Essai sur le mérite et la vertu/Epître à mon Frère
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* * * * * Oui, mon Frere,
la Religion bien entendue & pratiquée
avec un zèle éclairé, ne
peut manquer d’élever les Vertus
morales. Elle s’allie même avec
les connoissances naturelles ; &
quand elle est solide, les progrès
de celles-ci ne l’allarment
point pour ses droits. Quelque
difficile qu’il soit de discerner
les limites qui séparent l’Empire de la Foi, de celui de la Raison ;
le Philosophe n’en confond pas les
objets : sans aspirer au chimérique
honneur de les concilier ; en
bon Citoyen, il a pour eux de
l’attachement & du respect. Il y
a de la Philosophie à l’Impiété
aussi loin que de la Religion au
Fanatisme ; mais du Fanatisme
à la Barbarie, il n’y a qu’un pas.
Par Barbarie j’entends, comme
vous, cette sombre disposition
qui rend un homme insensible
aux charmes de la Nature & de
l’Art, & aux douceurs de la
Société. En effet comment appeller
ceux qui mutilèrent les Statues qui s’étoient sauvées des ruines de l’ancienne Rome, sinon des Barbares ?
Et quel autre nom donner
à des gens, qui nés avec cet enjouement
qui répand un coloris de
finesse sur la Raison, & d’aménité
sur les Vertus, l’ont émoussé,
l’ont perdu & sont parvenus,
rare & sublime effort !
jusqu’à fuir comme des monstres
ceux qu’il leur est ordonné d’aimer.
Je dirois volontiers que les uns
& les autres n’ont connu de la
Religion que le Spectre, Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’ils ont eu des terreurs paniques, indignes d’elle ; terreurs qui furent jadis fatales aux Lettres, & qui pouvoient
le devenir à la Religion
même. « Il est certain qu’en ces
premiers tems, dit Montagne,
que notre Religion commença
de gagner autorité par
les loix, le zèle en arma plusieurs
contre toutes sortes de
Livres Payens ; de quoi les
Gens de Lettres souffrent une
merveilleuse perte. J’estime que
ce désordre ait porté plus de nuisance
aux Lettres que tous les
feux des Barbares. Cornelius
Tacitus en est un bon témoin ;
car quoique l’Empereur Tacitus
son parent en eût peuplé par
ordonnances expresses toutes les Librairies du monde ; toutefois
un seul exemplaire entier
n’a pu échapper la curieuse recherche
de ceux qui désiraient
l’abolir pour cinq ou six vaines
clauses contraires à notre croyance ».
Il ne faut pas être grand
raisonneur pour s’appercevoir que
tous les efforts de l’incrédulité
étoient moins à craindre que cette
Inquisition. L’incrédulité combat
les preuves de la Religion ; cette
Inquisition tendoit à les anéantir.
Encore, si le zèle indiscret &
bouillant ne s’étoit manifesté que
par la délicatesse gothique des
esprits foibles, les fausses allarmes des ignorans, ou les vapeurs
de quelques atrabilaires ; mais rappellez-vous
l’Histoire de nos troubles
civils, & vous verrez la moitié
de la Nation, se baigner par
piété dans le sang de l’autre moitié,
& violer y pour soutenir la
cause de Dieu, les premiers sentimens
de l’humanité ; comme s’il
falloit cesser d’être homme pour se
montrer relligieux ! La Religion
& la Morale ont des liaisons trop
étroites pour qu’on puisse faire contraster
leurs principes fondamentaux.
Point de Vertu, sans Religion ;
point de bonheur sans Vertu :
ce sont deux vérités que vous trouverez approfondies dans ces réflexions que notre
utilité commune
m’a fait ecrire : Que cette
expression ne vous blesse point ;
je connois la solidité de votre esprit
& la bonté de votre cœur.
Ennemi de l’enthousiasme & de
la bigotterie, vous n’avez point
souffert que l’un se rétrécît par
des opinions singulières, ni que
l’autre s’épuisât par des affections
puériles. Cet Ouvrage sera donc,
si vous voulez, un antidote destiné
à réparer en moi un tempérament
affoibli, & à entretenir
en vous des forces encore entières ;
Agréez-le, je vous prie, comme le présent d’un Philosophe & le gage de l’amitié d’un Frere.
D. D * * * * *