Essais/édition Michaud, 1907/Livre III/Chapitre 7

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Michel de Montaigne
Traduction Michaud

Chapitre 7
Texte 1595
Texte 1907
De l’incommodité de la grandeur.


CHAPITRE VII.

De l'incommodité de la grandeur.


Pvisqve nous ne la pouuons aueindre, vengeons nous à en mesdire. Si n’est-ce pas entierement mesdire de quelque chose, d’y trouuer des deffauts : il s’en trouue en toutes choses, pour belles et desirables qu’elles soyent. En general, elle a cet euident auantage, a qu’elle se raualle quand il luy plaist, et qu’à peu pres, elle a le choix, de l’vne et l’autre condition. Car on ne tombe pas de toute hauteur, il en est plus, desquelles on peut descendre, sans tomber. Bien me semble-il, que nous la faisons trop valoir et trop valoir aussi la resolution de ceux que nous auons ou veu ou ouy dire, l’auoir mesprisee, ou s’en estre desmis, de leur propre dessein. Son essence n’est pas si euidemment commode, qu’on ne la puisse refuser sans miracle. Ie trouue l’effort bien difficile à la souffrance des maux, mais au contentement d’vne mediocre mesure de fortune, et fuite de la grandeur, i’y trouue fort peu d’affaire. C’est vne vertu, ce me semble, où moy, qui ne suis qu’vn oyson, arriuerois sans beaucoup de contention. Que doiuent faire ceux, qui mettroient encores en consideration, la gloire qui accompagne ce refus, auquel il peut escheoir plus d’ambition, qu’au desir mesme et iouyssance de la grandeur ? D’autant que l’ambition ne se conduit iamais mieux selon soy, que par vne voye esgaree et inusitee.I’aiguise mon courage vers la patience, ie l’affoiblis vers le desir. Autant ay-ie à souhaitter qu’vn autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et d’indiscretion : mais pourtant, si ne m’est-il iamais aduenu, de souhaitter ny empire ny royauté, ny l’eminence de ces hautes fortunes et commanderesses. Ie ne vise pas de ce costé là : ie m’aime trop. Quand ie pense à croistre, c’est bassement : d’vne accroissance contrainte et couarde proprement pour moy en resolution, en prudence, en santé, en beauté, et en richesse encore. Mais ce credit, cette auctorité si puissante, foule mon imagination. Et tout à l’opposite de l’autre, m’aymerois à l’auanture mieux, deuxiesme ou troisiesme à Perigueux, que premier à Paris au moins sans mentir, mieux troisiesme à Paris, que premier en charge, le ne veux ny debattre auec vn huissier de porte, miserable incognu ny faire fendre en adoration, les presses où ie passe. Ie suis duit à vn estage moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust. Et ay montré en la conduitte de ma vie, et de mes entreprinses, que i’ay plustost fuy, qu’autrement, d’eniamber par dessus le degré de fortune, auquel Dieu logea ma naissance. Toute constitution naturelle, est pareillement iuste et aysee. l’ay ainsi l’ame poltrone, que ie ne mesure pas la bonne fortune selon sa hauteur, ie la mesure selon sa facilité.Mais si ie n’ay point le cœur gros assez, ie l’ay à l’equipollent ouuert, et qui m’ordonne de publier hardiment sa foiblesse. Qui me donneroit à conferer la vie de L. Thorius Balbus, gallant homme, beau, sçauant, sain, entendu et abondant en toute sorte de commoditez et plaisirs, conduisant vne vie tranquille, et toute sienne, l’ame bien preparee contre la mort, la superstition, les douleurs, et autres encombriers de l’humaine necessité, mourant en fin en bataille, les armes en la main, pour la defense de son païs, d’vne part : et d’autre part la vie de M. Regulus, ainsi grande et hautaine, que chascun la cognoist, et sa fin admirable : l’vne sans nom, sans dignité : l’autre exemplaire et glorieuse à merueilles : i’en diroy certes ce qu’en dit Cicero, si ie sçauoy aussi bien dire que luy. Mais s’il me les falloit coucher sur la mienne, ie diroy aussi, que la premiere est autant selon ma portee, et selon mon desir, que ie conforme à ma portee, comme la seconde est loing au delà. Qu’à cette cy, ie ne puis aduenir que par veneration : i’aduiendroy volontiers à l’autre par vsage.Retournons à nostre grandeur temporelle, d’où nous sommes partis. Ie suis desgousté de maistrise, et actiue et passiue. Otanez l’vn des sept, qui auoient droit de pretendre au royaume de Perse, print vn party, que i’eusse prins volontiers : c’est qu’il quitta à ses compagnons son droit d’y pouuoir arriuer par election, ou par sort : pourueu que luy et les siens, vescussent en cet empire hors de toute subiection et maistrise, sauf celle des loix antiques : et y eussent toute liberté, qui ne porteroit preiudice à icelles : impatient de commander, comme d’estre commandé.Le plus aspre et difficile mestier du monde, à mon gré, c’est, faire dignement le Roy. l’excuse plus de leurs fautes, qu’on ne fait communement, en consideration de l’horrible poix de leur charge, qui m’estonne. Il est difficile de garder mesure, à vne puissance si desmesuree. Si est-ce que c’est enuers ceux-mesmes qui sont de moins excellente nature, vne singuliere incitation à la vertu, d’estre logé en tel lieu, où vous ne faciez aucun bien, qui ne soit mis en registre et en compte : et où le moindre bien faire, porte sur tant de gens : et où vostre suffisance, comme celle des prescheurs, s’adresse principallement au peuple, iuge peu exacte, facile à piper, facile à contenter. Il est peu de choses, ausquelles nous puissions donner le iugement syncere, par ce qu’il en est peu, ausquelles en quelque façon nous n’ayons particulier interest. La superiorité et inferiorité, la maistrise, et la subiection, sont obligees à vne naturelle enuie et contestation : il faut qu’elles s’entrepillent perpetuellement. Ie ne crois ny I’vne ny l’autre, des droicts de sa compagne : laissons en dire à la raison, qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. Ie feuilletois il n’y a pas vn mois, deux liures Escossois, se combattans sur ce subiect. Le populaire rend le Roy de pire condition qu’vn charretier, le monarchique le loge quelques brasses au dessus de Dieu, en puissance et souueraineté.Or l’incommodité de la grandeur, que l’ay pris icy à remerquer, par quelque occasion qui vient de m’en aduertir, est cette-cy. Il n’est à l’auanture rien plus plaisant au commerce des hommes, que les essais que nous faisons les vns contre les autres, par ialousie d’honneur et de valeur, soit aux exercices du corps ou de l’esprit ausquels la grandeur souveraine n’a aucune vraye part. À la verité il m’a semblé souuent, qu’à force de respect, on y traicte les Princes desdaigneusement et iniurieusement. Car ce dequoy ie m’offençois infiniement en mon enfance, que ceux qui s’exerçoient auec moy, espargnassent de s’y employer à bon escient, pour me trouuer indigne contre qui ils s’efforçassent : c’est ce qu’on voit leur aduenir tous les iours, chacun se trouuant indigne de s’efforcer contre eux. Si on recognoist qu’ils avent tant soit peu d’affection à la victoire, il n’est celuy, qui ne se trauaille à la leur prester et qui n’ayme mieux trahir sa gloire, que d’offenser la leur. On n’y employe qu’autant d’effort qu’il en faut pour seruir à leur honneur. Quelle part ont ils à la meslee, en laquelle chacun est pour eux ? Il me semble voir ces paladins du temps passé, se presentans aux ioustes et aux combats, auec des corps, et des armes faces. Brisson courant contre Alexandre, se feignit en la course : Alexandre l’en tança : mais il luy en deuoit faire donner le foüet. Pour cette consideration, Carneades disoit, que les enfans des Princes n’apprennent rien à droict qu’à manier des cheuaux : d’autant qu’en tout autre exercice, chacun fleschit soubs eux, et leur donne gaigné mais vn cheual qui n’est ny flateur ny courtisan, verse le fils du Roy par terre, comme il feroit le fils d’vn crocheteur.Homere a esté contrainct de consentir que Venus fut blessee au combat de Troye, vne si douce saincte et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse, qualitez qui ne tombent aucunement en ceux qui sont exempts de danger. On fait courroucer, craindre, fuyr les Dieux, s’enialouser, se douloir, et se passionner, pour les honorer des vertus qui se bastissent entre nous, de ces imperfections. Qui ne participe au hazard et difficulté, ne peut pretendre interest à l’honneur et plaisir qui suit les actions hazardeuses. C’est pitié de pouuoir tant, qu’il aduienne que toutes choses vous cedent. Vostre fortune reiette trop loing de vous la societé et la compagnie, elle vous plante trop à l’escart. Cette aysance et lasche facilité, de faire tout baisser soubs soy, est ennemye de toute sorte de plaisir. C’est glisser cela, ce n’est pas aller : c’est dormir, ce n’est pas viure ! Conceuez l’homme accompagné d’omnipotence, vous l’abysmez : il faut qu’il vous demande par aumosne, de l’empeschement et de la resistance. Son estre et son bien est en indigence.Leurs bonnes qualitez sont mortes et perdues car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met hors : ils ont peu de cognoissance de la vraye loüange, estans batus d’vne si continuelle approbation et vniforme. Ont ils affaire au plus sot de leurs subiects ? ils n’ont aucun moyen de prendre aduantage sur luy en disant, C’est pour ce qu’il est mon Roy, il luy semble auoir assez dict, qu’il a presté la main à se laisser vaincre. Cette qualité estouffe et consomme les autres qualitez vrayes et essentielles : elles sont enfoncees dans la royauté et ne leur laisse à eux faire valoir, que les actions qui la touchent directement, et qui luy seruent : les offices de leur charge. C’est tant estre Roy, qu’il n’est que par là. Cette lueur estrangere qui l’enuironne, le cache, et nous le desrobe : nostre veuë s’y rompt et s’y dissipe, estant remplie et arrestee par cette forte lumiere. Le Senat ordonna le prix d’eloquence à Tybere : il le refusa, n’estimant pas d’vn iugement si peu libre, quand bien il eust esté veritable, il s’en peust ressentir.Comme on leur cede tous auantages d’honneur, aussi conforte lon et auctorise les deffauts et vices qu’ils ont non seulement par approbation, mais aussi par imitation. Chacun des suiuans d’Alexandre portoit comme luy, la teste à costé. Et les flateurs de Dionisius, s’entrehurtoient en sa presence, poussoyent et versoient ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu’ils auoient la veuë aussi courte que luy. Les greueures ont aussi par fois seruy de recommandation et faueur. l’en ay veu la surdité en affectation. Et par ce que le maistre hayssoit sa femme, Plutarque a veu les courtisans repudier les leurs, qu’ils aymoient. Qui plus est, la paillardise s’en est veuë en credit, et toute dissolution : comme aussi la desloyauté, les blasphemes, la cruauté comme l’heresie, comme la superstition, l’irreligion, la mollesse, et pis si pis il y a. Par vn exemple encores plus dangereux, que celuy des flateurs de Mithridates, qui d’autant que leur maistre pretendoit à l’honneur de bon medecin, luy portoient à inciser et cauteriser leurs membres. Car ces autres souffrent cauteriser leur ame, partie plus delicate et plus noble.Mais pour acheuer par où i’ay commencé : Adrian l’Empereur debatant auec le philosophe Fauorinus de l’interpretation de quelque mot : Fauorinus luy en quitta bien tost la victoire : ses amys se plaignans à luy : Vous vous moquez, fit-il, voudriez vous qu’il ne fust pas plus sçauant que moy, luy qui commande à trente legions ? Auguste escriuit des vers contre Asinius Pollio : Et moy, dit Pollio, ie me tais ce n’est pas sagesse d’escrire à l’enuy de celuy, qui peut proscrire. Et auoient raison. Car Dionysius pour ne pouuoir esgaller Philoxenus en la poësie, et Platon en discours : en condamna l’vn aux carrieres, et enuoya vendre l’autre esclaue en l’isle d’Ægine.

CHAPITRE VII.

Des inconvénients des grandeurs.

Qui connaît les grandeurs et leurs incommodités, peut les fuir sans beaucoup d’efforts ni grand mérite. — Puisque nous ne pouvons atteindre aux grandeurs, vengeons-nous en médisant d’elles ; d’ailleurs, ce n’est pas absolument médire d’une chose que d’y trouver des défauts ; il y en a dans tout, si beau, si désirable que ce soit. En général, les grandeurs ont cet avantage incontestable, qu’elles peuvent s’abaisser autant que cela plaît, et qu’il est loisible à qui en jouit de choisir la condition qui lui convient, car on tombe rarement de toute sa hauteur et les grandeurs dont on peut descendre sans tomber existent en plus grand nombre que les autres. — J’estime que nous faisons des grandeurs plus de cas qu’elles ne valent, et qu’aussi nous estimons au-dessus de sa juste valeur la résolution que nous voyons prendre, ou que nous entendons dire avoir été prise, par ceux qui les méprisent ou qui y renoncent de leur propre mouvement ; elles ne sont pas, par essence, tellement avantageuses, que de s’y dérober soit, par lui-même, un acte si merveilleux. Je trouve bien difficile l’effort nécessaire pour résister à la souffrance que les maux nous causent, mais ce me paraît une petite affaire que de se contenter d’une médiocre situation de fortune et de fuir les grandeurs ; c’est une vertu à laquelle, moi, qui ne suis qu’un oison, j’arriverais, je crois, sans avoir à me contraindre beaucoup ; combien donc il en doit peu coûter à ceux chez lesquels entre en ligne de compte la considération que nous vaut d’ordinaire ce refus, qui peut être dicté par une ambition plus grande que le désir qu’on peut avoir des jouissances qu’elles donnent, d’autant que l’ambition n’est jamais plus conséquente avec elle-même que lorsqu’elle emploie des voies détournées et inusitées.

Montaigne n’a jamais souhaité de postes très élevés ; une vie douce et tranquille lui convient bien mieux qu’une vie agitée et glorieuse. — Je m’efforce de devenir patient et de modérer mes désirs ; j’ai tout autant à souhaiter qu’un autre, et, dans les souhaits que je forme, j’apporte autant de liberté et n’y mets pas plus de discrétion que qui que ce soit ; cependant, il ne m’est jamais arrivé de souhaiter ni royaume, ni empire, non plus que d’arriver à d’éminentes situations qui donnent le commandement ; ce n’est pas là ce que je vise, je m’aime trop pour cela. Quand je rêve d’accroitre mon importance, mes visées n’ont rien d’élevé ; modestes et timorées comme le comporte mon caractère, elles ne s’appliquent qu’aux progrès que je puis faire en décision, prudence, santé, beauté et même en richesses ; mais je ne songe à m’élever ni en crédit, ni en autorité pour arriver à pouvoir davantage ; l’idée seule en écrase mon imagination. Au contraire de cet autre, je préférerais être le deuxième ou le troisième à Périgueux, que le premier à Paris ou au moins, sans mentir, le troisième à Paris que d’y être le premier en charge. Je ne veux pas plus, comme un inisérable inconnu, avoir à me débattre aux portes avec un huissier, que de faire que s’ouvrent, sur mon passage, les foules en adoration. Je suis habitué à une situation moyenne, aussi bien du fait du sort que par goût, et ai montré par la conduite que j’ai tenue dans le cours de ma vie et par ce que j’ai entrepris, que j’ai plutôt fui que désiré m’élever au-dessus du degré de fortune où Dieu m’a fait naître ; en tout, s’en tenir à l’ordre établi par la nature, est chose à la fois juste et facile. J’ai l’âme poltronne au point que je ne mesure pas le succès par la hauteur à laquelle il nous place, mais à la facilité avec laquelle il s’obtient.

Si mon cœur n’a pas de hautes visées, en revanche il est franc et veut que je reconnaisse hardiment son humilité. — L. Thorius Balbus a été un galant homme, beau, doué d’une bonne santé, entendu dans tous les plaisirs et commodités de la vie dont il a largement joui ; il a vécu tranquille, n’ayant en vue que sa propre satisfaction, l’âme bien préparée contre la mort, les superstitions, la douleur et autres misères que l’homme ne peut éviter ; pour achever, il a fini les armes à la main, sur un champ de bataille, pour la défense de son pays.

Si j’avais à établir un parallèle entre cette existence et celle de M. Régulus que chacun connaît, si grande, de si haute vertu, couronnée par une fin admirable ; l’une sans nom, sans éclat ; l’autre exemplaire et glorieuse au delà de toute expression, j’en parlerais certainement comme a fait Cicéron, si je savais aussi bien dire que lui. Mais s’il me fallait prendre l’une ou l’autre pour modèle, je dirais que la première est autant dans mes moyens et selon mes désirs que je règle sur ces moyens, que l’autre les dépasse et de beaucoup ; je ne puis que vénérer celle-ci, tandis que je me résoudrais volontiers à vivre celle-là.

Revenons aux grandeurs de ce monde dont nous parlions. Que je l’exerce ou que je la subisse, la domination n’est pas dans mes goûts. — Otanez, l’un des sept seigneurs de Perse qui pouvaient aspirer à l’empire, adopta un parti que j’aurais moi-même pris volontiers. Il céda à ses compagnons son droit de concourir à la souveraineté, soit par l’élection, soit par le sort, sous condition que lui et les siens vivraient sur le territoire de l’empire indépendants de toute obligation, sans que personne ait autorité sur eux ; qu’ils ne seraient tenus qu’à l’observation des lois anciennes et jouiraient de toute liberté n’y portant pas atteinte : il était aussi peu porté à commander qu’à être commandé.

Il est très porté à excuser les fautes des rois, parce que leur métier est des plus difficiles ; on leur cède en tout, ils n’ont même pas la satisfaction de la difficulté vaincue. — Le plus pénible et le plus difficile métier de ce monde est, suivant moi, d’être un roi digne de ce rang. J’excuse plus leurs fautes qu’on ne le fait généralement, parce que je considère l’énorme fardeau dont ils ont la charge et que j’en suis étonné. Il est difficile de conserver de la mesure dans l’exercice d’une puissance aussi démesurée, quoique ce soit un singulier encouragement à la vertu pour ceux mêmes qui ne sont pas parfaitement doués par la nature, que d’être dans une situation où tout ce que vous pouvez faire de bien est noté et enregistré, où tant de gens aspirent à participer au moindre de vos bienfaits, et où votre capacité, comme celle des prédicateurs, est soumise surtout à l’appréciation du peuple, mauvais juge en la matière, facile à tromper comme à contenter. Il est peu de choses sur lesquelles nous pouvons émettre un jugement sincère, parce qu’il en est peu auxquelles nous n’ayons de quelque façon un intérêt particulier. La supériorité et l’infériorité, le maître et le sujet sont en opposition et se jalousent naturellement ; perpétuellement ils empiètent sur leurs domaines respectifs. Je ne crois aucun d’eux, quand ils revendiquent ce qu’ils prétendent être leurs droits ; c’est à la raison seule, qui n’admet pas les compromissions et conserve son impartialité, qu’il appartient de décider quand elle peut se faire entendre. Je feuilletais, il n’y a pas un mois, deux livres d’auteurs écossais, traitant tous deux ce même sujet, mais à des points de vue opposés ; celui qui prend parti pour le peuple, fait du roi un être de condition pire qu’un charretier ; celui qui en tient pour le monarque le place, sous le rapport de la puissance et de la souveraineté, à quelques brasses au-dessus de Dieu.

L’un des inconvénients des grandeurs, qu’une circonstance fortuite m’a révélé récemment, est la suivante : Il n’y a rien peut-être de plus agréable dans les relations entre hommes, que les assauts auxquels nous nous livrons les uns contre les autres, tant par point d’honneur que pour faire ressortir notre valeur, dans les divers exercices soit du corps, soit de l’esprit ; assauts auxquels ceux qui sont investis de la souveraine grandeur, ne prennent en fait aucune part sérieuse. — Il m’a paru, en effet, qu’à force de respect, on y traite toujours les princes avec dédain et en leur faisant injure.. Dans mon enfance, une chose m’offensait infiniment, c’était que ceux qui luttaient avec moi dans nos jeux, évitaient de s’y appliquer franchement pour de bon, parce qu’ils me trouvaient indigne de leurs efforts ; c’est ce qu’on voit arriver tous les jours aux princes, chacun se trouve indigne de leur tenir tête. Si on s’aperçoit qu’ils ont le moindre désir d’obtenir la victoire, il n’est personne qui ne s’y prête et ne préfère trahir sa propre gloire que d’offenser la leur, et qui n’apporte à la leur disputer que juste la résistance indispensable pour qu’elle leur fasse honneur. Quelle part ont-ils à la mêlée, alors que chacun y bataille pour eux ? Ils me font l’effet de ces paladins des temps passés, se présentant aux joutes et aux combats avec des armes enchantées. — Brisson, luttant à la course avec Alexandre, se laissa battre, en ne donnant pas tout ce qu’il eût pu Alexandre l’en tança ; il eût dù lui faire donner le fouet. — C’est là ce qui faisait dire à Carnéade que « les enfants des princes n’apprennent rien où la vérité ne soit faussée, si ce n’est à manier les chevaux ; en tout autre exercice, chacun cède devant eux et leur donne gagné, mais le cheval, qui n’est ni flatteur ni courtisan, jette le fils du roi à terre tout comme il ferait du fils d’un crocheteur ».

Homère a dù se résigner à admettre que Vénus, cette si vénérée et si délicate déesse, soit blessée dans les combats livrés sous Troie, afin de pouvoir la doter de courage et de hardiesse, qualités que ne peuvent posséder ceux qui n’ont pas à redouter le danger ; si on fait les dieux susceptibles de se courroucer, de craindre, de fuir, de ressentir la jalousie, la douleur, de se passionner, c’est pour pouvoir leur faire honneur des vertus qui sont la contrepartie de ces imperfections. Celui qui n’a part ni au hasard, ni à la difficulté, ne peut prétendre à bénéficier de l’honneur et du plaisir qui suivent les actions qui présentent des risques. — C’est pitié d’avoir un pouvoir tel que tout cède devant vous ; une telle fortune rejette trop loin de vous la société et ceux qui vous tiennent compagnie, elle vous plante trop à l’écart. Cette commode et lâche facilité à faire que tout s’abaisse sous vous, exclut tout plaisir de n’importe quelle sorte ; elle fait que vous glissez et ne marchez pas ; c’est dormir, ce n’est pas vivre. Représentez-vous un homme omnipotent : il est sous une oppression constante ; il faut qu’il vous demande de lui faire l’aumône de lui résister et de l’entraver dans ses volontés ; son bonheur n’est pas complet et il en souffre.

Leurs talents et leurs vertus ne peuvent se manifester ; on leur cache leurs défauts ; comment s’étonner qu’ils commettent tant de fautes ? — Les bonnes qualités des princes sont, en eux, comme mortes et non avenues ; car elles ne se manifestent que par comparaison, et, chez eux, le point de comparaison n’existe pas ; ils ne connaissent guère les louanges de bon aloi, étant toujours affligés d’une approbation continue, qui jamais ne varie. Ont-ils affaire au plus sot de leurs sujets ? ils n’ont pas le moyen de prendre avantage sur lui : « C’est parce qu’il est mon roi, » dit celui-ci ; et, ce disant, il lui semble avoir donné suffisamment à entendre qu’il s’est prêté à être vaincu. Par ce fait qu’ils sont rois, leur grandeur étouffe et absorbe toutes les autres qualités réelles et essentielles qu’ils peuvent posséder et qui ne peuvent se faire jour ; elle ne leur laisse, pour se faire valoir, que les actions qui les touchent, telles que les devoirs de leur charge ; un roi a une si haute situation, qu’en lui on ne voit qu’elle. Elle constitue en dehors de lui une atmosphère lumineuse qui l’environne, le cache et nous le dérobe ; notre vue, arrêtée et aveuglée par ces flots de lumière, ne pouvant les pénétrer, cesse de percevoir ce qu’ils lui voilent. — Le sénat romain avait décerné à Tibère le prix de l’éloquence ; il le refusa, estimant que l’eût-il mérité, il ne lui eût pas été possible de se prévaloir d’un jugement rendu par une assemblée aussi peu libre de ses actes.

Comme on leur concède tout ce qui peut les honorer, on en arrive à autoriser et aggraver leurs défauts et leurs vices, non seulement en les approuvant mais aussi en les imitant. — Dans l’entourage d’Alexandre, chacun portait, comme lui, la tête inclinée sur le côté ; et les flatteurs de Denys, lorsqu’ils étaient en sa présence, se heurtaient entre eux, poussaient et renversaient ce qui était à leurs pieds, pour paraître avoir la vue aussi courte que lui. Etre affecté de hernie a été parfois un titre de recommandation et de faveur ; j’ai vu des gens simuler la surdité. Plutarque a vu des courtisans qui, parce que le maître haïssait sa femme, répudiaient la leur qu’ils aimaient ; bien plus, le libertinage, les mœurs les plus dissolues, et aussi la déloyauté, le blasphème, la cruauté, l’hérésie, tout comme la superstition, l’irréligion, la mollesse et encore pis, si pis il y a, ont été en crédit par suite de mauvais exemples, plus dangereux encore que celui donné par les flatteurs de Mithridate qui, parce que leur maître prétendait à l’honneur d’être bon médecin, se faisaient inciser et cautériser les membres par lui ; les autres, c’est leur âme, partie autrement plus délicate et plus noble, qu’ils souffrent se voir cautérisée.

Pour achever par où j’ai commencé, je rappellerai que l’empereur Adrien discutant avec le philosophe Favorinus sur l’interprétation à donner à un mot, celui-ci ayant cédé assez promptement et ses amis le lui reprochant : « Vous vous moquez, leur dit-il ; vous voudriez qu’il ne soit pas plus savant que moi, lui qui commande à trente légions ! » — Auguste avait écrit des vers contre Asinius Pollion : « Quant à moi, dit Pollion, je me tais : il n’est pas sage d’écrire à l’encontre de qui peut proscrire. » — Tous deux avaient raison ; Denys, parce qu’il n’avait pu égaler Philoxène en poésie et Platon dans ses raisonnements, condamna l’un aux carrières et fit vendre l’autre comme esclave dans l’ile d’Égine.