Essai sur les castes dans l’Inde/Chapitre 1

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A. Saligny, imprimeur du gouvernement.


CHAPITRE PREMIER

PROLÉGOMÈNES.


« Le trait le plus saillant des mœurs indoues, disait, il y a quelques années, une voix éloquente et regrettée[1], est ce régime malheureusement indestructible des castes, qui fait autant de nations superposées, et qu’on peut appeler la hiérarchie du mépris. — Mais cette constitution, qui répugne à nos principes modernes, fait partie des institutions, que nous avons promis de respecter : notre tâche consiste à tenir cette promesse, mais en apportant le plus d’équité possible, quand nous sommes chargés de juger des applications de cette iniquité sociale. » — Dès le jour, en effet, où les Français mirent, pour la première fois, le pied sur le sol légendaire de cette Inde merveilleuse, inconnue encore à l’Occident malgré l’éclatante, mais trop courte apparition d’Alexandre sur les rives de l’Indus, malgré les récits plus modernes des Bernier et des Marco Polo, ils comprirent quelles étaient la puissance et la vitalité des mœurs et des usages du peuple Indou ; éclairés par l’exemple que leur avaient donné les envahisseurs Musulmans, ils sentirent que, se heurter aveuglément et de parti pris à ces préjugés immuables, sous l’empire desquels, depuis trois mille ans , vivaient et mouraient les générations, c’était signer leur arrêt de mort ; promettre, au contraire, d’une manière solennelle, le maintien de ces mœurs, de ces coutumes, de cette distinction des castes, édictées par l’Être suprême lui-même, qui les avait révélées au législateur, c’était acquérir, sans crainte de résistances sérieuses, la possession éternelle de la terre de la soie et des diamants. — En faisant cette promesse, les nouveaux conquérants accomplissaient un acte de sage et habile politique, en même temps que de souveraine équité. Manou lui-même, le grand législateur de l’Inde, leur en avait donné l’exemple : « Que le roi, dit-il, qui a fait une conquête nouvelle, fasse respecter les lois de la nation conquise , comme elles ont été promulguées. »

Toujours soumise, dès qu’elle a été connue, à une puissance étrangère, subjuguée d’abord par Cyrus, enlevée aux Persans par Alexandre, aux successeurs d’Alexandre par les Parthes, aux Parthes par les Tartares, aux Tartares par les Mahométans, aux Mahométans par les Chrétiens, l’Inde a été de tout temps une proie facile pour les envahisseurs : qu’importait le nom du maître à cette société, décrépite déjà lorsque l’épée d’Alexandre vint soulever pour l’Europe un coin du voile de l’antique Orient, — à ce peuple sans annales, sans idée de patriotisme, se mouvant , sans penser à le franchir, dans le cercle immuable tracé par la main divine ? Pourquoi agir, pourquoi lutter, pourquoi changer ce que Dieu avait irrévocablement prescrit pour l’éternité ? Cette apathie et cette indifférence , communes à la masse de la nation indoue, devaient durer tant que les étrangers n’essaieraient pas de toucher à l’ordre social,, de modifier ce qui ne pouvait être changé. Alors seulement, on verrait se réveiller le fantôme de la nationalité indoue, sortant de sa léthargie, pour défendre , non pas la patrie, non pas le pouvoir, non pas même la propriété du sol, mais le droit de vivre comme ont vécu les générations précédentes, avec les mêmes lois, les mêmes traditions, les mêmes coutumes, les mêmes pratiques pour chaque acte de la vie.

Le passage suivant d’un ouvrage publié par un natif, à l’occasion de la sanglante révolte des cipahis, en 1857, dépeint d’une manière frappante ce respect inviolable des Indous pour leurs usages et leurs institutions sociales, leur attachement aveugle au principe de la caste, fondement de ces institutions, et le péril qu’il y aurait à porter sur cette arche sainte une main sacrilège : « Qui de nous, dit-il, déteste la religion ? Le Shâstra a ordonné que chacun aimât et respectât la sienne. Vous pourrez, si vous le voulez, avoir un millier de missionnaires entretenus aux frais du Gouverneraient pour prêcher, un millier pour tenir des écoles et distribuer des bibles au nom du Gouverneur général : le peuple n’en murmurera pas : peut-être rira-t-il un peu, mais ce sera tout. Il n’est qu’une chose à laquelle vous devez faire attention, c’est de ne pas toucher aux castes. N’obligez jamais un Indou à manger les aliments qu’un autre aura fait cuire, ou à déchirer avec des lèvres la cartouche graissée par un Européen. Cette distinction qui existe entre les castes disparaîtra peut-être un jour, avec beaucoup d’autres usages nés de l’ignorance et de la superstition ; mais le temps n’est pas encore venu. Tenter de les

détruire aujourd’hui, ce serait se baigner dans une mer de sang.[2] »

Parmi les races molles, débiles et pusillanimes dont se compose la famille indoue proprement dite, c’est-à-dire appartenant purement et simplement à l’organisation brâhmanique, une seule tenta, non sans succès, de défendre, en même temps que sa foi religieuse et ses libertés civiles, le territoire de la patrie commune : les Mahrattes, grêles et chétifs en apparence, mais pleins de vivacité et d’énergie, levèrent, à la voix de leurs rois-brâhmes, le drapeau national contre l’Empire mogol d’abord, contre les Anglais ensuite. Cette glorieuse tentative n’eut pas d’imitateurs : la voix des Peichwahs ne trouva pas d’échos dans le Bengale, les Circars, le Carnatique, c’est-à-dire aux lieux où les hommes de l’Occident avaient établi leurs premières étapes. — Parmi les soixante millions d’habitants qui peuplent ces vastes contrées, le mot de nationalité n’avait plus de sens : cette multitude, dans laquelle chaque individu végétait, isolé et parqué dans sa caste, comme dans une barrière infranchissable, ne demandait plus qu’à cultiver son riz, qu’à planter son tabac ou son indigo, surveiller la maturité de ses cannes à sucre, s’incliner devant les Brâhmes, vénérer les castes supérieures : le nouveau maître lui permettait d’accomplir ses pratiques religieuses de chaque jour, il respectait les privilèges et les coutumes que lui avaient transmis ses pères : que lui importait le nom de ce maître ?

Dumas et Dupleix, ces fondateurs illustres de notre puissance , hélas ! si éphémère dans l'Inde, devinèrent vite, avec leur sens politique, combien ces sentiments étaient vivaces, et profondément enracinés dans le cœur des populations : s’y heurter, c’était arrêter pour jamais leur marche envahissante : les respecter, les caresser même, les réglementer par des prescriptions destinées à sauvegarder les privilèges acquis, à prévenir les empiétements d’une caste ambitieuse sur toute autre caste placée au-dessus d’elle par le législateur primitif, récompenser les services rendus par des distinctions honorifiques, telles que le droit au grand tamtam et à la canne à pomme d’or, flatter ainsi la vanité héréditaire chez les Indous, c’était, au contraire, nous faire un ami dévoué de ce peuple, qui nous donnait, à cette seule condition, sa soumission et ses richesses.

Après eux, vint pour gouverner l’Inde française, cet homme, qu’il faudrait maudire s’il n était pas si à plaindre, le malheureux Lally, aux idées étroites et préconçues, dont l’obstination fit avorter les meilleurs projets, qui apporta à Pondichéry des préjugés essentiellement contraires aux préjugés indous. Dès son arrivée, manquant de bêtes de somme pour charroyer son artillerie jusqu’au fort Saint-David, dont il allait faire le siège, il attela aux affûts et aux caissons tout ce qu’une réquisition brutale put amener d’indigènes ; des vieillards, des enfants, des gens de haute caste, des brâhmes même traînèrent les canons : c’était blesser au cœur la population native, ce fut là une grande faute, et le signal de cette désaffection qui dégénéra bien vite, grâce à une foule d’autres mesures impopulaires, en une haine acharnée.

La nouvelle administration, chargée, après la reddition de nos Établissements perdus par Lally et restitués en partie par l’ironique pitié des Anglais, de relever Pondichéry de ses ruines, revint aux sages traditions de Dupleix, en matière de politique intérieure. Notre puissance était bien réduite, nos possessions bien diminuées, mais il fallait conserver le mince territoire que nous avait laissé la jalousie ombrageuse de nos voisins : il fallait se concilier par un gouvernement paternel cette fraction infiniment petite du peuple indou, appelée à vivre à l’ombre de notre drapeau, et la contraindre, malgré son inertie héréditaire, à bénir le nom de la France, en attendant l’heure où chacun de nos administrés sentirait vibrer en lui une corde nouvelle , le patriotisme , et , abjurant un passé sans souvenirs et sans gloire, faisant fi de préjugés absurdes , sapés enfin par la civilisation moderne, se glorifierait du nom de Français.

Telle a été, depuis lors , la marche suivie : tel a été le but vers lequel ont tendu les efforts des Gouverneurs qui se sont succédé dans l’Inde française : respect des mœurs et des coutumes des natifs, marche insensible vers le progrès, par là triple influence de l’exemple, de la diffusion des lumières au moyen de l’instruction, enfin de la propagation prudente des idées d égalité et de fraternité, essence de la morale chrétienne : telle a été leur politique : sage et habile programme auquel n’ont pas toujours été fidèles les Anglais, maîtres souverains de l’Inde, mais qu’ils suivent prudemment aujourd’hui, disons-le à leur louange, depuis que de sanglants avertissements leur ont appris que, pour réaliser le magnifique rêve de la régénération de la race indoue , il faut, non point user de la force aveugle, mais attendre patiemment les résultats lents , mais certains, dûs au contact civilisateur des idées modernes, à l’éducation du peuple et à la persuation.

Dans son arrêt de règlement du 13 janvier 1769, le Conseil supérieur de Pondichéry reconnut solennellement « que la nation s’était engagée, dès le commencement de son établissement dans l’Inde, à juger les Malabars et autres Indiens qui auront recours à la justice française, suivant les lois, coutumes et mœurs malabars. » — Le 6 août 1819, le comte Du Puy, promulguant, après la reprise de possession, le Code Napoléon dans la colonie, renouvela ce mémorable engagement. Nous passerons plus tard en revue les divers arrêtés promulgués sous l’empire de la même idée, notamment deux ordonnances du vicomte Desbassayns de Richemont, l’une consacrant et réglementant l’institution du Tribunal de la caste, cette juridiction primordiale de la famille ; la seconde, instituant un Comité de jurisprudence indienne, pour « éclairer les décisions du Gouvernement et des Tribunaux dans les questions dont la solution exige la connaissance des lois indienne, et des us et coutumes des Malabars. »

Dans ces divers actes de l’autorité française, édictés jusqu’à nos jours, nous démêlerons sans peine la double tendance que nous signalions plus haut, et qui a été parfaitement définie par M. le contre-amiral Verninac, alors Gouverneur[3] : « Quelque déplorable que soit le fâcheux antagonisme produit par les divisions de castes, et si l’on doit appeler de tous ses vœux le moment où elles viendront s’éteindre dans une immense conciliation, l’Administration, n’en doit pas moins demeurer, à cet égard, dans une neutralité expectante que se réserve l’avenir. » Certes, si Anquetil-Duperron, le célèbre initiateur de l’Occident dans la science des religions indiennes, avait pu entendre ces sages paroles, s’il eût vécu encore, pour être le témoin de ce scrupuleux respect de nos gouvernants, il eût rétracté, tout au moins à l’égard de sa patrie, les paroles que lui avaient arrachées, en 1780, les excès commis par la Compagnie anglaise des Indes : « Pauvres Indiens ! des loups noirs vous mangeaient : des loups blancs sont venus, ils ont dévoré les loups noirs, et maintenant ils vous mangent. Hélas ! pauvres Indiens, votre sort a-t-il changé ? » Les considérations qui précèdent étaient nécessaires pour indiquer le but que nous nous sommes proposé dans cette étude. Beaucoup d’auteurs ont traité la question de la distinction des castes, les uns pour désespérer de la destruction finale de ce régime contre nature, les autres pour prédire sa chute plus ou moins éloignée ; nombreux sont les moyens proposés par ces derniers pour obtenir ce résultat.— Ce modeste essai, destiné surtout à décrire pour des amis restés en France, un des aspects de cette Inde mystérieuse qu’ils voudraient connaître, s’inspirera surtout des travaux des savants et des voyageurs qui ont étudié à divers points de vue la société indoue : il recherchera d’abord quelles sont l’origine et la nature de la distinction des castes , quelle a été la nécessité de cette institution, à quelle époque a dù cesser cette nécessité, quel en a été enfin le résultat final pour la société qu’elle régit encore de nos jours. Un aperçu sur l’état actuel des castes, tout au moins sur la côte de Coromandel et le sud de la Presqu’île, ainsi que les points où la France possède des établissements, aperçu dont plusieurs années de séjours et de recherches sur les lieux même garantiront la fidélité, viendra ensuite, comme le complément naturel de ces premières études. Après avoir enfin raconté les efforts tentés depuis un siècle, les progrès lents , mais incontestables, réalisés par les gouvernements européens, nous essayerons de tirer de ces prémisses des conclusions logiques , apportant ainsi notre part de matériaux à l’édifice de la régénération de l’Inde caduque et vieillie, par le jeune Occident, qui a reçu d’elle , jadis , la vie et les premières lueurs de la civilisation, et qui lui rapporte aujourd’hui, comme un fils reconnaissant à sa mère, la lumière et la vérité.

  1. M. le Procureur général Aubenas, Discours de rentrée de la Cour de Pondichéry, le 3 mars 1863.
  2. Shaw Parshad,Thougts of a native.
  3. Octobre 1854.