Essai sur le mérite et la vertu/Livre premier/Troisième partie

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Traduction par Denis Diderot.
Zacharie Chatelain (p. 68-130).


TROISIEME PARTIE.

Première Section


Puisque l’essence de la vertu consiste, comme nous l’avons démontré, dans une juste disposition, dans une affection tempérée de la Créature raisonnable pour les objets intellectuels & moraux de la justice, afin d’anéantir ou d’énerver en elle les principes de la vertu, il faut,

1°. Ou lui ôter le sentiment & les idées naturelles d’injustice & d’équité.

2°. Ou lui en donner de fausses idées.

3°. Ou soulever contre ce sentiment intérieur d’autres affections.

De l’autre côté, pour accroître & fortifier les principes de la vertu, il faut :

1°. Ou nourrir & aiguiser, pour ainsi dire, le sentiment de droiture & de justice.

2°. Ou l’entretenir dans toute sa pureté.

3°. Ou lui soumettre toute autre affection.

Considérons maintenant quel est celui de ces effets, que chaque hypothèse concernant la Divinité doit naturellement produire, ou tout au moins favoriser.


Premier Effet
Priver la Créature du sentiment naturel du juste & de l’injuste.

On ne nous soupçonnera pas sans doute d’entendre par « priver la Créature du sentiment naturel d’injustice et d’équité » effacer en elle toute notion du bien & du mal relatifs à la Société. Car qu’il y ait bien & mal par rapport à l’espece, c’est un point qu’on ne peut totalement obscurcir. L’intérêt public est une chose généralement avouée ; & rien de mieux connu de chaque particulier, que ce qui les concerne tous en général. Ainsi, quand nous dirons qu’une Créature a perdu tout sentiment de droiture & d’injustice, nous supposerons au contraire qu’elle est toujours capable de discerner le bien & le mal relatifs à son espèce ; mais qu’elle y est devenue parfaitement insensible, & que l’excellence & la bassesse des actions morales n’excitent plus en elle ni estime ni aversion : de sorte que, sans un intérêt particulier & des plus étroitement concentré qui vit toujours en elle, & qui lui arrache quelquefois des jugements favorables à la vertu, on pourrait dire qu’elle n’affectionne dans les mœurs ni laideur ni beauté, & que tout y est, par rapport à elle, d’une monstrueuse uniformité.

Une Créature raisonnable qui en offense une autre mal à propos, sent que l’appréhension d’un traitement égal doit soulever contre elle le ressentiment & l’animosité de celles qui l’observent. Celui qui fait tort à un seul, se reconnaît intérieurement pour aussi odieux à chacun, que s’il les avait tous offensés.

Le crime trouve donc pour ennemis tous ceux qu’il alarme ; par la raison des contraires, la vertu d’un Particulier a droit à la bienveillance de tout le monde. Ce sentiment n’est pas étranger aux hommes les plus méchans. Lors donc qu’on parle du sentiment naturel d’injustice & d’équité, si par cette expression on prétend désigner quelque chose de plus que ce que nous venons de dire, c’est sans doute que cette vive antipathie pour l’injustice, & cette affection tendre pour la droiture, particulières aux profondément honnêtes gens.

Qu’une Créature sensible puisse naître si dépravée, si mal constituée, que la connaissance des objets qui sont à sa portée, n’excite en elle aucune affection : qu’elle soit originellement incapable d’amour, de pitié, de reconnaissance & de toute autre passion sociale : c’est une hypothèse chimérique. Qu’une Créature raisonnable, quelque tempérament qu’elle ait reçu de la nature, ait senti l’impression des objets proportionnés à ses facultés ; que les images de la justice, de la générosité, de la tempérance & des autres vertus se soient gravées dans son esprit, & qu’elle n’ait éprouvé aucun penchant pour ces qualités, aucune aversion pour leurs contraires ; qu’elle soit demeurée vis-à-vis de ces représentations dans une parfaite neutralité ; c’est une autre chimère. L’esprit ne se conçoit non plus sans affection pour les choses qu’il connaît, que sans la puissance de connaître ; mais s’il est une fois en état de se former des idées d’action, de passion, de tempérament & de mœurs, il discernera dans ces objets laideur & beauté aussi nécessairement que l’œil aperçoit rapports & disproportions dans les figures, & que l’oreille sent harmonie & dissonance dans les sons. On pourrait soutenir contre nous qu’il n’y a ni charmes ni difformité réelle dans les objets intellectuels & moraux ; mais on ne disconviendra jamais qu’il n’y en ait d’imaginés & dont le pouvoir est grand. Si l’on nie que la chose soit dans la nature, on avouera du moins que c’est de la nature que nous tenons l’idée qu’elle y existe : car la prévention naturelle en faveur de cette distinction de laideur & de beauté morales, est si puissante ; cette différence dans les objets intellectuels & moraux préoccupe tellement notre esprit, qu’il faut de l’art, de violents efforts, un exercice continué & de pénibles méditations pour l’obscurcir.

Le sentiment d’injustice & d’équité nous étant aussi naturel que nos affections : cette qualité étant un des premiers éléments de notre constitution, il n’y a point de spéculation, de croyance, de persuasion, de culte capable de l’anéantir immédiatement & directement. Déplacer ce qui nous est naturel, c’est l’ouvrage d’une longue habitude ; autre nature. Or, la distinction d’injustice & d’équité nous est originelle : apercevoir dans les Etres intellectuels & moraux, laideur & beauté, c’est une opération aussi naturelle, & peut-être antérieure dans notre esprit à l’opération semblable sur les Etres organisés. Il n’y a donc qu’un exercice contraire qui puisse la troubler pour toujours ou la suspendre pour un temps.

Nous sçavons tous que si par défaut de conformation, par accident ou par habitude, on prend une contenance désagréable, on contracte un tic ridicule, on affecte quelque geste choquant ; toute l’attention, tous les soins, toutes les précautions qu’un désir sincère de s’en défaire peut suggérer, suffisent à peine pour en venir à bout. La nature est bien autrement opiniâtre. Elle s’afflige & s’irrite sous le joug, toujours prête à le secouer : c’est un travail sans fin que de la maîtriser. L’indocilité de l’esprit est prodigieuse, surtout quand il est question des sentiments naturels & de ces idées anticipées, telles que la distinction de la droiture & de l’injustice. On a beau les combattre & se tourmenter ; ce sont des hôtes intraitables contre lesquels il faut recourir aux grands expédients, aux dernières violences. La plus extravagante superstition, l’opinion nationale la plus absurde ne les excluront jamais parfaitement.

Comme le Théisme, l’Athéisme & même le Démonisme n’ont aucune action immédiate & directe, relativement à la distinction morale de la droiture & de l’injustice ; comme tout culte, soit impie, soit religieux, n’opère sur cette idée naturelle & première que par l’intervention & la révolte des autres affections, nous ne parlerons de l’effet de ces hypothèses que dans le troisième cas, où nous examinerons l’accord où l’opposition des affections avec le sentiment naturel par lequel nous distinguons la droiture de l’injustice.


Section Seconde


Second Effet.
Dépraver le sentiment naturel de la droiture & de l’injustice.

Cet effet ne peut être que le fruit de la coutume & de l’éducation, dont les forces se réunissent quelquefois contre celles de la nature, comme on peut le remarquer dans ces contrées où l’usage & la politique encouragent par des applaudissements, & consacrent par des marques d’honneur des actions naturellement odieuses & déshonnêtes. C’est à l’aide de ces prestiges qu’un homme se surmontant lui-même, s’imagine servir sa Patrie, étendre la terreur de sa Nation, travailler à sa propre gloire & faire un acte héroïque, en mangeant en dépit de la nature & de son estomac, la chair de son ennemi.

Mais pour en venir aux différents systèmes concernant la Divinité & à l’effet qu’ils produisent dans ce cas ;

D’abord il ne paroît pas que l’Athéisme ait aucune influence diamétralement contraire à la pureté du sentiment naturel de la droiture & de l’injustice. Un malheureux que cette hypothèse aura jetté & entretenu dans une longue habitude de crimes, peut avoir les idées de justice & d’honnêteté fort obscurcies ; mais elle ne le conduit point par elle-même à regarder comme grande & belle une action vile & deshonnête. Ce système moins dangereux en ceci seulement que la superstition, ne prêche point qu’il est beau de s’accoupler avec des animaux, ou de s’assouvir de la chair de son ennemi. Mais il n’y a point d’horreurs, point d’abominations qui ne puissent être embrassées comme des choses excellentes, louables, & saintes, si quelque culte dépravé les ordonne[1].

Et je ne vois point en cela de prodige ; car toutes les fois que sous l’autorité prétendue ou le bon plaisir des Dieux, la superstition exige quelque action détestable ; si malgré le voile sacré dont on l’enveloppe, le fidèle en pénètre l’énormité ; de quel œil verra-t-il les objets de son culte ?[2] En portant aux pieds de leurs autels, des offrandes que la crainte lui arrache, il les traitera dans le fond de son cœur, comme des tyrans odieux & méchants : mais c’est ce que sa Religion lui défend expressément de penser : « les Dieux ne se contentent pas d’encens, lui crie-t-elle ; il faut que l’estime accompagne l’hommage. » Le voilà donc forcé d’aimer & d’admirer des Etres qui lui paraissent injustes, de respecter leurs commandements, d’accomplir en aveugle les crimes qu’ils ordonnent, & par conséquent de prendre pour saint & pour bon, ce qui est en soi horrible & détestable.

Si Jupiter est le Dieu qu’on adore, & si son histoire le représente d’un tempérament amoureux & se livrant sans pudeur à toute l’étendue de ses désirs, il est constant qu’en prenant ce récit à la lettre, son adorateur doit regarder l’impudicité comme une Vertu[3]. Si la superstition élève sur des autels un Etre vindicatif, colère, rancunier, sophiste, lançant ses foudres au hasard, & punissant quand il est offensé, d’autres que ceux qui lui ont fait injure ; si pour finir son caractère, il aime la supercherie ; s’il encourage les hommes au parjure & à la trahison ; & si par une injuste prédilection, il comble de ses biens un petit nombre de favoris, je ne doute point qu’à l’aide des Ministres & des Poètes, le Peuple ne respecte incessamment toutes ces imperfections, & ne prenne d’heureuses dispositions à la vengeance, à la partialité : car il est aisé de métamorphoser des vices grossiers en qualités éclatantes, quand on vient à les rencontrer dans un Etre sur lequel on ne lève les yeux qu’avec admiration.

Cependant, il faut avouer que, si le culte est vuide d’amour, d’estime & de cordialité ; si c’est un pur cérémonial auquel on est entraîné par la crainte ou par la violence, l’Adorateur n’est pas en grand danger d’altérer ses idées naturelles : car si, tandis qu’il satisfait aux préceptes de sa Religion ; qu’il s’occupe à se concilier les faveurs de sa Divinité, en obéissant à ses ordres prétendus, c’est l’effroi qui le détermine : s’il consomme à regret un sacrifice qu’il déteste au fond de son âme, comme une action barbare & dénaturée, ce n’est pas à son Dieu dont il entrevoit la méchanceté, qu’il rend hommage ; c’est proprement à l’équité naturelle dont il respecte le sentiment, dans l’instant même de l’infraction. Tel est dans le vrai son état ; quelque réservé qu’il puisse être à prononcer entre son cœur & sa Religion, & à former un système raisonné sur la contradiction de ses idées avec les préceptes de sa Loi. Mais persévérant dans sa crédulité, répétant ses pieux exercices, se familiarise-t-il à la longue avec la méchanceté, la tyrannie, la rancune, la partialité, la bizarrerie de son Dieu ? il se réconciliera proportionnellement avec les qualités qu’il abhorrait en lui, & telle sera la force de cet exemple, qu’il en viendra jusqu’à regarder les actions les plus cruelles & les plus barbares, je ne dis pas comme bonnes & justes, mais comme grandes, nobles, divines & dignes d’être imitées.

Celui qui admet un Dieu vrai, juste & bon, suppose une droiture & une injustice, un vrai & un faux, une bonté & une malice, indépendants de cet Etre suprême, & par lesquels il juge qu’un Dieu doit être vrai, juste & bon. Car si ses décrets, ses actions, ou ses lois constituaient la bonté, la justice & la vérité ; assurer de Dieu qu’il est vrai, juste & bon, ce serait ne rien dire : puisque, si cet Etre affirmait les deux parties d’une proposition contradictoire, elles seraient vraies l’une & l’autre : si sans raison, il condamnait une Créature à souffrir pour le crime d’autrui ; ou s’il destinait sans sujet & sans distinction, les uns à la peine & les autres aux plaisirs, tous ces jugements seraient équitables. En conséquence d’une telle supposition, assurer qu’une chose est vraie ou fausse, juste ou inique, bonne ou mauvaise, c’est dire des mots, & parler sans entendre.

D’où je conclus que rendre un culte sincère & réel à quelque Etre suprême qu’on connaît pour injuste & méchant, c’est s’exposer à perdre tout sentiment d’équité, toute idée de justice & toute notion de vérité. Le zèle doit à la longue supplanter la probité, dans celui qui professe de bonne foi une Religion dont les préceptes sont opposés aux principes fondamentaux de la Morale.

Si la méchanceté reconnue d’un Etre suprême influe sur ses adorateurs ; si elle déprave les affections, confond les idées de vérité, de justice, de bonté, & sape la distinction naturelle de la droiture & de l’injustice ; rien au contraire n’est plus propre à modérer les passions, à rectifier les idées & à fortifier l’amour de la justice & de la vérité, que la croyance d’un Dieu que son histoire représente en toute occasion, comme un modèle de véracité, de justice & de bonté. La persuasion d’une Providence divine qui s’étend à tout, & dont l’Univers entier ressent constamment les effets, est un puissant aiguillon pour nous engager à suivre les mêmes principes dans les bornes étroites de notre sphère. Mais si dans notre conduite, nous ne perdons jamais de vue les intérêts généraux de notre espèce ; si le bien public est notre boussole, il est impossible que nous errions jamais dans les jugements que nous porterons de la droiture & de l’injustice.

Ainsi, quand au second effet, la Religion produira beaucoup de mal ou beaucoup de bien, selon qu’elle sera bonne ou mauvaise. Il n’en est pas de même de l’Athéisme : il peut, à la vérité, occasionner la confusion des idées d’injustice & d’équité ; mais ce n’est pas en qualité pure & simple d’Athéisme ; c’est un mal réservé aux cultes dépravés, & à toutes ces opinions fantasques concernant la Divinité ; monstrueuse famille qui tire son origine de la superstition, & que la crédulité perpétue.


Section Troisième


Troisieme Effet.
Révolter les affections contre le sentiment naturel de droiture & d’injustice.

Il est évident que les sentiments ou principes d’intégrité seront des règles de conduite pour la Créature qui les possède, s’ils ne trouvent aucune opposition de la part de quelque penchant entièrement tourné à son intérêt particulier, ou de ces passions brusques & violentes qui subjuguant tout sentiment d’équité, éclipsent même en elle les idées de son bien privé & la jettent hors de ces voies familières qui la conduisent au bonheur.

Notre dessein n’est pas d’examiner ici par quel moyen ce désordre s’introduit & s’accroît ; mais de considérer seulement quelles influences favorables ou contraires, il reçoit des sentiments divers concernant la Divinité. Qu’il soit possible qu’une Créature ait été frappée de la laideur & de la beauté des objets intellectuels & moraux, & conséquemment que la distinction de la droiture & de l’injustice lui soit familière, longtemps avant que d’avoir eu des notions claires & distinctes de la Divinité ; c’est une chose presque indubitable[4]. En effet, conçoit-on qu’un Etre tel que l’homme, en qui la faculté de penser & de réfléchir s’étend par des degrés insensibles & lents, soit, moralement parlant, assez exercée au sortir du berceau pour sentir la justesse & la liaison de ces spéculations déliées & de ces raisonnements subtils & métaphysiques sur l’existence d’un Dieu ?

Mais supposons qu’une Créature incapable de penser & de réfléchir, ait toutefois de bonnes qualités & quelques affections droites ; qu’elle aime son espèce ; qu’elle soit courageuse, reconnaissante & miséricordieuse, il est certain, que, dans le même instant que vous accorderez à cet Automate la faculté de raisonner, il approuvera ces penchants honnêtes ; qu’il se complaira dans ces affections sociales ; qu’il y trouvera de la douceur & des charmes, & que les passions contraires lui paraîtront odieuses. Or, le voilà dès lors frappé de la différence du juste & de l’injuste, & capable de Vertu.

On peut donc supposer qu’une Créature avoit des idées de droiture & d’injustice, & que la connaissance du Vice & de la Vertu la préoccupait, avant que de posséder des notions claires & distinctes de la Divinité. L’expérience vient encore à l’appui de cette supposition ; car chez les Peuples qui n’ont pas ombre de Religion, ne remarque-t-on pas entre les hommes la même diversité de caractères que dans les contrées éclairées ? Le vice et la vertu ne les différencient-ils pas entr’eux ? Tandis que les uns sont orgueilleux, durs & cruels, & conséquemment enclins à approuver les actes violents & tyranniques ; d’autres sont naturellement affables, doux, modestes, généreux, & dès lors amis des affections paisibles & sociales.

Pour déterminer maintenant ce que la connaissance d’un Dieu opère sur les hommes, il faut savoir par quels motifs, & sur quel fondement ils lui portent leurs hommages, & se conforment à ses ordres. C’est, ou relativement à sa toute-puissance, & dans la supposition qu’ils en ont des biens à espérer & des maux à craindre ; ou relativement à son excellence, & dans la pensée qu’imiter sa conduite, c’est le dernier degré de la perfection.

En premier lieu : si le Dieu qu’on adore n’est qu’un Etre puissant sur la Créature qui ne lui porte son hommage que par le seul motif d’une crainte servile ou d’une espérance mercenaire ; si les récompenses qu’elle attend, ou les châtiments qu’elle redoute, la contraignent à faire le bien qu’elle hait, ou à s’éloigner du mal qu’elle affectionne ; nous avons démontré qu’il n’y avait en elle, ni Vertu, ni Bonté. Cet adorateur servile avec une conduite irréprochable devant les hommes, ne mérite non plus devant Dieu que s’il avait suivi sans frayeur la perversité de ses affections. Il n’y a non plus de piété, de droiture, de sainteté dans une Créature ainsi réformée, que d’innocence & de sobriété dans un Singe sous le fouet, que de douceur & de docilité dans un Tigre enchaîné. Car quelles que soient les actions de ces Animaux, ou de l’Homme à leur place, tant que l’affection sera la même ; que le cœur sera rebelle ; que la crainte dominera & inclinera la volonté ; l’obéissance & tout ce que la frayeur produira, sera bas & servile. Plus prompte sera l’obéissance, plus profonde la soumission. Plus il y aura de bassesse & de lâcheté, quel que soit leur objet. Que le Maître soit mauvais ou bon ? qu’importe, si l’Esclave est toujours le même. Je dis plus : si l’Esclave n’obéit que par une crainte hypocrite à un Maître plein de bonté, sa nature n’en est que plus méchante & son service que plus vil. Cette disposition habituelle décèle un attachement souverain à ses propres intérêts & une entière dépravation dans le caractère.

En second lieu : si le Dieu d’un Peuple est un Etre excellent, & qui soit adoré comme tel ; si, faisant abstraction de sa puissance, c’est particulièrement à sa bonté que l’on rend hommage ; si l’on remarque dans le caractère que ses Ministres lui donnent, & dans les histoires qu’ils en racontent, une prédilection pour la Vertu, & une affection générale pour tous les Etres ; certes, un si beau modèle ne peut manquer d’encourager au bien, & de fortifier l’amour de la Justice contre les affections ennemies.

Mais un autre motif se joint encore à la force de l’exemple pour produire ce grand effet. Un Théiste parfait est fortement persuadé de la prééminence d’un Etre tout-puissant, spectateur de la conduite humaine & témoin oculaire de tout ce qui se passe dans l’Univers. Dans la retraite la plus obscure, dans la solitude la plus profonde, son Dieu le voit. Il agit donc en la présence d’un être plus respectable pour lui mille fois que l’assemblée du monde la plus auguste. Quelle honte n’aurait-il pas de commettre une action odieuse en cette compagnie ? quelle satisfaction, au contraire, d’avoir pratiqué la Vertu en présence de son Dieu ; quand même déchiré par des langues calomnieuses, il serait devenu l’opprobre & le rebut de la société ? Le Théisme favorise donc la Vertu ; & l’Athéisme, privé d’un si grand secours, est en cela défectueux.

Considérons à présent ce que la crainte des peines à venir & l’espoir des biens futurs occasionneraient dans la même croyance, relativement à la Vertu. D’abord il est aisé d’inférer de ce que nous avons dit ci-devant, que cet espoir & cet effroi ne sont pas du genre des affections libérales & généreuses, ni de la nature de ces mouvements qui complètent le mérite moral des actions. Si ces motifs ont une influence prédominante dans la conduite d’une Créature que l’amour désintéressé devrait principalement diriger, la conduite est servile, & la Créature n’est pas encore vertueuse.

Ajoutez à ceci une réflexion particulière ; c’est que dans toute hypothèse de Religion où l’espoir & la crainte sont admis comme motifs principaux & premiers de nos actions ; l’intérêt particulier, qui naturellement n’est en nous que trop vif, n’a rien qui le tempère & qui le restreigne, & doit par conséquent se fortifier chaque jour par l’exercice des passions, dans des matières de cette importance. Il y a donc à craindre que cette affection servile ne triomphe à la longue, & n’exerce son empire dans toutes les conjonctures de la vie ; qu’une attention habituelle à un intérêt particulier ne diminue d’autant plus l’amour du bien général, que cet intérêt particulier sera grand ; enfin, que le cœur & l’esprit ne viennent à se rétrécir ; défaut, à ce qu’on dit en morale, remarquable dans les zélés de toute Religion[5].

Quoi qu’il en soit, il faut convenir que si la vraie piété consiste à aimer Dieu par rapport à lui-même, une attention inquiète à des intérêts privés, doit en quelque sorte la dégrader. Aimer Dieu seulement comme la cause de son bonheur particulier, c’est avoir pour lui l’affection du méchant pour le vil instrument de ses plaisirs. D’ailleurs, plus le dévouement à l’intérêt privé occupe de place, moins il en laisse à l’amour du bien général ou de tout autre objet digne par lui-même de notre admiration & de notre estime ; tel en un mot que le Dieu des personnes éclairées.

C’est ainsi qu’un amour excessif de la vie peut nuire à la Vertu, affoiblir l’amour du bien public & ruiner la vraie piété ; car plus cette affection sera grande, moins la Créature sera capable de se résigner sincèrement aux ordres de la Divinité : & si par hasard l’espoir des récompenses à venir était, à l’exclusion de tout amour, le seul motif de sa résignation ; si cette pensée excluait absolument en elle tout sentiment libéral & désintéressé, ce serait un vrai marché qui n’indiquerait ni Vertu ni Mérite, & dont voici, à proprement parler, la cédule : « Je résigne à Dieu ma vie & mes plaisirs présents, à condition d’en recevoir en échange une vie & des plaisirs futurs qui valent infiniment mieux. »

Quoique la violence des affections privées puisse préjudicier à la Vertu ; j’avouerai toute fois qu’il y a des conjonctures dans lesquelles la crainte des châtiments & l’espoir des récompenses lui servent d’appui, quelque mercenaires qu’elles soient.

Les passions violentes, telles que la colère, la haine, la luxure & d’autres peuvent, comme nous l’avons déjà remarqué, ébranler l’amour le plus vif du bien public, déraciner les idées les plus profondes de Vertu. Mais si l’esprit n’avait aucune digue à leur opposer, elles produiroient infailliblement ce ravage, & le meilleur caractère se dépraveroit à la longue. La Religion y pourvoit : elle crie incessamment que ces affections & toutes les actions qu’elles produisent, sont maudites & détestables aux yeux de Dieu ; sa voix consterne le Vice, & rassure la Vertu ; le calme renaît dans l’esprit ; il aperçoit le danger qu’il a couru, & s’attache plus fortement que jamais aux principes qu’il était sur le point d’abandonner.

La crainte des peines & l’espoir des récompenses sont encore propres à raffermir celui que le partage des affections fait chanceler dans la Vertu. Je dis plus. Quand une fois l’esprit est imbu d’idées fausses, & lorsque la Créature entêtée d’opinions absurdes se raidit contre le vrai, méconnaît le bon, porte son estime & donne la préférence au vice ; sans la crainte des peines & l’espoir des récompenses, il n’y a plus de retour.

Imaginez un homme qui ait quelque bonté naturelle & de la droiture dans le caractère ; mais né avec un tempérament lâche & mol qui le rende incapable de faire face à l’adversité, & de braver la misère ; vient-il par malheur à subir ces épreuves ? le chagrin s’empare de son esprit, tout l’afflige, il s’irrite, il s’emporte contre ce qu’il imagine être la cause de son infortune. Dans cet état il s’offre à sa pensée ; ou si des amis corrompus lui suggèrent que sa probité est la source de ses peines, & que pour se réconcilier avec la fortune, il n’a qu’à rompre avec la Vertu, il est certain que l’estime qu’il porte à cette qualité, s’affaiblira à mesure que le trouble & les aigreurs augmenteront dans son esprit, & qu’elle s’éclipsera bientôt, si la considération des biens futurs dont la Vertu lui promet la jouissance, en dédommagement de ceux qu’il regrette, ne le soutient contre les pensées funestes qui lui viennent ou les mauvais avis qu’il reçoit, ne suspend la dépravation imminente de son caractère, & ne le fixe dans ses premiers principes.

Si par de faux jugements on a pris quelques Vices en affection, & les Vertus contraires en dédain ; si, par exemple, on regarde le pardon des injures comme une bassesse, & la vengeance comme un acte héroïque, on préviendrait peut-être les suites de cette erreur, en considérant que la douceur porte avec elle sa récompense, dans la tranquillité & les autres avantages qu’elle procure, & que la rancune détruit. C’est par cet utile artifice que la modestie, la candeur, la sobriété & d’autres Vertus, quelquefois méprisées, pourraient entrer dans l’estime, & les passions opposées dans le mépris, qui leur sont dûs, & qu’on parviendrait avec le temps à pratiquer les uns & à détester les autres, sans le moindre égard pour les plaisirs ou pour les peines qui les accompagnent.

C’est par ces raisons que rien n’est plus avantageux dans un Etat qu’une administration vertueuse & qu’une équitable distribution des punitions & des récompenses. C’est un mur d’airain contre lequel se brisent presque toujours les complots des méchants : c’est une digue qui tourne leurs efforts au bien de la société ; c’est plus que tout cela : c’est un moyen sûr d’attacher les hommes à la Vertu, en attachant à la Vertu leur intérêt particulier ; d’écarter tous les préjugés qui les en éloignent ; de lui préparer dans leurs cœurs un accueil favorable, & de les mettre par une pratique constante du bien, dans un sentier dont on ne les détournerait pas sans peine. S’il arrivait qu’un Peuple arraché au despotisme & à la barbarie, policé par des lois, & devenu vertueux dans le cours d’une administration équitable, retombât brusquement sous un gouvernement arbitraire, tel que celui des Peuples Orientaux, sa Vertu s’irritant dans les fers, il n’en sera que plus prompt à les secouer & que plus propre à les rompre. Si toutefois la tyrannie & ses artifices viennent à prévaloir, & si ce peuple perd toute liberté, avant qu’une injuste distribution des récompenses & des châtiments lui ait ôté le sentiment de cette injure, avant que l’habitude l’ait fait à sa chaîne, les semences dispersées de sa Vertu première pousseront des racines qu’on distinguera jusque dans les générations suivantes.

Mais quoique la distribution équitable des récompenses & des punitions soit dans un gouvernement, une cause essentielle de la Vertu d’un Peuple, nous remarquerons que l’exemple plus efficace encore décide ses inclinations[6] & forme son caractère. Si le Magistrat n’est pas vertueux, la meilleure administration produira peu de chose ; au contraire, les Sujets aimeront & respecteront les Lois, s’ils sont une fois persuadés de la Vertu de celui qui les juge.

Mais pour en revenir aux récompenses & aux châtiments ; c’est moins l’attrait ou l’effroi qui fait leur avantage dans la société, que l’estime de la Vertu & la haine du Vice que ces expressions publiques de l’approbation ou de la censure du genre humain réveillent dans l’honnête Homme & dans le Scélérat. En effet, dans les Exécutions, on voit assez communément que la honte du crime & l’infamie du supplice sont presque toute la peine des Criminels. Ce n’est pas tant la mort qui cause l’horreur du Patient & des Spectateurs, que la potence ou la rouë qui le déclare infracteur des Loix de la Justice & de l’humanité.

Dans les familles, l’effet des récompenses & des châtiments est le même que dans la société. Un Maître sévère, le fouet à la main, rendra sans doute son Esclave ou son Mercenaire attentif à ses devoirs ; mais il n’en sera pas meilleur. Cependant le même homme, revêtu d’un caractère plus doux, avec de foibles récompenses & des corrections légères, formera des enfants vertueux. A l’aide, tantôt de ses menaces, tantôt de ses caresses, il leur inculquera des principes qu’ils suivront bientôt sans égard pour la récompenses qui les encourageait, ou pour la verge qui les effrayait ; & c’est là ce que nous appelons une éducation honnête & libérale. Tout autre culte rendu à Dieu, tout autre service rendu à l’homme est vil, & ne mérite aucun éloge.

Dans la Religion, si les récompenses qu’elle promet sont libérales ; si le bonheur futur consiste dans la jouissance d’un plaisir vertueux, tel, par exemple, que la pratique ou la contemplation de la Vertu même, dans une autre vie, (c’est le cas du Christianisme[7]) ; il est évident que le désir de cet état ne peut naître que d’un grand amour de la Vertu, & conserve par conséquent toute la dignité de son origine. Car ce désir n’est point un sentiment intéressé ; l’amour de la Vertu n’est jamais un penchant vil & sordide ; le désir de la vie par amour de la Vertu, ne peut donc passer pour tel. Mais si ce désir d’une autre vie naissait de l’horreur ou de la mort ou de l’anéantissement ; s’il était occasionné par quelque affection vicieuse, ou par un attachement à des choses étrangères à la Vertu, il ne serait plus vertueux.

Si donc une Créature raisonnable, sans égard pour la Vertu, aime la vie par rapport à la vie même, peut-être fera-t-elle pour la conserver, ou par horreur de la mort, quelque action de virilité ; peut-être en s’efforçant de mépriser les objets de sa crainte, tendra-t-elle à la perfection ; mais cette effort n’est pas encore une Vertu. Cette Créature est tout au plus dans les avenues, sur la route : après s’être embarquée par pur intérêt, la bassesse avouée du motif ne la met point au port ; en un mot, elle ne sera vertueuse que quand ses efforts feront germer en elle quelque affection pour la bonté morale considérée comme telle, & sans égard à ses intérêts.

Tels sont les avantages & les désavantages qui reviennent à la Vertu, de ses liaisons avec les intérêts privés de la Créature. Car, quoique la multiplicité des vues intéressées soit peu propre à donner du relief aux actions, l’homme n’en sera que plus ferme dans la Vertu, s’il est une fois convaincu qu’elle ne croise jamais ses vrais intérêts.

Celui donc qui par un mûr examen & de solides réflexions, s’est assuré qu’on n’est heureux dans ce Monde qu’autant qu’on est vertueux, & que le vice ne peut être que misérable, a mis sa vertu dans un abri louable & nécessaire, sans chercher dans l’intégrité morale des commodités relatives à son état présent, à sa constitution, ou à d’autres circonstances pareilles ; s’il est persuadé qu’une puissance supérieure & toujours attentive au train du monde prête un secours immédiat à l’honnête homme contre les attentats du méchant, il ne perdra jamais rien de l’estime qu’il doit à la Vertu ; estime qui s’affaiblirait peut-être en lui, sans cette croyance. Mais si, peu convaincu d’une assistance actuelle de la Providence, il est dans une attente ferme & constante des récompenses à venir, sa vertu trouvera le même appui dans cette hypothèse.

Remarquez cependant que dans un systême où l’on ferait sonner si haut ces récompenses infinies, les cœurs en pourraient tellement être affectés, qu’ils négligeraient & peut-être oublieraient à la longue les motifs désintéressés de pratiquer la Vertu. D’ailleurs, cette merveilleuse attente des biens ineffables d’une autre vie, doit conséquemment déprimer la valeur & rallentir la poursuite des choses passagères de celle-ci. Une Créature possédée d’un intérêt si particulier & si grand, pourrait compter le reste pour rien, & toute occupée de son salut éternel, traiter quelquefois comme des distractions méprisables, & des affections viles, terrestres & momentanées, les douceurs de l’amitié, les lois du sang & les devoirs de l’humanité. Une imagination frappée de la sorte décriera peut-être les avantages temporels de la bonté & les récompenses naturelles de la Vertu, élèvera jusqu’aux nues la félicité des méchants, & déclarera dans les accès d’un zèle inconsidéré que, « sans l’attente des biens futurs & sans la crainte des peines éternelles, elle renoncerait à la probité pour se livrer entièrement à la débauche, au crime & à la dépravation. » Ce qui démontre que rien en quelque façon ne serait plus fatal à la Vertu qu’une croyance incertaine & vague des récompenses & des châtiments à venir. Car si ce fondement sur lequel on aurait appuyé tout l’édifice[8] moral, vient une fois à manquer, je vois la Vertu chanceler, rester sans appui, & prête à s’écrouler.

Quant à l’Athéisme, le décri des avantages de la Vertu n’est pas une conséquence directe de cette hypothèse[9]. Pour être convaincu qu’il y a du profit à être vertueux, il n’est pas nécessaire de croire en Dieu. Mais le préjugé contraire une fois contracté, le mal est sans remède, & il faut convenir qu’indirectement l’Athéisme y conduit.

Il est presqu’impossible de faire grand cas des avantages présents de la Vertu, sans concevoir une haute idée de la satisfaction qui naît de l’estime & de la bienveillance du genre-humain ; mais pour connoître tout le prix de cette satisfaction, il faut l’avoir éprouvée. C’est donc sur la possession ravissante de l’affection généreuse des hommes, & sur la connoissance de l’énergie de ce plaisir, que sont fondés ceux qui placent le bonheur actuel dans la pratique des Vertus. Mais supposer qu’il n’y a ni bonté ni charmes dans la nature ; que cet Etre suprême, qui nous prescrit la bienveillance pour nos semblables, par les témoignages journaliers que nous recevons de la sienne, est un Etre chimérique ; ce n’est pas le moyen d’aiguiser les affections sociales & d’acquérir l’amour désintéressé de la Vertu. Au contraire, un tel systême tend à confondre les idées de laideur & de beauté, & à supprimer ce tribut habituel d’admiration que nous rendons au dessein, aux proportions, & à l’harmonie qui règnent dans l’ordre des choses. Car que peut offrir l’Univers de grand & d’admirable à celui qui regarde l’univers même, comme un modèle de désordre ? Celui pour qui le Tout dénué de perfections, n’est qu’une vaste difformité, remarquera-t-il quelque beauté dans les parties subordonnées ?

Cependant quoi de plus affligeant que de penser que l’on existe dans un éternel cahos ? qu’on fait partie d’une machine détraquée dont on a mille désastres à craindre, & où l’on n’aperçoit rien de bon, rien de satisfaisant, rien qui n’excite le mépris, la haine & le dégoût ? Ces idées sombres & mélancoliques doivent influer sur le caractère, affecter les inclinations sociales, mettre de l’aigreur dans le tempérament, affaiblir l’amour de la justice & saper à la longue les principes de la Vertu.

Il n’en est pas de même de celui qui adore un Dieu ; mais un Dieu qui ne soit pas vainement honoré du titre de bon, qui le soit en effet ; un Dieu dont l’histoire offre à chaque page des marques de douceur & de bonté. Un tel homme admet conséquemment des récompenses & des châtiments à venir : il est persuadé de plus que les récompenses sont destinées au Mérite & à la Vertu, & les châtiments au vice & à la méchanceté, sans que des qualités étrangères à celles-là, ou des circonstances imprévues puissent tromper son attente ; autrement perdant de vûe les notions de châtiment & de récompense, il n’admettrait qu’une distribution capricieuse de biens & de maux, & tout son système sur l’autre monde, ne serait dans celui-ci d’aucun avantage pour sa Vertu. A l’aide de ces hypothèses, il pourrait conserver son intégrité dans les plus critiques circonstances de la vie ; eût-il été jeté par des événements singuliers, ou des raisonnements sophistiques dans l’opinion malheureuse qu’il faut renoncer à son bonheur, pour travailler à son salut.

Toutefois ce préjugé contraire à la Vertu, me paraît incompatible avec un Théisme épuré[10]quoi qu’il en soit de l’autre vie, ou des récompenses & des châtimens à venir, celui qui, comme un bon Théiste, admet un Etre souverain dans la nature, une intelligence qui gouverne tout avec sagesse & bonté, peut-il imaginer qu’elle ait attaché son malheur en ce monde à des pratiques qui lui sont ordonnées ? Supposer que la Vertu soit un des maux naturels de la Créature, & que le Vice fasse constamment son bien-être, n’est-ce pas accuser l’ordonnance de l’Univers & la constitution générale des choses, d’un défaut essentiel & d’une grossière imperfection ?

Il me reste à considérer un nouvel avantage que le Théisme fournit à la Créature pour être vertueuse, à l’exclusion de l’Athéisme. Le premier coup d’œil ne sera peut-être pas favorable à la réflexion qui suit : je crains qu’on ne la prenne pour une vaine subtilité et qu’on ne la rejette comme un raffinement de Philosophie. Si toutefois elle peut avoir quelque poids, c’est à la suite de ce que nous venons de dire.

Toute Créature, comme nous l’avons prouvé, a naturellement quelques degrés de malice qui lui viennent d’une aversion ou d’un penchant qui ne sera pas au ton de son intérêt privé ou du bien général de son espèce. Qu’un Etre pensant ait la mesure d’aversion nécessaire pour l’alarmer à l’approche d’une calamité, ou pour l’armer dans un péril imminent, jusque là il n’y a rien à dire, tout est dans l’ordre. Mais si l’aversion continue, après que le malheur est arrivé ; si la passion augmente, lorsque le mal est fait ; si la Créature furieuse du coup qu’elle a reçu, se récrie contre le sort, s’emporte & déteste sa condition, il faut avouer que cet emportement est vicieux dans sa nature & dans ses suites ; car il déprave le tempérament en le tournant à la colère, & trouble dans l’accès cette économie tranquille des affections, si convenable à la Vertu : mais avouer que cet emportement est vicieux, c’est reconnaître que dans les mêmes conjonctures, une patience muette & qu’une modeste fermeté seraient des Vertus. Or, dans l’hypothèse de ceux qui nient l’existence d’un Etre suprême, il est certain que la nécessité prétendue des causes ne doit amener aucun phénomène qui mérite leur haine ou leur amour, leur horreur ou leur admiration. Mais comme les plus belles réflexions du monde sur le caprice du hazard ou sur le mouvement fortuit des Atomes n’ont rien de consolant, il est difficile que dans des circonstances fâcheuses, que dans des temps durs & malheureux, l’Athée n’entre en mauvaise humeur, & ne se déchaîne contre un arrangement si détestable & si malfaisant. Mais le Théiste est persuadé que « quelque effet que l’ordre qui règne dans l’Univers, ait produit, il ne peut être que bon. » Cela suffit. Le voilà prêt à regarder sans horreur les plus affreuses calamités, & à supporter sans murmure ces événements qui ne semblent être faits que pour rendre à toute Créature sensible & raisonnable, sa condition incommode & son existence odieuse. Ce n’est pas tout. Son systême peut le conduire à une réconciliation plus entière : il chérira son état actuel ; car qui l’empêche, en étendant ses idées, de sortir de son espèce & de regarder le fléau qui l’afflige, comme le bonheur d’une Patrie moins étroite dont il est membre, & dont il doit aimer les avantages en Citoyen généreux & fidèle ?

Ce tour d’affection doit produira la plus héroïque constance qu’un homme puisse montrer dans un état de souffrance, & de résoudre de la façon la plus généreuse aux entreprises que l’honneur & la Vertu peuvent exiger. A travers ce Télescope on aperçoit les accidents particuliers, les injustices & les méchancetés dans un jour qui dispose à les tolérer, & à conserver dans le cours de la vie toute l’égalité possible. Ce tour d’affection & ce Télescope moral sont donc vraiment excellents, & la Créature qui les possède est bonne & vertueuse par excellence. Car tout ce qui tend à attacher la Créature à son rôle dans la société, & à l’animer d’un zèle plus qu’ordinaire pour le bien général de son espèce, est sans contredit en elle le germe d’une vertu peu commune.

Un fait constant, c’est que par une espèce de sympathie le sentiment & l’amour de l’harmonie, des proportions & de l’ordre, en quelque genre que ce puisse être, redresse le tempérament, fortifie les affections sociales, & soutient la Vertu qui n’est elle-même qu’un amour de l’ordre, des proportions & de l’harmonie dans les mœurs & dans la conduite. Dans les sujets les plus frivoles, l’ordre frappe & se fait approuver : mais si c’est une fois l’ordre & la beauté de l’Univers qui soient les objets de notre admiration & de notre amour ; nos affections partageront la grandeur & la magnificence du sujet, & l’élégante sensibilité pour le beau, disposition si favorable à la Vertu, nous conduira jusqu’à l’extase[11]. En effet, tandis qu’un peu d’harmonie & quelques proportions remarquées dans les productions des sciences ou des arts, transportent d’admiration les maîtres & les connaisseurs, seroit-il possible de contempler un Chef-d’œuvre divin, sans éprouver le ravissement ? Donc

Le Théisme fût-il traité comme une fausse hypothèse, l’ordre de l’Univers fût-il une chimère ; la belle passion pour la Nature n’en seroit pas moins favorable à la Vertu. Mais s’il est raisonnable de croire en Dieu ; si la beauté de l’Univers est réelle ; l’admiration devient juste, naturelle & nécessaire dans toute Créature reconnaissante & sensible.

Présentement, il est facile de déterminer l’analogie de la Vertu à la Piété. Celle-ci est proprement le complément de l’autre ; où la piété manque, la fermeté, la douceur, l’égalité d’esprit, l’économie des affections & la Vertu sont imparfaites.

On ne peut donc atteindre à la perfection morale, arriver au suprême degré de la Vertu, sans la connaissance du vrai Dieu.

  1. Sans entrer dans un long détail sur cette matière, je citerai seulement deux exemples qu’on lit chap. 2. sect. 9. pag. 20. de l’Essai Philosophique sur l’entendement humain : il est difficile de se refuser au témoignage d’un Voyageur, lorsqu’il est scellé de l’autorité d’un Ecrivain tel que Lock. Les Topinambous ne connoissent pas de meilleurs moyens pour aller en Paradis que de se venger cruellement de leurs ennemis & d’en manger le plus qu’ils peuvent. Ceux que les Turcs canonisent & mettent au nombre des Saints, menent une vie qu’on ne peut rapporter sans blesser la pudeur, Il y a sur ce sujet un endroit fort remarquable dans le voyage de Baum-Garten. Comme ce Livre est assez rare, je transcrirai ici le passage tout au long dans la même langue qu’il a été publié. Ibi (scil. prope Belbes in Ægypto) vidimus sanctum unum Saracenicum inter arenarum cumulos, ita ut ex utero matris prodiit, nudum sedentem. Mos est, ut didicimus, Mahometistis, ut eos qui amentes & sine ratione sunt, pro sanctis colant & venerentur. Insuper & eos qui, cum diu vitam egerint, inquinarissimam, voluntariam demum pœnitentiam & paupertatem, sanctitare venerandos deputant. Ejusmodi vero genus hominum libertarem quamdam effrænem habent, domos quas volunt intrandi, edendi, bibendi, & quod majus est concumbendi : ex quo concubitu si proles secuta fuerit, sancta similiter habetur. His ergo hominibus dum vivant, magnos eéxhibent honores ; mortuis vero vel templa vel monumenta exstruunt amplissima, eosque sepelire vel contingere maximæ fortunæ ducunt loco. Audivimus hæc dicta & dicenda per interpretem a Mureclo nostro. Insuper sanctum illum, quem eo loci vidimus, publicitus apprimè commendari, cum esse hominem sanctum, divimum ac integritate præcipuum, eo quod nec fæminarum unquam esset nec puerorum, sed tantummodo asellarum concubitor atque mularum. On peut voir encore au sujet de cette espece de Saints si fort respectés par les Turcs, ce qu’en a dir Pietro della Valle, dans une Lectre du 25° Janv. 1616.
  2. Faites rougir ces Dieux qui vous ont condamnée. Rac. Iph. act. 4 scen. 4.
  3. Exprimer les sentiments & les mœurs d’un Peuple dans sa conduite ordinaire & familiére, c’est le propre de la Comédie ; & dans Terence sur-tout. Or voici ce que ce Poëte fait dire à un jeune Libertin qui se sert de l’exemple de ses Dieux pour justifier une vile métamorphose, & s’encourager à une action infame.


    … Dum apparatur, virgo in conclavi seder.
    Suspectans tabulam quandam pictam, ubi inerat pictura hæc ; Jovem
    Quo pacto Danaæ misisse, aiunt, quondam in gremium imbrem aureum.
    Ego met quoque id spectare cæpi, & quia consimilem luserat
    Jam olim ille ludum, impendio magis animum gaudebat mihi,
    Deum sese in hominem convertisse, atque per alienas tegulas
    Venisse elanculum per impluvium, fucum factum mulieri.
    Ar quem Deum ! qui templa Cœli summa sonitu concutit ;
    Ego homuncio hoc non facerem ? ego vero illud feci & lubens.

    Terent. Eun. act. 3. scen. 5.
      Et Petrone l’Auteur de son tems qui connoissoit le mieux les hommes, & qui en a peint le plus vivement les mœurs, a dit ; ne bonam quidem mentem aut bonam valetudinem petunt : sed statim, antequam limen Capitolii tangunt, alius donum promittit, si propiquum divitem extulerit ; alius, si ad trecenties H. S, salvus pervenerit. Ipse senatus, recti bonique præceptor, mille pondo auri Capitolio promittere soles ; & ne quis dubiter pecuniam concupiscere, Jovem quoque peculio exorat.

  4. Qu'une société d'Hommes n'ait eu ni Dieux, ni Autels, ni même de nom dans sa langue pour désigner un Etre supréme ; qu’un Peuple entier ait croupi dans l’Athéïsme longtems après avoir été policé ; c’est ce qui est arrivé. « La réalité de l’Atheisme spéculatif négatif, (dit M. l’Abbé Delachambre dans son Traité de la véritable Religion Tom. i. pag. 7.) n’est ni moins certaine ni moins incontestable : combien y a-t’il encore de Peuples sur la Terre qui n’ont aucune idée d’une Divinité souveraine, soit parce qu’ils sont stupides & incapables de tout raisonnement ; soit parce qu’ils n’ont jamais pensé à réfléchir sur ce point. » C’est ce qui est arrivé, dis-je, & ce qui ne doit pas extrêmement surprendre. Les miracles de la Nature sont exposés à nos yeux, long-tems avant que nous ayons assez de raison pour en être éclairés. Si nous arrivions dans ce Monde avec cette raison que nous portâmes dans la Salle de l’Opera, la premiere fois que nous y entrâmes ; & si la toile se levoit brusquement ; frappés de la grandeur, de la magnificence & du jeu des Décorations, nous n’aurions pas la force de nous refuser à la connoissance de l’Ouvrier éternel qui a préparé le Spectacle : mais qui s’avise de s’émerveiller de ce qu’il voit depuis cinquante ans ? Les uns occupés de leurs besoins n’ont guéres eu le tems de se livrer à des spéculations Métaphysiques : le lever de l’Astre du jour les appelloit au travail : la plus belle nuit, la nuit la plus touchante étoit muette pour eux, ou ne leur disoit autre chose, sinon qu’il étoit l’heure du repos. Les autres moins occupés, ou n’ont jamais eu l’occasion d’interroger la Nature, ou n’ont pas eu l’esprit d’entendre sa réponse. Le génie Philosophe dont la sagacité secouant le joug de l’habitude, s’étonna le premier des prodiges qui l’environnoient, descendit en lui-même, se demanda & se rendit raison de tout ce qu’il voyoit, a pû se faire attendre long-tems & mourir sans avoir accrédité ses opinions.
  5. Voilà ce qui constitue proprement la Bigotterie : car la vraie Piété, qualité presque essentielle à l’héroïsme, étend le cœur & l’esprit.
  6. Tous les moralistes ne sont pas de cet avis ; telle est, dit un d’entr’eux dans son projet pour l’avancement de la Religion, la perversité des hommes que le seul exemple d’un Prince vicieux entraînera bientôt la masse générale de ses Sujets, & que la conduite exemplaire d’un Monarque vertueux n’est pas capable de les réformer, si elle n’est soutenue d’autres expédiens. Il faut donc que le Souverain, en exerçant avec vigueur l’autorité que les Loix & son Sceptre lui donnent, fasse ensorte qu’il soit de l’intérêt de chacun de s’attacher à la Vertu, en privant les vicieux de toute espérance d’avancement » ; il est clair que ce sçavant Auteur donne la préférence aux avantages d’une bonne administration sur ceux d’un bon exemple.
  7. On peut conclure que le Christianisme a peut-être été le seul culte établi dans le monde, qui ait proposé aux hommes des récompenses à venir dignes d’eux, Le Juif content du bonheur temporel ne connoissoit guéres d’autres espérances. L’Egyptien se promettoit à force de bien vivre, de devenir un jour Eléphant blanc. Le Payen comptoit se promener dans les Champs Elizées, boire le Nectar & se repaître d’Ambroisie. Le Mahométan privé de Vin par sa Loi & voluptueux par tempérament, espere s’enyvrer éternellement entre des Houris grises, rouges, vertes & blanches. Mais le Chrétien jouira de son Dieu.
  8. J'ai connu un Architecte qui étaya si fortement un Bâtiment qui menaçoit ruine d’un côté, qu’il en fut renversé de l’autre. Le même accident est presque arrivé en morale. On ne s’est pas contenté de relever les avantages de la Vertu & de l’honnêteté ; on s’est méfié de ces appuis & on y en a ajouté d’autres d’une façon à culbuter l’édifice. On a tant exalté Les récompenses qui l’attendoient, que les hommes ont été exposés à n’avoir pas d’autres raisons d’être vertueux. Toutefois, si ce sentiment vient à exclure les motifs plus relevés, tout mérite semble s’anéantir dans la Créature qu’il dirige.
  9. L’Athéisme laisse la probité sans appui, Il fait pis, il pousse indirectement à la dépravation. Cependant Hobbs étoit bon citoyen, bon parent, bon ami & ne croyoit point en Dieu. Les hommes ne sont pas conséquens : on offense un Dieu dont on admet l’existence : on nie l’existence d’un Dieu dont on a bien mérité ; & s’il y avoit à s’étonner, ce ne seroit pas d’un Athée qui vit bien, mais d’un Chrétien qui vit mal.
  10. Si dès ce Monde la Vertu porte avec elle sa récompense & le Vice, son châtiment ; quel motif d’espérance pour Le Théiste ? N’aura-t-il pas raison de croire que l’Etre suprême qui exerce dans cette vie, une justice distributive entre les bons & les méchans, n’abandonnera pas cette voye consolante dans l’autre ? Ne pourra-t’il pas regarder les biens passagers dont il jouit comme des arrhes du bonheur éternel qui l’attend ? Car si la Vertu a des avantages actuels, toutefois il en coute pour être vertueux : si l’état de l’honnéte-homme ici bas n’est pas déplorable, il s’en faut bien que sa félicité soit complette : il lui reste toujours des desirs ; & ces desirs, preuves incontestables de l’insuffisance de sa récompense actuelle, ne conspirent-ils pas avec la révélation qu’il est prêt d’admettre, pour l’assurer d’une vie à venir. Mais si l’on supposoit au contraire que l’honnête-homme ne peut être que malheureux en ce Monde & que la félicité temporelle est incompatible avec la Vertu ; l’œconomie singuliére qui régneroit dans l’Univers, ne le porteroit-elle pas à se méfier de l’ordre qui régnera dans l’autre vie ? Décrier la Vertu, n’est-ce donc pas prêter main-forte à l’Athéisme ? Amplifier les désordres apparens dans la Nature, n’est-ce pas ébranler l’existence d’un Dieu, sans fortifier la croyance d’une vie à venir ? Un fait vrai, c’est que ceux qui ont la meilleure opinion des avantages de la Vertu dans ce Monde, ne sont pas les moins fermes dans l'attente de l’autre. Une proposition vrai-semblable, c'est qu'il est aussi naturel aux Défenseurs de la Vertu d’assurer l'immortalité de l'Ame qu'ils ont raison de souhaiter, qu'aux Partisans du Vice de combattre ce sentiment dont ils ont lieu de craindre la vérité.
  11. Est enim animorum ingeniorumque naturale quoddam quasi pabulum consideratio ; contemplatioque naturæ. Erigimur, elatiores fieri videmur, humana despicimus ; cogitantesque supera atque cœlestia ; hæc nostra ut exigua & minima, contemnimus. Indagatio ipsa rerum tum maximarum tum occultissimarum habet delectationem. Si vero aliquid occurrat, quod verisimile videatur, humanissima completur animus voluptate. A mesure que l’Univers s’étend aux yeux d’un Philosophe, tout ce qui l’environne se rappetisse. La Terre s’évanouit sous ses pieds. Lui-même que devient-il ? Cependant il ressent un doux frémissement dans cette contemplation qui l’anéantit ; après s’être vû noyé, pour ainsi dire, & perdu dans l’immensité des Etres, il éprouve une satisfaction secrette à se retrouver sous les yeux de la Divinité.