Essais/éd. Musart (1847)/27

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 220-245).
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CHAPITRE XXVII.

de l’affection des pères aux enfants.

A madame d’Estissac[1].

Madame, si l’étrangeté ne me sauve et la nouvelleté, qui ont accoutumé de donner prix aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de cette sotte entreprise : mais elle est si fantastique, et a un visage si éloigné de l’usage commun, que cela lui pourra donner passage. C’est une humeur mélancolique, et une humeur par conséquent très-ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m’étais jeté, qui m’a mis premièrement en tête cette rêverie de me mêler d’écrire. Et puis, me trouvant entièrement dépourvu et vide de toute autre matière, je me suis présenté moi-même à moi pour argument et pour sujet. C’est le seul livre au monde de son espèce, d’un dessein farouche et extravagant. Il n’y a rien aussi en cette besogne digne d’être remarqué, que cette bizarrerie ; car à un sujet si vain et si vil, le meilleur ouvrier de l’univers n’eût su donner façon qui mérite qu’on en fasse compte. Or, madame, ayant à m’y portraire au vif, j’en eusse oublié un trait d’importance, si je n’y eusse représenté l’honneur que j’ai toujours rendu à vos mérites, et l’ai voulu dire signamment à la tête de ce chapitre ; d’autant que, parmi vos autres bonnes qualités, celle de l’amitié que vous avez montrée à vos enfants tient l’un des premiers rangs. Qui saura l’âge auquel M. d’Estissac, votre mari, vous laissa veuve, les grands et honorables partis qui vous ont été offerts autant qu’à dame de France de votre condition, la constance et fermeté de quoi vous avez soutenu, tant d’années, et au travers de tant d’épineuses difficultés, la charge et conduite de leurs affaires, qui vous ont agitée par tous les coins de France et vous tiennent encore assiégée, l’heureux acheminement que vous y avez donné par votre seule prudence ou bonne fortune ; il dira aisément, avec moi, que nous n’avons point d’exemple d’affection maternelle en notre temps plus exprès que le vôtre. Je loue Dieu, madame, qu’elle ait été si bien employée ; car les bonnes espérances que donne de soi M. d’Estissac, votre fils, assurent assez que, quand il sera en âge, vous en tirerez l’obéissance et reconnaissance d’un très-bon enfant. Mais d’autant qu’à cause de sa puérilité il n’a pu remarquer les extrêmes offices qu’il a reçus de vous en si grand nombre, je veux, si ces écrits viennent un jour à lui tomber en main, lorsque je n’aurai plus ni bouche ni parole qui le puisse dire, qu’il reçoive de moi ce témoignage en toute vérité, qui lui sera encore vivement témoigné par les bons effets de quoi, si Dieu plaît, il se ressentira, qu’il n’est gentilhomme en France qui doive plus à sa mère, qu’il fait ; et qu’il ne peut donner à l’avenir plus certaine preuve de sa bonté et de sa vertu qu’en vous reconnaissant pour telle.

S’il y a quelque loi vraiment naturelle, c’est-à-dire quelque instinct qui se voie universellement et perpétuellement empreint aux bêtes et en nous, je puis dire, qu’après le soin que chaque animal a de sa conservation et de fuir ce qui nuit, l’affection que l’engendrant porte à son engeance tient le second lieu en ce rang. Et, parce que nature semble nous l’avoir recommandée, regardant à étendre et faire aller avant les pièces successives de cette sienne machine, ce n’est pas merveille si, à reculons, des enfants aux pères elle n’est pas si grande : joint cette autre considération aristotélique, que celui qui bien fait à quelqu’un l’aime mieux qu’il n’en est aimé ; et celui à qui il est dù aime mieux que celui qui doit ; et tout ouvrier aime mieux son ouvrage qu’il n’en serait aimé, si l’ouvrage avait du sentiment : d’autant que nous en avons cher, être ; et être consiste en mouvement et action ; par quoi chacun est aucunement en son ouvrage. Qui bienfait exerce une action belle et honnête ; qui reçoit l’exerce utile seulement. Or, l’utile est de beaucoup moins aimable que l’honnête : l’honnête est stable et permanent, fournissant à celui qui l’a fait une gratification constante ; l’utile se perd et échappe facilement, et n’en est la mémoire ni si fraîche ni si douce. Les choses nous sont plus chères qui nous ont plus coûté ; et le donner est de plus de coût que le prendre.

Puisqu’il a plu à Dieu nous douer de quelque capacité de discours, afin que, comme les bêtes, nous ne fussions pas servilement assujétis aux lois communes, mais que nous nous y appliquassions par jugement et liberté volontaire, nous devons bien prêter un peu à la simple autorité de nature, mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle ; la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J’ai, de ma part, le goût étrangement mousse à ces propensions, qui sont produites en nous sans l’ordonnance et entremise de notre jugement, comme, sur ce sujet duquel je parle, je ne puis recevoir cette passion de quoi on embrasse les enfants à peine encore nés, n’ayant ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables, et ne les ai pas souffert volontiers nourrir près de moi. Une vraie affection et bien réglée devrait naître et s’augmenter avec la connaissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant quand et quand la raison, les chérir d’une amitié vraiment paternelle ; et en juger de même s’ils sont autres : nous rendant toujours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours ; et, le plus communément, nous nous sentons plus émus des trépignements, jeux et niaiseries puériles de nos enfants que nous ne faisons après de leurs actions toutes formées ; comme si nous les avions aimés pour notre passe-temps, ainsi que des guenons, non ainsi que des hommes : et tel fournit bien libéralement des jouets à leur enfance, qui se trouve resserré à la moindre dépense qu’il leur faut étant en âge. Voire il semble que la jalousie que nous avons de les voir paraître et jouir du monde, quand nous sommes à même de le quitter[2] nous rende plus épargnants et retrains[3] envers eux ; il nous fâche qu’ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir : et si nous avions à craindre cela, puisque l’ordre des choses porte qu’ils ne peuvent, à dire vérité, être ni vivre qu’aux dépens de notre être et de notre vie, nous ne devions pas nous mêler d’être pères.

Quant à moi, je trouve que c’est cruauté et injustice de ne les recevoir au partage et société de nos biens, et compagnons en l’intelligence de nos affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer nos commodités pour pourvoir aux leurs, puisque nous les avons engendrés à cet effet. C’est injustice de voir qu’un père vieux, cassé et demi-mort jouisse seul, à un coin du foyer, des biens qui suffiraient à l’avancement et entretien de plusieurs enfants, et qu’il les laisse cependant, par faute de moyens, perdre leurs meilleures années sans se pousser au service public et connaissance des hommes. On les jette au désespoir de chercher par quelque voie, pour injuste qu’elle soit, à pourvoir à leur besoin : comme j’ai vu, de mon temps, plusieurs jeunes hommes de bonne maison si adonnés au larcin que nulle correction ne les en pouvait détourner. J’en connais un, bien apparenté, à qui, par la prière d’un sien frère très honnête et brave gentilhomme, je parlai une fois pour cet effet. Il me répondit et confessa tout rondement qu’il avait été acheminé à cette ordure par la rigueur et avarice de son père ; mais qu’à présent il y était si accoutumé qu’il ne s’en pouvait garder. Et lors il venait d’être surpris en larcin des bagues d’une dame. Il me fit souvenir du conte que j’avais ouï faire d’un autre gentilhomme, si fait et façonné à ce beau métier, du temps de sa jeunesse, que, venant après à être maître de ses biens, délibéré d’abandonner ce trafic, il ne se pouvait garder pourtant, s’il passait près d’une boutique où il y eût chose de quoi il eût besoin, de la dérober, en peine de l’envoyer payer après. Et en ai vu plusieurs si pressés et duits à cela que, parmi leurs compagnons mêmes, ils dérobaient ordinairement des choses qu’ils voulaient rendre. Je suis Gascon, et si n’est vice auquel je m’entende moins : je le hais un peu plus par complexion que je ne l’accuse par discours ; seulement par désir je ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est, à la vérité, un peu plus décrié que les autres de la française nation : si est-ce que nous avons vu de notre temps, à diverses fois, entre les mains de la justice, des hommes de maison, d’autres contrées, convaincus de plusieurs horribles voleries. Je crains que de cette débauche il s’en faille aucunement prendre à ce vice des pères.

Et si on me répond ce que fit un jour un seigneur de bon entendement, « qu’il faisait épargne des richesses, non pour en tirer autre fruit et usage que pour se faire honorer et rechercher aux siens ; et que l’âge lui ayant ôté toutes autres forces, c’était le seul remède qui lui restait pour se maintenir en autorité dans sa famille, et pour éviter qu’il ne vînt à mépris et dédain, à tout le monde ; » de vrai, non la vieillesse seulement, mais toute imbécillité, selon Aristote, est promotrice de l’avarice : cela est quelque chose, mais c’est la médecine à un mal duquel on devait éviter la naissance. Un père est bien misérable, qui ne tient l’affection de ses enfants que par le besoin qu’ils ont de son secours, si cela se doit nommer affection. Il faut se rendre respectable par sa vertu et par sa suffisance, et aimable par sa bonté et douceur de ses mœurs ; les cendres mêmes d’une riche matière, elles ont leur prix ; et les os et reliques des personnes d’honneur, nous avons accoutumé de les tenir en respect et révérence. Nulle vieillesse ne peut être si caduque et si rance à un personnage qui a passé en honneur son âge, qu’elle ne soit vénérable, et notamment à ses enfants, desquels il faut avoir réglé l’âme à leur devoir par raison, non par nécessite et par besoin, ni par rudesse et par force.

J’accuse toute violence en l’éducation d’une âme tendre qu’on dresse pour l’honneur et la liberté. Il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur et en la contrainte, et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison et par prudence et adresse ne se fait jamais par la force. On m’a ainsi élevé : ils disent qu’en tout mon premier âge je n’ai tâté des verges qu’à deux coups et bien mollement. J’ai dû la pareille aux enfants que j’ai eus. Ils me meurent tous en nourrice ; mais Léonore, une seule fille qui est échappée à cette infortune, a atteint six ans et plus sans qu’on ait employé à sa conduite et pour le châtiment de ses fautes puériles (l’indulgence de sa mère s’y appliquant aisément) autre chose que paroles et bien douces. Et quand mon désir y serait frustré, il est assez d’autres causes auxquelles nous prendre, sans entrer en reproche avec ma discipline, que je sais être juste et naturelle. J’eusse été beaucoup plus religieux encore en cela envers des mâles, moins nés à servir et de condition plus libre : j’eusse aimé à leur grossir le cœur d’ingénuité et de franchise. Je n’ai vu autre effet aux verges, sinon de rendre les âmes plus lâches ou plus malicieusement opiniâtres.

Voulons-nous être aimés de nos enfants ? leur voulons-nous ôter l’occasion de souhaiter notre mort, (combien que nulle occasion d’un si horrible souhait ne peut être ni juste ni excusable ?) accommodons leur vie raisonnablement de ce qui est en notre puissance. Pour cela, il ne nous faudrait pas marier si jeunes, que notre âge vienne quasi à se confondre avec le leur ; car cet inconvénient nous jette à plusieurs grandes difficultés ; je dis spécialement à la noblesse, qui est d’une condition oisive, et qui ne vit, comme on dit, que de ses rentes ; car ailleurs, où la vie est questuaire[4], la pluralité et compagnie des enfants, c’est un agencement de ménage, ce sont autant de nouveaux outils et instruments à s’enrichir.

Je me mariai à trente-trois ans, et loue l’opinion de trente-cinq, qu’on dit être d’Aristote. Platon ne veut pas qu’on se marie avant les trente. Thalès y donna les plus vraies bornes, qui, jeune, répondit à sa mère, le pressant de se marier, « qu’il n’était pas temps ; » et, devenu sur l’âge, « qu’il n’était plus temps. » Il faut refuser l’opportunité à toute action importune. En certaine contrée des Indes espagnoles, on ne permettait aux hommes de se marier qu’après quarante ans, et si le permettait-on aux filles à dix ans. Un gentilhomme qui a trente-cinq ans, il n’est pas temps qu’il fasse place à son fils qui en a vingt ; il est lui-même au train de paraître et aux voyages des guerres, et en la cour de son prince ; il a besoin de ses pièces, et en doit certainement faire part, mais telle part qu’il ne s’oublie pas pour autrui. Et à celui-là peut servir justement cette réponse que les pères ont ordinairement en la bouche : « Je ne me veux pas dépouiller devant que de m’aller coucher. » Mais un père attéré d’années et de maux, privé, par sa faiblesse et faute de santé, de la commune société des hommes, il se fait tort et aux siens, de couver inutilement un grand tas de richesses. Il est assez en état, s’il est sage, pour avoir désir de se dépouiller afin de se coucher, non pas jusqu’à la chemise, mais jusqu’à une robe de nuit bien chaude : le reste des pompes, de quoi il n’a plus que faire, il doit en étrenner volontiers ceux à qui, par ordonnance naturelle, cela doit appartenir. C’est raison qu’il leur en laisse l’usage, puisque nature l’en prive ; autrement, sans doute, il y a de la malice et de l’envie. La plus belle des actions de l’empereur Charles cinquième fut celle-là, à l’imitation d’aucuns anciens de son calibre, d’avoir su reconnaître que la raison nous commande assez de nous dépouiller quand nos robes nous chargent et empêchent, et de nous coucher quand les jambes nous faillent. Il résigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lorsqu’il sentit défaillir en soi la fermeté et la force pour conduire les affaires avec la gloire qu’il y avait acquise.

Cette faute, de ne savoir reconnaître de bonne heure, et ne sentir l’impuissance et extrême altération que l’âge apporte naturellement et au corps et à l’âme (qui, à mon opinion, est égale, si l’âme n’en a plus de la moitié), a perdu la réputation de la plupart des grands hommes du monde. J’ai vu, de mon temps, et connu familièrement des personnages de grande autorité, qu’il était bien aisé à voir être merveilleusement déchus de cette ancienne suffisance, que je connaissais par la réputation qu’ils en avaient acquise en leurs meilleurs ans. Je les eusse, pour leur honneur, volontiers souhaités-retirés en leur maison, à leur aise, et déchargés des occupations publiques et guerrières, qui n’étaient plus pour leurs épaules. J’ai autrefois été privé, en la maison d’un gentilhomme veuf et fort vieux, d’une vieillesse toutefois assez verte ; celui-ci avait plusieurs filles à marier, et un fils déjà en âge de paraître ; cela chargeait sa maison de plusieurs dépenses et visites étrangères, à quoi il prenait peu de plaisir, non-seulement pour le soin de l’épargne, mais encore plus pour avoir, à cause de l’âge, pris une forme de vie fort éloignée de la nôtre. Je lui dis un jour, un peu hardiment, comme j’ai accoutumé, qu’il lui siérait mieux de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale (car il n’avait que celle-là de bien logée et accommodée), et se retirer en une sienne terre voisine, où personne n’apporterait incommodité à son repos, puisqu’il ne pouvait autrement éviter notre importunité, vû la condition de ses enfants. Il m’en crut depuis, et s’en trouva bien.

Ce n’est pas à dire qu’on leur donne, par telle voie, obligation de laquelle on ne se puisse plus dédire. Je leur laisserais, moi qui suis à même de jouer ce rôle, la jouissance de ma maison et de mes biens ; mais avec liberté de m’en repentir, s’ils m’en donnaient occasion. Je leur en laisserais l’usage, parce qu’il ne me serait plus commode ; et de l’autorité des affaires en gros, je m’en réserverais autant qu’il me plairait ; ayant toujours jugé que ce doit être un grand contentement à un père vieux, de mettre lui-même ses enfants en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir, pendant sa vie, contrôler leurs déportements, leur fournissant instruction et avis suivant l’expérience qu’il en a, et d’acheminer lui-même l’ancien honneur et ordre de sa maison, en la main de ses successeurs, et se répondre par-là des espérances qu’il peut prendre de leur conduite à venir. Et pour cet effet, je ne voudrais pas fuir leur compagnie : je voudrais les éclairer de près, et jouir, selon la condition de mon âge, de leur allégresse et de leurs fêtes. Si je ne vivais parmi eux (comme je ne pourrais, sans offenser leur assemblée, par le chagrin de mon âge et la sujétion de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les règles et façons de vivre que j’aurais lors), je voudrais au moins vivre près d’eux, en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme je vis, il y a quelques années, un doyen de Saint-Hilaire de Poitiers, rendu à telle solitude par l’incommodité de sa mélancolie, que, lorsque j’entrai dans sa chambre, il y avait vingt-deux ans qu’il n’en était sorti un seul pas ; et si avait toutes ses actions libres et aisées, sauf un rhume qui lui tombait sur l’estomac ; à peine une fois la semaine voulait-il permettre qu’aucun entrât pour le voir. Il se tenait toujours enfermé par le dedans de sa chambre, seul, sauf qu’un valet lui portait une fois le jour à manger, qui ne faisait qu’entrer et sortir. Son occupation était se promener et lire quelque livre, car il connaissait aucunement les lettres, obstiné, au demeurant, de mourir en cette démarche, comme il fit bientôt après. J’essaierais, par une douce conversation, de nourrir en mes enfants une vive amitié et bienveillance non feinte en mon endroit, ce qu’on gagne aisément en une nature bien née ; car si ce sont bêtes furieuses, comme notre siècle en produit à milliers, il les faut haïr et fuir pour telles.

Je veux mal à cette coutume d’interdire aux enfants l’appellation paternelle, et leur en enjoindre une étrangère, comme plus révérentielle, nature n’ayant volontiers pas suffisamment pourvu à notre autorité[5]. Nous appelons Dieu tout-puissant Père, et dédaignons que nos enfants nous en appellent : j’ai réformé cette erreur en ma famille[6]. C’est aussi folie et injustice de priver les enfants qui sont en âge de la familiarité des pères, et vouloir maintenir en leur endroit une morgue austère et dédaigneuse, espérant par là les tenir en crainte et obéissance ; car c’est une farce très-inutile, qui rend les pères ennuyeux aux enfants, et, qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse et les forces en la main, et, par conséquent, le vent et la faveur du monde, et reçoivent avec moquerie ces mines fières et tyranniques d’un homme qui n’a plus de sang ni au cœur ni aux veines ; vrais épouvantails de chènevière. Quand je pourrais me faire craindre, j’aimerais encore mieux me faire aimer. Il y a tant de sortes de défauts en la vieillesse, tant d’impuissance ; elle est si propre au mépris, que le meilleur acquêt qu’elle puisse faire, c’est l’affection et amour des siens ; le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes.

J’en ai vu quelqu’un, duquel la jeunesse avait été très-impérieuse ; quand c’est venu sur l’âge, quoiqu’il le passe sainement ce qui se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempestatif maître de France ; il se ronge de soin et de vigilance. Tout cela n’est qu’un batelage auquel la famille même complote : du grenier, du cellier, voire et de sa bourse, d’autres ont la meilleure part de l’usage, cependant qu’il en a les clefs en sa gibecière, plus chèrement que ses yeux. Cependant qu’il se contente de l’épargne et chicheté de sa table, tout est en débauche en divers réduits de sa maison, en jeu et en dépense, et en l’entretien des comptes de sa vaine colère et prévoyance. Chacun est en sentinelle contre lui. Si, par fortune, quelque chétif serviteur s’y adonne[7], soudain il lui est mis en soupçon, qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soi-même. Quantes fois s’est-il vanté à moi de la bride qu’il donnait aux siens, et exacte obéissance et révérence qu’il en recevait ! combien il voyait clair en ses affaires ! Je ne sache homme qui pût apporter plus de parties, et naturelles et acquises, propres à conserver la maîtrise, qu’il fait ; et si en est déchu comme un enfant ; partant l’ai-je choisi, parmi plusieurs telles conditions que je connais, comme plus exemplaire.

Ce serait matière à une question scolastique : « S’il est ainsi mieux ou autrement ? » En présence, toutes choses lui cèdent ; et laisse-t-on ce vain cours à son autorité, qu’on ne lui résiste jamais : on le croit, on le craint, on le respecte tout son soûl. Donne-t-il congé à un valet ? il plie son paquet, le voilà parti, mais hors de devant lui seulement : les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troublés, qu’il vivra et fera son office en même maison, un an, sans être aperçu. Et quand la saison en est, oh fait venir des lettres lointaines, piteuses, suppliantes, pleines de promesses de mieux faire, par où on le remet en grâce. Monsieur fait-il quelque marché ou quelque dépêche qui déplaise ? on la supprime, forgeant, tantôt après, assez de causes pour excuser la faute d’exécution ou de réponse. Nulles lettres étrangères ne lui étant premièrement apportées, il ne voit que celles qui semblent commodes à sa science. Si, par cas, d’aventure il les saisit, ayant en coutume de se reposer sur certaine personne de les lui lire, on y trouve sur-le-champ ce qu’on veut, et fait-on, à tous coups, que tel lui demande pardon, qui l’injurie par même lettre. Il ne voit enfin ses affaires que par une image disposée et desseignée[8], et satisfactoire le plus qu’on peut, pour n’éveiller son chagrin et son courroux. J’ai vu, sous des figures différentes, assez d’économies longues, constantes, de tout pareil effet.

Il est toujours proclive[9] aux femmes de disconvenir à leurs maris ; elles saisissent à deux mains toutes couvertures de leur contraster ; la première excuse leur sert de plénière justification. J’en ai vu une qui dérobait gros à son mari, pour, disait-elle, faire ses aumônes plus grasses. Fiez-vous à cette religieuse dispensation ! Nul maniement ne leur semble avoir assez de dignité, s’il vient de la concession du mari : il faut qu’elles l’usurpent, ou finement, ou fièrement, et toujours injurieusement, pour lui donner de la grâce et de l’autorité. Comme en mon propos, quand c’est contre un pauvre vieillard, et pour des enfants, lors empoignent-elles ce titre, et en servent leur passion avec gloire et, comme en un commun servage, monopolent facilement contre sa domination et gouvernement. Si ce sont mâles grands et florissants, ils subornent aussi incontinent, ou par force, ou par faveur, et maître-d’hôtel, et receveur, et tout le reste. Ceux qui n’ont ni femme ni fils tombent en ce malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et indignement. Le vieux Caton disait en son temps que « autant de valets, autant d’ennemis.  » Voyez si, selon la distance de la pureté de son siècle au nôtre, il ne nous a pas voulu avertir que femme, fils et valets, autant d’ennemis à nous[10].

Bien sert à la décrépitude de nous fournir le doux bénéfice d’inapercevance et d’ignorance, et facilité à nous laisser tromper. Si nous y mordions, que serait-ce de nous, même en ce temps où les juges, qui ont à décider nos controverses, sont communément partisans de l’enfance, et intéressés ? Au cas que cette piperie m’échappe à voir, au moins ne m’échappe-t-il pas à voir que je suis très-pipable. Et aura-t-on jamais assez dit de quel prix est un ami, à comparaison de ces liaisons civiles ? L’image même que j’en vois aux bêtes, si pure, avec quelle religion je la respecte ! Si les autres me pipent, au moins ne me pipé-je pas moi-même à m’estimer capable de m’en garder, ni à me ronger la cervelle pour m’en rendre ; je me sauve de telles trahisons en mon propre giron, non par une inquiète et tumultuaire curiosité, mais par diversion plutôt et résolution. Quand j’oys réciter l’état de quelqu’un, je ne m’amuse pas à lui ; je tourne incontinent les yeux à moi, voir comment j’en suis ; tout ce qui le touche me regarde ; son accident m’avertit et m’éveille de ce côté-là. Tous les jours et à toutes heures, nous disons d’un autre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous savions replier, aussi bien qu’étendre, notre considération. Et plusieurs auteurs blessent en cette manière la protection de leur cause, courant en avant témérairement à l’encontre de celle qu’ils attaquent, et lançant à leurs ennemis des traits propres à leur être relancés plus avantageusement.

Feu monsieur le maréchal de Montluc, ayant perdu son fils, qui mourut en l’île de Madère, brave gentilhomme à la vérité et de grande espérance, me faisait fort valoir, entre ses autres regrets, le déplaisir et crève-cœur qu’il sentait de ne s’être jamais communiqué à lui, et, sur cette humeur d’une gravité et grimace paternelle, avoir perdu la commodité de goûter et bien connaître son fils, et aussi de lui déclarer l’extrême amitié qu’il lui portait et le digne jugement qu’il faisait de sa vertu. « Et ce pauvre garçon, disait-il, n’a rien vu de moi qu’une contenance renfrognée et pleine de mépris, et a emporté cette créance que je n’ai su ni l’aimer ni l’estimer selon son mérite. A qui gardais-je à découvrir cette singulière affection que je lui portais dans mon âme ? était-ce pas lui qui en devait avoir tout le plaisir et toute l’obligation ? Je me suis contraint et gêné pour maintenir ce vain masque ; et j’y ai perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quand et quand, qu’il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n’ayant jamais reçu de moi que rudesse, ni senti qu’une façon tyrannique. »

Je trouve que cette plainte était bien prise et raisonnable : car, comme je sais par une trop certaine expérience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de nos amis que celle que nous apporte la science de n’avoir rien oublié à leur dire et d’avoir eu avec eux une parfaite et entière communication. O mon ami[11] ! en vaux-je mieux d’en avoir le goût ? ou si j’en vaux moins ? J’en vaux certes bien mieux ; son regret me console et m’honore : est-ce pas un pieux et plaisant office de ma vie d’en faire à tout jamais les obsèques ? est-il jouissance qui vaille cette privation ?

Je m’ouvre aux miens tant que je puis et leur signifie très-volontiers l’état de ma volonté et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun : je me hâte de me produire et de me présenter, car je ne veux pas qu’on s’y mécompte, de quelque part que ce soit. Entre autres coutumes particulières qu’avaient nos anciens Gaulois, à ce que dit César, celle-ci en était l’une, que les enfants ne se présentaient aux pères, ni s’osaient trouver en public en leur compagnie, que lorsqu’ils commençaient à porter les armes ; comme s’ils eussent voulu dire que lors il était aussi saison que les pères les reçussent en leur familiarité et accointance.

J’ai vu encore une autre sorte d’indiscrétion en aucuns pères de mon temps, qui ne se contentent pas d’avoir privé, pendant leur longue vie, leurs enfants de la part qu’ils devaient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore après eux à leurs femmes cette même autorité sur tous leurs biens, et loi d’en disposer à leur fantaisie. Et j’ai connu tel seigneur, des premiers officiers de notre couronne, ayant, par espérance de droit à venir, plus de cinquante mille écus de rente, qui est mort nécessiteux et accablé de dettes, âgé de plus de cinquante ans, sa mère, en son extrême décrépitude, jouissant encore de tous ses biens, par l’ordonnance du père qui avait de sa part vécu près de quatre-vingts ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable. Pourtant, trouvé-je peu d’avancement à un homme de qui les affaires se portent bien d’aller chercher une femme qui le charge d’une grande dot ; il n’est point de dette étrangère qui apporte plus de ruine aux maisons : mes prédécesseurs ont communément suivi ce conseil bien à propos et moi aussi. Mais ceux qui nous déconseillent les femmes riches, de peur qu’elles soient moins traitables et reconnaissantes, se trompent de faire perdre quelque réelle commodité pour une si frivole conjecture. A une femme déraisonnable, il ne coûte non plus de passer par-dessus une raison que par-dessus une autre ; elles s’aiment le mieux où elles ont plus de tort : l’injustice les allèche, comme les bonnes l’honneur de leurs actions vertueuses ; et en sont débonnaires d’autant plus qu’elles sont plus riches, comme plus volontiers et glorieusement chastes, de ce qu’elles sont belles.

C’est raison de laisser l’administration des affaires aux mères, pendant que les enfants ne sont pas en l’âge, selon les lois, pour en manier la charge ; mais le père les a bien mal nourris, s’il ne peut espérer qu’en leur maturité ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, vu l’ordinaire faiblesse du sexe. Bien serait-il toutefois, à la vérité, plus contre nature de taire dépendre les mères de la discrétion de leurs enfants. On leur doit donner largement de quoi maintenir leur état, selon la condition de leur maison et de leur âge ; d’autant que la nécessité et l’indigence est beaucoup plus malséante et malaisée à supporter à elles qu’aux mâles : il faut plutôt en charger les enfants que la mère.

En général, la plus saine distribution de nos biens, en mourant, me semble être les laisser distribuer à l’usage du pays : les lois y ont mieux pensé que nous ; et vaut mieux les laisser faillir en leur élection que de nous hasarder témérairement de faillir en la nôtre. Ils ne sont pas proprement nôtres, puisque d’une prescription civile, et sans nous, ils sont destinés à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté au-delà, je tiens qu’il faut une grande cause, et bien apparente, pour nous faire ôter à un ce que sa fortune lui avait acquis et à quoi la justice commune l’appelait ; et que c’est abuser, contre raison, de cette liberté d’en servir nos fantaisies frivoles et privées. Mon sort m’a fait grâce de ne m’avoir présenté des occasions qui me pussent tenter et divertir mon affection de la commune et légitime ordonnance.

J’en vois envers qui c’est temps perdu d’employer un long soin de bons offices : un mot reçu de mauvais biais efface le mérite de dix ans. Heureux qui se trouve à point pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage ! La voisine action l’emporte : non pas les meilleurs et plus fréquents offices, mais les plus récents et présents font l’opération. Ce sont gens qui se jouent de leurs testaments comme de pommes ou de verges, à gratifier ou châtier chaque action de ceux qui y prétendent intérêt. C’est chose de trop longue suite et de trop de poids pour être ainsi promenée à chaque instant, et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardant surtout à la raison et observance publique. Nous prenons un peu trop à cœur ces substitutions masculines et proposons une éternité ridicule à nos noms. Nous pesons aussi trop les vaines conjectures de l’avenir, que nous donnent les esprits puérils. À l’aventure eût-on fait injustice de me déplacer de mon rang, pour avoir été le plus lourd et plombé, le plus long et dégoûté en ma leçon, non-seulement de tous mes frères, mais de tous les enfants de ma province, soit leçon d’exercice d’esprit, soit leçon d’exercice de corps. C’est folie de faire des triages extraordinaires, sur la foi de ces divinations auxquelles nous sommes si souvent trompés. Si on peut blesser cette règle et corriger les destinées au choix qu’elles ont fait de nos héritiers, on le peut, avec plus d’apparence, en considération de quelque remarquable et énorme difformité corporelle, vice constant, inamendable, et, selon nous grands estimateurs de la beauté, d’important préjudice.

Le plaisant dialogue du législateur de Platon avec ses citoyens fera honneur à ce passage. « Comment donc, disent-ils, sentant leur lin prochaine, ne pourrons-nous point disposer de ce qui est à nous à qui il nous plaira ? O dieux ! quelle cruauté qu’il ne nous soit loisible, selon que les nôtres nous auront servi en nos maladies, en notre vieillesse, en nos affaires, de leur donner plus ou moins, selon nos fantaisies ! » À quoi le législateur répond en cette manière : « Mes amis, qui avez sans doute bientôt à mourir, il est malaisé et que vous vous connaissiez et que vous connaissiez ce qui est à vous, suivant l’inscription delphique. Moi, qui fais les lois, tiens que ni vous n’êtes à vous, ni n’est à vous ce que vous jouissez. Et vos biens et vous, êtes à votre famille, tant passée que future ; mais encore plus sont au public et votre famille et vos biens. Parquoi, de peur que quelque flatteur, en votre vieillesse ou en votre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos de faire testament injuste, je vous en garderai ; mais, ayant respect et à l’intérêt universel de la cité et à celui de votre famille, j’établirai des lois, et ferai sentir, comme de raison, que la commodité particulière doit céder à la commune. Allez-vous-en doucement et de bonne voglie[12], où la nécessité humaine vous appelle ; c’est à moi, qui ne regarde pas l’une chose plus que l’autre, qui, autant que je puis, me soigne du général, d’avoir souci de ce que vous laissez. »

Revenant à mon propos, il me semble, en toutes façons, qu’il naît rarement des femmes à qui la maîtrise soit due sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle, si ce n’est pour le châtiment de ceux qui, par quelque humeur fiévreuse, se sont volontairement soumis à elles : mais cela ne touche aucunement les vieilles, de quoi nous parlons ici. C’est l’apparence de cette considération qui nous a fait forger et donner pied si volontiers à cette loi, que nul ne vit oncques, qui prive les femmes de la succession de cette couronne : et n’est guère seigneurie au monde où elle ne s’allègue, comme ici, par une vraisemblance de raison qui l’autorise : mais la fortune lui a donné plus de crédit en certains lieux qu’aux autres. Il est dangereux de laisser à leur jugement la dispensation de notre succession selon le choix qu’elles feront des enfants, qui est à tous les coups inique et fantastique : car cet appétit déréglé et goût malade qu’elles ont au temps de leurs grossesses, elles l’ont en l’âme en tout temps. Communément on les voit s’adonner aux plus faibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encore au col. Car n’ayant point assez de force de discours pour choisir et embrasser ce qui le vaut, elles se laissent plus volontiers aller où les impressions de nature sont plus seules ; comme les animaux, qui n’ont connaissance de leurs petits que pendant qu’ils tiennent à leurs mamelles[13]. Au demeurant, il est aisé à voir, par expérience, que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d’autorité, a les racines bien faibles : pour un fort léger profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfants d’entre les bras des mères, et leur faisons prendre les nôtres en charge ; nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chétive nourrice à qui nous ne voulons pas commettre les nôtres, ou à quelque chèvre, leur défendant non-seulement de les allaiter, quelque danger qu’ils en puissent encourir, mais encore d’en avoir aucun soin, pour s’employer du tout au service des nôtres ; et voit-on, en la plupart d’entre elles, s’engendrer bientôt, par accoutumance, une affection bâtarde plus véhémente que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conservation des enfants empruntés que des leurs propres. Et ce que j’ai parlé des chèvres, c’est d’autant qu’il est ordinaire, autour de chez moi, de voir les femmes de village, lorsqu’elles ne peuvent nourrir les enfants de leurs mamelles, appeler des chèvres à leur secours. Ces chèvres sont incontinent duites à venir allaiter ces petits enfants, reconnaissent leur voix quand ils crient, et y accourent : si on leur en présente un autre que leur nourrisson, elles le refusent ; et l’enfant en fait de même d’une autre chèvre. J’en vis un l’autre jour à qui on ôta la sienne, parce que son père ne l’avait qu’empruntée d’un sien voisin : il ne put jamais s’adonner à l’autre qu’on lui présenta, et mourut sans doute de faim. Les bêtes altèrent et abâtardissent, aussi aisément que nous, l’affection naturelle.

Or, à considérer cette simple occasion d’aimer nos enfants pour les avoir engendrés, pour laquelle nous les appelions autres nous-mêmes, il semble qu’il y ait bien une autre production venant de nous qui ne soit pas de moindre recommandation : car ce que nous engendrons par l’âme, les enfantements de notre esprit, de notre courage et suffisance, sont produits par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nôtres ; nous sommes père et mère ensemble en cette génération. Ceux-ci nous coûtent bien plus cher, et nous apportent plus d’honneur, s’ils ont quelque chose de bon : car la valeur de nos autres enfants est beaucoup plus leur que nôtre, la part que nous y avons est bien légère ; mais de ceux-ci, toute la beauté, toute la grâce et prix est nôtre. Par ainsi, ils nous représentent et nous rapportent bien plus vivement que les autres. Platon ajoute que ce sont ici des enfants immortels qui immortalisent leurs pères, voire et les déifient, comme Lycurgue, Solon, Minos. Or, les histoires étant pleines d’exemples de cette amitié commune des pères envers les enfants, il ne m’a pas semblé hors de propos d’en trier aussi quelqu’un de celle-ci. Il y eut un Labienus à Rome, personnage de grande valeur et autorité, et, entre autres qualités, excellent en toute sorte de littérature, qui était, ce crois-je, fils de ce grand Labienus, le premier des capitaines qui furent sous César en la guerre des Gaules, et qui depuis s’étant jeté au parti du grand Pompée, s’y maintint si valeureusement, jusqu’à ce que César le défit en Espagne : ce Labienus, de quoi je parle, eut plusieurs envieux de sa vertu, et, Gomme il est vraisemblable, les courtisans et favoris des empereurs de son temps pour ennemis de sa franchise, et des humeurs paternelles qu’il retenait encore contre la tyrannie, desquelles il est croyable qu’il avait teint ses écrits et ses livres. Ses adversaires poursuivirent devant le magistrat à Rome, et obtinrent de faire condamner plusieurs siens ouvrages, qu’il avait mis en lumière, à être brûlés. Ce fut par lui que commença ce nouvel exemple de peine, qui depuis fut continué à Rome à plusieurs autres, de punir de mort les écrits mêmes et les études. Il n’y avait point assez de moyen et matière de cruauté, si nous n’y mêlions des choses que nature a exemptées de tout sentiment et de toute souffrance, comme la réputation et les inventions de notre esprit, et si nous n’allions communiquer les maux corporels aux disciplines et monuments des Muses. Or, Labienus ne put souffrir cette perte, ni de survivre à cette sienne si chère géniture : il se fit porter et enfermer tout vif dans le monument de ses ancêtres ; là où il pourvut tout d’un train à se tuer et à s’enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer aucune autre plus véhémente affection paternelle que celle-là.

Cassius Severus, homme très-éloquent, et son familier, voyant brûler ses livres, criait que, par même sentence, on le devait quand et quand condamner à être brûlé tout vif ; car il portait et conservait en sa mémoire ce qu’ils contenaient. Pareil accident advint à Cremutius Cordus, accusé d’avoir en ses livres loué Brutus et Cassius : ce sénat vilain, servile et corrompu, et digne d’un pire maître que Tibère, condamna ses écrits au feu. Il fut content de faire compagnie à leur mort, et se tua par abstinence de manger. Le bon Lucain, étant jugé par ce coquin de Néron, sur les derniers traits de sa vie, comme la plupart du sang fut déjà écoulé par les veines des bras qu’il s’était fait tailler à son médecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les extrémités de ses membres et commençait à s’approcher des parties vitales, la dernière chose qu’il eut en sa mémoire, ce furent aucuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu’il récitait ; et mourut ayant cette dernière voix en la bouche. Cela qu’était-ce qu’un tendre et paternel congé qu’il prenait de ses enfants, représentant les adieux et les étroits embrassements que nous donnons aux nôtres en mourant, et un effet de cette naturelle inclination qui rappelle en notre souvenance, en cette extrémité, les choses que nous avons eu les plus chères pendant notre vie[14] ?

Il est peu d’hommes adonnés à la poésie, qui ne se gratifiassent plus d’être pères de l’Enéïde que du plus beau garçon de Rome, et qui ne souffrissent plus aisément une perte que l’autre : car, selon Aristote, de tous ouvriers, le poète est nommément le plus amoureux de son ouvrage.

Il est malaisé à croire qu’Épaminondas, qui se vantait de laisser pour toute postérité des filles qui feraient un jour honneur à leur père (c’étaient les deux nobles victoires qu’il avait gagnées sur les Lacédémoniens), eut volontiers consenti d’échanger celles-là aux plus belles de toute la Grèce ; ou qu’Alexandre et César aient jamais souhaité d’être privés de la grandeur de leurs glorieux faits de guerre, pour la commodité d’avoir des enfants et héritiers, quelque parfaits et accomplis qu’ils pussent être. Voire, je fais grand doute que Phidias, ou autre excellent statuaire, aimât autant la conservation et la durée de ses enfants naturels, comme il ferait d’une image excellente qu’avec long travail et étude il aurait parfaite selon l’art.


  1. Il paraît que le fils de cette dame accompagna Montaigne, en 1580, dans son voyage à Rome.
  2. Au moment même, sur le point de te quitter.
  3. Retroins, resserrés.
  4. De quæstuarius, mercenaire, qui travaille pour vivre.
  5. Comme si la nature n’avait, pas assez bien pour eu à notre autorité.
  6. Le bon roi Henri IV la réforma aussi dans sa famille : « Car il ne voulait pas, dit Pérélixe, que ses enfants l’appelassent monsieur, nom qui semble rendre les enfants étrangers à leur père, et qui marque la servitude et la sujétion, mais qu’ils l’appelassent papa, nom de tendresse et d’amour. » (Hist. de Henri-le-Grand.)
  7. S’attache à lui.
  8. Faite à dessein, préparée d’avance.
  9. Les femmes ont toujours du penchant à contrarier la colonie de leurs maris. C’est une exagération.
  10. Ces pensées seraient trop désespérantes ; des chrétiens ont d’autres sentiments.
  11. La Boëtie.
  12. Volonté.
  13. Tous ces jugements sur les femmes sont païens.
  14. Ces exemples tout païens ne méritent pas tant d’éloges.