Essais/édition Michaud, 1907/Livre III/Chapitre 5

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 5
Texte 1595
Texte 1907
Sur des vers de Virgile.


CHAPITRE V.

Sur des vers de Virgile.


A mesure que les pensemens vtiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empeschans, et plus onéreux. Le vice, la mort, la pauureté, les maladies, sont subiets graues, et qui greuent. faut auoir l’ame instruitte des moyens de soustenir et combatre les maux, et instruite des règles de bien viure, et de bien croire : et souuent l’esueiller et exercer en cette belle estude. Mais à vne ame de commune sorte, il faut que ce soit auec relasche et moderation : elle saffolle, d’estre trop continuellement bandée. I’auoy besoing en ieunesse, de m’aduertir et solliciter pour me tenir en office. L’alegresse et la santé ne conuiennent pas tant bien, dit-on. auec ces discours serieux et sages. Ie suis à present en vn autre estat. Les conditions de la vieillesse, ne m’aduertissent que trop, m’assagissent et me preschent. De l’excez de la gayeté, ie suis tombé en celuy de la seuerité : plus fascheux. Parquoy, ie me laisse à cette heure aller vn peu à la desbauche, par dessein : et employe quelque fois l’ame, à des pensemens folastres et ieunes, où elle se seiourne. Ie ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur. Les ans me font leçon tous les iours, de froideur, et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint : il est à son tour de guider l’esprit vers la reformation : il regente à son tour et plus rudement et imperieusement. Il ne me laisse pas vne heure, ny dormant ny veillant, chaumer d’instruction, de mort, de patience, et de poenitence. Ie me deffens de la temperance, comme i’ay faict autresfois de la volupté : elle me tire trop arriere, et iusques à la stupidité. Or ie veux estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excez, et n’a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que ie ne seche, tarisse, et m’aggraue de prudence, aux interualles que mes maux me donnent,

Mens intenta suis ne siet vsque malis,

ie gauchis tout doucement, et desrobe ma veuë de ce ciel orageux et nubileux que i’ay deuant moy. Lequel, Dieu mercy, ie considere bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et me vay amusant en la recordation des ieunesses passees :

Animus quod perdidit, oplat,
Alque in præterita se totus imagine versat.

Que l’enfance regarde deuant elle, la vieillesse derriere estoit ce pas ce que signifioit le double visage de lanus ? Les ans m’entrainnent s’ils veulent, mais à reculons. Autant que mes yeux peuuent recognoistre cette belle saison expiree, ie les y destourne à secousses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n’en veux-ie déraciner l’image de la memoire.

Hoc est
Viuere bis, vita posse priore frui.

Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses, et ieux de la ieunesse, pour se resiouyr en autruy, de la soupplesse et beauté du corps, qui n’est plus en eux : et rappeller en leur souuenance, la grace et faueur de cet aage verdissant. Et veut qu’en ces esbats, ils attribuent l’honneur de la victoire, au ieune homme, qui aura le plus esbaudi et resioui, et plus grand nombre d’entre eux. Je merquois autresfois les iours poisans et tenebreux, comme extraordinaires. Ceux-là sont tantost les miens ordinaires : les extraordinaires sont les beaux et serains. Ie m’en vay au train de tressaillir, comme d’vne nouuelle faueur, quand aucune chose ne me deult. Que ie me chatouille, ie ne puis tantost plus arracher vi pauure rire de ce meschant corps. Ie ne m’esgaye qu’en fantasie et en songe pour destourner par ruse, le chagrin de la vieillesse. Mais certes il faudroit autre remede, qu’en songe. Foible lucte, de l’art contre la nature. C’est grand simplesse, d’alonger et anticiper, comme chacun fait, les incommoditez humaines. l’ayme mieux estre moins long temps vieil, que d’estre vieil, auant que de l’estre. Iusques aux moindres occasions de plaisir que ie puis rencontrer, ie les empoigne. Ie congnois bien par ouyr dire, plusieurs especes de voluptez prudentes, fortes et glorieuses : mais l’opinion ne peut pas assez sur moy pour m’en mettre en appetit. Ie ne les veux pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme ie les veux doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus populo nos damus, nullius rei bono auctori. Ma philosophie est en action, en vsage naturel et present peu en fantasie. Prinssé-ie plaisir à iouer aux noisettes et à la toupie !

Non ponebat enim rumores ante salutem.

La volupté est qualité peu ambitieuse ; elle s’estime assez riche de soy, sans y mesler le prix de la reputation et s’ayme mieux à l’ombre. Il faudroit donner le foüet à vn ieune homme, qui s’amuseroit à choisir le goust du vin, et des sauces. Il n’est rien que i’aye moins sçeu, et moins prisé à cette heure ie l’apprens. I’en ay grand honte, mais qu’y feroy-ie ? l’ay encor plus de honte et de despit, des occasions qui m’y poussent. C’est à nous, à resuer et baguenauder, et à la ieunesse à se tenir sur la reputation et sur le bon bout. Elle va vers le monde, vers le credit : nous en venons. Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clauam, sibi pilam, sibi natationes et cursus habeant : nobis senibus, ex lusionibus multis, talos relinquant et tesseras. Les loix mesme nous enuoyent au logis. Ic ne puis moins en faueur de cette chetiue condition, où mon aage me pousse, que de luy fournir de ioüets et d’amusoires, comme à l’enfance aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folic, auront prou à faire, à m’estaver et secourir par offices alternatifs, en cette calamité d’aage.

Misce stultitiam consiliis breuem.

le fuis de mesme les plus legeres pointures et celles qui ne m’eussent pas autresfois esgratigné, me transpercent à cette heure. Mon habitude commence de s’appliquer si volontiers au mal : in fragili corpore odiosa omnis offensio est.

Mensque pati durum sustinet ægra nihil.

I'ay esté tousiours chatouilleux et delicat aux offences, ie suis plus tendre à cette heure, et ouuert par tout.

Et minimæ vires frangere quassa valent.

Mon iugement m'empesche bien de regimber et gronder contre les inconuenients que Nature n'ordonne à souffrir, mais non pas de les sentir. Ie courrois d'vn bout du monde à l'autre, chercher vn bon an de tranquillité plaisante et eniouce, moy, qui n'ay autre fin que viure et me resiouyr. La tranquillité sombre et stupide, se trouue assez pour moy, mais elle m'endort et enteste ie ne m'en contente pas. S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie, aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resseante, ou voyagere, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soyent bonnes, il n'est que de siffler en pauine, ie leur iray fournir des Essays, en chair et en os.Puisque c'est le priuilege de l'esprit, de se r'auoir de la vieillesse, ie luy conseille autant que ie puis, de le faire qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur vn arbre mort. Ie crains que c'est vn traistre: il s'est si estroittement affreté au corps, qu'il m'abandonne à tous coups, pour le suiure en sa necessité. Ie le flatte à part, ie le practique pour neant: i'ay beau essayer de le destourner de cette colligence, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et les dances royalles: si son compagnon a la cholique, il semble qu'il l'ayt aussi. Les puissances mesmes qui luy sont particulieres et propres, ne se peuuent lors sousleuer: elles sentent euidemment le morfondu : il n'y a poinct d'allegresse en ses productions, s'il n'en y a quand et quand au corps.Noz maistres ont tort, dequoy cherchants les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit, outre ce qu'ils en attribuent à vn rauissement diuin, à l'amour, à l'aspreté guerriere, à la poësie, au vin ils n'en ont donné sa part à la santé. Vne santé bouillante, vigoureuse, pleine, oysiue, telle qu'autrefois la verdeur des ans et la securité, me la fournissoient par venues. Ce feu de gayeté suscite en l'esprit des eloises viues et claires outre nostre clairté naturelle et entre les enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or bien, ce n'est pas merueille, si vn contraire estat affesse mon esprit, le cloue, et en tire vn effect contraire.

Ad nullum consurgit opus cum corpore languet.

Et veut encores que ie luy sois tenu, dequoy il preste, comme il dit, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l'vsage ordinaire des hommes. Aumoins pendant que nous auons trefue, chassons les maux et difficultez de nostre commerce,

Dum licet, obducta soluatur fronte senectus :

tetrica sunt amananda iocularibus. I’ayme vne sagesse gaye et ciuile, et fuis l’aspreté des mœurs, et l’austerité ayant pour suspecte toute mine rebarbatiue :

Tristémque vultus tetrici arrogantiam ;
Et habet tristis quoque turba cynædos.

le croy Platon de bon cœur, qui dit les humeurs faciles ou difficiles, estre vn grand preiudice à la bonté ou mauuaistié de l’ame. Socrates eut vn visage constant, mais serein et riant. Non fascheusement constant, comme le vieil Crassus, qu’on ne veit iamais rire. La vertu est qualité plaisante et gaye.Ie scay bien que fort peu de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n’ayent plus à rechigner à la licence de leur pensee. Ie me conforme bien à leur courage mais l’offence leurs yeux. C’est vne humeur bien ordonnee, de pinser les escrits de Platon, et couler ses negociations pretendues auec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere, quod non pudet sentire. Ie hay vn esprit hargneux et triste, qui glisse par dessus les plaisirs de sa vie, et s’empoigne et paist aux malheurs. Comme les mouches, qui ne peuuent tenir contre vn corps bien poly, et bien lissé, et s’attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux. Et comme les vantouses, qui ne hument et appetent que le mauuais sang.Au reste, ie me suis ordonné d’oser dire tout ce que i’ose faire et me desplaist des pensees mesmes impubliables. La pire de mes actions et conditions, ne me semble pas si laide, comme ie trouue laid et lasche, de ne l’oser aduouer. Chacun est discret en la confession, on le deuroit estre en l’action. La hardiesse de faillir, est aucunement compensee et bridee, par la hardiesse de le confesser. Qui s’obligeroit à tout dire, s’obligeroit à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire. Dieu vueille que cet excés de ma licence, attire nos hommes iusques à la liberté : par dessus ces vertus couardes et mineuses, nees de nos imperfections : qu’aux despens de mon immoderation, ie les attire iusques au point de la raison. Il faut, voir son vice, et l’estudier, pour le redire ceux qui le celent à autruy, le celent ordinairement à eux mesmes : et ne le tiennent pas pour assés couuert, s’ils le voyent. Ils le soustrayent et desguisent à leur propre conscience. Quare vicia sua nemo confitetur ? Quia etiam nunc in illis est, somnium narrare vigilantis est. Les maux du corps s’esclaircissent en augmentant. Nous trouuons que c’est goutte, ce que nous nommions rheume ou foulleure. Les maux de l’ame s’obscurcissent en leurs forces : le plus malade les sent le moins. Voyla pourquoy il les faut souuent remanier au iour, d’vne main impiteuse les ouurir et arracher du creus de nostre poitrine. Comme en matiere de biens faicts, de mesme en matiere de mesfaicts, c’est par fois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur au faillir, qui nous dispense de nous en confesser ? le souffre peine à me feindre si que i’euite de prendre les secrets d’autruy en garde, n’ayant pas bien le cœur de desaduouer ma science. Ie puis la taire, mais la nyer, ie ne puis sans effort et desplaisir. Pour estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation. C’est peu, au seruice des Princes, d’estre secret, si on n’est menteur encore. Celuy qui s’enquestoit à Thales Milesius, s’il deuoit solemnellement nyer d’auoir paillardé, s’il se fust addressé à moy, ie luy eusse respondu, qu’il ne le deuoit pas faire, car le mentir me semble encore pire que la paillardise. Thales luy conseilla tout autrement, et qu’il iurast, pour garentir le plus, par le moins. Toutesfois ce conseil n’estoit pas tant election de vice, que multiplication. Sur quoy disons ce mot en passant, qu’on fait bon marché à vn homme de conscience, quand on luy propose quelque difficulté au contrepoids du vice : mais quand on l’enferme entre deux vices, on le met à vn rude choix. Comme on fit Origene : ou qu’il idolatrast, ou qu’il se souffrist iouyr charnellement, à vn grand vilain Æthiopien qu’on luy presenta. Il subit la premiere condition : et vitieusement, dit-on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon leur erreur, celles qui nous protestent en ce temps, qu’elles aymeroient mieux charger leur conscience de dix hommes, que d’vne messe.Si c’est indiscretion de publier ainsi ses erreurs, il n’y a pas grand danger qu’elle passe en exemple et vsage. Car Ariston disoit, que les vens que les hommes craignent le plus, sont ceux qui les descouurent. Il faut rebrasser ce sot haillon qui cache nos mœurs. Ils enuoyent leur conscience au bordel, et tiennent leur contenance en regle. Iusques aux traistres et assassins, ils espousent les loix de la ceremonie, et attachent là leur deuoir. Si n’estce, ny à l’iniustice de se plaindre de l’inciuilité, ny à la malice de l'indiscretion. C'est dommage qu'vn meschant homme ne soit encore vn sot, et que la decence pallie son vice. Ces incrustations n'appartiennent qu'à vne bonne et saine paroy, qui merite d'estre conseruee, d'être blanchie.En faueur des Huguenots, qui accusent nostre confession auriculaire et priuce, ie me confesse en publiq, religieusement et purement. Sainct Augustin, Origene, et Hippocrates, ont publié les erreurs de leurs opinions: moy encore de mes mœurs. le suis affamé de me faire congnoistre et ne me chaut à combien, pourueu que ce soit veritablement. Ou pour dire mieux, ie n'ay faim de rien mais ie fuis mortellement, d'estre pris en eschange, par ceux à qui il arriue de congnoistre mon nom. Celuy qui fait tout pour l'honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner, en se produisant au monde en masque, desrobant son vray estre à la congnoissance du peuple? Louez un bossu de sa belle taille, il le doit receuoir à iniure: si vous estes couard, et qu'on vous honnore pour vn vaillant homme, est-ce de vous qu'on parle? On vous prend pour vn autre. l'aymeroy aussi cher, que celuy-là se gratifiast des bonnetades qu'on luy faict, pensant qu'il soit maistre de la trouppe, luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus Roy de Macedoine, passant par la rue, quelqu'vn versa de l'eau sur luy : les assistans disoient qu'il deuoit le punir. Voyre mais, fit-il, il n'a pas versé l'eau sur moy, mais sur celuy qu'il pensoit que ie fusse. Socrates à celuy, qui l'aduertissoit qu'on mesdisoit de luy. Point, dit-il : il n'y a rien en moy de ce qu'ils disent. Pour moy, qui me loüeroit d'estre bon pilote, d'estre bien modeste, ou d'estre bien chaste, ie ne luy en deurois nul gramimercy. Et pareillement, qui m'appelleroit traistre, voleur, ou yurongne, ie me tiendroy aussi peu offencé. Ceux qui se mescognoissent, se peuuent paistre de fauces approbations non pas moy, qui me voy, et qui me recherche iusques aux entrailles, qui sçay bien ce qu'il m'appartient. Il me plaist d'estre moins loué, pourueu que ie soy mieux congneu. On me pourroit tenir pour sage en telle condition de sagesse, que ie tien pour sottise. Je m'ennuye que mes Essais seruent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de sale: ce chapitre me fera du cabinet. l'ayme leur commerce vn peu priué: le publique est sans faueur et saueur. Aux adieux, nous eschauffons outre l'ordinaire l'affection enuers les choses que nous abandonnons. Ie prens l'extreme congé des ieux du monde : voicy nos dernieres accolades.Mais venons à mon theme. Qu’a faict l’action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire, et si iuste, pour n’en oser parler sans vergongne, et pour l’exclurre des propos serieux et reglez ? Nous prononçons hardiment, tuer, desrober, trahir et cela, nous n’oserions qu’entre les dents. Est-ce à dire, que moins nous en exhalons en parole, d’autant nous auons loy d’en grossir la pensee ? Car il est bon, que les mots qui sont le moins en vsage, moins escrits, et mieux teuz, sont les mieux sceus, et plus generalement cognus. Nul aage, nulles mœurs l’ignorent non plus que le pain. Ils s’impriment en chascun, sans estre exprimez, et sans voix et sans figure. Et le sexe qui le fait le plus, a charge de le taire le plus. C’est vne action, que nous auons mis en la franchise du silence, d’où c’est crime de l’arracher. Non pas pour l’accuser et iuger. Ny n’osons la fouetter, qu’en periphrase et peinture. Grand faueur à vn criminel, d’estre si execrable, que la iustice estime iniuste, de le toucher et de le veoir : libre et sauué par le benefice de l’aigreur de sa condamnation. N’en va-il pas comme en matiere de liures, qui se rendent d’autant plus venaux et publiques, de ce qu’ils sont supprimez ? Je m’en vay pour moy, prendre au mot l’aduis d’Aristote, qui dit, L’estre honteux, seruir d’ornement à la ieunesse, mais de reproche à la vieillesse. Ces vers se preschent en l’escole ancienne : escole à laquelle ie me tien bien plus qu’à la moderne : ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres.

Ceux qui par trop fuyant Venus estriuent,
Faillent autant que ceux qui trop la suiuent.

Tu, Dea, tu rerum naturam sola gubernas,
Nec sine te quicquam dias in luminis oras
Exoritur, neque fit lætum, nec amabile quicquam.

le ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses, auec Venus, et les refroidir enuers l’amour : mais ie ne voy aucunes deitez qui s’auiennent mieux, ny qui s’entredoiuent plus. Qui ostera aux muses les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien qu’elles ayent, et la plus noble matiere de leur ouurage et qui fera perdre à l’amour la communication et seruice de la poësie l’affoiblira de ses meilleures armes. Par ainsin on charge le Dieu d'accointance, et de bien-vueillance, et les Deesses protectrices d'humanité et de iustice, du vice d'ingratitude et de mescognoissance. Je ne suis pas de si long temps cassé de l'estat et suitte de ce Dieu, que ie n'aye la memoire informee de ses forces et valeurs:

Agnosco veteris vestigia flammæ.

Il y a encore quelque demeurant d'emotion et chaleur apres la fiéure.

Nec mihi deficiat calor hic, hyemantibus annis.

Tout asseché que ie suis, et appesanty, ie sens encore quelques tiedes restes de cette ardeur passee.

Qual l'alto Ægeo per che Aquilone o Noto
Cessi, che tutto prima il vuolse et scosse,
Non s'accheta ei perto, ma'l sono et moto,
Ritien dell' onde anco agitate è grosse.

Mais de ce que ie m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu, se trouuent plus vifues et plus animees, en la peinture de la poësie, qu'en leur propre essence.

Et versus digitos habet.

Elle represente ie ne sçay quel air, plus amoureux que l'amour mesme. Venus n'est pas si belle toute nüe, et viue, et haletante, comme elle est icy chez Virgile.

Dixerat, et niueis hinc atque hinc Diua lacertis
Cunctantem amplexu molli fouet. Ille repente
Accepil solitam flammam, notusque medullas
Intrauil calor, et labefacta per ossa cucurrit.
Non secus atque olim tonitru cùm rupta corusco
Ignea rima micans percurril lumine nimbos.
..........Ea verba loquutus,
Optatos dedit amplexus, placidumque petiuit
Coniugis infusus gremio per membra soporem.

Ce que i'y trouue à considerer, c'est qu'il la peinct vn peu bien esmeue pour vne Venus maritale. En ce sage marché, les appetits ne se trouuent pas si follastres : ils sont sombres et plus mousses. L'amour hait qu'on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle laschement aux accointances qui sont dressees et entretenues soubs autre titre : comme est le mariage. L'alliance, les moyens, y poisent par raison, autant ou plus, que les graces et la beauté. On ne se marie pas pour soy, quoy qu'on die on se marie autant ou plus, pour sa posterité, pour sa famille. L'vsage et l'interest du mariage touche mostre race, bien loing par delà nous. Pourtant me plaist cette façon, qu'on le conduise plustost par main tierce, que par les propres : et par le sens d'autruy, que par le sien. Tout cecy, combien à l'opposite des conuentions amoureuses? Aussi est-ce vne espece d’inceste, d’aller employer à ce parentage venerable et sacré, les efforts et les extrauagances de la licence amoureuse, comme il me semble auoir dict ailleurs. Il faut, dit Aristote, toucher sa femme prudemment et seuerement, de peur qu’en la chatouillant trop lasciuement, le plaisir ne la face sortir hors des gons de raison. Ce qu’il dit pour la conscience, les medecins le disent pour la santé. Qu’vn plaisir excessiuement chaud, voluptueux, et assidu, altere la semence, et empesche la conception. Disent d’autre part, qu’à vne congression languissante, comme celle là est de sa nature pour la remplir d’vne iuste et fertile chaleur, il s’y faut presenter rarement, et à notables interualles ;

Quo rapiat sitiens Venerem interiusque recondat.

Ie ne voy point de mariages qui faillent plustost, et se troublent, que ceux qui s’acheminent par la beauté, et desirs amoureux. Il y faut des fondemens plus solides, et plus constans, et y marcher d’aguet cette bouillante allegresse n’y vaut rien.Ceux qui pensent faire honneur au mariage, pour y ioindre l’amour, font, ce me semble, de mesme ceux, qui pour faire faueur à la vertu, tiennent que la noblesse n’est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont quelque cousinage mais il y a beaucoup de diuersité : on n’a que faire de troubler leurs noms et leurs tiltres. On fait tort à l’vne ou à l’autre de les confondre. La noblesse est vne belle qualité, et introduite auec raison : mais d’autant que c’est vne qualité dependant d’autruy, et qui peut tomber en vn homme vicieux et de neant, elle est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu. C’est vne vertu, si ce l’est, artificielle et visible dependant du temps et de la fortune diuerse en forme selon les contrees, viuante et mortelle : sans naissance, non plus que la riuiere du Nil : genealogique et commune ; de suite et de similitude : tiree par consequence, et consequence bien foible. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en commerce : celly-cy se consomme en soy, de nulle emploite au seruice d’autruy. On proposoit à l’vn de nos Roys, le choix de deux competiteurs, en vne mesme charge, desquels l’vn estoit Gentil homme, l’autre ne l’estoit point : il ordonna que sans respect de.. cette qualité, on choisist celuy qui auroit le plus de merite : mais où la valeur seroit entierement pareille, qu’alors on eust respect à la noblesse : c’estoit iustement luy donner son rang. Antigonus à vn ieune homme incogneu, qui luy demandoit la charge de son pere, homme de valeur, qui venoit de mourir : Mon amy, dit-il, en tels bien faicts, ie ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats, comme ie fais leur proüesse. De vray, il n’en doibt pas aller comme des officiers des Roys de Sparte, trompettes, menestriers, cuisiniers, à qui en leurs charges succedoient les enfants, pour ignorants qu’ils fussent, auant les mieux experimentez du mestier. Ceux de Callicut font des nobles, vne espece par dessus l’humaine. Le mariage leur est interdit, et toute autre vacation que bellique. De concubines, ils en peuuent auoir leur saoul : et les femmes autant de ruffiens : sans ialousie les vns des autres. Mais c’est vn crime capital et irremissible, de s’accoupler à personne d’autre condition que la leur. Et se tiennent pollus, s’ils en sont seulement touchez en passant : et, comme leur noblesse en estant merueilleusement iniuriee et interessee, tuent ceux qui seulement ont approché vn peu trop pres d’eux. De maniere que les ignobles sont tenus de crier en marchant, comme les gondoliers de Venise, au contour des rues, pour ne s’entreheurter et les nobles leur commandent de se ietter au quartier qu’ils veulent. Ceux cy euitent par là, cette ignominie, qu’ils estiment perpetuelle ; ceux là vne mort certaine. Nulle duree de temps, nulle faueur de Prince, nul office, ou vertu, ou richesse peut faire qu’vn roturier deuienne noble. A quoy ayde cette couslume, que les mariages sont defendus de l’vn mestier à l’autre. Ne peut vne de race cordonniere, espouser vn charpentier et sont les parents obligez de dresser les enfants à la vacation des peres, precisement, et non à autre vacation par où se maintient la distinction et continuation de leur fortune.Vn bon mariage, s’il en est, refuse la compagnie et conditions de l’amour : il tasche à representer celles de l’amitié. C’est vne douce societé de vie, pleine de constance, de fiance, et d’vn nombre infiny d’vtiles et solides offices, et obligations mutuelles. Aucune femme qui en sauoure le goust,

Oplato quam iunxit lumine tæda,

ne voudroit tenir lieu de maistresse à son mary. Si elle est logee en son affection, comme femme, elle y est bien plus honorablement et scurement logee. Quand il fera l’esmeu ailleurs, et l’empressé, qu’on luy demande pourtant lors, à qui il aymeroit mieux arriuer vne honte, ou à sa femme ou à sa maistresse, de qui la desfortune l’affligeroit le plus, à qui il desire plus de grandeur : ces demandes n’ont aucun doubte en vn mariage sain.Ce qu’il s’en voit si peu de bons, est signe de son prix et de sa valeur. À le bien façonner et à le bien prendre, il n’est point de plus belle piece en notre societé. Nous ne nous en pouuons passer, et l’allons auilissant. Il en aduient ce qui se voit aux cages, les oyseaux qui en sont dehors, desesperent d’y entrer ; et d’vn pareil soing en sortir, ceux qui sont au dedans. Socrates, enquis, qui estoit plus commode, prendre, ou ne prendre point de femme Lequel des deux, dit-il, on face, on s’en repentira. C’est vne conuention à laquelle se rapporte bien à point ce qu’on dit, homo homini, ou Deus, ou lupus. Il faut le rencontre de beaucoup de qualitez à le bastir. Il se trouue en ce temps plus commode aux ames simples et populaires, où les delices, la curiosité, et l’oysiueté, ne le troublent pas tant. Les humeurs desbauchees, comme est la mienne, qui hay toute sorte de liaison et d’obligation, n’y sont pas si propres.

Et mihi dulce magis resoluto viuere ollo.

De mon dessein, i’eusse fuy d’espouser la sagesse mesme, si elle m’eust voulu. Mais nous auons beau dire : la coustume et I’vsage de la vie commune, nous emporte. La plus part de mes actions se conduisent par exemple, non par choix. Toutesfois ie ne m’y conuiay pas proprement. On m’y mena, et y fus porté par des occasions estrangeres. Car non seulement les choses incommodes, mais il n’en est aucune si laide et vitieuse et euitable, qui ne puisse deuenir acceptable par quelque condition et accident, tant l’humaine posture est vaine. Et y fus porté, certes plus preparé lors, et plus rebours, que ie ne suis à present, apres l’auoir essayé. Et tout licencieux qu’on me tient, i’ay en verité plus seuerement obserue les loix de mariage, que ie n’auois ny promis ny esperé. Il n’est plus temps de regimber quand on s’est laissé entrauer. Il faut prudemment mesnager sa liberté mais depuis qu’on s’est submis à l’obligation, il s’y faut tenir soubs les loix du debuoir commun, aumoins s’en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s’y porter auec hayne et mespris, font iniustement et incommodément. Et cette belle regle que ie voy passer de main en main entre elles, comme vn sainct oracle,

Sers ton mary comme ton maistre,
Et l’en garde comme d’vn traistre :

qui est à dire : Porte toy enuers luy, d’vne reuerence contrainte, ennemye, et deffiante (cry de guerre et de deffi) est pareillement iniurieuse et difficile. Ie suis trop mol pour desseins si espineux. À dire vray, ie ne suis pas arriué à cette perfection d’habileté et galantise d’esprit, que de confondre la raison auec l’iniustice, et mettre en risee tout ordre et regle qui n’accorde à mon appetit. Pour hayr la superstition, ie ne me iette pas incontinent à l’irreligion. Si on ne fait tousiours son debuoir, au moins le faut il tousiours aymer et recognoistre c’est trahison, se marier sans s’espouser. Passons outre.Nostre poëte represente vn mariage plein d’accord et de bonne conuenance, auquel pourtant il n’y a pas beaucoup de loyauté. A il voulu dire, qu’il ne soit pas impossible de se rendre aux efforts de l’amour, et ce neantmoins reseruer quelque deuoir enuers le mariage et qu’on le peut blesser, sans le rompre tout à à faict ? Tel valet ferre la mule au maistre qu’il ne hayt pas pourtant. La beauté, l’oportunité, la destinee (car la destinee y met aussi la main)

Fatum est in partibus illis
Quas sinus abscondit : nam si tibi sidera cessent,
Nil faciet longi mensura incognita nerui,

l’ont attachée à vn estranger : non pas si entiere peut estre, qu’il ne luy puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son mary. Ce sont deux desseins, qui ont des routes distinguees, et non confondues. Vne femme se peut rendre à tel personnage, que nullement elle ne voudroit auoir espousé : ie ne dy pas pour les conditions de la fortune, mais pour celles mesmes de la personne. Peu de gens ont espousé des amies qui ne s’en soient repentis. Et iusques en l’autre monde, quel mauuais mesnage fait Iupiter avec sa femme, qu’il auoit premicrement pratiquee et iouye par amourettes ? C’est ce qu’on dit, chier dans le panier, pour apres le mettre sur sa teste. l’ay veu de mon temps en quelque bon lieu, guerir honteusement et deshonnestement, l’amour, par le mariage : les considerations sont trop autres. Nous aymons, sans nous empescher deux choses diuerses, et qui se contrarient. Isocrates disoit, que la ville d’Athenes plaisoit à la mode que font les dames qu’on sert par amour, chacun aymoit à s’y venir promener, et y passer son temps : nul ne l’aymoit pour l’espouser : c’est à dire, pour s’y habituer et domicilier. l’ay auec despit, veu des maris hayr leurs femmes, de ce seulement, qu’ils leur font tort. Aumoins ne les faut il pas moins aymer, de nostre faute par repentance et compassion aumoins, elles nous en deuroient estre plus cheres.Ce sont fins differentes, et pourtant compatibles, dit-il, en quelque façon. Le mariage a pour sa part, l’vtilité, la iustice, l’honneur, et la constance vn plaisir plat, mais plus vniuersel. L’amour se fonde au seul plaisir et l’a de vray plus chatouilleux, plus vif, et plus aigu : vn plaisir attizé par la difficulté il y faut de la piqueure et de la cuison. Ce n’est plus amour, s’il est sans fleches et sans feu. La liberalité des dames est trop profuse au mariage, et esmousse la poincte de l’affection et du desir. Pour fuïr à cet inconuenient, voyez la peine qu’y prennent en leurs loix Lycurgus et Platon.Les femmes n’ont pas tort du tout, quand elles refusent les regles de vie, qui sont introduites au monde d’autant que ce sont les hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a naturellement de la brigue et riotte entre elles et nous. Le plus estroit consentement que nous ayons auec elles, encores est-il tumultuaire et tempestueux. À l’aduis de nostre autheur, nous les traictons inconsiderément en cecy. Apres que nous auons cogneu, qu’elles sont sans comparaison plus capables et ardentes aux effects de l’amour que nous, et que ce prestre ancien l’a ainsi tesmoigné, qui auoit esté tantost homme, tantost femme :

Venus huic erat vtraque nota.

Et en outre, que nous auons appris de leur propre bouche, la preuue qu’en firent autrefois, en diuers siecles, vn Empereur et vne Emperiere de Rome, maistres ouuriers et fameux en cette besongne luy despucela bien en vne nuict dix vierges Sarmates ses captiues mais elle fournit reelement en vne nuict, à vingt et cinq entreprinses, changeant de compagnie selon besoing et son goust,

Adhuc ardens rigidæ tentigine vuluæ :
Et lassata viris, nondum satiata recessit.

Et que sur le different aduenu à Cateloigne, entre vne femme, se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary (non tant à mon aduis qu’elle en fust incommodce, car ie ne crois les miracles qu’en foy, comme pour retrancher soubs ce pretexte, et brider en ce mesme, qui est l’action fondamentale du mariage, l’authorité des maris enuers leurs femmes : et pour montrer que leurs hergnes, et leur malignité passent outre la couche nuptiale, et foulent aux pieds, graces et douceurs mesmes de Venus) à laquelle plainte, le mary respondoit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu’aux iours mesme de ieusne il ne s’en sçauroit passer à moins de dix : interuint ce notable arrest de la Royne d’Aragon par lequel, apres meure deliberation de conseil, cette bonne Royne, pour donner regle et exemple à tout temps, de la moderation et modestie requise en vn iuste mariage : ordonna pour bornes legitimes et necessaires, le nombre de six par iour : relasehant et quitant beaucoup du besoing et desir de son sexe, pour establir, disoit-elle, vne forme aysee, et par consequent permanante et immuable. En quoy s’escrient les docteurs, quel doit estre l’appetit et la concupiscence feminine, puisque leur raison, leur reformation, et leur vertu, se taille à ce prix ? considerans le diuers iugement de nos appetits. Car Solon patron de l’eschole legiste ne taxe qu’à trois fois par mois, pour ne faillir point, cette hantise coniugale. Apres avoir creu, dis-ie, et presché cela, nous sommes allez, leur donner la continence peculierement en partage et sur peines dernieres et extremes.Il n’est passion plus pressante, que cette cy, à laquelle nous voulons qu’elles resistent seules : non simplement, comme à vn vice de sa mesure : mais comme à l’abomination et execration plus qu’à l’irreligion et au parricide et nous nous y rendons ee pendant sans coulpe et reproche. Ceux mesme d’entre nous, qui ont essayé d’en venir à bout, ont assez auoué quelle difficulté, ou plustost impossibilité il y auoit, vsant de remedes materiels, à mater, affoiblir et refroidir le corps. Nous au contraire, les voulons saines, vigoreuses, en bon point, bien nourries, et chastes ensemble : c’est à dire, et chaudes et froides. Car le mariage, que nous disons auoir charge de les empescher de bruler, leur aporte peu de refraichissement selon nos meurs. Si elles en prennent vn, à qui la vigueur de l’aage boult encores, il fera gloire de l’espandre ailleurs.

Sit tandem pudor, aut eamus in ius,
Multis mentula millibus redempta,
Non est hæc tua, Basse, vendidisti.

Le philosophe Polemon fut iustement appellé en iustice par sa

femme, de ce qu’il alloit semant en vn champ sterile le fruict deu au champ genital. Si c’est de ces autres cassez, les voyla en plein mariage, de pire condition que vierges et vefues. Nous les tenons pour bien fournies, par ce qu’elles ont vn homme aupres. Comme les Romains tindrent pour viollee Clodia Læta, vestale, que Caligula auoit approchée, encore qu’il fust aueré, qu’il ne l’auoit qu’approchee. Mais au rebours ; on recharge par là, leur necessité : d’autant que l’attouchement et la compagnie de quelque masle que ce soit, esueille leur chaleur, qui demeureroit plus quiete en la solitude. Et à cette fin, comme il est vray-semblable, de rendre par cette circonstance et consideration, leur chasteté plus meritoire. Boleslaus et Kinge sa femme, Roys de Poulongne, la vouerent d’vn commun accord, couchez ensemble, le iour mesme de leurs nopces : et la maintindrent à la barbe des commoditez maritales.Nous les dressons dés l’enfance, aux entremises de l’amour : leur grace, leur attiffeure, leur science, leur parole, toute leur instruction, ne regarde qu’à ce but. Leurs gouuernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l’amour, ne fust qu’en le leur representant continuellement pour les en desgouster. Ma fille, c’est tout ce que i’ay d’enfans, est en l’aage auquel les loix excusent les plus eschauffees de se marier. Elle est d’vne complexion tardiue, mince et molle, et a esté par sa mere esleuee de mesme, d’vire forme retiree et particuliere si qu’elle ne commence encore qu’à se desniaiser de la naifueté de l’enfance. Elle lisoit vn liure François deuant moy : le mot de, fouteau, s’y rencontra, nom d’vn arbre cogneu : la femme qu’ell’a pour sa conduitte, l’arresta tout court, vn peu rudement, et la fit passer par dessus ce mauuais pas. Ie la laissay faire, pour ne troubler leurs regles : car ie ne m’empesche aucunement de ce gouuernement. La police feminine a vn train mysterieux, il faut le leur quitter. Mais si ie ne me trompe, le commerce de vingt laquays, n’eust sceu imprimer en sa fantasie, de six moys, l’intelligence et vsage, et toutes les consequences du son de ces syllabes scelerees, comme fit cette bonne vieille, par sa reprimende et son interdiction.

Motus doceri gaudet Ionicos
Matura virgo, et frangitur artubus,
Iam nunc, et incestos amores
De tenero meditatur vngui,

Qu’elles se dispensent vn peu de la ceremonie, qu’elles entrent en liberté de discours, nous ne sommes qu’enfans au prix d’elles, en cette science. Oyez leur representer nos poursuittes et nos entretiens: elles vous font bien cognoistre que nous ne leur apportons rien, qu'elles n'ayent sceu et digeré sans nous. Seroit-ce ce que dit Platon, qu'elles ayent esté garçons desbauchez autresfois? Mon oreille se rencontra vn iour en lieu, où elle pouuoit desrober aucun des discours faicts entre elles sans soupçon que ne puis-ie le dire? Nostre dame, (fis-ie), allons à cette heure estudier des frases d'Amadis, et des registres de Boccace et de l'Aretin, pour faire les habiles nous employons vrayement bien notre temps: il n'est ny parole, ny exemple, ny démarche qu'elles ne sçachent mieux que nos liures. C'est vne discipline qui naist dans leurs veines,

Et mentem Venus ipsa dedit,

que ces bons maistres d'escole, nature, ieunesse, et santé, leur soufflent continuellement dans l'ame. Elles n'ont que faire de l'apprendre, elles l'engendrent.

Nec tantum niueo gauisa est ulla columbo
Compar, vel si quid dicitur improbius,
Oscula mordenti semper decerpere rostro,
Quantum præcipuè multiuola est mulier.

Qui n'eust tenu vn peu en bride cette naturelle violence de leur desir, par la crainte et honneur, dequoy on les a pourueues, nous estions diffamez. Tout le mouuement du monde se resoult et rend à cet accouplage: c'est vne matiere infuse par tout c'est vn centre où toutes choses regardent. On void encore des ordonnances de la vieille et sage Rome, faictes pour le seruice de l'amour et les preceptes de Socrates, à instruire les courtisanes.

Necnon libelli Stoici inter sericos
Iacere puluillos amant.

Zenon parmy les loix, regloit aussi les escarquillemens, et les secousses du depucelage. De quel sens estoit le liure du philosophe Strato, de la conionction charnelle? Et dequoy traittoit Theophraste, en ceux qu'il intitula, I'vn l'Amoureux, l'autre de l'Amour? Dequoy Aristippus au sien, des anciennes delices? Que veulent pretendre les descriptions si estendues et viues en Platon, des amours de son temps? Et le liure de l'Amoureux, de Demetrius Phalereus : et Clinias, ou l'Amoureux forcé de Heraclides Ponticus? Et d'Antisthenes, celuy de faire les enfants, ou des nopces: et l'autre, du maistre ou de l'Amant? Et d'Aristo, celuy, des exercices amoureux? de Cleanthes, vn de l'Amour, l'autre de l'art d'aymer? Les dialogues amoureux de Spherus? Et la fable de Jupiter et luno de Chrysippus, eshontee au delà de toute souffrance? Et ses cinquante epistres si lasciues ? le venx laisser à part les escrits des philosophes, qui ont suiuy la secte d’Epicurus protectrice de la volupté. Cinquante deitez estoient au temps passé asseruies à cet office. Et s’est trouué nation, où pour endormir la concupiscence de ceux qui venoient à la deuotion, on tenoit aux temples des garses à iouyr et estoit acte de ceremonie de s’en seruir auant venir à l’office : Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est, incendium ignibus extinguitur.En la plus part du monde, cette partie de nostre corps estoit deifiee. En mesme prouince, les vns se l’escorchoient pour en offrir et consacrer vn lopin : les autres offroient et consacroient leur semence. En vne autre, les ieunes hommes se le perçoient publiquement, et ouuroient en diuers lieux entre chair et cuir, et trauersoient par ces ouuertures, des brochettes, les plus longues et grosses qu’ils pouuoient souffrir et de ces brochettes faisoient apres du feu, pour offrande à leurs Dieux estimez peu vigoureux et peu chastes, s’ils venoient à s’estonner par la force de cette cruelle douleur. Ailleurs, le plus sacré magistrat, estoit reueré et recogneu par ces parties là. Et en plusieurs ceremonies l’effigie en estoit portee en pompe, à l’honneur de diuerses diuinitez. Les dames Ægyptiennes en la feste des Bacchanales, en portoient au col vn de bois, exquisement formé, grand et pesant, chacune selon sa force outre ce que la statue de leur Dieu, en representoit, qui surpassoit en mesure le reste du corps. Les femmes mariées icy pres, en forgent de leur couurechef vne figure sur leur front, pour se glorifier de la iouyssance qu’elles en ont et venant à estre vefues, le couchent en arriere, et enseuelissent soubs leur coiffure. Les plus sages matrones à Rome, estoient honnorees d’offrir des fleurs et des couronnes au Dieu Priapus. Et sur ses parties moins honnestes, faisoit-on soir les vierges, au temps de leurs nopces. Encore ne sçay-ie si i’ay veu en mes iours quelque air de pareille deuotion. Que vouloit dire cette ridicule piece de la chaussure de nos peres, qui se voit encore en nos Suysses ? À quoy faire, Ja montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en forme, soubs nos grecgues et souuent, qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fauceté et imposture ? Il me prend enuie de croire, que cette sorte de vestement fut inuentee aux meilleurs et plus conscientieux siccles, pour ne piper le monde : pour que chacun rendist en publiq compte de son faict. Les nations plus simples, l’ont encore aucunement rapportant au vray. Lors on instruisoit la science de l’ouurier, comme il se faict, de la mesure du bras ou du pied. Ce bon homme qui en ma ieunesse, chastra tant de belles et antiques statues en sa grande ville, pour ne corrompre la veuë, suyuant l’aduis de cet autre antien bon homme,

Flagitij principium est nudare inter ciues corpora :

se deuoit aduiser, comme aux mysteres de la bonne Deesse, toute apparence masculine en estoit forclose, que ce n’estoit rien auancer, s’il ne faisoit encore chastrer, et cheuaux, et asnes, et nature en fin.

Omne adeo genus in terris, hominumque, ferarumque,
El genus æquoreum, pecudes pictæque volucres,
In furias ignémque ruunt.

Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d’vn membre inobedient et tyrannique qui, comme vn animal furieux, entreprend par la violence de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesmes aux femmes le leur, comme vn animal glouton et auide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcene impatient de delay ; et soufflant sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration, causant mille sortes de maux : iusques à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ayt largement arrousé et ensemencé le fond de leur matrice.Or se deuoit aduiser aussi mon legislateur, qu’à l’auanture est-ce vn plus chaste et fructueux vsage, de leur faire de bonne heure cognoistre le vif, que de le leur laisser deuiner, selon la liberté, et chaleur de leur fantasie. Au lieu des parties vrayes, elles en substituent par desir et par esperance, d’autres extrauagantes au triple. Et tel de ma cognoissance s’est perdu, pour auoir faict la descouuerte des siennes, en lieu où il n’estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus scrieux vsage. Quel dominage ne font ces enormes pourtraicts, que les enfants vont semant aux passages et escalliers des maisons Royalles ? De là leur vient vn cruel mespris de nostre portee naturelle. Que sçait-on, si Platon ordonnant apres d’autres republiques bien instituces que les hommes, femmes, vieux, ieunes, se presentent nuds à la veue les vns des autres, en ses gymnastiques, n’a pas regardé à cela ? Les Indiennes qui voyent les hommes à crud, ont aumoins refroidy le sens de la veuë. Et quoy que dient les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui au dessous de la ceinture, n’ont à se couurir qu’vn drap fendu par le deuant : et si estroit, que quelque cerimonieuse decence qu’elles y cerchent, à chasque pas on les void toutes ; que c’est vne inuention trouuce aux fins d’attirer les hommes à elles, et les retirer des masles, à quoy cette nation est du tout abandonnee : il se pourroit dire, qu’elles y perdent plus qu’elles n’auancent et qu’vne faim entiere, est plus aspre, que celle qu’on a rassasice, au moins par les yeux. Aussi disoit Liuia, qu’à vne femme de bien, vn homme nud, n’est non plus qu’vne image. Les Lacedemoniennes, plus vierges femmes, que ne sont noz filles, voyoyent tous les iours les ieunes hommes de leur ville, despouillez en leurs exercices peu exactes elles mesmes à couurir leurs cuisses en marchant s’estimants, comme dit Platon, assez couuertes de leur vertu sans vertugade. Mais ceux là, desquels parle Sainct Augustin, ont donné vn merueilleux effort de tentation à la nudité, qui ont mis en doubte, si les femmes au iugement vniuersel, resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre, pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre en somme, et acharne, par tous moyens. Nous eschauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons le vray, il n’en est guere d’entre nous, qui ne craigne plus la honte, qui luy vient des vices de sa femme, que des siens qui ne se soigne plus (esmerueillable charité) de la conscience de sa bonne espouse, que de la sienne propre qui n’aymast mieux estre voleur et sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle n’estoit plus chaste que son mary. Inique estimation de vices. Nous et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables et desnaturees, que n’est la lasciueté. Mais nous faisons et poisons les vices, non selon nature, mais selon nostre interest. Par où ils prennent tant de formes inegales.L’aspreté de noz decrets, rend l’application des femmes à ce vice, plus aspre et plus vicieuse, que ne porte sa condition : et l’engage à des suittes pires que n’est leur cause. Elles offriront volontiers d’aller au palais querir du gain, et à la guerre de la reputation, plustost que d’auoir au milieu de l’oisiueté, et des delices, à faire vne si difficile garde. Voyent-elles pas, qu’il n’est ny marchant ny procureur, ny soldat, qui ne quitte sa besongne pour courre à cette autre et le crocheteur, et le sauctier, tout harassez et hallebrenez qu’ils sont de trauail et de faim ?

Num tu, quæ tenuit diues Achæmenes,
Aut pinguis Phrygiæ Mygdonias opes,
Permutare velis crine Licymniæ,
Plenas aut Arabum domos,
Dum fragrantia detorquet ad oscula
Ceruicem, aut facili sæuitia negat,
Quæ poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupet ?

le ne sçay si les exploicts de Cæsar et d’Alexandre surpassent en rudesse la resolution d’vne belle ieune femme, nourrie à nostre façon, à la lumiere et commerce du monde, battue de tant d’exemples contraires, se maintenant entiere, au milieu de mille continuelles et fortes poursuittes. Il n’y a point de faire, plus espineux, qu’est ce non faire, ny plus actif. Ie trouue plus aysé, de porter vne cuirasse toute sa vie, qu’vn pucelage. Et est le voru de la virginité, le plus noble de tous les vœux, comme estant le plus aspre. Diaboli virtus in lumbis est : dict Sainct Ierosme.Certes le plus ardu et le plus vigoureux des humains deuoirs, nous l’auons resigné aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit seruir d’vn singulier esguillon à s’y opiniastrer. C’est vne belle matiere à nous brauer, et à fouler aux pieds, cette vaine preeminence de valeur et de vertu, que nous pretendons sur elles. Elles trouueront, si elles s’en prennent garde, qu’elles en seront non seulement tresestimees, mais aussi plus aymees. Vn galant homme n’abandonne point sa poursuitte, pour estre refusé, pourueu que ce soit vn refus de chasteté, non de choix. Nous auons beau iurer et menasser, et nous plaindre : nous mentons, nous les en aymons mieux. Il n’est point de pareil leurre, que la sagesse, non rude, et renfrongnee. C’est stupidité et lascheté, de s’opiniastrer contre la hayne et le mespris. Mais contre vne resolution vertueuse et constante, meslee d’vne volonté recognoissante, c’est l’exercice d’vne ame noble et genereuse. Elles peuuent recognoistre nos seruices, iusques à certaine mesure, et nous faire sentir honnestement qu’elles ne nous desdaignent pas. Car cette loy qui leur commande de nous abominer, par ce que nous les adorons, et nous hayr de ce que nous les aymons elle est certes cruelle, ne fust que de sa difficulté. Pourquoy n’orront elles noz offres et noz demandes, autant qu’elles se contiennent sous le deuoir de la modestie ? Que va lon deuinant, qu’elles sonnent au dedans, quelque sens plus libre ? Vne Royne de nostre temps, disoit ingenieusement, que de refuser ces abbors, c’est tesmoignage de foiblesse, et accusation de sa propre facilité : et qu’vne dame non tentee, ne se pouuoit venter de sa chasteté. Les limites de l’honneur ne sont pas retranchez du tout si court : il a dequoy se relascher, il peut se dispenser aucunement sans se forfaire. Au bout de sa frontiere, il y a quelque estendue, libre, indifferente, et neutre. Qui l’a peu chasser et acculer à force, iusques dans son coin et son fort : c’est vn mal habile homme s’il n’est satisfaict de sa fortune. Le prix de la victoire se considere par la difficulté. Voulez vous sçauoir quelle impression a faict en son cœur, vostre seruitude et vostre merite ? mesurez-le à ses mœurs. Telle peut donner plus, qui ne donne pas tant. L’obligation du bienfaict, se rapporte entierement à la volonté de celuy qui donne : les autres circonstances qui tombent au bien faire, sont muettes, mortes et casueles. Ce peu luy couste plus à donner, qu’à sa compaigne son tout. Si en quelque chose la rareté sert d’estimation, ce doit estre en cecy. Ne regardez pas combien peu c’est, mais combien peu l’ont. La valeur de la monnoye se change selon le coin et, la merque du lieu. Quoy que le despit et l’indiscretion d’aucuns leur puisse faire dire, sur l’excez de leur mescontentement : tous— iours la vertu et la verité regaigne son auantage. I’en ay veu, desquelles la reputation a esté long temps interessee par iniure, s’estre remises en l’approbation vniuerselle des hommes, par leur seule constance, sans soing et sans artifice : chacun se repent et desment, de ce qu’il en a creu. De filles vn peu suspectes, elles tiennent le premier rang entre les dames d’honneur. Quelqu’vn disoit à Platon : Tout le monde mesdit de vous. Laissez les dire, fit-il : ie viuray de façon, que ie leur feray changer de langage. Outre la crainte de Dieu, et le prix d’vne gloire si rare, qui les doibt inciter à se conseruer, la corruption de ce siecle les y force. Et si i’estois en leur place, il n’est rien que ie ne fisse plustost que de commettre ma reputation en mains si dangereuses. De mon temps, le plaisir d’en comter (plaisir qui ne doit guere en douceur à celuy mesme de l’effect) n’estoit permis qu’à ceux qui auoient quelque amy fidelle et vnique à present les entretiens ordinaires des assemblees et des tables, ce sont les vanteries des faueurs receues, et liberalité secrette des dames. Vrayement c’est trop d’abiection, et de bassesse de cœur, de laisser ainsi fierement persecuter, paistrir, et fourrager ces tendres et mignardes douceurs, à des personnes ingrates, indiscretes, et si volages. Cette nostre exasperation immoderee, et illegitime, contre ce vice, naist de la plus vaine et tempesteuse maladie qui afflige les ames humaines, qui est la ialousie.

Quis vetat apposito lumen de lumine sumi ?
Dent licet assiduè, nil tamen inde perit.

Celle-là, et l’enuie sa sœur, me semblent des plus ineptes de la trouppe. De cette-cy, ie n’en puis gueres parler cette passion qu’on peint si forte et si puissante, n’a de sa grace aucune addresse en moy. Quant à l’autre, ie la cognois, au moins de veuë. Les bestes en ont ressentiment. Le pasteur Cratis estant tombé en l’amour d’vne cheure, son bouc, ainsi qu’il dormoit, luy vint par ialousie choquer la teste, de la sienne, et la luy escraza. Nous auons monté l’excez de cette fieure, à l’exemple d’aucunes nations barbares. Les mieux disciplinees en ont esté touchees : c’est raison : mais non pas transportees :

Ense maritali nemo confossus adulter,
Purpureo Stygias sanguine tinxit aquas.

Lucullus, Cæsar, Pompeius, Antonius, Caton, et d’autres braues hommes, furent cocus, et le sçeurent, sans en exciter tumulte. Il n’y eut en ce temps là, qu’vn sot de Lepidus, qui en mourut d’angoisse.

Ah ! tum te miserum malique fati,
Quem attractis pedibus, patente porta,
Percurrent mugilésque raphanique.

Et le Dieu de nostre poëte, quand il surprint auec sa femme l’vn de ses compagnons, se contenta de leur en faire honte :

Atque aliquis de Diis non tristibus optat,
Sic fieri turpis.

Et ne laisse pourtant de s’eschauffer des molles caresses, qu’elle Juy offre se plaignant qu’elle soit pour cela entree en deffiance de son affection :

Quid causas petis ex alto ? fiducia cessit
Quo tibi, Diua, mei ?

Voyre elle luy fait requeste pour vn sien bastard,
Arma rogo genitrix nato :

qui luy est liberalement accordee. Et parle Vulcan d'Æneas auec honneur:

Arma acri facienda viro.

D'vne humanité à la verité plus qu'humaine. Et cet excez de bonté, ie consens qu'on le quitte aux Dieux :

Nec diuis homines componier æquum est.

Quant à la confusion des enfans, outre ce que les plus graues legislateurs l'ordonnent et l'affectent en leurs republiques, elle ne touche pas les femmes, où cette passion est ie ne sçay comment encore mieux en siege.

Sæpe etiam Iuno, maxima cælicolum.
Coniugis in culpa flagrauit quotidiana.

Lors que la ialousie saisit ces pauures ames, foibles, et sans resistance, c'est pitié, comme elle les tirasse et tyrannise cruellement. Elle s'y insinue sous tiltre d'amitié mais depuis qu'elle les possede, les mesmes causes qui seruoient de fondement à la bien-vueillance, seruent de fondement de hayne capitale : c'est des maladies d'esprit celle, à qui plus de choses seruent d'aliment, et moins de choses de remede. La vertu, la santé, le merite, la reputation du mary, sont les boutefeux de leur maltalent et de leur rage.

Nullæ sunt inimicitiæ, nisi amoris, acerbæ.

Cette fiéure laidit et corrompt tout ce qu'elles ont de bel et de bon d'ailleurs. Et d'vne femme ialouse, quelque chaste qu'elle soit, et mesnagere, il n'est action qui ne sente l'aigre et l'importun. C'est vne agitation enragee, qui les reiette à vne extremité du tout contraire à sa cause. Il fut bon d'vn Octauius à Rome. Ayant couché auec Pontia Posthumia, il augmenta son affection par la iouyssance, et poursuyuit à toute instance de l'espouser ne la poutant persuader, cet amour extreme le precipita aux effects de la plus cruelle et mortelle inimitié : il la tua. Pareillement les symptomes ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intestines, monopoles, coniurations:

Notumque, furens quid fæmina possit:

et vne rage, qui se ronge d'autant plus, qu'elle est contraincte de s'excuser du pretexte de bien-vueillance.Or le deuoir de chastelé, a vne grande estendue. Est-ce la volonté que nous voulons qu’elles brident ? C’est vne piece bien soupple et actiue. Elle a beaucoup de promptitude pour la pouuoir arrester. Comment ? si les songes les engagent par fois si auant, qu’elles ne s’en puissent desdire. Il n’est pas en elles, ny à l’aduanture en la chasteté mesme, puis qu’elle est femelle, de se deffendre des concupiscences et du desirer. Si leur volonté seule nous interesse où en sommes nous ? Imaginez la grand’presse, à qui auroit ce priuilege, d’estre porté tout empenné, sans yeux, et sans langue, sur le poinct de chacune qui l’accepteroit. Les femmes Scythes creuoyent les yeux à touts leurs esclaues et prisonniers de guerre, pour s’en seruir plus librement et couuertement. O le furieux aduantage que l’opportunité ! Qui me demanderoit la premiere partie en l’amour, ie respondrois, que c’est sçauoir prendre le temps : la seconde de mesme : et encore la tierce. C’est vn poinct qui peut tout. l’ay eu faute de fortune souuent, mais par fois aussi d’entreprise. Dieu gard’de mal qui peut encores s’en moquer. Il y faut en ce siecle plus de temerité : laquelle nos ieunes gens excusent sous pretexte de chaleur. Mais si elles y regardoyent de pres, elles trouueroyent qu’elle vient plustost de mespris. Ie craignois superstitieuse- ment d’offenser : et respecte volontiers, ce que i’ayme. Outre ce qu’en cette marchandise, qui en oste la reuerence, en efface le lustre. I’ayme qu’on y face vn peu l’enfant, le craintif et le seruiteur. Si ce n’est du tout en cecy, i’ay d’ailleurs quelques airs de la sotte honte dequoy parle Plutarque et en a esté le cours de ma vie blessé et taché diuersement. Qualité bien mal auenante à ma forme vniuerselle. Qu’est-il de nous aussi, que sedition et discrepance ? l’ay les yeux tendres à soustenir vn refus, comme à refuser. Et me poise tant de poiser à autruy, qu’és occasions où le deuoir me force d’essayer la volonté de quelqu’vn, en chose doubteuse et qui lui couste, ie le fais maigrement et enuis. Mais si c’est pour mon particulier, (quoy que die veritablement Homere, qu’à vn indigent c’est vne sotte vertu que la honte) i’y commets ordinairement vn tiers, qui rougisse en ma place : et esconduis ceux qui m’emploient, de pareille difficulté : si qu’il m’est aduenu par fois, d’auoir la volonté de nier, que ie n’en auois pas la force.C’est donc folic, d’essayer à brider aux femmes vn desir qui leur est si cuysant et si naturel. Et quand ie les oye se vanter d’auoir leur volonté si vierge et si froide, ie me moque d’elles. Elles se reculent trop arriere. Si c’est vne vicille esdentee decrepite, ou vne ieune seche et pulmonique : s’il n’est du tout croyable, aumoins elles ont apparence de le dire. Mais celles qui se meuuent et qui respirent encores, elles en empirent leur marché. D’autant que les excuses inconsiderees seruent d’accusation. Comme vn Gentilhomme de mes voysins, qu’on soupconnoit d’impuissance :

Languidior tenera cui pendens sicula beta,
Numquam se mediam sustulit ad tunicam :

trois ou quatre iours apres ses nopces, alla iurer tout hardiment, pour se iustifier, qu’il auoit faict vingt postes la nuict precedente : dequoy on s’est seruy depuis à le conuaincre de pure ignorance, et à le desmarier. Outre, que ce n’est rien dire qui vaille. Car il n’y a ny continence ny vertu, s’il n’y a de l’effort au contraire. Il est vray, faut-il dire, mais ie ne suis pas preste à me rendre. Les saincts mesmes parlent ainsi. S’entend, de celles qui se vantent en bon escient, de leur froideur et insensibilité, et qui veulent en estre creuës d’vn visage serieux : car quand c’est d’vn visage affeté, où les yeux dementent leurs parolles, et du iargon de leur profession, qui porte coup à contrepoil, ie le trouue bon. Ie suis fort seruiteur de la nayfueté et de la liberté mais il n’y a remede, si elle n’est du tout niaise ou enfantine, elle est inepte, et messeante aux dames en ce commerce : elle gauchit incontinent sur l’impudence. Leurs desguisements et leurs figures ne trompent que les sots : le mentir y est en siege d’honneur : c’est vn destour qui nous conduit à la verité, par vne fauce porte. Si nous ne pouuons contenir leur imaination, que voulons nous d’elles ? les effects ? Il en est assez qui eschappent à toute communication estrangere, par lesquels la chasteté peult estre corrompue.

Illud sæpe facit, quod sine teste facit.

Et ceux que nous craignons le moins, sont à l’auanture les plus à

craindre. Leurs pechez muets sont les pires.
Offendor mocha simpliciore minus.

Il est des effects, qui peuuent perdre sans impudicité leur pudicité : et qui plus est, sans leur sçeu. Obstetrix, virginis cuiusdam integritatem manu velut explorans, siue maleuolentia, siue inscitia, siue casu, dum inspicit, perdidit. Telle a adiré sa virginité, pour l’auoir cerchee : telle s’en esbattant l’a tuee. Nous ne sçaurions leur circonscrire precisement les actions que nous leur deffendons. Il faut conceuoir nostre loy, soubs parolles generalles et incertaines. I. idee mesme que nous forgeons à leur chasteté est ridicule. Car entre les extremes patrons que i’en aye, c’est Fatua femme de Faunus, qui ne se laissa voir oncques puis ses nopces à masle quelconque. Et la femme de Hieron, qui ne sentoit pas son mary punais, estimant que ce fust vne qualité commune à tous hommes. Il faut qu’elles deuiennent insensibles et inuisibles, pour nous satisfaire.Or confessons que le neud du iugement de ce deuoir, gist principallement en la volonté. Il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seulement sans reproche et offence enuers leurs femmes, mais auec singuliere obligation et recommandation de leur vertu. Telle, qui aymoit mieux son honneur que sa vie, l’a prostitué à l’appetit forcené d’vn mortel ennemy, pour sauuer la vie à son mary : et a faict pour luy ce qu’elle n’eust aucunement faict pour soy. Ce n’est pas icy le lieu d’estendre ces exemples : ils sont trop hauts et trop riches, pour estre representez en ce lustre gardons-les à vn plus noble siege. Mais pour des exemples de lustre plus vulgaire est-il pas tous les iours des femmes entre nous qui pour la seule vtilité de leurs maris se prestent, et par leur expresse ordonnance et entremise ? Et anciennement Phaulius l’Argien offrit la sienne au Roy Philippus par ambition : tout ainsi que par ciuilité ce Galba qui auoit donné à souper à Mecenas, voyant que sa femme et luy commançoient à comploter d’œuillades et de signes, se laissa couler sur son coussin, representant vn homme aggraué de sommeil : pour faire espaule à leurs amours. Ce qu’il aduoua d’assez bonne grace : car sur ce poinct, vn valet ayant pris la hardiesse de porter la main sur les vases, qui estoient sur la table : il luy cria tout franchement : Comment coquin ? vois tu pas que ie ne dors que pour Mecenas ? Telle a les mœurs desbordees, qui a la volonté plus reformee que n’a cet’autre, qui se conduit soubs vne apparence reglee. Comme nous en voyons, qui se plaignent d’auoir esté vouees à chasteté, auant l’aage de cognoissance : i’en ay veu aussi, se plaindre veritablement, d’auoir esté vouces à la desbauche, auant l’aage de cognoissance. Le vice des parens en peut estre cause ou la force du besoing, qui est vn rude conseiller. Aux Indes Orientales, la chasteté y estant en singuliere recommandation, l’vsage pourtant souffroit, qu’vne femme mariee se peust abandonner à qui luy presentoit vn elephant et cela, auec quelque gloire d’auoir esté estimee à si haut prix. Phedon le philosophe, homme de maison, apres la prinse de son païs d’Elide, feit mestier de prostituer, autant qu’elle dura, la beauté de sa ieunesse, à qui en voulut, à prix d’argent, pour en viure. Et Solon fut le premier en la Grece, dit-on, qui par ses loix, donna liberté aux femmes aux despens de leur pudicité de prouuoir au besoing de leur vie coustume qu’Herodote dit auoir esté receuë auant luy, en plusieurs polices. Et puis, quel fruit de cette penible sollicitude ? Car quelque iustice, qu’il y ayt en cette passion, encore faudroit-il voir si elle nous charie vtilement. Est-il quelqu’vn, qui les pense boucler par son industrie ?

Pone seram, cohibe : sed quis custodiet ipsos
Custodes ? cauta est, et ab illis incipit vxor.

Quelle commodité ne leur est suffisante, en vn siecle si sçauant ? La curiosité est vicieuse par tout : mais elle est pernicieuse icy. C’est folie de vouloir s’esclaircir d’vn mal, auquel il n’y a point de medecine, qui ne l’empire et le rengrege : duquel la honte s’augmente et se publie principalement par la ialousie duquel la vengeance blesse plus nos enfans, qu’elle ne nous guerit. Vous assechez et mourez à la queste d’vne si obscure verification. Combien piteusement y sont arriuez ceux de mon temps, qui en sont venus à bout ? Si l’aduertisseur n’y presente quand et quand le remede et son secours, c’est vn aduertissement iniurieux, et qui merite mieux vn coup de poignard, que ne faict vn dementir. On ne se moque pas moins de celuy qui est en peine d’y pouruoir, que de celuy qui l’ignore. Le charactere de la cornardise est indelebile à qui il est vne fois attaché, il l’est tousiours. Le chastiement l’exprime plus, que la faute. Il faict beau voir, arracher de l’ombre et du double, nos malheurs priuez, pour les trompeter en eschaffaux tragiques et malheurs, qui ne pinsent, que par le rapport. Car bonne femme et bon mariage, se dit, non de qui l’est, mais duquel on se taist. Il faut estre ingenieux à euiter cette ennuyeuse et inutile cognoissance. Et auoyent les Romains en coustume, reuenans de voyage, d’enuoyer au deuant en la maison, faire sçauoir leur arriuee aux femines, pour ne les surprendre. Et pourtant a introduit certaine nation, que le prestre ouure le pas à l’espousee, le iour des nopees pour oster au marié, le doubte et la curiosité, de cercher en ce premier essay, si elle vient à luy vierge, ou blessee d’vne amour estrangere.Mais le monde en parle. Ie sçay cent honnestes hommes coquus, honnestement et peu indecemment. Vn galant homme en est pleint, non pas desestimé. Faites que vostre vertu estouffe votre malheur que les gens de bien en maudissent l’occasion que celuy qui vous offence, tremble seulement à le penser. Et puis, de qui ne parle on en ce sens, depuis le petit iusques au plus grand ?

Tot qui legionibus imperitauit,
Et melior quàm tu multis fuit, improbe, rebus.

Voys tu qu’on engage en ce reproche tant d’honnestes hommes en ta presence, pense qu’on ne t’espargne non plus ailleurs. Mais iusques aux dames elles s’en moqueront. Et dequoy se moquent elles en ce temps plus volontiers, que d’vn mariage paisible et bien composé ? Chacun de vous a fait quelqu’vn coqu or nature est toute en pareilles, en compensation et vicissitude. La frequence de cet accident, en doibt mes-huy auoir moderé l’aigreur : le voyla tantost passé en coustume.Miserable passion, qui a cecy encore, d’estre incommunicable.

Fors etiam nostris inuidit questibus aures.

Car à quel amy osez vous fier vos doleances : qui, s’il ne s’en rit, ne s’en serue, d’acheminement et d’instruction pour prendre luy— mesme sa part à la curce ? Les aigreurs comme les douceurs du mariage se tiennent secrettes par les sages. Et parmy les autres importunes conditions, qui se trouuent en iceluy, cette cy à vn homme languager, comme ie suis, est des principales : que la coustume rende indecent et nuisible, qu’on communique à personne tout ce qu’on en sçait, et qu’on en sent.De leur donner mesme conseil à elles, pour les desgouter de la ialousie, ce seroit temps perdu leur essence est si confite en soupçon, en vanité et en curiosité, que de les guarir par voye legitime, il ne faut pas l’esperer. Elles s’amendent souuent de cet inconuenient, par vne forme de santé, beaucoup plus à craindre que n’est la maladie mesme. Car comme il y a des enchantemens, qui ne sçauent pas oster le mal, qu’en le rechargeant à vn autre, elles reiettent ainsi volontiers cette fieure à leurs maris, quand elles la perdent. Toutesfois à dire vray, ie ne sçay si on peut souffrir d’elles pis que la ialousie. C’est la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres, la teste. Pittacus disoit, que chacun auoit son defaut que le sien estoit la mauuaise teste de sa femme : hors cela, il s’estimeroit de tout point heureux. C’est vn bien poisant inconuenient, duquel vn personnage si iuste, si sage, si vaillant, sentoit tout l’estat de sa vie alteré. Que deuons nous faire nous autres hommenets ? Le Senat de Marseille eut raison, d’interiner sa requeste à celuy qui demandoit permission de se tuer, pour s’exempter de la tempeste de sa femme car c’est vn mal, qui ne s’emporte iamais qu’en emportant la piece : et qui n’a autre composition qui vaille, que la fuitte, ou la souffrance quoy que toutes les deux, tres-difficiles. Celuy là s’y entendoit, ce me semble, qui dit qu’vn bon mariage se dressoit d’vne femme aueugle, auec vn mary sourd.Regardons aussi que cette grande et violente aspreté d’obligation, que nous leur enioignons, ne produise deux effects contraires à nostre fin à sçauoir, qu’elle aiguise les poursuyuants, et face les femmes plus faciles à se rendre. Car quant au premier point, montant le prix de la place, nous montons le prix et le desir de la conqueste. Seroit-ce pas Venus mesme, qui eust ainsi finement haussé le cheuet à sa marchandise, par le maquerelage des loix : cognoissant combien c’est vn sot desduit, qui ne le feroit valoir par fantasie et par cherté ? En fin c’est toute chair de porc, que la sauce diuersifie, comme disoit l’hoste de Flaminius. Cupidon est vn Dieu felon. Il fait son ieu, à luitter la deuotion et la iustice. C’est sa gloire, que sa puissance chocque tout autre puissance, et que toutes autres regles cedent aux siennes.

Materiam culpæ prosequiturque suæ.

Et quant au second poinct serions nous pas moins coqus, si nous craignions moins de l’estre ? suyuant la complexion des femmes : car la deffence les incite et conuie.

Vbi velis nolunt, vbi nolis volunt vltrò :
Concessa pudet ire via.

Quelle meilleure interpretation trouuerions nous au faict de Messalina ? Elle fit an commencement son mary coqu à cachetes, comme il se faict : mais conduisant ses parties trop aysément, par la stupidité qui estoit en luy, elle desdaigna soudain cet vsage : la voyla à faire l’amour à la descouuerte, aduoüer des seruiteurs, les entretenir et les fauoriser à la veüe d’vn chacun. Elle vouloit qu’il s’en ressentist. Cet animal ne se pouuant esueiller pour tout cela, et luy rendant ses plaisirs mols et fades, par cette trop lasche facilité, par laquelle il sembloit qu’il les authorisast et legitimast : que fit elle ? Femme d’vn Empereur sain et viuant, et à Rome, au theatre du monde, en plein midy, en feste et ceremonie publique, et auec Silius, duquel elle iouyssoit long temps deuant, elle se maric vn iour que son mary estoit hors de la ville. Semble-il pas qu’elle s’acheminast à deuenir chaste, par la nonchallance de son mary ? Ou qu’elle cherchast vn autre mary, qui luy aiguisast l’appetit par sa ialousie, et qui en luy insistant, l’incitast ? Mais la premiere difficulté qu’elle rencontra, fut aussi la derniere. Cette beste s’esucilla en sursaut. On a souuent pire marché de ces sourdaux endormis. l’ay veu par experience, que cette extreme souffrance, quand elle vient à se desnoüer, produit des vengeances plus aspres. Car prenant feu tout à coup, la cholere et la fureur s’emmoncelant en vn, esclatte tous ses efforts à la premiere charge.

Irarúmque omnes effundit habenas.

Il la fit mourir, et grand nombre de ceux de son intelligence : iusques à tel qui n’en pouuoit mais, et qu’elle auoit conuié à son lict à coups d’escourgee.Ce que Virgile dit de Venus et de Vulcan, Lucrece l’auoit dict plus sortablement, d’vne iouyssance desrobee, d’elle et de Mars.

Belli fera manera Mauors
Armipotens regit, in gremium qui sæpe tuum se
Reiicit, æterno deuinctus vulnere amoris
Pascit amore auidos inhians in te, Dea, visus,
Eque tuo pendet resupini spiritus ore :
Hunc tu, Diua, tuo recubantem corpore sancto
Circumfusa super, suaueis ex ore loquelas
Funde.

Quand ie rumine ce, reiicit, pascit, inhians, molli, fouet, medullas, labefacta, pendet, percurrit, et cette noble, circumfusa, mere du gentil infusus, i’ay desdain de ces menues pointes et allusions verballes, qui nasquirent depuis. À ces bonnes gens, il ne falloit d’aigue et subtile rencontre. Leur langage est tout plein, et gros d’vne vigueur naturelle et constante. Ils sont tout epigramme : non la queue seulement, mais la teste, l’estomach, et les pieds. Il n’y a rien d’efforcé, rien de trainant tout y marche d’vne pareille teneur. Contextus totus virilis est, non sunt circa flosculos occupati. Ce n’est pas vne eloquence molle, et seulement sans offence : elle est nerueuse et solide, qui ne plaist pas tant, comme elle remplit et rauit et rauit le plus, les plus forts esprits. Quand ie voy ces braues formes de s’expliquer, si vifues, si profondes, ie ne dis pas que c’est bien dire, ie dis que c’est bien penser. C’est la gaillardise de l’imagination, qui esleue et enfle les parolles. Pectus est quod disertum facit. Nos gens appellent iugement, langage, et beaux mots, les pleines conceptions. Cette peinture est conduitte, non tant par dexterité de la main, comme pour auoir l’obiect plus vifuement empreint en l’ame. Gallus parle simplement, par ce qu’il conçoit simplement. Horace ne se contente point d’vne superficielle expression, elle le trahiroit : il voit plus clair et plus outre dans les choses son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et des figures, pour se representer et les luy faut outre l’ordinaire, comme sa conception est outre l’ordinaire. Plutarque dit, qu’il veid le langage Latin par les choses. Icy de mesme : le sens esclaire et produit les parolles non plus de vent, ains de chair et d’os. Elles signifient, plus qu’elles ne disent. Les imbecilles sentent encores quelque image de cecy. Car en Italie ie disois ce qu’il me plaisoit en deuis communs mais aux propos roides, ie n’eusse osé me fier à vn idiome, que ie ne pouuois plier ny contourner, outre son alleure commune. I’y veux pouuoir quelque chose du mien.Le maniement et employte des beaux esprits, donne prix à la langue : non pas l’innouant, tant, comme la remplissant de plus vigoreux et diuers seruices, l’estirant et ployant. Ils n’y apportent point des mots mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur vsage : luy apprenent des mouuements inaccoustumés mais prudemment et ingenieusement. Et combien peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d’escriuains François de ce siecle. Ils sont assez hardis et dédaigneux, pour ne suyure la route commune : mais faute d’inuention et de discretion les pert. Il ne s’y voit qu’vne miserable affectation d’estrangeté : des desguisements froids et absurdes, qui au lieu d’esleuer, abbattent la matiere. Pourueu qu’ils se gorgiasent en la nouuelleté, il ne leur chaut de l’efficace. Pour saisir vn nouueau mot, ils quittent l’ordinaire, souuent plus fort et plus nerueux.En nostre langage ie trouue assez d’estoffe, mais vn peu faute de façon. Car il n’est rien, qu’on ne fist du iargon de nos chasses, et de nostre guerre, qui est vn genereux terrein à emprunter. Et les formes de parler, comme les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant. Ie le trouue suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment. Il succombe ordinairement à vne puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souuent qu’il languit soubs vous, et fleschit et qu’à son deffaut le Latin se presente au secours, et le Grec à d’autres. D’aucuns de ces mots que ie viens de trier, nous en apperçeuons plus mal-aysement l’energie, d’autant que l’vsage et la frequence, nous en ont aucunement auily et rendu vulgaire la grace. Comme en nostre commun, il s’y rencontre des frases excellentes, et des metaphores, desquelles la beauté flestrit de vieillesse, et la couleur s’est ternie par maniement trop ordinaire. Mais cela n’oste rien du goust, à ceux qui ont bon nez : ny ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs, qui, comme il est vraysemblable, mirent premierement ces mots en ce lustre.Les sciences traictent les choses trop finement, d’vne mode artificielle, et differente à la commune et naturelle. Mon page fait l’amour, et l’entend lisez luy Leon Hebreu, et Ficin on parle de luy, de ses pensees, et de ses actions, et si n’y entend rien. Je ne recognois chez Aristote, la plus part de mes mouueniens ordinaires. On les a couners et reuestus d’vne autre robbe, pour l’vsage de l’eschole. Dieu leur doint bien faire si l’estois du mestier, ie naturaliserois

l’art, autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et Equicola.Quand l’escris, ie me passe bien de la compagnie, et souvenance des liures de peur qu’ils n’interrompent ma forme. Aussi qu’à la verité, les bons autheurs m’abbattent par trop, et rompent le courage. Je fais volontiers le tour de ce peintre, lequel ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons, qu’ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy plustost besoing, pour me donner vn peu de lustre, de l’inuention du musicien Antinonydes, qui, quand il auoit à faire la musique, mettoit ordre que deuant ou apres luy, son auditoire fust abbreuué de quelques autres mauuais chantres. Mais ie me puis plus malaisément deffaire de Plutarque : il est si vniuersel et si plain, qu’à toutes occasions, et quelque suiect extrauagant que vous ayez pris, il s’ingere à vostre besonge, et vous tend vne main liberale et inespuisable de richesses, et d’embellissemens. Il m’en fait despit, d’estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent. Ie ne le puis si peu racointer, que ie n’en tire cuisse ou aile.Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos, d’escrire chez moy, en pays sauuage, où personne ne m’aide, ny me releve : où ie ne hante communément homme, qui entende le Latin de son patenostre ; et de François vn peu moins. Ie l’eusse faict meilleur ailleurs, mais l’ouurage eust esté moins mien. Et sa fin principale et perfection, c’est d’estre exactement mien. Ie corrigerois bien vne erreur accidentale, dequoy ie suis plein, ainsi que ie cours inaduertemment : mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster. Quand on m’a dict ou que moymesme me suis dict : Tu es trop espais en figures, voyla vn mot du cru de Gascongne : voyla vne phrase dangereuse : (ie n’en refuis aucune de celles qui s’vsent emmy les rues Françoises : ceux qui veulent combatre l’vsage par la grammaire se moquent) voylà vn discours ignorant voylà vn discours paradoxe, en voylà vn trop fol : tu te ioues souuent, on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte. Oüy, fais-ie, mais ie corrige les fautes d’inaduertence, non celles de coustume. Est-ce pas ainsi que ie parle par tout ? me represente-ie pas vinement ? suffit. l’ay faict ce que i’ay voulu : tout le monde me recognoist en mon liure, et mon liure en moy.Or i’ay vne condition singeresse et imitatrice. Quand ie me meslois de faire des vers, et n’en fis iamais que des Latins, ils accusoient euidemment le poëte que ie venois dernierement de lire. Et de mes premiers Essays, aucuns puent vn peu l’estranger. À Paris ie parle vn langage aucunement autre qu’à Montaigne. Qui que ie regarde auec attention, m’imprime facilement quelque chose du sien. Ce que ie considere, ie l’vsurpe : vne sotte contenance, vne desplaisante grimace, vne forme de parler ridicule. Les vices plus. D’autant qu’ils me poingnent, ils s’acrochent à moy, et ne s’en vont pas sans secouer. On m’a veu plus souuent iurer par similitude, que par complexion. Imitation meurtriere, comme celle des singes horribles en grandeur et en force, que le Roy Alexandre rencontra en certaine contree des Indes. Desquels il eust esté autrement difficile de venir à bout. Mais ils en presterent le moyen par cette leur inclination à contrefaire tout ce qu’ils voyent faire. Car par là les chasseurs apprindrent de se chausser des souliers à leur veuë, auec force nœuds de liens de s’affubler d’accoustremens de teste à tout des lacs courants, et oindre par semblant, leurs yeux de glux. Ainsi mettoyent imprudemment à mal, ces pauures bestes, leur complexion singeresse. Ils s’engluoient, s’encheuestroyent et garrotoyent eux mesmes. Cette autre faculté, de representer ingenieusement les gestes et parolles d’vn autre, par dessein qui apporte souuent plaisir et admiration, n’est en moy, non plus qu’en vne souche. Quand ie iure selon moy, c’est seulement, par Dieu, qui est le plus droit de touts les serments. Ils disent, que Socrates iuroit le chien : Zenon cette mesme interiection, qui sert à cette heure aux Italiens, Cappari Pythagoras, l’eau et l’air. Ic suis si aisé à receuoir sans y penser ces impressions superficielles, que si i’ay cu en la bouche, Sire ou Altesse, trois iours de suite, huict iours apres ils m’eschappent, pour excellence, ou pour seigneurie. Et ce que i’auray pris à dire en battelant et en me moquant, ie le diray lendemain serieusement. Parquoy, à escrire, l’accepte plus enuis les argumens battus, de peur que ie les traicte aux despens d’autruy. Tout argument m’est egallement fertile. Ie les prens sur vne mouche. Et Dieu vueille que celuy que i’ay icy en main, n’ait pas esté pris, par le commandement d’vne volonté autant volage. Que ie commence par celle qu’il me plaira, car les matieres se tiennent toutes enchesnees les vnes aux autres.Mais mon ame me desplaist, de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes resueries, plus folles, et qui me plaisent le mieux, à l’improuueu, et lors que ic les cherche moins : lesquelles s’esuanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher. À cheual, à la table, au lict. Mais plus à cheual, où sont mes plus larges entretiens. I’ay le parler vn peu delicatement ialoux d’attention et de silence, si ie parle de force. Qui m’interrompt, m’arreste. En voyage, la necessité mesme des chemins couppe les propos. Outre ce, que ie voyage plus souuent sans compagnie, propre à ces entretiens de suite par où ie prens tout loisir de m’entretenir moy-mesme. Il m’en aduient comme de mes songes : en songeant, ie les recommande à ma memoire, car ie songe volontiers que ie songe, mais le lendemain, ie me represente bien leur couleur, comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou estrange, mais quels ils estoient au reste, plus i’ahane à le trouuer, plus ie l’enfonce en l’oubliance. Aussi des discours fortuites qui me tombent en fantasie, il ne m’en reste en memoire qu’vne vaine image autant seulement qu’il m’en faut pour me faire ronger, et despiter apres leur queste, inutilement.Or donc, laissant les liures à part, et parlant plus materiellement et simplement : ie troue apres tout, que l’amour n’est autre chose, que la soif de cette iouyssance en vn subiect desiré : ny Venus autre chose, que le plaisir à descharger ses vases : comme le plaisir que nature nous donne à descharger d’autres parties : qui deuient vicieux ou par immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l’amour est appetit de generation par l’entremise de la beauté. Et considerant maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouuemens esceruelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus : cette rage indiscrete, ce visage enflammé de fureur et de cruauté, au plus doux effect de l’amour : et puis cette morgue graue, seuere, et ecstatique, en vne action si folle, qu’on ayt logé peslemesle nos delices et nos ordures ensemble : et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif, comme la douleur : ie crois qu’il

est vray, ce que dit Platon, que l’homme a esté faict par les Dieux pour leur iouët.

Quænam ista iocandi
Sæuitia ?

Et que c’est par moquerie, que Nature nous a laissé la plus trouble de nos actions, la plus commune : pour nous esgaller par là, et apparier les fols et les sages, et nous et les bestes. Le plus contemplatif, et prudent homme, quand ie l’imagine en cette assiette, ie le tiens pour affronteur, de faire le prudent et le contemplatif. Ce sont les pieds du paon, qui abbatent son orgueil.

Ridentem dicere verum
Quid velat ?

Ceux qui parmi les ieux, refusent les opinions serieuses, font, dit. quelqu’vn, comme celuy qui craint d’adorer la statue d’vn sainct, si elle est sans deuantiere. Nous mangeons bien et beuuons comme les bestes mais ce ne sont pas actions qui empeschent les offices de nostre ame. En celles-là, nous gardons nostre auantage sur elles cette-cy met toute autre pensee soubs le ioug : abrutit et abestit par son imperieuse authorité, toute la theologie et philosophie qui est en Platon et si ne s’en plaint pas. Par tout ailleurs vous poutez garder quelque decence : toutes autres operations souffrent des regles d’honnesteté : cette-cy ne se peut pas seulement imaginer, que vicieuse ou ridicule. Trouuez y pour voir vn proceder sage et discret. Alexandre disoit qu’il se connoissoit principallement mortel, par cette action, et par le dormir : le sommeil suffoque et supprime les facultez de nostre ame, la besongne les absorbe et dissipe de mesme. Certes c’est vne marque non seulement de nostre corruption originele mais aussi de nostre vanité et deformité.D’vn costé Nature nous y pousse, ayant attaché à ce desir, la plus noble, vtile, et plaisante de toutes ses functions : et la nous laisse d’autre part accuser et fuyr, comme insolente et deshonneste, en rougir et recommander l’abstinence. Sommes nous pas bien bruttes, de nommer brutale l’operation qui nous faict ? Les peuples, és religions, se sont rencontrez en plusieurs conuenances : comme sacrifices, luminaires, encensements, ieusnes, offrandes : et entre autres, en la condemnation de cette action. Toutes les opinions y viennent, outre l’vsage si estendu des circoncisions. Nous auons à l’auanture raison, de nous blasmer, de faire vne si sotte production que l’homme d’appeller l’action honteuse, et honteuses les parties qui y seruent (à cette heure sont les miennes proprement honteuses). Les Esseniens, dequoy parle Pline, se maintenoient sans nourrice, sans maillot, plusieurs siecles de l’abbord des estrangers, qui, suiuants cette belle humeur, se rengeoient continuellement à eux ayant toute vne nation, hazardé de s’exterminer plustost, que s’engager à vn embrassement feminin, et de perdre la suitte des hommes plustost, que d’en forger vn. Ils disent que Zenon n’eut affaire à femme, qu’vne fois en sa vie : et que ce fut par ciuilité, pour ne sembler dedaiguer trop obstinement le sexe. Chacun fuit à le voir naistre, chacun court à le voir mourir. Pour le destruire, on cerche vn champ spacieux en pleine lumiere pour le construire, on se musse dans vn creux tenebreux, et le plus contraint qu’il se peut. C’est le deuoir, de se cacher pour le faire, et c’est gloire, et naissent plusieurs vertus, de le sçauoir deffaire. L’vn est iniure, l’autre est faueur car Aristote dit, que bonifier quelqu’vn, c’est le tuer, en certaine phrase de son païs. Les Athe niens, pour apparier la deffaueur de ces deux actions, ayants à mundifier l’isle de Delos, et se iustifier enuers Apollo, defendirent au pourpris d’icelle, tout enterrement, et tout enfantemeut ensemble. Nostri nosmet pænitet.Il y a des nations qui se couurent en mangeant. Ie sçay vne dame, et des plus grandes, qui a cette mesme opinion, que c’est vne contenance desagreable, de mascher : qui rabat beaucoup de leur grace, et de leur beauté : et ne se presente pas volontiers en public aucc appetit. Et sçay vn honime, qui ne peut souffrir de voir manger, ny qu’on le voye : et fuyt toute assistance, plus quand il s’emplit, que s’il se vuide. En l’empire du Turc, il se void grand nombre d’hommes, qui, pour exceller les autres, ne se laissent iamais veoir, quand ils font leur repas ; qui n’en font qu’vn la sepmaine : qui se deschiquettent et decoupent la face et les membres : qui ne parlent iamais à personne. Gens fanatiques, qui pensent honnorer leur nature en se desnaturant : qui se prisent de leur mespris, et s’amendent de leur empirement. Quel monstrueux animal, qui se fait horreur à soy-même, à qui ses plaisirs poisent qui se tient à mal-heur ? Il y en a qui cachent leur vie,

Exilioque domos et dulcia limina mutant,

Et la desrobent de la veuë des autres hommes qui euitent la santé et l'allegresse, comme qualitez ennemies et dommageables. Non seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples maudissent leur naissance, et benissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé, les tenebres adorees. Nous ne sommes ingenieux qu'à nous mal mener c'est le vray gibbier de la force de nostre esprit dangereux vtil en desreglement.

O miseri quorum gaudia crimen habent!

Hé pauure homme, tu as assez d'incommoditez necessaires, sans les augmenter par ton inuention et és assez miserable de condition, sans l'estre par art: tu as des laideurs reelles et essentielles à suffisance, sans en forger d'imaginaires. Trouues tu que tu sois trop à l'aise si la moitié de ton aise ne te fasche? Trouues tu que tu ayes remply tous les offices necessaires, à quoy Nature t'engage, et qu'elle soit oysiue chez toy, si tu ne t'obliges à nouueaux offices? Tu ne crains point d'offencer ses lois vniuerselles et indubitables, et te piques aux tiennes partisanes et fantastiques. Et d'autant plus qu'elles sont particulieres, incertaines, et plus contredictes, d'autant plus tu fais là ton effort. Les ordonnances positiues de ta pa- roisse t'attachent celles du monde ne te touchent point. Cours vn peu par les exemples de cette consideration: ta vie en est toute.Les vers de ces deux poëtes, traictans ainsi reseruément et discrettement de la lasciueté, comme ils font, me semblent la desconurir et eselairer de plus pres. Les dames couurent leur sein d'vn reseul, les prestres plusieurs choses sacrees, les peintres ombragent leur ouurage, pour luy donner plus de lustre. Et dict-on que le coup du soleil et du vent, est plus poisant par reflexion qu'à droit fil. L'Egyptien respondit sagement à celuy qui luy demandoit, Que portes-tu là, caché soubs ton manteau? Il est caché soubs mon manteau, affin que tu ne sçaches pas que c'est. Mais il y a certaines autres choses qu'on cache pour les montrer. Oyez cetuy-là plus ouuert,

Et nudam pressi corpus adusque meum.

Il me semble qu'il me chapone. Que Martial retrousse Venus à sa poste, il n'arrive pas à la faire paroistre si entiere. Celuy qui dit tout, il nous saoule et nons desgouste. Celuy qui craint à s'exprimer, nous achemine à en penser plus qu'il n'en y a. Il y a de la trahison en cette sorte de modestie et notamment nous entr'ouurant comme font ceux cy, vne si belle route à l’imagination. Et l’action et la peinture doiuent sentir leur larrecin.L’amour des Espagnols, et des Italiens, plus respectueuse et craintifue, plus miDeuse et couuerte, me plaist. Ie ne sçay qui, anciennement, desiroit le gosier allongé comme le col d’vne grue, pour sauourer plus long temps ce qu’il aualloit. Ce souhait est mieux à propos en cette volupté, viste et precipiteuse. Mesmes à telles natures comme est la mienne, qui suis vicieux en soudaineté. Pour arrester sa suitte, et l’estendre en preambules ; entre-eux, tout sert de faueur et de recompense vne œillade, vne inclination, vne parolle, vn signe. Qui se pourroit disner de la fumee du rost, feroit-il pas vne belle espargne ? C’est vne passion qui mesle à bien peu d’essence solide, beaucoup plus de vanité et resuerie fieureuse : il la faut payer et seruir de mesme. Apprenons aux dames à se faire valoir, à s’estimer, à nous amuser, et à nous piper. Nous faisons nostre charge extreme la premiere il y a tousiours de l’impetuosité Françoise. Faisant filer leurs faueurs, et les estallant en detail chacun, iusques à la vieillesse miserable, y trouue quelque bout de lisiere, selon son vaillant et son merite. Qui n’a iouyssance, qu’en la iouyssance : qui ne gaigne que du haut poinct qui n’ayme la chasse qu’en la prise il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole. Plus il y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d’honneur au dernier siege. Nous nous deurions plaire d’y estre conduicts, comme il se faict aux palais magnifiques, par diuers portiques, et passages, longues et plaisantes galleries, et plusieurs destours. Cette dispensation reuiendroit à nostre commodité : nous y arresterions, et nous y aymerions plus long temps. Sans esperance, et sans desir, nous n’allons plus rien qui vaille. Nostre maistrise et entiere possession, leur est infiniement à craindre. Depuis qu’elles sont du tout rendues à la mercy de nostre foy, et constance, elles sont vn peu bien hasardees. Ce sont vertus rares et difficiles : soudain qu’elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles.

Postquam cupidæ mentis satiata libido est,
Verba nihil metuere, nihil periuria curant.

Et Thrasonidez ieune homme Grec, fut si amoureux de son amour, qu’il refusa, ayant gaigné le cour d’vne maistresse, d’en iouyr : pour n’amortir, rassasier et allanguir par la iouyssance cette ardeur inquiete, de laquelle il se glorifioit et se paissoit.La cherté donne goust à la viande. Voyez combien la forme des salutations, qui est particuliere à nostre nation, abastardit par sa facilité, la grace des baisers, lesquels Socrates dit estre si puissans et dangereux à voler nos cœurs. C’est vne desplaisante coustume, et iniurieuse aux dames, d’auoir à prester leurs leures, à quiconque a trois valets à sa suitte, pour mal plaisant qu’il soit,

Cuius liuida naribus caninis,
Dependet glacies, rigétque barba :
Centum occurrere malo culilingis.

Et nous mesme n’y gaignons guere : car comme le monde se voit party, pour trois belles, il nous en faut baiser cinquante laides. Et à vn estomach tendre, comme sont ceux de mon aage, vn mauuais baiser en surpaie vn bon.Ils font les poursuyuans en Italie, et les transis, de celles mesines qui sont à vendre et se defendent ainsi Qu’il y a des degrez en la iouyssance et que par seruices ils veulent obtenir pour eux, celle qui est la plus entiere. Elles ne vendent que le corps. La volonté ne peut estre mise en vente, elle est trop libre et trop sienne. Ainsi ceux cy disent, que c’est la volonté qu’ils entreprennent, et ont raison. C’est la volonté qu’il faut seruir et practiquer. l’ay horreur d’imaginer mien, vn corps priué d’affection. Et me semble, que cette forcenerie est voisine à celle de ce garçon, qui alla saillir par amour, la belle image de Venus que Praxiteles auoit faicte. Ou de ce furieux Ægyptien, eschauffé apres la charongne d’vne morte qu’il embaumoit et ensueroit. Lequel donna occasion à la loy, qui fut faicte depuis en Egypte, que les corps des belles et ieunes femmes, et de celles de bonne maison, seroient gardez trois iours, auant qu’on les mist entre les mains de ceux qui auoient charge de prouuoir à leur enterrement. Periander fit plus merueilleusement : qui estendit l’affection coniugale, plus reglee et legitime, à la iouyssance de Melissa sa femme trespassee. Ne semble ce pas estre vne humeur lunatique de la Lune, ne pouuant autrement iouyr d’Endymion son mignon, l’aller endormir pour plusieurs mois : et se paistre de la iouyssance d’vn garçon, qui ne se remuoit qu’en songe ? Je dis pareillement, qu’on ayme vn corps sans ame, quand on ayme vn corps sans son consentement, et sans son desir. Toutes iouyssances ne sont pas vnes. Il y a des iouyssances ethiques et languissantes. Mille autres causes que la bien-vueillance, nous peuuent acquerir cet octroy des dames. Ce n’est suffisant tesmoignage d’affection. Il y peut eschoir de la trahison, comme ailleurs elles n’y vont par fois que d’vne fesse ;

Tanquam thura merumque parent :
Absentem marmoreȧmue pules.

T’en sçay, qui ayment mieux prester cela, que leur coche : et qui ne se communiquent, que par là. Il faut regarder si vostre compagnie leur plaist pour quelque autre fin encores, ou pour celle là seulement, comme d’vn gros garson d’estable en quel rang et à quel prix vous y estes logé,

Tibi si datur vni
Quo lapide illa diem candidiore notet.

Quoy, si elle mange vostre pain, à la sauce d’vne plus agreable imagination ?

Te tenet, absentes alios suspirat amores.

Comment ? auons nous pas veu quelqu’vn en nos iours, s’estre seruy de cette action, à l’vsage d’vne horrible vengeance : pour tuer par là, et empoisonner, comme il fit, vne honneste femme ? Ceux qui cognoissent l’Italie, ne trouueront iamais estrange, si pour ce subiect, ie ne cherche ailleurs des exemples. Car cette nation se peut dire regente du reste du monde en cela. Ils ont plus communément des belles femmes, et moins de laydes que nous mais des rares et excellentes beautez, i’estime que nous allons à pair. Et en iuge autant des esprits de ceux de la commune façon, ils en ont beaucoup plus, et cuidemment. La brutalité y est sans comparaison plus rare d’ames singulieres et du plus haut estage, nous ne leur en deuons rien. Si i’auois à estendre cette similitude, il me sembleroit pouvoir dire de la vaillance, qu’au rebours, elle est au prix d’eux, populaire chez nous, et naturelle mais on la voit par fois, en leurs mains, si pleine et si vigoreuse, qu’elle surpasse tous les plus roides exemples que nous en ayons.Les mariages de ce pays là, clochent en cecy. Leur coustume donne communement la loy si rude aux femmes, et si serue, que la plus esloignee accointance auec l’estranger, leur est autant capitalle que la plus voisine. Cette Joy fait, que toutes les approches se rendent necessairement substantieles. Et puis que tout leur reuient à mesme compte, elles ont le choix bien aysé. Et ont elles brisé ces cloisons ? Croyez qu’elles font feu : Luxuria ipsis vinculis, sicut fera bestia, irritata, deinde emissa. Il leur faut vn peu lascher les resnes.

Vidi ego nuper equum, contra sua frena tenacem,
Ore reluctanti fulminis ire modo.

On alanguit le desir de la compagnie, en luy donnant quelque liberté. C’est vn bel vsage de nostre nation, qu’aux bonnes maisons, nos enfans soyent receuz, pour y estre nourris et esleuez pages comme en vne escole de noblesse. Et est discourtoisie, dit-on, et iniure, d’en refuser vn Gentil-homme. l’ay apperçeu, car autant de maisons autant de diuers stiles et formes, que les dames qui ont voulu donner aux filles de leur suite, les regles plus austeres, n’y ont pas eu meilleure aduanture. Il y faut de la moderation. Il faut laisser bonne partie de leur conduitte, à leur propre discretion : car ainsi comme ainsi n’y a il discipline qui les sçeut brider de toutes parts. Mais il est bien vray, que celle qui est eschappee bagues sauues, d’vn escolage libre, apporte bien plus de fiance de soy, que celle qui sort saine, d’vne escole seuere et prisonniere.Nos peres dressoient la contenance de leurs filles à la honte et à la crainte (les courages et les desirs tousiours pareils), nous à l’asseurance nous n’y entendons rien. C’est à faire aux Sarmates, qui n’ont loy de coucher auec homme, que de leurs mains elles n’en ayent tué vn autre en guerre. À moy qui n’y ay droit que par les oreilles, suffit, si elles me retiennent pour le conseil, suyuant le priuilege de mon aage. Ie leur conseille done, et à nous aussi, l’abstinence mais si ce siecle en est trop ennemy, aumoins la discretion et la modestie. Car, comme dit le compte d’Aristippus, parlant à des ieunes hommes, qui rougissoient de le veoir entrer chez vne courtisane : Le vice est, de n’en pas sortir, non pas d’y entrer. Qui ne veut exempter sa conscience, qu’elle exempte son nom : si le fons n’en vaut guere, que l’apparence tienne bon.Ie loue la gradation et la longueur, en la dispensation de leurs faueurs. Platon montre, qu’en toute espece d’amour, la facilité et promptitude est interdicte aux tenants. C’est vn traict de gourmandise, laquelle il faut qu’elles couurent de tout leur art, de se rendre ainsi temerairement en gros, et tumultuairement. Se conduisant en leur dispensation, ordonnement et mesurement, elles pipent bien mieux nostre desir, et cachent le leur. Qu’elles fuvent tousiours deuant nous ie dis celles mesmes qui ont à se laisser attraper. Elles nous battent mieux en fuyant, comme les Scythes. De vray, selon la loy que Nature leur donne, ce n’est pas proprement à elles de vouloir et desirer : leur rolle est souffrir, obeyr, consentir. C’est pourquoy Nature leur a donné vne perpetuelle capacité ; à nous, rare et incertine. Elles ont tousiours leur heure,’afin qu’elles soyent tousiour’s prestes à la nostre Pati natæ. Et où elle a voulu que nos appetis eussent montre et declaration prominante, ell’a faict que les leurs fussent occultes et intestins. Et les a fournies de pieces impropres à l’ostentation : et simplement pour la defensiue. Il faut laisser à la licence Amazonienne pareils traits à cettuy cy. Alexandre passant par l’Hyrcanie, Thalestris Royne des Amazones le vint trouuer auec trois cents gens-darmes de son sexe : bien montez et bien armez : ayant laissé le demeurant d’vnc grosse armee, qui la suyuoit, au delà des voisines montaignes. Et luy dit tout haut, et en publiq, que le bruit de ses victoires et de sa valeur, l’auoit menee là, pour le veoir, luy offrir ses moyens et sa puissance au secours de ses entreprinses. Et que le trouuant si beau, ieune, et vigoureux, elle, qui estoit parfaitte en toutes ses qualitez, luy conseilloit qu’ils couchassent ensemble : afin qu’il nasquist de la plus vaillante femme du monde, et du plus vaillant homme, qui fust lors viuant, quelque chose de grand et de rare, pour l’aduenir. Alexandre la remercia du reste : mais pour donner temps à l’accomplissement de sa der— niere demande, il arresta treize iours en ce lieu, lesquels il festoya le plus alaigrement qu’il peut, en faueur d’vne si courageuse Princesse.Nous sommes quasi par tout iniques iuges de leurs actions, comme elles sont des nostres. l’aduoüe la verité lors qu’elle me nuit, de mesme que si elle me sert. C’est vn vilain desreglement, qui les pousse si souuent au change, et les empesche de fermir leur affection en quelque subiect que ce soit comme on voit de cette Deesse, à qui lon donne tant de changemens et d’amis. Mais si estil vray, que c’est contre la nature de l’amour, s’il n’est violant, et contre la nature de la violance, s’il est constant. Et ceux qui s’en estonnent, s’en escrient, et cherchent les causes de cette maladie en elles, comme desnaturee et incroyable que ne voyent ils, combien souuent ils la reçoyuent en eux, sans espouuantement et sans miracle ? Il seroit à l’aduenture plus estrange d’y voir de l’arrest. Ce n’est pas vne passion simplement corporelle. Si on ne trouue point de bout en l’auarice, et en l’ambition, il n’y en a non plus en paillardise. Elle vit encore apres la satieté et ne luy peut on prescrire ny satisfaction constante, ny fin : elle va tousiours outre sa possession. Et si l’inconstance leur est à l’aduenture aucunement plus pardonnable qu’à nous. Elles peuuent alleguer comme nous, l’inclination qui nous est commune à la varieté et à la nouuelleté : et alleguer secondement sans nous, qu’elles achetent chat en sac. Ieanne Royne de Naples, feit estrangler Andreosse son premier mary, aux grilles de sa fenestre, auec un laz d’or et de soye, tissu de sa main propre : sur ce qu’aux couruees matrimoniales, elle ne luy trouuoit ny les parties, ny les efforts, assez respondants à l’esperance qu’elle en auoit couceuë, à veoir sa taille, sa beauté, sa ieunesse et disposition par où elle auoit esté prinse et abusee. Que l’action a plus d’effort que n’a la souffrance : ainsi que de leur part tousiours aumoins il est pourueu à la necessité de nostre part il peut auenir autrement. Platon à cette cause establit sagement par ses loix, auant tout mariage, pour decider de son opportunité, que les iuges voient les garçons, qui y pretendent, touts fins nuds et les filles nuës iusqu’à la ceinture seulement. En nous essayant, elles ne nous trouuent à l’aduenture pas digne de leur choix :

Experta latus, madidoque simillima loro
Inguina, nec lassa stare coacta manu,
Descrit imbelles thalamos.

Ce n’est pas tout, que la volonté charrie droict. La foiblesse et l’incapacité, rompent legitimement vn mariage :

Et quærendum aliunde foret neruosius illud,
Quod posset zonam soluere virgineam.

Pourquoy non, et selon sa mesure, vne intelligence amoureuse, plus licentieuse et plus actiue ?

Si blando nequeat superesse labori.

Mais n’est-ce pas grande impudence, d’apporter nos imperfections et foiblesses, en lieu où nous desirons plaire, et y laisser bonne estime de nous et recommandation ? Pour ce peu qu’il m’en faut à cette heure,

Ad vnum
Mollis opus,

ie ne voudrois importuner vne personne, que i’ay à reuerer et craindre.

Fuge suspicari,
Cuius vndenum trepidauit ælas
Claudere lustrum.

Nature se deuoit contenter d’auoir rendu cet aage miserable, sans le rendre encore ridicule. Ie hay de le voir, pour vn pouce de chetiue vigueur, qui l’eschaufe trois fois la semaine, s’empresser et se gendarmer, de pareille aspreté, comme s’il auoit quelque grande et legitime iournec dans le ventre : vn vray feu d’estoupe. Et admire sa cuisson, si viue et fretillante, en vn moment si lourdement congelee et esteinte. Cet appetit ne deuroit appartenir qu’à la fleur d’vne belle ieunesse. Fiez vous y, pour voir, à seconder cett’ardeur indefatigable, pleine, constante, et magnanime, qui est en vous : il vous la lairra vrayment en beau chemin. Renuoyez le hardiment plustost vers quelque enfance molle, estonnee, et ignorante, qui tremble encore soubs la verge, et en rougisse,

Indum sanguineo veluti violauerit ostro
Si quis ebur, vel mista rubent vbi lilia multa
Alba ros.

Qui peut attendre le lendemain, sans mourir de honte, le desdain de ces beaux yeux, consens de sa lascheté et impertinence :

Et taciti fecere tamen conuitia vultus,

il n’a iamais senty le contentement et la fierté, de les leur auoir battus et ternis, par le vigoureux exercice d’vne nuict officieuse et actiue. Quand i’en ay veu quelqu’vne s’ennuyer de moy, ie n’en ay point incontinent accusé sa legereté : i’ay mis en doubte, si ie n’auois pas raison de m’en prendre à Nature plustost. Certes elle m’a traitté illegitimement et inciuilement,

Si non longa salis, si non benè mentula crassa

Nimirum sapiunt vidéntque paruam
Matronæ quoque mentulam illibenter :

et d’vne lesion enormissime. Chacune de mes pieces est esgalement mienne, que toute autre. Et nulle autre ne me fait plus proprement homme que cette cy.Ie doy au publiq vniuersellement mon pourtrail. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en essence, loute. Dedeignant au rolle de ses vrays deuoirs, ces petites regles, feintes, vsuelles, prouinciales. Naturelle toute, conslante, generale. De laquelle sont filles, mais bastardes, la ciuilité, la ceremonie. Nous aurons bien les vices de l’apparence, quand nous aurons eu ceux de l’essence. Quand nous aurons faict à ceux icy, nous courrons sus aux autres, si nous trouuons qu’il y faille courir. Car il y a danger, que nous fantasions des offices nouueaux, pour excuser nostre negligence enuers les naturels offices, et pour les confondre. Qu’il soit ainsín, il se void, qu’és lieux, où les fautes sont malefices, les maléfices ne sont que fautes. Qu’és nations, où les loix de la bienseance sont plus rares et lasches, les loix primitiues de la raison commune sont mieux obseruees : l’innumerable multitude de tant de deuoirs, suffoquant nostre soing, l’allanguissant et dissipant. L’application aux legeres choses nous retire des iustes. O que ces hommes superficiels, prennent vne routte facile et plausible, au prix de la nostre ! Ce sont ombrages, dequoy nous nous plastrons et entrepayons. Mais nous n’en payons pas, ainçois en rechargeons nostre debte, enuers ce grand iuge, qui trousse nos panneaus et haillons, d’autour noz parties honteuses et ne se feint point à nous veoir par tout, iusques à noz intimes et plus secrettes ordures : vtile decence de nostre virginale pudeur, si elle luy pouuoit interdire cette descouuerte. En fin, qui desniaiseroit l’homme, d’vne si scrupuleuse superstition verbale, n’apporteroit pas grande perte au monde. Nostre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui n’en escrit que reueremment et regulierement, il en laisse en arriere plus de la moitié. Je ne m’excuse pas enuers moy : et si ie le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses, que ie m’excuseroy, que d’autre mienne faute. Ie m’excuse à certaines humeurs, que i’estime plus fortes en nombre que celles, qui sont de mon costé. En leur consideration, ie diray encore cecy (car ie desire de contenter chacun ; chose pourtant difficile, esse vnum hominem accommodatum ad tantam morum ac sermonum et voluntatum varietatem) qu’ils n’ont à se prendre à moy, de ce que ie fay dire aux auctoritez receuës et approuuees de plusieurs siecles : et que ce n’est pas raison, qu’à faute de rythme ils me refusent la dispense, que mesme des hommes ecclesiastiques, des nostres, iouyssent en ce siecle. En voicy deux, et des plus crestez :

Rimula, dispeream, ni monogramma lua est.
Vn vit d’amy la contente et bien traille.

Quoy tant d’autres ? I’ayme la modestie et n’est par iugement, que i’ay chois cette sorte de parler scandaleux : c’est Nature, qui l’a choisi pour moy. Je ne le loue, non plus que toutes formes contraires à l’vsage receu : mais ie l’excuse : par circonstances tant generales que particulieres, en allege l’accusation. Suiuons.Pareillement d’où peut venir cette vsurpation d’authorité souueraine, que vous prenez sur celles, qui vous fauorisent à leurs despens,

Si furtiua dedit nigra munuscula nocte,

que vous en inuestissez incontinent l’interest, la froideur, et vne auctorité maritale ? C’est vne conuention libre, que ne vous y prenez vous, comine vous les y voulez tenir ? Il n’y a point de prescription sur les choses volontaires. C’est contre la forme, mais il est vray pourtant, que i’ay en mon temps conduict ce marché, selon que sa nature peut souffrir, aussi conscientieusement qu’autre marché, et auec quelque air de iustice : et que ie ne leur ay tesmoigné de mon affection, que ce que i’en sentois ; et leur en ay representé naifuement, la decadence, la vigueur, et la naissance : les accez et les remises. On n’y va pas tousiours vn train. I’ay esté si espargnant à promettre, que ie pense auoir plus tenu que promis, ny deu. Elles y ont trouué de la fidelité, iusques au seruice de leur inconstance. Ie dis inconstance aduouce, et par fois multipliee. Ie n’ay iamais rompu auec elles, tant que i’y tenois, ne fust que par le bout d’vn filet. Et quelques occasions qu’elles m’en ayent donné, n’ay iamais rompu, iusques au mespris et à la hayne. Car telles priuautez, lors mesme qu’on les acquiert par les plus honteuses conuentions, encores m’obligent elles à quelque bien-vueillance. De cholere et d’impatience vn peu indiscrette, sur le poinct de leurs ruses et desfuites, et de nos contestations, ie leur en ay faict voir par fois. Car ie suis de ma complexion, subiect à des emotions brusques, qui nuisent souuent à mes marchez, quoy qu’elles soyent legeres et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon ingement, ie ne me suis pas feint, à leur donner des aduis paternels et mordans, et à les pinser où il leur cuysoit. Si ie leur ay laissé à se plaindre de moy, c’est plustost d’y auoir trouné vn amour, au prix de l’vsage moderne, sottement consciencieux. l’ay obserué ma parolle, és choses dequoy on m’eust aysement dispensé. Elles se rendoient lors par fois auec reputation, et soubs des capitulations, qu’elles souffroient aysement estre faussees par le vaincueur. l’ay faict caler soubs l’interest de leur honneur, le plaisir, en son plus grand effort, plus d’vne fois. Et où la raison me pressoit, les ay armees contre moy : si qu’elles se conduisoient plus seurement et seuerement, par mes regles, quand elles s’y estoient franchement remises, qu’elles n’eussent faict par les leurs propres. I’ay autant que i’ay peu chargé sur moy seul, le hazard de nos assignations, pour les en descharger et ay dressé nos parties tousiours par le plus aspre, et inopiné, pour estre moins en souspçon, et en outre par mon aduis, plus accessible. Ils sont ouuerts, principalement par les endroits qu’ils tiennent de soy couuerts. Les choses moins craintes sont moins defendues et obseruees. On peut oser plus aysement, ce que personne ne pense que vous oserez, qui deuient facile par sa difficulté. Jamais homme n’eut ses approches plus impertinemment genitales. Cette voye d’aymer, est plus selon la discipline. Mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effectuelle, qui le sçait mieux que moy ? Si ne m’en viendra point le repentir. Ie n’y ay plus que perdre,

Me tabula sacer
Votiua paries indicat vuida,
Suspendisse potenti
Vestimenta maris Deo.

Il est à cette heure temps d’en parler ouuertement. Mais tout ainsi comme à vn autre, ie dirois à l’auanture, Mon amy tu resues, l’amour de ton temps a peu de commerce auec la foy et la preud®hommie ;

Hæc si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quàm si des operam, vt cum ratione insanias.

Aussi au rebours, si c’estoit à moy de recommencer, ce seroit certes le mesme train et par mesme progrez, pour infructueux qu’il me peust estre. L’insuffisance et la sottise est loüable en vne action meslonable. Autant que ie m’eslongne de leur humeur en cela, ie m’approche de la mienne.Au demeurant, en ce marché, ie ne me laissois pas tout aller : ie m’y plaisois, mais ie ne m’y oubliois pas : ie reseruois en son entier, ce peu de sens et de discretion, que Nature m’a donné, pour leur seruice, et pour le mien : vn peu d’esmotion, mais point de resuerie. Ma conscience s’y engageoit aussi, iusques à la desbauche et dissolution, mais iusques à l’ingratitude, trahison, malignité, et cruauté, non. Je n’achetois pas le plaisir de ce vice à tout prix : et me contentois de son propre et simple coust. Nullum intra se vitium est. Ic hay quasi à pareille mesure vne oysiueté croupie et endormie, comme vn embesongnement espineux et penible. L’vn me pince, l’autre m’assoupit. I’ayme autant les blesseures, comme les meurtrisseures, et les coups trenchans, comme les coups orbes. I’ay trouué en ce marché, quand i’y estois plus propre, vne iuste moderation entre ces deux extremitez. L’amour est vne agitation esueillee, viue, et gaye. Ie n’en estois ny troublé, ny affligé, mais i’en estois eschauffé, et encores alteré : il s’en faut arrester là. Elle n’est nuisible qu’aux fols. Vn ieune homme demandoit au philosophe Panetius, s’il sieroit bien au sage d’estre amoureux : Laissons là le sage, respondit-il, mais toy et moy, qui ne le sommes pas, ne nous engageons en chose si esmenë et violente, qui nous esclaue à autruy, et nous rende contemptibles à nous. Il disoit vray qu’il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse, à vne ame qui n’aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabatre par effect la parole d’Agesilaus, que la prudence et l’amour ne peuuent ensemble. C’est vne vaine occupation, il est vray, messeante, honteuse, et illegitime. Mais à la conduire en cette façon, ic l’estime salubre, propre à desgourdir vn esprit, et vn corps poisant. Et comme medecin, l’ordonnerois à vn homme de ma forme et condition, autant volontiers qu’aucune autre recepte pour l’esueiller et tenir en force bien auant dans les ans, et le dilaier des prises de la vieillesse. Pendant que nous n’en sommes qu’aux fauxbourgs, que le pouls bat encores,

Dum noua canities, dum prima et recta senectus.
Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo,

nous auons besoing d’estre sollicitez et chatouillez, par quelque agitation mordicante, comme est cette-cy. Voyez combien elle a rendu de ieunesse, vigueur et de gayeté, au sage Anacreon. Et Socrates, plus vieil que ie ne suis, parlant d’vn obiect amoureux : M’estant, dit-il, appuyé contre son espaule, de la mienne, et approché ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans vn liure, ie senty sans mentir, soudain vne piqueure dans l’espaule, comme de quelque morsure de beste ; et fus plus de cinq iours depuis, qu’elle me fourmilloit : et m’escoula dans le cœur vne demangeaison continuelle. Vn attouchement, et fortuite, et par vne espaule, aller eschauffer, et alterer vne ame refroidie, et esneruee par l’aage, et la premiere de toutes les humaines, en reformation. Pourquoy non dea ? Socrates estoit homme, et ne vouloit ny estre ny sembler autre chose. La philosophie n’estriue point contre les voluptez naturelles, pourueu que la mesure y soit ioincte : et en presche la moderation, non la fuitte. L’effort de sa resistance s’emploie contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits du corps ne doiuent pas estre augmentez par l’esprit. Et nous aduertit ingenieusement, de ne vouloir point esueiller nostre faim par la saturité de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre : d’euiter toute iouyssance, qui nous met en disette : et toute viande et breuuage, qui nous altere, et affame. Comme au seruice de l’amour elle nous ordonne, de prendre vn obiect qui satisface simplement au besoing du corps, qui n’esmeuue point l’ame : laquelle n’en doit pas faire son faict, ains suyure nüement et assister le corps. Mais ay-ie pas raison d’estimer, que ces preceptes, qui ont pourtant d’ailleurs, selon moy, vn peu de rigueur, regardent vn corps qui face son office : et qu’à vn corps abbattu, comme vu estomach prosterné, il est excusable de le rechauffer et souslenir par art et par l’entremise de la fantasie, luy faire reuenir l’appetit et l’allegresse, puis que de soy il l’a perdue ? Pouuons nous pas dire, qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement, ny corporel, ny spirituel et qu’iniurieusement nous desmembrons vn homme tout vif : et qu’il semble y auoir raison, que nous nous portions enuers l’vsage du plaisir, aussi fauorablement aumoins, que nous faisons enuers la douleur ? Elle estoit, pour exemple, vehemente, iusques à la perfection, en l’ame des saincts par la penitence. Le corps y auoit naturellement part, par le droict de leur colligance, et si pouuoit auoir peu de part à la cause : si ne se sont ils pas contentez qu’il suyuist nuement, et assistast l’ame affligee. Ils l’ont affligé luymesme, de peines atroces et propres : affin qu’à l’enuy I’vn de l’autre, l’ame et le corps plongeassent l’homme dans la douleur, d’autant plus salutaire, que plus aspre. En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas iniustice d’en refroidir l’ame, et dire, qu’il l’y faille entraîner, comme à quelque obligation et necessité contreinte et seruile ? C’est à elle plustost de les couuer et fomenter : de s’y presenter et conuier : la charge de regir luy appartenant. Comme c’est aussi à mon aduis à elle, aux plaisirs, qui luy sont propres, d’en inspirer et infondre au corps tout le ressentiment que porte sa condition, et de s’estudier qu’ils Juy soient doux et salutaires. Car c’est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyue point ses appétits au dommage de l'esprit. Mais pourquoy n'est-ce pas aussi raison, que l'esprit ne suiue pas les siens, au dommage du corps?Ie n'ay point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l'auarice, l'ambition, les querelles, les procès, font à l'endroit des autres, qui comme moy, n'ont point de vacation assignee, l'amour le feroit plus commodément. Il me rendroit, la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne r'asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre me remettroit aux estudes sains et sages, par où ie me peusse rendre plus estimé et plus aymé: ostant à mon esprit le desespoir de soy, et de son vsage, et le raccointant à soy: me diuertiroit de mille pensees ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques que l'oysiucté nous charge en tel aage, et le mauuais estat de nostre santé : reschaufferoit aumoins en songe, ce sang que nature abandonne: soustiendroit le menton, et allongeroit vn peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, à ce pauure homme, qui s'en va le grand train vers sa ruine. Mais i'entens bien que c'est vne commodité fort mal-aisée à recouurer. Par foiblesse, et longue experience, nostre goust est deuenu plus tendre et plus exquis. Nous demandons plus, lors que nous apportons moins. Nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d'estre acceptez. Nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis, et plus defians rien ne nous peut asseurer d'estre aymez, veu nostre condition, et la leur. l'ay honte de me trouuer parmy cette verte et bouillante ieunesse,

Cuius in indomito constantior inguine neruus,
Quam noua collibus arbor inhæret.

Qu'irions nous presenter nostre misere parmy cette allégresse?

Possint et iuuenes visere feruidi
Multo non sine risu,
Dilapsam in cineres facem.

Ils ont la force et la raison pour eux : faisons leur place : nous n'avons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante, ne se laisse manier à mains si gourdes, et prattiquer à moyens purs materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien, à celuy qui se moquoit, dequoy il n'auoit sceu gaigner la bonne grace d'vn tendron qu'il pourchassoit: Mon amy, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais. Or c'est vn commerce qui a besoin de relation et de correspondance. Les autres plaisirs que nous receuons, se peuuent recognoistre par recompenses de nature diuerse : mais cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En verité en ce desduit, le plaisir que ie fay, chatouille plus doucement mon imagination, que celuy qu’on me fait. Or cil n’a rien de genereux, qui peut receuoir plaisir où il n’en donne point ; c’est vne vile ame, qui veut tout deuoir, et qui se plaist de nourrir de la conference, auec les personnes ausquels il est en charge. Il n’y a beauté, ny grace, ny priuauté si exquise, qu’vn galant homme deust desirer à ce prix. Si elles ne nous peuuent faire du bien que par pitié : i’ayme bien plus cher ne viure point, que de viure d’aumosne. Je voudrois auoir droit de leur demander, au stile auquel i’ay veu quester en Italie : Fate bene per voi : ou à la guise que Cyrus exhortoit ses soldats, Qui m’aymera, si me suiue. R’alliez vous, me dira lon, à celles de vostre condition, que la compagnie de mesme fortune vous rendra plus aysees. O la sotte composition et inspide !

Nolo
Barbam vellere mortuo leoni.

Xenophon employe pour obiection et accusation, contre Menon, qu’en son amour il embesongna des obiects passants fleur. Ie trouue plus de volupté à seulement veoir le juste et doux meslange de deux ieunes beautés : ou à le seulement considerer par fantasie, qu’à faire moy mesme le second, d’vn meslange triste et informe. Ie resigne cet appetit fantastique, à l’Empereur Galba, qui ne s’addonnoit qu’aux chairs dures et vieilles : et à ce pauure miserable,

O ego di faciant talem te cernere possim,
Charaque mutatis oscula ferre comis,
Amplectique meis corpus non pingue lacertis !

Et entre les premieres laideurs, ie compte les beautez artificielles et forcees. Emonez ieune gars de Chio, pensant par des beaux attours, acquerir la beauté que nature luy ostoit, se presenta au philosophe Arcesilaus et luy demanda si vn sage se pourroit veoir amoureux : Ouy dea, respondit l’autre, pourueu que ce ne fust pas d’vne beauté parce et sophistiquee comme la tienne. La laideur d’vne vieillesse aduouee, est moins vicille, et moins laide à mon gré, qu’vne autre peinte et lissee. Le diray-ie, pourucu qu’on ne m’en prenne à la gorge ? L’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison, qu’en l’aage voisin de l’enfance :

Quem si puellarum insereres chorv,
Mille sagaces falleret hospites
Discrimen obscurum, solutis
Crinibus, ambiguoque vullu.

Et la beauté non plus. Car ce qu’Homere l’estend iusqu’à ce que le

menton commence à s’ombrager, Platon mesme l’a remarqué pour rare. Et est notoire la cause pour laquelle le sophiste Dion appelloit les poils folets de l’adolescence, Aristogitons et Harmodiens. En la virilité, ie le trouue desia aucunement hors de son siege, non qu’en. la vieillesse.

Importunus enim transuolat aridas
Quercus.

Et Marguerite Royne de Nauarre, alonge en femme, bien loing, l’auantage des femmes : ordonnant qu’il est saison à trente ans, qu’elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte possession nous luy donnons sur nostre vie, mieux nous en valons. Voyez son port. C’est vn menton puerile, qui ne sçait en son eschole, combien on procede au rebours de tout ordre. L’estude, l’exercitation, I’vsage, sont voyes à l’insuffisance : les nouices y regentent. Amor ordinem nescit. Certes sa conduicte a plus de galbe, quand elle est meslee d’inaduertance, et de trouble : les fautes, les succez contraires y donnent poincte et grace. Pourueu qu’elle soit aspre et affamee, il chaut peu, qu’elle soit prudente. Voyez comme il va chancelant, chopant, et folastrant. On le met aux ceps, quand on le guide par art, et sagesse. Et contraint on sa diuine liberté, quand on le submet à ces mains barbues et calleuses.Au demeurant, ie leur oy souuent peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner de mettre en consideration l’interest que les sens y ont. Tout y sert. Mais ie puis dire auoir veu souuent, que nous auons excusé la foiblesse de leurs esprits, en faueur de leurs beautez corporelles, mais que ie n’ay point encore veu, qu’en faueur de l’esprit, tant rassis, et meur soit-il, elles vueillent prester la main à vn corps, qui tombe tant soit peu en decadence. Que ne prend il enuic à quelqu’vne, de faire cette noble harde Socratique, du corps à l’esprit, achetant au prix de ses cuisses, vne intelligence et generation philosophique et spirituelle : le plus haut prix où elle les puisse monter : Platon ordonne en ses loix, que celuy qui aura faict quelque signalé et vtile exploit en la guerre, ne puisse estre refusé durant l’expedition d’icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, du baiser, ou autre faueur amoureuse, de qui il la vueille. Ce qu’il trouue si iuste en recommandation de la valeur militaire, ne le peut il pas estre aussi, en recommandation de quelque autre valeur ? Et

que ne prend il enuie à vne de preoccuper sur ses compagnes la

gloire de cet amour chaste ? chaste dis-ie bien,

Nam si quando ad prælia ventum est,
Vt quondam in stipulis magnus sine viribus ignis
Incassum furit.

Les vices qui s’estouffent en la pensee, ne sont pas des pires.Pour finir ce notable commentaire, qui m’est eschappé d’vn flux de caquet flux impetueux par fois et nuisible,

Vt missum sponsi furtiuo munere malum
Procurrit casto virginis è gremio :
Quod misere oblitæ molli sub veste locatum,
Dum aduentu matris prosilit, excutitur,
Atque illud prono præceps agitur decursu :
Huic manat tristi conscius ore rubor.

Ie dis, que les masles et femelles, sont iettez en mesme moule, sauf l’institution et l’vsage, la difference n’y est pas grande. Platon appelle indifferemment les vns et les autres, à la societé de tous estudes, exercices, charges et vacations guerrieres et paisibles, en sa republique. Et le philosophe Antisthenes, ostoit toute distinction entre leur vertu et la nostre. Il est bien plus aisé d’accuser l’vn sexe, que d’excuser l’autre. C’est ce qu’on dit, Le fourgon se moque de la paele.

CHAPITRE V.

À propos de quelques vers de Virgile.

La vieillesse est si naturellement portée vers les idées tristes et sérieuses que, pour se distraire, elle a besoin de se livrer quelquefois à des accès de gaîté. — À mesure que nos réflexions ayant un caractère d’utilité, sont plus sérieuses et plus approfondies, elles deviennent plus embarrassantes et plus pénibles ; le vice, la mort, la pauvreté, les maladies sont des sujets graves, sur lesquels nous ne pouvons méditer longtemps sans fatigue. Il faut avoir l’âme bien instruite des moyens de résister au mal et de le combattre, des règles qui font que notre vie et notre foi sont dans la voie droite, et souvent lui rappeler cette belle étude et l’y exercer ; mais, si cette âme appartient à un milieu rentrant dans la catégorie générale, il faut procéder par intermittences et avec modération ; elle s’affolerait, si on lui imposait une application trop continue. — J’avais besoin, quand j’étais jeune, de m’avertir et de me raisonner pour demeurer dans le devoir ; car l’allégresse et la santé ne se prêtent guère, dit-on, aux raisonnements sérieux et sages ; aujourd’hui que ma situation est autre, les misères de la vieillesse ne m’avertissent que trop, elles m’assagissent et me sermonnent. De l’excès de gaîté, je suis tombé dans celui de la sévérité, qui est un état plus fâcheux ; c’est pourquoi, maintenant, de parti pris, je me livre un peu à la débauche, laissant parfois mon esprit s’abandonner à des pensées folâtres et d’un autre àge qui le reposent. Je ne suis, à cette heure, que trop rassis, trop lourd, trop mùr ; les ans me sont chaque jour une leçon qui m’invite au calme et à la tempérance. Mon corps fuit tout écart et les redoute ; c’est lui qui, à son tour, porte mon esprit à se ranger ; à son tour il le régente et plus rudement et d’une façon plus impérieuse qu’il ne l’a été lui-même par lui ; que je dorme ou que je veille, il ne me laisse pas chômer une heure sans m’entretenir de la mort, de la patience et de la pénitence. Je me défends aujourd’hui contre la tempérance, comme autrefois contre la volupté ; elle me tire tellement en arrière, que j’en deviens stupide. Or, je veux demeurer maître de moi à tous égards ; la sagesse, elle aussi, a ses excès et n’a pas moins besoin d’être modérée que la folie. Aussi, de peur que par excès de prudence je me dessèche, me tarisse et compromette mon état, dans les intervalles où mes souffrances me laissent du répit, « de peur que mon âme ne soit trop attentive à ses maux (Ovide) », je dévie tout doucement, je détourne les yeux de ce ciel orageux et nébuleux que j’ai devant moi et que, Dieu merci, je considère bien sans effroi mais non sans effort, ni sans que ma pensée s’y reporte ; et me voilà m’amusant du souvenir des folies de ma jeunesse passée ; « mon esprit, soupirant après ce qu’il a perdu, se rejette tout entier dans le passé (Pétrone) ». Que l’enfant porte ses regards en avant de lui et le vieillard en arrière ; n’est-ce pas là ce que signifiait le double visage de Janus ! A ces moments, les ans peuvent m’entraîner s’ils le veulent, mais ce sera à reculons ; tant que mes yeux pourront reconnaître cette belle saison qui pour moi n’est plus, j’y reporterai mes regards de temps à autre ; si elle s’échappe de mon sang et de mes veines, du moins je ne veux pas en déraciner l’image de ma mémoire : « C’est vivre deux fois, que de vivre de sa vie passée (Martial). »

Aussi Montaigne saisit-il toutes les occasions de goûter quelque plaisir et pense qu’il vaut mieux être moins longtemps vieux, que vieux avant de l’être. — Platon recommande aux vieillards d’assister aux exercices, aux danses et à tous les jeux de la jeunesse, pour se réjouir par les autres de la souplesse et de la beauté physique qu’ils n’ont plus et se ressouvenir des grâces et des avantages de cet âge si verdoyant. Il veut que dans ces ébats dont ils seront les témoins, ils attribuent l’honneur de la victoire au jeune homme qui aura le plus distrait et causé de sensations agréables au plus grand nombre d’entre eux. — Autrefois, je notais comme journées extraordinaires les jours lourds. et sombres ; actuellement, ils sont passés chez moi à l’état d’habitude, ce sont les jours beaux et sereins qui sont devenus rares ; je suis en passe de me féliciter, comme d’une faveur nouvelle, quand je ne souffre de nulle part. Je puis me chatouiller, je n’arrive plus à arracher un pauvre rire à ce méchant corps ; je ne m’égaie qu’en idée et en songe, détournant par cette ruse les chagrins de la vieillesse ; mais il me[1] faudrait certes bien quelque autre remède qu’un rêve ! c’est un assaut où l’art lutte vainement contre la nature. — Quelle grande simplicité d’esprit que de prolonger, comme nous le faisons tous, les incommodités humaines, d’anticiper sur leur venue en nous sevrant des jouissances qui nous restent encore ! Je préfère être vieux moins longtemps, que vieux avant de l’être ; aussi les moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les saisis. Je sais bien par ouï dire qu’il existe quelques genres de volupté, telles que les satisfactions d’amour-propre, qui ne portent pas atteinte à la sobriété qu’il nous faut observer et qui sont fortes et glorieuses ; mais elles relèvent de l’opinion, et l’opinion n’a pas sur moi un pouvoir suffisant pour me les faire désirer, car je ne les recherche pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, que je ne les désire doucereuses, faciles et immédiates : « S’éloigner de la nature pour suivre le peuple, c’est prendre un guide peu sur (Sénèque). » Ma philosophie est dans les actes, toute d’actualité et conforme à la nature ; l’imagination y a peu de part. Que ne puis-je, par exemple, prendre encore plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie ! « Aux approbations de la foule je préfère le témoignage de ma conscience (Ennius). » La volupté est peu ambitieuse, elle s’estime assez riche par elle-même pour ne pas vouloir faire la dépense de ce que coûtent les réputations ; elle aime mieux demeurer dans l’ombre. Il faudrait donner le fouet à un jeune homme qui ferait consister son plaisir à déguster les vins et les sauces ; il n’est rien que je n’aie moins su faire et moins apprécier ; c’est à cette heure que je l’apprends. J’en ai grand’honte, mais qu’y faire ? j’ai encore plus de confusion des motifs qui m’y poussent. — À nous de rêver et de baguenauder ; à la jeunesse le bon bout, à elle de soutenir sa réputation. Elle marche à la conquête du monde, à sa domination ; nous, nous en venons : « À elle, les armes, les chevaux, les javelots, la massue, la paume, la nage, la course ; à nous, vieillards, les dés et les osselets (Cicéron). » Les lois elles-mêmes nous renvoient au logis. Je ne puis moins faire, en dédommagement des piteuses conditions que je dois aux années, que de recourir aux jouets et aux amusettes comme fait l’enfance en laquelle nous retombons ; la sagesse et la folie auront bien à faire pour, à elles deux et en s’y reprenant à tour de rôle, me soutenir et me venir en aide en cet état calamiteux qu’amène l’âge : « Mêle à ta sagesse un grain de folie (Horace). » — Je fuis de même les plus légères piqûres ; celles qui, autrefois, ne m’eussent même pas éraflé, me transpercent aujourd’hui ; souffrir commence à tant rentrer dans mes habitudes ! « Pour un corps débile, la moindre atteinte est insupportable (Cicéron) ; — un esprit malade ne peut rien supporter de pénible (Ovide). » J’ai toujours été fort impressionnable et très susceptible à l’effet de la douleur ; j’y suis plus sensible encore et de toutes parts accessible, « le moindre choc brise ce qui est déjà félé (Ovide) ». Ma raison s’oppose bien à ce que je récrimine et me révolte contre les incommodités que la nature m’inflige, mais elle ne peut m’empêcher de les sentir ; je courrais d’un bout du monde à l’autre, pour avoir une bonne année de tranquillité gaie et agréable, moi qui n’ai d’autre but que de vivre et d’être de bonne humeur. Je jouis assez souvent d’une tranquillité morose et stupide, mais elle m’endort et me fait mal à la tête ; cela ne me suffit pas. Si, soit à la ville soit à la campagne, en France ou ailleurs, il y a quelqu’un ou quelque bonne compagnie, aimant son chez soi ou préférant voyager, qui s’accommoderaient des conditions dans lesquelles je suis, et moi des leurs, ils n’ont qu’à me faire signe, je leur amènerai aussitôt l’auteur des Essais en personne.

Ce qu’il y a de pire dans la vieillesse, c’est que l’esprit se ressent des souffrances et de l’affaiblissement du corps. — Puisque c’est le privilège de l’esprit de pouvoir échapper à la vieillesse, autant que je le puis je lui conseille de le faire ; que même pendant cet âge, il verdisse, il fleurisse s’il est possible, comme le gui sur un arbre mort. Mais je crains bien d’avoir affaire à un traître ; il est si étroitement lié au corps, qu’il m’abandonne continuellement pour le suivre et participer à sa déchéance. Alors je le prends à part, je le flatte, mais en vain ; j’ai beau le détourner de cette liaison par trop intime, lui présenter et Sénèque et Catulle, les dames et les danses de la cour, si son compagnon a la colique, il semble qu’il l’ait aussi ; les opérations mêmes qui lui sont propres, qui sont siennes, ne peuvent s’accomplir ; elles font tout l’effet d’être figées ; il n’y a aucune animation dans ce qui vient de lui si en même temps le corps n’en présente pas.

La santé, la vigueur physique font éclore les grandes conceptions de l’esprit ; la sagesse n’a que faire d’une trop grande austérité de mœurs. — Nos maîtres ont eu tort, lorsque recherchant les causes des élans parfois extraordinaires de notre esprit, après les avoir attribués à une inspiration divine, à l’amour, à une exaltation guerrière, à la poésie, au vin, ils n’ont pas fait la part de la santé ; de cette santé bouillante, vigoureuse, entière, sans souci, telle qu’autrefois la force de l’âge et la quiétude l’entretenaient en moi d’une façon continue. Ce feu de joie fait saillir en l’esprit, en plus de son pétillement naturel, des éclairs vifs et étincelants qui soulèvent les enthousiasmes les plus gaillards, pour ne pas dire les plus extravagants. Aussi n’est-ce pas merveille si un état contraire affaiblit mon esprit, l’immobilise et lui fait produire un effet opposé : « L’esprit perd sa vigueur dans un corps languissant (Pseudo-Gallus) » ; et encore il voudrait que je lui sache gré de ce qu’à ces sollicitations il résiste beaucoup plus que cela n’arrive d’ordinaire chez la plupart des hommes ! Au moins pendant que nous avons trêve, chassons les maux et les difficultés avec lesquels nous sommes aux prises : « Que la vieillesse se déride, lorsqu’elle le peut encore (Horace) ; — il est bon d’adoucir par l’enjouement les noirs chagrins de la vie (Sidoine Apollinaire). » — J’affectionne une sagesse gaie et sociable, et fuis une rudesse de mœurs par trop austères ; toute mine rébarbative m’est suspecte « comme aussi la tristesse arrogante d’un visage renfrogne, — car dans cette foule de gens au maintien sévère se cache plus d’un débauché (Martial) ». Je crois Platon de bon cœur, quand il dit que les humeurs, suivant qu’elles sont faciles ou difficiles, sont de grande influence sur la bonté ou la perversité de l’âme. Socrate avait une physionomie qui jamais ne variait, toujours sereine et riante ; ce n’était pas comme le vieux Crassus qui avait sans cesse l’air mécontent et qu’on ne vit jamais rire. La vertu est foncièrement gaie et enjouée.

Ceux qui se blesseront de la licence de cet ouvrage devront bien plutôt blâmer la licence de leurs propres pensées ; quant à lui Montaigne, il ose dire tout ce qu’il ose faire ; il croit du reste que la confession de ses fautes aura peu d’imitateurs. — Je sais que parmi les gens qui se scandaliseront de la licence de mes écrits, s’en trouveront fort peu qui n’auraient à se scandaliser davantage de la licence de leurs pensées ; j’écris bien suivant leur goût, mais j’offense leurs regards. Il est de bon ton de critiquer les écrits de Platon et de passer légèrement sur les relations qu’on lui prête avec Phédon, Dion, Stella, Archéanassa. « N’ayez pas honte de dire ce que vous n’avez pas honte d’approuver tout bas. » Je hais un esprit hargneux et triste qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie et ne songe qu’à ses peines, ne considère qu’elles, comme les mouches qui ne peuvent se tenir sur une surface bien polie et bien lisse et qui s’attachent et reposent sur ce qui est rugueux et raboteux, ou encore comme les ventouses qui ne recherchent et ne soutirent que le mauvais sang.

Du reste, je me suis fait une loi d’oser dire tout ce que j’ose faire, et vais jusqu’à regretter que toute pensée ne puisse être publiée ; le pire de tous mes actes, la pire de toutes les situations en lesquelles je puis être, ne me semblent pas si laids, que je ne trouve de laideur et de lâcheté à ne pas oser les avouer. Chacun est discret quand il se confesse, on devrait bien l’être aussi quand on agit ; la hardiesse dans la faute est quelque peu atténuée et maîtrisée par la hardiesse à la confesser ; qui s’obligerait à tout dire s’obligerait à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire. Dieu veuille que cette licence excessive de ma part décide les autres à plus d’expansion, en tenant moins compte de ces vertus timorées et minaudières nées de nos imperfections, et que le sacrifice de ma modestie les amène à ce qui est raisonnable. Il faut, quand on veut les conter, reconnaître ses vices et les étudier ; ceux qui les cachent aux autres, se les cachent d’ordinaire à eux-mêmes ; ils ne les considèrent pas comme suffisamment dissimulés, s’ils les aperçoivent ; ils les soustraient et les déguisent à leur propre conscience : « Pourquoi personne n’avoue-t-il ses vices ? Parce que nous en sommes encore esclaves ; il faut être éveille pour raconter un songe (Sénèque). » — Les maux du corps se dessinent davantage quand ils acquièrent plus de gravité ; nous constatons que ce que nous nommions rhume ou foulure est bel et bien la goutte. Les maux de l’âme, au contraire, deviennent moins saisissables à mesure qu’ils s’aggravent ; celui qui en est le plus malade est celui qui le sent le moins ; voilà pourquoi il faut souvent les examiner au grand jour, d’une main impitoyable qui les met à découvert et les arrache du fond de nos poitrines. Il en est des mauvaises actions comme des bonnes, leur confession est parfois à elle seule une satisfaction, et il n’est pas de faute dont la laideur puisse nous dispenser de la confesser. — Je souffre quand il me faut dissimuler, aussi j’évite de devenir le confident des secrets d’autrui, n’ayant guère le cœur à nier que je les connais ; je puis les taire, mais les nier, je ne le puis sans faire effort et sans en éprouver du déplaisir. Pour bien garder un secret, il faut que ce soit dans notre nature et non par l’obligation que nous en avons. Quand on est au service des princes, c’est peu d’être discret si en même temps on n’est pas menteur. Si celui qui demandait à Thalès de Milet s’il devait nier par serment solennel avoir commis un adultère dont il était coupable, se fût adressé à moi, je lui eusse répondu qu’il ne devait pas se parjurer, un mensonge me paraissant pire encore que l’adultère. Thalès, au contraire, le lui conseilla pour parer à un plus grand mal par un moindre, solution qui n’aboutissait pas tant à faire choix entre deux maux, qu’à ajouter l’un à l’autre. A ce propos, disons en passant qu’un homme qui a de la conscience, est mis à son aise quand, en compensation d’une faute, on le met en présence de quelque entreprise périlleuse à laquelle il aura à satisfaire ; mais que c’est le soumettre à une rude épreuve que de ne lui laisser le choix qu’entre deux fautes, ainsi qu’il arriva à Origène. Placé dans l’alternative de sacrifier aux idoles, ou de souffrir de servir à assouvir les appétits charnels d’un grand vilain Éthiopien qu’on lui présentait, Origène se résigna à la première de ces conditions, ce qui fut un gros péché, dit-on. Il faut convenir cependant que les femmes qui, de notre temps, conséquentes avec leurs idées fausses sur la religion, nous protestent qu’elles aimeraient mieux charger leur conscience de dix hommes que d’une messe, n’eussent pas éprouvé le même dégoût.

Si c’est une indiscrétion de publier ainsi ses erreurs, il n’y a pas grand danger qu’elle soit prise pour exemple et passe dans les usages ; Ariston ne disait-il pas que les vents que les hommes redoutent le plus, sont ceux qui les découvrent. Il faut retrousser ce sot haillon qui cache nos mœurs. On envoie sa conscience dans les lieux de débauche et on se donne une contenance irréprochable ; jusqu’aux traîtres et aux assassins qui s’attachent à l’observation des lois de l’étiquette, bornant là leur devoir. Ce n’est ni à l’injustice de se plaindre de l’impolitesse ; ni à la malice, de l’indiscrétion. Il est dommage que le méchant ne soit pas en outre un imbécile et que la décence pallie ses méchancetés ; ces enduits ne conviennent qu’à des cloisons intérieures bien bâties et en bon état, valant la peine qu’on les badigeonne pour en assurer la conservation.

Ce que les hommes craignent le plus, c’est qu’une occasion ne mette leurs mœurs à découvert. Montaigne va maintenant entrer dans le vif de son sujet ; il appréhende que ce chapitre ne fasse confiner son livre du salon de ces dames dans leur boudoir. — Pour plaire aux Huguenots qui blâment notre confession en aparté et à l’oreille d’un tiers, je me confesse publiquement, en toute conviction et sincérité. Saint Augustin, Origène et Hippocrate ont publié leurs erreurs d’opinions ; j’y ajoute, moi, mes erreurs de mœurs. J’ai le plus ardent désir de me faire connaître, et peu m’importe à quel prix, pourvu que ce soit sous mon vrai jour ; car, pour mieux dire, je ne désire rien, mais j’éprouverais un mortel déplaisir à être pris pour autre que je ne suis par ceux auxquels il arrive de connaître mon nom. Celui qui n’a en vue que l’honneur et la gloire, qu’espère-t-il gagner en se produisant au monde sous un masque qui dérobe à la connaissance des foules ce qu’il est réellement ? Louez un bossu de sa belle taille, il ne saurait faire autrement que de considérer cet éloge comme une injure ; si vous êtes un lâche et qu’on vous honore comme un vaillant, est-ce de vous dont on parle ? on vous prend pour un autre ; le croire, c’est faire comme celui qui se montrait fier des saluts qu’on lui adressait, le prenant pour le maître de la troupe, lui qui n’était qu’un des moindres personnages de sa suite. — Le roi de Macédoine Archélaus passant dans une rue, quelqu’un lui versa de l’eau sur la tête ; les assistants l’excitaient à le punir : « Oui, leur dit-il, seulement ce n’est pas sur moi qu’il a versé de l’eau, mais sur celui pour lequel il me prenait. » — Socrate répondait à un autre qui lui disait qu’on médisait de lui : « Non, il n’y a rien en moi de ce que disent ces gens. » — Quant à moi, je ne saurais aucun gré à qui me louerait d’être un bon pilote, d’avoir beaucoup de modestie ou de chasteté ; et pareillement, je ne me considérerais non plus comme offensé par qui dirait de moi que je suis un traître, un voleur ou un ivrogne. Ceux qui ne se connaissent pas, peuvent se repaître d’approbations qu’ils ne méritent pas ; moi, je ne le puis, parce que je me vois, me scrute jusqu’au fond des entrailles et sais bien ce qui m’appartient ; il me plaît qu’on me loue moins, pourvu qu’on me connaisse mieux ; on pourrait me tenir pour un sage dans des conditions de sagesse que je tiens être de la sottise. Alors que mes Essais sont lus communément par les dames et traînent sur les meubles de leur salon, ce chapitre va les faire passer dans leur boudoir où elles les liront en cachette ; j’avoue que c’est surtout en tête-à-tête que j’aime leur société, en public elle manque de saveur et ne constitue plus une faveur. — Dans nos adieux, nous exagérons, au delà de ce qui est d’ordinaire, l’affection que nous portons à ce que nous abandonnons ; en train de quitter les jeux de ce monde, ce sont ici les dernières accolades que nous nous donnions, eux et moi.

Comment se fait-il que l’acte par lequel se perpétue le genre humain, paraisse si honteux qu’on n’ose le nommer ? — Revenons-en à notre thème. Qu’a donc fait aux hommes l’acte génital, pourtant si naturel, si nécessaire, si juste, pour que nous n’osions pas en parler sans en avoir honte, et pour l’exclure des conversations sérieuses et de bon ton ? Nous disons hardiment : tuer, dérober, trahir ; et cet autre mot, nous n’osons le prononcer qu’entre les dents. Serait-ce parce que moins nous en parlons, plus nous y pensons ? Il y a lieu de remarquer en effet que les mots les moins en usage, qu’on n’écrit guère et sur lesquels on se tait le plus, sont ceux qu’on sait le mieux et qui sont le plus généralement connus ; celui-ci, quel que soit l’âge, quelles que soient les mœurs, nul ne l’ignore non plus que le pain ; il est imprimé en chacun de nous, sans qu’il ait été prononcé, sans qu’il se soit fait entendre ou ait été vu ; et le sexe qui en use le plus, est celui auquel il est imposé de s’en taire davantage. Ce qu’il y a de remarquable *, c’est que nous avons mis cet acte sous la sauvegarde du silence, d’où c’est un crime de l’arracher, même pour l’accuser et le juger ; nous n’osons le critiquer qu’en usant de périphrases et en ayant recours à des formes imagées. Quelle insigne faveur pour un criminel d’être si exécrable que la justice estime qu’il ne doit être ni touché, ni vu et qui, grâce à la dureté de la condamnation qui le frappe, demeure libre et sauf. N’en est-il pas de lui comme des livres qui se répandent et se vendent d’autant plus qu’ils sont interdits ? Quant à moi, je me rallie à ce qu’en dit Aristote : « Acte pudique, qui pare la jeunesse et attire des reproches à la vieillesse. » — Les vers suivants avaient cours dans l’école ancienne, qui est plus dans mes idées que l’école moderne parce que j’estime que les vertus y étaient plus grandes et les défauts moindres : « Ceux qui fuyant par trop Vénus l’esquivent, sont en faute autant que ceux qui par trop la suivent (Plutarque). » « Ô déesse, seule tu gouvernes la nature ; sans toi, rien ne voit la lumière du jour, rien n’est gai, rien n’est aimable (Lucrèce). »

Pourquoi avoir voulu brouiller les Muses avec Vénus ? leur accord leur sied si bien, ainsi qu’en témoignent les vers de Virgile où le poète décrit une entrevue amoureuse de cette déesse avec Vulcain. — Je ne sais qui a pu brouiller Pallas et les Muses avec Vénus, et les mettre en froid avec l’Amour ; je ne vois aucunes divinités qui se conviennent mieux et qui ne doivent davantage les unes aux autres. Qui enlèverait aux Muses leurs productions inspirées par l’amour, leur déroberait le plus beau sujet sur lequel elles ont à s’exercer et ce qu’il y a de plus noble dans leurs œuvres ; qui ferait perdre à l’Amour le concours que lui prêtent la poésie et les services qu’elle lui rend, l’affaiblirait en le privant ainsi des meilleures de ses armes ; ce serait entacher d’ingratitude et d’inintelligence ce dieu essentiellement sociable et bienveillant et ces déesses protectrices de l’humanité et de la justice. — Il n’y a pas si longtemps que j’ai dù renoncer à son culte et cessé de faire partie de ses adorateurs, pour que je ne conserve pas le souvenir précis de sa force et de sa valeur : « Je sens encore les brûlures d’une ancienne flamme (Virgile) ». La fièvre laisse après elle un reste d’agitation et de chaleur : « Heureux si, dans mes années d’hiver, ce reste de chaleur ne m’abandonne pas (Jean Second) » ; et, si épuisé et alourdi que je suis, j’éprouve quelque peu encore les effets affaiblis de cette ardeur passée : « Telle la mer Egée, battue par l’Aquilon ou le Notus, ne s’apaise pas subitement après la tempête ; longtemps tourmentée, elle s’agite et gronde encore (Le Tasse). » Mais autant que je puis m’y connaître, la force et la valeur de ce dieu sont présentées plus vives et plus animées dans les descriptions qu’en donne la poésie, qu’elles ne le sont dans la réalité : « Le vers du poète a des doigts et chatouille (Juvénal) » ; elle sait donner à l’Amour je ne sais quel air plus langoureux que celui qu’il revêt ; et Vénus, dans la plus complète nudité, n’est ni si belle, si vive, si haletante que la peint Virgile dans ce passage : « Elle dit, et, comme il hésite, la déesse l’entoure mollement de ses beaux bras plus blancs que la neige et l’échauffe dans un embrassement. À ce contact, Vulcain sent renaître son ardeur accoutumée, une chaleur qu’il connaît bien l’envahit de toutes parts, et jusque dans la moelle des os. Ainsi brille l’éclair dans la nuée pourfendue par le tonnerre et qui, de ses rubans de feu, sillonne les nuages épars dans les airs… Enfin, Vulcain satisfait aux sollicitations amoureuses de son épouse et, incarné en elle, s’abandonne tout entier aux charmes d’un sommeil réparateur. »

Le mariage diffère de l’amour ; contracté en vue de la postérité, les extravagances amoureuses doivent en être bannies ; du reste ceux auxquels l’amour seul a présidé, plus que tous autres ont tendance à mal tourner. — Ce que j’observe dans cette description, c’est que Virgile nous dépeint une Vénus bien passionnée pour une épouse ; dans ce marché, dicté par la sagesse, qu’est le mariage, les appétits sont moins folâtres, les ébats moins tumultueux et plus tempérés. L’amour hait toute union contractée en dehors de son intervention exclusive, et ne participe que faiblement aux rapprochements sexuels qui ont été préparés et s’accomplissent à tout autre titre, comme c’est le cas dans le mariage où des considérations d’alliances, de situations de fortune y ont, avec raison, autant et plus de part que les gràces et la beauté. On ne se marie pas pour soi ; quoi qu’on dise, on se marie au moins autant, sinon plus, pour sa famille et sa postérité ; les conditions dans lesquelles s’effectue un mariage et les résultats qu’il doit produire, intéressent notre race, bien au delà de nousmêmes ; c’est pourquoi il me plaît de les voir négocier par des intermédiaires plutôt que par les intéressés, nous en rapportant plus au sentiment d’autrui qu’au nôtre, principe qui va bien à l’encontre des idées de ceux qui sont pour les mariages d’inclination. Aussi est-ce commettre une sorte d’inceste que de se livrer, dans ces rapports vénérables et sacrés entre mari et femme qui se proposent d’engendrer, à toutes les violences et extravagances de l’amour en folie, ce que je crois avoir déjà exprimé précédemment ; il faut, dit Aristote, approcher sa femme avec réserve et avec calme, de peur que des caresses trop lascives n’éveillent en elle le plaisir à un degré qui la mette hors d’elle plus que de raison. Ce qu’il prone en faisant appel à la conscience, les médecins le répètent au nom de la santé : « Un plaisir trop chaleureux, trop voluptueux, trop souvent renouvelé, altère la semence et empêche la conception » ; ils disent encore que « ces attouchements empreints de langueur, comme le veut ici la nature, pour que le résultat réponde à l’attente et soit fécond, doivent n’avoir lieu que rarement et à de notables intervalles », « afin que la femme saisisse plus avidement les dons de Vénus et les recèle profondément dans son sein (Virgile) ». Je ne connais pas de mariages qui soient plus rapidement troublés et arrivent plus tôt à tourner mal, que ceux auxquels ont conduit la beauté et les désirs amoureux. Il faut à cette union des bases plus solides et de plus longue durée ; on ne doit s’y engager qu’avec circonspection, un entraînement irréfléchi n’y vaut rien.

L’amour ne fait pas partie intégrante du mariage, pas plus que la vertu n’est liée d’une manière absolue à la noblesse. Digression sur le rang en lequel sont tenus les nobles dans le royaume de Calicut. — Ceux qui pensent honorer le mariage en y joignant l’amour, me font le même effet que ceux qui, pour rehausser la vertu, tiennent que la noblesse et elle sont même chose. Elles sont quelque peu parentes, mais que de différences entre elles ! c’est erreur de mêler leurs noms et leurs titres ; les confondre, c’est faire tort soit à l’une, soit à l’autre. La noblesse est une belle qualité, qui a été introduite avec raison ; mais c’est une qualité qui est octroyée par autrui et peut échoir à un homme de rien et vicieux ; aussi est-elle beaucoup moins estimée que la vertu. Si c’en est une, c’est une vertu artificielle et apparente qui dépend des temps et de la fortune ; qui, suivant les pays, revêt des formes différentes : vivante et mortelle, elle n’a pas de naissance non plus que le Nil dont la source est inconnue ; elle a une généalogie et est un bien de communauté ; elle se transmet comme elle a été acquise ; elle crée des obligations bien faiblement observées. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse et toutes les autres qualités se communiquent et on peut en trafiquer ; la noblesse ne sert qu’à celui qui la possède, elle est de nul emploi pour autrui. — On soumettait à l’un de nos rois de se prononcer entre deux candidats présentés pour une même charge, dont l’un était gentilhomme et l’autre ne l’était pas ; il prescrivit que sans tenir compte de cette qualité, on choisit celui qui avait le plus de mérite ; mais qu’à mérite égal, on eût égard à la noblesse ; c’était assigner bien exactement à celle-ci le rang qu’elle doit occuper. — À un jeune homme qui ne s’était pas encore révélé et qui demandait à succéder, dans la charge qu’il occupait, à son père qui était un homme de valeur et qui venait de mourir, Antigone répondait : « Mon ami, pour l’attribution de ces bénéfices, je ne tiens pas tant compte de la noblesse de mes soldats, que des preuves de courage qu’ils ont données. » Il ne saurait en effet en être de cela comme à Sparte, où dans les divers offices à remplir auprès des rois trompettes, ménétriers, cuisiniers, les enfants étaient admis à succéder à leurs pères, quelle que fût leur ignorance en la matière et avant tous autres, si expérimentés que fusssent ceux-ci dans la partie. — Dans le royaume de Calicut, les nobles constituent une espèce au-dessus du commun des mortels ; le mariage leur est interdit, ainsi que toute profession autre que celle des armes ; les hommes peuvent avoir autant de concubines qu’ils veulent, et pareillement les femmes autant de galants qu’il leur plaît, sans que jamais il s’élève de jalousie dans tout ce monde ; mais c’est un crime capital et irrémissible de prendre ces concubines et ces galants en dehors de leur propre caste. Ils se tiennent pour souillés par le simple contact de quiconque n’est pas des leurs et vient à les frôler en passant ; c’est une atteinte tellement grave et injurieuse, qu’ils tuent tous ceux qui les approchent seulement d’un peu trop près ; de telle sorte que les gens des classes notées d’infamie, qui circulent par la ville, sont tenus de crier au tournant des rues, comme font les gondoliers de Venise, pour éviter de se heurter ; et les nobles leur commandent de se jeter du côté qui leur convient : de la sorte ceux-ci évitent une tache qu’ils estiment ne jamais pouvoir être effacée et ceux-là une mort certaine. Nulle période de temps si longue soit-elle, nulle faveur du prince, nul service rendu, pas plus que la vertu ou la richesse ne peuvent faire que, dans ce pays, un roturier devienne noble ; coutume à l’appui de laquelle vient encore la défense de se marier entre gens de métiers différents ; une fille de famille de cordonniers ne peut épouser un charpentier ; les parents sont dans l’obligation de préparer leurs enfants à exercer la profession de leurs pères à l’exclusion de toute autre, ce qui maintient les distinctions sociales et fait que les situations de chacun vont se poursuivant sans jamais se modifier.

Un bon mariage, s’il en est, est une union faite d’amitié et de confiance ; il n’est pas d’état plus heureux dans la société humaine. — Un bon mariage, s’il en existe, refuse de se nouer sous les auspices de l’amour et de l’admettre en tiers ; il doit plutôt viser à être un pacte d’amitié. C’est une douce association de deux existences, pleine de constance, de confiance, d’un nombre infini d’utiles et solides services et d’obligations réciproques. Aucune femme, qui en a savouré les délices, « unie par l’hymen à l’homme de son choix (Catulle) », ne voudrait tenir lieu de maîtresse à son mari ; si elle a part à son affection comme épouse, elle y est en position bien plus honorable et plus sûre. Si ailleurs il soupire et fait l’empressé, qu’on lui demande, à ce moment, à qui, de sa femme ou de sa maîtresse, il préfère voir arriver une mésaventure honteuse ? quelle est celle des deux dont l’infortune l’affligerait le plus ? à laquelle il désire le plus de grandeur ? il n’y a pas de doute que ce ne soit à celle qui lui est unie par un mariage en bonnes conditions.

Par cela même qu’on en voit si peu de bons, on peut en apprécier le prix et la valeur. Tout bien considéré, il n’est rien dans notre société qui soit plus beau qu’un tel mariage. C’est là une institution dont nous ne pouvons nous passer et nous l’avilissons à qui mieux mieux ; il en advient comme de ce qui se voit aux cages d’oiseaux ceux qui sont dehors, se désespèrent de n’y pouvoir entrer ; ceux qui sont dedans, ont le même désir d’en sortir. Socrate auquel on demandait ce qui valait le mieux de prendre femme ou de n’en pas prendre, répondit : « Que vous fassiez l’un ou l’autre, vous vous en repentirez. » C’est une association de laquelle on peut justement dire « L’homme est à l’homme, ou un dieu (Cécilius), ou un loup (Plaute) » ; il faut que de nombreuses qualités se rencontrent pour la créer. En ce temps-ci, les âmes simples chez le peuple s’y prêtent volontiers, parce que les plaisirs, la curiosité et l’oisiveté n’occupent pas en eux une place prépondérante ; par contre, les caractères portés à la débauche, comme est le mien, qui sont rebelles à toutes liaisons et obligations de quelque nature que ce soit, y sont moins propres : « Il m’est plus doux de vivre exempt de cette chaîne (Pseudo-Gallus). »

Montaigne a cédé à l’exemple et aux usages, mais il répugnait au mariage ; il en a, nonobstant, observé les lois à un degré dont il ne se croyait pas capable ; ceux qui se marient avec la résolution contraire ont grand tort. — À suivre mon inclination naturelle, je me serais enfui plutôt que d’épouser la sagesse en personne, si elle m’eût voulu ; mais nous avons beau dire, les coutumes et les usages admis de tous nous entraînent. La plupart de mes actes sont une conséquence des exemples que j’ai eus sous les yeux, bien plus qu’ils ne découlent de mes préférences ; à celui-ci notamment je ne suis pas venu de moi-même, on n’y a amené ; j’y ai été porté par des circonstances qui y étaient étrangères, car même les choses qui présentent des inconvénients peuvent, par le fait de quelques particularités et accidents, devenir acceptables, et il n’en est aucune si laide, si vicieuse, si évitable soit-elle, qui ne puisse en arriver là, tant les dispositions de l’homme sont versatiles. J’y ai été porté, certainement plus mal préparé alors et plus à contre-cœur que je ne le suis aujourd’hui après en avoir essayé ; et, pour si licencieux qu’on me tienne, j’ai, en vérité, plus sévèrement observé les lois du mariage que je ne l’avais promis et espéré. Il n’est plus temps de se montrer récalcitrant, quand on s’est laissé entraver ; il faut se garder d’engager imprudemment sa liberté, mais après qu’on en a accepté les obligations, il faut observer les lois d’un devoir qui est réciproque, ou au moins faire effort à cet effet. — Ceux qui se prêtent à ce marché avec des sentiments de haine et de mépris, en agissent d’une façon fort injuste, qui deviendra pour eux une source de difficulté ; et les femmes qui acceptent comme un oracle sacré, cette belle règle que je les vois se passer de mains en mains : « Sers ton mari comme ton maître, et t’en garde comme d’un traitre », ce qui veut dire : « Conserve vis-à-vis de lui une déférence contrainte, hostile et méfiante », se rallient à un cri de guerre et de défi qui, lui aussi, est injurieux et sera la source de relations difficiles. Je n’ai pas assez d’énergie pour me jeter dans une voie aussi épineuse ; et à vrai dire, je n’en suis pas encore arrivé à cette perfection d’habileté et de galanterie d’esprit qui fait confondre raison avec injustice, et tourner en ridicule tout ordre, toute règle qui ne s’accordent pas avec mes désirs ; de ce que je hais la superstition, je ne me jette pas, tête baissée, dans l’irréligion. Si on ne satisfait pas toujours au devoir, encore faut-il toujours le reconnaître et l’aimer ; et c’est une trahison que de se marier, sans remplir ses obligations conjugales. Assez sur ce point, continuons.

Différence entre le mariage et l’amour ; une femme peut céder à un homme dont elle ne voudrait pas pour mari. — Virgile nous dépeint un mariage où règne l’accord, qui satisfait aux convenances et dans lequel cependant il n’y a pas beaucoup de loyauté. A-t-il voulu dire qu’il n’est pas impossible de céder aux instigations de l’amour, tout en se réservant de satisfaire dans une certaine mesure aux devoirs matrimoniaux ; qu’on peut manquer à ces devoirs, sans s’y dérober tout à fait ? il y a des valets qui volent leurs maîtres, sans pour cela les hair ! — La beauté, l’opportunité, la destinée, car la destinée y met aussi la main : « Il y a une fatalité qui pèse sur ces organes que cachent nos vêtements, car si les astres ne te protègent, il ne te servira de rien d’avoir les plus belles apparences de virilité (Juvénal) », toutes ces causes font que l’épouse s’attache à un étranger, sans se livrer pourtant si complètement à lui qu’il ne subsiste encore quelque lien par lequel elle tient à son mari. Ce sont là deux idées distinctes, qui procèdent différemment et ne sauraient être confondues : Une femme peut se donner à tel individu qu’elle ne voudrait absolument pas pour époux, je ne dis pas en raison seulement de sa situation dans le monde, mais pour luimême. Peu de gens ont épousé des amies, qui ne s’en soient repentis ; cela se voit jusque dans l’autre monde ; quel mauvais ménage a fait, dit-on, Jupiter avec sa femme qu’il avait connue avant le mariage et avec laquelle il avait déjà fait l’amour ! C’est ce qui se traduit par : « Se soulager dans un panier et le mettre ensuite sur sa tête. » J’ai vu de mon temps dans des milieux fort honorables le mariage mettre fin à l’amour entre personnes qui le pratiquaient d’une façon immorale et scandaleuse ; c’est qu’aussi ce sont là deux états qui relèvent de considérations qui sont bien loin d’être les mêmes. Nous sommes portés, de nous-mêmes, à deux choses différentes et qui se contrarient. Isocrate disait qu’Athènes était une ville qui plaisait, à la mode de ces femmes qu’on fréquente parce qu’elles se prêtent à l’amour ; chacun aimait à s’y promener et à y passer un moment, mais nul ne l’aimait en vue de l’épouser, c’est-à-dire pour y élire domicile et y passer sa vie. — J’ai vu avec dépit des maris hair leurs femmes, pour cette seule raison qu’ils avaient des torts envers elle. Au moins ne faudrait-il pas les aimer moins parce qu’on s’est mis en faute ; le repentir et la compassion devraient au contraire nous les rendre plus chères.

Nos lois sont trop sévères envers les femmes ; nous voulons qu’elles maîtrisent leurs désirs plus ardents que les nôtres que nous n’essayons pas même pas de modérer. — Les buts poursuivis sont autres, ajoutait Isocrate, sans toutefois être incompatibles. Le mariage a pour lui son utilité, sa légitimité, son honorabilité, sa permanence ; il procure un plaisir modéré, mais qui s’étend à tout. L’amour, lui, ne vise que le plaisir, mais il est vrai qu’il est plus excitant, plus vif, plus pénétrant ; c’est un plaisir qu’attise la difficulté et où il faut du piquant, du mordant ; ce n’est plus l’amour, s’il n’a ni ses flèches, ni son feu. Dans le mariage, les dames se donnent à nous avec trop de prodigalité, ce qui émousse l’acuité de notre affection et de nos désirs. Voyez combien, pour éviter cet inconvénient, Lycurgue et Platon se donnent de peine dans leurs lois.

Les femmes ne sont pas du tout dans leur tort, quand elles refusent de reconnaître les règles de conduite qu’a posées la société, d’autant que ces règles faites par les hommes, l’ont été sans leur participation. Par la force même des choses, ce sont constamment entre elles et nous des finasseries et de petites querelles ; et dans les moments mêmes où, d’un consentement réciproque, nous sommes le plus étroitement unis à elles, il y a désordre et dispute. De l’avis de ce même Isocrate, nous ne tenons pas suffisamment compte de ce que nous savons cependant bien, que la femme est, sans comparaison, plus ardente que l’homme aux effets de l’amour. Ce prêtre de l’antiquité, qui fut tantôt homme, tantôt femme et « connaissait les plaisirs des deux sexes (Ovide) », en a témoigné. — Nous avons aussi à cet égard les déclarations que nous tenons de leur propre bouche, faites autrefois en des siècles différents, par un empereur et une impératrice de Rome, passés maîtres et des plus fameux en la matière lui, en une nuit, dépucela il est vrai jusqu’à dix vierges sarmates ses captives ; mais elle, dans le même laps de temps, se livra bel et bien vingt-cinq fois, changeant de compagnie suivant qu’il en était besoin, ou que la fantaisie l’en prenait : « jusqu’à ce que, épuisée mais non rassasiée, elle dut s’arrêter brûlante encore de volupté (Juvénal) ». — Relevons également le différend soulevé en Catalogne par une femme qui se plaignait des assauts par trop répétés qu’elle avait à subir de la part de son mari ; plainte motivée, suivant moi, moins par l’incommodité qu’elle en éprouvait (c’eût été là un miracle et je ne crois aux miracles qu’en matière de foi), que pour, en se soustrayant partiellement sous ce prétexte à cet acte base fondamentale du mariage, contester l’autorité du mari sur la femme et montrer que l’humeur querelleuse et la malice de ce sexe vont plus loin que la couche nuptiale et foulent aux pieds jusqu’aux dons et aux douceurs dont nous sommes redevables à Vénus. A cette plainte, le mari, doué, à la vérité, d’un tempérament exceptionnellement brutal, répondait que, même les jours de jeûne, il ne savait se passer de l’approcher moins de dix fois. L’affaire donna lieu à cet arrêt singulier de la reine d’Aragon, rendu après mûre délibération du conseil, par lequel cette bonne souveraine, afin d’établir une règle et fixer les idées sur la modération et la réserve à apporter en tous temps, dans les rapports entre époux légalement unis, ordonnait comme limite légitime et nécessaire de ces rapprochements le nombre de six par jour ; le dit arrêt, disait la reine, restreignant et sacrifiant de beaucoup les besoins et les désirs de son sexe « pour établir une règle d’application facile et par conséquent permanente et immuable ». Sur quoi, les docteurs comparant ces besoins avoués à ceux de l’homme, de s’écrier : « Quels doivent donc être l’appétit et l’ardeur amoureuse de la femme, puisqu’il faut en arriver à ce degré, pour y satisfaire dans des conditions raisonnables, prévenir tout écart et sauvegarder leur vertu », alors que Solon, le modèle de ceux qui veulent que toute chose soit réglée par la loi, ne taxe cette fréquentation de la femme par le mari qu’à trois fois par mois, afin que celui-ci soit toujours en mesure de remplir ce devoir ! — Et c’est, dis-je, nonobstant cette donnée, et tout en admettant que chez la femme les besoins de cette nature sont plus grands que chez l’homme, que nous avons été leur imposer la continence, à elles exclusivement, allant jusqu’à édicter à cet égard les châtiments les plus sévères et même la peine de mort.

Il n’y a pas de passion plus impérieuse, et nous nous opposons à ce qu’elles en tempèrent les effets ou reçoivent entière satisfaction. — Il n’y a pas de passion plus impérieuse que celle-ci à laquelle nous voulons qu’elles seules résistent, non simplement dans la mesure que cela comporte, mais comme à un vice abominable, exécrable, pire que l’irréligion et le parricide ; tandis que nous autres hommes, nous nous y abandonnons sans que ce soit pour nous une faute, sans que cela nous vaille un reproche. Ceux d’entre nous qui ont essayé d’en triompher, ont assez avoué quelle difficulté ils ont éprouvée, ou plutôt en quelle impossibilité ils ont été d’y parvenir, bien qu’ayant eu recours à un régime spécial pour mater, affaiblir et refroidir les révoltes de la chair ; et elles, nous les voulons, au contraire, bien portantes, vigoureuses, bien à point, en bonnes dispositions et chastes tout à la fois ; c’est-à-dire chaudes et froides en même temps ! — Le mariage qui, à ce que nous prétendons, doit les empêcher de se consumer, leur procure en l’état de nos mœurs bien peu d’apaisement : si le mari qu’elles prennent est encore à un âge où le sang bouillonne, il se fera gloire de se dépenser ailleurs : « Aie enfin de la pudeur, Bassus, ou allons en justice ; tu m’as vendu cet organe, je l’ai payé très cher, il n’est donc plus à toi (Martial). » C’est à bon droit que Polémon le philosophe fut cité en justice par sa femme, parce qu’il allait semant en terrain stérile la semence qu’il eût dù répandre en terrain propice à la fécondation. Quant aux femmes qui épousent des hommes usés, elles sont, bien que mariées, dans une condition pire que les vierges et les veuves. Nous les tenons pour suffisamment loties, dès qu’elles ont un homme auprès d’elles, comme firent les Romains quand ils tinrent pour violée Clodia Læta que Caligula avait approchée, quoiqu’il fût avéré qu’il ne l’avait pas possédée, tandis qu’au contraire, par là, on avive en elles ce besoin de la nature, l’attouchement et la compagnie d’un måle quel qu’il soit, réveillant la chaleur de leurs sens, qui demeureraient plus calmes si on les laissait seules. Aussi, est-ce vraisemblablement dans le but de rendre, par ce moyen et ses effets, leur chasteté plus méritoire, que Boleslas roi de Pologne et Kinge sa femme, selon un vœu formé de commun accord le jour même de leurs noces, se privèrent, bien que couchant ensemble, ce jour-là et à tout jamais, des satisfactions que leur permettait le mariage.

L’éducation qu’on donne aux jeunes filles, tout opposée à ce qu’on exige d’elles, éveille constamment en elles ce sentiment ; elles n’entendent parler que d’amour et ce qu’on leur en cache, souvent maladroitement, elles le devinent. — Nous les formons dès l’enfance en vue de les préparer à l’amour ; leurs grâces, leur parure, leur savoir, leur langage, toute leur éducation sont dirigés en conséquence ; leurs gouvernantes ne cessent d’en entretenir leur imagination, ne serait-ce qu’en s’appliquant continuellement à les en dégoûter. Ma fille (le seul enfant que j’aie) est à l’âge où les lois tolèrent que se marient celles chez lesquelles les sens parlent de bonne heure ; son développement est tardif, elle est fluette et d’un tempérament lymphatique, contre lequel ne réagit pas sa mère qui l’élève près d’elle, la produisant peu, si bien qu’elle ne fait que commencer à se défaire des naïvetés de l’enfance. Elle lisait ces jours-ci, devant moi, un livre français où se rencontrait le mot « fouteau », qui sert parfois à désigner un arbre assez connu ; la femme chargée de s’occuper d’elle, l’arrêta court et assez rudement sur ce mot à double sens, lui faisant sauter le passage scabreux où il figurait. Je la laissai faire pour ne pas troubler sa manière ordinaire de procéder dans laquelle je n’interviens pas ; mais il faut convenir que la direction imprimée à la femme est bien singulière et qu’elle est à changer. Ou je me trompe bien, ou la fréquentation de vingt laquais pendant six mois n’aurait pas fait travailler l’imagination de ma fille pour trouver l’usage et la signification de l’autre sens de ces syllabes incriminées, comme le fit cette bonne vieille par sa réprimande et son interdiction de les prononcer : « La vierge nubile se plaît à apprendre des danses lascives, jusqu’à s’en courbaturer les membres ; elle rêve dès l’enfance à des amours impudiques (Horace). » — Lorsque les femmes viennent à se relâcher un peu de leur attitude cérémonieuse, qu’elles se laissent aller à parler en toute liberté, nous ne sommes que des enfants, comparés à elles, sous le rapport de ce qu’elles savent sur ce sujet. Écoutez-les causer de nos poursuites et des propos que nous leur tenons, vous arriverez bientôt à vous convaincre que nous ne leur apprenons rien qu’elles ne sachent et sur quoi elles ne soient éclairées autrement que par nous. Serait-ce, comme le dit Platon, parce que, dans une vie antérieure, elles ont été garçons et adonnées à la débauche ? Je me trouvais une fois dans un endroit, d’où j’entendais, sans que ma présence pût être soupçonnée, une conversation qu’elles tenaient ; que ne puis-je la reproduire ? Sainte Vierge, me dis-je, nous pouvons bien, à cette heure, pour acquérir de l’habileté, étudier les phrases d’Amadis et les vocabulaires de Boccace et de l’Arétin, c’est vraiment bien employer notre temps ! Il n’est pas un mot, pas un acte, pas une rouerie qu’elles ne connaissent mieux que nos livres ne les relatent ; elles ont cela dans le sang, « Vénus elle-même le leur a inspiré (Virgile) » ; ces bons maîtres d’école que sont la nature, la jeunesse, la santé le leur soufflent continuellement dans l’âme, elles n’ont que faire de l’apprendre, elles l’engendrent : « Jamais colombe, ou tel autre oiseau plus lascif encore que vous pourrez nommer, n’a, par de douces morsures, sollicité plus amoureusement les baisers, qu’une femme qui s’abandonne à sa passion (Catulle). »

Du reste, c’est l’amour, c’est l’union des sexes qui est la grande affaire de ce monde ; aussi ne faut-il pas s’étonner si les plus grands philosophes ont écrit sur ce sujet. — Si la fougue naturelle de leurs désirs n’eût été un peu tenue en bride par la crainte et les idées d’honneur qu’on leur a inculquées, nous prêterions tous au ridicule. Tout le mouvement du monde a cette conjonction des sexes pour objectif et aboutit à elle ; elle se retrouve partout ; elle est le centre vers lequel tendent toutes choses. Il subsiste encore des ordonnances de Rome antique et sage, traitant de questions afférentes à l’amour ; Socrate donne des préceptes pour l’instruction des courtisanes ; « souvent ces petits livres qui tiennent sur les coussins de soie de nos belles, sont l’ouvrage de Stoïciens (Horace) ». Zénon, dans ses lois, va jusqu’à parler des écarquillements et des secousses qui se produisent dans le dépucelage. Sur quoi portaient le livre du philosophe Straton, intitulé « l’Œuvre de chair » ; ceux de Théophraste ayant pour titre, l’un « l’Amoureux », l’autre « de l’Amour » ; celui d’Aristippe, « Délices des temps passés » ? À quoi tendaient les descriptions si étendues, si imagées de Platon, des pratiques amoureuses[2] autrement éhontées, auxquelles on se livrait de son temps ; l’ouvrage « de l’Amoureux », de Démétrius de Phalère ; « Clinias, ou l’amoureux malgré lui », d’Héraclide du Pont ; celui d’Antisthène, « des Noces ou l’art de faire les enfants » ; et cet autre du même auteur, « du Maître et de l’amant » ; celui d’Ariston, « des Ébats amoureux » ; ceux de Cléanthe, « de l’Amour » et « de l’Art d’aimer » ; les dialogues amoureux de Sphéreus ; la fable, effrontée au dernier point, de Jupiter et de Junon, par Chrysippe, et les cinquante lettres si lascives qu’il a écrites ? Je laisse de côté les ouvrages des philosophes de l’école d’Epicure, qui était favorable à la volupté et la prônait. — Aux temps anciens, cinquante divinités étaient préposées à cet acte, et il a existé une nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient faire leurs dévotions, on avait dans les temples des filles[3] et des garçons dont on pouvait se procurer la jouissance ; il entrait dans le cérémonial du culte, d’en user avant d’approcher des autels : « Parce que l’incontinence est nécessaire pour observer la continence, et que l’incendie s’éteint par le feu. »

Dans l’antiquité, les organes de la génération étaient déifiés ; aujourd’hui comme alors, tout, du fait de l’homme comme de celui de la nature, rappelle constamment l’amour aux yeux de chacun. — Dans la majeure partie du monde, cette pièce de notre corps était déifiée ; dans une contrée, il y en avait qui se l’écorchaient pour en offrir et en consacrer quelque parcelle à la divinité, tandis que c’était leur semence que d’autres offraient et consacraient. Dans une autre région, les jeunes gens se la perçaient en public et, dans les ouvertures ainsi pratiquées, introduisaient, entre la peau et la chair, des broches en bois, les plus longues et les plus grosses qu’ils pouvaient endurer, qu’ils brûlaient ensuite en holocauste à leurs dieux ; ceux qui tressaillaient sous l’intensité de cette cruelle douleur, étaient jugés n’être ni vigoureux, ni chastes. Ailleurs, la désignation du grand pontife et la considération dont il jouissait, étaient basées sur la dimension de cet organe, dont l’effigie, dans les cérémonies en l’honneur de certaines divinités, était promenée en grande pompe. — En Égypte, à la fête des Bacchanales, les dames en portaient au cou une image en bois d’une grande richesse d’ornementation, de fortes proportions et lourde suivant la force de chacune ; en outre, la statue du dieu en présentait un qui excédait presque en dimension le reste du corps. — Près de nous, les femmes mariées en font prendre, sur leur front, la forme à leur voilette, pour se glorifier de la jouissance qu’elles en ont ; et si elles deviennent veuves, elles le rejettent en arrière sous leur coiffure où il se perd. — À Rome, les matrones les plus sages tenaient à honneur d’offrir des fleurs et des couronnes au dieu Priape ; et, le jour de leurs noces, on faisait asseoir celles qui étaient vierges sur les parties les moins honnêtes de sa statue. — Je ne sais trop si, de nos jours, on ne peut relever certaines pratiques se rattachant à cette même dévotion ? Quelle signification avait cette pièce ridicule des hauts de chausses ou culotte de nos pères, qui se voit encore dans ceux que portent nos Suisses ? Dans quel but, à l’heure actuelle, faisonsnous que, sous ce vêtement, nos parties génitales se dessinent d’une façon si apparente et, ce qui est pire, accroissant souvent par artifice et imposture leur dimension naturelle ? Je suis porté à croire que cette disposition a été inventée dans des siècles meilleurs où régnait plus de bonne foi qu’aujourd’hui, pour ne tromper personne et que chacun apparut en public tel qu’il était, comme il arrive encore chez les peuples de mœurs plus simples, qui portent des vêtements accusant dans leur réalité les formes des parties qu’elles recouvrent, ce qui permettait d’apprécier l’ouvrier par ce dont il semblait capable, comme sous d’autres rapports nous le jugeons d’après les proportions de son bras ou de son pied. — Ce bonhomme qui, au temps de ma jeunesse, fit, dans sa capitale, chàtrer tant de belles et antiques statues, pour qu’elles ne blessent pas la vue, appliquant cette maxime de cet autre non moins pudibond de l’antiquité : « C’est une cause de déréglements, que d’étaler en public des nudités (Ennius) », eût dù s’aviser aussi que, comme dans la célébration des mystères de la bonne déesse d’où tout ce qui rappelait le sexe masculin était banni, cela ne l’avançait en rien, s’il ne faisait encore châtrer les chevaux, les ânes, toute la nature enfin « Sur la terre, les hommes, les bétes fauves, les animaux domestiques ; dans l’eau, les poissons ; dans l’air, les oiseaux aux mille couleurs, tout brûle, tout éprouve les fureurs de l’amour (Virgile). » Les dieux, dit Platon, nous ont pourvus d’un membre qui ne connaît pas l’obéissance et qui nous tyrannise ; qui, comme un animal furieux, prétend, dans la violence de ses appétits, tout soumettre à lui ; les femmes ont pareillement le leur qui, à la façon d’un animal glouton et avide, délire quand on lui refuse des aliments alors que le moment de lui en donner est venu, et ne souffre pas qu’on le fasse attendre ; il fait passer en leur corps la rage qui l’anime, il en trouble le fonctionnement, arrête la respiration, est cause de mille maux de toutes sortes, jusqu’à ce qu’ayant aspiré le fruit de la soif commune qui dévore et l’homme et la femme, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de la matrice.

Mieux vaudrait renseigner de bonne heure la femme sur les choses de l’amour que de laisser son imagination travailler ; en somme, dans toutes les règles qu’il a édictées à ce sujet, l’homme n’a que lui-même en vue. — Ce même législateur, qui ordonna cet acte de vandalisme, eut bien dù s’aviser aussi que ce serait peut-être une mesure plus chaste et d’un résultat plus certain, de renseigner de bonne heure les femmes sur ce qui en est, plutôt que de laisser leur esprit livré à lui-même et, plus ou moins échauffé, chercher à deviner ; le désir, l’espérance leur font substituer à la réalité des conceptions trois fois plus extravagantes ; j’ai connu quelqu’un qui s’est perdu, pour avoir fait en lui la découverte de ce don de la nature en un lieu où il ne convenait pas d’en user dans toute la mesure où, en vue du rôle auquel il est destiné, nous en avons la possibilité. — Que de mal font ces images monstrueuses que les enfants en tracent sur les murs et les portes des édifices publics ! cela induit la femme à un cruel mépris à notre égard quand elle constate la disproportion avec ce dont la nature nous a gratifiés. Sait-on si Platon n’a pas été guidé par cette considération quand, à l’instar d’autres républiques dont les institutions sont des modèles, il ordonnait que, dans les gymnases où se pratiquaient les exercices physiques, hommes et femmes, quel que fut l’âge, se présentassent nus aux yeux les uns des autres. — Les Indiennes qui, continuellement, voient les hommes ainsi, se trouvent, de ce fait, avoir au moins un de leurs sens, celui de la vue, qui échappe à toute exagération. Dans ce grand royaume de Pégu, elles n’ont elles-mêmes, pour se couvrir, à partir de la ceinture, qu’une bande d’étoffe fendue sur le devant et tellement étroite que, quels que soient les efforts qu’elles peuvent faire pour sauvegarder la décence, à chaque pas elles sont complètement à découvert. Bien qu’on dise que c’est là un usage ayant pour but d’attirer les hommes à elles et de distinguer les sexes chez ce peuple, où chacun est libre de s’abandonner à ses instincts, il se pourrait que cette coutume aboutit à un effet contraire à ce que l’on en attend ; la faim demeurée entière est plus pénible à supporter que si elle a déjà été en partie satisfaite, comme cela arrive dans le cas actuel, au moins par les yeux ; c’est ce qui faisait dire à Livie que, pour une honnête femme, un homme nu n’est pas plus qu’une image. — Les Lacédémoniennes, qui, femmes, étaient plus vierges d’imagination que ne sont nos filles, voyaient tous les jours les jeunes gens de leur ville dépourvus de tout vêtement, quand ils se livraient à leurs exercices ; elles-mêmes ne prenaient guère soin, quand elles marchaient, que leurs cuisses demeurassent couvertes, estimant, comme fait Platon, que leur vertu les protégeait assez, sans qu’il fût encore besoin de jupes bouffantes. Par contre ceux-là, dont parle saint Augustin, ont attribué un pouvoir prodigieux à la tentation que fait naître la nudité, qui mettent en doute si, au jugement universel, les femmes conserveront leur sexe à la résurrection ou prendront le nôtre, pour ne pas nous induire encore en tentation quand nous jouirons de la béatitude éternelle. — En résumé, on les provoque et on les surexcite par tous les moyens ; sans cesse nous échauffons et nous excitons leur imagination, puis nous en faisons reproche à leur ventre. Confessons donc la vérité : il n’en est guère parmi nous qui ne redoute plus la honte qui peut lui advenir par les fautes de sa femme que par les siennes ; qui ne se préoccupe plus (ô merveilleuse charité !) de la conscience de son épouse qu’il veut irréprochable, que de la sienne ; qui ne préférerait être lui-même un voleur et un sacrilège et que sa femme fùt meurtrière et hérétique, que de ne pas la voir plus chaste que son mari ; quelle inique appréciation du vice ! Nous et elles sommes capables de mille corruptions, qui causent plus de dommages et sont plus contraires aux lois naturelles que n’est la luxure, mais nous estimons qu’une chose constitue un vice, et un vice plus ou moins grave, non d’après sa nature, mais selon notre intérêt ; et c’est là la raison pour laquelle il y a tant d’inégalité dans nos appréciations sur son degré de gravité.

Il est bien difficile, dans l’état actuel de nos mœurs qu’une femme soit toujours chaste et fidèle. — La rigueur que nous avons édictée contre la femme qui succombe à ces tentations, leur en fait un crime beaucoup plus grand que cela ne vaul et a pour elles des conséquences hors de proportion avec la chose elle-même ; mieux leur vaudrait aller au palais plaider pour faire fortune, ou à la guerre conquérir un grand nom, plutôt que d’avoir charge, au milieu de l’oisiveté et des satisfactions de tous genres, de faire une défense si difficile. Ne voient-elles pas qu’il n’y a ni marchand, ni procureur, ni soldat qui ne quittent leurs occupations professionnelles pour se livrer à cette autre guerre dirigée contre elles, et qu’il en est de même du moindre crocheteur, du plus misérable savetier, si harcelés et épuisés qu’ils soient par le travail et la faim ? « Tous les trésors d’Achéménès, toutes les richesses de l’Arabie et de la Phrygie, pourraient-ils payer un seul des cheveux de Licymnie dans ces doux moments où, tournant la téte, elle apporte sa bouche à tes baisers, ou que, par un doux caprice, elle refuse ce qu’elle veut se laisser ravir, sauf à te prévenir bientôt elle-même (Horace) ? » Je ne sais si les exploits de César et d’Alexandre surpassent en difficulté la résolution d’une femme jeune et belle, élevée à notre façon, dans la fréquentation d’un monde où elle brille, ayant contre elle tant d’exemples contraires et se maintenant dans toute sa pureté, au milieu de mille poursuites continues et pressantes. Rien de ce qu’elle pourrait faire n’est aussi épineux et n’exige qu’elle se démène davantage que ce qu’elle ne fait pas. Je trouve plus aisé de porter toute la vie une cuirasse qu’un pucelage ; et c’est parce qu’il est le plus pénible de tous, que le vœu de virginité est le plus noble : « La puissance de Satan a son siége dans les rognons, » dit S. Jérôme.

Elles n’en ont que plus de mérite lorsqu’elles parviennent à demeurer sages, mais ce n’est pas en se montrant prudes et revêches qu’elles feront croire davantage à leur vertu ; l’indiscrétion des hommes est un grand tourment pour elles. — Certes le plus ardu des devoirs imposés à l’humanité, celui qui nécessite le plus d’efforts, nous l’avons abdiqué entre les mains des dames et leur en abandonnons la gloire. C’est là un stimulant suffisamment puissant pour qu’elles s’opiniàtrent à l’observer, et un terrain éminemment favorable pour nous défier et fouler aux pieds cette illusoire supériorité de valeur et de vertu que nous prétendons avoir sur elles ; pour peu qu’elles veillent à ne pas s’en départir, elles y gagnent non seulement une plus grande estime, mais encore qu’on les aime davantage. Un galant homme ne discontinue pas ses poursuites parce qu’il a éprouvé un refus, si ce refus est motivé par la chasteté et non parce qu’il ne plaît pas ; nous avons beau jurer, menacer et nous plaindre, nous ne les en aimons que mieux, et mentons quand nous affirmons le contraire ; il n’est rien qui nous attire davantage qu’une femme qui se maintient sage sans cesser d’être douce et bienveillante. Il est làche et stupide de persister à poursuivre de ses assiduités une femme qui vous témoigne de la haine et du mépris ; mais vis-à-vis de celle qui ne vous objecte qu’une résolution dictée de parti pris par la vertu et à laquelle se mêle de sa part de la gratitude, ne pas rompre toute relation est le fait d’une âme noble et généreuse. Il est possible à la femme de nous être, dans une certaine mesure, reconnaissante de nos attentions et de nous marquer, sans manquer aux règles de l’honnêteté, qu’elle ne nous dédaigne pas ; cette loi qu’on leur fait de nous avoir en horreur parce que nous les adorons, de nous hair parce que nous les aimons, est cruelle, ne serait-ce que par sa difficulté d’application. Pourquoi n’écouteraient-elles pas nos offres et nos demandes, si elles ne transgressent pas ce dont la modestie leur fait un devoir ? est-ce parce qu’on suppose qu’en elles résonne quelque sens que ces propos peuvent émoustiller ? Une reine, de nos jours, disait avec beaucoup d’esprit que « refuser de prêter l’oreille à ces avances, est un témoignage de faiblesse, c’est dénoncer sa propension à céder, et qu’une dame qui n’a pas été exposée à la tentation, ne peut se vanter de la chasteté qu’elle a gardée ». — L’honneur n’est pas renfermé dans de si étroites limites ; il peut se détendre, se donner quelque liberté sans se rendre coupable ; au delà de son domaine, il est une zone neutre où l’on est libre, où ce qui se passe est sans conséquence ; qui a pu le chasser et l’acculer aux confins extrêmes pour arriver à vaincre sa résistance finale, est bien difficile, s’il n’est satisfait d’une semblable fortune ; l’importance du succès se mesure à la difficulté surmontée. Voulez-vous savoir l’impression que vous faites sur le cœur d’une femme par vos hommages et vos mérites ? jugez-en d’après son caractère. Telle donne plus, qui ne donne pas autant ; une faveur vaut uniquement par le prix qu’y attache celle qui l’octroie ; les autres circonstances qui l’accompagnent ne sont que des accidents fortuits qui n’y ajoutent rien, et sont comme si elles n’existaient pas ; le peu que celle-là concède, peut lui coûter plus à donner, qu’à sa compagne de se livrer tout entière. Si en quelque chose la rareté ajoute au prix d’un objet, c’est bien ici ; ne regardez pas combien peu vous obtenez, mais combien peu l’ont obtenu ; la valeur d’une pièce de monnaie dépend du lieu où elle a été frappée et de la marque qu’elle porte. — Quelque chose que le dépit et l’indiscrétion de quelques-uns les amènent à dire dans l’excès de leur mécontentement, toujours la vertu et la vérité finissent par reprendre le dessus. J’ai vu des femmes dont la réputation était demeurée longtemps injustement compromise, regagner l’approbation de tous en persévérant tout simplement dans leur ligne de conduite, sans qu’elles se soient préoccupées de ce qui pouvait se dire, ni recourir à aucun artifice ; chacun en vint à se repentir et à confesser son erreur. Alors qu’elles n’étaient pas mariées, on les avait un peu en suspicion ; devenues dames, elles tiennent aujourd’hui le premier rang parmi celles que l’on estime. — Quelqu’un disait à Platon : « Tout le monde parle mal de vous. — Laissez dire, répondit-il, je vivrai de façon qu’il faudra bien que l’on change de langage. » — Outre que la crainte de Dieu et la valeur d’une gloire qui s’acquiert si rarement doivent les inciter à ne pas succomber, la corruption de ce siècle leur en fait une obligation ; et si j’étais à leur place, il n’y a rien que je ne fisse plutôt que de livrer ma réputation à la merci de gens si dangereux. De mon temps, le plaisir de conter ses bonnes fortunes (plaisir qui ne doit guère le céder en douceur à la chose elle-même) n’était permis qu’à ceux qui avaient un ami unique et fidèle, qu’ils prenaient pour confident ; à présent, dans les réunions et à table, on passe le temps à se vanter des faveurs obtenues et l’on révèle les plus intimes secrets de l’alcôve. C’est vraiment trop d’abjection et de bassesse de cœur, que de révéler ainsi ouvertement et donner en pâture aux commentaires et à la malignité de tous, ces épanchements intimes si tendres, si délicats ; c’est le fait de personnes ingrates, indiscrètes et volages.

La jalousie est une passion inique ; le préjugé qui nous fait regarder comme une honte l’infidélité de la femme, n’est pas plus raisonnable. — Notre exaspération inique et immodérée contre les faiblesses de la femme, vient de cette maladie qu’est la jalousie, la plus malsaine d’entre celles qui affligent l’âme humaine en laquelle elle soulève les plus violents orages. « Qu’est-ce qui empêche de prendre de la lumière à la lumière ? celle-ci s’en trouve-t-elle diminuée (Ovide) ? » La jalousie et l’envie sa sœur me paraissent les plus ineptes de toutes nos infirmités morales. De cette dernière, qui passe pour être une passion si tenace et si puissante, je ne puis guère parler ne l’ayant, Dieu merci, jamais ressentie ; quant à la jalousie, je la connais au moins de vue. Les bêtes l’éprouvent Une de ses chèvres étant tombée amoureuse du berger Cratis, son bouc, par jalousie, vint, pendant qu’il dormait, choquer sa têle contre la sienne et la lui écrasa. Nous avons, à l’exemple de certaines nations barbares, exagéré cette fièvre ; comme de juste, les âmes les mieux disciplinées n’y échappent naturellement pas, mais sans en perdre la raison : « Jamais un homme adultère, percé de l’épée d’un mari, n’a rougi de son sang les eaux du Styx (Jean Second). » Lucullus, César, Pompée, Antoine, Caton et autres de bravoure incontestable, furent des maris trompés et le surent, sans en faire autrement de tapage ; il n’y eut, à cette époque, qu’un Lépide qui fut assez sot pour s’en tourmenter au point d’en mourir : « Malheureux ! si ton mauvais destin veut que tu. sois pris sur le fait, tu seras trainé par les pieds hors du logis, et par les voies qui leur seront ménagées, raves et surmulets s’introduiront en toi (Catulle) ! » — Quand Vulcain, au dire du poète, surprit sa femme avec un autre dieu, il se contenta de les livrer tous deux à la risée de tous les autres dieux, « ce qui fit dire à l’un d’eux des moins austeres, qu’il consentirait bien, lui aussi, à subir une telle honte (Ovide) ». Vulcain ne se dérobe pas, pour cela, aux douces caresses que lui offre l’infidèle et, tout en se réchauffant sur son sein, lui reproche la défiance dont, en raison de cette vengeance maritale, semble empreinte son affection : « À quoi bon tant de détours ? pourquoi, déesse, ne pas vous fier à votre époux (Virgile) ? » Quant à elle, elle lui adresse une requête pour Enée, un de ses bâtards : « C’est une mère qui vous demande des armes pour son fils (Virgile) » ; ce qu’il lui accorde généreusement, s’exprimant en outre de la façon la plus honorable sur ce rejeton : « Il s’agit de faire des armes pour un héros (Virgile). » C’est là, à la vérité, une abnégation qui dépasse ce dont l’homme est capable, et je conviens qu’un tel excès de mansuétude demeure l’apanage des dieux ; « on ne saurait, en effet, établir de comparaison entre les hommes et eux (Catulle) ».

Chez la femme, la jalousie est encore plus terrible que chez l’homme ; elle pervertit tout ce qu’il y a en elle de beau et la rend susceptible des plus grands méfaits. — Pour ce qui est de la confusion qui en résulte entre les enfants, fruits de ces unions tant légitimes qu’illégitimes, outre que les plus graves législateurs ordonnent de n’en pas tenir compte et ont fait prévaloir cette manière de faire dans toutes les constitutions qu’ils ont données, cela ne touche pas les femmes qui, elles, n’ont pas d’hésitation sur ceux qui leur appartiennent ; plus que nous cependant, et je ne sais comment cela se fait, elles sont en proie à cette passion « Souvent la jalousie de Junon ne trouva que trop à s’exercer dans les infidélités quotidiennes de son époux (Catulle). » — Lorsque la jalousie s’empare de ces pauvres âmes faibles et incapables de résistance, c’est pitié avec quelle cruauté elle les tiraille et les tyrannise ; elle s’introduit en elles sous couleur d’amitié ; mais, une fois dans la place, les mêmes causes qui, auparavant, faisaient éclore leur bienveillance, deviennent des sujets de haine mortelle. Elle est, d’entre les maladies de l’esprit, celle à laquelle tout fournit le plus d’aliments et qui comporte le moins de remède la santé, la vertu, le mérite, la réputation du mari sont autant de prétextes qui surexcitent leur dépit et leur rage : « Il n’y a pas de haines plus implacables que celles de l’amour (Properce). » Cette fièvre enlaidit et corrompt tout ce que, sous d’autres rapports, il y a de beau et de bon en elles. Tout ce que fait une femme jalouse, si chaste, si bonne ménagère soit-elle, a quelque chose d’aigre et d’importun ; elle est possédée d’une agitation enragée qui indispose contre elle, produisant un effet tout contraire à ce qu’elle en attend. Ce fut bien le cas, à Rome, d’un certain Octavius : il avait couché avec Pontia Posthumia ; son affection pour elle s’accrut par la jouissance qu’il en avait eue. Il lui adressa instances sur instances pour qu’elle consentit à l’épouser ; ne pouvant l’y décider, l’amour extrême qu’elle lui inspirait, le porta à agir comme s’il eût été son plus cruel et mortel ennemi, il la tua. — Les symptômes ordinaires de cette maladie inhérente à l’amour, sont de même ordre ; ce sont des haines intestines, de sourdes menées, des complots incessants : « on sait jusqu’où peut aller la fureur d’une femme (Virgile) » ; c’est une rage qui se ronge elle-même, d’autant plus que, pour excuser ses méfaits, elle est obligée de se couvrir d’intentions bienveillantes à l’égard de celui qu’elle poursuit.

La chasteté est-elle chez la femme une question de volonté ? Pour réussir auprès d’elles tout dépend des occasions, et il faut savoir oser ; du reste, ce que nous entendons leur interdire est assez mal défini. — La chasteté est un devoir susceptible d’une grande extension. Est-ce par exemple la volonté de la femme que, par elle, nous cherchons à maitriser ? Si c’est sa volonté sa souplesse, sa soudaineté font qu’elle est beaucoup trop prompte à exécuter ce qu’elle conçoit, pour que la chasteté ait possibilité de l’arrêter. Un songe suffit pour l’engager au point qu’elle ne peut se dédire. Il n’est pas en son pouvoir de se défendre par elle-même contre les concupiscences et les désirs, même avec l’aide de la chasteté qui, elle aussi du sexe féminin, est de ce fait en butte aux mêmes assauts. Si, seule, sa volonté nous importe, où cela nous conduit-il ? Supposez quelqu’un de nous, sans yeux ni langue, ayant le don de se trouver à point nommé, ne voyant pas, ne parlant pas, dans la couche de toute femme disposée à lui faire bon accueil ; avec quel empressement elles le rechercheraient ! Les femmes scythes ne crevaient-elles pas les yeux à leurs esclaves et à leurs prisonniers de guerre, pour pouvoir en user plus librement et sans être reconnues. — Oh ! quel immense avantage que de savoir profiter de l’occasion. À qui me demanderait ce qui importe le plus en amour, je répondrais que c’est tout d’abord de savoir saisir le moment opportun ; en second lieu cela encore, et, en troisième lieu toujours cela. C’est de là que tout dépend. Il m’est arrivé souvent de manquer une bonne fortune ; parfois, pour n’avoir pas été assez entreprenant ; que Dieu garde de tout mal quiconque, à cet égard, en est encore à se moquer de moi ! En ce siècle, il faut plus de témérité que je n’en ai, témérité dont les jeunes gens s’excusent en la mettant sur le compte de la chaleur qui les transporte, mais que, si elles y regardaient de près, les femmes reconnaîtraient provenir plutôt du mépris qu’on a pour leur vertu. C’était une superstition chez moi que de craindre de les offenser, car je suis porté à respecter ce que j’aime ; de plus, indépendamment de ce qu’en pareille circonstance un manque de respect déprécie la faveur qui nous est faite, j’aime qu’on s’y comporte un peu comme un enfant, qu’on se montre timide et qu’on soit aux petits soins. — J’ai d’ailleurs, sinon toute, du moins quelque peu de cette honte qui est sottise dont parle Plutarque, et j’ai eu à en pàtir et à le regretter sous maints rapports dans le cours de ma vie ; c’est là un défaut qui s’accorde assez mal avec ma nature en général, mais ne sommes-nous pas un composé de sentiments et d’idées en perpétuelle contradiction ? J’ai de la peine quand j’éprouve un refus, comme aussi lorsque c’est moi qui refuse ; il m’en coûte tant de causer de la contrariété à autrui, que dans les occasions où c’est un devoir pour moi d’essayer de décider quelqu’un à une chose qui lui est pénible et où l’hésitation est permise, je n’insiste que faiblement et à contre-cœur. Dans les affaires de ce genre où je suis directement intéressé, bien qu’Homère dise avec raison « que chez un indigent la honte est une sotte vertu » , je charge d’ordinaire un tiers de subir ce désagrément à ma place, de même que je décline toute mission de ce genre quand on veut m’y employer ; car ma timidité est telle sur ce point qu’il m’est arrivé parfois d’avoir la volonté de refuser et de n’en avoir pas la force.

Donc c’est folie d’entreprendre de combattre chez les femmes un désir si cuisant et si naturel. Aussi lorsque je les entends se vanter que, de par leur volonté, leur imagination est demeurée vierge et insensible, je me moque d’elles, elles reculent par trop. Si c’est une vieille décrépite, n’ayant plus de dents, ou une jeune qui soit étique et s’en aille de la poitrine qui tient ce langage, elles peuvent avoir l’apparence de dire vrai sans toutefois être complètement à croire ; mais dans la bouche de celles qui se meuvent et respirent encore, c’est vouloir trop prouver, elles n’en rendent leur vertu que plus suspecte. Les excuses inconsidérées qu’elles mettent en avant témoignent contre elles, comme il arriva à un gentilhomme de mes voisins qu’on soupçonnait d’impuissance, « insensible aux plus lascives caresses, jamais il n’avait donné le moindre signe de vigueur (Catulle) ». Trois ou quatre jours après ses noces, ce gentilhomme, pour faire croire aux moyens qui lui manquaient, jurait sans sourciller que vingt fois dans la nuit précédente il avait approché sa femme, propos dont on usa depuis pour le convaincre que jamais il ne l’avait connue et casser son mariage. Une pareille assertion ne signifie rien, puisqu’il ne saurait y avoir ni continence ni vertu, qu’autant qu’on a résisté à la tentation qui pousse à y manquer ; la seule chose qu’elles soient fondées à dire, c’est qu’elles ne sont pas disposées à se rendre ; les saints eux-mêmes s’expriment de la sorte. Je parle ici, bien entendu, des femmes qui, sachant bien ce qu’elles disent, se vantent de leur froideur et de leur insensibilité, et veulent qu’on prenne leurs affirmations au sérieux ; car je n’y trouve pas à redire quand cela vient de celles dont, en parlant ainsi, le visage minaude et les yeux démentent les paroles et qui ne font qu’user d’une forme de langage qui leur est propre, où tout se qui se dit est à prendre à contre-pied. Je suis fort épris de la naïveté et de la liberté ; mais il n’y a pas de milieu, et il faut que ces qualités conservent leur simplicité enfantine, sinon ce n’est plus qu’ineptie fort déplacée en pareil cas chez des dames et qui tourne immédiatement à l’impudence. Ces formes déguisées qu’elles emploient, aussi bien que leurs mines, ne trompent que les sots ; le mensonge y occupe une place d’honneur, et, bien qu’avec elles on n’avance que par voie détournée, on n’en arrive pas moins à la vérité par une fausse porte. — Puisque nous ne pouvons contenir l’imagination de la femme, que voulons-nous donc d’elle ? Est-ce d’en combattre les effets ? Mais combien sont ignorés, qui n’en portent pas moins atteinte à la chasteté : « Souvent la femme fait ce qui peut se faire sans témoin (Martial) » ; ce que nous craignons le moins est parfois ce qui est le plus à redouter ; et, d’entre leurs péchés, ceux que rien ne trahit sont encore les pires : « Je hais moins une femme vicieuse lorsqu’elle ne dissimule pas ses vices (Martial). » Il est des actes qui peuvent les déflorer, sans qu’il y ait impudicité de leur part, et qui plus est, sans qu’elles s’en doutent : « Il est telle sage-femme qui, en inspectant de la main si une jeune fille est vierge, lui en fait perdre le caractère, soit sciemment, soit inconsciemment, soit par accident (S. Augustin) » ; cela est arrivé à des jeunes filles cherchant à se rendre compte, à d’autres en se jouant. Nous ne saurions circonscrire avec précision ce que nous leur défendons, nous ne pouvons formuler nos exigences que d’une façon vague et générale ; parfois même, l’idée que nous nous faisons de leur chasteté est ridicule. Parmi les exemples les plus singuliers que j’en puis donner, je citerai celui de Fatua femme de Faunus, qui, après ses noces, ne laissa plus apercevoir ses traits par aucun homme, et celui de la femme de Hiéron qui ne s’apercevait pas que son mari exhalait par le nez une odeur désagréable, s’imaginant que c’était là une particularité commune à tous les hommes. Pour que nous ayons satisfaction, il faudrait qu’elles devinssent insensibles et invisibles.

C’est d’après l’intention qu’il faut juger si la femme manque ou non à ses devoirs ; son infidélité ne peut toujours lui être reprochée ; et puis, quel profit retirons-nous de prendre trop de souci de la sagesse de nos femmes ? — Reconnaissons donc que c’est principalement d’après l’intention qu’il faut juger s’il y a, ou non, manquement à ce devoir. Il y a des maris qui ont éprouvé ce genre d’infortune, non seulement sans le reprocher à leur femme, sans y voir d’offense de leur part, mais en leur en ayant une grande obligation, trouvant même, dans leur conduite, une confirmation de leur vertu : telle qui préférait l’honneur à la vie, s’est prostituée et livrée aux embrassements forcenés d’un ennemi mortel pour obtenir la vie de son mari, faisant pour lui ce qu’elle n’eût jamais fait pour elle-même. Ce n’est pas ici le moment d’en citer des exemples ; ils sont d’une nature trop élevée et trop riche pour prendre place dans ce cadre, réservons-les pour les produire en plus noble exposition. Mais, parmi ceux inspirés par des considérations plus vulgaires, ne voyons-nous pas tous les jours, autour de nous, des femmes qui se prêtent pour simplement être utiles à leurs maris, parfois sur leur ordre exprès et par leur entremise ? Dans l’antiquité Phaulius d’Argos offrit la sienne par ambition au roi Philippe ; et, par civilité, un certain Galba, qui avait donné à souper à Mécène et voyait sa femme et son hôte commencer à se faire les yeux doux et échanger des signes d’intelligence, se laissa aller sur son coussin, feignant d’être accablé de sommeil, pour se prêter à leurs amours ; ce qu’il avoua du reste d’assez bonne grâce, car un valet ayant été assez osé pour, à ce moment, faire main basse sur les vases qui étaient sur la table, il lui cria sans ambages : « Comment, coquin ! tu ne vois donc pas que ce n’est que pour Mécène, que je suis endormi ? » — Il y a des fenimes de mœurs légères, dont la volonté est moins contaminée que chez d’autres qui ont une conduite d’apparence plus régulière. Il y en a qui se plaignent d’avoir été vouées à la chasteté avant d’avoir atteint l’âge où elles ont eu leur pleine connaissance ; de même j’en ai vu se plaindre, en toute sincérité, d’avoir été livrées à la débauche avant eet âge : peut-être était-ce par la faute de parents vicieux, peut-être par la misère qui est un rude conseiller. Aux Indes orientales, où la chasteté est particulièrement en honneur, il était admis par l’usage qu’une femme mariée pouvait s’abandonner à qui lui faisait présent d’un éléphant ; la gloire d’être estimée un si haut prix, l’excusait. Le philosophe Phédon, qui était de bonne famille, fit métier, pour vivre, après la conquête de l’Elide son pays, de se prostituer contre argent comptant, à qui voulut de lui, et cela dura aussi longtemps que sa beauté le lui permit. Solon fut, dit-on, le premier qui, en Grèce, concéda aux femmes, par ses lois, la liberté de pourvoir par la prostitution aux besoins de l’existence, coutume qui, dit Hérodote, avait été introduite avant lui dans les institutions de plusieurs peuples. — Finalement, quel fruit nous rapporte ce souci qui nous est si pénible ? si fondée que soit notre jalousie, encore faudrait-il voir si cette passion nous torture utilement ? Eh bien, est-il quelqu’un qui pense avoir un moyen efficace de maîtriser la femme ? « Mettez-la sous clef, donnez-lui des gardiens ; mais qui les gardera eux-mêmes ? Elle est rusée, c’est par eux qu’elle commencera (Juvenal) » ; la moindre facilité, en ce siècle si raffiné, lui suffit pour échapper.

Il vaut mieux ignorer que connaître leur mauvaise conduite ; un honnête homme n’est pas moins estimé parce que sa femme le trompe ; c’est un mal qu’il faut garder secret. Mais c’est là un conseil qu’une femme jalouse ne saurait admettre, tant cette passion, qui l’amène à rendre la vie intolérable à son mari, la domine une fois qu’elle s’est emparée d’elle. — La curiosité est toujours un défaut, mais ici, elle est pernicieuse : c’est folie de vouloir s’éclairer sur un mal qui ne comporte pas de traitement qui ne l’accroisse et ne l’aggrave, dont la honte s’augmente et acquiert de la publicité surtout par la jalousie, dont la vengeance qu’on en tire blesse plus nos enfants qu’elle ne nous guérit. Vous vous desséchez, vous mourrez à la peine, en voulant élucider une question aussi malaisée à vérifier. Combien piteusement y sont arrivés ceux qui, de mon temps, en sont venus à bout ! Si celui qui vous dénonce l’infidélité de votre femme ne vous apporte en même temps le remède qui vous tire d’embarras, l’avis qu’il vous donne constitue une injure qui mérite plus un coup de poignard que s’il vous donnait un démenti. On ne se moque pas moins de celui qui se met en peine de se venger, que de celui qui ignore ; la tache d’un mari trompé est indélébile, celui qui une fois l’a été l’est pour toujours ; le châtiment affirme son infortune plus encore que ne le fait la faute elle-même. Il est étrange de voir arracher de l’ombre et du doute nos malheurs privés et, en leur donnant des conséquences tragiques, les publier en quelque sorte à son de trompe ; d’autant que ce sont des malheurs que nous ne ressentons que par la connaissance que nous en avons, car « Bonne femme » et « Bon ménage » se disent non de qui l’est, mais de qui l’on se tait. Il y a plus d’esprit à éviter cette ennuyeuse et inutile connaissance ; aussi les Romains avaient-ils coutume, lorsqu’ils revenaient de voyage, de se faire précéder chez eux de quelqu’un chargé d’annoncer leur arrivée à leurs femmes, afin de ne pas les surprendre. C’est aussi pour cela que chez certaine nation, avait été établi l’usage que le prêtre couchât le premier avec la mariée, le jour des noces, pour ôter au mari le doute et la curiosité de chercher à savoir, dès ses premiers rapports avec elle, si elle lui venait vierge, ou déflorée par un autre qui l’aurait possédée avant lui.

Mais, dira-t-on, il y a les propos du monde. Je sais cent honnêtes gens qui sont des maris trompés, sans qu’on en parle, ni que cela ait fait esclandre. On plaint un galant homme auquel cela arrive, mais l’estime qu’on a pour lui n’en est pas altérée. Faites donc qu’en raison de votre vertu votre infortune passe inaperçue, que les gens de bien vous gardent leur sympathie, et qu’à celui qui vous a outragé la pensée en soit odieuse. Et puis, à qui, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, « jusqu’au général qui a commandé tant de légions et qui, en tout, est supérieur à un misérable comme toi (Lucrèce) », ne prête-t-on pas pareille mésaventure ? C’est une imputation qu’en ta présence tu vois adresser à tant de personnes honorables, que tu peux bien penser que tu ne dois pas être épargné quand tu n’es pas là. Il n’est pas jusqu’aux dames qui n’en plaisantent ; mais de quoi plaisante-t-on davantage, en ces temps-ci, si ce n’est d’un ménage paisible et bien assorti ? Chacun de vous a infligé cet affront à quelqu’un attendez-vous à la pareille, car compensations et représailles sont dans l’ordre naturel des choses. La fréquence de cet accident doit aujourd’hui en tempérer l’amertume, car il est presque passé en coutume.

Malheureuse passion ! qui a encore le désagrément qu’on ne peut s’en entretenir avec autrui : « Le sort nous envie jusqu’à la consolation de faire entendre nos plaintes (Catulle) ! » À quel ami, en effet, confier nos doléances sans que, s’il n’en rit, cela ne lui donne l’idée et ne le renseigne sur la possibilité de prendre part, lui aussi, à la curée ! Les sages gardent le secret sur les amertumes comme sur les douceurs du mariage ; et, parmi les désagréments que présente le cas qui nous occupe, l’un des principaux pour un homme bavard. comme je le suis, c’est qu’il est dans les usages qu’il est indécent de communiquer à des tiers ce que l’on en sait et ce que l’on en ressent, et qu’il y a même inconvénient à le faire.

Ce serait temps perdu que de donner ce même conseil aux femmes pour les dégoûter d’être jalouses ; elles sont par nature si soupçonneuses, si frivoles, si curieuses, qu’il ne faut pas espérer les guérir en les traitant suivant les règles. Elles se corrigent souvent de ce défaut, mais en revenant à la santé dans des conditions beaucoup plus à redouter que n’était la maladie elle-même ; car il en est ici comme de ces enchantements qui ne vous débarrassent de votre mal qu’en le transmettant à un autre quand cette fièvre les quitte, c’est d’ordinaire qu’elles la passent à leurs maris. — Je ne sais, à vrai dire, si quelque chose peut nous faire plus souffrir que leur jalousie ; c’est le plus dangereux état d’esprit en lequel elles peuvent se trouver, comme la tête est des parties de leur corps ce qu’elles ont de pire. Pittacus disait que « chacun avait son infirmité ; que la sienne c’était la mauvaise tête de sa femme, et que, n’était cela, il s’estimerait heureux sous tous rapports ». C’est un bien grand inconvénient ; et s’il a pesé si lourdement sur l’existence d’un homme si juste, si sage, si vaillant, que toute sa vie il en ait souffert, qu’en advient-il de nous qui sommes de si minces personnages ? — Le sénat de Marseille jugea sainement, en accédant à la requête de ce mari qui demandait l’autorisation de se tuer pour échapper à la vie infernale que lui faisait sa femme, car c’est là un mal qui ne disparaît qu’en emportant la pièce et auquel il n’est d’autre expédient que la fuite ou la souffrance, solutions toutes deux également fort difficiles. Celui-là s’y entendait, ce me semble, qui a dit que « pour qu’un mariage soit bon, il faut la femme aveugle et le mari sourd ».

Un mari ne gagne rien à user de trop de contrainte envers sa femme ; toute gêne aiguise les désirs de la femme et ceux de ses poursuivants. — Prenons garde d’un autre côté que ces obligations que nous leur imposons, par l’extension et la rigueur que nous y mettons, ne conduisent à deux résultats contraires à ce que nous nous proposons qu’elles ne soient un stimulant pour ceux qui les harcèlent de leurs poursuites, et qu’elles-mêmes n’en deviennent que plus faciles à se rendre. — Pour ce qui est du premier point, par ce fait que nous augmentons la valeur de la femme, nous surexcitons le désir de la conquérir et ajoutons au prix qu’on y attache. Ne serait-ce pas Vénus qui a ainsi fait adroitement renchérir sa marchandise, sachant bien qu’on transgresserait ces lois qui, par leurs sottes exigences, ne font que surexciter l’imagination et surélever les prix, car en somme, pour me servir de l’expression de l’hôte de Flaminius : toutes tant qu’elles sont, ne sont qu’un même gibier que différencie seule la sauce qui l’accompagne. Cupidon est un dieu rebelle, il met son plaisir à lutter contre la dévotion et la justice, et sa gloire à opposer sa toute-puissance à toute autre puissance que ce soit, à ce que toute règle cède devant la sienne « Sans cesse il cherche l’occasion de nouveaux excès (Ovide). » — Quant au second point, serions-nous autant trompés, si nous craignions moins de l’être ? C’est dans le tempérament de la femme ; mais la défense même qui lui en est faite l’y incite et l’y convie : « Voulez-vous, elles ne veulent plus ; ne voulez-vous plus, elles veulent (Tacite) ; il leur répugne de suivre une route qui leur est permise (Lucain). » Quelle meilleure preuve en avons-nous que le fait de Messaline, l’épouse de Claude ? Au début, elle trompe son mari en cachette, ainsi que cela se fait ; mais la stupidité de celui-ci lui rendant ses intrigues trop faciles, subitement elle dédaigne d’observer cet usage et la voilà qui se met à faire l’amour à découvert, avouant ses amants, les entretenant, leur donnant ses faveurs à la vue de tous ; elle veut que son époux en prenne ombrage. Mais rien de tout cela ne pouvant donner l’éveil à cette brute, et la trop lâche facilité avec laquelle il tolérait ses débordements, qu’il paraissait autoriser et légitimer, ôtant à ses plaisirs leur saveur et leur piquant, que fait-elle ? Femme d’un empereur plein de vie et de santé, à Rome, en plein midi, à la face du monde entier, au milieu des fêtes et au cours d’une cérémonie publique, un jour que son mari était absent de la ville, elle épouse Silius qui depuis longtemps déjà était son amant ! Ne semble-t-il pas que la nonchalance de son mari l’amenait à devenir chaste, ou qu’elle cherchait, en en épousant un autre, à accroître en elle l’ardeur de ses propres désirs par la jalousie qu’elle inspirerait à ce second époux, qu’elle surexciterait à son tour en lui résistant ? Mais la première difficulté à laquelle elle se heurta fut aussi la dernière. La bête s’éveilla en sursaut et, comme il n’y a de pire que d’avoir affaire à ces gens qui font les sourds et semblent endormis, qu’en outre, ainsi que j’en ai fait l’expérience, cette patience excessive, quand elle vient à prendre fin, se traduit par des vengeances qui n’en sont que plus âpres, parce que, prenant feu subitement, la colère et la fureur qui se sont accumulées en nous éclatent du premier coup avec toute leur intensité ; « láchant la bride à ses transports (Virgile) », Claude la fit mettre à mort, elle et un grand nombre de ceux auxquels elle s’était donnée, y compris certains qui n’en pouvaient mais, à l’égard desquels elle avait dû employer le fouet pour les décider à venir prendre place dans son lit.

Lucrèce a peint les amours de Vénus et de Mars avec des couleurs plus naturelles que Virgile décrivant les rapports matrimoniaux de Vénus et de Vulcain ; quelle vigueur dans ces deux tableaux si expressifs ! Caractère de la véritable éloquence. — Ce que Virgile dit des rapports matrimoniaux de Vénus et de Vulcain, Lucrèce l’avait exprimé avec plus de naturel encore en décrivant ses moments d’abandon entre elle et Mars : « Souvent le dieu des combats, le redoutable Mars, enivré de ton amour, se départit de sa fierté et s’effondre dans tes bras… Penché avidement sur ton sein, son souffle suspendu à tes lèvres, il ne peut assez se repaître de la vue de tes charmes. Alors que tu le tiens enlacé de ton beau corps, ó déesse, c’est le moment opportun pour lui parler en faveur des Romains (Lucrèce). » — Quand me reviennent à l’esprit les mots employés par ces deux poètes et dont la traduction atténue si notablement l’expression : reiicit (s’effondre dans tes bras), — pascit (il ne peut assez se repaître de tes charmes), — pudet, inhians (penché avidement sur ton sein, son souffle suspendu à tes lèvres), — molli favet (l’échauffe dans un tendre embrassement), — medullas, labefacta (la chaleur l’envahit de partout et le pénètre jusqu’à la moelle des os), — percurrit (sillonné de ses rubaus de feu), — et ce circumfusa (tu le tiens enlacé) si noble et mère de cet autre si gracieux infusus (incarné en elle), j’ai du dédain pour ces locutions qui veulent être piquantes et sont si peu expressives, pour ces mots à allusions qui sont nés depuis. A ces bonnes gens qu’étaient les anciens, ce n’était pas un style de temps à autre incisif et subtil qu’il fallait, mais un langage disant bien ce qu’il voulait dire, naturel, ne se départissant jamais de son énergie ; l’épigramme se rencontre constamment chez eux, non seulement dans la conclusion, mais au commencement et au milieu ; non seulement à la queue, mais à la tête, à l’estomac, aux pieds. Il n’y a rien de forcé, de traînant, tout y va à même allure, « leur discours est d’une contexture virile, ils ne s’attachent pas à l’orner de fleurs (Sénèque) ». Ce n’est pas une éloquence efféminée, où rien ne choque ; elle est nerveuse, solide, elle satisfait et ravit plus encore qu’elle ne plaît, et les esprits sont conquis d’autant plus qu’ils sont mieux trempés. — Quand je vois cette façon audacieuse de s’exprimer, si vive, si profonde, je ne dis pas que c’est « bien dire », je dis que c’est « bien penser ». C’est la hardiesse de l’imagination qui élève et donne du poids aux paroles, « c’est le cœur qui rend éloquent (Quintilien) » ; de nos jours, on nomme jugement ce qui n’est que verbiage, et les belles phrases sont dites des conceptions ayant de l’ampleur. Ce que peignaient les anciens ne révèle pas tant la dextérité de main, que la forte impression que le sujet qu’ils traitaient faisait sur leur âme. Gallus parle simplement, parce qu’il conçoit de même. Horace ne se contente pas d’une expression superficielle, elle ne rendrait pas son idée ; il voit plus clair et plus profondément ; son esprit crochète le magasin aux mots et aux expressions et y fouille pour y prendre ce qui peindra le mieux sa pensée ; il lui faut plus que ce qu’on y trouve d’ordinaire, comme sa conception dépasse, elle aussi, ce qui est courant. Plutarque dit qu’il apprit le latin par les choses qui lui étaient décrites en cette langue ; il en est ici de même, le sens éclaire et fait ressortir les termes employés ; ce ne sont plus simplement des sons ; ils ont chair et os ; ils signifient plus qu’ils ne disent, et il n’est pas jusqu’aux imbéciles qui ne saisissent quelque chose de ce dont il s’agit. — En Italie, je disais tout ce qui me plaisait en fait de conversations banales ; mais quand elles portaient sur des points sérieux, je n’aurais pas osé me fier à un idiome que je n’étais pas en état de plier et d’adapter à mon sujet, en dehors des acceptions communes ; en pareil cas, je veux pouvoir y mettre quelque chose de moi.

Enrichir et perfectionner leur langue est le propre des beaux écrivains ; combien sont peu nombreux ceux du siècle de Montaigne se trouvant être de cette catégorie. — Les beaux esprits ajoutent à la richesse de la langue par la manière dont ils la manient et l’emploient ; non pas tant en innovant qu’en y introduisant plus de vigueur et la rendant apte à plus d’applications diverses, en l’étirant et lui donnant de l’élasticité. Ils n’y apportent pas de mots nouveaux, mais ils donnent de la valeur à ceux auxquels ils ont recours, les accentuent et fixent leur signification et leur usage ; ils font admettre des tournures de phrase nouvelles et tout cela avec prudence et à propos. Mais à combien peu est-il donné qu’il en soit ainsi ! on peut en juger par nombre d’écrivains français de ce siècle. Ils sont assez hardis et dédaigneux du passé, pour ne pas suivre la voie commune, mais leur peu d’invention et de discrétion les perd ; on ne voit chez eux qu’une affectation assez misérable pour ce qui est étrange, des circonlocutions froides et absurdes qui, au lieu de relever le sujet, le rabaissent ; pourvu qu’ils produisent quelque nouveauté qui leur fournisse de quoi s’applaudir, peu leur importe son plus ou moins de justesse ; pour la satisfaction de produire un mot nouveau, ils cessent de se servir de ceux employés d’habitude, qui souvent ont plus de force et d’énergie.

La langue française se prête mal, en l’état, à rendre les idées dont l’expression comporte de l’originalité et de la vigueur ; mais on n’en tire pas tout ce que l’on pourrait. On apporte aussi trop d’art dans le langage employé pour les sciences. — Notre langue me semble assez étoffée, mais manquer un peu de façon. Elle en aurait autant que besoin est, si on mettait à contribution le jargon dont nous usons à la chasse et à la guerre, qui constitue une mine de fort rendement. À l’instar des plantes, les diverses formes que revêt le langage, s’amendent et se fortifient par la transplantation. Le nôtre est suffisamment fourni, mais ne se prête pas aisément à être manié avec vigueur ; il est d’ordinaire hors d’état de rendre de fortes idées. Si vous voulez en exprimer de cet ordre, vous le sentez languir et fléchir sous vous ; il faut qu’à défaut de ressources qui lui sont propres, le latin pour les uns, le gree pour les autres, viennent à son secours. — Parmi ces mots de Virgile et de Lucrèce que j’ai signalés plus haut, il en est dont nous ne saisissons que difficilement l’énergie, parce que l’usage et l’emploi fréquents en ont un peu avili et par trop vulgarisé la grâce ; de même dans notre langue, telle qu’on la parle communément, il y a des tournures de phrase excellentes, des métaphores dont la beauté n’est flétrie que par le long temps auquel en remonte l’emploi et dont la vivacité de couleur est ternie par un usage trop courant ; mais cela ne leur ôte rien de leur goût pour ceux qui ont le palais délicat, et ne porte pas atteinte à la gloire de ceux d’entre les auteurs anciens qui, selon toute probabilité, ont été les premiers à donner à ces mots le relief qu’ils ont acquis.

On emploie pour les sciences un style trop relevé, trop artificiel, qui diffère du style naturel dont on use d’habitude. Mon page fait l’amour et en connaît le langage ; lisez-lui Léon l’hébreu et Ficin, on y parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et cependant il n’y comprend rien. Je ne reconnais[4] pas dans Aristote la plupart des impressions que j’éprouve ordinairement ; on les a couvertes, alfublées d’une autre robe, pour l’usage de l’école. Assurément ils doivent avoir raison d’en agir ainsi ; toutefois si j’étais du métier, autant on apporte d’art à travestir la nature, autant je m’appliquerais à traiter l’art avec tout le naturel possible. Quant à Bembo et Equicola, je n’en parlerai même pas.

Montaigne, quand il écrivait, aimait à s’isoler et à se passer de livres pour ne pas se laisser influencer par les conseils et ses lectures ; il ne faisait exception que pour Plutarque. — Quand j’écris, je n’ai recours ni aux livres, ni aux souvenirs que j’en conserve, de peur qu’ils n’influencent ma manière d’écrire, sans compter que les bons auteurs me désespèrent par trop et me découragent. Jimite volontiers la façon de ce peintre qui, ayant représenté des coqs d’une façon peu heureuse, défendait à ses aides, pour empêcher toute comparaison, de laisser entrer de vrais coqs dans son atelier. J’aurais plutôt besoin, pour me donner un peu de brillant, d’appliquer le procédé d’Antigénide, ce musicien qui, lorsqu’il avait à jouer sa musique, faisait en sorte qu’avant ou après qu’il s’était fait entendre, les assistants eussent à endurer l’audition de quelques autres mauvais chanteurs. Mais il m’est plus difficile de me défaire de Plutarque. Cet auteur est si universel et si complet, qu’en toutes occasions, quelque extraordinaire que soit le sujet dont vous vous occupiez, il s’ingère dans votre travail, vous tend une main libérale et vous est une source intarissable de richesses et d’embellissements ; aussi ai-je peine à le voir si fort exposé à être pillé par ceux qui le hantent. Pour moi, chaque fois que je le fréquente si peu que ce soit, je ne puis m’empêcher de lui soutirer une cuisse ou une aile.

J’ai aussi à dessein décidé d’écrire cet ouvrage chez moi, en pays sauvage, où personne ne me vient en aide, ni ne me corrige ; où je ne fréquente que des gens qui ne comprennent même pas le latin de leur « palenôtre », et le français encore moins. Fait ailleurs, il eût été meilleur, mais il eût été moins de moi ; et son but principal, comme son mérite, sont d’être exactement moi. Je corrige bien une erreur accidentelle (elles y foisonnent, parce que j’écris au courant de la plume, sans faire attention), mais les imperfections journalières et à l’état d’habitude qui sont en moi, ce serait de la déloyauté de les faire disparaître. Quand on me dit, ou que je me suis dit à moi-même : « Tu abuses des figures, — voilà un mot des crus de la Gascogne, — c’est là une locution scabreuse (je n’en écarte aucune de celles qui, en France, s’emploient en pleine rue, et ceux qui prétendent opposer la grammaire à l’usage sont de drôles de gens), — ce passage témoigne de l’ignorance, celuici est paradoxal, en voici un par trop bouffon, — tu plaisantes trop souvent, on croit que tu parles sérieusement, alors que tu badines » ; — je réponds : « C’est vrai », mais je ne corrige que les fautes d’inattention et non celles qui me sont habituelles. Est-ce que ce n’est pas ainsi que toujours je parle ? Est-ce que je ne me représente pas tel que je suis ? Eh bien, cela suffit. J’en suis arrivé à ce que je voulais, puisque tout le monde me reconnait dans mon livre, et le retrouve en moi.

Il a une grande tendance à imiter les écrivains dont il lit les ouvrages, aussi traite-t-il de préférence des sujets qui ne l’ont pas encore été ; n’importe lequel, un rien lui suffit. — J’ai, comme les singes, une forte propension à l’imitation. Quand je me mêlais de faire des vers (je n’en ai jamais fait qu’en latin), ils accusaient d’une façon évidente le poète que j’avais lu en dernier lieu ; de même mes Essais : les premiers feuillets sentent un peu un terroir autre que le mien ; à Paris, je parle un langage un peu différent qu’à Montaigne. Une personne que je regarde avec attention, imprime facilement en moi quelque chose d’elle ; ce que je considère, je m’en empare : une attitude peu convenable, une grimace déplaisante, une forme de langage ridicule, les défauts principalement ; plus ces travers me frappent, plus ils me demeurent accrochés et ils ne s’en vont qu’à force que je les secoue. On m’a vu plus souvent jurer, sous l’influence du milieu où je me trouvais, que par tempérament, imitation désastreuse comme celle de ces singes horribles par leur taille et leur force, que le roi Alexandre rencontra dans certaines contrées de l’Inde, et dont il eût été difficile de venir à bout, s’ils n’en avaient fourni eux-mêmes le moyen par leur disposition à contrefaire tout ce qu’ils voyaient faire, ce qui amena ceux qui les chassaient à leur apprendre, en le faisant eux-mêmes devant eux, à chausser des souliers en nouant force cordons, à s’affubler la tête d’accoutrements avec nouds coulants, à oindre leurs yeux de glu, en en faisant eux-mêmes le simulacre. Ces malheureuses bêtes, dans leur esprit d’imitation, s’engluèrent, et passant leurs têtes dans les lacets, se garrottèrent d’ellesmêmes et se mirent imprudemment de la sorte à la merci de ceux qui voulaient les capturer. — Quant à cette autre faculté de reproduire ingénieusement, en les imitant, les gestes et les paroles d’autrui, cela qui, fait à dessein, cause souvent du plaisir et excite l’admiration, je ne l’ai pas plus que ne le possède une souche. Lorsque je jure, me laissant aller à moi-même, c’est uniquement en disant : « Par Dieu ! » qui, de tous les jurons, est celui qui vient le plus naturellement à l’idée. On dit que Socrate jurait par le chien ; Zénon aurait employé cette même apostrophe dont se servent maintenant les Italiens Câprier ! Pythagore disait Air et eau. Je suis tellement disposé à recevoir, sans que je m’en rende compte, ces impressions toutes superficielles que lorsque, pendant trois jours de suite, j’ai eu à la bouche ces mots de Sire et d’Altesse, huit jours encore après, il m’échappe de les employer pour Excellence ou Monseigneur ; et que ce que je me suis mis à dire en badinant et plaisantant, le lendemain, je le dis fort sérieusement. Aussi, quand j’écris, c’est malgré moi que je prends des sujets déjà rebattus, de peur de ne les traiter qu’aux dépens d’autrui. Tous me sont également bons, une mouche suffit à m’en fournir ; et Dieu veuille que celui dont je m’occupe en ce moment ne provienne pas du fait d’une volonté aussi volage ! Je puis commencer par où il me plaît, toutes les matières qui doivent passer par ma plume, se trouvant liées les unes aux autres.

Les idées les plus profondes, comme les plus folles, lui viennent à l’improviste, surtout lorsqu’il est à cheval, et le souvenir qu’il en conserve est des plus fugitifs. — Ce qui me contrarie, c’est que mon âme s’abandonne d’ordinaire à ses plus profondes rêveries, et aussi à celles qui sont le plus chimériques et qui me plaisent le mieux, à l’improviste, lorsque je les recherche le moins, et qu’elles s’évanouissent subitement, parce que je n’ai rien sous la main pour les fixer sur-le-champ ; c’est surtout quand je suis à cheval, à table, au lit, mais principalement à cheval, moment où je m’entretiens le plus avec moi-même. — Quand je parle, j’ai absolument besoin qu’on me prête attention et qu’on fasse silence, si je traite un sujet qui me demande un peu d’effort ; si on vient à m’interrompre, je m’arrête. En voyage, l’état même des chemins amène des interruptions dans les conversations, d’autant que le plus souvent je fais route alors en compagnie de gens avec lesquels je ne puis causer longtemps de suite, ce qui me laisse tout le loisir de m’entretenir avec moi-même. J’éprouve, en pareil cas, ce qui m’arrive quand j’ai des songes ; lorsque je rêve (et je me figure souvent que je rêve), je recommande à ma mémoire d’en conserver souvenir ; mais, le lendemain, si je me rappelle encore que ces songes étaient de nature gaie, triste ou étrange, c’est en vain que je fais effort pour m’en remémorer les détails ; plus je cherche, plus l’oubli s’accentue. De même des idées qui, par hasard, me viennent en tête : je n’en conserve qu’un vague souvenir, tout juste ce qu’il en faut pour faire que je me fatigue l’esprit et me tourmente inutilement à les retrouver.

Montaigne estime que l’amour n’est autre que le désir d’une jouissance physique ; l’acte en lui-même est tel, que les dieux semblent avoir voulu par là apparier les fous et les sages, les hommes et les bêtes. — Laissant donc les livres de côté et envisageant les choses simplement et uniquement au point de vue matériel, je trouve qu’après tout, l’amour n’est que la soif, qui nous tient, de la jouissance que nous éprouvons avec qui est l’objet de nos désirs ; et Vénus, autre chose que le plaisir que nous avons à faire que certains de nos organes se déversent, satisfaction analogue à celle que la nature nous procure égament pour certaines autres parties de notre corps ; soif et plaisir qui ne deviennent vicieux que lorsque nous y apportons un manque de modération ou de discrétion. Pour Socrate, l’amour était le besoin de procréer, en usant de la beauté pour intermédiaire. — En considérant attentivement l’agitation fébrile et ridicule en laquelle nous met ce plaisir, les mouvements absurdes si désordonnés, et les divagations qui, dans cet acte de folie, s’emparent de Zénon et de Cratippe eux-mêmes ; analysant les émotions qu’il nous cause, cette rage sans retenue, ce visage enflammé de fureur et de cruauté au moment même où l’amour nous pénètre de ses plus douces sensations, transports auxquels succède une prostration, sorte d’extase empreinte de gravité et de sévérité ; en voyant, dis-je, nos délices et nos sécrétions avoir, dans notre organisme, le même siège ; notre suprême volonté nous occasionner des transes, nous arracher des plaintes comme fait la douleur, je crois que Platon est dans le vrai quand il dit que l’homme a été créé par les dieux pour leur servir de jouet : « Cruelle manière de se jouer (Claudien) ! » et que c’est pour se moquer, que la nature nous a laissé cette faculté qui, de toutes nos actions, constitue celle où nous agissons le plus à l’aveugle et qui est dans les moyens de tous ; elle a voulu, par là, ravaler au même niveau les fous et les sages, nous et les bêtes. Quand je me représente l’homme le plus contemplatif, le plus prudent, passant par cet état, je le tiens pour un effronté de se prélendre un être prudent et contemplatif ; ce sont les pieds du paon qui rabattent son orgueil. — « Qu’est-ce qui empêche de dire la vérité en riant (Horace) ? » Ceux qui n’admettent pas qu’on puisse émettre des idées sérieuses en se jouant, font, dit quelqu’un, comme celui qui hésite à adorer la statue d’un saint si elle lui apparaît sans être vêtue des pieds à la tête. À la vérité, nous mangeons et buvons comme font les animaux, et cela n’entrave en rien les fonctions de notre âme, ce qui fait que dans ces actes, nous conservons notre supériorité sur eux ; mais, dans l’accomplissement de l’acte vénérien, toute pensée autre cesse d’exister, son impérieuse tyrannie fait que, sans en avoir conscience, toute la théologie, toute la philosophie qui sont en Platon, ne sont plus que bêtises, sans portée aucune, et nous ne nous en plaignons pas. En toutes autres choses, on peut conserver quelque décence et des règles ont pu être posées pour sauvegarder la pudeur ; ici, on ne peut seulement pas en imaginer, si ce n’est de vicieuses ou de ridicules. Essayez donc de trouver un procédé sage et discret pour y satisfaire. Alexandre disait que c’était surtout par cela et le sommeil qu’il se reconnaissait appartenir à la race des mortels. Le sommeil assoupit et suspend les facultés de l’âme ; ce travail les absorbe et les dissipe également, C’est certainement une marque, non seulement de notre corruption et de notre orgueil, mais aussi de notre vanité et d’un vice de conformation.

D’autre part, pourquoi regarder comme honteuse une action si utile et commandée par la nature ? On se cache et on se confine pour construire un homme, pour le détruire on recherche le grand jour et de vastes étendues. — D’un côté la nature nous pousse à cette union des sexes, attachant au désir que nous en avons, la plus noble, la plus utile et la plus agréable de toutes ses fonctions ; d’autre part, elle nous fait la taxer de manque de respect, la fuir comme déshonnête, en rougir et en recommander l’abstinence. Sommes-nous assez brutes de qualifier de brutal un acte auquel nous devons l’existence ! Les peuples se sont rencontrés dans certaines de leurs pratiques religieuses, telles que les sacrifices, l’emploi de luminaires, de l’encens, le jeune, les offrandes et aussi la prohibition de cet acte ; c’est un point sur lequel toutes les religions sont d’accord, sans parler de l’usage si répandu de la circoncision,[5] qui en est une punition. Peut-être, après tout, est-ce avec raison que nous nous blâmons de faire une aussi sotte production qu’est l’homme, et de qualifier de honteux[6] l’acte duquel il dérive et aussi les organes qui y ont part (les miens aujourd’hui sont bien réellement honteux[7] et penauds). — Les Esséniens, dont parle Pline, demeurèrent plusieurs siècles, sans avoir besoin ni de nourrices, ni de maillots ; continuellement des étrangers leur arrivaient venant grossir leur secte, séduits qu’ils étaient par la belle règle qu’ils s’étaient imposée, de s’exterminer plutôt que d’avoir des relations sexuelles avec les femmes, et de voir s’éteindre la race des humains plutôt que de se prêter à en procréer un seul. — On dit que Zénon n’en connut qu’une et ne la connut qu’une fois dans sa vie ; et que ce ne fut que par civilité, pour ne pas paraître les dédaigner de parti pris. — Chacun évite, à l’égard de l’homme, d’être témoin de sa naissance et accourt pour le voir mourir. Pour le détruire, on recherche un champ spacieux, en pleine lumière ; pour le construire, on se cache dans une anfractuosité sombre où on soit le plus à l’abri possible. C’est un devoir de se dérober pour le faire et[8] d’en avoir honte, c’est une gloire à laquelle concourent plusieurs vertus que de le défaire ; l’un est un acte injurieux, l’autre constitue un mérite. Aristote ne dit-il pas que, d’après certain dicton de son pays, « bonifier quelqu’un, c’est le tuer ». Les Athéniens, ayant à purifier l’ile de Délos et se concilier Apollon, pour faire part égale à ces deux actes de l’existence humaine, défendirent à la fois toute inhumation et tout accouchement sur le territoire de cette ile : « Nous estimons n’exister que par le fait d’une faute commise (Térence). »

N’y a-t-il pas des hommes et même des peuples qui se cachent pour manger, des fanatiques qui se défigurent, des gens qui s’isolent du reste de l’humanité ! On abandonne les lois de la nature pour suivre celles plus ou moins fantasques des préjugés. — Il y a des peuples où l’on se couvre le bas du visage pour manger. Je connais une dame, et des plus grandes, qui est dans ces idées : elle estime que mâcher donne une contenance désagréable qui diminue de beaucoup la grâce et la beauté de la femme, et, quand elle dine en public, elle mange le moins qu’elle peut. Je connais aussi un homme qui ne peut supporter ni voir manger, ni être vu lorsqu’il mange et qui évite toute assistance plus encore quand il se remplit que lorsqu’il se vide. — Chez les Turcs, on voit un grand nombre de gens qui, pour acquérir plus de mérite que les autres, ne se laissent jamais voir quand ils prennent leurs repas et n’en font qu’un par semaine ; ils se tailladent, se déchiquettent la figure et les membres, ne parlent à personne ; ce sont des fanatiques qui pensent honorer leur nature en la dénaturant, qui s’estiment de se mépriser, et pensent devenir meilleurs en se rendant pires ! Quel monstrueux animal que l’homme ; il se fait horreur à lui-même ; ses plaisirs lui sont à charge, il recherche le mal ! — Il y en a qui cachent l’existence qu’ils mènent, « désertant par un exil volontaire leur demeure et leur doux intérieur (Virgile) » ; ils la dérobent à la vue des autres et évitent la santé et l’allégresse comme autant de choses contraires et qui peuvent être nuisibles. Des sectes, et même des peuples entiers maudissent leur naissance et bénissent leur mort ; il en est qui ont le soleil en abomination et adorent les ténèbres. Nous ne sommes ingénieux qu’à nous malmener ; c’est à cela surtout que nous appliquons toutes les ressources de notre esprit, qui est un bien dangereux instrument de déréglement : Les malheureux ! ils se font un crime de leurs joies (Pseudo-Gallus). » Hé ! pauvre homme ! tu as bien assez d’incommodités que tu es obligé de subir, sans les accroître encore par tes inventions ! Ta condition est assez misérable, sans que tu t’ingénies à l’être encore davantage ! Tu as en quantité bien suffisante des laideurs réelles, portant sur des points essentiels ; inutile de t’en forger d’imaginaires ! Te trouves-tu donc trop à l’aise, que tu te plaignes de la moitié de cette aise ? Penses-tu que pour satisfaire à tous les devoirs qui te sont d’obligation et que tu tiens de la nature, il faille t’en créer de nouveaux, sans quoi elle serait en défaut et oisive en toi ! Tu ne crains pas d’offenser ses lois qui sont universelles et sur lesquelles le doute n’est pas possible, et tu te piques d’observer les tiennes qui sont fantasques et dictées par des préjugés, t’y appliquant d’autant plus qu’elles sont plus particulières, incertaines et controversées ; les ordonnances spéciales à ta paroisse t’occupent et t’attachent, celles du monde ne te touchent point. Conduis-toi donc un peu suivant les considérations que je t’indique, c’est là toute ta vie.

Parler discrètement de l’amour, comme l’ont fait Lucrèce et Virgile, c’est lui donner plus de piquant. — Les vers de nos deux poètes traitant de la sorte avec retenue et discrétion de la lascivité, me paraissent la mettre à jour et l’éclairer de tons qui la font ressortir mieux encore. Les dames ne se couvrent-elles pas les seins d’une gaze ? les prêtres ne mettent-ils pas à l’abri des regards certains objets sacrés ? les peintres ne donnent-ils pas du relief à leurs tableaux par les ombres qu’ils y disposent, et ne dit-on pas que le soleil et le vent se font sentir davantage par réflexion, que lorsqu’ils nous arrivent directement ? — C’était une sage réponse que celle faite par cet Egyptien à quelqu’un qui lui disait : « Que portes-tu là, caché sous ton manteau ? » et auquel il répondait : « Si je le cache sous mon manteau, c’est pour que tu ne saches pas ce que c’est ! » mais il est certaines autres choses qu’on ne cache que pour mieux les faire remarquer. Ovide y met moins de façon ; aussi, quand il dit : « Et, toute nue, je la pressai sur mon sein », il est par trop cru et cela me laisse aussi insensible que si j’étais privé de virilité. Martial retroussant sa Vénus autant qu’il lui plaît, n’arrive pas davantage à nous la présenter au même degré dans la plénitude de ses attraits ; qui dit tout, nous soûle et nous dégoûte. Celui qui, au contraire, regarde à s’exprimer, nous porte à en penser plus qu’il n’y en a ; c’est là un genre de modestie qui tient de la traîtrise ; c’est notamment ce que font Virgile et Lucrèce, en entr’ouvrant une si belle route à notre imagination ; l’action et la peinture qui la représente, se ressentent du tour ingénieux que ces auteurs donnent à leurs phrases.

L’amour, tel que le pratiquent les Espagnols et les Italiens, plus respectueux et plus timide, que chez les Français, plaît à Montaigne qui en aime les préambules ; quant à la femme, dès l’instant qu’elle est à nous, son pouvoir prend fin. — L’amour chez les Espagnols et les Italiens, plus respectueux, plus timide, plus minaudier, plus voilé que chez nous, me plaît. Je ne sais qui, dans l’antiquité, aurait voulu avoir le gosier allongé comme le cou d’une grue, afin de savourer plus longtemps ce qu’il avalait ; un tel souhait convient bien pour ce genre de volupté qui est prompte et précipitée, même pour des natures comme la mienne, chez lesquelles le vice aime les satisfactions immédiates. Pour accroître ces sensations, il faut en prolonger les préambules ; chez ces peuples, tout de la part de la femme est faveur et récompense pour l’amoureux : une ceillade, une inclinaison de tête, un mot, un geste. Qui pourrait dîner du fumet d’un rôti, ne vivrait-il pas à bon compte ? L’amour est une passion qui, à une bien petite dose de sérieux, mêle beaucoup plus de vanité et de rêverie fiévreuse ; il faut en user et la payer de même monnaie. Apprenons aux dames à se faire valoir, à nous amuser et même à se jouer de nous ; avec cette impétuosité qui nous caractérise, nous Français, nous voulons tout emporter du premier coup ; si nous étions plus ménagers de leurs faveurs, les conquérant en détail, chacun, jusqu’au malheureux vieillard, y trouverait à glaner selon ce qu’il peut et ce qu’il mérite. Celui qui n’a de jouissance que dans la jouissance, qui ne veut gagner que le gros lot, qui n’aime la chasse que pour ce qu’il y prend, n’est pas de notre école ; plus il y a de marches et de degrés à monter, plus celui qui a atteint le somniet se trouve élevé et honoré ; nous devrions nous plaire à être menés, quand nous cherchons à gagner les bonnes grâces de la femme, comme lorsque nous pénétrons dans ces palais magnifiques où l’on accède par des portiques et des vestibules variés, par de longues et agréables galeries et de nombreux détours. Cette façon d’aller serait toute à notre avantage ; nous ferions des stations chemin faisant, et notre amour en aurait une plus longue durée ; tandis que lorsque le désir et l’espérance sont éteints, nous allons, mais cela ne mène plus à rien qui vaille. La femme a tout à craindre de nous, quand nous sommes maîtres d’elle et que nous en avons pris pleine possession ; dès qu’elle s’est entièrement abandonnée à la merci de notre foi et de notre constance, vertus rares et difficiles, elle est complètement à la merci du hasard ; de l’instant où elle est à nous, nous ne sommes plus à elle : « Une fois le caprice de notre passion assouvi, nous comptons pour rien nos promesses et nos serments (Catulle). » Un jeune Grec, Thrasonide, était tellement jaloux de son amour que, maître du cœur d’une maîtresse, il se refusa à en jouir pour ne pas s’en rassasier, ne pas éteindre ni alanguir par la jouissance l’ardeur inquiète dont il se glorifiait et se délectait.

La coutume d’embrasser les femmes lorsqu’on les salue lui déplaît ; c’est profaner le baiser, les hommes euxmêmes n’y gagnent pas. — Un haut prix ajoute à la qualité des choses : voyez combien, chez nous, la forme, toute spéciale à notre nation, que nous donnons à nos salutations, déprécie, par la facilité avec laquelle nous les prodiguons, la grâce du baiser qui les accompagne et dont, au dire de Socrate, la puissance est si grande et si dangereuse pour s’emparer de nos cœurs. C’est une coutume déplaisante et injurieuse pour nos dames, d’avoir à présenter leurs lèvres à quiconque mène trois valets à sa suite, si mal plaisant qu’il soit, « à tel qui a un nez de chien, d’où pendent des glaçons livides dont sa barbe est engluée ; j’aimerais cent fois mieux lui baiser le derrière (Martial) ». Nous-mêmes n’y gagnons guère, car à la manière dont le monde est réparti, pour trois belles à embrasser, il nous faut en embrasser cinquante laides ; et pour un estomac sensible, comnic l’ont les gens de mon âge, un mauvais baiser est bien loin d’être compensé par un bon.

Il approuve que même avec des courtisanes, on cherche à gagner leur affection, pour ne pas avoir que leur corps. seulement. — En Italie, même les femmes qui se donnent au premier venu qui les paie, on ne les approche qu’avec déférence et en les entourant d’attentions. On dit à cela « qu’il y a des degrés dans la jouissance qu’on peut éprouver avec une femme ; que ces attentions ont pour objet d’obtenir d’elles qu’elles se donnent le plus entièrement possible parce que, quand elles se vendent, elles ne vendent que leur corps, et que leur volonté, qui conserve toute sa liberté et dont elles ne cessent de disposer, demeure forcément en dehors du marché ». C’est cette volonté que l’on cherche ainsi à gagner, et on a raison ; il importe de se la concilier et on ne peut y arriver que par des prévenances. — L’idée de penser que je puisse posséder un corps dont je n’ai pas l’affection, me fait horreur ; il me semble que c’est commettre là un acte de frénésie analogue à celui de ce garçon qui se polluait par amour pour cette belle statue de Vénus, sortie du ciseau de Praxitèle ; ou de cet Egyptien forcené, souillant le cadavre d’une morte qu’il avait charge d’embaumer et de mettre dans le linceul ; ce qui donna lieu à la loi, édictée depuis en Égypte, prescrivant de ne remettre que trois jours après leur mort, aux mains de ceux chargés de les inhumer, les corps des femmes qui étaient jeunes et belles ou de bonne famille. — Périandre fit quelque chose de plus étonnant encore il continua à Mélissa sa femme, alors qu’elle était morte, ses marques d’affection conjugale (qui plus légitime, cut dû être plus contenue), allant jusqu’à entrer en jouissance d’elle. — La lune n’obéit-elle pas à une idée vraiment lunatique, quand, ne pouvant jouir autrement d’Endymion son favori, elle le tint endormi pendant plusieurs mois, pour avoir toute latitude de se repaître de la jouissance qu’elle pouvait ressentir avec un être qui ne se donnait qu’en songe. — Je dis pareillement que c’est aimer un corps sans âme[9] ou privé de sentiment, que d’en aimer un qui ne soit pas consentant ou ne vous désire pas. Toutes les jouissances ne sont pas unes ; il en est d’étiques et de languissantes. Mille autres causes que la bienveillance de la femme à notre égard peuvent faire qu’elle se donne à nous ; ce n’est pas là, par soi-même, un témoignage d’affection. Là comme ailleurs, il peut y avoir une arrière-pensée ; parfois, elle se borne à se laisser faire, « aussi impassible que si elle préparait le vin et l’encens du sacrifice…, vous diriez qu’elle est absente ou de marbre (Martial) ». J’en connais qui préfèrent prêter leur personne que leur voiture, c’est même la seule chose qu’elles soient disposées à prêter. Il peut encore se faire que votre compagnie plaise, en vue d’une idée autre que le désir de vous appartenir, ou encore comme lui plairait la compagnie d’un gros garçon d’étable. Il y a aussi à considérer à qquel prix vous avez part à ses faveurs : « Si elle se donne à vous seul, et marque ce jour-là d’une pierre blanche (Tibulle) » ; ou si mangeant votre pain, elle l’assaisonne d’une sauce que son imagination lui rend plus agréable : « C’est vous qu’elle presse dans ses bras et c’est pour un autre qu’elle soupire (Tibulle). » N’avons-nous pas été jusqu’à voir quelqu’un, de nos jours, recourir à cet acte pour satisfaire une horrible vengeance et tuer, en l’empoisonnant, une honnête femme pour que dans ses embrassements avec son ennemi elle lui communique la mort ? cela est pourtant arrivé !

Les femmes sont plus belles et les hommes ont plus d’esprit en Italie qu’en France, mais nous avons autant de sujets d’élite que les Italiens ; chez eux, la femme mariée est trop étroitement tenue. — Ceux qui connaissent l’Italie, ne s’étonneront jamais si, pour ce sujet, je ne vais pas chercher d’exemples ailleurs, parce qu’en cette matière cette nation l’emporte sur le reste du monde. — Dans ce pays, les belles femmes sont plus communes et il y en a moins de laides que chez nous ; mais j’estime que nous allons de pair avec eux pour ce qui est des beautés assez rares approchant de la perfection. Il en est de même des gens d’esprit ils en ont incontestablement beaucoup plus que nous, la bêtise y est sans comparaison plus rare ; mais, en fait de natures d’élite se distinguant d’une façon particulière, nous n’avons rien à leur envier. Si j’avais à étendre ce parallèle, il me semble que je serais fondé à dire que, sous le rapport de la vaillance, la situation est inverse comparée à ce qu’elle est chez eux, cette vertu est chez nous en quelque sorte innée et répandue dans toutes les classes de la société ; mais on la trouve parfois chez certains d’entre eux portée à un tel degré d’abnégation et de vigueur, qu’elle surpasse les plus beaux spécimens que nous en ayons.

Chez eux, le mariage pèche en ce que leurs mœurs imposent aux femmes une loi si sévère, les assujettit tellement, que le moindre rapport avec un étranger constitue une faute capitale présentant autant de gravité que les relations les plus intimes ; il en résulte nécessairement que c’est toujours là qu’elles en arrivent ; leur détermination est vite prise, puisque les conséquences sont les mêmes ; et une fois le pas franchi, croyez bien qu’elles sont tout flamme : « La luxure est comme une bête féroce qui s’irrite de ses chaînes et ne s’en échappe qu’avec plus de fureur (Tite-Live). » Il faudrait qu’on leur lâchât un peu les rênes : « J’ai vu naguère un cheval rebelle au frein, lutter de la bouche et s’élancer comme la foudre (Ovide). » Par un peu de liberté, on rend moins ardent le désir d’avoir de la compagnie.[10] Eux et nous, courons à peu près les mêmes risques : eux par trop de contrainte, nous par trop de licence. — C’est un heureux usage chez nous, que nos enfants soient admis dans de bonnes maisons, pour y être élevés et dressés en qualité de pages comme dans une école de noblesse ; c’est même un acte réputé peu courtois et blessant que de ne pas satisfaire à une demande de cette nature faite pour un gentilhomme. J’ai constaté également (car autant de maisons, autant de genres et de procédés différents) que des dames qui ont voulu imposer aux filles de leur suite certaine austérité de conduite, n’ont pas eu beaucoup à se louer du résultat de leurs efforts ; il faut à cela apporter de la modération et s’en remettre pour une bonne part à la discrétion de chacune, car, quoi qu’on fasse, aucune règle de discipline ne peut arriver à les brider sous tous rapports ; mais il est bien vrai que celle qui, livrée à ellemême, s’en tire sans encourir de dommages, doit inspirer bien plus de confiance que celle qui sort sans tache, d’une école où elle était prisonnière et gardée sévèrement.

Il est de l’intérêt de la femme d’être modeste et d’avoir de la retenue, même lorsqu’elles ne sont pas sages. — Nos pères inspiraient à leurs filles d’éprouver de la honte et de la crainte (elles n’en avaient pas moins de désirs et de courage, ce sont là choses qui ne varient pas en elles) ; nous, nous les dressons à avoir de l’assurance ; et, en cela, nous ne sommes pas dans le vrai. Notre façon de faire convient aux femmes Sarmates, qui ne pouvaient coucher avec un homme que lorsque à la guerre elles en avaient tué un autre de leurs propres mains. Pour moi, qui ne puis plus avoir action sur elles que par l’attention qu’elles veulent bien me prêter, je me borne à leur faire entendre, si elles me les demandent, les conseils que, de par le privilège de mon âge, je suis à même de leur donner. Je leur prêche donc l’abstinence, à elles comme à nous ; et, si ce siècle en est trop ennemi, qu’au moins elles y mettent de la discrétion et de la modestie, car, ainsi que le porte la réplique d’Aristippe, contée dans la vie de ce philosophe et faite par lui à des jeunes gens qui rougissaient de le voir entrer chez une courtisane : « Le vice n’est pas d’y entrer, mais de n’en pas sortir. » Il faut que celle qui ne prend pas à cœur de sauvegarder sa conscience sauvegarde au moins sa réputation ; si au fond cela ne vaut guère mieux, du moins l’apparence est sauve.

La nature d’ailleurs les a faites pour se refuser en apparence, bien qu’elles soient toujours prêtes ; par ces refus elles excitent beaucoup plus l’homme. — Je loue que, dans la dispensation de leurs faveurs, elles suivent une certaine gradation et prennent du temps ; Platon indique que dans les amours de tous genres, la facilité et la promptitude sont interdites aux intéressés. Céder imprudemment et avec précipitation sur tous les points à la fois, est de leur part un effet de gourmandise qu’il leur faut dissimuler, en y apportant toute leur adresse ; en ne cédant, au contraire, qu’à bon escient et avec mesure, elles déconcertent bien plus nos désirs et nous cachent les leurs. Que toujours elles fuyent devant nous, même celles qui ont la volonté de se laisser attraper ; comme les Scythes, par la fuite, elles assureront bien mieux leur victoire. Selon la loi que leur en fait la nature, ce n’est pas proprement à elles de vouloir et de désirer ; leur rôle est de souffrir, d’obéir, de consentir. C’est pour cela que la nature les a mises à même de toujours entrer en rapport avec nous, qui n’avons que rarement cette faculté, sans même être constamment sûrs de notre fait ; c’est toujours leur heure, afin que toujours elles soient prêtes, quand c’est la nôtre ; « elles sont nées pour patir (Sénèque) », et tandis que la nature a voulu que nos appétits se décèlent d’une façon saillante, elle a fait que les leurs demeurent cachés et renfermés ; leurs organes ne permettent pas à leurs désirs de se manifester, mais seulement de rester sur la défensive. — Il faut laisser à la licence qui était le propre des Amazones, des traits semblables à celui-ci Quand Alexandre traversa l’Hyrcanie, Thalestris, leur reine, laissant par delà les montagnes voisines le reste d’une armée considérable qui la suivait, vint le trouver avec trois cents guerriers de son sexe bien montés et bien armés. L’abordant, elle lui dit à haute voix, devant toute l’assistance, que le bruit de ses victoires et de sa valeur l’avait amenée pour le voir et mettre à sa disposition, pour seconder ses projets, ses ressources et sa puissance ; qu’elle le trouvait si beau, si jeune et si vigoureux, qu’elle-même, qui possédait également ces qualités au point d’atteindre la perfection, était d’avis qu’ils couchassent ensemble, afin que de la plus vaillante femme du monde et du plus vaillant homme qui fùt vivant, naquît quelque chose de grand et de rare pour l’avenir. Alexandre la remercia pour ce qu’elle lui avait dit tout d’abord ; et, pour avoir le temps de satisfaire à ce qu’elle demandait en terminant, il suspendit sa marche et stationna en ce lieu treize jours, qu’il passa à fêter le plus allègrement qu’il put cette princesse d’un si grand courage.

Il y a de l’injustice à blâmer l’inconstance de la femme ; rien de violent ne peut durer et, par essence, l’amour est violent ; c’est, en outre, une passion qui n’est jamais assouvie. — Nous sommes, sur presque tout, mauvais juges de leurs actions, comme elles le sont des nôtres ; je le reconnais, avouant la vérité quand elle est contre moi, aussi bien que lorsqu’elle est pour. C’est un vilain déréglement qui les porte à changer si souvent et les empêche de fixer leur affection sur quelque sujet que ce soit, comme on le voit faire à cette déesse, à laquelle on prête tant de changements et tant d’amants. Il est vrai que si l’amour n’est pas violent, ce n’est plus l’amour, et que violence et constance ne marchent pas de pair. Que ceux qui s’étonnent de cette inconstance, qui se récrient et recherchent les causes de cette maladie qui les possède et qu’ils qualifient de dénaturée et d’incroyable, regardent combien il s’en trouve parmi eux qui en sont affectés sans pour cela s’en épouvanter et croire à un miracle. II serait plutôt étrange de constater en elles de la constance, parce que cette passion n’est pas seulement un effet des sens, et que si l’avarice et l’ambition sont sans limites, il n’y en a pas davantage pour la luxure ; elle survit à la satiété, on ne peut lui assigner ni de se fixer, ni de prendre fin ; elle va toujours de l’avant, étendant sans cesse son action. — Peut-être l’inconstance est-elle, en quelque sorte, plus pardonnable chez la femme que chez nous ; comme nous, elle peut invoquer le penchant, qui nous est commun, à rechercher la variété et la nouveauté ; mais elle peut de plus alléguer, tandis que nous ne le pouvons pas, qu’elles achètent chat en poche, c’est-à-dire sans être suffisamment renseignées. Jeanne reine de Naples fit étrangler sous le grillage de sa fenêtre Andréosso son premier mari, avec un lacet d’or et d’argent tissé de ses propres mains, parce qu’elle ne le trouvait pas nanti, pour la satisfaction de ses corvées conjugales, d’organes et de vigueur répondant suffisamment à l’espérance qu’elle en avait conçue en voyant sa taille, sa beauté, sa jeunesse et les bonnes dispositions en lesquelles il paraissait, qui l’avaient séduite et abusée. — À cette excuse, s’ajoute que le rôle actif comportant plus d’efforts que le rôle passif, la femme est, elle du moins, toujours en état de satisfaire à ce qui lui incombe, tandis qu’il peut en être autrement de nous. C’est pour ce motif que Platon établit fort sagement dans ses lois, qu’avant tout mariage et pour décider de son opportunité, les juges devront examiner les garçons et les filles qui y prétendent, ceux-là nus de la tête aux pieds, celles-ci jusqu’à la ceinture seulement. — Il peut arriver qu’à l’essai, la femme ne nous trouve pas digne de son choix, qu’ « après avoir vainement employé toute son industrie à exciter son époux, elle abandonne une couche impuissante (Martial) ». Ce n’est pas tout, en effet, que la volonté y soit, la faiblesse et l’incapacité sont des causes légitimes qui rompent le mariage : « Il faut alors chercher ailleurs un époux plus capable de délier la ceinture virginale (Catulle). » Et pourquoi ne serait-ce pas et n’en prendrait-elle pas un autre à sa mesure, ayant des choses de l’amour une intelligence plus licencieuse et plus active, si celui qu’elle a « ne peut mener à bonne fin ce doux labeur (Virgile) » ?

Quand l’âge nous atteint, ne nous leurrons pas sur ce dont nous sommes encore capables et ne nous exposons à être dédaignés. — N’est-ce pas une grande impudence de nous présenter avec nos imperfections et nos faiblesses, là où nous désirerions plaire, donner une bonne impression de nous et nous faire apprécier ? Pour le peu dont je suis capable aujourd’hui, « une fois, et je suis à bout de forces (Horace) », je ne voudrais pas importuner quelqu’un que je révère et que j’appréhenderais d’offenser : « Ne craignez rien d’un homme qui vient d’accomplir son onzième lustre (Horace). » — N’est-ce pas assez pour la nature, d’avoir rendu cet âge si misérable, sans le rendre encore ridicule ? aussi, je hais de voir que, pour quelques restes de chétive vigueur qui, à cette époque de la vie, nous échauffent à peine trois fois la semaine, nous sommes émoustillés et nous nous démenons avec la même âpreté que si nous étions à même de satisfaire brillamment et pleinement aux plus légitimes désirs ; c’est un vrai feu de paille qui se produit en nous, et j’admire combien il nous rend vifs et frétillants, alors qu’en réalité, nous sommes si profondément congelés et éteints. On ne devrait se trouver en semblable disposition que lorsqu’on est à la fleur d’une belle jeunesse ; aussi fiez-vous-y et vous verrez qu’au lieu de seconder cette ardeur généreuse qui est en vous, que rien ne peut lasser, qui se croit capable de tout et devoir toujours durer, elle vous laissera bel et bien en chemin ; elle est bien plutôt le fait d’un enfant à peine formé, encore à l’âge des corrections et ignorant, qui ne ferait que s’en étonner et en rougir : « comme un ivoire de l’Inde teint de pourpre, ou comme des lys qui, mêlés à des roses, en réflètent les vives couleurs (Virgile) ». Celui qui peut, sans mourir de honte, penser au dédain que lui marqueront le lendemain ces deux beaux yeux témoins de sa lâcheté et de son impertinence, « qu’ils lui reprocheront par leur silence même (Ovide) », n’a jamais éprouvé le contentement et la fierté de les voir battus et éteints par les fatigues d’une nuit activement employée dans les bras l’un de l’autre. Chaque fois que j’ai vu une femme s’ennuyer de mes caresses, ce n’est pas son indifférence que j’ai tout d’abord accusée : j’ai commencé par craindre que ce ne fùt plutôt à la nature que je dusse m’en prendre, parce qu’elle m’a traité avec partialité et d’une façon peu courtoise ; « elle m’a insuffisamment pourvu, et les dames n’avaient sans doute pas tort de mépriser de si maigres apparences » ; imperfection éminemment regrettable, chacune des parties de mon être étant mienne au même titre que toute autre et celle-ci celle à laquelle, plus qu’à toutes les autres, je dois ma qualité d’homme.

Montaigne reconnaît la licence de son style, mais il est obligé par les mœurs de son temps à cette grande liberté de langage qu’il est le premier à regretter. — Je dois, pour le public, me peindre tout entier. Ces Essais sont instructifs, parce que la vérité, la réalité, y règnent d’une façon absolue. Je dédaigne de considérer comme un devoir réel de m’astreindre à ces règles étroites, factices que l’usage a introduites suivant les pays, et m’en tiens à celles d’application générale et constante que la nature nous a tracées et dont sont filles, mais filles bâtardes, la civilité et les conventions sociales. Qu’importent les vices que nous semblons avoir, à côté de ceux que nous avons réellement ? Quand nous en aurons fini avec ceux-ci, nous nous attaquerons aux autres, si nous croyons nécessaire de les combattre ; car il y a danger à ce que nous nous imaginions des devoirs nouveaux, pour excuser la négligence que nous apportons à remplir ceux que nous avons naturellement et arriver à faire confusion entre eux. C’est ainsi qu’on voit dans les contrées où les fautes sont des crimes, les crimes n’être que des fautes ; et, chez les nations où les lois de la bienséance ne sont qu’en petit nombre et peu observées, celles plus primitives, émanant du bon sens, être mieux pratiquées. La multitude innombrable de devoirs aussi multipliés réclame une telle attention, que nous en arrivons à les négliger et à les perdre de vue ; trop d’application pour les choses sans importance, nous détourne de celles qui[11] en ont davantage. Que ces hommes, qui voient les choses superficiellement, ont donc une route facile comparée à la nôtre ! Toutes ces conventions ne sont que des ombrages derrière lesquels nous nous abritons et qui servent à régler nos comptes entre nous. Mais elles ne nous permettent pas de nous libérer, elles ne font au contraire que grever notre dette envers ce grand juge qui, rejetant les draperies et les haillons qui dérobent à la vue nos parties honteuses, n’hésite pas à nous examiner de toutes parts, jusque et y compris nos méfaits les plus intimes et les plus secrets ; si, au moins, notre prétendue décence à l’égard de notre pudeur virginale avait ce côté utile de nous préserver de nous voir ainsi mis à nu ! Aussi celui qui ferait perdre à l’homme la niaiserie qui lui fait apporter cette si scrupuleuse superstition dans l’emploi de certains mots, ne causerait-il pas grand préjudice au monde. Notre vie est faite partie de folie, partie de circonspection ; qui ne traite que de ce qui est considéré comme convenable et régulier, en laisse de côté plus de la moitié. — Ce que je dis là n’est pas pour m’excuser ; si je m’excusais de quelque chose, ce serait des excuses qu’il a pu m’arriver de présenter plutôt que de mes fautes proprement dites ; ce sont des explications que je donne à ceux d’idées opposées aux miennes et qui sont en plus grand nombre que ceux qui peuvent penser comme moi. Par égard pour eux, car je désire contenter tout le monde, ce qui est à la vérité[12] fort difficile, « parce qu’il y n’a pas un seul homme qui puisse se conformer à cette si grande variété de mœurs, de jugement et de volonté (Q. Cicéron) », j’ajouterai qu’ils ne doivent pas me reprocher les citations que je fais d’autorités reçues et approuvées depuis des siècles. Ce n’est pas une raison, en effet, parce que je m’écarte des règles admises, pour qu’ils me refusent la tolérance dont jouissent, même de notre temps, chez nous, jusqu’à des personnes d’état ecclésiastique des plus en vue, ainsi qu’en témoignent, parmi tant d’autres, les deux exemples que voici : « Que je meure, si l’orifice par lequel j’ai accès en toi, n’est pas pour moi la source de toutes les voluptés (Théodore de Bèze). » — « Le membre viril d’un ami la contente toujours, et toujours reçoit bon accueil (Saint-Gelais). » — J’aime la décence, et ce n’est pas de propos délibéré, qu’en écrivant, j’emploie des expressions scandaleuses, c’est la nature qui en a fait choix pour moi. Je ne loue ce mode, pas plus que je ne loue toute manière de faire contraire aux usages reçus ; mais je l’excuse et estime que des circonstances, aussi bien générales que particulières, atténuent l’anathème dont il peut être l’objet. Poursuivons.

Il est injuste d’abuser du pouvoir que les femmes nous donnent sur elles, en nous cédant ; Montaigne n’a rien à se reprocher à cet égard. — D’où peut provenir cette usurpation d’autorité souveraine que vous prenez sur les femmes qui, à leurs propres risques, vous accordent leurs faveurs, « lorsque dans l’obscurité de la nuit, elles vous accueillent furtivement pendant quelques moments (Catulle) » ? Pourquoi vous croyez-vous aussitôt autorisés à vous immiscer dans leurs faits et gestes, à les traiter avec froideur, vous arrogeant les droits d’un mari ? C’est une convention qui vous laisse libres tous deux, que celle qui existe entre vous ; que ne vous considérez-vous lié par elle, comme vous voulez qu’elle les lie à vous ? il n’y a pas de règles qui régissent les choses concédées bénévolement. Ma thèse va, il est vrai, à l’encontre des usages, et cependant, en mon temps, j’en suis passé par là et, en en vérité, dans les marchés de cette sorte, j’ai observé, autant que leur nature le permet, la même conscience que dans tout autre marché et y ai apporté une certaine justice ; je ne leur ai témoigné d’affection que dans la mesure où j’en ressentais pour elles, et leur en ai bien naïvement laissé voir la naissance, l’apogée, la décadence, les accès et les défaillances, car on n’est pas toujours en bonnes dispositions. J’ai tellement évité de me prodiguer en promesses, que je crois avoir tenu plus que je n’avais promis et que je ne devais ; elles m’ont trouvé fidèle jusqu’à favoriser leurs inconstances, je parle d’inconstances avouées et qui parfois ont été multipliées. Je n’ai jamais rompu avec elles tant que je leur ai conservé de l’attachement, si faible qu’il fût ; et quelles que soient les occasions qu’elles m’ont données, je ne me suis jamais séparé d’elles en conservant à leur égard du mépris ou de la haine, considérant que de telles privautés entre elles et moi, même lorsqu’elles dérivent des plus honteux marchés, m’obligent quand même à quelque bienveillance à leur égard. Il m’est arrivé de me mettre parfois en colère et d’avoir des impatiences un peu indiscrètes à propos de leurs ruses, de leurs faux-fuyants et dans les contestations qui se sont élevées entre nous, car, par tempérament, je suis sujet à éprouver de brusques émotions qui, bien que légères et courtes, me font sortir souvent de ma règle de conduite. Lorsqu’elles ont voulu essayer de s’emparer de ma liberté de jugement, je n’ai pas hésité à leur adresser des admonestations paternelles, plutôt mordantes, ne ménageant pas leur point faible. — Si je leur ai donné sujet de se plaindre de moi, c’est plutôt pour les avoir aimées d’une façon qui, auprès de celle dont on use actuellement avec elles, peut être dite sottement consciencieuse ; je leur ai tenu parole sur des choses pour lesquelles elles m’en auraient aisément dispensé ; il en est qui parfois se sont rendues, alors que leur réputation était intacte, à des conditions qu’elles eussent souffert, sans trop de difficulté, que leur vainqueur n’observât pas. Plus d’une fois, dans l’intérêt de leur honneur, il m’est arrivé de renoncer au plaisir au moment où il eût été le plus grand ; et, quand la raison me le commandait, je les ai défendues contre moi-même, si bien qu’en s’en remettant franchement à moi, leurs intérêts se trouvaient plus sûrement et plus sévèrement sauvegardés que si elles avaient suivi leurs propres inspirations. J’ai, autant que j’ai pu, assumé sur moi seul, pour les leur épargner, les risques de nos rendez-vous, et ai toujours organisé nos partics inopinément et dans des conditions plutôt incommodes ; et cela, pour moins éveiller les soupçons et aussi pour nous heurter, à mon avis, à moins de difficultés, parce qu’en pareil cas, c’est par où l’on se croit le plus en sûreté qu’on est le plus souvent pris ; on observe et on gêne moins ce qui ne semble pas à craindre ; on peut oser plus facilement ce que les gens ne supposent pas que vous oserez et qui devient facile par sa difficulté même. Jamais homme, dans ces rapports, n’évita avec plus de soin de faire courir à la femme risque de maternité. — C’est là une façon d’aimer des plus correctes, mais bien ridicule à notre époque et peu pratiquée ; personne ne le sait mieux que moi ; et cependant je ne me repens pas d’avoir agi ainsi, quoique je n’aie fait qu’y perdre. Aujourd’hui que « le tableau votif que j’ai appendu aux murs du temple de Neptune, indique à tous que j’ai consacré à ce dieu mes vétements encore tout mouillés du naufrage (Horace) », autrement dit, qu’après bien des traverses je suis débarrassé de cette dangereuse passion, je puis en parler ouvertement. À quelqu’un autre qui s’exprimerait comme je le fais, peut-être répondrais-je Mon ami, tu rêves ; l’amour de ton temps ne se croyait pas tenu à beaucoup de bonne foi et de loyauté ; « si tu prétends l’assujettir à des règles, c’est que tu veux marier la folie avec la raison (Térence). » Il n’est pas moins vrai qu’à l’encontre de cette appréciation, si j’avais à recommencer, je me conduirais certainement comme je l’ai fait, suivant la même marche, bien que le résultat n’ait guère été fructueux ; l’insuffisance et la sottise sont en effet louables dans une action qui ne l’est pas, et autant je m’éloigne en cela des idées prédominantes, autant j’abonde dans les miennes.

Même dans ses transports les plus vifs, il conservait sa raison ; tant qu’on reste maître de soi et que ses forces ne sont point altérées, on peut s’abandonner à l’amour. — Au surplus, dans ces marchés, je ne me livrais pas complètement ; j’y cherchais le plaisir, mais ne m’y oubliais pas ; je conservais intact, dans l’intérêt de ma compagne du moment comme dans le mien, le peu de réflexion et de discernement que je tiens de la nature ; j’éprouvais de l’émotion, mais ne me perdais pas dans le rêve. — Ma conscience allait bien jusqu’à la débauche, au déréglement de mœurs, mais jamais jusqu’à l’ingratitude, la trahison, la méchanceté, la cruauté. Je n’achetais pas à tout prix le plaisir que donne ce vice, je me contentais simplement d’en passer par ce qu’il comporte d’ordinaire, car « aucun vice n’est sans conséquences (Sénèque) ». Je hais presque au même degré une oisiveté croupissante et endormie, qu’une occupation ardue et pénible ; celle-ci m’agite, celle-là m’assoupit. J’aime autant les blessures que les meurtrissures, les coups qui pourfendent que ceux qui ne font pas plaie. En agissant de la sorte, j’en suis arrivé, dans les rapports de cette nature, alors que je pouvais davantage m’y livrer, à observer un juste milieu entre ces deux extrêmes. L’amour est une agitation éveillée, vive et gaie ; je n’en étais ni troublé, ni affligé ; mais seulement échauffé, et je ménageais mes forces ; il faut s’en tenir là, il n’est nuisible qu’aux fous. — Un jeune homme demandait au philosophe Panétius s’il convenait au sage d’être amoureux : « Laissons là le sage, lui répondit-il, ni toi ni moi ne le sommes, et ne nous engageons pas dans une chose qui émeut si violemment, qu’elle nous fait l’esclave d’autrui et nous rend méprisables à nous-mêmes. » Il disait vrai, il ne faut pas engager son âme dans une affaire aussi entraînante par elle-même qu’est l’amour, si elle n’est en état d’en soutenir les effets et de contredire par la réalité ce mot d’Agésilas : « la sagesse et l’amour ne vont pas ensemble ». C’est, j’en conviens, une occupation frivole, qui blesse les convenances, honteuse, illégitime ; mais, conduite comme je l’indique, je la crois utile à la santé, propre à dégourdir un esprit et un corps alourdis ; et si j’étais médecin, je la conseillerais, aussi bien que tout autre traitement, à un homme de ma complexion et en ma situation, pour l’éveiller, le maintenir en force longtemps encore quand viennent les ans et retarder pour lui les étreintes de la vieillesse. Tant que nous n’en sommes qu’aux approches, que notre pouls bat encore, « alors que ne font qu’apparaître nos premiers cheveux blancs et les premières atteintes de l’âge, qu’il reste encore à la Parque de quoi filer pour nous, que nous avons encore l’usage de nos jambes et qu’un baton ne nous est pas encore indispensable (Juvénal) », nous avons besoin d’être sollicités et chatouillés par quelque sensation comme celle-ci qui nous agite et nous stimule. Voyez combien l’amour a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaîté au sage Anacréon. Socrate, à un âge plus avancé que le mien, ne disait-il pas, en parlant d’une personne pour laquelle il concevait ce sentiment : « Ayant mon épaule appuyée contre la sienne comme si nous regardions ensemble un livre, sans mentir, je ressentis soudain une piqûre dans l’épaule, semblant produite par une morsure d’insecte ; et cette impression de fourmillement persista pendant cinq jours, m’occasionnant au cœur une démangeaison continue. » Ainsi le contact tout fortuit, rien que d’une épaule, échauffait et faisait sortir de son état ordinaire cette âme déjà refroidie et énervée par l’âge et qui, entre toutes celles des hommes, a approché le plus de la perfection. Et pourquoi pas ? Socrate était homme et ne voulait ni être ni sembler être autre chose. — La philosophie ne s’élève pas contre les voluptés qui sont dans l’ordre de la nature, pourvu qu’on n’en abuse pas. Elle prêche d’en user modérément et non de les fuir ; ses efforts tendent à nous détourner de celles qui sont contre nature ou qui, tout en en procédant, sont abàtardies. Elle dit que l’esprit ne doit pas intervenir pour accroitre nos besoins physiques, et nous avertit, avec juste raison, de ne pas éveiller notre faim par des excès, de[13] ne pas vouloir que nous gorger au lieu de nous borner à nous nourrir, comme aussi d’éviter toute jouissance qui nous met en appétit et toutes viandes et boissons qui nous affament et nous altèrent. De même, en ce qui concerne l’amour, elle nous invite à ne nous y donner que pour la satisfaction de nos besoins physiques et faire que l’âme n’en soit pas troublée, parce que cela ne la regarde pas et qu’elle n’a simplement qu’à suivre et à assister le corps. Mais ne suis-je pas dans le vrai quand j’estime que ces préceptes, que je considère pourtant comme un peu excessifs, visent un corps en état de bien remplir son rôle ; et que, pour un corps débilité comme pour un estomac délabré, il est excusable. de le réchauffer et de le soutenir par des procédés artificiels, et de recourir à l’imagination pour lui rendre l’appétit et l’allégresse que de lui-même il ne possède plus ?

Dans l’usage des plaisirs le corps et l’âme doivent s’entendre et y participer chacun dans la mesure où il le peut, ainsi que cela se produit dans la douleur. — Ne pouvons-nous pas dire que tant que nous demeurons en cette prison terrestre, il n’y a rien en nous qui affecte exclusivement soit le corps, soit l’âme ; que c’est bien à tort que, par cette distinction, nous démembrons l’homme tout vif, et qu’il semble rationnel que nous ressentions le plaisir aussi bien au moins que nous ressentons la souffrance ? — Ainsi, par exemple, la douleur causée par leurs péchés, grâce à l’esprit de pénitence qui les pénétrait, était ressentie par l’âme des saints avec une intensité qui les amenait à la perfection ; et, en raison de l’union intime existant entre elle et le corps, cette douleur affectait naturellement celui-ci, bien qu’il eût peu de part à ce qui la produisait. Mais ils ne se contentaient pas de ce qu’il se bornat simplement à suivre et à assister l’âme dans ses souffrances, ils le soumettaient lui aussi à des tourments atroces s’attaquant à lui personnellement, afin que tous deux, le corps comme l’âme, rivalisant entre eux, plongeassent l’homme dans la douleur qu’ils estimaient d’autant plus salutaire qu’elle était plus aiguë. — Ici, dans le cas des plaisirs sensuels, n’y a-t-il pas injustice à faire que l’âme s’en désintéresse et à dire qu’il faut qu’elle soit entraînée à y participer, comme s’il s’agissait de quelque obligation servile imposée par la nécessité ? N’est-ce pas plutôt à elle de les concevoir et de les préparer, puis y conviant le corps, à y assister et à en conserver la direction, comme il lui appartient également, à mon avis, quand il s’agit de plaisirs qui lui sont propres, d’en inspirer et infuser au corps la sensation dans la mesure où il est capable de l’éprouver, et de s’étudier à ce qu’ils lui soient doux et salutaires. On a raison de dire que le corps ne doit pas suivre ses penchants s’ils peuvent être préjudiciables à l’esprit, mais pourquoi ne serait-ce pas aussi chose raisonnable que l’esprit ne s’abandonnât pas aux siens, quand ils peuvent être préjudiciables au corps ?

Avantages que le vieillard, qui n’a pas encore atteint la décrépitude, peut retirer de l’amour. À dire vrai, l’amour sans limites ne convient qu’à la première jeunesse. — Je n’ai pas d’autre passion qui ait action sur moi ; ce que font l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès sur ceux qui, comme moi, n’ont pas d’occupation déterminée, l’amour, plus que tout autre mobile, est capable de le produire en moi. Il me rendrait la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne. Il ferait que la façon dont je me présente, malgré les outrages de la vieillesse, outrages qui nous déforment et nous mettent dans un état si pitoyable, se maintiendrait sans altération ; que je me remettrais à ces sages et saines études, par lesquelles je gagnerais en estime et en affection parce qu’alors mon esprit, ne désespérant plus de luimène et de ses moyens, se ressaisirait. J’y trouverais une diversion aux mille pensées ennuyeuses, aux mille chagrins qui ont leur source dans la mélancolie en laquelle nous plongent à cet âge l’oisiveté et le mauvais état de notre santé. Il réchaufferait, au moins en songe, ce sang que la nature abandonne, soutiendrait notre tête qui s’incline, nous distendrait les nerfs, rendrait un peu de vigueur et de plaisir à vivre à ce pauvre homme qui marche à grands pas vers sa ruine. Mais, d’autre part, je comprends bien que c’est là une commodité fort malaisée à recouvrer ; par suite de la faiblesse en laquelle nous sommes tombés et de notre longue expérience, notre goût est devenu plus délicat et plus raffiné ; nous demandons plus, alors que nous apportons moins ; nous sommes plus difficiles dans notre choix, quand nous avons moins qui milite en notre faveur, et, nous reconnaissant tels, nous sommes moins hardis et plus défiants ; rien ne peut plus nous donner l’assurance d’être aimés, vu les conditions en lesquelles nous sommes tombés et celles de cette verte et bouillante jeunesse. J’ai honte de me trouver au milieu d’elle « dont la raideur de nerfs, qui fait que toujours elle est en état de bien faire, n’a rien à envier à l’arbre qui se dresse sur la colline (Horace) » ; pourquoi aller étaler notre misère au milieu de cette allégresse, « et divertir à nos dépens ces jouvenceaux ardents, en leur montrant un flambeau réduit en cendres (Horace) » ? Ils ont la force et la raison, cédons-leur une place que nous ne pouvons plus occuper ; ces bourgeons de beauté naissante ne souffrent pas d’être maniés par des mains aussi engourdies, et l’emploi de moyens exclusivement matériels ne leur suffit pas, comme le fit entendre un jour ce philosophe des temps anciens répondant à quelqu’un qui le raillait de n’avoir pas su gagner les bonnes grâces d’une jeunesse qu’il poursuivait de ses assiduités : « Mon ami, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais. » C’est un commerce où il faut que les parties en présence soient dans des conditions analogues qui les fassent se convenir ; tous les plaisirs d’autre nature que nous éprouvons peuvent se reconnaître par des récompenses de diverses sortes, celui-ci ne se paie qu’en monnaie de même espèce. — Il est certain que dans ces ébats, le plaisir que je cause chatouille plus agréablement mon imagination que[14] celui que je ressens ; or, c’est manquer de générosité que de recevoir un plaisir, alors qu’on n’en rend pas ; c’est d’une âme vile de toujours consentir à devoir et se complaire à demeurer en relations avec qui on est à charge ; et il n’y a pas de beauté, de grâce, de privauté si exquises qu’elles soient, qu’un galant homme puisse désirer à ce prix. Si les femmes ne peuvent plus nous donner du plaisir que par pitié, je préfère beaucoup plus ne pas vivre que de vivre d’aumônes ; je voudrais avoir le droit de leur demander leurs caresses, dans ces mêmes termes que j’ai vu employer en Italie pour quêter : « Faites-moi quelque bien dans votre propre intérêt », ou à la façon de Cyrus exhortant ses soldats : « Qui est en disposition de m’aimer, me suive. » — Adressez-vous, me dira-t-on, à des femmes qui soient dans les mêmes conditions que vous, frappées elles aussi de la déchéance que vous subissez, vous trouverez plus aisément à vous lier ensemble. Oh ! quelle sotte et insipide liaison en résulterait : « Je ne veux pas arracher la barbe à un lion mort (Martial) ! » C’est un reproche que faisait Xénophon à Menon et qu’il condamnait en lui, de rechercher, en amour, des femmes en ayant passé l’âge. J’éprouve plus de volupté à voir simplement un couple formé de beaux jeunes gens bien appariés et s’aimant, voire même à me les représenter en imagination, qu’à être moi-même second dans un duo allant tristement et prêtant à la pitié ; c’est là un goût fantasque que j’abandonne à l’empereur Galba, qui ne recherchait que des femmes d’âge, aux chairs durcies ; ou à ce pauvre malheureux poète, s’écriant en parlant de lui-même : « Plaise aux dieux que, dans mon exil, je puisse te voir telle que je me représente ton image ! Que je puisse embrasser tes cheveux blanchis par le chagrin et presser dans mes bras ton corps amaigri (Ovide) ! » — Au premier rang de la laideur, je place la beauté obtenue à force d’artifices. Émonez, jeune adolescent de Chio, qui, par le soin qu’il avait pris d’enjoliver sa personne, pensait avoir acquis la beauté que lui avait refusée la nature, s’étant présenté au philosophe Arcésilas et lui ayant demandé si un sage pouvait devenir amoureux, s’attira cette réponse : « Mais certainement ! pourvu que ce ne soit pas d’une beauté de mauvais aloi acquise, comme la tienne, à force de sophistications. » La laideur d’une vieillesse avouée est, suivant moi, moins vieille et moins laide que si on cherche à la dissimuler à force de couleurs et d’onguents. — Si je ne craignais qu’on ne me saisisse à la gorge, je dirais que l’amour ne me semble réellement en sa saison naturelle qu’à l’âge voisin de l’enfance, comme aussi du reste la beauté : « lorsque se glissant dans un chœur de jeunes filles, avec ses cheveux flottants et ses traits encore indécis, un jeune homme peut tromper sur son sexe les yeux les plus clairvoyants (Horace) ». Ce qu’Homère n’admet que jusqu’à ce que le menton commence à s’estomper d’une barbe naissante, Platon trouve déjà qu’il est rare que cela subsiste jusqu’à ce moment, et l’on sait pour quelle cause le sophiste Dion qualifiait * si plaisamment d’Aristogitons et d’Harmodiens les poils follets qui surviennent à l’époque de l’adolescence. Déjà j’estime que le moment en est quelque peu passé quand on est arrivé à l’âge de la virilité, non moins qu’en la vieillesse, « car l’amour n’arrête pas son vol sur les chênes dénudés (Horace) ». Marguerite, reine de Navarre, en femme qu’elle était, avantageant les personnes de son sexe, leur assignait une limite plus reculée et voulait qu’à l’âge de trente ans le moment soit venu pour elles d’échanger la qualification de belle en celle de bonne. Moins longtemps nous donnons à ce dieu action sur notre vie, mieux nous en valons. Voyez son image, n’at-il pas une figure enfantine ? Qui ne sait qu’à l’encontre de tout principe, on va toujours à reculons dans son école ; l’étude, l’exercice, l’usage de ses préceptes conduisent à l’épuisement ; les débutants y sont maîtres : « l’amour ne connaît pas de règle (S. Jérôme) ». Il n’est pas discutable que sa conduite a surtout de l’agrément quand l’inadvertance et le trouble y ont place ; que ce qui serait faute ailleurs est succès pour lui et lui donne du piquant et de la grâce ; pourvu qu’il soit ardent, inassouvi, peu importe qu’il soit prudent. Voyez comme il va chancelant, trébuchant, folâtrant ! c’est le mettre aux fers que de lui imprimer une direction habile et sage ; c’est attenter à sa liberté divine, que de l’asservir à qui a les mains calleuses et couvertes de poil.

On voit souvent les femmes sembler faire de l’amour une question de sentiment et dédaigner la satisfaction que les sens peuvent y trouver. — Du reste, on voit souvent les femmes sembler faire de l’amour une question toute de sentiment et dédaigner la satisfaction que les sens peuvent y trouver, tout leur est bon à cet effet ; par contre, que de fois la beauté du corps ne nous fait-elle pas passer chez elles sur la faiblesse de leur esprit ? Par exemple, ce que je n’ai jamais vu, c’est que la beauté de l’esprit si cultivé, si accompli qu’il fût, leur ait fait faire bon accueil à un corps tant soit peu tombé en décadence. Que ne prendil fantaisie à quelqu’une d’elles d’appliquer cette noble idée digne de Socrate, de troquer son corps pour acquérir de l’esprit, et prostituant sa personne au plus haut prix qu’elle en pourra obtenir, acheter, avec les bénéfices, l’intelligence de la philosophie et le développement de son esprit ! — Platon prescrit dans ses lois que celui qui, à la guerre, se sera signalé par un fait d’armes important et utile, ne puisse, durant tout le cours des opérations, quels que soient sa laideur ou son âge, se voir refuser un baiser ou toute autre faveur de galanterie, de qui il le désirerait. Ce que ce philosophe trouve équitable comme récompense de la valeur militaire, pourquoi ne le serait-ce pas pour tout autre mérite ; et que ne vient-il à l’idée de chacune de ces vertus, pouvant ainsi mériter récompense, de prendre le pas sur les autres pour avoir la gloire d’obtenir cette marque d’amour qui ne porte pas atteinte à la chasteté ? je dis à la chasteté « parce que, si l’on en vient au combat, l’amour est alors comme un grand feu de paille qui s’éteint en un instant (Virgile) » ; les vices mort-nés dans notre esprit ne sont pas de ceux qui sont les plus redoutables.

En somme, hommes et femmes sont sortis du même moule, et un sexe n’a pas le droit de critiquer l’autre. — Ce long commentaire m’a échappé à force de bavarder, donnant lieu à un flux de paroles peu mesurées parfois et qui peuvent n’être pas sans inconvénient : « Ainsi tombe du chaste sein d’une jeune vierge une pomme, don furtif de son amant ; oubliant qu’elle l’a cachée sous sa robe, elle se lève à l’approche de sa mère et la fait rouler à ses pieds ; la rougeur qui lui couvre subitement le visage, révèle la faute dont elle s’est rendue coupable (Catulle). » — Pour terminer, je dis que mâles et femelles sortent du même moule et que, sauf leur éducation et les mœurs, la différence n’en est pas grande. Platon, dans sa République, convie indifféremment les uns et les autres à participer à tous les exercices, études et professions, aussi bien à ceux qui s’appliquent à la guerre qu’à ceux relatifs aux occupations du temps de paix ; et le philosophe Antisthène, lui, ne faisait aucune distinction entre la vertu de la femme et la nôtre. Il est bien plus aisé de porter une accusation contre un sexe que de trouver des excuses à l’autre, et c’est ici le cas d’appliquer le dicton : « La pelle se moque du fourgon », autrement dit tel raille autrui, qui lui-même prête plus encore aux mêmes critiques.

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