Essai sur la répartition des richesses/3

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CHAPITRE III

DE LA SITUATION RESPECTIVE DES DIVERSES PARTIES DE LA CLASSE AGRICOLE PROPRIÉTAIRES, FERMIERS, MÉTAYERS, OUVRIERS.


De l’importance et des causes de la plus-value de la rente de la terre en Angleterre, en Belgique et particulièrement en France. — L’élévation réelle de la rente de la terre est beaucoup moins forte que l’élévation apparente pour trois raisons. — Il faut tenir compte de la dépréciation des métaux précieux qui a réduit le pouvoir d’achat de tous les revenus dans une proportion de 20 à 25 p. 100 depuis 1850, de 30 à 40 p. 100 depuis 1790. — L’accroissement des impôts portant sur la terre a été presque en tout pays plus rapide que l’accroissement des revenus fonciers. — La plus forte partie, la presque totalité de l’augmentation de l’ensemble de la rente de la terre en France, représente uniquement l’intérêt des énormes capitaux consacrés par les particuliers aux améliorations agricoles depuis un quart de siècle ou un demi-siècle. — Calculs à ce sujet.

La rente de la terre s’est notablement moins accrue que l’ensemble de la production agricole. — La quote-part perçue par les propriétaires dans le prix de vente des produits va en diminuant. — La quote-part prélevée par les fermiers et celle qui échoit à la main-d’œuvre vont, au contraire, en augmentant.

Comparaison de la progression de la rente de la terre à la progression des salaires agricoles. — Augmentation de ces salaires en France de 1780 à 1872.

Plus le monde se peuple, plus le prétendu privilège de l’agriculteur européen s’atténue ou disparaît. — La fausseté ou l’exagération du principe de Ricardo et de Malthus est ainsi expérimentalement démontrée. — Comparaison de l’agriculture américaine et de l’agriculture française.

Le produit des améliorations agricoles est très inégal. — Le nombre des perdants équivaut à celui des gagnants. — Part du hasard dans la hausse ou dans la baisse de la rente de la terre comme dans le résultat de tous les efforts humains. — Le hasard tient une place dans la formation de toutes les fortunes. — La propriété foncière n’est pas dans une situation autre que toutes les entreprises humaines. — Nombreux cas de baisse de la rente de la terre dans tout un pays.

Le législateur n’est pas tenu d’intervenir pour maintenir les fermages à un taux déterminé. — La baisse des fermages n’amène pas la mise en friche des terres. — Le bon marché des produits agricoles n’entraîne pas nécessairement une baisse des salaires. — La diminution de la rente de la terre n’appauvrit en rien la nation et profite au rapprochement des conditions.

Soumise à un examen attentif la doctrine de Ricardo nous est apparue comme n’ayant aujourd’hui presque aucune portée pratique. On ne peut prétendre que dans la majorité des cas les fermages haussent spontanément, sans sacrifices et sans efforts de la part du propriétaire. D’où vient donc l’augmentation énorme, que l’on a constatée dans presque tous les pays, de l’ensemble des revenus fonciers ruraux ? Puisque cette augmentation n’est pas un simple don de la nature, quelles en sont les causes ? Il est bon de comparer cet accroissement des fermages avec celui des produits agricoles, des salaires agricoles et des capitaux incorporés au sol.

Reprenons quelques-uns des chiffres donnés dans un précédent chapitre. En Angleterre, le revenu net de la terre était évalué à 500 millions de francs en 1800, à 700 millions en 1804, à 780 en 1838, à 1,200 en 1857[1], à 1,400 ou 1,500 en 1875. Il s’agit ici de l’Angleterre proprement dite, l’Irlande et l’Écosse restant en dehors. Ce qui frappe, c’est l’énorme plus-value dans la période comprise entre la première et la dernière de ces dates le revenu net de la terre a presque triplé en trois quarts de siècle, presque doublé de 1838 à 1875, soit en trente-sept ans. Un autre fait qui ne doit pas échapper à l’attention, c’est que cette hausse ne s’est pas répartie également sur toute la période de 1804 à 1838 il y a eu un temps d’arrêt le revenu net est resté stationnaire, c’est qu’en effet, comme on l’a vu dans un précédent chapitre (page 95), beaucoup de fermages en Angleterre ont baissé d’un tiers, ou d’un quart, quelques-uns de moitié entre 1815 et 1840. Une baisse nouvelle et très-considérable aussi se produit au moment où nous écrivons depuis 1875 la plupart des fermages ont baissé en Angleterre de 10 ou 15 p. 100, quelques-uns de 20 ou 25 p. 100 : Ces deux exemples prouvent encore par surcroît la faible part de vérité pratique contenue dans les observations de Ricardo.

En Belgique, d’après le rapport de M. de Laveleye, de 1830 à 1865 le prix moyen des fermages a passé de 57 fr. 25 à 108 fr. par hectare, soit 88 p. 100 d’augmentation en trente-huit ans[2].

En France le revenu foncier rural montait à 1, 200 millions du temps de Lavoisier, c’est-à-dire en 1790 il s’élevait à 1, 500 millions en 1813 à 1, 900 millions en 1851, enfin à 2 milliards 750 millions en 1874, d’après les statistiques officielles c’est un accroissement de 130 pour 100 en quatre-vingt-quatre ans et de 45 pour 100 en vingt-trois ans, depuis 1851.

Résulte-t-il de ces chiffres que soit en Angleterre, soit en Belgique, soit en France, le revenu net du propriétaire foncier augmente d’environ 2 pour 100 par année, sans travail ni dépenses de sa part ? Longtemps un préjugé de ce genre a été répandu dans le public, et il en reste encore quelques traces. Cette conclusion serait singulièrement erronée. À ne prendre que l’exemple de la France, il y a trois grands faits dont il faut tenir compte pour savoir quelle est l’amélioration qui s’est produite dans la situation du propriétaire foncier. Voici ces trois faits ; 1° la dépréciation des métaux précieux qui réduit la puissance d’achat de tous les revenus ; 2° l’accroissement des impôts portant sur la terre ou sur les constructions ; 3° les capitaux considérables engagés dans le sol depuis 1790, même depuis 1851. Passons successivement en revue ces trois influences, qui agissent sur le revenu net du sol.

La dépréciation des métaux précieux depuis la découverte de l’Amérique et plus particulièrement depuis l’exploitation des mines de la Californie et de l’Australie, est un phénomène dont on ne peut guère contester la réalité. La diminution du pouvoir d’achat de l’or et de l’argent peut tenir à deux causes diverses, soit à l’avilissement de la valeur de ces métaux eux-mêmes, soit à la plus forte demande et à la hausse, si ce n’est de la totalité, du moins de la généralité des produits humains. Au point de vue pratique on peut réunir ces deux effets, dus à des causes différentes, sous la rubrique de dépréciation des métaux précieux, quoique, au point de vue scientifique, cette assimilation soit défectueuse. À combien peut-on évaluer cette diminution de la puissance d’achat de l’or et de l’argent ? Les observateurs les plus sagaces, les calculateurs les plus minutieux, M. Jevons en Angleterre, M. Soëtber en Allemagne, M. de Foville en France, la fixent à 20 ou 28 pour 100 depuis 1850 on peut bien la porter à 30 ou 40 pour 100 depuis 1790.

En tenant compte de ces observations l’augmentation du revenu réel de l’ensemble des propriétaires fonciers ruraux est beaucoup moins considérable que l’augmentation du revenu apparent de la même classe. Au lieu que ce dernier s’est accru en France de 130 pour 100 depuis 1790, qu’il a presque doublé depuis 1815, et qu’il a augmenté de 50 pour 100 depuis 1851, le revenu réel, c’est-à-dire la puissance d’achat, n’a augmenté que de 50 à 60 p. 100 depuis 1790, de 30 à 40 pour 100 depuis 1815, de 15 ou 20 pour 100 depuis 1851.

Voilà le montant réel de la plus-value du revenu net de la classe entière des propriétaires ruraux en France le taux en est beaucoup plus modeste qu’on ne le pensait au premier abord. En Belgique, il est vrai, l’augmentation du revenu net réel de la classe des propriétaires ruraux reste plus considérable elle atteint 40 pour 100 depuis 1830 ; il en était à peu près de même en Angleterre avant la crise qui a commencé vers 1875.

Passons au second fait, l’impôt : On a l’habitude de dire qu’il est resté stationnaire ou que même il a diminué depuis 1790. Ce langage prête à beaucoup de confusions. Il est exact que le principe de notre impôt foncier, c’est-à-dire la partie qui est perçue pour l’État, a été l’objet de réductions graduelles depuis 1797 jusqu’en 1821, depuis lors, il n’a pas varié. Mais de 1790 jusque vers les premières années de l’Empire l’impôt foncier figurait dans les budgets pour un chiffre beaucoup plus élevé que celui des perceptions il rentrait mal, l’arriéré était énorme c’était donc un impôt qui n’était qu’en partie effectif et en partie nominal. En outre, si, après des abaissements successifs jusqu’en 1821 ; le principal de l’impôt foncier est resté stationnaire en France, il n’en a pas été de même de la partie primitivement accessoire et toujours mobile de l’impôt foncier, à savoir les centimes additionnels départementaux et communaux. M. Léon Say, ministre des finances, faisait remarquer à la tribune de la Chambre des députés, dans la séance du 20 février 1877, que depuis 1838 les centimes additionnels départementaux aux quatre contributions directes s’étaient élevés de 60 millions à 144, et les centimes additionnels communaux de 32 millions à 143 en 1875. Dans un intervalle de moins de quarante ans, les premiers avaient donc doublé, et les seconds plus que quadruplé[3]. Cet accroissement a continué, continue, continuera. En 1803, les centimes additionnels locaux produisaient 57 millions en 1838, 92 millions en 1864, 206 millions en 1869, 243 millions en 1877, 305 millions[4]. Depuis 1850, si l’on joint les taxes additionnelles locales au principal perçu pour le compte de l’État, la progression du revenu foncier a été certainement supérieure à la progression du revenu de l’ensemble des terres. Vers 1838 l’impôt foncier, soit national, soit local, ne représentait guère que 150 millions de francs sur la propriété rurale aujourd’hui il dépasse largement 250 millions, et si l’on y joint, comme on doit le faire, la partie de l’impôt national et local des portes et fenêtres qui frappe les habitations rurales, on a 300 millions au moins à déduire du revenu net de la propriété agricole estimé en France à 2 milliards 800 millions. En tenant compte de cette observation d’une justesse incontestable que la progression de l’impôt foncier, par suite des centimes additionnels, a surtout été rapide depuis 1851 et qu’elle a dépassé le taux de la plus-value du revenu des terres, on peut penser que, au lieu d’être de 50 pour 100 depuis 1851, la plus-value du revenu des terres, estimée en monnaie et déduction faite de l’impôt, n’est en réalité que de 45 pour 100 et que cette proportion elle-même se réduit à une plus-value de 16 ou 18 pour 100 de la puissance d’achat de l’ensemble du revenu des propriétaires, si l’on prend en considération, comme on doit le faire, la dépréciation des métaux précieux.

La progression des impôts frappant la propriété rurale est très-sensible en tout pays : elle l’est en Italie, elle l’est aussi en Angleterre. Quelques personnes s’imaginent qu’il n’y a pas d’impôt foncier dans cette dernière contrée, parce que la landtax est restée fixe depuis plusieurs siècles et qu’une partie même en a été rachetée ; mais, si l’on tient compte de la multitude et de l’élévation des taxes locales, des dîmes et des redevances de toutes sortes, on doit, conclure que, dans la plupart, des cas, une forte part de l’accroissement du revenu net des terres a été absorbée par ces prélèvements. Voici une curieuse déclaration que nous extrayons du Times (n° du 15 octobre 1879) ; c’est un propriétaire exploitant, il est vrai, qui parle : « J’exploite 220 acres[5], dans le Sussex ; 210 acres de cette terre étaient loués, avant que je ne les prisse, 100 livres sterling (2, 500 francs par an). Voici quelles en sont les charges dîmes pour le recteur (rectorial tithe) 19 livr. sterl. 11 shellings ; dîme pour le curé (vicarial tithe) 16 liv. 4 shel. ; taxe des pauvres, 14 liv. 14 shel. 5 deniers ; taxe des routes, 12 livres 14 shellings 3 deniers ; impôts sur le revenu, 8 livres S shel. 5 deniers ; taxe des pauvres dans une paroisse voisine, 15 shel. ; 9 pence impôt sur le revenu dans la même paroisse 4 shel. 4 pence ; taxe des routes également 4 shel. 4pence ; taxe des pauvres pour une autre partie de la même ferme et dans une autre paroisse 12 livres 0 shel. 6 deniers impôts sur le revenu également 2 livres 11 shel. 3 deniers, total des charges 87 livres st. 6 shellings 10 deniers. » Ces prélèvements font 2, 193 francs, quand le revenu net de la terre, alors qu’elle était affermée, représentait moins de 3, 000 francs ; nous pensons qu’il s’agissait ici d’un fermage net d’impôts. Que le cas que nous venons de citer soit exceptionnel, nous n’avons pas de peine à le croire on doit se rappeler, cependant, que la révision de la loi des pauvres, il y a une trentaine d’années, fut en grande partie amenée par l’abandon de plusieurs domaines qui tombaient en friche, les fermiers et les propriétaires aimant mieux les laisser incultes que de se soumettre à cette taxe parfois écrasante. À l’heure où nous écrivons, sous le coup des désastres du phylloxera, on voit dans le sud de la France, des propriétaires qui louent leurs terres à la seule condition qu’on se charge d’en payer les impositions.

En ne prenant que la moyenne générale pour les principaux pays civilisés, on doit admettre comme un fait certain que depuis vingt ou trente ans la progression des impôts directs, particulièrement des impôts directs locaux, a été plus forte que la progression du revenu net des propriétaires.

Il nous reste à examiner un fait beaucoup plus considérable qui diminue singulièrement l’avantage apparent que le simple relevé de la plus-value en argent du revenu net des terres attribue aux propriétaires fonciers. La progression de ce revenu s’est-elle accomplie sans travail, sans dépenses ? l’ensemble des propriétaires du pays, soit de l’Angleterre, soit de la France, n’a-t-il fait aucun effort, aucun sacrifice, pour arriver à cette augmentation de revenu ? Personne n’oserait soutenir une proposition aussi déraisonnable. Chacun sait que depuis quatre-vingt-dix ans, surtout depuis trente ou quarante ans, l’aspect des campagnes est devenu tout autre qu’il n’était. Les landes ont été défrichées les terres incultes, labourées ou plantées des champs ont été convertis en prairies ; des garrigues, en vignes les bâtiments ont été refaits et agrandis ; les clôtures, les fossés, les irrigations, les drainages, les reboisements, les gazonnements, les chemins d’exploitation, ont singulièrement contribué à la plus-value du revenu net du sol. Qu’on se rappelle seulement les nombreux bills de clôture qui ont été passés en Angleterre dans le courant de ce siècle ; qu’on se souvienne des travaux gigantesques de certains lords, du duc de Sutherland, par exemple. L’Angleterre n’a pas eu le monopole de ces améliorations agricoles. M. de Laveleye décrit, dans son intéressant rapport sur l’agriculture belge, la conquête faite sur les flots de ces riches terrains que l’on appelle les polders, les plantations de pins dans les Flandres, etc. Rien que pour le drainage ce publiciste estime que depuis trente ans on a dépensé dans ce petit pays 50 millions sur 260, 000 hectares, soit sur le dixième du territoire mais il s’en faut de beaucoup que le drainage soit la seule forme sous laquelle les capitaux s’incorporent au sol. Malheureusement, il est fort difficile d’estimer avec quelque approximation le montant des capitaux qui viennent ainsi s’immobiliser dans la terre ? Essayons de le faire, cependant.

On a vu que de 1831 à 1874 le revenu net de la terre, évalué en argent, a augmenté de près de 50 pour 100, passant de 1, 900 millions de francs en 1851 à 2 milliards 750 millions en 1874. Quels capitaux peuvent dans ce même intervalle être venus s’incorporer au sol pour en augmenter la puissance productrice ? Nous ne parlons ici que des capitaux privés, et non des sommes que l’État ou les localités consacrent aux chemins, aux dessèchements, etc. On évalue à 1,200 ou 1,500 millions de francs, l’épargne annuelle de la France qui vient à la Bourse de Paris se fixer en placements mobiliers. Est-il téméraire de supposer qu’une somme égale au tiers de celle-là est employée chaque année en défrichements, en plantations, en drainages, en clôtures, en constructions neuves, en chemins d’exploitation, etc ? Non certes. Ce serait ainsi 500 millions par an, soit à peine dix francs par hectare, que les propriétaires français emploieraient en améliorations agricoles de diverses natures. Pendant les vingt-trois années de la période de 1831 à 1874, cette affectation annuelle de 500 millions produit une somme totale de onze milliards et demi. Voilà, croyons-nous, le minimum des capitaux utilement et intelligemment incorporés au sol pendant ces vingt-trois années. Or, un capital de onze milliards 500 millions à 5 pour 100, taux légitimé par les risques courus, doit produire une rente annuelle de 573 millions de francs. De combien a augmenté le revenu net foncier rural de 1851 à 1874 ? De 850 millions, dont il faut déduire plus de cent millions d’augmentation d’impôts, et probablement 75 ou 100 millions encore pour l’entretien des bâtiments accrus, des clôtures plus nombreuses, etc. Il reste donc à grand’peine la représentation équitable des capitaux qui ont été engagés dans la terre. Les propriétaires considérés dans leur ensemble et comme classe sont donc simplement rentrés dans l’intérêt de leurs avances, et n’en ont rien retiré de plus.

Le chiffre de 500 millions pour représenter la moyenne des capitaux qui s’incorporent chaque année dans la terre est vraisemblablement fort au-dessous de la vérité. Si l’on pouvait dresser des calculs minutieux pour une matière si complexe, on verrait que l’accroissement du revenu net des terres ne représente même pas en général l’intérêt de toutes les dépenses d’amélioration qui ont été faites depuis trente ou quarante ans par l’ensemble de la classe des propriétaires.

Pour bien apprécier la situation des propriétaires ruraux dans la société et l’importance relative du revenu qu’ils prélèvent, on peut rechercher quel est le rapport de la progression du revenu net du propriétaire à la progression de la production agricole. C’est surtout pour les produits de l’agriculture que les statistiques sont incomplètes et suspectes évaluer d’une manière exacte les quantités et les prix des denrées qui sont produites sur cinquante millions d’hectares, éviter les doubles emplois, c’est une œuvre à peu près impossible. Cependant, on peut arriver à quelque approximation. M. Léonce de Lavergne en 1860 estimait à 5 milliards la production agricole de la France le revenu net des propriétaires, ce qui représente le fermage, atteignait alors 1, 900 millions de francs, ce qui faisait une proportion de 38 pour 100 environ. Dans une nouvelle édition de son livre sur l’économie rurale de la France le même écrivain en 1877 portait cette production à 7 milliards et demi le revenu net des propriétaires montant alors à 2 milliards 750 millions, formerait 36 1/2 p. 100 de la valeur des produits, proportion légèrement inférieure à celle de 1851, mais cependant presque équivalente. Il y a tout lieu de croire que l’évaluation de M. de Lavergne pour la production agricole de la France en 1877 est trop faible M. de Laveleye donne le chiffre de 10 milliards qui nous paraît plus proche de la vérité le revenu net des propriétaires ne prélèverait plus alors que 27 et demi pour 100 des produits.

C’est un fait universellement constaté que les améliorations agricoles, la culture intensive, augmentent d’une manière absolue le revenu du propriétaire, mais en diminuent la proportion avec la valeur de l’ensemble des produits. Plus la culture est perfectionnée, en effet, plus sont considérables les avances que l’on fait au sol sous la forme d’engrais et d’amendements de toutes sortes, plus la main-d’œuvre aussi ou les machines tiennent de place. Pour une terre exploitée suivant les procédés les plus primitifs, la proportion du revenu net au revenu brut est souvent de 50 pour 100 si la culture se perfectionne, la proportion du revenu net au revenu brut tombe généralement à 30, à 25, quelquefois à 20 ou à 15 pour 100. Un hectare des meilleures terres du département du Nord produisant 35 hectolitres de blé, soit une valeur marchande de 700 francs, n’est guère loué plus de 150 francs, soit 21 1/2 pour cent du produit, tandis qu’un hectare des plateaux du Cantal, de la Lozère ou de l’Aveyron fournissant 8 ou 9 hectolitres de blé, soit 160 ou 180 francs de produit brut, est souvent affermé 50 ou 60 francs, soit.30 à 35 pour 100 de la valeur de la production.

C’est un fait prouvé par l’expérience que cette décroissance de rapport du revenu net au revenu brut à mesure que la civilisation se développe il y a là une loi de nature, et c’est encore un des faits qui prouvent l’exagération ou la fausseté de la doctrine de Ricardo sur la position privilégiée du propriétaire foncier. Si l’on pouvait analyser dans une livre de pain ce qui en moyenne représente le prix du travail, le bénéfice du fermier, l’intérêt des capitaux et le fermage à proprement parler, on verrait que la part du fermage a toujours été en baissant depuis bien des années[6].

Pour achever l’étude que nous avons entreprise sur la situation du propriétaire foncier au milieu de la société actuelle, il faudrait comparer la progression du revenu net du propriétaire avec la progression des bénéfices nets des fermiers, et en second lieu, avec la progression du prix de la main-d’œuvre. Nous glisserons sur le premier point qui n’est pas susceptible, d’ailleurs, d’analyses bien précises. La question du fermage et de la situation du fermier sera traitée dans un des chapitres suivants. Ce que l’on peut dire dès maintenant, c’est que le fermier a pris une part beaucoup plus considérable que le propriétaire dans l’augmentation de la production agricole. Ce n’est pas à proprement parler que le taux de l’intérêt et des bénéfices qu’il réclame pour ses avances se soit accru, mais ses exigences et celles de sa famille pour le confortable de la vie ont singulièrement augmenté. Il ne considère comme bénéfice réel que ce qu’il est en état de mettre de côté chaque année, après avoir prélevé sur ses rentrées son entretien et celui de son ménage. Or, il ne se résigne plus à l’habitation obscure et étroite, au mobilier rare et pauvre, à l’alimentation sobre et simple, au travail personnel incessant et rude qu’acceptaient les fermiers anciens ; il lui faut une vie confortable, large, en partie oisive, et les dépenses qu’elle occasionne il les considère comme des frais généraux qui lui sont dus et qu’il doit recouvrer avant tout bénéfice. Ces habitudes sont devenues maintenant générales dans la classe des fermiers et elles absorbent une proportion très considérable de la progression du revenu brut des terres. Bien des personnes s’émerveillent de ce que les prairies de la Normandie, par exemple, n’aient pas haussé davantage en revenu net pour le propriétaire et en valeur vénale depuis trente ou quarante ans, alors que le prix du beurre, du fromage, du lait, des œufs, de la viande s’est tellement accru ; c’est au fermier, non pas à titre de bénéfice sur son capital, mais uniquement à titre de frais généraux pour l’entretien de son ménage, qu’est échue une forte part de cette augmentation des prix ; une autre part, considérable aussi, revient aux ouvriers et aux serviteurs de ferme et ce n’est guère qu’une parcelle infime qui profite au propriétaire. Sur bien des points le doublement du prix des denrées n’a pas accru de 10 ou 15 p. 100 le fermage, parfois même il n’a pas empêché que celui-ci ne restât stationnaire ou ne baissât.

La comparaison de la progression des fermages ou de la rente du sol avec la progression du prix de la main-d’œuvre est une étude plus aisée. Ici les chiffres sont plus exacts, plus démonstratifs. En Belgique, de 1830 à 1870, d’après les statistiques et les observations de M. de Laveleye, le taux des salaires agricoles n’aurait pas autant augmenté que le taux des fermages. La plus-value du premier aurait été de 30 p. 100, et celle du second de 80 p. 100. Mais il faut se rappeler que l’accroissement du fermage est du en grande partie à l’immobilisation de nouveaux capitaux dans le sol. Il n’est pas téméraire de penser que, de 1830 à 1870, on a consacré en Belgique 1 milliard de francs en améliorations agricoles (M. de Laveleye fixe à 50 millions de francs les dépenses faites en drainage seulement) si l’on déduisait de la hausse de l’ensemble des revenus fonciers l’intérêt représentant tous ces capitaux, il est probable que le taux de l’accroissement spontané du revenu net des propriétaires serait inférieur à l’accroissement des salaires. En outre le rapport de M. de Laveleye date d’une époque (1878) où l’on ne pressentait pas encore tous les effets de la concurrence des pays neufs. Enfin, la Belgique est un pays situé dans des conditions particulières. La population y surabonde, a peu de goût pour l’émigration ; au loin les grandes villes s’y pressent ; tout ou presque tout le territoire belge n’est pour ainsi dire que la banlieue de cités manufacturières la petite culture dans les Flandres a rehaussé, comme partout, la valeur locative et la valeur vénale du sol.

Considérons la France sur laquelle nous avons des renseignements plus nombreux et qui est dans-une situation agricole moins exceptionnelle. Un fait est certain pour notre pays, c’est que les salaires des ouvriers des campagnes se sont beaucoup plus rapidement accrus que le revenu des propriétaires. Un statisticien minutieux et ingénieux, M. de Foville, a fixé comme il suit, après de longues recherches, le revenu annuel d’une famille agricole depuis un siècle[7].


Années. Prix de journée
moyen d’un homme
Revenu annuel
d’une famille
fr. fr.
1780 0,50 180
1788 0,60 200
1813 1,05 400
1840 1,30 500
1852 1,42 550
1862 1,85 720
1872 2,00 800


Les salaires agricoles seraient donc en moyenne quatre fois plus élevés qu’en 1788, ils auraient augmenté de 300 p. 100 ; or, le revenu net de la propriété rurale en France, ce qui constitue le fermage ou ce qui y correspond, représente 1,200 millions en 1790 et il monte à 2 milliards 750 millions maintenant. Ce n’est que 140 p. 100 d’augmentation. L’accroissement des salaires agricoles a été ainsi deux fois et quart plus considérable que celui de l’ensemble du revenu net des propriétés. Si l’on se borne à examiner les trente dernières années, on constate que de 1851 à 1874, le taux des salaires agricoles s’est élevé de 45 p. 100 ; c’est à peu près la même proportion que celle de l’accroissement du revenu net de l’ensemble de la propriété rurale, ce revenu étant passé de 1,900 millions à 2 milliards 750 millions, mais il ne faut pas oublier que la plus grande partie, si ce n’est la totalité, de la plus-value du revenu net rural dans cette période représente seulement l’intérêt des capitaux consacrés aux améliorations agricoles, drainages, irrigations, constructions, clôtures, plantations, etc. Si l’on déduisait, comme on doit le faire, de l’augmentation du revenu net des propriétés l’intérêt de toutes les sommes ainsi immobilisées en améliorations, on trouverait que la progression des salaires agricoles est depuis 1852 double ou triple, peut-être décuple, de la progression spontanée du revenu net des propriétés rurales.

L’école économique anglaise[8] a donc singulièrement exagéré le prétendu privilège du propriétaire rural à vrai dire, ce n’est même pas une exagération, c’est un véritable travestissement des faits. Bien loin que le propriétaire rural voie sa situation relative dans la société s’améliorer chaque jour, il reste généralement en arrière, pour le progrès de son bien-être et de sa fortune, du fermier et de l’ouvrier des champs.

C’est qu’il est complètement faux que la civilisation procède toujours de la culture des meilleures terres à celle des plus mauvaises ; Carey et Hippolyte Passy ont admirablement réfuté ce paradoxe. M. de Laveleye apporte encore une autre objection ou plutôt deux autres objections à cette hypothèse c’est l’exemple des Flandres qui sont un des sols les plus infertiles de l’Europe et un de ceux qui, dans ces derniers temps, ont le plus gagné en productivité ; c’est aussi l’exemple des polders de Belgique, un terrain récemment conquis sur les plages arides et dont la fertilité est telle qu’on peut les cultiver pendant quarante ans sans engrais. Montesquieu avait été plus perspicace que Ricardo, quand il écrivit cette immortelle sentence que les terres sont cultivées non en raison de leur fécondité, mais en raison de la liberté dont jouissent les habitants il faudrait ajouter en raison aussi de la densité de la population et de l’abondance des capitaux dans le pays.

Plus le monde se peuple, plus le privilège prétendu de l’agriculteur européen disparaît. La concurrence des pays neufs équivaut à une sorte d’expropriation partielle, sans indemnité, de la rente de la terre du vieux monde. Pourquoi, en effet, la vallée du Mississipi et de ses affluents, celle des Amazones, celles du Niger, du Zambèze, du Congo seraient-elles moins naturellement fertiles que les vallées du Rhin, du Rhône, de la Seine, du Pô ou de l’Èbre ? La vraisemblance est que l’avantage appartiendra aux premières quand la population sera assez dense dans ces régions et quand les arts techniques seront assez avancés, les capitaux assez abondants pour qu’on se livre à la culture régulière de ces sols profonds et inépuisables. Ainsi tout progrès de la civilisation relègue dans le domaine des spéculations oiseuses la fameuse théorie de Ricardo et porte une sérieuse atteinte à la situation des propriétaires fonciers dans les vieilles contrées. Qui sait si un jour il ne nous faudra pas compter non seulement avec la concurrence des bassins du Mississipi, du Saint-Laurent, des Amazones, du Niger du Zambèze, du Congo, mais encore avec celle des rivages de l’Obi ou de l’Yénissei et du fleuve Amour ? Les voyages récents du célèbre Nordenjolsk laissent à penser que même dans ces régions hyperboréennes il y a un sol susceptible d’abondante production. Il y a aussi les bassins, aujourd’hui presque stériles, de l’Euphrate et du Tigre, où s’est développée avec tant de puissance la civilisation des sociétés primitives qui sait si un jour il n’y aura pas une résurrection de ces contrées ? L’interrogation même ici est trop timide c’est l’affirmation qui convient. Rien n’est plus commun dans ce monde et ne le sera pendant bien des siècles encore que la terre, cette mère nourricière, alma purens dont la moitié des mamelles n’a pas encore de nourrissons. À Malthus et à Ricardo il manquait d’être géographes. Rendons justice à la force systématique de leur esprit, mais n’oublions pas qu’ils vivaient dans la sphère restreinte des vieilles sociétés européennes, alors que la vapeur n’était pas inventée ou ne faisait pas pressentir toute la magie de sa puissance.

On peut cependant s’étonner des lacunes de l’intelligence de Malthus et de Ricardo, esprits profonds mais singulièrement étroits, qui ne surent pas étendre l’horizon de leur pensée au delà des phénomènes présents et anticiper en imagination sur les progrès futurs.

Il n’y a pas de privilège de fertilité des terres les premières mises en culture relativement à celles qui attendent encore des cultivateurs c’est là un axiome dont la démonstration serait un outrage à l’intelligence de nos contemporains. Cette cause indiquée par Ricardo pour la rente de la terre étant écartée, il reste le privilège de situation. Celui-ci aussi perd chaque jour de sa force, au moins pour la propriété rurale ; nous parlerons plus loin de la propriété urbaine. Dans les contrées neuves que l’on met en culture le fermage n’existe pas ; d’autre part, comme il n’y a pas d’infériorité de fécondité naturelle de ces sols nouveaux relativement aux sols anciens, la rente de la terre dans le vieux monde ne peut dépasser le montant des frais de transport pour amener sur nos marchés les produits des sociétés naissantes. Notons que c’est là un maximum qui ne peut guère être atteint par des raisons que nous indiquerons dans un instant. Or, quels sont les frais de transport du fond du Minnesota au Havre ou à Marseille ? on l’a vu déjà 50 ou 60 francs par tonne, au maximum 80 francs par tonne, soit 4 a 5 francs par hectolitre de blé, ce qui représente, pour la moyenne des terres en France, lesquelles produisent 14 hectolitres par hectare, un maximum moyen de 56 à 70 francs par hectare pour la rente de la terre. Mais c’est là un maximum qui doit être très éloigné d’être atteint. Les territoires neufs permettent la culture errante et sans engrais, régime qui réduit considérablement les frais et que ne supporteraient pas des terres défrichées depuis plusieurs milliers d’années. On peut dire que dans bien des cas cet avantage des terres vierges ou presque vierges compense la plus grande partie du coût de transport. M. Émile de Laveleye admet que les polders, ces conquêtes récentes de l’agriculteur belge sur les flots, peuvent se passer d’engrais pendant quarante ans au contraire les terres de Flandre doivent la plus grande partie de leur fertilité à des amendements constants, à des composts incessants. C’est au loin, non seulement dans les montagnes de l’Estramadure, mais encore aux extrémités du monde, au Pérou, en Bolivie, aux Indes, que l’agriculteur du nord de l’Europe va demander des phosphates, du guano, des tourteaux fertilisants et ce n’est pas des sommes insignifiantes qu’il dépense ainsi. En 1872, d’après M. Émile de Laveleye[9], la quantité d’engrais importée en Belgique s’est élevée à 107 millions de kilogrammes, d’une valeur de 27 millions de francs ; ces quantités équivalent au poids de 1,302,000 hectolitres de blé. Si le cultivateur américain, importateur en Europe, supporte les frais de transport sur son produit, le blé ou la viande, le cultivateur européen le paie sur ses engrais, c’est-à-dire sur ses matières premières et tandis que le fret du blé ne dépasse pas 50 ou 60 francs la tonne, de l’extrémité du bassin du Saint-Laurent au Havre ou à Anvers, le fret de la tonne de guano s’élève au-dessus de cent francs.

Dans ces conditions il s’en faut de beaucoup que la rente de la terre en Europe puisse équivaloir à la totalité des frais de transport qu’ont à payer les produits américains, australiens ou autres. Quand on l’examine de près et comme phénomène général dans tout un pays, on voit la rente de la terre s’évaporer presque complètement et ne laisser qu’un reliquat à peu près imperceptible comme ces corps composites que l’on soumet au creuset et qui, après la désagrégation de tous les éléments volatiles, ne fournissent qu’un résidu infinitésimal.

Encore doit-on penser que les prix actuels de transport pour les produits étrangers baisseront, suivant toutes les vraisemblances, avec les progrès de la civilisation, et qu’un jour peut-être il n’en coûtera que 1 fr. 50 ou 2 fr. par hectolitre pour amener en Europe les blés des antipodes. Avec la facilité croissante des communications, il est sage de considérer le revenu des propriétaires comme équivalant tout au plus à l’intérêt des sommes engagées depuis deux ou trois mille ans dans la culture et incorporées au sol. Il est même presque certain que dans la généralité des cas le fermage reste fort au-dessous de l’intérêt de tous ces capitaux accumulés. Dans l’industrie agricole, comme dans beaucoup d’autres industries, les progrès de l’art font parfois que les anciens capitaux immobilisés produisent une utilité moindre que les nouveaux capitaux ; ils vont en se dépréciant ; cette vérité a été entrevue par Bastiat qui, dans cette question de la rente de la terre, a cependant manqué souvent de mesure et de précision.

C’était manquer de mesure que de contester les avantages naturels de certains sols, le Clos-Vougeot, les grands crûs du Médoc et bien d’autres. Si, dans son ensemble, la classe des propriétaires fonciers ne retire pas plus, si elle retire probablement même moins que l’intérêt des capitaux qu’elle-même et ses auteurs ont incorporés au sol, il n’en résulte pas que ces bénéfices, si modiques en moyenne, soient également répartis. Certains propriétaires sont heureux d’autres ne le sont pas ou le sont moins. Les premiers peuvent obtenir de leurs améliorations agricoles un revenu de 30 ou 40 p. 100, parfois même de 100 ou 300 p. 100, tandis que d’autres n’en obtiendront pas 1 ou 1 1/4 p. 100. Peut-être ces derniers n’auront-ils pas cependant été moins intelligents, moins prudents, moins soigneux que les premiers ; mais la fortune aura trahi leurs efforts.

La fortune, le hasard, voilà l’élément accidentel qui tient une grande place dans toutes les affaires humaines, la Conjunctur, comme disent les Allemands. On voudrait l’éliminer, c’est folie ; il faudrait, pour y parvenir, se jeter dans les bras du communisme le plus grossier, immoler toute initiative individuelle, renoncer à tout progrès ayant une origine personnelle le hasard, la fortune, le bonheur, tous ces synonymes qui expriment un élément extérieur à l’homme et incontrôlable, ne disparaîtront jamais de la société vivante et agissante quand la société sera morte ou stagnante, alors seulement ils ne joueront plus de rôle parmi les hommes.

Dans quelle richesse individuelle, à côté du travail, de l’économie, de la sagacité ou de la divination du fondateur, ne découvre-t-on pas cet appoint nécessaire à tous les efforts humains, le bonheur ? Est-il absent de l’industrie ? La proximité d’un chemin de fer, d’une houillère, d’un canal, la création d’une grande ville dans le voisinage, tous ces faits contingents, accidentels, n’augmentent-ils pas les gains d’un industriel, sans que son habileté ou ses efforts se soient accrus ? Ne le trouve-t-on pas au plus haut-degré dans le commerce de détail ? Le développement d’une ville ou d’un quartier, la proximité d’un chantier de construction ou d’un lieu de réunion, ne doublent-ils pas, ne décuplent-ils pas l’achalandage d’une boutique et le revenu du détaillant ? Il en est de même des professions libérales. Qu’une ville se transforme ou s’accroisse, les médecins, les avocats, les architectes qui y sont établis, voient leur situation s’améliorer subitement ou progressivement par le seul fait de circonstances sur lesquelles leur volonté et leur intelligence ne peuvent rien. Les ouvriers eux aussi éprouvent les effets bienfaisants ou défavorables du hasard. Dans une ville qui grandit, dans une industrie qui se développe et qui gagne tout à coup la faveur publique, les ouvriers qui sont en possession voient leurs salaires naturellement s’élever ; des circonstances contraires amènent des effets opposés. On dira peut-être que dans tous ces cas la concurrence vient bientôt réduire les gains anormaux des ouvriers, des commerçants et des hommes adonnés aux professions libérales ; mais cette concurrence est toujours tardive et elle n’a que des effets partiels ; les premiers venus gardent longtemps l’avantage du premier occupant.

La propriété foncière n’est pas dans une situation différente. Les propriétaires profitent de toutes les circonstances extérieures favorables, ils souffrent de celles qui sont contraires. Ces dernières sont aussi fréquentes que les premières. Le célèbre économiste allemand Roscher cite bien des cas où l’ensemble de la propriété foncière d’un pays a diminué de revenu et de valeur ç’a été le cas en Angleterre de 1820 à 1840, et les yeux expirants de Ricardo ont pu voir la décroissance de la rente dans son pays au retour et à l’affermissement de la paix. C’est le cas de nouveau pour la Grande-Bretagne et pour toute l’Europe depuis 1878. Dans le Mecklembourg, de 1817 à 1827, il y eut une baisse de 15 à 40 pour 100 de la rente du sol[10].

Adam Smith nous apprend qu’au dix-huitième siècle les comtés les plus proches de Londres firent une pétition au parlement contre la construction de chaussées dans l’Angleterre du Nord et en Écosse, travaux qui amenaient sur le marché métropolitain des produits dont la concurrence faisait baisser la rente de la terre dans la banlieue. Le même auteur nous fait aussi savoir qu’en France, au dix-huitième siècle également, des arrêts du Conseil du roi défendirent de planter de nouvelles vignes, parce que les propriétaires des anciens vignobles en souffraient dans leurs revenus. Les plaintes des agriculteurs de la banlieue de Londres et des vignerons français du dix-huitième siècle, les cultivateurs européens les renouvellent aujourd’hui à l’occasion des blés et du bétail d’Amérique.

Cette concurrence des pays neufs amène une sorte de dépossession des propriétaires européens, en leur enlevant une partie de leurs fermages, ou du moins en empêchant ces fermages de monter. Est-ce là un fait inique ou un fait malheureux contre lequel il faille se prémunir. Non certes. Il en résultera en Europe une sorte de rapprochement des classes, de réduction de l’écart entre les conditions du propriétaire foncier et de l’ouvrier. Les fortunes ainsi deviendront moins inégales. Il en est des capitaux incorporés dans la terre, comme de tous les autres. Ils sont exposés à dépérir, si on ne les reconstitue pas par ce prélèvement sur le revenu que l’on appelle amortissement. Le propriétaire n’a pas plus de droit à ce que l’État lui garantisse la perpétuité et l’intégrité de sa rente que le fabricant, le travailleur des professions libérales ou des professions annuelles n’aurait de droit à réclamer de l’État la garantie de ses bénéfices futurs. Toute fortune est exposée à des chances bonnes et à des chances mauvaises aucun particulier n’a assez de désintéressement pour offrir à l’État de le rendre copartageant de l’accroissement des profits qu’il réalise aucun particulier par conséquent ne peut avoir la prétention de faire supporter par l’État, c’est-à-dire par l’ensemble des citoyens, la totalité ou une partie de la dépréciation de fortune ou de revenu dont il est victime. On ne peut admettre une sorte de communisme unilatéral qui rendrait l’ensemble de la société responsable de toutes les pertes que des cas fortuits ou même que des progrès sociaux imposeraient à certains individus, sans attribuer à la société la totalité des plus-values que ces mêmes catégories d’individus peuvent retirer de cas également fortuits ou d’autres progrès sociaux. Il faut choisir entre le communisme absolu et l’entière responsabilité de l’individu. Le choix ne peut être douteux.

Certains fléaux naturels comme le phylloxera ont fait perdre aux propriétaires de vignobles les neuf dixièmes, parfois même davantage de leur revenu. Quelques améliorations industrielles, la découverte de l’alizarine artificielle par exemple, a enlevé une grande partie de leur prix aux terres qui produisaient la garance. Les chemins de fer ont tué l’industrie des maîtres de postes, non pas de mort violente, mais de mort lente ou d’anémie, sans que la société fournît à ces entrepreneurs, cependant patentés, la moindre indemnité. Bien des aubergistes aussi ont vu par le même fait leurs auberges se fermer ou rester vides de voyageurs, sans que l’État accourût à leur secours. Quand la fileuse mécanique a déprécié des neuf dixièmes le produit de la fileuse au rouet, l’État n’est pas intervenu si dans quelques mois ou dans quelques années l’éclairage électrique suppléait et reléguait parmi les industries surannées l’éclairage au gaz, l’État avec raison ne se croirait pas tenu d’accorder des compensations aux actionnaires des compagnies frappées.

C’est la grande loi de la liberté de l’industrie, de la responsabilité individuelle, de la propriété privée et perpétuelle, que chacun retire et conserve pour lui seul la totalité des profits que lui apportent son métier, son art, sa profession, sa terre, mais que, par contre, chacun supporte à lui seul les pertes que des changements techniques ou sociaux peuvent lui infliger. C’est à cette condition que notre état social reste équitable et que l’activité humaine acquiert toute sa force. Ainsi le veut la concurrence vitale, ce principe qui anime la nation entière et qui seul lui donne la force de production, le génie de l’invention et la variété.

Que l’État intervînt en faveur des propriétaires du sol quand il a assisté sans émotion aux douleurs ou aux angoisses de tant d’entrepreneurs, de tant de prolétaires, qui ont été frappés dans leur revenu ou leur gagne-pain par des changements mécaniques ou des progrès sociaux, ce serait une iniquité tellement révoltante qu’on ne peut même en entretenir l’idée.

Si le bon marché croissant des communications et le défrichement de plus en plus rapide des terres nouvelles doit supprimer la moitié ou les deux tiers du fermage, si les produits des États-Unis, de l’Amérique du Sud, de l’Australie, du Soudan, de la Sibérie même, doivent abaisser à 12 ou 15 centimes la livre le prix du pain en Europe et à 50 centimes celui de la viande, ce sera un grand bienfait pour la société européenne les revenus et les fortunes des propriétaires s’en trouveront graduellement amoindris, par le fait seul de la nature. Il n’y aura aucune diminution de la richesse nationale car le fermage est un revenu dérivé, un revenu qui est prélevé sur d’autres. Les deux milliards et demi que les propriétaires français retirent de leurs terres sont pris sur les sommes que l’ensemble de la population consacre à ses subsistances si la population peut avoir la même quantité de subsistances en payant un milliard ou un milliard et demi de moins, les propriétaires en seront moins riches, mais la nation, dans son ensemble, conservera le même degré de richesse. Cette richesse seulement sera autrement distribuée ; elle sera plus également disséminée entre les habitants.

C’est, d’ailleurs, une erreur de croire que la baisse du blé, de la viande et de tous les produits agricoles, amenant à sa suite une certaine baisse des fermages ou de la rente du sol, puisse faire retourner à l’état de friche les terres du vieux monde, ou bien encore que ces événements puissent avoir pour conséquence de rendre plus précaire la situation du petit propriétaire et d’abaisser les salaires. Pour que les terres de l’Europe cessassent d’être cultivées, il ne faudrait pas seulement que le fermage fût échancré, il faudrait qu’il eût entièrement disparu. Un propriétaire qui retirait cent-francs de l’hectare de terre aura toujours profit à le maintenir en culture alors même qu’il ne produirait plus que 20 francs, 15 francs ou 10 francs. Comme l’ensemble des fermages en France monte à 2 milliards 700 millions de francs, soit 23 ou 30 pour 100 environ du montant de la production agricole, comme d’ailleurs il peut s’accomplir bien des améliorations qui permettraient de recueillir le même bénéfice net avec une production accrue et malgré des prix moindres, on peut affirmer que la concurrence des sols nouveaux les plus riches ne fera pas mettre en friche une proportion sensible des sols des vieilles sociétés. Elle y provoquera sans doute des changements de culture et surtout de procédés ; mais le fermage ne disparaîtra pas complètement, et c’est aller bien loin de supposer qu’il pourrait à la longue être réduit de moitié.

La facilité des voies de communication et le peuplement des contrées neuves sont les deux principaux facteurs du nivellement des fortunes dans le vieux monde. Ce sont les grands propriétaires surtout qui pourront éprouver une dépréciation de leurs revenus par la mise en culture régulière de l’ouest des États-Unis ou du Canada, de l’Amérique du Sud, des vastes réserves du territoire australien, du Soudan, de la région des grands lacs africains et de l’Asie septentrionale et centrale. Les moyens propriétaires s’en aperçoivent moins parce que, vivant eux-mêmes de la vie du paysan, exploitant comme lui leurs domaines, consommant en grande partie leurs produits, ils retrouveront à peu près par le bon marché de leurs achats la compensation de la moins-value de leurs ventes. Quant au petit propriétaire qui consomme à peu près ce qu’il a produit, peu lui importent les prix auxquels il pourrait vendre des denrées qui servent à sustenter sa famille. L’ouvrier marié, père de deux ou trois enfants, qui sur un hectare de terrain qu’il possède récolte quinze ou vingt hectolitres de blé, dont il a besoin pour ses semences et pour sa provision, n’a pas beaucoup à s’inquiéter de savoir si cette récolte vaut 12 francs ou 25 francs l’hectolitre. Il en est de même pour les deux ou trois moutons qu’il peut entretenir et les quelques volailles qu’il élève. Les journées que le petit propriétaire fait au dehors lui fournissent toujours ce qui suffit à ses achats de vêtement, de mobilier et à ses épargnes.

C’est une erreur de croire que la décroissance de la rente de la terre puisse avoir pour effet de réduire notablement les salaires. Que, si le prix du pain et de la viande baissait d’un tiers ou de moitié, les salaires vinssent à subir de légères fluctuations, à diminuer par exemple d’une fraction faible, 10 ou 15 pour 100, il y aurait peut-être témérité à le contester mais on ne peut penser que les salaires baisseraient dans une proportion équivalant à la baisse du blé ou de la viande. Le taux des salaires, en effet, est influencé par une multitude de causes que nous étudierons plus loin et dont plusieurs ont été très-négligées par les économistes. Le prix des subsistances est l’un des facteurs, mais non le seul, du taux de la rémunération de la main-d’œuvre.

En résumé, le double mouvement qui se manifeste avec une si remarquable intensité, depuis quelques années, à la surface du globe, c’est-à-dire le peuplement de contrées neuves et l’entrée de contrées vieilles et isolées dans la civilisation européenne coïncidant avec de très-grands progrès dans les moyens de transport, doit diminuer la rente de la terre, réduire le revenu des propriétaires fonciers ou du moins le rendre stationnaire. Cette transformation n’amènera aucune diminution de l’activité nationale ou de la production nationale elle les stimulera, au contraire, et en accroîtra l’énergie ; mais elle aura pour conséquence inévitable un déplacement des fortunes, une moindre inégalité des conditions. Il y aura moins d’écart entre la situation de l’ouvrier agricole, celle du petit propriétaire et celle du possesseur de grands domaines. Ainsi la théorie de Ricardo et de Stuart Mill recevra des faits un éclatant démenti.


  1. D’après les déclarations faites pour l’Income tax, le chiffre exact de la valeur locative de la terre en Angleterre, en 1857, aurait été de 1 milliard 80 millions de francs seulement ; en 1815, de 1 milliard 250 millions ; mais les propriétés appartenant à des personnes n’ayant pas 2,500 fr. de revenu ne sont pas comprises dans ces chiffres.
  2. L’agriculture belge en 1878, Introduction, p. C.
  3. Voir notre Traité de la Science des finances, 2e édition, t. II, p. 669.
  4. Voir notre Traité de la Science des finances, t. I, p. 715.
  5. L’acre vaut 0 hectare 41 ares ; les 220 acres font donc 90 hectares et les 210 dont il est question ensuite équivalent à 86 hectares ; le prix de fermage était ainsi d’environ 30 francs par hectare.
  6. Les partisans de la doctrine de la rente de la terre soutiennent, il est vrai, que la rente n’entre pas dans le prix, du moins qu’elle n’en est pas un des éléments, qu’elle n’en est que la conséquence, puisque la rente représente l’écart entre le prix de revient des produits des meilleures terres et le prix de revient des plus mauvaises. Néanmoins, nous pouvons comparer l’ensemble de la rente foncière du pays à l’ensemble de la valeur de la production agricole et constater que le rapport va toujours en diminuant.
  7. Économiste français du 8 janvier 1876, p. 37.
  8. Il y a même en Angleterre une réaction contre les doctrines de Ricardo et de Stuart Mill. M. Macleod, par exemple, démontre fort bien les inexactitudes de la théorie de ces économistes ; M. Jevons également.
  9. L’Agriculture belge. Introduction, p. xxx.
  10. Roscher, Grundlagen der National Œkonomie.