Essais/éd. Musart (1847)/29

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 263-276).
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CHAPITRE XXIX.

de la cruauté.


Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble, que les inclinations à la bonté qui naissent eu nous. Les àmes réglées d’elles-mêmes et bien nées suivent même train, et représentent en leurs actions même visage que les vertueuses ; mais la vertu sonne je ne sais quoi de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celui qui, d’une douceur et facilité naturelle, mépriserait les offenses reçues, ferait chose très-belle et digne de louange ; mais celui qui, pique et outré jusqu’au vif d’une offense, s’armerait dos armes de la raison contre ce furieux appétit de vengeance, et, après un grand conflit, s’en rendrait enfln maître, ferait sans doute beaucoup plus. Celui-là ferait bien, et celui-ci vertueusement : l’une action se pourrait dire bonté, l’autre vertu ; car il semble que le nom de la vertu présuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie[1]. C’est à l’aventure pourquoi nous nommons Dieu bon, fort, et libéral et juste ; mais nous ne le nommons pas vertueux ; ses opérations sont toutes naïves et sans effort.

Des philosophes, non-seulement stoïciens, mais encore épicuriens, il y en a plusieurs qui ont jugé que ce n’était pas assez d’avoir l’âme en bonne assiette, bien réglée et bien disposée à la vertu ; ce n’était pas assez d’avoir nos résolutions et nos discours au-dessus de tous les efforts de fortune, mais qu’il fallait encore rechercher les occasions d’en venir à la preuve ; ils veulent quêter de la douleur, de la nécessité et du mépris, pour les combattre et pour tenir leur âme en haleine. C’est l’une des raisons pourquoi Épaminondas, qui était encore d’une tierce secte[2], refuse des richesses que la fortune lui met en main par une voie très-légitime, pour avoir, dit-il, à s’escrimer contre la pauvreté, en laquelle extrême il se maintint toujours. Socrate s’essayait, ce me semble, encore plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme, qui est un essai à fer émoulu. Metellus ayant, seul de tous les sénateurs romains, entrepris, par l’effort de sa vertu, de soutenir la violence de Saturninus, tribun du peuple à Rome, qui voulait à toute force faire passer une loi injuste en faveur de la commune, et ayant encouru par là les peines capitales que Saturninus avait établies contre les refusants, entretenait ceux qui en cette extrémité le conduisaient en la place, de tels propos : que c’était chose trop facile et trop lâche que de mal faire ; et que de faire bien où il n’y eût point de danger, c’était chose vulgaire ; mais de faire bien où il y eût danger, c’était le propre office d’un homme de vertu.

Ces paroles de Metellus nous représentent bien clairement ce que je voulais vérifier, que la vertu refuse la facilité pour compagne ; et que cette aisée, douce et penchante voie, par où se conduisent les pas réglés d’une bonne inclination de nature, n’est pas celle de la vraie vertu : elle demande un chemin âpre et épineux ; elle veut avoir, ou des difficultés étrangères à lutter, comme celle de Metellus, par le moyen desquelles fortune se plaît à lui rompre la raideur de sa course, ou des difficultés internes que lui apportent les appétits désordonnés et imperfections de notre condition.

Je suis venu jusqu’ici bien à mon aise : mais, au bout de ce discours, il me tombe en fantaisie que l’âme de Socrate serait, à mon compte, une âme de peu de recommandation : car je ne puis concevoir en ce personnage aucun effort de vicieuse concupiscence ; au train de sa vertu, je n’y puis imaginer aucune difficulté ni aucune contrainte ; je connais sa raison si puissante et si maîtresse chez lui qu’elle n’eût jamais donné moyen à un appétit vicieux seulement de naître ; à une vertu si élevée que la sienne je ne puis rien mettre en tête ; il me semble la voir marcher d’un victorieux pas et triomphant, on pompe et à son aise, sans empêchement ni destourbier[3]. Et qui, de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraie philosophie, peut se contenter d’imaginer Socrate seulement franc de crainte et de passion en l’accident de sa prison, de ses fers et de sa condamnation ? et qui ne reconnaît en lui non-seulement de la fermeté et de la constance (c’était son assiette ordinaire que celle-là), mais encore je ne sais quel contentement nouveau et une allégresse enjouée en ses propos et façons dernières ? A ce tressaillir, du plaisir qu’il sent à gratter sa jambe après que les fers en furént hors, accuse-t-il pas une pareille douceur et joie en son âme pour être désenforgées[4] des incommodités passées et à même d’entrer en connaissance des choses à venir ? Aristippus, à ceux qui plaignaient Socrate de sa mort : « Les dieux m’en envoient une telle ! » fit-il[5].

Or qu’il ne soit plus beau, par une haute et divine résolution, d’empêcher la naissance des tentations et do s’être formé à la vertu, de manière que les semences mêmes de vices en soient déracinées, que d’empêcher à vive force leur progrès, et, s’étant laissé surprendre aux émotions premières des passions, s’armer et se bander pour arrêter leur course et les vaincre ; et que ce second effet ne soit encore plus beau que d’être simplement garni d’une nature facile et débonnaire, et dégoûtée par soi-même de la débauche et du vice, je ne pense point qu’il y ait doute : car cette tierce et dernière façon, il semble bien qu’elle rende un homme innocent, mais non point vertueux ; exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire : joint que cette condition est si voisine à l’imperfection et à la faiblesse, que je ne sais pas bien comment en démêler les confins et les distinguer ; les noms mêmes de bonté et d’innocence sont à cette cause aucunement noms de mépris. Je vois que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobriété et tempérance, peuvent arriver à nous par défaillance corporelle ; la fermeté aux dangers (si fermeté il la faut appeler), le mépris de la mort, la patience aux infortunes, peuvent venir et se trouvent souvent aux hommes par faute de bien juger de tels accidents et ne les concevoir tels qu’ils sont : la faute d’appréhension et la bêtise contrefont ainsi parfois les effets vertueux ; comme j’ai vu souvent advenir qu’on a loué des hommes de quoi ils méritaient du blâme. Un seigneur italien tenait une fois ce propos en ma présence, au désavantage de sa nation : que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions était si grande, qu’ils prévoyaient les dangers et accidents qui leur pouvaient advenir, de si loin qu’il ne fallait pas trouver étrange si on les voyait souvent à la guerre pourvoir à leur sûreté, voire avant que d’avoir reconnu le péril ; que nous et les Espagnols, qui n’étions pas si fins, allions plus outre ; et qu’il nous fallait faire voir à l’œil et toucher à la main le danger, avant que de nous en effrayer, et que lors aussi nous n’avions plus de tenue ; mais que les Allemands et les Suisses, plus grossiers et plus lourds, n’avaient le sens de se raviser, à peine lors même qu’ils étaient accablés sous les coups. Ce n’était à l’aventure que pour rire. Si est-il bien vrai qu’au métier de la guerre les apprentis se jettent bien souvent aux hasards, d’autre inconsidération qu’il ne font après y avoir été échaudés. Voilà pourquoi, quand on juge d’une action particulière, il faut considérer plusieurs circonstances, et l’homme tout entier qui l’a produite, avant la baptiser.

Pour dire un mot de moi-même, j’ai vu quelquefois mes amis appeler prudence en moi ce qui était fortune, et estimer avantage de courage et patience ce qui était avantage de jugement et opinion ; et m’attribuer un titre pour autre, tantôt à mon gain, tantôt à ma perte. Au demeurant, il s’en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfait degré d’excellence, où de la vertu il se fait une habitude, que du second même je n’en ai fait guère de preuves. Je ne me suis mis en grand effort pour brider les désirs de quoi je me suis trouvé pressé ; ma vertu, c’est une vertu ou innocence, pour mieux dire, accidentelle et fortuite. Si je fusse né d’une complexion plus déréglée, je crains qu’il fut allé piteusement de mon fait ; car je n’ai essayé guère de fermeté en mon âme pour soutenir des passions, si elles eussent été tant soit peu véhémentes ; je ne sais point nourrir des querelles et du débat chez moi. Ainsi, je ne me puis dire nul grand merci de quoi je me trouve exempt de plusieurs vices : je le dois plus à ma fortune qu’à ma raison. Elle m’a fait naître d’une race fameuse en prud’hommie et d’un très-bon père ; je ne sais s’il a écoulé en moi partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques et la bonne institution de mon enfance y ont insensiblement aidé, ou si je suis autrement ainsi né ; mais tant y a que la plupart des vices, je les ai de moi-même en horreur. Le mot d’Antisthènes à celui qui lui demandait le meilleur apprentissage : « Désapprendre le mal, » semble s’arrêter à cette image. Je les ai, dis-je, en horreur, d’une opinion si naturelle et si mienne, que ce même instinct et impression que j’en ai apporté de la nourrice, je l’ai conservé sans qu’aucunes occasions me l’aient su faire altérer ; voire non pas mes discours propres, qui, pour s’être débandés en aucunes choses de la route commune, me licencieraient aisément à des actions que cette naturelle inclination me fait haïr. Je dirai un monstre, mais je le dirai pourtant : je trouve par-là, en plusieurs choses, plus d’arrêt et de règle en mes mœurs qu’en mon opinion, et ma concupiscence moins débauchée que ma raison.

Quant à l’opinion des stoïciens, qui disent « le sage œuvrer, quand il œuvre, par toutes les vertus ensemble, quoiqu’il y en ait une plus apparente, selon la nature de l’action ; » à cela leur pourrait servir aucunement la similitude du corps humain ; car l’action de la colère ne se peut exercer que toutes les humeurs ne nous y aident, quoique la colère prédomine. Si de là ils veulent tirer pareille conséquence, que, quand le fautier fault, il fault par tous les vices ensemble, je ne les en crois pas ainsi simplement, ou je ne les entends pas, car je sens par effet le contraire : ce sont subtilités aiguës, insubstantielles, auxquelles la philosophie s’arrête parfois. Je suis quelques vices ; mais j’en fuis d’autres autant que saurait l’aire un saint. Aussi désavouent les péripatéticiens cette connexité et couture indissoluble ; et tient Aristote qu’un homme prudent et juste peut être intempérant. Socrate avouait à ceux qui reconnaissaient en sa physionomie quelque inclination au vice que c’était, à la vérité, sa propension naturelle, mais qu’il l’avait corrigée par discipline ; et les familiers du philosophe Stilpon disaient qu’étant né sujet au vin il s’était rendu par étude très-abstinent.

Ce que j’ai de bien, je l’ai, au rebours, par le sort de ma naissance ; je ne le tiens ni de loi, ni de précepte ou autre apprentissage : l’innocence qui est en moi est une innocence niaise ; peu de vigueur et point d’art. Je hais, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extrême de tous les vices ; mais c’est jusqu’à telle mollesse que je ne vois pas égorger un poulet sans déplaisir, et ois impatiemment gémir un lièvre sous les dents de mes chiens, quoique ce soit un plaisir violent que la chasse.

Je me compassionne fort tendrement des afflictions d’autrui, et pleurerais aisément par compagnie, si, pour occasion que ce soit, je savais pleurer. Il n’est rien qui tente mes larmes que les larmes, non vraies seulement, mais comment que ce soit, ou feintes ou peintes. Les morts, je ne les plains guère et les envierais plutôt ; mais je plains bien fort les mourants. Les sauvages ne m’offensent pas tant de rôtir et manger les corps des trépassés, que ceux qui les tourmentent et persécutent vivants. Les exécutions même de la justice, pour raisonnables qu’elles soient, je ne les puis voir d’une vue ferme. Quelqu’un ayant à témoigner la clémence de Jules César : « Il était, dit-il, doux en ses vengeances : ayant forcé les pirates à se rendre à lui, qui l’avaient auparavant pris prisonnier et mis en rançon, d’autant qu’il les avait menacés de les faire mettre en croix, il les y condamna, mais ce fut après les avoir fait étrangler. Philémon, son secrétaire, qui l’avait voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d’une mort simple. » Sans dire qui est cet auteur latin qui ose alléguer pour témoignage de clémence de seulement tuer ceux desquels on a été offensé, il est aisé à deviner qu’il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté que les tyrans romains mirent en usage.

Quant à moi, en la justice même, tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté ; et notamment à nous qui devrions avoir respect d’envoyer les âmes en bon état ; ce qui ne se peut, les ayant agitées et désespérées par tourments insupportables. Ces jours passés, un soldat prisonnier ayant aperçu d’une tour où il était que le peuple s’assemblait en la place et que des charpentiers y dressaient leur ouvrage, crut que c’était pour lui ; et, entré en la résolution de se tuer, ne trouva qui l’y pût secourir qu’un vieux clou de charrette rouillé, que la fortune lui offrit : de quoi il se donna premièrement deux grands coups autour de la gorge ; mais, voyant que ç’avait été sans effet, bientôt après il s’en donna un tiers dans le ventre où il laissa le clou fiché. Le premier de ses gardes qui entra où il était le trouva en cet état, vivant encore, mais couché et tout affaibli do ses coups. Pour employer le temps avant qu’il défaillit, on se hâta de lui prononcer sa sentence ; laquelle ouïe, et qu’il n’était condamné qu’à avoir la tête tranchée, il sembla reprendre un nouveau courage, accepta du vin qu’il avait refusé, remercia ses juges de la douceur inespérée de leur condamnation ; qu’il avait pris parti d’appeler la mort pour la crainte d’une mort plus âpre et insupportable, ayant conçu opinion, par les apprêts qu’il avait vu faire en la place, qu’on le voulût tourmenter de quelque horrible supplice, et sembla être délivré de la mort pour l’avoir changée.

Je conseillerais que ces exemples de ligueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s’exerçassent contre les corps des criminels : car de les voir priver de sépulture, de les voir bouillir et mettre à quartiers, cela toucherait quasi autant le vulgaire que les peines qu’on fait souffrir aux vivants ; quoique, par effet, ce soit peu ou rien. Je me rencontrai un jour à Rome, sur le point qu’on défaisait Catena, un voleur insigne ; on l’étrangla, sans aucune émotion de l’assistance ; mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnait coup que le peuple ne suivît d’une voix plaintive et d’une exclamation, comme si chacun eût prêté son sentiment à cette charogne. Il faut exercer ces inhumains excès contre l’écorce, non contre le vif. Ainsi amollit, en cas aucunement pareil, Artaxerxès l’àpreté des lois anciennes de Perse, ordonnant que les seigneurs qui avaient failli en leur charge, au lieu qu’on les soûlait fouetter, fussent dépouillés, et leurs vêtements fouettés pour eux ; et, au lieu qu’on leur soûlait arracher les cheveux, qu’on leur ôtât leur haut chapeau seulement.

Je vis en une saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles, et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours ; mais cela ne m’y a nullement apprivoisé. A peine me pouvais-je persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fût trouvé des âmes si farouches, qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre, hacher et détrancher les membres d’autrui, aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix lamentables d’un homme mourant en angoisse. Car voilà l’extrême point où la cruauté puisse atteindre. De moi, je n’ai pas su voir seulement, sans déplaisir, poursuivre et tuer une bête innocente qui est sans défense, et de qui nous ne recevons aucune offense : et comme il advient communément que le cerf, se sentant hors d’haleine et de force, n’ayant plus autre remède, se rejette et rend à nous-mêmes qui le poursuivons, nous demandant merci par ses larmes, ce m’a toujours semblé un spectacle très-déplaisant. Je ne prends guère bête en vie à qui je ne redonne les champs ; Pythagore les achetait des pêcheurs et des oiseleurs pour en faire autant.

Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent une propension naturelle à la cruauté. Après qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, ce crains-je, elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité ; nul ne prend son ébat à voir des bêtes s’entrejouer et caresser, et nul ne fault de le prendre à les voir s’entredéchirer et démembrer. Et, afin qu’on ne se moque de cette sympathie que j’ai avec elle, la théologie même nous ordonne quelque faveur en leur endroit ; et, considérant qu’un même maître nous a logés en ce palais pour son service, et qu’elles sont comme nous de sa famille, elle a raisoa de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles. Pythagore emprunta la métempsycose dos Égyptiens ; mais depuis elle a été reçue par plusieurs nations, et notamment par nos druides : la religion de nos anciens Gaulois portait que les âmes étant éternelles ne cessaient de se remuer et changer de place d’un corps à un autre ; mêlant en outre à cette fantaisie quelque considération de la justice divine ; car selon les déportements de l’âme, pendant qu’elle avait été chez Alexandre, ils disaient que Dieu lui ordonnait un autre corps à habiter, plus ou moins pénible, et rapportant à sa condition : si elle avait été vaillante, ils la logeaient au corps d’un lion ; si voluptueuse, en celui d’un pourceau ; si lâche, en celui d’un cerf ou d’un lièvre ; si malicieuse, en celui d’un renard ; ainsi du reste, jusqu’à ce que, purifiée par ce châtiment, elle reprenait le corps de quelque autre homme.

Quant à ce cousinage-là, d’entre nous et les bêtes, je n’en fais pas grande recette, ni de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non-seulement reçu des bêtes à leur société et compagnie, mais leur ont donné un rang bien loin au-dessus d’eux, les estimant tantôt familières et favorites de leurs dieux, et les ayant en respect et révérence plus qu’humaine, et d’autres ne reconnaissant autre Dieu ni autre divinité qu’elles. Et l’interprétation même que Plutarque donne à cette erreur, qui est très-bien prise, leur est encore honorable : car il dit que ce n’était pas le chat ou le bœuf (pour exemple) que les Égyptiens adoraient ; mais qu’ils adoraient en ces bêtes-là quelque image des facultés divines : en celle-ci, la patience et l’utilité ; en celle-là, la vivacité, ou, comme nos voisins les Bourguignons, avec toute l’Allemagne, l’impatience de se voir enfermés ; par où ils représentaient la liberté, qu’ils aimaient et adoraient au-delà de toute autre faculté divine ; et ainsi des autres.

Quand tout cela en serait à dire, si y a-t-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bâtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables : il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne crains point à dire la tendresse de ma nature, si puérile que je ne puis pas bien refuser à mon chien la fête qu’il m’offre hors de saison ou qu’il me demande. Les Turcs ont des aumênes et des hôpitaux pour les bêtes. Les Romains avaient un soin public de la nourriture des oies, par la vigilance desquelles leur Capitole avait été sauvé. Les Athéniens ordonnèrent que les mules et mulets qui avaient servi au bâtiment du temple appelé Hécatompédon fussent libres, et qu’on les laissât paître partout sans empêchement. Les Agrigentins avaient en usage commun d’enterrer sérieusement les bêtes qu’ils avaient eu chères, comme les chevaux de quelque rare mérite, les chiens et les oiseaux utiles, ou même qui avaient servi de passe-temps à leurs enfants : et la magnificence qui leur était ordinaire en toutes autres choses paraissait aussi singulièrement à la somptuosité et nombre de monuments élevés à cette fin, qui ont duré en parade plusieurs siècles depuis. Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats, en lieux sacrés, embaumaient leurs corps, et portaient leur deuil à leur trépas. Cimon fit une sépulture honorable aux juments avec lesquelles il avait gagné par trois fois le prix de la course aux jeux olympiques. L’ancien Xantippus fit enterrer son chien sur un chef[6], en la côte de la mer qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisait, dit-il, conscience de vendre et envoyer à la boucherie, pour un léger, profit, un bœuf qui l’avait longtemps servi.


  1. Sans partie, adverse, sans opposition.
  2. De la secte pythagoricienne.
  3. Trouble.
  4. Dégagée.
  5. Montaigne s’évertue à admirer exclusivement la mort de Socrate, comme si la religion chrétienne n’offrait pas des milliers et des milliers de ses enfants dont la mort et la vie furent certainement bien plus dignes d’admiration.
  6. Sur un cap ou promontoire.