la rente de la terre est fausse. Il prétend que toute valeur vient du travail. Quel est le travail humain qui justifie un prix de 200, 500, 1,000 francs, de 2,000 francs le mètre pour un terrain situé dans une grande ville ? Il faut abandonner l’explication de Bastiat.

On peut dire, sans doute, qu’au point de vue esthétique, cet accaparement des terrains dans les mains des particuliers riches, ces hauts prix qu’ils atteignent, ont parfois d’assez heureuses conséquences. C’est par ce moyen seulement qu’on peut obtenir de beaux quartiers, d’où soient bannis les huttes misérables ou même les logements exigus et plus ou moins délabrés. Le prix des terrains distribue les habitations des villes suivant les catégories, met l’ordre à la place du chaos, empêche la confusion et la proximité des palais et des chaumières, crée les beaux quartiers et les quartiers ouvriers. Si le terrain de la ville appartenait à tout homme qui y veut bâtir, nos grandes capitales auraient un aspect sordide qu’elles n’ont pas ; c’en serait fait des avenues ou des boulevards peuplés de grandes et de belles constructions. L’esthétique en souffrirait, sans aucun doute.

Ce n’est pas là, toutefois, une justification des ces prix énormes qu’atteignent les terrains dans les villes et de l’attribution de la totalité de ce prix au propriétaire, c’est-à-dire à la personne qui a eu la première l’idée de s’établir sur le sol ou plutôt de l’acheter, de le soustraire pendant longtemps à la culture et à la construction.

La justification de la propriété du terrain des villes se rattache à la justification de la propriété foncière en général. La propriété privée perpétuelle et individuelle a des avantages si grands pour la production qu’on doit en respecter partout le principe là où il n’a pas d’avantages, où il présente, au contraire, des inconvénients, et l’on peut soutenir que c’est le cas pour la propriété des terrains urbains, le principe est néanmoins respectable, en considération de l’utilité générale et habituelle de la propriété individuelle. La propriété privée a, d’ailleurs, le mérite de dégager l’État de beaucoup de soins, de le délivrer d’attributions très compliquées les quelques abus qu’elle comporte sont le prix des avantages énormes dont elle est la source pour la société.

Il n’en est pas moins vrai que la propriété foncière urbaine semble entachée d’un antagonisme profond, radical, entre l’intérêt du propriétaire et l’intérêt général ? Dans aucune des relations sociales l’antagonisme n’est aussi marqué qu’ici. L’accroissement des revenus du propriétaire urbain semble tenir uniquement à l’accroissement des charges des locataires, c’est-à-dire de la grande majorité de la population, des gens modestes et des petites gens. Ne sont-ce pas deux faits certains, presque universels, concomitants, ayant entre eux la relation de cause à effet, que l’accroissement constant sans travail de la fortune du propriétaire urbain, et que l’élévation constante du loyer payé par le locataire, c’est-à-dire souvent par l’homme sans capitaux, notamment par l’ouvrier ? N’est-il pas vrai aussi qu’il est beaucoup plus malaisé à l’ouvrier des villes de devenir propriétaire de sa maison qu’à l’ouvrier des champs, qu’il y a même une impossibilité presque absolue à ce que ce légitime désir soit satisfait pour tous les ouvriers des villes, puisqu’en donnant seulement un carré de deux cents mètres à chaque ménage parisien et en ménageant les rues, les promenades et les espaces occupés par les bâtiments publics, on aurait une surface très supérieure à celle du département de la Seine ? Toutes ces considérations, qui n’échappent à aucun esprit réfléchi (mais dont quelques-unes, cependant, sont exagérées, comme on le verra plus loin), ont conduit des hommes distingués à des solutions qu’il faut examiner. Un professeur bien connu de l’Université de Berlin, M. Wagner, s’est prononcé pour un projet de rachat par l’État de la propriété urbaine[1]. C’est une idée analogue à celle de M. de Laveleye pour le rachat de la propriété rurale. Le plan de M. Wagner serait, à nos yeux, moins injustifiable que celui de M. de Laveleye ; parce que la part de la rente de la terre dans le loyer des maisons est infiniment plus forte que la part de la rente de la terre (déduction faite de l’intérêt des capitaux engagés) dans le produit brut du sol. La propriété urbaine est une cause beaucoup plus intense d’inégalité de richesses que la propriété rurale.

Sans aller aussi loin que M. Wagner, un journal anglais, qui défend en général les doctrines scientifiques les plus orthodoxes, l’Economist (de Londres) émettait en 1879 cette idée que l’État ou les villes devraient construire des maisons pour les louer aux artisans, aux ouvriers, des refuges pour la nuit, et qu’à ce prix seulement on pourrait obtenir la paix sociale. On allègue, à l’appui de cette opinion, un précédent, celui de la subvention accordée par le second empire à la Société des cités ouvrières de Mulhouse.

Le plan du docteur Wagner ne nous offre aucune séduction. Ce n’est pas qu’en soi-même il soit directement opposé aux principes de la science. L’État a le droit d’expropriation dans l’intérêt public or, s’il était prouvé que sans aucune espèce de travail de leur part, les revenus des propriétaires urbains augmentent sans cesse, l’État pourrait se substituer à eux en leur accordant une juste indemnité préalable, calculée sur le revenu actuel et sur les chances d’augmentation prochaine, et il bénéficierait lui-même, c’est-à-dire que par des remises d’impôts il ferait bénéficier la société de toutes les plus-values ultérieures. Mais d’abord on peut alléguer que la plus-value des immeubles urbains est moins constante et moins régulière qu’on ne l’annonce on peut même affirmer que cette plus-value ininterrompue et rapide tient à certaines circonstances exceptionnelles qu’il serait aisé de modifier ou de supprimer. Enfin on doit ajouter qu’il n’est pas désirable de voir l’État et les municipalités se transformer en de gigantesques sociétés immobilières. Bien des déceptions les attendraient, sans doute, dans ce rôle nouveau.

S’il est un fait démontré par l’expérience, c’est que les sociétés immobilières sont exposées à de grands risques et que la plupart au bout de quelques années font naufrage. C’est ce qui est arrivé à la célèbre Société immobilière fondée en France sous le second empire. En Allemagne et en Autriche la plupart de celles que l’on créa dans la période des Fondations (Grunderthum), qui suivit la guerre de 1870-1871, eurent le même sort. Il faut une singulière prudence, une vigilance de tous les instants pour qu’une société immobilière échappe aux mauvaises chances, pour qu’elle arrive à la prospérité et surtout pour qu’elle s’y maintienne. Rien, en effet, n’est aléatoire, décevant comme les placements en terrains l’imagination, l’entraînement qui dans les périodes de bas prix des capitaux ou d’essor des affaires portent à édifier des quartiers entiers, conduisent d’ordinaire à de prompts et de cruels déboires. On ne peut supposer à l’État ni aux villes plus de sagacité, plus de tact, plus de circonspection en même temps, qu’à toutes les sociétés anonymes qui se sont créées pour la construction et l’exploitation d’immeubles et dont la plupart ont si misérablement échoué. Puis l’extension indéfinie des attributions de l’État ou des municipalités n’est désirable ni pour l’équilibre des finances et la clarté des budgets, ni pour l’indépendance des citoyens, ni pour l’impartialité de l’administration. Le courant actuel qui porte à investir l’État de tant de nouvelles fonctions, celles des transports, de l’assurance, de l’éclairage, etc., menace singulièrement les libertés publiques et la dignité des mœurs politiques. L’État devient une trop riche proie la lutte des partis tourne en lutte pour l’existence l’instabilité déjà si grande des fonctions publiques, sous tout régime démocratique et parlementaire, en devient un véritable fléau.

Si les sociétés immobilières à proprement parler offrent des chances si modiques de réussite, les sociétés pour la gestion des immeubles en présentent, dit-on, de plus sérieuses on sait que plusieurs sociétés anonymes se sont constituées pour cet objet en France dans l’année 1879. Se substituer au propriétaire, administrer à la fois mille immeubles au lieu d’un ou deux, épargner sur les frais généraux, cela paraît bien aisé. Nous croyons, cependant, que le propriétaire urbain individuel tel qu’on en rencontrait autrefois de si nombreux types dans nos capitales, tel qu’il s’en trouve encore un bon nombre aujourd’hui, remplit un rôle sérieux, utile, économique, auquel une société a moins d’aptitudes. Qui n’a connu l’ancien propriétaire parisien, cet homme qui ne comptait pour rien son temps, qui lui-même recevait ses loyers, lui-même louait ses appartements, qui les inspectait, faisait faire les réparations sous sa propre direction, dont l’esprit était à l’affût de toutes les améliorations utiles en même temps que de toutes les économies possibles ? Il se trouve encore à Paris des légions de propriétaires de ce genre, et l’on peut dire que des sociétés anonymes, à plus forte raison l’État, les villes, n’auraient pas la même expérience, les mêmes soins constants et minutieux. Quant à la prétendue économie des frais généraux, c’est un avantage d’autant plus mince que le propriétaire individuel sérieux n’a aucun frais de ce genre il surveille lui-même et ce lui est un plaisir, de même qu’il fait construire lui-même, sous sa surveillance assidue.

Il y a sans doute, à côté de la propriété urbaine individuelle, la propriété urbaine collective. On rencontre, il se constitue même des latifundia urbains ; c’est naturel et nécessaire pour certaines grandes constructions, comme les gigantesques hôtels à voyageurs que l’on édifie dans les grandes villes. Les compagnies d’assurances, celles sur la vie surtout, qui reçoivent d’énormes capitaux et qui sont embarrassées pour en retirer un intérêt rémunérateur, bâtissent ou achètent des quartiers entiers. Dans d’autres pays, en Angleterre, la propriété du sol des districts nouveaux des grandes villes appartient souvent à quelque lord, et les constructions doivent lui faire retour en même temps que le sol dans un certain nombre d’années. On a vu dans le mois de janvier 1880 le singulier spectacle, chez nos voisins, d’une ville entière de plus de 10,000 âmes, aux environs de Rochdale, vendue à l’encan et adjugée à un simple particulier.

Ces exemples, si nombreux qu’ils soient et qu’ils deviennent, ne nous amènent pas à la conclusion qu’il serait bon que l’État ou les municipalités achetassent ou gérassent toute la propriété bâtie des villes. La gestion en serait sans doute fort défectueuse. On en peut donner un exemple. On sait que la ville de Paris fait faire de grands travaux depuis une trentaine d’années pour les exécuter et régler les salaires, l’administration dresse périodiquement ce que l’on appelle « la série des prix de la ville de Paris » on a remarqué que cette série des prix avait une tendance à s’élever plus rapidement que les prix payés par les particuliers. Quand un corps d’état se met en grève pour réclamer une augmentation de salaire ou une diminution de travail, il s’adresse d’abord à la ville de Paris pour que celle-ci admette ses prétentions dans sa nouvelle série de prix il est rare que l’administration résiste avec quelque ténacité. Comme elle s’inspire, d’ordinaire, d’idées démocratiques, il lui semble plus conforme à son mandat de se soumettre aux exigences de la partie la plus remuante de ses électeurs en tout cas elle apporte beaucoup de mollesse dans la défense, et un manque d’opiniâtreté. C’est ce que l’on a vu dans les grèves récentes de l’industrie du bâtiment à Paris pour 1879. La Ville a été une des premières à capituler dans la grève des fumistes, et, donnant ainsi une sorte de consécration officielle aux prétentions des ouvriers, elle les met dans une position très avantageuse et rend difficile aux particuliers de repousser les demandes des grévistes[2]. Aux États-Unis pour la réduction des heures de travail, c’est l’État qui le premier a admis dans ses chantiers la journée de huit heures on ne peut se dissimuler que cette faiblesse de résistance que nous signalons dans l’État ou les municipalités est une des grandes objections que l’on peut faire à l’extension de leur rôle et de leur activité industrielle. L’État n’est pas un énergique défenseur des intérêts du contribuable ou de ceux du consommateur.

Parfois l’État donne prise à des critiques opposées qui ne détruisent pas la portée des critiques précédentes. Les contraires, en effet, très souvent se rencontrent et coexistent. Si l’État ou les municipalités rachetaient, comme quelques personnes le leur proposent, toute la propriété bâtie des villes, il est incontestable qu’au bout de peu de temps, après une génération si vous voulez, le loyer perdrait, aux yeux de la majeure partie de la population, le caractère de rémunération d’un service rendu et qu’il prendrait l’apparence d’un impôt. L’ouvrier qui subit souvent avec une médiocre résignation ce qu’il appelle la servitude du loyer n’y verrait plus qu’un prélèvement abusif et exagéré de l’État. La diminution des loyers, surtout des petits loyers, deviendrait le mot d’ordre des élections populaires on en arriverait, comme pour notre impôt mobilier, à exempter presque de tout loyer les très petits logements et à augmenter considérablement le loyer des grands appartements. L’arbitraire administratif ou l’arbitraire législatif, qui ne vaut guère mieux, se substituerait ainsi à la proportionnalité des valeurs entre elles ; les loyers des petites gens seraient, en définitive, payés par les contribuables, c’est-à-dire par tout le monde, ou plutôt par les gros contribuables : ce serait une forme du socialisme.

Aussi doit-on repousser les projets de rachat par l’État ou par les municipalités de toute la propriété bâtie dans les villes. On pourrait mieux admettre le rachat par les municipalités ou par l’État, sous la forme et par les procédés de l’expropriation publique, des terrains non bâtis. Quand une ville naît ou qu’elle s’étend, il n’y aurait que de minces inconvénients à ce que, en ouvrant de larges voies, elle acquît tous les terrains vagues qui les avoisinent, et à ce qu’elle les revendit ensuite par parcelles aux enchères, avec l’obligation de bâtir dans un délai déterminé. Si les jurys d’expropriation étaient équitables, s’ils n’étaient pas portés à faire parfois des avantages exagérés aux propriétaires, de semblables opérations pourraient être fructueuses. Les municipalités profiteraient ainsi de la plus-value des terrains éloignés : mais ce n’est guère qu’au moment où l’on va établir des voies nouvelles qu’il serait profitable de procéder de la sorte.

Une autre mesure encore qui pourrait être prise par les municipalités ou par l’État, ce serait de taxer les terrains des villes d’après leur valeur réelle ou du moins d’après une estimation approchant de leur valeur réelle. On empêcherait ainsi l’accaparement dans les mains des spéculateurs et la soustraction des terrains à la construction. Un terrain valant 1,000 francs le mètre devrait payer l’impôt sur un revenu de 30 ou 40 francs.

Ce que l’on peut surtout demander aux municipalités et à l’État, c’est de ne pas contribuer par leurs agissements à la hausse des loyers ; or, il est facile de prouver que cette hausse est en grande partie leur fait.

L’élévation des loyers est sensible dans la plupart des villes. Elle a des causes naturelles, d’autres qui peuvent être artificielles ; des causes physiques et des causes morales. Les circonstances qui en général la déterminent sont les suivantes d’abord, le privilège de situation des terrains et des maisons du centre semble aller sans cesse en croissant plus une ville s’étend ; nous montrerons tout à l’heure que cette tendance peut être compensée par des tendances opposées ; quoi qu’il en soit, pour les maisons du centre il n’y a aucun rapport entre le loyer et le coût de construction de la maison, ces immeubles ayant un véritable monopole de situation qu’on ne peut réduire que par les procédés que nous indiquerons plus loin. Une seconde circonstance qui peut contribuer à la hausse constante des loyers, c’est que la main-d’œuvre pour la construction de maisons nouvelles peut être plus considérable mieux rétribuée que ne l’avait été la main-d’œuvre pour la construction des maisons anciennes ; or, la hausse des salaires renchérit non seulement les immeubles nouveaux, mais encore tous les immeubles anciens qui ont été édifiés, cependant, avec des tarifs plus bas. C’est ainsi que les dernières grèves des corps d’état du bâtiment ont fait élever, affirme-t-on, de 25 p. 100 le prix du mètre de construction à Paris qui, par d’autres causes, avait déjà renchéri. Tous les immeubles, non seulement les nouveaux, mais les anciens, se trouvent avoir une valeur de 40 p. 100 supérieure à celle qu’ils auraient eue si depuis trente ans les salaires effectifs et les matériaux n’avaient pas augmenté de prix. Une troisième circonstance encore peut contribuer à la hausse des loyers c’est que, en général, l’offre des maisons, la construction de maisons nouvelles, va plus lentement dans les villes prospères que la demande même des maisons. Le capital employé à une construction est, en effet, un capital incorporé, immobilisé, qui ne peut plus se retirer ni se dégager ce n’est donc pas un capital susceptible d’une appropriation exacte et rapide de l’offre à la demande. D’ordinaire l’augmentation de la population précède toujours un peu dans les villes grandissantes l’augmentation des constructions. Il est rare que l’une et l’autre aillent exactement du même pas. Quelquefois, cependant, une spéculation audacieuse multiplie les constructions en devançant les besoins, c’est ce qui est arrivé à Marseille et à Florence ; mais c’est là un cas exceptionnel.

Si l’on voulait analyser d’une manière complète les causes de la hausse des loyers, on pourrait faire la classification suivante : 1° le problème des loyers et de la propriété foncière urbaine est intimement lié à l’accroissement des villes, les loyers ayant une tendance à s’accroître au fur et à mesure que la population de la cité grandit, mais ce n’est là qu’une tendance que bien des faits peuvent annuler ;

2° La situation des loyers et de la propriété foncière urbaine est singulièrement influencée par les mœurs et le degré de sociabilité du peuple. Plus un peuple est sociable, aime les spectacles, les promenades fréquentées, plus les loyers hausseront. La population voudra, en effet, s’agglomérer au centre des villes, près des lieux habituels de réunion ou de distraction le privilège de situation des immeubles ou des terrains du centre et des quartiers à la mode ira en augmentant. Si un peuple est, au contraire, médiocrement sociable, qu’il se soucie peu des amusements en commun, que l’esprit de famille y soit très-développé et diminue le goût des réunions entre étrangers, les loyers devront être moins élevés, parce que le privilège de situation des immeubles du centre ou de certains quartiers sera moindre ;

3o  Le taux des loyers a un certain rapport avec les facilités dont jouit la population pour les transports des personnes dans l’intérieur et dans la banlieue des villes. Quand ces facilités sont faibles, les loyers doivent être très-élèves quand elles deviennent plus grandes, ils doivent diminuer ou du moins rester stationnaires ;

4o  Le taux des loyers est encore en rapport avec les charges spéciales qui grèvent les constructions, les matériaux. La ville de Paris recueille annuellement 8 à 10 millions de francs des droits d’octroi sur les matériaux. Si l’on construit en moyenne à Paris 1,200 ou 1,500 maisons par année, cette taxe représente 7 à 8,000 francs par maison, soit 5 à 6 p. 100 du prix moyen d’une maison parisienne[3] ; ce ne sont pas seulement les maisons nouvelles, mais, par voie de conséquence, les maisons anciennes qui se trouvent renchéries d’autant. Si l’on supprimait cette taxe, on faciliterait l’édification de maisons nouvelles, ce qui contribuerait à faire baisser tous les loyers ou à les empêcher de hausser ;

5o  Le taux des loyers subit l’influence de tous les impôts généraux qui portent sur la population ouvrière et qui renchérissent la main-d’œuvre. Les droits d’octroi qui font hausser les salaires ont pour conséquence directe de rendre tous les travaux plus chers, d’élever le coût des constructions nouvelles et, par voie d’analogie, des constructions anciennes. Il est intéressant d’examiner de près quelques-unes de ces cinq causes qui dans le passé ont tant contribué à la hausse des loyers et aux plus-values constantes de la propriété foncière urbaine. La croissance des villes est un phénomène universel et qui ne souffre que peu d’exceptions. Il y a des causes naturelles et des causes artificielles de l’augmentation des agglomérations humaines et celles-ci ont à la fois des effets bienfaisants et des effets malfaisants. Il y a un siècle ou deux chez les nations les plus florissantes de l’Europe les villes avaient une importance très-faible on ne trouvait, guère de grandes cités. Macaulay, dans sa magnifique introduction à l’histoire d’Angleterre, nous apprend que lors de la Révolution de 1688 la seconde ville d’Angleterre, Bristol, ne comptait pas plus de 25,000 habitants nulle autre dans le pays n’approchait de ce chiffre que l’on considère aujourd’hui comme très-modeste et qui n’équivaut qu’à un de nos chefs-lieux de préfecture de troisième classe.

C’est surtout depuis un demi-siècle que le développement des villes a été rapide. En France la population urbaine et l’on entend par là celle des communes ayant plus de 2,000 âmes de population agglomérée formait, en 1851, seulement 241/2 p. 100 de la population totale du pays ; en 1866, elle atteignait 30 1/2 pour 100 ; en 1876, elle montait à 32 1/2. De 1872 à 1876, les statistiques comptaient 417,000 individus ayant émigré des campagnes dans les villes. L’accroissement des villes au-dessus de 10,000 âmes, les seules qui méritent vraiment ce nom, est encore beaucoup plus accentué le recensement de 1876 relève en France 204 villes de cette catégorie : leur population totale était de 7,397,236 âmes en 1872, elle s’est élevée à 7,898,914 en 1876, soit un accroissement moyen de 6,78 p. 100, plus de 11/2 p. 100 par an, et il est presque assuré que le recensement de 1881 donnera une proportion d’accroissement tout aussi forte[4].

Ce n’est pas là un fait particulier à la France au contraire, notre pays est l’un de ceux où l’on trouve le moins de grandes villes relativement à la population totale. La petite propriété retient dans les campagnes beaucoup plus d’habitants que la grande, et la petite industrie qui laisse vivre, pour beaucoup de branches de production, l’atelier domestique prospère en France plus qu’ailleurs. Le développement des villes est plus rapide dans la plupart des autres contrées. Un statisticien distingué, M. Korosi, a publié de très-intéressants renseignements sur la situation des principales villes de l’Europe nous lui empruntons ceux qui suivent. Berlin, qui n’avait que 702,000 âmes en 1867, en comptait plus de 1 million en 1877, soit une augmentation de près de 50 p. 100 en dix ans. Breslau était passé du chiffre de 166, 000 habitants, en 1867, à celui de 234,000 en 1875, soit 40 p. 100 d’accroissement en huit ans. Moins favorisée de la fortune, Vienne avait cependant grandi dans des proportions assez remarquables elle avait, en 1874, 670,000 habitants, tandis qu’elle n’en possédait en 1865 que 550,000.

Les villes qui descendent ou déclinent sont une rare exception on en trouve pourtant Florence, par exemple, qui comptait 191,000 âmes en 1866 et qui n’en avait retenu dans ses murs que 177,000 en 1875. C’est un cas semblable, et pour les mêmes raisons, à celui de Versailles qui perdit après la Révolution une partie de ses habitants.

Il y a à l’accroissement des villes des causes économiques, naturelles, dont l’action se fait presque universellement sentir ; à côté de celles-là se rencontrent des causes politiques qui sont d’ordre contingent et variable puis enfin des causes artificielles ou factices.

On peut distinguer quatre causes économiques de la croissance des villes. En premier lieu, plus un pays s’enrichit, plus les voies de communication se perfectionnent pour la rapidité et le bon marché, plus les grandes villes deviennent les centres de dépôt et les appareils de distribution des produits dans tout le pays. Le grand commerce s’y établit, les entrepôts s’y créent, les vastes magasins de détail y naissent et s’y développent, déversant leurs marchandises à des centaines de lieues de distance. En second lieu, les grandes villes sont les centres de direction des administrations générales c’est là que réside la bureaucratie, or, comme on le verra plus loin, la société moderne a une tendance à prendre de plus en plus une organisation bureaucratique. Nous ne parlons pas seulement de la bureaucratie de l’État, mais de celle de toutes les grandes sociétés, des chemins de fer, des banques, des assurances, de tous les principaux établissements industriels. Ce sont là des légions dont le nombre augmente chaque jour. Troisièmement, malgré les charges qui pèsent sur la population ouvrière et qui renchérissent les salaires, malgré le prix des terrains et des constructions, les grandes villes conviennent mieux que les campagnes à beaucoup d’industries. C’est ainsi que Paris et sa banlieue constituent peut-être le centre manufacturier le plus important du monde, non seulement pour la petite industrie et les métiers de luxe, mais pour la grande. Il y a à Paris des ateliers de construction de premier ordre. L’habileté et le goût de l’ouvrier, le talent des directeurs et des ingénieurs, les facilités et les avantages qu’offre la juxtaposition de tous les métiers, ont permis d’établir et de conserver à Paris plusieurs des usines de construction mécanique les plus importantes de l’Europe. Enfin une quatrième cause naturelle d’accroissement des grandes villes, c’est l’attraction qu’elles exercent sur la classe des oisifs, des personnes ayant acquis une fortune ou terminé leur carrière. De toutes parts ces personnes affluent vers les grandes villes, d’autant plus qu’elles ont perdu dans la campagne l’influence et l’autorité primitivement attachées à la richesse.

À côté de ces quatre causes naturelles et économiques d’accroissement des grandes villes, il y a de temps à autre des causes politiques qui favorisent certaines cités et diminuent certaines autres. Les conquêtes qui augmentent la population d’un pays doivent accroître en peu de temps le nombre d’habitants de sa capitale ; tel a été le cas de Berlin. Le transfert de la capitale d’une ville à une autre doit nuire au développement de la cité abandonnée par les pouvoirs publics ; tel a été successivement le cas de Versailles, de Turin, de Florence.

S’il n’y avait à l’accroissement des villes que les causes qui viennent d’être indiquées, la population urbaine aurait présenté une moindre proportion d’accroissement que celle qu’on a constatée. Il faut tenir compte aussi des causes artificielles dont l’action ne laisse pas que d’être importante. On peut citer trois causes artificielles principales qui contribuent à l’agglomération des habitants dans les grandes villes. La première, c’est le régime fiscal qui s’oppose à la complète liberté des transactions. Les contributions indirectes et les douanes ont produit une organisation du travail et des ateliers qui n’est pas l’organisation naturelle. Les facultés d’entrepôt, soit réel, soit fictif, les abonnements que la régie accorde pour le paiement des droits aux grandes exploitations et qu’elle refuse aux petites, donnent à l’industrie et au commerce un degré de concentration qu’ils n’auraient pas s’il n’y avait ni contributions indirectes ni douanes. Il existe encore dans notre temps des privilèges locaux, quoi qu’on dise, car la faculté d’entrepôt et d’abonnement ont incontestablement ce caractère, et les grandes villes seules en profitent. Bien des marchandises viennent s’entasser à Paris, au Havre, à Marseille, sans être destinées à la consommation de ces villes ou de leur banlieue ; mais elles y séjournent en franchise de droits jusqu’à ce qu’elles aient trouvé le moment favorable pour acquitter les taxes et se répandre au dehors. Un économiste anglais de beaucoup de sagacité, M. Cliffe Leslie, a parfaitement décrit l’influence des contributions indirectes et des douanes sur la concentration de l’industrie et du commerce. C’est là une des causes importantes de l’accroissement des villes. Le régime fiscal rend impossible la création ou le maintien de certaines industries dans les campagnes ou dans les petits ateliers.

Une seconde cause artificielle qui produit des effets analogues, c’est l’exagération des grands travaux publics de luxe. Paris, par exemple, n’a pas cessé depuis trente ans d’être un vaste chantier où des ouvriers par dizaines de mille étaient occupés à renverser de vieux quartiers et à en édifier de nouveaux sur les débris des premiers. On peut presque dire qu’il suffit de deux ou trois ouvriers pour amener un petit commerçant, qui les suit comme leur ombre, pour les nourrir, les abreuver surtout, les distraire et les loger. Une fois habituée à la vie de la grande ville, une notable partie de cette population flottante s’y fixe et y prend racine.

La troisième cause artificielle d’accroissement des villes, c’est le service militaire, ce sont les garnisons. Chaque année plus de cent mille jeunes gens, dont les deux tiers sortent des campagnes, sont enrégimentes où les rassemble-t-on et les fait-on vivre ? Dans les grandes villes ou dans les villes moyennes. Il n’y a pas de garnisons dans les campagnes, et il n’y en a qu’exceptionnellement dans les très-petites villes. Ces cent mille jeunes gens, dont les deux tiers sont des ruraux, se trouvent transformés en citadins, traînent à leur suite aussi des quantités de petits commerçants, d’employés de toutes sortes. Il leur faut, en effet, non seulement la nourriture, les distractions, mais l’armement, l’équipement ; il leur faut de vastes locaux, de grands bâtiments, dont la construction et l’entretien occupent beaucoup de monde. Plus le contingent militaire augmente, plus la population des villes a tendance à s’accroître. Beaucoup de ces ruraux qui viennent passer comme soldats trois, quatre ou cinq années, dans les garnisons des villes, se font à la vie urbaine, en prennent le goût et ne retournent plus à leurs champs.

Ces diverses causes soit économiques, soit politiques, soit naturelles, soit artificielles, n’exercent pas toutes leur action sur la croissance de toutes les cités. Le prodigieux développement des villes des pays neufs n’a que des causes économiques. New-York, Chicago, Saint-Louis, Melbourne, ces cités dont les trois dernières sont nées d’hier et qui ont une population égale à celle de grandes villes européennes vieilles de vingt siècles, doivent leur importance à ce qu’elles sont des appareils de distribution des produits. Dans ces pays où la production est si abondante relativement à la population et où la circulation est si rapide, les appareils de distribution doivent être nombreux et considérables. Près de la moitié de la population de la colonie de Victoria est contenue dans trois villes, dont pas une seule n’a un demi-siècle d’existence.

Sur le continent européen, dans nos pays militaires et de fiscalité à outrance, en France notamment, la croissance des villes subit toutes les influences réunies des diverses causes économiques, politiques, naturelles et artificielles, qui viennent d’être décrites. Paris et les autres grandes villes de notre pays donnent l’exemple de l’intensité de ces causes. Jetons les yeux sur Paris et considérons le mouvement de sa population depuis six siècles et demi. Notre capitale comptait :


En 1220 sous Philippe Auguste 120,000 habitants.
1545 sous François Ier 175,000
1605 sous Henri IV 200,000
1715 à la mort de Louis XIV 500,000
1810 600,000
1831 786,000
1846 l,954,000
1861 1,696,000
1876 1,988,000


Depuis 1860, il est vrai, on a réuni à Paris une partie de sa banlieue ; mais les communes annexées, qui étaient de pures campagnes ou de gros villages au commencement de ce siècle, font bien partie de Paris puisqu’il n’y a pas d’interruption dans les constructions. Paris déborde de nouveau au delà de son enceinte devenue trop étroite ; il s’est reconstitué une banlieue[5] et l’on peut attribuer à l’agglomération parisienne, en y réunissant tout ce qui en dehors des fortifications se rattache à Paris par des constructions continues, près de 2 millions 500,000 habitants.

Le tableau que nous venons de donner montre combien il s’en faut que les causes naturelles et artificielles de la croissance des villes aient agi avec la même intensité dans tout le cours de notre histoire. Pendant trois siècles, de Philippe Auguste à François Ier, l’accroissement de la population de notre capitale est très-lent ; il l’est encore de François Ier à Henri IV puis il devient énorme pendant l’ère de paix intérieure que consacre le règne de Louis XIV. De nouveau, il reste presque stationnaire pendant un siècle ; il augmente plus rapidement de 1810 à 1831, l’accroissement du nombre des habitants est de 30 p. 100 en vingt ans ; de 1831 à 1846 le progrès est plus accentué encore ; mais jamais il ne l’a été comme dans la période de 1846 à 1880 c’est alors que toutes les causes naturelles et artificielles que nous avons énumérées opèrent avec une énergie sans pareille L’annexion de la banlieue n’explique rien, puisque la banlieue n’a commencé à se peupler que vers 1830, et qu’il s’est formé autour de la banlieue ancienne, aujourd’hui partie intégrante de la ville, une banlieue nouvelle dont la population dépasse celle qu’avait la première.

Les autres principales villes de France ont bénéficié d’un progrès analogue à celui de Paris, quoique moindre. En dehors de sa capitale la France compte aujourd’hui huit villes ayant plus de cent mille habitants Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille, Toulouse, Saint-Étienne, Nantes et Rouen. Toutes les huit n’avaient ensemble que 303, 000 âmes en 1789, elles en comptaient 1,444,000 en 1872, et près de 1, 600, 000 en 1876. Elles avaient donc triplé en quatre-vingt-sept ans. Lyon était passé de 139,000 âmes en 1789 à 342,000 en 1876 Marseille, qui n’avait que 76, 000 habitants à la première de ces dates, en comptait 318,000 à la seconde ; Bordeaux offrait à ces deux époques les chiffres respectifs de 83,000 et de 215,000. Pour les ports de mer il y a des causes exceptionnelles d’accroissement le développement du commerce extérieur et l’avantage qu’ont certaines industries à s’établir sur les côtes. Le plus merveilleux exemple d’augmentation de population en France nous est fourni par Saint-Étienne que l’exploitation des mines de houille et la métallurgie ont transformée de petite ville en grande cité manufacturière de 9,000 âmes en 1789, elle s’est élevée à 126,000 en 1876. Lille s’est presque aussi rapidement accrue elle comptait, lors du dernier recensement (1876), 162,700 habitants au lieu de 13,000 en 1789[6] ; si l’on y joignait les grandes villes voisines de Roubaix et de Tourcoing qui ne sont guère que des faubourgs de Lille, on arriverait à un accroissement encore plus prodigieux. À côté de ces exemples de progrès, il y en a quelques-uns d’état stationnaire, d’autres même, mais en très-petit nombre, de décadence. Nantes et Rouen peuvent presque être considérées comme des villes relativement stationnaires. Chacune d’elles avait le même chiffre d’habitants à peu près en 1789 (soit 65,000) ; Nantes en comptait, en 1876, 122,000, et Rouen 105,000 ; en quatre-vingt-sept ans la population de la première n’avait guère que doublé, et celle de la seconde ne s’était accrue que de 60 p. 100.

Dans l’intervalle des deux recensements de 1872 à 1876 l’accroissement de la population n’avait été pour la France entière que de 2,22 p. 100. Or, l’ensemble des villes de plus de 10,000 âmes s’était accru pendant la même période dans une proportion trois fois plus élevée. En 1866, quand la France possédait encore l’Alsace et la Lorraine, il n’y avait dans notre pays que 186 villes ayant plus de 10,000 âmes, avec une population totale de 7,214,854. En 1872, dans notre patrie diminuée, le nombre des villes de plus de 10, 000 âmes s’élevait à 190 ; en 1876, il était de 204, comptant ensemble 7,898,914 habitants. Telle est la rapide croissance des villes, même dans un pays comme la France où la population est presque stationnaire.

Le mouvement est à plus forte raison plus intense dans les contrées où les habitants sont prolifiques. De 1833 à 1873 la population réunie des neuf principales villes d’Europe, Londres, Paris, Berlin, Constantinople, Saint-Pétersbourg, Naples, Vienne, Dublin et Moscou, avait presque doublé de 5,582,000 âmes elle était passée à 10,895,000.

Quoique l’on puisse affirmer que la tendance à l’accroissement de la population des villes n’est pas près de disparaître, il n’est pas possible de supposer qu’elle se manifeste à l’avenir avec une énergie aussi intense que pendant le dernier demi-siècle. Le nombre des habitants de Paris ayant doublé dans la dernière période de trente-cinq ans, s’il devait toujours en être ainsi, notre capitale aurait 4 millions d’âmes vers 1910, 8 millions vers 1945, 16 millions vers 1980, 32 millions vers l’an 2015, c’est-à-dire dans quelques générations. Or, d’après la faible vitesse de l’accroissement général de la population française, c’est à peine si en l’an 2015 notre pays compterait 70 millions d’habitants. Il est chimérique de supposer que près de la moitié de la population de la France serait rassemblée dans la capitale. L’avenir ne verra donc pas une augmentation proportionnellement aussi considérable du nombre des habitants des villes. On doit admettre — et c’est une pensée qui reviendra bien souvent dans cet ouvrage — que les trente ou quarante dernières années écoulées, de 1840 ou 1850 à 1880, ont eu au point de vue économique un caractère tout particulier : la découverte de moyens de communication rapides et peu chers, la création de la grande industrie, ont transformé en un demi-siècle la face du monde civilisé plus qu’elle ne l’avait été dans les deux siècles précédents. Il s’est produit alors une sorte de crise de croissance et de renouvellement ou de rajeunissement qui, pour n’être pas encore complètement terminée, ne pourra durer toujours avec autant d’énergie.

Les villes dont la population est absolument stationnaire ou décroît n’ont été dans le récent passé que de très-rares exceptions. Pour les unes, la décadence absolue ou relative est due à des causes politiques, c’est le cas de Florence, de Turin, de Versailles ; pour d’autres, à des causes sociologiques, c’est le cas de Rouen et de Caen où la vieille « prudence normande » s’applique à diminuer le nombre des enfants et arrive au bout de quelques générations à l’extinction d’un grand nombre de familles ; pour quelques-unes enfin à des causes économiques, à un changement de culture ou à une modification d’industrie. En France, Montpellier et Avignon, victimes du phylloxera, de la maladie des vers à soie et de l’invention de certaines couleurs artificielles, nous en fournissent des exemples.

Dans les villes où la population décroît, il y a naturellement une forte baisse des loyers, surtout de ceux de quelque importance. Les grandes et belles maisons n’ont que peu de valeur dans les petites villes stationnaires ou dans les villages un modeste bourgeois peut alors se loger dans le vaste hôtel d’une ancienne famille seigneuriale. Il en est de même aussi dans les grandes villes pour les quartiers qu’abandonne la mode et que le commerce ne recherche pas les galetas s’y installent dans des palais, formant un attristant contraste d’intérieurs sordides dans des murs d’une architecture imposante ou élégante. Quoi qu’il en soit, la baisse des loyers dans les rares villes qui déchoient ne profite qu’à bien peu de gens ; il en est autrement de la hausse, qui nuit presque à tout le monde.

Relativement à la répartition des richesses, qui est l’objet de ce livre, l’accroissement rapide des villes a ce double effet, ou du moins il l’a eu dans le passé il augmente considérablement la fortune et les revenus des propriétaires urbains, il accroît les charges des rentiers ou des ouvriers pour leur logement. Ainsi de ces deux manières il rend plus grand l’écart entre les conditions des hommes.

La hausse des terrains est particulièrement énorme. Un rapport fait en 1826 par Daubenton, inspecteur général de la voirie de Paris, sur les entreprises de construction dans la capitale de 1821 à 1826, fixe comme il suit le prix moyen du mètre carré à cette époque dans différents quartiers dans le deuxième arrondissement, le plus recherché, le prix du mètre variait de 160 à 450 fr. dans le neuvième, de 18 à 210 fr. dans le huitième arrondissement le maximum était de 53 fr. Il y a quelques années on estimait à 900 fr. le prix du mètre dans le deuxième arrondissement, à 720 fr. dans le premier, à 391 fr. dans le sixième. Mais les maxima sont aujourd’hui bien plus élevés que ces chiffres. Les terrains de l’avenue de l’Opéra se sont vendus couramment, il y a quatre ans, 1, 800 fr. le mètre ; on évalue à 2, 000 francs le mètre, les terrains qui vont se trouver autour du nouvel Hôtel des postes. Dans les avenues encore en partie inhabitées qui rayonnent autour de l’Arc de triomphe, le prix va de 3 à 500 fr., et de 150 à 200 fr. dans les petites rues adjacentes. Le long des fortifications, à Passy et à Auteuil, il s’élève encore, en général, à 80 ou 100 fr. Ce sont les quartiers excentriques qui ont le plus gagné[7]. Ici toutes les explications de Bastiat sur l’origine unique de la valeur qui serait le travail de l’homme se trouvent fausses. C’est d’un ensemble de circonstances extérieures que la valeur découle dans ce cas de l’affluence des habitants, de la sociabilité qui les porte à s’entasser les uns près des autres, de l’insuffisance des moyens de transport qui ne leur permet pas d’aller se loger plus loin. Cette valeur, qui n’est pas le fait des propriétaires, n’en est pas moins respectable, comme on l’a démontré plus haut, parce qu’il y aurait beaucoup plus d’inconvénients à vouloir la supprimer ou à la confisquer qu’à laisser le premier occupant ou ses ayant droit en bénéficier. L’augmentation considérable de la charge du loyer pour les rentiers non propriétaires, pour les pensionnés ou les retraités, les employés et les ouvriers, est un fait que chacun sent et qu’il est presque surperflu que les statistiques viennent démontrer. Il se trouve à Paris, comme dans toutes les grandes villes, deux catégories d’habitants celle qui occupe des logements réguliers dont elle possède les meubles, et celle qui vit dans ce que l’on appelle des garnis. La première est la population sédentaire ; la seconde est en général la population nomade. Occupons-nous d’abord de celle-là.

Les statistiques des loyers, à Paris, sans présenter une complète exactitude, sont cependant, sous la réserve de quelques corrections, instructives et dignes de foi. Il y a, pour les dresser, trois sources de renseignements d’abord l’impôt mobilier, qui est proportionnel à la valeur locative de l’habitation ; en second lieu pour les très-petits logements, les rapports ou les mémoires de l’assistance publique ; en troisième lieu enfin, les recensements quinquennaux. L’on sait, en outre, que depuis la guerre de 1870 tous les baux doivent être enregistrés. L’assistance publique est une vaste administration qui, dans les années ordinaires, étend ses secours, nous ne voulons pas dire ses largesses, sur environ 40, 000 ménages.

On a constaté qu’avant 1856 un dixième des ménages d’indigents, c’est-à-dire des personnes secourues par la charité officielle, occupaient des logements de 50 francs ou de moins encore ; que la moitié se trouvait dans des logements de moins de 100 francs de loyer. Aujourd’hui, il n’y a plus que 15 p. 100 des indigents qui habitent des logements de moins de 100 francs ; et 52 p. 100, des logements de moins de 200 francs ; ainsi près de la moitié des indigents à Paris se trouve subir un loyer de plus de 200 francs. Depuis vingt ans les petits logements ont certainement doublé de prix dans notre capitale.

Il existe plusieurs statistiques fort intéressantes des logements de Paris l’une a été dressée en 1872 d’après les rôles de la contribution mobilière. On comptait alors dans cette ville 70, 000 maisons environ ayant 682, 000 logements il y avait un peu plus de 26 personnes par maison et moins de trois personnes par logement. Près des deux tiers de ces 682, 000 logements, soit 436, 000, étaient classés comme d’un loyer moindre de 250 francs ; les trois quarts de l’ensemble des logements, en y comprenant ces deux premiers tiers, soit 560, 000, restaient au-dessous de 400 francs de loyer. La classe que l’on peut considérer comme simplement aisée, celle qui, s’élevant au-dessus des ouvriers ordinaires, occupe des appartements de 400 francs à 1,000 francs, était représentée par 86,000 ménages, formant le huitième de la population. La classe riche (ce mot est encore bien ambitieux), celle qui occupait des appartements au-dessus de 1,000 francs, ne comptait que 36,000 ménages, soit le quinzième de la population. Sur ces 36,000 il n’y en avait que 13,000 à occuper des logements de plus de 2,000 francs, et seulement 2,200 installés dans des appartements de plus de 6,000. Voilà, les résultats de la statistique de 1872 ; ils montreraient combien les très-grandes fortunes sont moindres qu’on ne le pense. Cette statistique, cependant, induirait en erreur, si on la suivait littéralement il faut y faire deux corrections pour revenir à la vraisemblance et à la vérité l’une, c’est que ces constatations furent faites en 1872, au lendemain de la guerre, alors que les loyers, surtout les grands, avaient beaucoup décru, passagèrement décru ; l’autre, c’est qu’elle a eu pour base les valeurs locatives admises pour l’impôt mobilier qui sont d’au moins 25 p. 100 et quelquefois de plus au-dessous du revenu réel.

Une très-instructive étude, publiée par M. Toussaint Loua, chef du bureau de statistique, sur les rues et les maisons de Paris, d’après les résultats du cadastre révisé, complète et redresse en partie les renseignements qui précèdent[8]. En 1878, on comptait à Paris 74,700 maisons, comprenant 1,022, 539 locaux distincts, dont 337,387 (environ le tiers) sont livrés à l’industrie ou au commerce, et 684,952 servent à l’habitation humaine. Chaque maison contenait en moyenne 27 habitants et chaque local consacré à l’habitation environ 3 individus 2.9).

Sur ces 684,952 logements il s’en trouvait 468,641 (plus des deux tiers) d’une valeur locative inférieure à 300 francs 74,360 autres étaient d’un prix de 300 à 500 francs. Voilà les deux catégories qui correspondent aux très-petits logements ; elles représentent près des quatre cinquièmes de l’ensemble des locaux destinés à l’habitation des Parisiens. Les logements de 500 à 750 francs étaient au nombre de 61, 023 ; on en comptait 21,147 de 750 à 1,000 francs ce sont là les petits logements occupés par la fraction inférieure de la classe moyenne toutes les catégories qui précèdent forment plus des neuf dixièmes des appartements de Paris. On recensait, à la même époque, 17, 202 appartements de 1,000 à 1,250 francs ; 6,198 de 1,250 à 1,500 ; 21,453 de 1, 500 à 3,000 ; tous ces logements de 1,000 à 3,000 francs sont occupés par l’ensemble de la classe moyenne. Au-dessus de 3,000 francs commencent les appartements des personnes vraiment riches on ne compte, dans tout Paris, que 14, 858 logements de ce genre, dont plus de la moitié, soit 9, 985, est représentée par des appartements de 3,000 à 6,000 francs. Il n’y a pas dans notre luxueuse capitale 5,000 appartements d’une valeur locative supérieure à 6,000 francs ; 3,049 logements comportent un loyer de 6,000 à 10,000 francs ; 1,443 correspondent à une valeur locative de 10,000 à 20,000 francs enfin 421 ont une valeur locative de plus de 20,000 francs. Sans doute, ces chiffres doivent être relevés dans une certaine proportion, quoique ce soient ceux du cadastre révisé l’impôt mobilier admet, en effet, une déduction d’un quart. Dans la pratique on peut augmenter d’un tiers le chiffre administratif des grandes locations, peut-être même parfois de moitié. Il y aurait alors à Paris 421 personnes ayant un loyer de plus de 27,000 francs ; 1,443, occupant un appartement de 13,000 à 27,000 francs ; 3,049 personnes ayant des logements de 8,000 à 13,000 francs ; enfin 9,000 contribuables seraient établis dans des appartements de 4,000 à 8,000 francs. C’est encore une preuve entre beaucoup d’autres du très petit nombre des grandes fortunes on n’a qu’à multiplier par huit ou dix le chiffre des loyers, pour avoir celui des revenus correspondants.

Un fait remarquable, c’est la très petite étendue de la ville de Paris, qui n’a que 31,300 mètres de circonférence ; de Notre-Dame aux extrémités de la capitale, c’est-à-dire à l’enceinte fortifiée, la distance varie de 3,780 à 4,420 mètres au sud et à l’est, et à 5,000 ou 6,300 mètres au nord et à l’ouest. La ville n’a donc que 10 kilomètres ou deux lieues et demie de largeur et de longueur. C’est assez dire qu’un bon système de voies de communications urbaines et suburbaines permettrait aux ouvriers d’habiter dans les campagnes environnantes ; il n’y aurait, en effet, rien d’abusif ou de fatigant pour les ouvriers à faire chaque matin une lieue ou une lieue et demie pour se rendre à l’ouvrage et autant le soir pour en revenir. Or, comme la plupart des ateliers sont situés dans la périphérie et non pas dans le centre de la ville, cela permettrait aux travailleurs manuels d’avoir une maison et un petit jardin à un, deux ou trois kilomètres des fortifications, dans des endroits où le terrain ne coûte souvent que deux ou trois francs le mètre.

On peut se demander s’il y a eu depuis cinquante ans une amélioration dans le logement de la grande masse de la population parisienne. Le nombre des constructions n’a pas suivi exactement la même proportion que celle de la population. Ainsi en 1817 on comptait dans l’ancien Paris 27,000 maisons et 224,000 logements pour environ 700,000 habitants ; en 1851, toujours dans l’ancien Paris, le nombre des maisons était de 30,000, celui des logements de 384,000 pour une population d’environ 100,000 âmes. En 1872, il y avait 70,000 maisons et 682,000 logements ; on comptait en 1876 un peu moins de 73,000 maisons et 685,000 appartements environ. Ce chiffre de 75,000 s’applique non seulement aux maisons d’habitation, mais aux constructions de tout genre, ateliers, etc. On ne peut estimer à moins d’une dizaine de mille les constructions qui ne sont pas destinées à l’habitation. Il ressortirait ainsi de ces chiffres que la moyenne des logements par maison destinée à être habitée a assez notablement augmenté de 8 environ en 1817 ou de 8 et demie, elle s’est élevée à 10[9]. On est donc bien loin de l’idéal social qui voudrait que chaque famille eût une demeure à soi, un home, dont elle fût propriétaire. Cet idéal, on n’y arrivera jamais ; il répugnerait même aux habitudes et aux goûts de beaucoup de gens mais jusqu’ici on s’en est de plus en plus éloigné dans les grandes villes ; les classes riches y reviennent, abandonnant les vastes maisons-casernes des quartiers du centre pour se construire de riantes petites habitations dans la périphérie. La partie inférieure de la classe moyenne et la classe laborieuse elle-même pourront-elles un jour arriver aussi à ce que ceux de leurs membres qui le voudront possèdent dans les grandes villes une demeure individuelle ?

Les 6 à 700,000 logements qui existent dans la ville de Paris sont l’objet d’une constante recherche de la part des anciens et des nouveaux habitants. L’offre des appartements semble être restée dans le passé d’une manière chronique au-dessous de la demande. En 1856, par exemple, il y avait seulement 5,600 locaux vacants, soit 1 1/4 ou 1 1/2 p. 100 du nombre des appartements à cette époque.

Le loyer moyen par tête n’a pas cessé de s’élever ; il était de 90 francs en 1817, de 110 francs en 1829, de 150 en 1872, et nous avons vu plus haut que, d’après le Bulletin de statistique municipale, il s’élèverait à 166 ou 167 francs en 1876 ; mais, comme ces évaluations officielles sont en général de quelque chose au-dessous de la réalité, on peut admettre pour l’année 1880 le chiffre de 180 à 190 francs comme représentant le loyer moyen par tête à Paris. C’est juste le double de ce qu’il était, il y a soixante-trois ans. Les salaires se sont accrus depuis lors, mais nous ne pensons pas qu’ils aient doublé.

De tous les articles indispensables qui composent le budget du petit bourgeois, de l’employé et de l’ouvrier, le loyer est celui qui a le plus augmenté la progression en a été plus rapide que celle de la dépense en nourriture et que celle surtout de la dépense en vêtements. Cette élévation de la charge que le loyer impose aux classes moyennes ou pauvres correspond-elle à une amélioration un peu sensible du logement ? L’employé et l’ouvrier paient-ils plus cher pour être mieux ; paient-ils, au contraire, plus cher pour être de même ou moins bien qu’auparavant ? Toute cette augmentation du loyer est-elle simplement un bénéfice net pour le propriétaire, ou représente-t-elle le prix d’une habitation plus confortable, plus spacieuse, mieux aménagée et plus saine ? Il est difficile de trancher cette question par une réponse catégorique et absolue. Il est presque certain que, dans la plupart des cas, cette hausse du taux du loyer correspond en partie, mais pour la moindre partie, à une amélioration du logement, et pour la plus grande partie simplement à une augmentation des bénéfices des propriétaires, augmentation qui résulte de la supériorité croissante de la demande sur l’offre des logements[10].

Ce qui est incontestable, c’est que la proportion de la dépense du loyer au revenu s’est accrue depuis plusieurs siècles et notamment depuis cinquante ans. Madame de Maintenon, en dressant le budget de son frère, le comte d’Aubigné, qui faisait une dépense de 12,000 livres de rente, inscrivait 1,000 livres pour le loyer d’un hôtel près du Louvre c’était le douzième du revenu ou du moins de la dépense. C’était un axiome de la sagesse de nos pères que le loyer ne doit pas dépasser le dixième du revenu. D’après un tarif établi par le législateur de la Révolution pour l’évaluation du revenu d’après le loyer, un loyer de 100 francs indiquait un revenu double ; de 501 à 1,000 francs, un revenu quadruple ; au-dessus de 12,000 francs de loyer, le revenu était censé douze fois plus considérable. La proportion moyenne du loyer au revenu pouvait être du neuvième.

Aujourd’hui toutes les classes de la population à l’exception des personnes que leurs goûts ou que leur avarice portent à se distinguer mettent à leur appartement une proportion notablement plus forte. D’après le docteur Engel, le savant directeur du Bureau de statistique de Berlin, les frais de logement seraient du huitième au dix-huitième du revenu à Londres, du quart au cinquième à Berlin, du tiers à Vienne, de plus du quart à Paris. Nous acceptons pour Vienne et Berlin les renseignements du statisticien allemand ; pour Paris la proportion qu’il donne est certainement trop élevée. En tenant compte de toutes les classes de la population, le loyer nous paraît prélever en moyenne à Paris le sixième ou le septième du revenu, ou du moins de la dépense, ce qui n’est pas la même chose que le revenu.

Les écarts qu’offre la proportion du loyer avec le revenu dans les principales villes tiennent aux degrés inégaux de sociabilité des peuples, de rapidité de croissance des villes, de facilité des communications urbaines et suburbaines, à l’inégalité des impôts qui renchérissent directement ou indirectement les constructions.

L’importance relative du loyer dans le budget d’une famille n’est, d’ailleurs, pas toujours un mal. Plus un peuple est civilisé, instruit, délicat, plus le loyer tient de place dans les dépenses des individus qui forment ce peuple. Les rapports des consuls anglais sur la situation des classes ouvrières à l’étranger donnent d’instructifs renseignements sur la proportion de la dépense du loyer aux salaires. Elle n’est nulle part plus forte qu’aux États-Unis d’Amérique, et c’est un bien. Les villes américaines ont pour la plupart une énorme étendue qui forme un contraste avec l’étroitesse des grandes cités françaises et particulièrement de Paris. De même que Londres, suivant l’heureuse expression de M. Guizot, est une province couverte de maisons, ainsi Buffalo, la Nouvelle-Orléans, Philadelphie et bien d’autres s’étendent sur une superficie considérable le terrain, tout en y étant aussi cher, parfois plus qu’à Paris, dans les quartiers du centre consacrés aux affaires, y est à bien meilleur marché dès que l’on s’éloigne un peu de ces districts privilégiés. La plupart des ouvriers habiles y possèdent de petites maisons, comprenant deux ou trois chambres, une salle, une cuisine et entourées d’un jardin cela leur coûte 7 ou 800 francs, parfois un millier de francs par an, le quart ou le cinquième de leur rémunération annuelle. Mais ils sont ainsi chez eux, logés comme de petits bourgeois, avec des tapis, des fauteuils, des gravures, un piano parfois. La décence du loyer relève l’esprit et le cœur c’est une des meilleures conditions de moralité. Ce qui rend cette organisation possible dans les villes américaines, c’est la facilité et le bon marché des transports urbains et suburbains, deux conditions dont on n’avait aucune idée en France il y a quelques années et que l’on commence seulement à apprécier depuis peu.

En dehors de la population urbaine sédentaire, il y a la population nomade, qui est nombreuse et le devient chaque jour davantage c’est elle qui loge dans le « garni ou l’appartement meublé. Quelle est sa situation, s’améliore-t-elle ? Ce qui est d’abord certain, c’est que cette population nomade augmente sans cesse c’est là un des inconvénients peut-être de notre civilisation ; la facilité même des transports, les chômages de beaucoup d’industries, l’activité soudaine succédant pour certaines branches de travail avec une sorte de régularité à la stagnation, amènent des recrues nombreuses à la population flottante des grandes villes, tandis que les mêmes circonstances créent dans les campagnes des légions errantes d’ouvriers qui exécutent les travaux de chemins de fer, ou bien encore qui viennent faire la récolte et la vendange dans les plaines. À côté de la population purement nomade, il y a une population sédentaire, qui ne quitte pas la même ville, mais qui, n’ayant aucun goût du foyer, aucune recherche du confortable, aucun amour de la décence de la personne ou du logement, habite dans des garnis dont elle change suivant ses fantaisies. La clientèle du garni est donc toujours allée en augmentant.

En 1832, l’enquête faite par M. Villermé avec tant de soin et d’exactitude recensait à Paris 3,106 logeurs qui recevaient 32,414 individus. Environ un demi-siècle plus tard, en 1876, le nombre des logeurs avait triplé il était de 9,050 celui des personnes habitant les garnis avait presque quintuplé il s’élevait à 142,000, dont 115,000 pour les garnis des deux dernières classes, ceux qui correspondent à la catégorie des travailleurs manuels. Ne considérons que ce chiffre de 115,000, les 27,000 autres personnes peuvent représenter les voyageurs, étrangers ou provinciaux qui viennent passer quelques semaines ou quelques mois dans notre attrayante capitale.

Il se rencontre ainsi à Paris, en dehors de la classe indigente, 115,000 individus, soit plus d’un vingtième de la population, qui n’ont pas de foyer domestique et dans ce nombre ne sont pas compris ceux qui n’ont absolument ni feu ni lieu, qui couchent à la belle étoile, sous les arches des ponts, dans les carrières ou dans des baraques élevées sur des terrains vagues.

Ce développement de la population nomade est le point le plus important peut-être de ce que l’on appelle la question sociale. À défaut de propriété terrienne, il est bon de posséder au moins sa maison à défaut encore de cette propriété plus répandue, il y a une propriété rudimentaire, essentielle, dont tout individu devrait jouir, qu’il devrait avoir le désir et les moyens de se procurer et de conserver : c’est la propriété de ses meubles, de son lit, de sa table et de tout ce qui forme le mobilier le plus simple 2 ou 300 francs y suffisent, 5 à 600 francs au plus ; avec un millier de francs on a le superflu et un commencement de luxe. Tous les salaires d’ouvriers permettent l’acquisition en une année ou deux de cette propriété essentielle. Mais l’imprévu de notre production, le désordre et l’irrégularité des travaux publics entrepris par l’État ou par les grandes villes, créent ou augmentent la population nomade. Fléau pour ceux qui les occupent d’une manière permanente, ces garnis des dernières classes en sont un aussi pour la cité tout entière. Villermé remarquait en 1832 qu’ils étaient les gîtes favoris du choléra ; en temps ordinaire, on a constaté que la mortalité y est quadruple en temps d’épidémie, souvent décuple de ce qu’on la voit dans les autres appartements. Le célèbre docteur Trousseau faisait, à l’Assemblée de 1848, le navrant tableau de ces chambrées où couchaient 20, 25, 30 et même 40 locataires dans un espace qui eût dû n’en contenir que 3 ou 4[11]. Depuis quarante, surtout depuis vingt ans, cette situation s’est notablement améliorée elle reste encore cependant bien triste, et parfois lugubre. La question du logement de l’ouvrier et de l’employé est toujours l’une des plus graves qui puissent préoccuper le philanthrope et même le politique. Les maux que nous venons de rapidement constater ne sont pas propres à Paris ; ils y sont moindres même que dans les autres capitales, qu’à Londres et à Berlin notamment. Si la propriété urbaine a toujours augmenté de valeur, si les petits loyers ont toujours haussé, si la population nomade des garnis s’est toujours accrue, n’y a-t-il pas de remède à appliquer ? et dans le cas où la loi, l’État, les villes devraient s’abstenir de toute intervention, quelles sont les perspectives de l’avenir, quelle sera l’influence en cette matière du libre jeu des lois économiques ?

L’État et les municipalités ne doivent pas céder aux suggestions de M. Wagner, professeur à l’Université de Berlin, qui voudrait leur faire racheter la propriété urbaine. On a démontré plus haut tous les inconvénients de ce remède, qui serait pire que le mal. Si la liberté moderne et le gouvernement parlementaire n’aboutissaient qu’à mettre de plus en plus, et pour les détails les plus intimes de sa vie, l’individu dans la dépendance de l’État, à le soumettre à une réglementation de plus en plus minutieuse et à réduire peu à peu le champ de l’initiative privée, ce serait une triste issue d’une grande entreprise. La liberté se dévorerait elle-même en créant le monopole de l’État ou des municipalités dans tous les domaines importants de la vie sociale et industrielle.

Est-il bien certain, d’ailleurs, que la propriété urbaine doive toujours continuer à croître en valeur, au moins dans les proportions constatées jusqu’à ce jour ? Est-il certain que les loyers doivent hausser à l’avenir dans une mesure plus forte que l’amélioration même des logements ou que la hausse des salaires ? Nous pourrions dire que nous ne le savons pas mais nous ne croyons pas être téméraire en disant que nous ne le croyons pas. Il ne faut pas juger de l’avenir d’après l’extraordinaire période de 1840 à 1870, l’une des époques les plus fécondes en applications de découvertes industrielles. Il est probable que dans le dernier quartier du siècle et surtout dans le siècle prochain cette hausse de toutes les valeurs immobilières sera beaucoup plus lente qu’elle ne l’a été jusqu’ici quelques mesures administratives, simples, légitimes, pourraient aider au cours naturel des choses et prévenir ce qu’a d’excessif l’élévation constante des loyers[12].

La propriété foncière urbaine est menacée aujourd’hui de deux côtés à la fois d’une part, le développement des grands magasins, dont nous parlerons plus loin, et la disparition des petites boutiques enlèveront en partie aux quartiers du centre une de leurs destinations les plus rémunératrices. Les bureaux, il est vrai, dont le nombre va croissant pourront dans bien des cas prendre la place des magasins. Ce qui est plus grave, c’est que le développement des voies de communication urbaine permettra de plus en plus aux personnes de toutes classes d’aller demeurer au loin dans les quartiers non bâtis, où le sol est moins cher et où les maisons sont mieux aérées ou plus ensoleillées. Il arrivera à l’intérieur des villes ce qui est arrivé pour les campagnes la facilité et le bon marché des communications amoindrira le privilège des quartiers les plus anciennement habités et placés le plus près des lieux de réunion ; si ce privilège n’est jamais détruit, du moins ne grandira-t-il plus aussi rapidement que jadis.

Dans ces conditions, si l’État et les villes suivaient les conseils du professeur Wagner, il serait à craindre que leur intervention ne fût trop tardive, qu’ils vinssent à acheter une propriété, ayant toujours jusque-là augmenté de valeur, au moment même où cette valeur aurait une tendance à devenir stationnaire, au moment, du moins, où le revenu de cette valeur ne s’accroîtrait plus.

Quant aux mesures impératives pour empêcher les loyers de croître, il est à peine besoin d’en parler. Plusieurs fois on y a recouru dans l’histoire, toujours avec le même insuccès. On a vu plus haut l’énorme accroissement de la ville de Paris dans la période de 1605 à 1705 ; la population y passa de 200,000 âmes à 500,000 pour rester depuis lors presque stationnaire jusqu’à la Révolution. Cet afflux d’habitants devait faire hausser les loyers ; le pouvoir se crut le droit et le devoir d’intervenir. En 1622, une ordonnance avait la prétention de réduire les loyers d’un quart en 1633, on rendit une autre ordonnance pour le même objet, puis cinq autres en 1649 : cette répétition même est la preuve que ces actes d’intervention administrative eurent le succès qu’ils ont toujours.

Ce que l’on peut recommander à l’État et aux municipalités, ce que les électeurs devraient exiger de l’un et des autres, c’est simplement qu’ils s’abstinssent par leurs agissements irréfléchis de contribuer à la croissance anormale et subite des grandes villes et à la hausse des loyers. Or, depuis trente ans, toute la politique municipale, en France du moins, semble s’être proposé ce but et, en tout cas, l’a atteint.

La municipalité parisienne est arrivée de deux façons, à ce résultat regrettable par des travaux publics soit exagérés, soit entrepris avec trop de hâte, par des impôts excessifs ou mal assis. On se fait en général une très fausse idée du rôle de l’État et des villes en matière de travaux publics aussi l’action de ces grands corps est-elle devenue un des éléments perturbateurs de l’industrie moderne. L’État et les villes ont singulièrement contribué à accroître l’inégalité des richesses, de même qu’à augmenter l’instabilité de l’industrie. Les travaux publics doivent être exécutés sans hâte, avec régularité et continuité, de façon que l’État ou les villes ne jettent aucun trouble dans le marché du travail ; on ne doit entreprendre que ce que l’on peut continuer, non seulement pendant deux ou trois ans, ni même pendant huit ou dix ans, mais pendant vingt ou trente. Rien n’est plus aisé, à coup sûr, pour un État ou pour une ville que d’emprunter 2 ou 300 millions, 5 à 600 millions, 1 milliard ou 2, et de s’en servir pour faire de la ville ou même du pays tout entier un vaste chantier. Mais ces travaux énormes exécutés en peu de temps ont autant d’inconvénients pour la répartition des richesses que pour la stabilité industrielle. L’État et les grandes villes sont de trop gros clients pour qu’ils puissent se jeter à corps perdu dans de vastes entreprises, sans que toute l’économie sociale s’en ressente.

À Paris, on s’est départi, de 1860 à 1870 et même quelquefois depuis lors, de cette sage prudence. Des travaux trop soudains ont amené tout à coup une beaucoup trop nombreuse population flottante, se composant non seulement des ouvriers, mais des parasites des ouvriers, c’est-à-dire des débitants et petits commerçants. Des emprunts trop répétés par le procédé des souscriptions publiques ont multiplié les bénéfices des banquiers, des coulissiers, etc., tandis que le lent écoulement à la Bourse de titres d’obligations, suivant le procédé adopté par les grandes compagnies de chemins de fer, n’aurait pas eu ces mauvais effets. Les profits des entrepreneurs aussi ont été démesurément grossis par cette hâte à détruire et à reconstruire. Les ouvriers que l’on convoquait enfin en grandes masses et qui trouvaient plus de maisons rasées que de nouvelles maisons construites ont formé cette clientèle des garnis dont nous décrivions, il y a un instant, la pénible situation.

Voilà le premier mode par lequel l’État et les villes ont contribué à l’inégalité des richesses et à l’instabilité du travail. L’énormité des impôts et l’assiette défectueuse de plusieurs taxes ont eu des effets du même genre.

La dette de la ville de Paris atteint aujourd’hui 2 milliards de francs, et le budget municipal oscille entre 220 et 230 millions. Chaque année produit des excédents qui sont même assez considérables, car ils montent à 12 ou 15 millions de francs mais on n’en fait pas remise aux contribuables, on s’en sert pour augmenter les dépenses. Qu’en résulte-t-il ? c’est qu’on paye à Paris 100 francs, en moyenne, d’impôts municipaux par tête ; or, comme tout Français paye déjà près de 80 fr. d’impôts en moyenne à l’État, et qu’il faut encore y joindre les impôts départementaux, on arrive à une taxation moyenne de 200 francs par chaque Parisien, de 800 francs par famille de quatre personnes. C’est écrasant et inouï.

Ces impôts pèsent sur le loyer de l’ouvrier ils contribuent à le faire renchérir. Les taxes d’octroi fournissent, en effet, près des trois cinquièmes du revenu de la ville et contribuent à élever les salaires qui à leur tour par leur élévation font renchérir le prix des constructions.

Il y a plus encore parmi ces taxes d’octroi les plus funestes ne sont peut-être pas, comme on le croit généralement, celles qui grèvent le vin, si excessives qu’elles soient. Nous serions tenté de considérer comme plus préjudiciables encore les taxes sur les matériaux de construction, sur les fourrages, ainsi que les droits établis par la ville sur les entreprises de transports urbains. L’impôt sur les matériaux à l’octroi rapporte une dixaine de millions et fait considérablement renchérir le prix de revient des maisons. L’impôt sur les fourrages produit 4 millions chaque voiture de place paye, croyons-nous, un franc par jour et chaque voiture d’omnibus acquitte 1,500 francs par an de droit de stationnement, sans compter des droits accessoires. La ville de Paris tire 4,500,000 francs des taxes sur les voitures publiques.

Qu’en résulte-t-il ? C’est que les communications urbaines sont à Paris très défectueuses c’est à peine si elles ont commencé à s’améliorer par les tramways. Supposez que les transports ne fussent grevés d’aucune taxe[13], le nombre de voitures mises en service serait peut-être doublé le prix des places descendrait à 20 ou 25 centimes pour l’intérieur et à 10 centimes pour le dehors ; des abonnements pourraient être consentis à l’année. Les ouvriers pourraient faire une lieue et demie ou deux lieues pour se rendre à leur travail et pour en revenir, ce qui leur permettrait d’habiter à une lieue, parfois même à plus, des fortifications.

Ajoutez qu’à Paris les chemins de fer ne pénètrent pas dans la capitale, et c’est un grand mal. S’ils y arrivaient, on aurait des trains qui transporteraient en une demi-heure les ouvriers de deux, trois ou quatre lieues à l’entour. Les transports par chemins de fer sont grevés aussi de taxes absurdes qui s’élèvent jusqu’à 23 p. 100 du prix des places. Combien la question du loyer serait simplifiée si la facilité et le bon marché des communications urbaines et suburbaines permettaient à l’ouvrier, travaillant à Paris, d’habiter dans cette banlieue éloignée où l’on peut acheter du terrain à 50 centimes ou à 1 franc le mètre. Il n’eût dépendu, il ne dépend encore que de l’État et de la ville d’obtenir un résultat si désirable. Que l’on supprime tous les droits sur les transports de voyageurs, que l’on fasse pénétrer les chemins de fer plus avant dans la capitale, on pourra alors stipuler des réductions de tarifs, et l’ouvrier, s’il le veut, habitera dans les champs ; il y pourra posséder une maison et un jardin. Paris, on l’a vu, est une des grandes villes du globe qui sont le plus ramassées sur elles-mêmes elle n’a guère que 9 kilomètres de diamètre dans un sens et 10 kilomètres et demi dans l’autre. Elle pourrait sans inconvénient s’étendre sur un espace double, même triple et occuper 25 ou 30 kilomètres de diamètre toute la périphérie serait alors une campagne parsemée de maisons ou de cottages. La réduction des heures de travail à 9 ou 10 par jour rendrait très facile à l’ouvrier, comme à l’employé, de partir de chez lui le matin à sept heures ou sept heures et demie et d’être de retour pour son dîner, ayant toute sa soirée à consacrer dans sa propre demeure aux occupations, aux distractions, aux nobles soins de la vie de famille.

L’œuvre des maisons ouvrières est l’une des plus philanthropiques que l’on puisse encourager. On en a construit maintenant en un grand nombre de villes industrielles l’Alsace a donné, la première, l’exemple à Mulhouse, à Colmar, à Guebwiller. On connaît le type de la maison ouvrière mulhousienne : c’est une construction isolée, divisée du haut en bas en quatre logements, dont chacun a un petit jardin, un grenier, une cave ; quelquefois cette habitation n’a qu’un rez-de-chaussée d’autres fois, ce qui vaut mieux, on y joint un étage. La grande difficulté pour cette entreprise est double c’est d’abord d’établir un prix de revient modéré, qui soit accessible aux simples ouvriers ; c’est ensuite de satisfaire les exigences du fisc qui, avec ses droits de mutation, de timbres et autres, prélève 10 p. 100 environ du montant du prix. C’est une chose triste à dire, que toute mesure destinée à améliorer le sort de la population ouvrière rencontre un adversaire obstiné, le fisc. La solution de ce qu’on appelle la question sociale consisterait à supprimer ceux des impôts qui empêchent l’ouvrier de devenir propriétaire ou capitaliste et de transmettre à sa famille par héritage son patrimoine, sans que le fisc en prélève une trop grosse part. La réduction à un demi pour cent des droits de vente d’immeubles est un des dégrèvements les plus utiles il rendrait de bien plus grands services que la diminution des impôts de consommation.

À Mulhouse le prix de revient d’une maison ouvrière est de 3 ou 4,000 francs. Aux environs de Paris et à cause du renchérissement de la main-d’œuvre on pourrait évaluer la dépense à 6,000 francs au maximum, en comprenant un jardin de 150 à 200 mètres par habitation. Le prix du terrain ne dépassant pas dans les localités encore désertes des environs de Paris 1 ou 2 francs le mètre, ce ne serait pas là un grand surcroît de frais. En comptant 800 francs pour le terrain, soit de 3 à 4 francs le mètre, il resterait encore 5,500 francs pour l’habitation. En attendant qu’elles fussent achetées, ces maisons pourraient être louées moyennant un intérêt de 4 1/2 p. 100, qui est largement rémunérateur dans les conditions actuelles du marché des capitaux, ce serait un loyer de 270 francs, très inférieur à ce que payent beaucoup de familles d’ouvriers. Pour acquitter immédiatement le prix, l’ouvrier trouverait bien des établissements de crédit foncier qui lui feraient l’avance de la moitié ou des deux tiers de la valeur du petit immeuble moyennant un intérêt de 4 1/4 ou 4 1/2 p. 100, amortissement compris en quarante ou cinquante ans. Ainsi, tout ouvrier qui aurait économisé 2, 000 francs pourrait devenir acquéreur d’une maison en valant 6, 000, et pour laquelle il n’aurait plus à payer qu’une annuité de 180 francs au maximum, comme intérêt et amortissement du restant du prix de vente. La première condition pour une semblable amélioration dans le logement de l’ouvrier, c’est que les moyens de transport de toute nature soient absolument affranchis de toute taxe ; la seconde, c’est que l’État réduise a 1/2 p. 100 au plus les droits de mutation ou d’achat. À l’heure actuelle l’ouvrier qui veut acheter une maisonnette de 6,000 francs doit commencer par en payer 6 ou 700 au fisc ; ensuite tous les moyens de transport étant singulièrement renchéris et raréfiés par les taxes de toute nature, il subit, pour se rendre à son ouvrage et pour en revenir, une surcharge qui est peut-être de 100 ou 200 francs par an il s’expose aussi à ne pas trouver de place dans les omnibus et à perdre du temps. Dans les conditions actuelles l’amélioration du logement des ouvriers est un problème presque insoluble.

Des statistiques récentes ont établi qu’a Mulhouse une famille ouvrière consacre environ 15 p. 100 de ses recettes à son logement, 16 p. 100 au vêtement, 61 p. 100 à la nourriture, 8 p. 100 aux frais divers. Le logement prélève parfois jusqu’à 250 francs sur les salaires de l’ouvrier et de sa famille, mais il est rare qu’il ne s’élève pas à 150 francs. À Paris une famille d’ouvriers emploie, à se loger, une somme qui varie entre 200 et 500 francs dans presque tous les cas, pourvu qu’elle ait une petite avance de 1,000 à 2,000 francs, l’annuité qu’elle aurait à payer pour devenir propriétaire d’une maisonnette ne serait pas plus élevée que son loyer actuel ; il est même probable que cette annuité serait inférieure.

De 1854 à 1877, la Société des maisons ouvrières de Mulhouse a vendu 945 maisons, coûtant ensemble 2,780,000 francs ; les frais accessoires de contrat, de contributions et autres se sont élevés à 1,300,000 francs, presque la moitié du prix principal, soit en tout un peu plus de 4 millions de francs, ou 4,317 francs par maison. D’après ces chiffres on voit que, si le gouvernement réduisait à 1/2 p. 100 les droits de vente, une maison ouvrière pourrait ne coûter que 6,000 francs dans la banlieue de Paris, tout en étant fort confortable. Les 945 maisons créées par la société de Mulhouse ont été achetées par des ouvriers, et on calcule que le quart environ de la population ouvrière de cette ville s’y trouve logé. En vingt-trois ans les ouvriers de Mulhouse ont employé 3 millions 319,000 francs en achats d’immeubles, 130,000 francs par an.

Cet exemple a été imité à Guebwiller et à Colmar avec un peu moins de succès. À la fabrique de produits chimiques de Thann le propriétaire, M. Scheurer-Kestner, fait aux ouvriers des prêts pour achats de maisons, si bien que parmi les 333 travailleurs de l’usine 103 sont devenus propriétaires de leur habitation.

Avec le taux actuel des salaires qui atteint dans certains corps d’état 7 ou 8 francs par jour, il ne serait pas impossible que les ouvriers d’élite arrivassent à posséder des maisons d’une importance même bien supérieure à celle que nous venons de décrire, des habitations, par exemple, valant 7, 8 ou 10,000 francs, et ayant des jardins de 4 ou 500 mètres. L’ouvrier français serait alors logé comme l’ouvrier américain[14].

L’État et les villes, en dehors des mesures que nous avons indiquées et qui sont de leur devoir absolu, ne peuvent-ils pas faire davantage encore ? Peut-être. L’État et les grandes villes ont un crédit particulièrement élevé, ils empruntent à 3,60 p. 100, à 4 p. 100 amortissement compris dans un délai de cinquante ou soixante ans. Ils pourraient mettre ce crédit à la disposition des sociétés qui veulent construire des maisons ouvrières. Ce serait diminuer d’autant le coût du loyer, sans que les contribuables en souffrissent le moins du monde ce ne seraient pas là des subventions, ce qui prêterait à la critique, ce seraient des avances remboursables sans perte pour le Trésor. L’État et les villes ont bien fait des prêts de ce genre pour aider certaines industries à traverser des crises, pour le drainage, pour les irrigations, etc. En dehors des prêts directs, faits au taux habituel de leur crédit, l’État et les villes pourraient atteindre par un autre moyen le même but ce serait de n’accorder le privilège des lots qu’aux emprunts émis par les sociétés philanthropiques et absolument désintéressées qui construiraient des maisons destinées à l’habitation des ouvriers. On sait qu’un emprunt à lots, y compris l’intérêt, les lots et l’amortissement, peut ne revenir qu’à 3 1/2 p. 0/0 d’annuité. Les lots sont une faveur que l’État a octroyée sans discernement ou par complaisance à des sociétés de spéculation. Il serait moral de réserver ce privilège aux sociétés qui s’interdisent absolument toute distribution de dividende au delà d’un très mince intérêt, et qui se consacrent à une œuvre d’utilité sociale.

L’État et les villes n’ont pas le devoir de faire des sacrifices pour rendre plus égales les conditions humaines ; ils n’en ont même pas le droit. Mais rien ne leur interdit, par des prêts ou par d’autres mesures qui ne coûtent rien au contribuable, de venir en aide à l’amélioration du sort des classes laborieuses.

L’État a encore un autre rôle. Il n’est pas seulement le gardien de la sécurité et de la liberté des transactions ; il l’est aussi de la moralité et de l’hygiène. À ce point de vue il ne saurait être trop attentif à la situation des « garnis » où s’entasse la population nomade. Une ordonnance de 1832 a placé ces logements sous la surveillance de la police mais on ne se préoccupait alors que de procurer une plus grande sécurité à la capitale, les hôtes des garnis étant naturellement suspects. En 1850 on se dégagea de ce matérialisme, et on résolut de s’occuper des petits logements non seulement pour assurer le repos de l’ensemble de la métropole, mais pour soustraire à des conditions pernicieuses d’existence les habitants de tous ces appartements de la dernière classe. On rendit la loi relative à l’assainissement des logements insalubres. Ce fut là une extension de l’action de l’État sans qu’il sortit de ses attributions naturelles. La Commission pour l’assainissement des logements insalubres fonctionne régulièrement et avec zèle ; malheureusement les moyens dont elle disposait étaient, à l’origine, très-restreints. De 1871 à 1876 elle a visité à Paris 50,000 maisons ; or il s’en trouve 75,000 dans notre capitale ; il est vrai qu’un grand nombre, étant destinées la classe riche, n’ont guère besoin d’être inspectées ; beaucoup d’autres, au contraire, devraient être l’objet de visites fréquentes, se renouvelant à chaque intervalle de quelques années. De 1871 à 1876 on n’a point prescrit moins de 15,000 mesures d’assainissement ; on a déterminé aussi le volume d’air minimum que doit contenir chaque chambre relativement au nombre des personnes qui y couchent ; on l’a fixé à 14 mètres cubes par tête. Ce n’est qu’à la longue, par l’exemple, par une habitude invétérée, par la disparition des maisons les plus anciennes, par le complément des égouts, que toutes ces prescriptions peuvent devenir efficaces. Un jour, quand les concessions d’eaux et de gaz à des compagnies particulières seront expirées, ce qui arrivera dans un quart de siècle ou un demi-siècle, on pourra encore, en perfectionnant la canalisation et en abaissant le prix de ces deux articles dans des proportions considérables,contribuer davantage à l’amélioration de la demeure de l’ouvrier[15]. Tous les progrès de l’industrie et de la science, on peut dire aussi tous les progrès de la finance, c’est-à-dire de l’art de manier les capitaux, tendent à diminuer l’écart entre les conditions humaines bien loin que le paupérisme en soit le fruit, il se trouve peu à peu éliminé par ces influences diverses.

Parmi les œuvres qui peuvent encore rendre des services on doit citer les asiles de nuit, qui sont destinés à fournir un abri passager aux personnes momentanément sans gîte. La charité privée commence à édifier de pareils refuges peut-être est-il sage de lui abandonner ce soin. Si l’État ou les villes s’en mêlaient, il serait à craindre que, multipliant outre mesure ces institutions, ils n’aboutissent qu’à augmenter la population nomade et le vagabondage. La charité légale, quand elle devient systématique et qu’elle reconnaît à l’assisté un droit, crée autour d’elle dans la classe laborieuse l’imprévoyance et la misère, l’indifférence dans la classe riche.

Pour résumer les observations que nous suggère l’examen de la propriété immobilière urbaine nous dirons que le développement presque ininterrompu de la valeur de cette propriété et la hausse des loyers qui en est l’origine tiennent beaucoup plus à certaines circonstances économiques, sociales, fiscales, d’un caractère passager qu’à des causes permanentes. L’accroissement des grandes villes ne peut continuer avec la rapidité et l’intensité qu’on a constatées dans la dernière période de 40 ou 50 ans. Le développement des voies de communication urbaines et suburbaines, la suppression de tous les impôts sur les transports, sur les fourrages, sur les matériaux, la prolongation des chemins de fer dans la capitale, permettraient à la population ouvrière d’habiter des maisons confortables dans un rayon de deux ou trois lieues du centre de Paris le terrain n’y valant guère plus d’un ou deux francs le mètre, ou bien encore au maximum 4 ou 5 francs le mètre, l’établissement de maisons ouvrières, sur le type de celles de Mulhouse ou des habitations d’artisans dans les principales villes d’Amérique, serait aisé[16]. La baisse de l’intérêt du capital, la suppression ou la réduction à un taux insignifiant des droits de mutation, les prêts d’institutions de Crédit foncier populaires auxquelles serait réservé l’avantage de pouvoir émettre des emprunts à lots, faciliteraient à l’ouvrier l’acquisition et le paiement de ces demeures confortables, salubres et gaies. D’autre part, la diminution des goûts de sociabilité exagérée, le développement, qui est très sensible depuis quelques années, de la vie de famille, induiront de plus en plus toutes les classes de la population urbaine à se répandre dans la périphérie des grandes villes et même dans les campagnes avoisinantes. Le privilège de situation des immeubles du centre en sera vraisemblablement atteint. La constitution des grands magasins qui remplacent très avantageusement les milliers de petites boutiques à faible clientèle et à hauts prix pourra encore diminuer les revenus de ces mêmes immeubles jusqu’ici privilégiés ; du moins elle en arrêtera l’accroissement.

Pour la propriété urbaine, comme pour la propriété rurale, le perfectionnement incomplet des voies de communication dans la période jusqu’ici écoulée a augmenté les privilèges de situation ; mais le développement ultérieur et le complément de ces mêmes voies, l’abaissement des prix de transport, réduiront à l’avenir l’importance de ces mêmes privilèges la banlieue des villes et même toutes les campagnes environnantes feront concurrence au centre, de même que les pays les plus éloignés et d’un peuplement récent font pour les produits agricoles concurrence aux districts les plus anciennement habités.

La facilité et le bon marché des moyens de transport, quand ils atteignent un certain degré, sont un grand obstacle tous les privilèges, à tous les monopoles naturels et artificiels ce sont aussi de puissants agents de rapprochement des conditions humaines.


    troisième groupe, des 4e, 7e, 10e, 3e et 16e arrondissements ; le quatrième groupe, des 6e, 2e, 1er, 9e et 8e arrondissements ; or, la mortalité pour chacun de ces quatre groupes était respectivement de 2, 94, 2, 62, 2, 37 et 1, 74 pour 100 habitants.

  1. Nous trouvons cette idée de M. Wagner relatée dans l’ouvrage de M. Jourdan, Épargne et capital.
  2. Au moment où nous écrivons (printemps de 1880) la révision des Séries de prix de la ville de Paris donne lieu aux plus grandes difficultés. Il n’est pas bon qu’un État ou qu’une municipalité soit le grand régulateur des salaires.
  3. On peut évaluer à 120 ou 130,000 francs la valeur moyenne des maisons de Paris. En effet, il y a à Paris 74,740 maisons rapportant brut 540 millions de francs, ce qui représente une valeur d’environ 9 milliards, soit de 121, 000 fr. par maison en moyenne. On peut dire, il est vrai, que la plupart des maisons récemment construites ont une valeur supérieure à la moyenne.
  4. Statistique de la France. Résultats généraux du dénombrement de 1876, introduction, page xx.
  5. Paris se prolonge, au delà du mur d’enceinte, par des quartiers continus qui forment des communes distinctes et dont plusieurs, comme Levallois-Perret, Neuilly, Boulogne, ont de 20 à 30,000 habitants. Cette banlieue nouvelle est certainement plus peuplée que ne l’était l’ancienne avant l’annexion de 1860.
  6. Nous empruntons ce chiffre à un tableau publié par l’Économiste français du 3 mars 1877. Lille était déjà à la fin du dernier siècle une ville d’une ceraine importance, seulement une grande partie de la population résidait dans la banlieue qui était administrativement distincte de la ville. En 1824, probablement à la suite d’annexions, la ville de Lille comptait 64,000 habitants.
  7. Le journal Le Temps, dans le numéro du 29 mars 1880, publiait la note suivante « D’après une statistique sur la valeur du sol à Paris, pendant les trois années qui se sont écoulées de 1866 à 1869, la moyenne des prix de vente durant cette période, relevés pour chaque arrondissement, a donné pour chacun d’eux comme prix moyen du mètre superficiel de terrain :
    1er arrondissement, 719 fr. ; 2e arrondissement, 900 fr. 3e arrondissement, 550 fr. ; 4e arrondissement, 300 fr. ; 5e arrondissement, 147 fr. ; 6e arrondissement, 391 fr. ; 7e arrondissement, 340 fr. ; 8e arrondissement, 278 fr. ; 9e arrondissement, 415 fr. ; 10e arrondissement, 268 fr. ; 11e arrondissement, 122 fr. ; 12e arrondissement, 95 fr. ; 13e arrondissement, 63 fr. ; 14e arrondissement, 54 fr. ; 15e arrondissement, 46 fr. ; 16e arrondissement, 88 fr. ; 17e arrondissement, 110 fr. ; 18e arrondissement, 82 fr. ; 19e arrondissement, 57 fr. ; 20e arrondissement, 50 fr. »
    Tous ces prix ont été de beaucoup dépassés dans la fièvre de construction qui s’est emparée de Paris et des principales villes de France depuis deux ou trois ans. Ainsi dans les grandes voies du 16e arrondissement (celui de Passy) le prix du mètre montait, en 1880, à 3 ou 400 fr., on était même arrivé à en demander 500 francs. Dans le centre, le prix de 2,000 francs n’est pas rare.
  8. Journal de la Société de statistique de Paris (numéro de février 1880).
  9. M. Loua, dans sa très savante étude sur Les vues et les maisons de Paris d’après les résultats du cadastre révisé (Bulletin de la Société de statistique de février 1880), fixe à 9,1 en moyenne, les locaux d’habitation par maison parisienne, a 4,5 le nombre moyen de locaux industriels également par maison, et à 2,9 le nombre moyen d’habitants par local d’habitation.
  10. Cette augmentation de la demande des logements a pour effet, dans les quartiers qui ne sont pas complètement construits, de faire considérablement hausser les terrains ; elle contribue aussi à la hausse des matériaux et des salaires des ouvriers en bâtiment.
  11. Au point de vue, non pas des garnis, mais des logements en général, on a, en 1878, réparti les arrondissements de Paris en quatre groupés, suivant qu’ils possèdent la plus forte proportion de petits logements relativement au nombre total des locaux d’habitation. Le premier de ces groupes se compose des 13e, 20e, 19e, 15e et 14e arrondissements ; le second, des 12e, 18e, 11e, 5e, 17e ;
  12. Il faut distinguer la hausse de la valeur en capital des immeubles, et la hausse des loyers. Nous croyons au premier de ces phénomènes parce que nous croyons à la baisse du taux de l’intérêt ; mais nous pensons que la hausse des loyers s’arrêterait, si l’on rendait plus faciles les communications urbaines et suburbaines par des exemptions d’impôts.
  13. Si l’on ne veut pas abolir tous les impôts sur les transports, on devrait du moins supprimer absolument ceux sur les fourrages et réduire des trois quarts toutes les autres redevances imposées aux voitures publiques.
  14. On peut consulter sur Les habitations économiques l’ouvrage de MM. Müller et Cacheux.
  15. Ces remarques n’impliquent pas que nous engagions les villes à exploiter elles-mêmes l’industrie du gaz et des eaux, ce qui se fait, il est vrai, dans beaucoup de cités anglaises, belges ou allemandes. Nous préférons le système de la régie cointéressée. Déjà, en 1880, la ville de Paris et la Compagnie des Eaux ont révisé les tarifs d’une manière très favorable aux petits ménages.
  16. Déjà, il s’est fondé à Paris une Société des habitations économiques, et, à côté d’elle, une autre société plus locale, la Société de Passy-Auteuil pour la construction de maisons ouvrières.