Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 12
CHAPITRE XII.
Est-il vrai que la science soit la mère de toutes les vertus ? — La science est, je le reconnais, chose très grande et très utile ; ceux qui la méprisent font preuve de bêtise. Je n’estime pourtant pas que sa valeur soit aussi élevée que certains l’admettent, comme le philosophe Herillus par exemple, qui la considère comme le souverain bien et lui attribue le pouvoir, qu’elle n’a pas suivant moi, de nous rendre sages et satisfaits ; ou comme d’autres, qui la considèrent comme la mère de toutes les vertus, et qui, par contre, tiennent l’ignorance comme la cause de tous les vices ; si cela est, bien des réserves sont à faire.
Le père de Montaigne qui avait les savants en haute estime, ayant reçu de l’un d’eux la Théologie naturelle de Sebond, la fit traduire d’espagnol en français par son fils. — Ma maison est depuis longtemps ouverte aux gens de science, et ils la connaissent bien. Mon père, qui s’est trouvé à sa tête pendant cinquante ans et plus, enflammé de cette ardeur nouvelle que le roi François Ier porta aux lettres et qui les mit en faveur, était très porté pour les gens instruits, recherchant leur société et se mettant en grands frais pour eux. Il les recevait chez lui comme des personnes en odeur de sainteté, quelque peu inspirées de la sagesse divine ; il recueillait leurs préceptes et leurs entretiens comme des oracles, et avec d’autant plus de déférence et de foi qu’il n’était pas à même d’en juger, n’ayant pas plus que n’avaient eu ses aïeux, de connaissances littéraires. Moi, je les aime beaucoup, mais cela ne va pas jusqu’à l’adoration.
Parmi ceux qu’a reçus mon père, était Pierre Bunel qui, en son temps, avait une grande réputation de savoir, et qui, s’étant arrêté quelques jours à Montaigne, avec quelques autres savants comme lui, lui fit présent, au moment de partir, d’un ouvrage intitulé : « Théologie naturelle ou Livre des créatures, par maître Raimond Sebond. » Mon père connaissait parfaitement les langues italienne et espagnole, et cet ouvrage étant écrit en espagnol auquel venaient s’ajouter des terminaisons latines, Bunel pensait qu’avec bien peu d’aide, mon père pourrait le lire avec fruit. Il le lui recommanda comme un livre très utile et très approprié aux circonstances : c’était l’époque où la réforme de Luther commençait à se répandre et à ébranler, dans bien des pays, nos anciennes croyances. À cet égard Bunel avait vu juste en prévoyant, simplement par le raisonnement, que ce commencement de maladie dégénérerait aisément en un exécrable athéisme ; et cela, parce que le vulgaire, ne pouvant juger des choses par elles-mêmes, se laisse entraîner par les apparences et selon les caprices de la fortune. Lorsque une fois on a eu la témérité de l’inciter à mépriser et à contrôler les opinions pour lesquelles il avait eu jusque-là le plus profond respect comme celles où il y va de son salut, et qu’on a jeté le doute sur certains points de la religion, qu’on les soumet à son jugement, il arrive bien rapidement à éprouver la même incertitude sur toutes ses autres croyances, ce qui en reste n’ayant pas plus d’autorité et de fondement que ce qu’on a mis en question. Il secoue alors, comme pesant sur lui d’un joug tyrannique, toutes les impressions qui ont leur source soit dans ce qu’édictent les lois, soit dans le respect qu’il a pour d’anciens usages, « car on foule aux pieds de bon cœur ce qu’on a trop révéré (Lucrèce) » ; et, dès lors, il entreprend de ne plus rien recevoir sans qu’au préalable, il n’ait eu à se prononcer et ne l’ait agréé.
Quelques jours avant sa mort, mon père ayant, par hasard, retrouvé ce livre sous un tas d’autres papiers abandonnés, me demanda de le lui traduire en français. C’est un travail facile que de traduire des auteurs comme celui-ci, chez lesquels le fond est tout ; il n’en est pas de même de ceux qui sacrifient beaucoup à la grâce et à l’élégance du style, surtout quand il faut les rendre dans une langue moins expressive que celle dans laquelle ils sont écrits. C’était pour moi un travail tout nouveau et auquel j’étais complètement étranger ; mais me trouvant, par un heureux hasard, avoir en ce moment des loisirs, et ne pouvant me refuser au désir du meilleur des pères qui ait jamais existé, je fis mon possible et en vins à bout. Mon père en éprouva une grande satisfaction et voulut que cette traduction fut imprimée ; elle l’a été après sa mort.
Éloge de ce livre. — J’y trouvai de très belles idées ; l’auteur est inspiré par la piété ; toutes les parties de son ouvrage s’enchaînent parfaitement. Beaucoup de personnes, et, dans le nombre, des dames, auxquelles nous avons le plus d’obligations, s’amusant à le lire, j’ai souvent été à même de leur venir en aide en détruisant les deux objections principales dont ce livre est l’objet. Il y a de la hardiesse et du courage dans le but qu’il se propose ; il entreprend d’établir et de prouver contre les athées, tous les articles de foi de la religion chrétienne en se basant uniquement sur des raisons humaines et naturelles ; et, à dire vrai, je le trouve si ferme, réussissant si bien dans cette voie, que je ne crois pas qu’il soit possible de mieux faire dans ce sens, ni que quelqu’un ait jamais fait aussi bien. L’ouvrage me paraissant trop riche et trop beau pour un auteur dont le nom est si peu connu, et dont nous ne savons rien autre, si ce n’est qu’il était espagnol et professait la médecine à Toulouse il y a environ deux cents ans, je m’enquis, quand je commençais à m’en occuper, de ce que ce pouvait bien être, auprès d’Adrien Tournebus qui savait tout. Celui-ci me répondit qu’il pensait que ce devait être une sorte de quintessence extraite des ouvrages de saint Thomas d’Aquin, dont l’érudition infinie et l’admirable subtilité d’esprit étaient seules à même d’avoir produit de telles idées. Toujours est-il que, quel qu’en soit l’auteur ou l’inventeur (et cette supposition de Tournebus ne suffit pas pour dépouiller Sebond de ce titre), c’est assurément un homme très capable qui a produit de très belles pages.
Première objection contre cet ouvrage : « Il ne faut point appuyer de raisons humaines ce qui est article de foi. » — La première objection qu’on adresse à son ouvrage, c’est que les chrétiens se font tort, en voulant appuyer de raisons purement humaines leurs croyances, qui ne peuvent se concevoir qu’autant qu’on a la foi et par une intervention particulière de la grâce divine. — Il semble que cette objection ait sa source dans une piété exagérée, aussi faut-il apporter à sa réfutation d’autant plus de délicatesse et de respect pour ceux qui la mettent en avant, et c’est dans cet esprit que je voudrais essayer de leur répondre. Ce serait mieux le fait d’un homme versé en théologie que le mien, car je n’y connais rien ; toutefois, j’estime que lorsqu’il s’agit d’une question aussi haute, qui touche de si près à la divinité et excède autant l’intelligence humaine, comme est cette vérité dont il a plu à la bonté de Dieu de nous éclairer, il est bien besoin qu’il continue à nous venir en aide, et que ce ne peut être que par l’effet d’une faveur extraordinaire et privilégiée de sa part, que nous pouvons la concevoir et nous en pénétrer. Abandonnés à notre seule intelligence, nous n’en sommes pas capables ; sans cela, il n’y aurait pas tant d’esprits d’une supériorité qui se rencontre rarement, réunissant toutes les qualités que l’homme tient de la nature et qui, dans les temps anciens, étaient seules à sa disposition, que leur raison a égarés quand, avec son seul secours, ils ont cherché à la connaître.
La foi est indispensable ; mais quand elle existe, la raison corrobore utilement ses enseignements. — C’est la foi qui, seule, nous découvre les ineffables mystères de notre religion et nous confirme leur vérité ; ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas une très belle et très louable entreprise, que de mettre au service de cette foi les moyens d’investigation que l’homme tient naturellement de Dieu. Il n’y a pas de doute que ce ne soit là l’usage le plus honorable que nous puissions faire de ces moyens, et qu’il n’y a pas d’occupation, de dessein plus dignes d’un chrétien, que d’appliquer toutes ses études et toutes ses pensées à embellir, étendre et accroître les vérités en lesquelles il croit. Ne nous contentons pas de mettre au service de Dieu notre esprit et notre âme ; tout notre être matériel lui doit et lui rend hommage ; tous nos organes, tous nos faits et gestes, tout ce qui sort de nos mains, concourent à sa glorification ; notre raison doit faire de même et s’employer à étayer notre foi, mais toujours sous cette réserve, de ne pas s’imaginer que par elle-même, par la puissance à laquelle elle peut atteindre et la valeur des arguments qu’elle peut émettre, il lui soit possible d’acquérir cette science surnaturelle qui nous vient de Dieu.
Si, par grâce extraordinaire, cette science ne nous est infuse, si elle n’entre en nous que par la force du raisonnement et tous autres procédés humains, elle n’y occupe pas la place et n’a pas la splendeur qu’elle devrait avoir ; je crains bien pourtant que ce ne soit que dans ces conditions qu’elle nous ait pénétrés. Si nous étions attachés à Dieu par une foi ardente ; si nous tenions à lui parce qu’il nous y a appelés, et non parce que nous y avons été conduits de nous-mêmes ; si notre foi reposait sur une base émanant de lui, les tentations auxquelles est exposée l’humanité et qui l’ébranlent si fort, ne pourraient rien contre elle. Nous serions en état de résister à d’aussi faibles attaques ; l’amour de la nouveauté, la contrainte que les princes peuvent exercer sur nous, la bonne fortune d’un parti, les changements si peu fondés et si inopinés qui surviennent dans nos opinions, n’auraient pas la force de secouer et d’altérer nos croyances ; nous ne nous laisserions pas troubler par des arguments nouveaux, et toute la rhétorique du monde ne pourrait nous en dissuader ; fermes et inébranlables, nous soutiendrions tous ces assauts, sans nous départir de notre calme : « Tel un vaste rocher oppose sa masse à la fureur des flots qui grondent et se brisent autour de lui (vers imités de Virgile). »
Chez le chrétien, la foi fait généralement défaut. — Si ce rayon divin nous touchait tant soit peu, il y paraîtrait en tout et partout ; sa lueur se refléterait non seulement dans nos paroles, mais dans nos faits et gestes qui en acquerraient du lustre ; tout ce qui émanerait de nous, serait illuminé de cette noble clarté. Nous devrions avoir honte ; l’adepte de n’importe quelle secte de celles en lesquelles se répartit l’humanité, si difficile, si étrange que soit la doctrine de sa secte, y conforme rigoureusement sa conduite et sa vie ; tandis que chez les Chrétiens leur doctrine, si divine, si céleste qu’elle soit, ne se manifeste que dans les mots. En voulez-vous la preuve ? Comparez nos mœurs à celles des Mahométans et des Païens, voyez combien les nôtres leur sont toujours inférieures ; tandis qu’en raison de l’excellence de notre religion nous devrions briller et, par notre perfection, laisser tous autres bien loin derrière : « Ils sont si justes, si charitables, si bons, que ce doivent être des Chrétiens ! » devrait-on dire. Le reste est commun à toutes les religions : l’espérance, la confiance, les événements sur lesquels elles s’étayent, les cérémonies, la pénitence, les martyrs ; ce qui devrait distinguer la nôtre entre toutes, c’est notre vertu qui, en même temps qu’elle est le signe le plus caractéristique de son origine divine, est aussi le résultat le plus beau et le plus difficile auquel elle tend, parce qu’elle est la vérité. — C’est parce que nous ne sommes pas ce que nous devrions être que notre bon saint Louis avait raison quand il détournait, avec instance, de son dessein, ce roi tartare qui s’était fait chrétien, de venir à Lyon baiser les pieds du Pape et contempler la pureté des mœurs qu’il croyait trouver en nous, de peur qu’au contraire les débordements de notre vie ne tarissent en lui son admiration pour nos croyances. — Ce fut l’impression inverse que ressentit cet autre venu à Rome dans ces mêmes sentiments et qui, voyant la vie dissolue qu’y menaient en ce temps les prélats et le peuple, s’affermit d’autant plus dans la bonne opinion qu’il avait conçue de notre religion, en considérant combien elle devait avoir de force et tenir de Dieu même, pour se maintenir si digne et en un tel degré de splendeur en des mains si vicieuses et dans un milieu si corrompu.
Si nous avions un seul atome de foi, nous déplacerions des montagnes, disent les saintes Écritures ; nos actions, inspirées par la divinité qui présiderait aussi à leur exécution, ne seraient pas simplement d’entre celles que l’homme peut accomplir, elles tiendraient du miracle comme nos croyances elles-mêmes : « Crois, et la voie qui te conduira à la vertu et au bonheur sera courte (Quintilien). » Les uns s’appliquent à faire croire au monde qu’ils croient, et ils ne croient pas ; les autres, c’est le plus grand nombre, se le persuadent à eux-mêmes et ne savent pas ce que c’est que croire.
Dans les guerres de religion, ce sont les intérêts des partis qui seuls les guident. — Nous trouvons étrange que, dans la guerre qui, dans les temps présents, désole notre pays, les événements flottent indécis et se produisent tantôt dans un sens, tantôt dans un autre comme généralement cela arrive d’ordinaire ; ils ne sont ainsi que parce que nous sommes livrés à nous-mêmes. L’un des partis a pour lui la justice, mais il en a fait simplement un drapeau et un masque ; on la met en avant, mais on n’en tient pas compte ; ce n’est pas elle qui fait agir, ce n’est pas sa cause que l’on a épousée ; elle est là, comme dans la bouche d’un avocat ; le parti qui s’en targue ne l’a ni dans le cœur, ni en affection. Dieu nous doit son aide dans les circonstances extraordinaires, mais quand sont en jeu la foi et la religion, et non nos passions ; et ici, ce sont les hommes qui conduisent tout ; pour eux, la religion n’est qu’un moyen, c’est le contraire qui devrait être. Réfléchissez et voyez si ce n’est pas nous qui la menons et qui, d’une règle si droite et si ferme, extrayons tant de conclusions opposées, tout comme avec de la cire se modèlent les figures les plus contraires ? La situation de la France a-t-elle jamais, plus que de nos jours, présenté plus exactement ce caractère ? Les uns tirent la religion à droite, les autres à gauche ; ceux-là en disent blanc, ceux-ci, noir ; tous la font également servir à leurs violences et à leurs vues ambitieuses. Ils en agissent d’une façon tellement identique en leurs débordements et leurs injustices, qu’on se prend à douter et qu’on a peine à croire qu’ils soient d’opinions différentes, étant donné que notre opinion est ce qui doit régler notre conduite et faire loi dans notre vie ; une même école, ayant mêmes principes, ne produirait pas des mœurs se ressemblant davantage, observées d’une manière aussi invariable.
Voyez l’horrible impudence avec laquelle nous jouons à la balle avec la parole divine, et avec quelle irréligion nous l’accueillons ou la rejetons, suivant que la fortune modifie notre place dans le cours de nos orages publics. Rappelez-vous quel parti, l’année dernière, tenait pour l’affirmative dans cette proposition d’importance capitale : « Est-il permis au sujet de se révolter et de s’armer contre son roi, pour la défense de la religion ? » dont il avait fait sa pierre d’assise, quel autre tenait pour la négative dont il s’était constitué l’apôtre, et voyez aujourd’hui de quel côté sont l’un et l’autre et si les armes résonnent moins depuis que la cause de l’un est devenue celle de l’autre. Nous brûlons les gens qui disent qu’il faut faire subir à la vérité les modifications qu’exige l’intérêt de notre cause ; en France, on fait bien pis que de le dire ! Soyons francs : si l’on triait dans l’armée, voire même dans l’armée royale, ceux qui y sont uniquement par zèle pour leur foi et même aussi ceux qui n’ont en vue que la défense des lois du pays ou le service du prince, on n’en retirerait pas de quoi former une compagnie complète de gens d’armes. D’où vient que si peu de gens demeurent fidèles à leur foi première sans varier, quelle que soit la tournure que prennent les événements, tandis que nous en voyons tant y évoluer les uns à pas lents, les autres à bride abattue, et les mêmes hommes gâter tout tantôt par leur violence et leur âpreté, tantôt par leur froideur, leur mollesse et leur inertie ? N’est-ce pas parce que la masse obéit à des considérations d’intérêt personnel, soumises à des chances variables comme les circonstances dans lesquelles elle se meut ?
Chacun fait servir la religion à ses passions ; le zèle du chrétien éclate surtout pour produire le mal. — Il est évident pour moi que nous ne nous astreignons volontiers qu’aux devoirs qui flattent nos passions. Il n’est point d’hostilité plus agissante que celle des Chrétiens quand ils invoquent l’intérêt de la religion ; notre zèle fait merveille lorsqu’il s’exerce secondant notre penchant naturel à la haine, à la cruauté, à l’ambition, à l’avarice, à la médisance, à la rébellion ; par contre, à moins que, par miracle, une raison quelconque ne nous y porte, rien ne nous décide, d’une façon ou d’une autre, à la bonté, à la bienveillance et à la modération. Notre religion vise à déraciner le vice ; on la fait servir à le dissimuler, le nourrir, lui donner carrière. Il ne faut pas se moquer de Dieu, ou, comme on dit, payer la dime en donnant une gerbe de paille pour une gerbe de blé. Si nous croyions en lui, je ne dis pas parce que nous aurions la foi, mais simplement parce que nous aurions la conviction qu’il existe ; je dirai même, à notre extrême confusion, si nous y croyions et si nous le connaissions comme nous faisons d’autre chose, d’un de nos compagnons, par exemple, nous l’aimerions par-dessus tout, en raison de son infinie bonté et de la beauté qui resplendit en lui ; tout au moins occuperait-il le même rang que tiennent les richesses, les plaisirs, la gloire, les amis. Le meilleur de nous craint de blesser son voisin, ses parents, son maître, et ne redoute pas de l’outrager, Lui. Est-il quelqu’un, si simple d’esprit qu’il soit, qui, mettant en comparaison, d’un côté, ce qui nous cause un seul de ces plaisirs que nous procurent nos vices, et de l’autre, l’espérance d’une gloire immortelle dont il a connaissance et dont il est persuadé, ne troquerait pas l’un pour l’autre ? Et cependant que de fois nous renonçons à cette gloire par le mépris que nous en faisons ; car qu’est-ce qui nous pousse au blasphème sinon l’envie qui, sans rime ni raison, nous prend d’offenser Dieu ! — Le philosophe Antisthène se faisait initier aux mystères d’Orphée ; le prêtre lui disant que ceux qui embrassaient cette religion, jouiraient éternellement à leur mort des biens les plus parfaits : « Pourquoi donc, lui fit-il, si tu le crois, ne meurs-tu pas toi-même ? » — Diogène, poussant encore plus avant dans ce sens, répondait avec sa brutalité ordinaire à un autre qui lui prêchait de se faire initier à la secte dont lui-même était prêtre, afin d’obtenir la possession des biens de l’autre monde : Tu veux que je croie que d’aussi grands hommes qu’Agésilas et Epaminondas seront misérables, tandis que toi, qui n’es qu’un veau et ne fais rien qui vaille, tu serais des bienheureux, parce que tu es prêtre ? » — Si nous accueillions ces grandes promesses de béatitude éternelle en y prêtant la même attention que nous apportons à tout argument philosophique, nous n’aurions pas la mort en si grande horreur que nous l’avons : « Loin de nous plaindre de la désagrégation de notre être, nous nous réjouirions plutôt de partir et de laisser notre dépouille mortelle, comme le serpent change de peau, comme le cerf se défait de son vieux bois (Lucrèce). » « Je veux être dissous, dirions-nous, pour être avec Jésus-Christ. » La puissance de raisonnement de Platon sur l’immortalité de l’âme ne porta-t-elle pas quelques-uns de ses disciples à se donner la mort, pour jouir plus tôt des espérances qu’il leur faisait concevoir !
C’est ne pas croire que de croire par faiblesse ou par crainte. — Tout cela est un signe très évident que nous ne comprenons notre religion qu’à notre façon et en usons à notre guise et pas autrement, comme il arrive de toutes les autres religions. Si elle est nôtre, c’est que le sort nous a fait naître dans un pays où elle existe, qu’elle y remonte à une haute antiquité, ou que les hommes qui l’y ont établie y ont une grande autorité, que nous craignons les peines dont elle menace ceux qui sont en dehors d’elle, ou que nous avons été séduits par les promesses qu’elle nous fait ; de telles considérations sont de nature à donner du poids à nos croyances mais ne sont que secondaires, ce sont des attaches purement humaines. Dans une autre contrée, d’autres influences, des promesses et des menaces semblables pourraient tout aussi bien, par un même travail, déterminer en nous d’autres croyances ; nous sommes Chrétiens, tout comme nous sommes Périgourdins ou Allemands.
Les athées ne le sont guère que par vanité ; en présence de la mort, ils reviennent aux idées religieuses. — Platon dit qu’il est peu d’athées qui le soient au point qu’un danger pressant ne les ramène pas à reconnaître la puissance divine ; cet aphorisme ne s’applique pas au vrai chrétien ; ce n’est que vers les religions enfantées par l’imagination de l’homme et qui n’ont qu’un temps, que nous sommes ainsi portés uniquement par des considérations humaines. Quelle foi peut être celle que font naître et développent en nous la lâcheté et la faiblesse de notre cœur ! qu’elle est plaisante en vérité, ne croyant ce qu’elle croit, que parce qu’elle n’a pas le courage de cesser d’y croire ! Un sentiment aussi vicieux que l’inconstance ou la frayeur, peut-il produire en notre âme une impression judicieuse ! — Il en est qui prétendent prouver, dit encore Platon, que la raison doit nous faire considérer comme de pures inventions, tout ce qui se dit des enfers et des peines futures ; que l’occasion se présente d’être conséquents avec leurs dires, que la vieillesse ou les maladies les mettent aux portes du tombeau, la terreur, l’horreur de ce que leur réserve l’avenir modifient du tout au tout leurs croyances. C’est parce que ces appréhensions enlèvent à l’homme son courage, que lui-même, dans ses lois, défend d’enseigner de telles menaces et de donner à croire que du mal puisse arriver aux hommes, du fait des dieux, autrement que lorsque c’est nécessaire pour leur plus grand bien, comme traitement pour les guérir d’affections morales. On dit de Bion, qu’adepte fervent de l’athéisme de Théodore, longtemps il s’était moqué des hommes adonnés à la religion ; mais que, surpris par la mort, il se livra aux pratiques les plus superstitieuses, comme si les dieux existaient ou cessaient d’être, selon que cela faisait ou non l’affaire de Bion. — Platon conclut, et ces exemples confirment cette conclusion, que, soit par raison, soit par force, nous sommes toujours ramenés à croire à l’existence de Dieu. L’athéisme est une conception monstrueuse et contre nature qu’il est difficile et malaisé de faire admettre par l’esprit humain, quelque insolent et déréglé qu’il puisse être, quoiqu’il se soit vu assez de gens affectant d’en faire profession, soit par vanité, soit pour se donner la gloriole d’émettre des idées tendant à réformer le monde et qui ne soient pas celles de tous. Mais si ces gens sont fous au point de faire parade de ce qu’ils ne croient pas en Dieu, ils ne sont pas assez forts pour implanter cette conviction dans leur conscience ; donnez-leur un bon coup d’épée dans la poitrine, ils ne laisseront pas de joindre les mains et d’implorer le ciel ; et, quand la crainte ou la maladie aura tempéré ou abattu cette licencieuse ardeur d’humeur volage, ils reviendront à eux et, bien discrètement, feront comme les autres et croiront ce que chacun croit. Autre chose est un dogme sérieusement étudié et que tout le monde admet, et autre chose ces impressions passagères qui, nées d’esprits déséquilibrés, vont entretenant les idées les plus téméraires et les moins définies que leur fantaisie leur inspire, et combien misérables et écervelés leurs auteurs qui s’efforcent d’être pires que cela ne leur est possible !
Ce sont les œuvres de Dieu qui nous amènent à lui et non notre faiblesse d’esprit ; c’est ce que Sebond s’applique à démontrer. — Les erreurs du paganisme et l’ignorance où il était de notre sainte vérité, ont fait encore tomber la grande âme[2] de Platon, grande mais seulement autant que peut l’être l’âme de l’homme, dans cet autre abus voisin du précédent : « Que les enfants et les vieillards sont plus accessibles que les autres à la religion », comme si elle naissait et tenait sa puissance de notre faiblesse d’esprit. Le nœud qui devrait contenir notre jugement et notre volonté, étreindre notre âme et l’unir à notre Créateur, ne devrait ni être fait ni tirer sa force de nos considérations, de nos raisonnements, de nos passions ; mais, d’essence divine, surnaturelle, se présenter à nous sous une forme, dans des conditions, avec un éclat uniques, n’être autre en un mot que l’autorité de Dieu et sa grâce. Notre cœur et notre âme sont régis et commandés par la foi ; celle-ci doit donc pouvoir user, pour l’accomplissement de ses desseins, de toutes les autres parties de notre être suivant ce que chacune peut donner. Aussi n’est-il pas croyable que cet ensemble qui constitue le monde, que cette admirable machine ne porte pas trace dénonçant la main du grand architecte qui l’a construite ; et que, dans quelques-unes de ses pièces, il ne demeure rien rappelant l’ouvrier qui les a faites et les a assemblées. Et, de fait, ses plus importants ouvrages dénotent le caractère de sa divinité et, seule, la faiblesse de notre esprit nous empêche de nous en apercevoir ; car, ainsi que Dieu le dit lui-même, « ses œuvres invisibles se manifestent par celles qui sont visibles ». — Sebond s’est appliqué à cette étude digne de notre attention ; et il nous montre que rien de ce qui est en ce monde, ne dément son créateur. Ce serait vraiment faire tort à la bonté divine, que l’univers ne se prêtât pas à affirmer la vérité de nos croyances ; le ciel, la terre, les éléments, notre corps, notre âme, toutes choses y concourent : à nous de trouver le moyen de nous en servir ; elles nous livrent leur secret, sous condition que nous serons en état de le comprendre, car le monde est le temple sacré par excellence dans lequel l’homme a accès pour y contempler des statues sorties, non des mains des mortels, mais de celles de la divine pensée qui les a faites accessibles à nos sens, comme sont le soleil, les étoiles, les eaux, la terre, pour nous en donner la compréhension et « faire, comme dit saint Paul, que nous concevions l’existence de celles qui échappent à notre vue, par ce que nous voyons de ce monde qu’il a créé, et que par ses œuvres nous nous rendions compte de sa sagesse éternelle et de sa divinité ». « En ne dérobant pas jalousement à la terre la vue du ciel, en le faisant se dérouler sans cesse sur nos têtes, Dieu se dévoile sous tous ses aspects ; de lui-même il s’offre, il s’inculque à nous ; voulant être clairement connu, par son œuvre il nous montre qui il est et nous convie à méditer ses lois (Manilius). »
Ses arguments, par leur conformité avec notre foi, ont une valeur indéniable. — Or, tous les raisonnements, tous les discours humains sont choses inertes et stériles, qui ne prennent forme qu’autant que Dieu, par le moyen de la grâce, leur en ménage la possibilité et leur donne de la valeur. Les actes de vertu de Socrate et de Caton sont demeurés vains et inutiles, parce qu’ils n’avaient pas pour fin l’amour et l’obéissance qu’en tout nous devons à Dieu, véritable créateur de toutes choses, et qu’ils ne le connaissaient pas. Il en est de même de nos raisonnements et de nos discours : ils semblent avoir du corps, mais ne sont en réalité que des masses confuses, sans forme définie, condamnés à l’impuissance si la foi et la grâce n’y sont pas jointes. La foi venant à donner du coloris et du lustre aux arguments que fait valoir Sebond, leur communique de la fermeté et de la solidité et les rend capables d’initier un apprenti, de guider ses premiers pas sur la voie qui mène à la connaissance de la vérité en le façonnant dans une certaine mesure et le disposant à recevoir la grâce de Dieu qui affermit ses croyances et les rend parfaites. Je connais un homme faisant autorité, versé dans l’étude des lettres, qui m’a avoué avoir été ramené des erreurs de l’incrédulité par les arguments de Sebond. Alors même qu’on les dépouillerait de l’ornement et de l’appui que leur donne la foi en les approuvant, à ne les considérer que comme des fantaisies purement humaines, imaginées pour combattre ceux qui se sont précipités dans les épouvantables et horribles ténèbres de l’irréligion, leur valeur est telle qu’ils auraient autant de puissance et de solidité que tous autres que, dans les mêmes conditions, on pourrait leur opposer ; si bien que nous serions fondés à dire aux parties en présence : « Si vous avez de meilleurs arguments, produisez-les, sinon soumettez-vous (Horace) » ; reconnaissez la validité de nos preuves ou montrez-en d’autres, serait-ce même sur quelque autre sujet, qui se présentent mieux et soient plus probantes. — Mais voilà que, sans y penser, je suis déjà à demi engagé dans la discussion de la seconde des objections que l’on fait à Sebond et que, en son lieu et place, je me suis proposé de réfuter.
Seconde objection faite à Sebond : « Ses arguments sont faibles. » — Il y en a qui trouvent que ses arguments sont faibles, qu’ils n’arrivent pas à démontrer ce qu’il veut prouver, et ils prétendent pouvoir les réfuter aisément. Ces gens-là méritent d’être tancés un peu plus rudement que je n’ai fait des premiers, parce qu’ils sont plus dangereux et ont plus de malice. On détourne volontiers le sens des paroles d’autrui pour appuyer ses propres opinions ; pour un athée, tout écrit a quelque rapport avec l’athéisme, et il infecte de son propre venin même ce qui n’en porte pas trace. Ceux-ci ont des scrupules qui leur font paraître fades les raisons de Sebond, et ils trouvent que c’est leur donner beau jeu que de les mettre à même de combattre, avec des armes purement humaines, notre religion qu’ils n’oseraient attaquer, si elle leur apparaissait majestueusement dans la plénitude de l’autorité et du commandement. Pour maîtriser leur folie, ce qu’il y a de mieux me paraît être de froisser et de fouler aux pieds l’orgueil et l’arrogance de l’homme ; de leur faire sentir son inanité, sa vanité, son néant ; de leur ôter des mains ces chétives armes que leur fournit leur raison ; de les obliger à s’incliner et à baiser la terre devant l’autorité et le respect de la majesté divine. À elle seule appartiennent la science et la sagesse ; seule, elle vaut qu’on fasse cas d’elle ; c’est à elle que nous dérobons ce dont nous nous parons et ce que nous apprécions tant en nous. « Dieu ne permet pas qu’un autre que lui s’enorgueillisse (Hérodote) », rabattons donc cette orgueilleuse prétention, point de départ de la tyrannie qu’exerce sur nous le malin esprit : « Dieu résiste aux superbes et fait grâce aux humbles (Saint Pierre). » L’intelligence est l’apanage des dieux, dit Platon, les hommes n’en ont que peu ou point. Aussi est-ce une grande consolation pour le chrétien de voir nos moyens, mortels et impuissants, s’adapter si bien à ce qu’exige notre foi sainte et divine que, lorsque nous les appliquons à des sujets, mortels impuissants comme ils le sont eux-mêmes, ils ne s’y appareillent ni mieux, ni avec plus de force.
Il faut reconnaître que bien des choses ne peuvent s’expliquer par la raison seule. — En conséquence, examinons si l’homme dispose de raisons plus puissantes que celles de Sebond, et s’il lui est possible d’arriver à quelque certitude par les preuves et les raisonnements qu’il est en état de produire. Saint Augustin, réfutant ces mêmes gens, leur reproche l’injustice qu’il y a à considérer comme faux tout ce que, dans nos croyances, notre raison ne parvient pas à prouver ; et pour montrer que bien des choses sont et ont été, dont notre intelligence ne peut découvrir ni la nature, ni les causes, il leur cite des faits connus et indubitables que l’homme confesse ne pouvoir expliquer ; en cela, du reste, comme en tout ce qu’il fait, saint Augustin déploie un soin remarquable et beaucoup d’esprit. Nous, il nous faut faire davantage et leur montrer que pour rendre manifeste la faiblesse de leur raison, il n’est pas besoin d’avoir recours à de rares exemples longuement recherchés : elle présente tant de points faibles, est si aveugle, qu’il n’y a rien de si clair et de si facile qui lui paraisse d’une parfaite évidence ; que pour elle, ce qui est aisé et malaisé ne sont qu’un ; qu’enfin tout ce sur quoi elle entreprend de porter un jugement et la nature en général, se dérobent à sa juridiction et à sa compétence.
Que nous prêche la vérité, quand elle nous invite à fuir la philosophie de ce monde ; quand, si souvent, elle nous inculque que notre sagesse n’est que folie devant Dieu ; que, de toutes les vanités, l’homme est ce qu’il y a de plus vain ; que celui qui se targue de son savoir, ne sait pas ce que c’est que savoir ; que l’homme n’est rien, lorsqu’il s’imagine être quelque chose ; qu’il s’exalte et se leurre lui-même ? Ces sentences qui émanent de l’Esprit saint, expriment si clairement et si nettement ce que je veux établir que toute autre preuve serait superflue avec des gens qui, soumis et obéissants, s’inclineraient devant son autorité ; mais ceux-ci tiennent à faire les frais des verges qui serviront à les fouetter, et n’admettent pas que l’on combatte leur raison autrement qu’en l’opposant à elle-même.
L’homme croit avoir une grande supériorité sur toutes les autres créatures, examinons ce qui en est : Est-il fondé à prétendre que toutes les merveilles de la nature n’ont été créées que pour lui ? — Envisageons donc, pour le moment, l’homme abandonné à lui-même sans secours étranger, armé uniquement des armes qui lui sont propres et n’ayant pas l’aide de la grâce et de la connaissance de Dieu qui sont tout son honneur, toute sa force et auxquelles il doit d’être ce qu’il est, et voyons ce dont il est capable en ce bel équipage. Qu’il m’explique, par la puissance de son raisonnement, sur quoi repose la grande supériorité qu’il prétend avoir sur les autres créatures ? Qui l’autorise à penser que le mouvement admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si majestueusement au-dessus de sa tête, les fluctuations émouvantes de la mer aux horizons infinis, ont été créés et se continuent depuis tant de siècles pour sa seule commodité et son service ? Est-il possible d’imaginer rien de si ridicule que cette misérable et chétive créature qui n’est seulement pas maîtresse d’elle-même, est exposée aux offenses de tant de choses et qui vient se dire la maîtresse et l’impératrice de l’univers ? il n’est pas en son pouvoir d’en connaître la moindre parcelle, à plus forte raison de le commander. Qui lui a octroyé ce privilège qu’il s’arroge, d’être seul sur ce vaste bâtiment capable d’en apprécier la beauté et celle des pièces dont il se compose ; de pouvoir seul en rendre grâce à l’architecte, et d’être seul en état d’en apprécier les ressources et de les mettre en valeur ? Qu’il produise les lettres patentes qui lui confèrent ce bel et grand office ! n’ont-elles été concédées qu’au bénéfice des sages ? elles s’appliqueraient à bien peu ; ou les fous et les méchants sont-ils dignes également d’une faveur aussi exceptionnelle ? ils sont ce qu’il y a de pire au monde, pourquoi seraient-ils avantages de la sorte sur tous les autres êtres de la création ? Faut-il croire celui qui a dit : « Qui donc nous enseignera pour qui le monde a été fait ? C’est sans doute pour les êtres animés qui ont l’usage de la raison, c’est-à-dire pour les dieux et les hommes qui sont les plus parfaits de tous les êtres (Cicéron) ! » ou plutôt pourrons-nous jamais assez bafouer son impudence, d’accoupler ainsi les dieux et les hommes ? Qu’a donc alors en lui le pauvret, qui puisse lui valoir un tel avantage ?
S’il est vrai que les astres ont de l’influence sur sa destinée, peut-il dire qu’il commande quand il ne fait qu’obéir. — Considérons la vie incorruptible des corps célestes, leur beauté, leur grandeur, leur mouvement continu réglé avec tant de précision : « Quand on contemple au-dessus de sa tête les voûtes immenses du monde et les astres brillants dont elles sont constellées, et qu’on vient à réfléchir sur les révolutions de la terre et du soleil (Lucrèce) » ; considérons la domination et la puissance que ces corps exercent non seulement sur nos existences et les fluctuations de notre destinée, « car toutes les actions et la vie des hommes dépendent de l’influence des astres (Manilius) », mais même sur nos penchants, nos raisonnements, nos volontés qu’ils gouvernent, poussent et agitent suivant que cette influence se fait sentir dans un sens ou dans un autre, ainsi que notre raison l’établit et nous le montre : « Elle reconnaît que ces astres si éloignés, ont sur les hommes un secret empire, que des lois fixes règlent les mouvements périodiques de l’univers et que le cours des destinées est déterminé par des signes certains (Manilius) » ; — si non seulement l’homme isolé, non seulement les rois, mais même les royaumes, les empires, tout en ce bas monde subit l’action des moindres mouvements célestes : « Les plus grandes révolutions sont produites par ces mouvements insensibles, tant sont hautes ces lois qui commandent aux rois eux-mêmes (Manilius) » ; — si notre vertu, nos vices, notre capacité, notre science, cette intuition même que nous avons de l’influence qu’exercent les astres, et cette compréhension des relations qui existent entre eux et nous, nous viennent d’eux et sont des effets de leur action, ainsi que nous sommes portés à le croire : « L’un, furieux d’amour, traverse la mer, et va renverser Troie ; l’autre est destiné par le sort à donner des lois ; ici des enfants tuent leurs pères, là des pères tuent leurs enfants, ou ce sont des frères qui s’arment contre leurs frères et s’égorgent entre eux. Il ne faut pas en accuser les hommes ; la destinée, plus forte qu’eux, les entraine, les force à se déchirer et à se punir ainsi de leurs propres mains ; tout cela devait arriver, ainsi l’a voulu le destin (Manilius) » ; — si enfin c’est au ciel que nous devons cette parcelle de raison que nous avons, comment peut-elle nous faire son égal ? comment pouvons-nous soumettre à notre science son principe et les conditions dans lesquelles il existe ?
Que savons-nous de ces astres, sur quoi s’appuient les suppositions que nous émettons à leur sujet ? — Tout ce que nous voyons de ces corps, est pour nous un sujet d’étonnement : « Quels instruments, quels leviers, quelles machines, quels ouvriers ont élevé un si vaste édifice (Cicéron) ? » Pourquoi admettons-nous qu’ils soient privés d’âme, de vie, de raison ; nous ont-ils donné des preuves d’une stupidité persistante que rien n’est susceptible de modifier, à nous qui n’avons d’autres relations avec eux, que d’être sous leur dépendance ? Dirons-nous que nous n’avons rien constaté qui témoigne d’une âme raisonnable, chez aucune créature autre que l’homme ? Qu’est-ce que cela prouverait ? Nous n’avons vu quoi que ce soit qui ressemble au soleil, et, de ce que nous n’avons rien vu de semblable à lui, en résulte-t-il qu’il n’existe pas, non plus que son mouvement de rotation parce qu’il n’a pas son pareil ? Si tout ce que nous n’avons pas vu n’existait pas, notre science s’en trouverait considérablement réduite : « Tant sont étroites les bornes de notre esprit (Cicéron) ! » N’est-ce pas un songe de la vanité humaine que de faire de la lune une terre céleste ; d’y [3] rêver, comme Anaxagore, des montagnes, des vallées ; d’imaginer, ainsi que l’admettent Platon et Plutarque, que, pour notre commodité, il s’y trouve des habitations où demeurent des êtres humains formant des colonies ; et aussi que notre terre est un astre lumineux, jouissant d’un pouvoir éclairant : « Entre autres infirmités de la nature est cet aveuglement de l’âme qui force l’homme à errer et qui, de plus, lui fait chérir son erreur (Sénèque). » — « Le corps, sujet à se corrompre, alourdit l’âme, et cette enveloppe grossière la déprime dans l’exercice même de la pensée et l’attache à la terre (Saint Augustin). »
La présomption est chez nous une maladie naturelle et innée. De toutes les créatures, la plus misérable et la plus fragile c’est l’homme, qui en est en même temps,[4] dit Pline, la plus orgueilleuse ; il en a la sensation, il se voit relégué dans la fange et la fiente du monde, attaché, cloué à la partie de l’univers qui est la pire, à celle qui est la plus morte, la plus croupissante, logé au dernier étage de l’édifice, celui qui est le plus éloigné de la voûte céleste, pêle-mêle avec les animaux qui rampent sur la terre, de pire condition que ceux qui vivent dans les airs ou dans l’eau ; et le voilà qui, en imagination, se place au-dessus de l’orbite de la lune et ramène le ciel sous ses pieds !
En quoi notre supériorité vis-à-vis des animaux consiste-t-elle ; est-il sûr que les bêtes n’ont pas comme nous des idées et un langage ? — C’est par un effet de cette même vanité de son imagination que l’homme se fait l’égal de Dieu ; qu’il s’attribue ce qui est le propre de la divinité ; se classe de lui-même comme un être d’essence particulière, se mettant en dehors de la foule des autres créatures ; fait la part aux animaux ses confrères et ses compagnons, assignant à chacun d’eux les parcelles de facultés physiques et intellectuelles qu’il juge à propos. Pour faire cette répartition, son intelligence lui a-t-elle révélé les mobiles intimes et cachés auxquels les animaux obéissent, et est-ce en les comparant à nous qu’il en est arrivé à conclure à la bêtise qu’il leur prête ? Quand je joue avec ma chatte, qui sait si ce n’est pas elle qui, plus que moi-même, se distrait de la sorte ? nous nous amusons l’un et l’autre et, suivant comme je me trouve disposé, je la caresse ou la repousse, elle en agit de même au gré de son caprice. — Dans la description que nous donne Platon de l’âge d’or qui, sous Saturne, régna sur la terre, il considère comme un des principaux avantages de l’homme de cette époque, qu’il était en communication avec les bêtes. Il pouvait de la sorte, en les questionnant et les étudiant, connaitre exactement les qualités de chacune d’elles et en quoi elles différaient les unes des autres, ce qui affinait son intelligence et sa prudence, et lui donnait le moyen de se conduire dans la vie incomparablement mieux que nous ne pouvons le faire. N’est-ce pas là la meilleure preuve que l’on puisse donner de l’impudence de l’homme à l’égard des animaux ? Quant à la forme extérieure qu’ils tiennent de la nature, ce grand philosophe pense que, pour la plupart, celle-ci, en la leur donnant, s’est uniquement préoccupée de faire que cette forme pût servir aux pronostics qu’on en tirait au temps où il vivait.
Les bêtes se comprennent entre elles ; si nous ne les comprenons pas, est-ce à elles ou à nous que cela est imputable ? — Si les hommes et les animaux ne se comprennent plus, à qui la faute ; pourquoi serait-ce la leur, plutôt que la nôtre ? c’est là un point qui est encore à deviner. Puisque nous ne les comprenons pas plus qu’ils ne nous comprennent, ils peuvent en conclure que c’est nous qui sommes des bêtes, par la même raison qui fait que nous estimons que ce sont eux qui le sont. Il n’y a rien d’étonnant à ce que nous ne les comprenions pas ; n’en est-il pas ainsi des Basques et des Troglodytes ? Cependant certains : Apollonius de Tyane, Melampus, Tirésias, Thalès et autres, ont prétendu les comprendre, et, puisque ceux qui s’occupent de la description du monde, nous disent qu’il existe des peuples qui ont un chien pour roi, il faut bien que ses sujets aient quelque compréhension de ses sons de voix et de ses mouvements. — Remarquons quelles ressemblances il y a entre eux : nous avons, d’une façon générale, quelque intelligence de leurs sens ; les bêtes l’ont vis-à-vis de nous, à peu près dans la même mesure, elles nous flattent, nous menacent, nous demandent ce qu’elles veulent comme nous faisons d’elles. Du reste, nous reconnaissons que, bien évidemment, elles s’entendent entre elles, complètement et en tout ; et cela, non seulement celles de même espèce, mais encore celles d’espèces différentes. « Les animaux domestiques, comme les bêtes féroces, font entendre des cris différents selon que la crainte, la douleur ou la joie les agite (Lucrèce). » — Par certains aboiements du chien, le cheval sait qu’il est en colère ; il n’a pas de crainte, quand sa voix a d’autres inflexions.
Celles qui n’ont pas de voix se font comprendre par les mouvements du corps, que de choses n’exprimons-nous pas nous-mêmes par gestes. — Chez les bêtes mêmes qui n’ont pas de voix, certains services qu’elles se rendent mutuellement nous prouvent clairement qu’elles ont d’autres moyens de communiquer ; leurs mouvements ont des significations qu’elles saisissent fort bien « C’est par la même raison que nous voyons les enfants suppléer par des gestes à la parole qui leur manque (Lucrèce). » — Peut-on prétendre le contraire ? n’est-ce pas ainsi, par signes, que nos muets discutent, s’entretiennent, content des histoires ? J’en ai vu de si souples, de si bien dressés à cet exercice que, vraiment, ils se faisaient comprendre dans la perfection. — Les amoureux se disputent, se réconcilient, se prient, se remercient, se donnent des rendez-vous, se disent tout enfin avec les yeux : « Le silence même a son langage, il sait prier et se faire entendre (Le Tasse). »
Et avec les mains, que ne faisons-nous pas ? Nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons nos fautes, manifestons notre repentir, nos craintes, notre honte, nos doutes ; nous nous informons, commandons, incitons, encourageons, jurons, portons témoignage, accusons, condamnons, absolvons, injurions, exprimons notre mépris, notre dépit ; défions, flattons, applaudissons, bénissons, humilions ; nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, festoyons ; nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons ; nous marquons notre découragement, notre désespoir, notre étonnement ; nous nous écrions, nous nous taisons ; que ne faisons-nous pas encore par ce moyen, variant et multipliant ce que nous exprimons, aussi bien qu’avec la parole ? — Et de la tête : nous invitons, congédions, avouons, désavouons, démentons, souhaitons la bienvenue, honorons, vénérons, exprimons notre dédain, demandons, éconduisons, marquons notre gaité, nous lamentons, caressons, adressons des reproches, faisons acte de soumission, bravons, exhortons, menaçons, donnons une assurance, demandons un renseignement ! — Que ne disons-nous pas en fronçant les sourcils, en haussant les épaules ? — Il n’est aucun de nos mouvements qui ne parle, et ne parle un langage intelligible, que tout le monde comprend, bien qu’il ne nous ait pas été enseigné ; tout cela fait que lorsqu’on la compare à la variété des langues et au travail qu’elles demandent pour les posséder, cette communication par signes semble être plutôt le langage propre de la nature humaine. — Je laisse de côté ce que, dans cet ordre d’idées, la nécessité apprend, à un moment donné, à qui en a besoin ; et aussi les lettres de l’alphabet exprimées avec les doigts, la grammaire inculquée par gestes, les sciences apprises et traduites par le même procédé ; il est des nations chez lesquelles, au dire de Pline, on ne parle pas autrement. — Un ambassadeur de la ville d’Abdère, après avoir longuement entretenu Agis roi de Sparte, lui demanda quelle réponse il voulait qu’il rapportât à ses concitoyens : « Que je t’ai laissé dire tout ce que tu as voulu, répondit le roi, tant que tu as voulu, sans jamais dire un mot. » N’est-ce pas là parler tout en se taisant, et d’une manière fort compréhensible ?
Leur habileté surpasse celle de l’homme, si bien qu’il semblerait que la nature les a plus favorablement traitées que nous. — Du reste, quelle faculté avons-nous, dont nous ne retrouvions pas l’application dans ce que font les animaux ? Est-il une organisation mieux ordonnée que celle des mouches à miel, où les diverses charges et offices soient plus diversifiés et mieux remplis ? La répartition du travail et des emplois y est tellement bien réglée, que nous ne pouvons supposer qu’elle puisse être faite sans raison, ni réflexion ! « À ces signes et à cette police admirable, des sages ont jugé que les abeilles renfermaient une parcelle de la divine intelligence et avaient une âme (Virgile). » — Les hirondelles que nous voyons, au retour du printemps, fureter tous les coins de nos maisons, exécutent-elles leurs recherches sans y apporter de jugement ; et est-ce sans discernement que, sur mille places qu’elles pourraient occuper, elles choisissent celle qui leur est le plus commode ? — Quand ils construisent leurs nids, de si belle et admirable contexture, les oiseaux font-ils choix d’un endroit à forme carrée, ronde, d’un angle droit ou d’un angle obtus, sans s’être rendu compte des conditions où ils se trouvent et de ce qui en résultera ? Lorsqu’ils prennent tantôt de l’eau, tantôt de l’argile, ignorent-ils que celle-ci s’amollit en l’humectant ? En tapissant leurs palais de mousse ou de duvet, ne prévoient-ils pas que les membres délicats de leurs petits s’y trouveront plus mollement et plus à l’aise ? S’abritent-ils contre le vent qui apporte la pluie, et s’installent-ils regardant l’orient, sans connaître les conditions dans lesquelles soufflent les différents vents, ni considérer que l’un vaut mieux que l’autre ? — Pourquoi l’araignée épaissit-elle sa toile en certains points et la fait-elle plus lâche en d’autres ; pourquoi, à un moment donné, la tisse-t-elle d’une façon, et à un autre moment d’une autre, si elle n’y a, au préalable, pensé, réfléchi et pris parti ?
Nous constatons assez combien, dans la plupart de leurs ouvrages, les animaux nous sont supérieurs, et combien notre art demeure au-dessous dans les imitations que nous en faisons, et cependant pour nos œuvres, qui sont bien plus grossières que les leurs, nous mettons en jeu de nombreuses facultés et notre âme s’y applique de toutes ses forces ; pourquoi n’estimons-nous pas qu’il en est de même chez eux ? Quelle raison nous fait attribuer à je ne sais quel instinct naturel et servile, des ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons faire, tant naturellement qu’avec le secours de l’art ? En cela, sans y penser, nous leur donnons un très grand avantage sur nous puisque la nature, par une tendresse toute maternelle, les accompagne et les guide, comme avec la main, dans les actions et les situations de leur vie, tandis qu’elle nous abandonne au hasard et à la fortune, qu’il nous faut recourir aux ressources de l’art pour nous procurer les choses nécessaires à notre conservation et qu’elle nous refuse en même temps, malgré une instruction préalable et tout en y apportant une grande contention d’esprit, la possibilité d’arriver à ce à quoi les bêtes parviennent spontanément ; de telle sorte que la stupidité de ces brutes, chaque fois qu’il s’agit de nos commodités réciproques, surpasserait notre divine intelligence ! Vraiment, s’il en était ainsi, nous serions bien fondés à dire qu’elle est pour nous une bien injuste marâtre ; mais il n’en est rien, notre organisation n’est si difforme ni si déréglée.
Il n’en est rien ; elle a donné à l’homme tout ce qui est nécessaire à sa conservation. — La nature a pour toutes ses créatures même sollicitude ; il n’en est aucune qu’elle n’ait abondamment pourvue de tous les moyens nécessaires à la conservation de son être ; et ces plaintes que j’entends émettre (car la licence de nos opinions tantôt nous élève au-dessus des nues, tantôt nous ravale aux antipodes) ne sont pas fondées. — Elles portent sur ce que l’homme est le seul animal ainsi abandonné tout nu sur la terre dénudée ; qu’il y arrive lié, garrotté et que, pour s’armer et se garantir, il est dans l’obligation de recourir aux dépouilles d’autrui ; que la nature a revêtu toutes les autres créatures de coquilles, de gousses, d’écorce, de poils, de laine, de piquants, de cuir, de bourre, de plumes, d’écailles, de toison, de soie, suivant les besoins de chacune ; qu’elle les a armées de griffes, de dents, de cornes pour attaquer et se défendre, leur enseignant même ce qui leur est particulier comme nager, courir, voler, chanter, alors que l’homme ne peut, sans apprentissage, ni marcher, ni parler, ni manger et qu’il ne sait que pleurer : « Semblable au nautonier que la tempête a jeté sur le rivage, l’enfant git à terre, nu, sans parole, dénué de tous les secours de la vie, au moment où la nature vient de l’arracher avec effort du sein maternel pour le produire à la lumière. Il remplit l’air de ses vagissements, et il a raison, tant de maux l’attendent à son passage ici-bas ! Au contraire, les animaux domestiques et les bêtes féroces croissent sans peine ; ils n’ont besoin ni de hochets, ni des caresses et du langage enfantin d’une nourrice ; la différence des saisons ne les oblige pas à changer de vêtements ; enfin, il ne leur faut ni armes, ni hautes murailles pour se mettre en sûreté, parce que la nature, de son sein fécond, a largement pourvu à tous leurs besoins (Lucrèce). »
Il ne tiendrait qu’à nous de nous passer de vêtements et, sans culture, nous pourrions trouver partout notre nourriture. — Ces plaintes ne sont pas justifiées ; il y a dans l’organisation du monde une plus grande égalité et plus d’uniformité. Notre peau, tout comme celle des animaux, est à même d’opposer une résistance suffisante aux injures du temps ; à preuve : plusieurs peuplades qui n’ont pas encore fait usage de vêtements ; nos ancêtres les Gaulois qui n’étaient guère vêtus, pas plus que ne le sont nos voisins les Irlandais dont le climat est si froid. Mais nous en jugeons encore mieux par nous-mêmes, car toutes les parties de notre corps : [5] le visage, les pieds, les mains, les jambes, les épaules, la tête, qu’il nous plaît, suivant ce qui est dans nos habitudes, d’exposer au vent et à l’air, les supportent bien. S’il est en nous une partie faible qui semble devoir redouter le froid, c’est bien l’estomac où se fait le travail de la digestion ; nos pères l’avaient à découvert et nos dames, si molles et si délicates qu’elles soient, vont parfois leurs vêtements entr’ouverts jusqu’au nombril. — L’emmaillotement des enfants, les précautions qu’on prend pour leur soutenir le corps, ne sont pas non plus indispensables ; les mères lacédémoniennes élevaient les leurs, en laissant toute liberté de mouvements à leurs membres, sans les attacher, ni les contenir. — Si nous pleurons, cela nous est commun avec la plupart des animaux ; il n’en est guère qu’on ne voie se plaindre et gémir longtemps encore après leur naissance ; cela convient bien à l’état de faiblesse dans lequel ils se sentent. — Pour ce qui est de manger, c’est, chez nous comme chez eux, une chose naturelle qui vient sans qu’on l’apprenne, « car chaque animal sent sa force et ses besoins (Lucrèce) », et il est douteux qu’un enfant, arrivé à avoir la force de se nourrir, ne sût trouver sa nourriture : la terre la produit et la lui offre en quantité bien suffisante sans qu’il soit besoin ni de culture, ni de préparation d’aucun genre ; pas en tous temps, à la vérité, mais, sur ce point, les bêtes sont dans les mêmes conditions, ce que témoignent les provisions que nous voyons faire aux fourmis et à d’autres, pour parer aux saisons stériles de l’année.
Ces nations récemment découvertes qui vivent dans l’abondance de viande et de boisson naturelle qu’elles ont à leur portée, sans avoir à s’en préoccuper ni à s’en occuper, nous montrent que le pain n’est pas la seule nourriture de l’homme, et que, sans qu’il soit besoin de labourer, la nature, en bonne mère, avait copieusement pourvu à tout ce qu’il nous faut, probablement même avec plus de prodigalité et de richesse qu’elle ne le fait à présent que nous sommes intervenus dans ses productions : « À l’origine, la terre produisait d’elle-même et fournissait à l’homme les plus riches moissons, le raisin joyeux, les fruits murs et les gras pâturages. Aujourd’hui, à peine accorde-t-elle ses richesses à un travail continu ; nous en sommes réduits à épuiser nos bœufs et les forces du laboureur (Lucrèce) » ; mais les exigences déraisonnables de nos appétits croissent plus encore que ce que nous pouvons imaginer pour les satisfaire.
L’homme est naturellement mieux armé que beaucoup d’autres animaux ; et il n’est pas le seul qui, pour augmenter ses forces, recoure à des moyens artificiels. — Pour ce qui est des armes, la nature nous en a fournis plus que la plupart des animaux : nos membres sont susceptibles de plus de mouvements que les leurs et nous en tirons naturellement meilleur parti, sans nous y être exercés au préalable ; nous voyons les hommes qui sont dressés à combattre tout nus, affronter les mêmes dangers que ceux que nous pouvons affronter nous-mêmes ; et si, sous ce rapport, certains animaux ont de l’avantage sur nous, nous l’emportons sur nombre d’autres. Nous possédons d’instinct, sans qu’elle nous ait été inculquée, la précaution d’accroître notre force et de nous protéger en recourant à des mouvements artificiels. L’éléphant aiguise et appointe les dents dont il use dans le combat (il en a de spéciales à cet effet, qu’il ménage et dont il ne se sert qu’à cet usage) ; le taureau, en pareille circonstance, s’entoure d’un nuage de poussière qu’il forme en frappant le sol avec le pied ; le sanglier affile ses défenses ; l’ichneumon qui va en venir aux prises avec le crocodile, se protège en enduisant complètement son corps d’une couche épaisse de limon bien pétri qui forme croûte et dans laquelle il est comme dans une cuirasse ; n’est-il pas tout aussi naturel pour nous de nous fabriquer des armes, en ayant recours au bois et au fer ?
Notre langage est chose factice, mais il y a lieu de penser qu’à l’instar des autres animaux, nous sommes susceptibles d’avoir un parler naturel. — Quant au langage de l’homme, il est certain que si on peut dire qu’il n’est pas le fait de la nature, il faut, d’autre part, reconnaître aussi que ce n’est pas chose qui lui soit indispensable. Je crois cependant qu’un enfant qui aurait été élevé dans un isolement absolu, sans relations avec le reste du genre humain (expérience difficile à faire), arriverait à avoir une sorte de parole, pour exprimer ce qu’il conçoit. Il n’est pas croyable en effet que nous soyons privés par la nature de cette ressource qu’elle a donnée à quelques animaux ; car est-ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s’appeler les uns les autres à l’aide, de se convier à l’amour, en donnant de la voix ? Pourquoi ne parleraient-ils pas entre eux ? ils nous parlent et nous leur parlons bien. Que de choses, par exemple, ne disons-nous pas à nos chiens et sur lesquelles ils nous répondent ? Le langage que nous leur tenons, les termes que nous employons avec eux sont autres qu’avec les oiseaux, qu’avec les pourceaux, les bœufs, les chevaux ; selon l’espèce à laquelle appartient l’animal, nous nous servons d’un idiome approprié : « Ainsi, dans une noire fourmilière, on voit des fourmis s’aborder, chacune peut-être pour se rendre compte des desseins de l’autre et si elle a besoin de son concours (Dante). » Il me semble même que Lactance admet non seulement que les bêtes parlent, mais qu’elles rient. — La différence de langage qui se voit chez l’homme, suivant la contrée qu’il habite, se reproduit chez les animaux d’une même espèce : Aristote cite, comme exemple à l’appui, le chant de la perdrix qui varie suivant qu’elle se trouve en pays de plaine ou de montagne : « Divers oiseaux changent de voix suivant la diversité des temps ; il en est auxquels une nouvelle saison inspire un nouveau ramage (Lucrèce). » — Reste à savoir quel langage parlerait cet enfant ; mais ce que l’on en peut conjecturer, n’a pas grande apparence d’être ce qui serait. Si, à ce que j’en dis, on oppose que les sourds, qui le sont de naissance, ne parlent pas, je répondrai que ce n’est pas seulement parce qu’on n’a pas pu leur apprendre à parler en se faisant entendre d’eux, mais plutôt parce qu’il existe une corrélation naturelle entre le sens de l’ouïe dont ils sont privé et la parole ; il semble que, quand nous parlons, il faille, d’abord, que ce que nous disons, nous le disions à nous-mêmes et que nos oreilles le perçoivent, avant d’aller impressionner les oreilles des autres.
En somme, l’homme n’est ni au-dessus ni au-dessous du reste des animaux. — Tout cela est pour établir la ressemblance qu’il y a entre tous les êtres de la création, nous ramener et nous replacer dans l’ensemble des créatures. Nous ne sommes ni au-dessus ni au-dessous d’elles ; tout ce qui est sous la voûte céleste, dit le sage, est soumis à la même loi et aux mêmes conditions : « Tout porte les chaînes de la fatalité. (Lucrèce). » Il y a des différences, il y a des ordres, des degrés divers ; mais d’une façon générale, les caractères essentiels sont les mêmes : « Chaque chose a son organisation propre, et toutes conservent les différences que la nature a mises entre elles (Lucrèce). »
Il faut contenir l’homme et le contraindre à ne pas franchir les barrières de l’enceinte commune. En réalité le malheureux ne saurait du reste les enjamber, lié qu’il est par les entraves qui le retiennent, l’assujettissent à toutes les obligations des autres créatures de même ordre, et cela dans des conditions qui n’ont rien de particulier. Il ne jouit en effet d’aucune prérogative effective surpassant notablement la règle commune et portant sur des points essentiels ; celle qu’il s’attribue, soit qu’il y croie, soit par fantaisie, n’existe pas et n’a même pas l’apparence de la réalité. Et lors même qu’il en serait ainsi que, seul de tous les animaux, il aurait cette liberté d’imagination, ce déréglement de la pensée qui font qu’à volonté il se représente ce qui est et ce qui n’est pas, le vrai et le faux, ce serait là un avantage qui lui reviendrait bien cher et dont il n’aurait guère à tirer vanité, car c’est la source principale des maux qui l’accablent : le péché, la maladie, l’indécision, le trouble, le désespoir.
Les bêtes, comme les hommes, sont susceptibles de réflexion. — C’est pourquoi, pour revenir à mon sujet, je dis qu’il n’y a pas de raison pour penser que les bêtes font instinctivement et parce qu’elles obéissent à une force à laquelle elles ne peuvent se soustraire, ce que nous-mêmes faisons de notre plein gré et avec le secours de l’art. Les mêmes effets nous portent à conclure que les facultés qui les produisent sont les mêmes, et que, plus ces effets sont riches, plus riches sont ces facultés, ce qui nous oblige à confesser que les mêmes raisonnements, les mêmes moyens que les nôtres si même ils ne sont meilleurs que ceux d’après lesquels nous agissons, sont employés par les animaux dans ce qu’ils font.
Pourquoi supposer que chez eux l’action est machinale alors que chez nous-mêmes nous ne la ressentons pas telle ? Sans compter qu’il est plus honorable d’être amené à agir comme il convient, par le fait d’une contrainte qui s’impose naturellement à nous et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, ce qui nous remet davantage encore sous la main de Dieu, que d’avoir l’obligation de le faire, sous l’effet de notre libre arbitre, demeurant exposés à en user avec témérité et au hasard ; dans de telles conditions, le plus sûr est encore de nous en remettre à la nature du soin de diriger notre manière de faire. Mais notre présomption est si vaniteuse que nous préférons devoir ce dont nous sommes capables, à notre propre force plutôt qu’à sa libéralité ; que nous enrichissons les animaux de biens naturels, auxquels nous renonçons pour nous-mêmes, trouvant plus honorables et plus nobles des biens qu’il nous faut acquérir ; et cela, à mon avis, par simplicité d’esprit, car je priserais bien autant des grâces qui me seraient personnelles et innées, que d’autres qu’il m’aurait fallu mendier et qui auraient nécessité un apprentissage ; il n’est pas en notre pouvoir de nous procurer meilleure recommandation que d’être favorisé de Dieu et de la nature.
Les habitants de la Thrace qui entreprennent de traverser sur la glace une rivière qui est gelée, prennent un renard qu’ils lâchent devant eux. On voit alors l’animal, avant de s’engager, approcher l’oreille le plus près possible de la surface, pour sentir à quelle distance, plus ou moins grande, il entend le bruit de l’eau qui coule au-dessous ; et, selon qu’il apprécie que la glace a plus ou moins d’épaisseur, il avance ou recule. Ne sommes-nous pas fondés à penser qu’il se fait dans sa tête le travail rationnel qui se ferait dans la nôtre, conséquence du bon sens naturellement inné en lui comme en nous : « Ce qui fait du bruit, remue ; ce qui remue, n’est pas gelé ; ce qui n’est pas gelé est liquide et ce qui est liquide enfonce sous le poids d’un fardeau. » Attribuer uniquement l’action du renard à la pénétration de son ouïe sans qu’il y ait réflexion de sa part et, par suite, sans qu’il en ait tiré de conclusion, est une chimère que notre esprit ne peut admettre. Il faut penser qu’il en est de même de tant de ruses et d’inventions auxquelles les bêtes ont recours, pour se défendre de ce que nous entreprenons contre elles.
Nous asservissons les bêtes, mais n’en est-il pas de même des hommes les uns vis-à-vis des autres ? — Si nous arguons de ce que nous avons l’avantage de pouvoir les captiver, de nous en servir, d’en user à notre volonté, cet avantage nous l’avons également les uns sur les autres ; c’est dans ces conditions que sont nos esclaves. — Les Climacides n’étaient-elles pas, en Syrie, des femmes qui se mettaient à terre à quatre pattes pour servir de marche-pied et d’échelle aux dames pour monter dans leurs chars ? — Combien de gens libres font abandon de leur vie et de leur être à la puissance d’autrui pour de bien légers bénéfices ? — Dans la Thrace, les femmes et les concubines se disputaient la faveur d’être tuées sur le tombeau de leur mari. — Les tyrans ont-ils jamais manqué d’hommes se mettant à leur complète dévotion, alors même que quelques-uns allaient jusqu’à leur imposer de les accompagner dans la mort comme pendant leur vie ? Des armées entières ne se sont-elles pas liées, par cette même obligation, vis-à-vis de leur capitaine ? — La formule du serment de ces rudes escrimeurs à outrance qu’étaient les gladiateurs, portait : « Nous jurons de nous laisser enchaîner, brûler, frapper, tuer par le glaive, de souffrir tout ce que de loyaux gladiateurs sont exposés à endurer pour leur maître légitime, engageant solennellement notre corps et notre âme à son service. » « Brûle-moi la tête, si tel est ton bon plaisir ; transperce-moi le corps d’un glaive ou déchire-moi le dos à coups de fouet (Tibulle). » C’était bien une réelle obligation, et, certaines années, il y en avait plus de dix mille qui la contractaient et auxquels elle coûtait la vie. — Les Scythes, à la mort de leur roi, étranglaient sur son corps sa concubine favorite, son échanson, son écuyer, son chambellan, l’huissier préposé à la porte de sa chambre et son cuisinier. À l’anniversaire de sa mort, ils tuaient cinquante chevaux montés par cinquante pages empalés du bas du dos au gosier, les laissant en cet état, exposés autour de la tombe, pour glorifier le mort. — Les hommes qui se mettent à notre service, le font à meilleur marché et dans des conditions moins agréables et moins avantageuses que celles dans lesquelles sont nos oiseaux, nos chevaux et nos chiens, pour lesquels nous nous astreignons à bien des soucis, au point que le dernier de nos serviteurs ne ferait probablement pas pour son maitre ce que les princes s’honorent de faire pour ces bêtes. — Diogène, voyant ses parents en peine pour le racheter de la servitude, disait : « Ils sont fous ; celui-là qui m’entretient et me nourrit, me rend service. » Ceux qui entretiennent des bêtes, devraient dire également qu’ils en sont les serviteurs et non pas qu’ils s’en servent. — Les animaux ont encore ceci de plus généreux que nous, c’est que jamais, par manque de cœur, un lion ne s’est fait l’esclave d’un autre lion, ni un cheval d’un autre cheval.
Les animaux pratiquent la chasse comme fait l’homme, parfois de commun accord. — De même que nous allons à la chasse des bêtes, les tigres et les lions vont à la chasse de l’homme ; et, cet exercice, les animaux le pratiquent les uns par rapport aux autres : les chiens chassent le lièvre, les brochets les tanches, les hirondelles les cigales, les éperviers les merles et les alouettes : « La cigogne nourrit ses petits de serpents et de lézards trouvés dans les lieux sauvages ; l’aigle, ministre de Jupiter, chasse dans les forêts le lièvre et le chevreuil (Juvénal). » — Nous partageons le produit de nos chasses avec nos chiens et nos oiseaux qui sont avec nous à la peine et dont nous utilisons les qualités cynégétiques. — En Thrace, au delà d’Amphipolis, chasseurs et faucons sauvages partagent équitablement, par moitié, le gibier qu’ils prennent ; sur les bords du Palus Méotide, les loups auxquels le pêcheur ne laisse pas, de bonne foi, part égale de sa pêche, détruisent aussitôt ses filets. — Nous avons des chasses où il est plus fait emploi de l’adresse que de la force telles sont la chasse avec des collets, celle à la ligne armée d’hameçon ; les bêtes en pratiquent de semblables. Aristote dit que la Seiche projette de son corps un long boyau semblable à une ligne, qu’elle va déroulant sur un long parcours et qu’elle peut replier en elle à volonté ; chaque fois qu’elle voit un petit poisson s’en approcher, elle lui laisse mordre l’extrémité de ce boyau et demeure elle-même cachée dans le sable ou la vase ; petit à petit, elle retire alors son boyau, entraînant le poisson jusqu’à ce que l’ayant amené tout près d’elle, d’un saut elle puisse l’attraper.
La force de l’homme est inférieure à celle de bien des animaux. — Pour ce qui est de la force, il n’est pas d’animal au monde, en butte à plus d’offenses que l’homme. Sans parler de la baleine, de l’éléphant, du crocodile, ni de tels autres animaux dont un seul, aux prises avec un plus ou moins grand nombre d’hommes, est capable de s’en défaire, les poux suffisent pour clore la dictature de Sylla, un animalcule a facilement raison à son déjeuner du cœur et de la vie d’un puissant empereur à l’épogée de la grandeur.
Les bêtes savent discerner ce qui leur est utile, soit pour leur subsistance, soit en cas de maladie. — Nous disons que c’est à la science, à une connaissance résultant de la pratique et du raisonnement que l’homme doit de discerner les substances utiles à son alimentation et au traitement de ses maladies, de celles qui n’y sont pas propres ; de reconnaître les propriétés de la rhubarbe et du polypode. Pourquoi n’attribuons-nous pas de même à la science et à la prudence les faits de même ordre que présentent les animaux, quand nous voyons les chèvres de Candie, lorsqu’elles sont blessées, entre un million de plantes, choisir le dictame pour se guérir ; la tortue recourir sans retard à l’origan pour se purger, quand elle a mangé de la vipère ; le dragon s’éclaircir la vue et soigner ses yeux avec du fenouil ; les cigognes s’administrer elles-mêmes des clystères avec de l’eau de mer ; les éléphants retirer de leur propre corps et de celui de leurs congénères, et même des blessures reçues par leur maître (ainsi que nous en fournit un exemple le roi Porus que vainquit Alexandre), les javelots et les dards qui les ont atteints dans le combat, et faire cette opération si adroitement, que nous ne saurions mieux nous y prendre pour épargner la douleur au patient ? Alléguer, pour déprécier les animaux, qu’en cela ils obéissent uniquement à ce que leur inspire et leur enseigne la nature, que ces notions leur sont innées, ne fait pas que, chez eux aussi, ce ne soit science et prudence ; c’est simplement reconnaître qu’ils possèdent ces deux qualités à un plus haut degré que nous, pour le plus grand honneur de cette maîtresse d’école hors de pair.
Exemple de raisonnement chez un chien. — Chrysippe qui, en toutes autres choses, se montre aussi dédaigneux que n’importe quel autre philosophe de la condition inférieure des animaux, convient que lorsqu’il réfléchit sur les mouvements d’un chien à la recherche de son maître qu’il a perdu, ou à la poursuite d’un gibier qui lui échappe, et qui, arrivé à un carrefour où s’embranchent trois chemins, après avoir pris l’un, puis un second, et avoir reconnu que ni l’un ni l’autre n’offrent trace de ce qu’il cherche, enfile le troisième sans hésiter, il est contraint de confesser qu’il faut que l’animal se soit tenu le raisonnement suivant : « J’ai suivi les traces de mon maître jusqu’à ce carrefour ; il a dû nécessairement prendre l’un de ces trois chemins ; or, il n’a suivi ni celui-ci, ni celui-là ; donc, infailliblement, il est passé par cet autre. » Et, fort de cette déduction, il ne se consulte plus sur le troisième chemin, ne songe même pas à s’assurer s’il y trouvera des traces confirmant sa conclusion, il le prend obéissant à la force de son raisonnement. Cet effort de dialectique, cet emploi de propositions examinées d’abord séparément, puis ensemble, pour en arriver à une déduction logique, n’a-t-il pas autant de valeur si le chien y est amené de lui-même, que s’il y avait été conduit par les leçons reçues de Trapezonce ?
Les bêtes sont capables d’être instruites. — On ne peut même pas dire que les bêtes soient incapables de recevoir une instruction comme se donne la nôtre : aux merles, aux corbeaux, aux pies, aux perroquets, nous apprenons à parler et ils s’y prêtent si facilement, leur organe est si souple, si maniable, se plie si aisément à l’émission des sons que nous voulons lui faire produire pour les amener à prononcer un certain nombre de lettres et de syllabes, qu’il est évident qu’il se fait en eux un raisonnement grâce auquel nous les trouvons si disposés et si portés de bonne volonté à apprendre. — Chacun a probablement vu, au point d’en être rassasié, les singeries qu’en si grand nombre les bateleurs enseignent à leurs chiens ; les danses exécutées en cadence par ces animaux, sans qu’ils aillent jamais à contre-temps avec la musique qui les accompagne ; les tours et les sauts qu’ils leur font faire à leur commandement. — Ce que font les chiens dont se servent les aveugles pour se conduire dans les villes comme dans les campagnes, bien que ce soit chose courante, me transporte encore plus d’admiration. Je me prends à contempler comme ils s’arrêtent à certaines portes où ils ont l’habitude de recevoir l’aumône, comme ils évitent les voitures et les charrettes alors qu’ils pourraient croire avoir assez de place pour passer. J’en ai vu un qui, longeant un fossé de la ville, abandonnait un sentier plan et bien battu pour en suivre un autre plus mauvais, afin que son maître se trouvât moins près du fossé. Comment avait-on pu faire comprendre à ce chien qu’il avait pour mission de se préoccuper uniquement de la sûreté de son maitre sans s’inquiéter, dans l’accomplissement de cette tâche, de ses propres commodités ? Comment pouvait-il savoir que tel chemin, assez large pour lui, ne l’était pas suffisamment pour un aveugle ? cela peut-il s’expliquer sans admettre de raisonnement de sa part ?
Il ne faut pas oublier ce que Plutarque conte d’un chien qu’il a vu, à Rome, au théâtre Marcellus, où se trouvait l’empereur Vespasien le père. Ce chien était employé par un bateleur dans une pièce à plusieurs tableaux et à plusieurs personnages, où il avait un rôle. Il devait, entre autres choses, pendant un temps donné, contrefaire le mort pour avoir mangé certaine drogue. Après avoir avalé le pain qui était censé la drogue en question, il se mettait d’abord à trembler et à vaciller sur ses pattes, comme s’il avait des étourdissements, et finalement il s’étendait à terre et se raidissait comme s’il était mort, se laissant trainer et tirer d’un endroit à un autre, comme le comportait le sujet de la pièce. Puis, quand il estimait le moment venu, il commençait à remuer tout doucement comme s’il sortait d’un profond sommeil, levait la tête, regardait çà et là d’une façon qui étonnait tous les assistants.
Les bœufs employés à l’arrosage dans les jardins royaux de Suse, faisaient tourner de grandes roues munies de seaux qui puisaient l’eau, système dont certains font usage dans le Languedoc. Ces bœufs devaient chacun faire faire cent tours à la roue ; ils connaissaient si bien ce nombre que, lorsqu’il était atteint, il était impossible, par n’importe quel moyen, d’en obtenir davantage : leur tâche était accomplie, ils s’arrêtaient net. Nous, nous arrivons à l’adolescence avant de savoir compter jusqu’à cent, et des nations viennent d’être découvertes qui n’ont aucune notion des nombres.
Quelques-unes instruisent les autres ; il y en a qui s’instruisent elles-mêmes. — Instruire les autres demande encore plus de raisonnement que s’instruire soi-même. Laissons de côté ce qu’en pensait Démocrite qui s’attachait à prouver que nous tenons des bêtes la plupart des arts qui sont à notre connaissance, que, par exemple, l’araignée nous a appris à lisser et à coudre, l’hirondelle à bâtir, le cygne et le rossignol la musique, et que c’est en imitant certains animaux, que nous avons été initiés à la médecine. Aristote croit que les rossignols enseignent à leurs petits à chanter et y consacrent du temps et du soin ; il s’ensuivrait que ceux que nous élevons en cage, qui ne peuvent apprendre avec leurs parents, perdent beaucoup du charme de leur chant ; nous en pouvons conclure que ce chant s’améliore par les efforts et l’étude. Même pour ceux qui sont en liberté, le degré de perfection qu’il leur est possible d’atteindre n’est pas le même pour tous ; il varie avec l’aptitude de chacun. Ils sont jaloux de leur talent et luttent parfois à qui en montrera le plus, et apportent dans cette lutte une si grande émulation, qu’on en a vu mourir, le souffle venant à leur manquer, avant qu’ils ne se résignent à s’avouer vaincus en cessant leur chant. Les plus jeunes travaillent mentalement, s’appliquant à reproduire les airs qu’ils entendent ; l’élève écoute la leçon que lui donne celui qui l’instruit, y apportant une grande attention afin de s’en bien pénétrer ; tour à tour l’un se tait, l’autre chante ; on voit le précepteur corriger les fautes de son élève, ou sent qu’il lui adresse des reproches.
J’ai vu, dit Arrien, une troupe d’éléphants, dans laquelle l’un d’eux jouait des cymbales ; il en avait une attachée à chacune de ses cuisses, une autre à sa trompe. Au son de cette musique, les autres dansaient en rond, se dressant, s’inclinant en cadence, observant la mesure marquée par l’instrument ; c’était un harmonieux ensemble qui faisait plaisir. — Aux spectacles de Rome, se voyaient d’ordinaire des éléphants dressés à se mouvoir, à exécuter au son de la voix, des danses à plusieurs figures, compliquées de cadences variées très difficiles à apprendre. On en a vu qui, tout seuls, répétaient leur leçon et s’exerçaient avec soin et application, pour n’être pas réprimandés et battus par leurs maîtres.
Cette autre histoire d’une pie, que Plutarque, lui-même, garantit, est bien singulière. Cette pie était dans la boutique d’un barbier de Rome ; elle contrefaisait à merveille, avec la voix, tout ce qu’elle entendait. Un jour, des trompettes s’arrêtent devant la boutique et y restent longtemps à sonner. Le reste de la journée et le lendemain, la pie demeura pensive, muette, mélancolique ; tout le monde en était étonné et pensait que, surprise et étourdie du bruit des trompettes, elle en avait perdu la voix, en même temps qu’elle en avait été assourdie. On finit par s’apercevoir que c’était parce qu’elle s’était recueillie en elle-même et livrée à une profonde étude, méditant, préparant sa voix à imiter le son de ces trompettes ; de telle sorte que la première fois qu’elle se reprit à se faire entendre, ce fut pour exprimer leurs airs au mieux de ce qui se pouvait, dans la même mesure et avec toutes leurs nuances ; en adoptant ce nouveau répertoire, elle fut prise de dédain pour ce qu’auparavant elle savait dire et que, dès lors, elle laissa complètement de côté.
Industrie d’un chien qui veut boire l’huile du fond d’une cruche. — Je ne veux pas omettre cet autre exemple d’un chien, dont ce même Plutarque dit avoir été témoin, d’un bateau à bord duquel il était (je ne raconte pas ces faits dans l’ordre où il les donne ; cet ordre m’importe peu, car je n’entends pas apporter plus de classement dans les exemples que je cite, que je n’en observe dans le reste de mon ouvrage). Ce chien, furetant sur la plage, était fort en peine pour laper de l’huile qui se trouvait au fond d’une cruche et à laquelle il ne pouvait parvenir avec sa langue, parce que l’orifice du vase était trop étroit. Pour y arriver, il se mit à aller chercher des cailloux et à les jeter dans la cruche, jusqu’à ce qu’il eut fait monter l’huile à hauteur des bords du vase de manière à pouvoir l’atteindre ; n’est-ce pas là le fait d’un esprit bien subtil ? — On dit que les corbeaux de Barbarie agissent de même quand le niveau de l’eau qu’ils veulent boire, est trop bas.
Subtilité et pénétration des éléphants. — Cela n’est pas sans quelque rapport avec ce que Juba, un des rois de ces contrées, rapporte des éléphants. Pour s’emparer d’eux, on prépare des fosses profondes, que l’on recouvre de menues broussailles qui les masquent à leur vue ; s’ils viennent à y tomber, ils y demeurent prisonniers. Quand, à force d’adresse, ceux qui les chassent ont amené l’un d’eux à s’y prendre, ses compagnons apportent en hâte quantité de pierres et de pièces de bois pour combler la fosse et faciliter sa sortie. — Du reste, l’industrie de cet animal ressemble sous tant d’autres rapports à l’industrie humaine que, si je voulais relater en détail tout ce qui a été relevé à cet égard, j’arriverais aisément à prouver ce que j’avance d’ordinaire qu’il y a plus de différence entre tel homme et tel autre, qu’entre tel animal et tel homme. — Le gardien d’un éléphant appartenant à un particulier de la Syrie, lui dérobait à chaque repas la moitié de la ration qui lui revenait ; un jour, le maître de l’animal voulut lui-même s’occuper de lui : il versa dans sa mangeoire la quantité exacte d’orge qui lui revenait. L’éléphant, regardant d’un mauvais œil son gardien, sépara cet orge en deux avec sa trompe et, mettant à part l’une des deux moitiés, révéla par là le tort qu’on lui faisait. — Un autre avait un gardien qui mélangeait des pierres à ce qu’il lui donnait à manger, pour en accroitre la mesure ; l’animal, s’approchant du pot où ce gardien faisait cuire sa viande pour son repas, le lui remplit de cendres. — Ce sont là des faits particuliers, mais ce que tout le monde a vu, ce que chacun sait, c’est que jadis, dans toutes les armées des peuples de l’Orient, les éléphants en constituaient l’un des éléments les plus importants et, dans les combats, produisaient des effets plus grands, sans comparaison, que ceux que nous obtenons à présent de notre artillerie qui, dans un ordre de bataille régulier, occupe à peu près la place qu’y tenaient alors les éléphants (ce dont peuvent se rendre aisément compte ceux qui connaissent l’histoire ancienne) : « Leurs ancêtres avaient été employés par le carthaginois Annibal, par nos généraux romains et par le roi d’Epire ; ils transportaient sur leur dos des cohortes ou des tours que l’on voyait s’avancer au milieu de la mêlée (Juvénal). » — Il fallait bien que ce fut en connaissance de cause qu’on eût confiance en ces bêtes et en leur raisonnement, puisqu’on les faisait marcher en tête de l’armée, à une place où le moindre arrêt causé par leur grosseur et leur pesanteur, le moindre effroi qui les eût fait rétrograder sur les gens de leur parti, pouvaient tout perdre ; et, de fait, il s’est vu peu d’exemples où il soit arrivé qu’ils se rejetassent sur leurs troupes, tandis qu’il nous advient de nous rejeter les uns sur les autres et de nous mettre ainsi en déroute. Ils étaient chargés d’effectuer non un simple mouvement, mais encore d’évoluer pendant le combat. — Ainsi en usaient les Espagnols lors de la récente conquête des nouvelles Indes, avec des chiens auxquels une solde était allouée et qui, en outre, participaient eu butin. Ces chiens montraient autant d’adresse que d’à propos pour poursuivre ou s’arrêter après un succès, charger l’adversaire ou battre en retraite suivant les circonstances, distinguer amis et ennemis, qu’ils apportaient d’ardeur et de ténacité quand ils se trouvaient aux prises. — Nous admirons et apprécions davantage les choses qui ont un caractère de particularité que celles dont nous sommes journellement témoins, sans cela je ne me serais pas livré à cette longue énumération ; car je crois que rien qu’en examinant de près ce que nous voyons chez les animaux qui vivent auprès de nous, nous y relèverions des faits aussi remarquables que ceux que l’on va chercher dans des pays et des temps autres que les nôtres. C’est toujours une même nature dont le cours va se déroulant, et celui qui connaîtrait suffisamment l’état présent, pourrait en conclure à coup sur l’avenir et le passé.
D’homme à homme, nous traitons de sauvages ceux qui n’ont pas nos usages ; nous nous étonnons de même de tout ce que nous ne comprenons pas chez les animaux. — J’ai vu autrefois, parmi nous, des hommes venus par mer de lointains. pays ; parce que nous ne comprenions pas du tout leur langage, et que leurs façons, comme leur contenance et leurs vêtements, ne ressemblaient en rien aux nôtres, tous nous les estimions des sauvages et des brutes ! Nous attribuions à leur stupidité et à leur bêtise, de les voir garder le silence, de ne pas parler le français, d’ignorer nos baisements de main, nos révérences contournées, notre attitude, notre maintien sur lesquels, sous peine d’être incorrects, nous voudrions voir se modeler tout ce qui appartient à l’espèce humaine. Nous condamnons tout ce qui nous semble étrange, et aussi ce que nous ne comprenons pas ; c’est ce qui arrive dans l’appréciation que nous portons sur les bêtes. Sous certains rapports, elles ont de la ressemblance avec nous, et nous pouvons alors, par comparaison, former sur ces points communs quelques conjectures ; mais que savons-nous de ce qui leur est propre ? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oiseaux et la plupart des animaux qui vivent avec nous, reconnaissent notre voix et répondent à notre appel, ce que faisait aussi la murène de Crassus qui allait à lui quand il l’appelait ; ce que font également les anguilles qui sont dans la fontaine d’Aréthuse. Il nous est possible d’en juger par nous-mêmes, car assez souvent j’ai vu des viviers dont les poissons accouraient pour manger, à un appel formulé d’une certaine façon par ceux qui en prennent soin : « Chacun a son nom et accourt à la voix du maître qui les appelle (Martial). »
Il semble que, chez l’éléphant, il y ait trace de sentiment religieux. — Nous pouvons dire aussi que les éléphants ont un certain sentiment de la religion ; on les voit, en effet, après leurs ablutions et leurs purifications, élever leur trompe comme des bras vers le ciel et, les yeux fixés vers le soleil levant, demeurer ainsi en contemplation, pendant un certain temps, à certaines heures de la journée, livrés à la méditation, et cela, de leur propre mouvement, sans y avoir été instruits ni y être obligés. Pour ce qui est des autres animaux chez lesquels nous ne voyons rien de semblable, il ne nous est pas possible, nonobstant, d’en conclure qu’ils soient sans religion, ne pouvant arguer ni pour, ni contre, de ce qui nous est caché.
Les échanges d’idées entre des animaux auxquels la voix fait défaut ne sauraient se nier. — Le fait suivant, que cite le philosophe Cléanthe, présente quelque analogie avec ce que nous pratiquons nous-mêmes. Il a vu, raconte-t-il, des fourmis, partant de leur fourmilière, porter vers une autre le corps d’une fourmi qui était morte. De cette seconde fourmilière se détachèrent plu- sieurs autres fourmis qui vinrent au-devant des premières, comme pour parlementer avec elles. Après être demeurées un moment ensemble, les dernières s’en retournèrent pour aller, peut-on croire, conférer avec les autres fourmis de leur fourmilière ; puis elles revinrent, et cela à deux ou trois reprises différentes, probablement en raison des difficultés de la négociation. Enfin ces dernières apportèrent de leur tanière un ver de terre comme rançon de la morte. Les premières chargèrent ce ver sur leur dos et l’emportèrent chez elles, laissant aux autres le corps de la trépassée. Cléanthe voit là une preuve que, si certains animaux n’ont pas de voix, il ne s’ensuit pas qu’ils soient dépourvus de moyen de communiquer entre eux et d’échanger leurs pensées, et que c’est une infériorité de notre nature, si nous ne pouvons participer, nous aussi, à ces relations, et sottise de notre part de vouloir nous en faire juges.
Facultés dont jouissent certains animaux et que nous ne possédons pas. — Les animaux font d’autres choses encore qui dépassent de beaucoup ce dont nous sommes capables, que nous ne parvenons pas à imiter, que notre imagination ne nous permet même pas de concevoir. — Plusieurs historiens ont rapporté que dans la grande et dernière bataille navale qu’Antoine perdit contre Auguste, sa galère amirale fut arrêtée dans sa marche par ce petit poisson que les Latins nomment « Remora », à cause de la propriété qu’il possède d’arrêter tout navire, quel qu’il soit, auquel il s’attache. — L’empereur Caligula voguant avec une grande flotte sur la côte de Roumanie, la galère qu’il montait fut arrêtée net par ce poisson ; il le fit prendre alors qu’il était encore adhérent à la coque du bateau, et se trouva fort dépité qu’un si petit animal, fixé simplement à la paroi du navire par sa bouche (car c’est un poisson à coquille), fut capable de tenir tête à la mer, aux vents et à la force que pouvaient produire tous ses avirons ; s’étonnant aussi à très juste raison de ce que, dès qu’il se trouve hors de l’eau, il perde la force qu’il a quand il est dans son élément. — Un citoyen de Cyzique acquit jadis la réputation d’un très bon mathématicien, pour avoir pénétré la manière de faire du hérisson. Cet animal creuse sa tanière en y ménageant plusieurs ouvertures diversement orientées selon le vent qu’il prévoit, il bouche l’orifice qui correspond à cette direction ; d’après cela, notre homme, qui en avait fait la remarque, prédisait, dans son entourage, le vent qui allait souffler. — Le caméléon prend la couleur du milieu dans lequel il se trouve. Le poulpe va plus loin : il se donne la couleur qu’il veut, suivant les circonstances, soit pour se dérober à la vue d’un animal qu’il craint, soit pour en atteindre un qu’il veut attraper. Dans le caméléon, c’est un effet indépendant de lui-même ; chez le poulpe, c’est un effet de sa volonté. Notre visage change aussi parfois de couleur sous l’influence de la frayeur, de la colère, de la honte et d’autres passions encore ; c’est le résultat d’une cause qui l’impose, comme chez le caméléon ; sous l’effet de la jaunisse, notre teint jaunit, mais, alors, c’est indépendant de notre volonté. — Ces choses, que les animaux peuvent et que nous ne parvenons pas à égaler, sont une preuve que, sur certains points, ils ont des moyens plus développés que les nôtres et qui nous sont cachés ; comme il se peut, et cela est vraisemblable, qu’il s’en trouve qui soient dans des conditions et aient des facultés autres que rien ne nous révèle.
Les prédictions fondées jadis sur le vol des oiseaux, avaient peut-être leur raison d’être. — De tous les moyens de prédiction dans les temps passés, les plus anciens et aussi ceux présentant le plus de certitude, étaient tirés du vol des oiseaux ; nous n’avons rien de pareil, ni de si admirable. Il faut bien admettre que la manière dont battaient leurs ailes, d’où se déduisait la connaissance de l’avenir, devait provenir de quelque cause intimement liée à cette science de caractère si noble ; car s’en tenir à la lettre, attribuer de tels effets simplement à une cause naturelle, dont l’oiseau est inconscient, sans que son intelligence y soit pour quelque chose, sans qu’il s’y prête, sans qu’il y ait raisonnement de sa part, est une supposition évidemment fausse. — Cela admis, que dire de la torpille qui a la propriété d’engourdir les membres qui la touchent et qui, au travers même de la seine et autres filets, transmet cet engourdissement aux mains de ceux qui la touchent et la manient ? On dit même que si on fait couler sur elle un jet d’eau, l’engourdissement remontant le fil de l’eau, gagne la main qui la déverse et lui enlève la sensation du toucher. Cette propriété merveilleuse n’est pas inutile à la torpille, elle en a conscience et en use ; on la voit, en effet, quand elle est en quête d’une proie, se tapir dans la vase de telle sorte que les autres poissons glissant dessus, saisis et paralysés à son contact glacial, tombent en son pouvoir. — Les grues, les hirondelles et autres oiseaux de passage qui émigrent selon les saisons, témoignent assez qu’ils ont conscience d’être à même de deviner le temps, faculté qu’ils mettent à profit.
N’attribue-t-on pas aux chiennes de savoir discerner, dans une portée, le meilleur de leurs petits ? — Les chasseurs affirment que pour choisir, en vue de le conserver, le meilleur d’une portée de petits chiens, il n’y a qu’à mettre la mère à même d’effectuer elle-même ce choix : si on les emporte hors de leur gite, le premier qu’elle y rapportera sera toujours le meilleur ; si encore on fait semblant d’entourer ce gite de feu, ce sera à son secours qu’elle courra tout d’abord, ce qui montre bien qu’elle a une faculté de pronostiquer que nous n’avons pas, un moyen de juger ce que peuvent être ses petits, autre et plus perspicace que ce qui est en nous.
Sous bien des rapports, nous devrions prendre modèle sur les animaux. — Les bêtes naissent, engendrent, se nourrissent, agissent, se meuvent, vivent et meurent d’une façon tellement analogue à nous, que tout ce qu’à cet égard nous refusons d’admettre à leur compte dans les causes qui déterminent ces effets et que nous admettons pour nous-mêmes, parce que nous nous disons d’ordre supérieur, ne peut provenir de notre raison. — Pour nous conserver en bonne santé, les médecins nous conseillent de prendre exemple sur elles et de vivre à leur façon, et ce dicton populaire est de tous les temps : « Tenez-vous chaudement les pieds et la tête ; pour le reste, vivez comme font les bêtes. » — La génération est le principal des actes auxquels nous incite la nature ; pour son accomplissement, certaines positions de notre corps valent mieux que d’autres ; ici encore, les médecins admettent que celle que prennent les animaux est celle qui convient le mieux et qu’il n’y a qu’à faire comme eux : « On estime communément que, pour être féconde, l’union des époux doit se faire dans l’attitude des quadrupèdes, parce qu’alors la situation horizontale de la poitrine et l’élévation des reins favorisent la direction du fluide générateur (Lucrèce). » Les mouvements indiscrets et provocateurs que d’elle-même la femme a imaginé d’y ajouter, passent pour nuisibles, ils sont à interdire ; qu’elle prenne pour exemple ce que font les bêtes, chez lesquelles l’individu de leur sexe se comporte avec plus de modestie et de calme : « Les mouvements lascifs par lesquels la femme excite l’ardeur de son époux, sont un obstacle à la fécondation ; ils déplacent le soc du sillon et détournent les germes du but (Lucrèce). »
Ils ont le sentiment de la justice ; leur amitié est plus constante que celle de l’homme. — Si c’est faire acte de justice que de rendre à chacun ce qui lui est dû, les bêtes qui servent, aiment et défendent ceux qui les traitent bien, qui pour- suivent les étrangers, ceux qui maltraitent leurs amis et se montrent agressifs envers eux, font en cela quelque chose qui se rapproche de nos idées de justice ; ce même sentiment se retrouve encore dans la parfaite égalité qu’elles apportent dans les soins qu’elles donnent à leurs petits. — Pour ce qui est de leur attachement, il est chez elles incomparablement plus vif et plus constant que chez l’homme : À la mort du roi Lysimaque, son chien Hyrcan demeura obstinément sur le lit de son maitre, sans vouloir ni boire ni manger ; et le jour où le corps fut brûlé, il prit sa course et alla se jeter dans le feu et y périt. — Le chien d’un nommé Pyrrhus en agit de même il ne voulut pas bouger de son lit quand celui-ci mourut ; lorsqu’on enleva le corps, il se laissa emporter en même temps et, finalement, se lança dans le bucher sur lequel se consumaient les restes de son maître.
Dans leurs goûts, leurs affections, en amour, ils sont délicats, extravagants, bizarres comme nous-mêmes. — Il y a certains courants d’affection, que l’on désigne du nom de sympathie, qui naissent quelquefois en nous sans que la raison y ait part, et qui sont l’effet d’un sentiment tout fortuit ; tout comme nous, les bêtes en sont capables. C’est ainsi qu’on voit des chevaux s’éprendre les uns des autres, au point qu’on a bien de la peine à les faire vivre ou voyager séparément. On en voit qui se passionnent pour ceux des leurs de telle ou telle couleur, comme nous pouvons faire pour certains genres de physionomie ; quand ils en rencontrent de leur nuance favorite, aussitôt ils les approchent, leur font fête et leur manifestent la satisfaction qu’ils éprouvent ; tandis qu’ils prennent en aversion ceux d’autre nuance et ne les acceptent qu’à contre-cœur. — Les animaux ont, comme nous, des préférences en amour et savent faire un choix parmi les femelles qui s’offrent à eux ; ils ne sont pas exempts de jalousie, elle les rend irréconciliables et peut les porter à des actes extrêmes.
Les désirs des êtres animés ou sont dans la nature et répondent à des besoins réels, comme boire et manger, ou, tout en étant naturels, ne répondent pas à des nécessités absolues, tels ceux ayant trait aux rapports entre mâles et femelles ; enfin il en est qui ne sont pas dans la nature et ne répondent pas davantage à des besoins. Cette dernière catégorie comprend la plupart des désirs de l’homme qui portent presque exclusivement sur des choses superflues et des besoins factices. Il est, en effet, merveilleux de voir combien la nature se contente de peu, combien elle nous laisse peu de choses à désirer ; l’art de nos cuisiniers ne rentre pas dans ses prévisions : une olive par jour, au dire des stoïciens, suffit pour sustenter l’homme ; ce n’est pas elle qui nous incite à avoir des vins plus ou moins délicats, non plus qu’à ce que nous ajoutions à la satisfaction pure et simple de nos besoins amoureux : « La volupté ne lui semble pas plus vive dans les bras de la fille d’un consul (Horace). »
Ces désirs superflus, introduits en nous par l’ignorance de ce qui est bien et la prédominance d’idées fausses, sont en si grand nombre, que presque tous ceux que nous tenons de la nature ont dû leur céder la place ; il s’est produit à cet égard ni plus ni moins que ce qui surviendrait dans une cité où les étrangers seraient en si grand nombre, qu’ils en arriveraient à mettre dehors les habitants qui en sont originaires, absorbant l’autorité et le pouvoir que ceux-ci détenaient primitivement et finissant par l’usurper complètement et être seuls à l’exercer.
Les animaux sont, beaucoup plus que nous, soumis aux règles qui les régissent, et se maintiennent avec beaucoup plus de modération dans les limites que la nature leur a posées. Leur exactitude à les observer n’est cependant pas telle qu’ils ne puissent aussi parfois être portés à se livrer aux mêmes débauches que nous. C’est ainsi que, de même qu’il y a des hommes qui, sous l’empire de désirs violents à l’excès, sont portés à l’amour des bêtes, l’on voit des bêtes rechercher celui de l’homme, et des actes monstrueux de folie amoureuse se perpétrer entre animaux d’espèces différentes. — De ce nombre est l’éléphant qui, à Alexandrie, était auprès d’une jeune bouquetière le rival d’Aristophane le grammairien, auquel il ne le cédait en rien, dans les galanteries de poursuivant des plus passionnés qu’il prodiguait à cette jeune personne. Se promenant sur le marché où se vendaient les fruits, il en prenait avec sa trompe et les lui portait ; il ne la perdait de vue que le moins qu’il pouvait, lui passait quelquefois familièrement sa trompe sur la poitrine par-dessous son corsage et lui caressait les seins. On cite encore un lézard amoureux d’une jeune fille ; une oie qui, dans la ville d’Asopa, l’était d’un enfant ; un bélier qui éprouvait le même sentiment pour Glaucia, une chanteuse des rues, Tous les jours on voit des singes passionnément épris de la femme, comme aussi certains animaux s’adonner à des caresses amoureuses sur des individus mâles de leur espèce et de leur sexe. — Oppien et d’autres citent des faits tendant à prouver que dans leurs unions sexuelles, les bêtes respectent les liens de parenté, mais l’expérience nous fait voir que bien souvent c’est le contraire qui a lieu : « La génisse se livre sans honte à son père ; la cavale au cheval dont elle est née ; le bouc s’unit aux chèvres qu’il a engendrées et l’oiseau féconde l’oiseau qu’il a procréé (Ovide). »
Subtilité malicieuse d’un mulet. — En fait de malice ingénieuse de la part des animaux, en est-il de plus marquante que celle du mulet de Thalès le philosophe ? Chargé de sel, il traversait une rivière, quand, fortuitement, il fit un faux pas ; les sacs qu’il portait furent complètement mouillés, le sel se fondit et la charge en devint plus légère. L’animal s’en aperçut et, depuis, ne manquait jamais, dès qu’il rencontrait un ruisseau, de s’y plonger lui et sa charge, jusqu’à ce que, découvrant sa malice, son maitre le fit charger de laine ; ce qui advint ne faisant plus son compte, l’animal cessa son manège.
Certaines bêtes paraissent sujettes à l’avarice ; d’autres sont fort ménagères. — Il est des animaux qui présentent, dans leur manière de faire, les signes caractéristiques de l’avarice ; on les voit cherchant constamment à s’emparer de tout ce qu’ils peuvent et le cacher avec grand soin, bien qu’ils ne puissent en faire usage. — En fait d’économie domestique, les animaux nous surpassent non seulement par leur prévoyance qui les fait amasser et se créer une épargne en vue de l’avenir, mais sur encore beaucoup d’autres points qui, en cette matière, sont d’importance. Les fourmis exposent à l’air, en les tirant hors de leurs souterrains, les graines de toutes sortes qu’elles y ont emmagasinées, afin de les éventer, de les rafraîchir et de les sécher lorsqu’elles s’aperçoivent qu’elles commencent à moisir et à devenir rances, de crainte qu’elles ne se gâtent et pourrissent. La précaution qu’elles prennent de ronger l’une des extrémités de chaque grain de froment, dépasse tout ce que peut imaginer la prudence humaine : ce grain ne demeure pas constamment sec et intact, il s’amollit, se détrempe, devient laiteux quand approche le moment où il va germer et pousser ; de peur qu’il ne subisse cette transformation, qu’il ne puisse plus se conserver en magasin et soit perdu pour leur nourriture, elles en rongent l’extrémité par laquelle le germe doit sortir.
Quelques-unes se font la guerre à l’instar des hommes, chez lesquels cette passion dénote une si grande imbécillité. — Pour ce qui est de la guerre, la plus grande des actions humaines, celle dont il est fait le plus d’étalage, je me demande si vraiment il faut en faire mention comme établissant notre supériorité ou si, au contraire, elle ne témoigne pas de notre imbécillité et de notre imperfection. En vérité la science de se battre, de s’entretuer, de se ruiner, de concourir à la destruction de son espèce ne semble pas une prérogative à souhaiter aux bêtes qui ne l’ont pas : « Quand un lion plus fort qu’un autre a-t-il arraché la vie à un lion plus faible que lui ? Dans quel bois un sanglier a-t-il jamais expiré sous la dent d’un autre sanglier plus vigoureux (Juvenal) ? » — Les animaux ne sont cependant pas tous exempts de cette rage, comme nous le voyons par les rencontres furieuses qui se produisent chez les abeilles et les combats singuliers que se livrent les chefs des deux partis opposés : « Souvent entre deux reines, s’élèvent dans une ruche de sanglantes querelles ; d’où l’on peut penser de quelle fureur guerrière le peuple est dès lors animé (Virgile). » — Je ne lis jamais la magnifique description que fait Lucrèce de ces rencontres sans que me viennent à la pensée l’ineptie et la vanité de l’homme ; car ces évolutions guerrières qui nous ravissent d’horreur et d’épouvante, cette tempête de sons et de cris : « L’acier renvoie ses éclairs au ciel, toute la campagne à l’entour brille de l’éclat de l’airain ; sous le pas des soldats la terre tremble, et les monts voisins font résonner jusqu’aux voûtes du monde les clameurs dont ils sont frappés (Lucrèce) », cette effroyable mêlée de tant de milliers d’hommes en armes, combattant avec tant de fureur, d’ardeur et de courage, n’est-il pas plaisant de considérer par quelles circonstances frivoles cela est amené, et quelles circonstances insignifiantes y mettent fin ! « On raconte que l’amour de Paris amena un duel à mort entre les Grecs et les Barbares (Horace) » ; toute l’Asie se perdit, s’épuisa dans cette guerre amenée par cet amour adultère ; le désir d’un seul homme, le dépit, un moment de plaisir, la jalousie d’un mari, toutes choses qui ne justifieraient pas que deux marchandes de hareng en viennent aux mains et s’égratignent, voilà la cause de tout ce branle-bas d’où résulta un si grand trouble. — Pour être mieux édifié, reportons-nous à ceux-là mêmes qui, en ces graves occurrences, en sont les auteurs et les causes. Écoutons ce qu’en dit l’empereur le plus grand, le plus puissant qui ait jamais été, celui que la victoire a le plus favorisé, s’amusant à tourner en ridicule, très plaisamment et avec beaucoup d’esprit, ces événements qui embrassèrent plusieurs batailles hasardées sur terre et sur mer, où, pour servir ses intérêts, coula le sang et fut exposée la vie de cinq cent mille hommes qui suivirent sa fortune, et où s’épuisèrent les forces et les richesses des deux parties du monde : « Parce qu’Antoine est l’amant de Glaphyre, Fulvie veut m’en faire porter la peine et que je devienne le sien. Moi, l’amant de Fulvie ! Si Manius à l’haleine fétide sollicitait mes caresses, céderais-je ? je ne le crois pas, j’aurais trop à en souffrir ! « Aime-moi ou c’est la guerre ! » dit-elle. Eh bien, soit, plutôt perdre la vie que d’affronter un pareil supplice ! Sonnez, trompettes ! (Martial). » Peut-être fais-je abus de mon latin ; mais vous m’avez donné, Madame, permission d’en user. — Une armée, ce grand corps, cet être si versatile et si agité qui semble menacer ciel et terre : « Comme les flots innombrables qui roulent en mugissant sur la mer de Libye quand, au retour de l’hiver, le fougueux Orion se plonge dans les eaux, ou comme les épis pressés que dore le soleil d’été soit dans les champs de l’Hermus, soit dans la féconde Lycie, les boucliers résonnent et la terre tremble sous les pas des guerriers (Virgile) » ; ce monstre furieux qui a tant de bras et de si nombreuses têtes, c’est l’homme, toujours l’homme, faible, calamiteux, misérable, véritable fourmilière toujours agitée et surchauffée, « noir essaim qui marche dans la plaine (Virgile) », qu’un souffle de vent contraire, le croassement d’un vol de corbeaux, le faux pas d’un cheval, le passage fortuit d’un aigle, un songe, un mot, un signe, la brune du matin suffisent pour renverser et jeter à terre. Que le soleil le frappe de face, et le voilà évanoui et qui s’effondre ; que seulement le vent lui porte un peu de poussière dans les yeux comme aux abeilles du poète, voilà nos enseignes, nos légions, quand bien même le grand Pompée serait à leur tête, qui sont rompues et anéanties, car c’est contre lui, si je ne me trompe, qu’en Espagne, Sertorius fit avec succès usage de ces belles armes qu’avait employées Eumène contre Antigone et Surena contre Crassus. « Cette grande animosité, tous ces furieux combats, un peu de poussière en a raison (Virgile). » — Qu’on lâche même contre lui ces mouches à miel, leur force et leur courage en triomphent. Assez récemment, les Portugais assiégeaient la ville de Tamly, sur le territoire de Xiatine ; les habitants transportèrent sur leurs murailles un grand nombre de ruches qui constituent une de leurs richesses, et, produisant de la fumée, chassèrent les abeilles dans la direction de l’ennemi, auquel elles s’attachèrent si vivement que, ne pouvant résister à leurs attaques et à leurs piqûres, il abandonna ses projets ; ce secours d’un nouveau genre assura la victoire et la liberté aux assiégés qui réussirent au point que, lorsque l’action prit fin, pas une abeille ne fit défaut, toutes étaient revenues. — Les âmes des empereurs et celles des savetiers sortent du même moule. N’envisageant que l’importance des actions des princes et les conséquences qu’elles ont, nous nous imaginons qu’elles ont d’autres causes, et aussi sont de plus de poids et de plus d’importance ; c’est une erreur : ils vont et viennent mus par les mêmes ressorts qui nous font agir nous-mêmes. La même raison qui fait que nous nous querellons avec un voisin, amène la guerre chez les princes ; ce pour quoi nous faisons fouetter un laquais se produisant chez un roi, le conduit à ruiner une province ; leur volonté s’exerce aussi à la légère que la nôtre, mais ils peuvent davantage. Les mêmes appétits se retrouvent chez un ciron et chez un éléphant.
Fidélité, gratitude des animaux. — Sous le rapport de la fidélité, il n’est pas au monde d’animal plus traitre que l’homme. — Nombreux sont les faits que l’on cite, témoignant de l’acharnement de certains chiens à venger la mort de leurs maitres. — Le roi Pyrrhus, rencontrant un chien gardant un cadavre qu’il veillait, lui dit-on, depuis trois jours, fit enterrer le corps et prit le chien avec lui. Un jour qu’il passait la revue de toute son armée, le chien, apercevant les meurtriers de son maître, leur courut sus avec des aboiements furieux, témoignant d’une violente irritation. Ce fut là un premier indice qui mit sur leurs traces ; bientôt après, la justice les convainquit de leur crime et le punit. — Même chose advint par le fait du chien dont parle le sage Hésiode, qui dénonça les fils de Ganistor, de Naupacte, comme les auteurs du meurtre de son maître. — Un autre chien attaché à la garde d’un temple, à Athènes, aperçut un voleur sacrilège qui en emportait les plus beaux joyaux. Il se mit aussitôt à aboyer tant qu’il put contre lui, mais les gardiens du temple ne s’éveillèrent pas. Le chien se mit alors à suivre son voleur ; le jour, il se tenait à distance de lui, mais sans jamais le perdre de vue ; s’il lui offrait à manger, il n’en voulait pas, tandis qu’avec sa queue il faisait fête aux autres passants qu’il rencontrait et mangeait ce qu’ils lui donnaient ; lorsque le voleur s’arrêtait pour dormir, le chien s’arrêtait en même temps et au même endroit. Cette conduite singulière étant parvenue à la connaissance des gardiens du temple, ils s’enquirent du signalement de l’animal, suivirent ses traces et l’atteignirent enfin au bourg de Cromyon et, avec lui, le larron qu’ils ramenèrent à Athènes où il fut puni. En reconnaissance de ce service, les juges ordonnèrent qu’il serait alloué, sur les deniers publics, une mesure déterminée de blé pour nourrir le chien qu’ils commirent aux bons soins des prêtres. Plutarque, qui raconte ce fait, en affirme l’authenticité ; il se serait passé dans le siècle où il vivait.
Quant à la gratitude, vertu qui, de nos jours, a grand besoin d’être remise en crédit, un seul exemple nous suffira ; il nous est conté par Appion qui était dans les rangs des spectateurs Un jour, ditil, à Rome, on donnait au peuple le spectacle de bêtes amenées de contrées lointaines ; y figuraient entre autres des lions de haute taille comme il s’en voit rarement ; parmi eux s’en trouvait un qui, par l’irritation qu’il manifestait, la force et la grosseur de ses membres, ses rugissements sonores qui répandaient l’épouvante, attirait particulièrement l’attention de l’assistance. Au nombre des esclaves livrés aux bêtes et destinés à paraître dans ce combat, était un Dace, du nom d’Androclès, qui appartenait à un personnage consulaire de Rome. En l’apercevant, le lion, tout d’abord, s’arrêta court, comme saisi d’étonnement ; puis il s’approcha doucement de lui, pas à pas, on eût dit qu’il cherchait à le reconnaître ; enfin, sûr de son fait, il commença à agiter la queue, comme font les chiens qui flattent leur maître, se mit à baiser et lécher les mains et les cuisses du pauvre misérable tout transi d’effroi et hors de lui. Sous les caresses du lion, Androclès, recouvrant ses esprits, se prit à le regarder et finit par le reconnaître ; ce fut alors un spectacle bien rare de voir combien tous deux se faisaient fête et les caresses qu’ils échangeaient. La vue en faisait pousser au peuple des cris d’admiration ; l’empereur fit appeler l’esclave pour savoir de lui la cause de ce si étrange événement. Androclès lui en conta ainsi l’étonnante et peu banale histoire : « Mon maître était proconsul en Afrique ; la cruauté et la rigueur dont il usait vis-à-vis de moi (il me faisait battre chaque jour) me déterminèrent à m’échapper et je m’enfuis. Pour me soustraire aux recherches de ce personnage de si haute autorité dans le pays, le plus sur me parut de gagner le désert, résolu à me tuer d’une façon ou d’une autre, si je ne parvenais pas à me nourrir dans ces régions sablonneuses et inhabitables. Vers midi, le soleil étant extrêmement piquant et la chaleur insupportable, découvrant une caverne cachée et d’accès presque inaccessible, je m’y jetai. Bientôt après survint ce lion ; il était blessé à la patte qu’il avait tout ensanglantée ; la douleur qu’il éprouvait lui arrachait des plaintes et des gémissements. À son arrivée, je fus très effrayé ; mais lui, m’apercevant blotti dans un coin de sa tanière, s’approcha de moi tout doucement, me tendant la patte dont il souffrait, me la montrant comme pour me demander assistance. Je la pris et en ôtai un grand éclat de bois qui y était entré ; puis, un peu plus rassuré sur ses dispositions à mon égard, je pressai la plaie, en fis sortir tous les corps étrangers qui y avaient pénétré, et la nettoyai de mon mieux. Se sentant soulagé et la douleur s’étant calmée, il commença à reposer et s’endormit ayant toujours sa patte dans mes mains. À partir de ce moment, nous vécûmes ensemble tous deux dans cette caverne, mangeant les mêmes viandes, car il m’apportait toujours les meilleurs morceaux des bêtes qu’il tuait à la chasse ; je les faisais cuire au soleil à défaut de feu et n’en nourrissais. Cela dura trois ans ; à la longue, je me lassai de cette vie bestiale et sauvage, et, une fois que mon hôte était allé aux provisions comme à son ordinaire, je le quittai. Trois jours plus tard, surpris par des soldats, je fus arrêté, puis, d’Afrique, amené ici à mon maître qui, sur-le-champ, me condamna à mort et à être livré aux bêtes. À ce que je vois, mon lion a dû être pris en même temps que moi ; me reconnaissant, il a voulu me témoigner sa gratitude pour les soins que je lui ai donnés et la guérison que je lui ai procurée. » Cette histoire dite à l’empereur, se répandit immédiatement de bouche en bouche parmi les assistants, et aussitôt, à la demande générale, il fut fait grâce, au nom du peuple, à Androclès, qui recouvra sa liberté et auquel il fut fait don de ce lion. Depuis, dit Appion, on le voit conduisant cet animal simplement tenu en laisse, se promener dans Rome de taverne en taverne, recueillant l’argent qu’on lui donne, tandis que le lion se laisse couvrir de fleurs qu’on lui lance ; et chacun qui les rencontre, de dire : « Voilà le lion qui a donné l’hospitalité à cet homme, et l’homme qui a été le médecin de ce lion. »
Nous pleurons souvent la perte des bêtes que nous aimons ; elles font de même à notre égard : « Ensuite venait, dépouillé d’ornements, Éthon, son cheval de bataille, qui pleurait et dont la figure était humectée de grosses larmes (Virgile). »
Il est des nations où les femmes sont en commun, il en est d’autres où chacun a la sienne ; cela ne se voit-il pas aussi chez les animaux, et la fidélité conjugale n’est-elle pas mieux observée par eux que par nous.
Comme nous, ils se constituent en sociétés ; on trouve même des associations d’individus d’espèces différentes. — Les sociétés, les fédérations qui ont pour objet de se liguer pour se prêter un mutuel secours, existent aussi chez eux. — Chez les bœufs, les pourceaux et autres, au cri de l’un d’eux que vous offensez, on voit toute la troupe accourir pour lui venir en aide et se grouper pour le défendre. — Quand l’escare vient à avaler l’hameçon que lui tend le pêcheur, ses compagnons s’assemblent en foule autour de lui et rongent le fil de la ligne. Lorsque, par hasard, il y en a un qui est entré dans la nasse, les autres, du dehors, le saisissent par la queue, la lui serrant tant qu’ils peuvent avec les dents et le tirent à force, cherchant à le faire sortir. — Les barbiers, quand l’un d’eux est harponné, frottent la corde qui retient le fer, avec leur dos qui est armé d’un os faisant saillie, dentelé en forme de scie, et s’efforcent de la rompre en la coupant.
Chez l’homme, pour s’entr’aider dans la vie, les individus se rendent des services réciproques ; les bêtes en offrent également des exemples. — On dit que la baleine ne marche jamais que précédée d’un petit poisson, semblable au goujon de mer et que, pour cette particularité, on nomme « le guide ». La baleine le suit, se laissant conduire et diriger par lui avec autant de facilité que le timonier fait virer le navire. En retour, tandis que tout ce qui, bête ou vaisseau, entré dans l’horrible gouffre qu’est la bouche du monstre, y est englouti et irrémédiablement perdu, le guide s’y retire en toute sûreté et y dort ; pendant toute la durée de son sommeil, la baleine ne bouge pas, mais, aussitôt qu’il sort, elle le suit et cela d’une façon continue. Si, par hasard, elle perd sa trace, elle va errant de côté et d’autre, se heurtant souvent contre les rochers, semblable à un bateau qui n’a plus de gouvernail. Plutarque déclare avoir constaté le fait, près de l’ile d’Anticyre. — Pareille association existe entre le petit oiseau qu’on nomme « le roitelet » et le crocodile. Le roitelet sert de sentinelle à ce grand animal ; et, lorsque l’ichneumon, son ennemi, s’approche pour le combattre, l’oiseau, de peur que le crocodile ne soit surpris pendant son sommeil, l’éveille par son chant et ses coups de bec et le prévient du danger. Par contre, il vit des restes de ce monstre qui le reçoit familièrement dans sa gueule et le laisse becqueter dans ses mâchoires et entre ses dents, et y recueillir les débris de chair qui y sont demeurés. Lorsqu’il veut fermer la gueule, il le prévient auparavant d’en sortir, en ne la refermant que peu à peu, sans l’étreindre, ni le blesser. — Le coquillage connu sous le nom de « nacre », vit ainsi avec le pinnothère, petit animal de l’espèce du crabe, qui lui sert d’huissier et de portier. Stationnant à l’ouverture de ce coquillage, il en tient continuellement les deux valves entrebâillées et ouvertes, jusqu’à ce qu’il y voit entrer quelque petit poisson propre à être capturé ; il entre alors dans la nacre, et la pinçant dans la chair vive, la contraint à fermer sa coquille ; tous deux se mettent alors à manger la proie qui s’est ainsi laissé emprisonner. — La manière de vivre des thons indique une singulière connaissance des trois branches des mathématiques. Pour l’astronomie, ils pourraient en remontrer à l’homme, car ils s’arrêtent là où les surprend le solstice d’hiver et n’en bougent plus jusqu’à l’équinoxe suivant ; c’est pourquoi Aristote va même leur concédant l’intelligence de cette science. Ils dénotent la connaissance qu’ils ont de la géométrie et de l’arithmétique, en ce qu’ils se groupent toujours en bande affectant la forme d’un cube, carré en tous sens, sorte de bataillon en masse à six faces égales, clos et gardé de toutes parts. Ils nagent dans cet ordre qui présente les mêmes dimensions à l’arrière que sur le devant, de telle sorte que celui qui en voit et en compte un rang, peut aisément dénombrer l’effectif de la bande, dont la profondeur égale la largeur et la largeur égale la longueur.
Exemples de magnanimité, de repentir, de clémence chez les animaux. — Si nous parlons de magnanimité, il est difficile d’en trouver un exemple plus caractéristique que celui de ce chien, de taille tout à fait exceptionnelle, envoyé des Indes au roi Alexandre. On lui présenta tout d’abord à combattre un cerf, puis un sanglier, puis un ours ; il n’en fit pas cas et ne daigna même pas bouger de sa place ; mais quand on mit un lion en sa présence, il se dressa aussitôt sur ses pattes, manifestant ainsi le reconnaître comme le seul adversaire qu’il trouvât digne de lui.
Comme témoignage de repentir et d’aveu de ses fautes, citons un éléphant qui, dit-on, ayant tué son cornac dans un accès de colère, en eut un tel regret qu’il ne voulut plus accepter de nourriture et se laissa mourir de faim.
La clémence chez les animaux est attestée par ce fait que l’on prête à un tigre, la plus inhumaine de toutes les bêtes. On lui avait donné un chevreau ; pendant deux jours, il souffrit la faim, plutôt que de lui faire du mal ; et le troisième jour, il brisa la cage où il était enfermé pour aller chercher autre chose à dévorer, ne voulant pas se porter à cette extrémité sur ce chevreau, dont il avait fait son familier et son hôte.
La familiarité et les relations qui naissent de la fréquentation peuvent exister chez les animaux ; il arrive en effet que nous apprivoisons fort bien à vivre ensemble, des chats, des chiens et des lièvres.
L’ingéniosité de l’alcyon dans la construction de son nid défie toute notre intelligence. — Quiconque voyage sur mer, notamment sur la mer de Sicile, peut voir la particularité que présente l’alcyon, qui dépasse tout ce que l’homme peut imaginer. Jamais la nature n’a tant honoré les couches, la naissance, l’enfantement d’aucune autre créature. Les poètes disent bien que l’île de Délos, autrefois flottante, a été rendue immobile pour permettre les couches de Latone ; mais ici, c’est Dieu qui a voulu que la mer s’arrête dans son mouvement, devienne stable et calme, sans vagues, sans vent, sans pluie, pendant que l’alcyon fait ses petits, précisément vers l’époque du solstice, au jour le plus court de l’année ; grâce à ce privilège dont jouit cet oiseau, la navigation, à ce moment, en plein cœur de l’hiver, est sans dangers. — Chez l’alcyon, les femelles ne connaissent d’autre mâle que le leur ; elles l’assistent sa vie durant, sans jamais l’abandonner ; s’il vient à être débile ou infirme, elles le chargent sur leurs épaules, le portent partout et le servent jusqu’à la mort. — Personne n’est encore arrivé à pénétrer la façon merveilleuse avec laquelle l’alcyon construit son nid, non plus qu’à savoir quelle matière il emploie à sa construction. Plutarque, qui en a vu et en a tenu plusieurs dans les mains, pense que ce sont des arêtes de certain poisson que l’oiseau réunit et soude ensemble, les entrelaçant les unes en long, les autres obliquement, les infléchissant, arrondissant les angles, de manière à en former un vase sphérique à même de flotter. Quand il l’a achevé, il l’expose aux flots qui, en le battant tout doucement, lui montrent ce qui, n’étant pas suffisamment agglutiné, est à radouber ; ces points, cédant sous les coups de la mer, se disjoignent, et il voit qu’ils sont à consolider davantage ; ceux au contraire dont la soudure ne laisse rien à désirer, se resserrent sous cette action par suite de la pression qu’elle exerce et cela à un degré tel qu’on ne peut ni le rompre, ni le dissoudre, pas plus que l’endommager en le frappant avec une pierre ni même avec un instrument en fer, si ce n’est à grand’peine. Les proportions et les dispositions intérieures de ce nid sont surtout à admirer : il est construit et de dimensions telles qu’il ne peut recevoir que l’oiseau qui l’a édifié et qui seul peut y entrer ; pour tout ce qui n’est pas lui, il est impénétrable, clos, fermé au point que rien, pas même l’eau de la mer, ne peut y pénétrer. Si claire que soit cette description qui émane de bonne source, il me semble cependant qu’elle ne nous éclaire pas suffisamment sur les difficultés de la construction ; aussi quelle vanité de notre part il y aurait à ranger au-dessous de nous et traiter avec dédain des œuvres que nous ne sommes capables ni d’imiter, ni de comprendre !
Les animaux nous ressemblent par l’imagination, ayant comme nous des songes et des souvenirs. — Poussons encore un peu plus loin cette étude comparative sur les points communs ou analogues entre nous et les bêtes. — Notre âme se glorifie d’élever à son niveau tout ce qu’elle conçoit ; de dégager tout être qui se présente à elle de ce qui, en lui, n’est ni immatériel, ni immortel ; de considérer les choses, qu’elle estime dignes d’occuper son attention, indépendamment de ce qu’elles ont qui est susceptible d’altération et dont il faut qu’elles se dépouillent, laissant de côté comme des accessoires superflus et de nulle valeur, l’épaisseur, la largeur, la profondeur, le poids, la couleur, l’odeur, la rugosité, le poli, la dureté, la tendreté, en un mot tout ce qui, en elles, est tangible et périssable, pour s’accommoder à sa propre condition, qui est d’être immortelle et tout esprit ; de telle sorte que si Rome et Paris viennent à occuper ma pensée, Paris, par exemple, je me l’imagine et me le représente, abstraction faite de ses dimensions, de son site, de la pierre, du plâtre, du bois qui s’y rencontrent, autrement dit de ses constructions. — Il ne semble pas que ce soit là une propriété dont notre âme ait le privilège exclusif ; il est évident que les bêtes la possèdent aussi : Un cheval accoutumé aux trompettes, aux coups de fusil, aux combats, que l’on voit agité, émotionné pendant qu’il dort, comme s’il était au fort de la mêlée, alors qu’il est étendu sur sa litière, a en son âme, cela ne saurait faire doute, la conception d’un son de tambourin sans voix, d’une armée sans armes comme sans soldats : « Vous verrez de généreux coursiers, tout endormis qu’ils sont, suer, souffler bruyamment et se raidir, comme s’ils disputaient le prix d’une course (Lucrèce). » — Le lièvre que, dans un songe, ce lévrier s’imagine poursuivre, après lequel nous le voyons haleter tout en dormant, allongeant la queue, secouant les jarrets, reproduisant complètement les mouvements qu’il fait lorsqu’il court, est un lièvre qui n’a ni poils, ni os : « Souvent au milieu d’un profond sommeil, les chiens de chasse viennent à s’agiter tout à coup, à aboyer, à aspirer l’air fréquemment, comme s’ils étaient sur la piste de quelque bête ; souvent même, en se réveillant, ils continuent à poursuivre le vain simulacre d’un cerf qu’ils s’imaginent voir fuir, jusqu’à ce que, revenus à eux, ils reconnaissent leur erreur (Lucrèce). » — Nous voyons parfois les chiens de garde, pendant leur sommeil, gronder, puis se mettre tout à fait à japper et finalement s’éveiller en sursaut, comme s’ils apercevaient quel- que étranger approchant ; cet étranger qu’ils voient en esprit, est un homme qui n’a pas de corps, qui échappe à nos sens, n’occupe aucune portion de l’espace, est sans couleur ; il n’existe pas : « Souvent l’hôte fidèle et caressant de nos maisons, le chien, se dresse brusquement au milieu du léger sommeil qui alourdissait ses paupières, parce qu’il a cru voir une forme étrangère et de traits inconnus (Lucrèce). »
Quant à la beauté, il faut d’abord déterminer en quoi elle consiste, car on trouve sur ce point les opinions les plus diverses. — Pour ce qui est de la beauté du corps, il faudrait, avant d’en parler, savoir si nous sommes d’accord sur ce en quoi elle consiste. Il semble que nous ne sommes guère fixés sur ce qui, d’une façon générale, dans la nature, la constitue, puisque à ce que nous estimons l’être chez l’homme nous donnons tant de formes diverses. Si quelque règle naturelle existait à cet égard, nous nous y rangerions tous, comme nous nous entendons quand il est question de la chaleur produite par le feu ; tandis que pour la beauté, suivant ce qu’il nous plaît, les formes les plus fantaisistes sont admises comme la constituant : « Le teint des Belges déparerait un visage romain (Properce). » — Les Indiens se la représentent la peau noire et basanée, les lèvres charnues et épaisses, le nez plat et large ; le cartilage entre les deux narines chargé de gros anneaux d’or, l’étirant jusqu’à la bouche ; la lèvre inférieure, parée de gros cercles enrichis de pierreries la faisant tomber au niveau du menton et découvrant les dents jusqu’aux gencives, ce qu’ils estiment être plein de grâce. — Au Pérou, l’oreille est d’autant plus belle qu’elle est plus grande, et on s’efforce de lui donner toute l’extension possible. Quelqu’un, de nos jours, dit avoir vu dans un pays de l’Orient, cette mode de l’agrandir et de la charger de pesants joyaux si en faveur, qu’il était facile de passer le bras, sans même relever la manche, dans le trou ménagé pour le passage de ces ornements. — Il y a ailleurs des nations où on se noircit les dents avec grand soin, les dents blanches y sont un objet de mépris ; chez d’autres, on les teint en rouge. — Chez les Basques, les femmes estiment accroître leurs charmes, en se rasant la tête ; il en est ainsi en d’autres lieux et, ce qui est plus extraordinaire, dans certaines régions boréales, au dire de Pline. — Les Mexicaines trouvent beau un front étroit et, tandis qu’elles s’épilent le reste du corps, elles recherchent l’abondance des cheveux sur le front et s’appliquent à en accroître la pousse ; des seins développés outre mesure y sont tellement prisés, qu’il y a des femmes qui affectent d’avoir possibilité de donner à téter à leurs enfants par-dessus leurs épaules ; nous, nous tiendrions cette exagération pour de la laideur. — Chez les Italiens, être gros et massif est l’idéal de la beauté ; chez les Espagnols, c’est être mince et svelte ; chez nous, c’est être blond pour les uns, brun pour les autres ; tendre et délicat pour celui-ci, ferme et vigoureux pour celui-là ; il y en a qui lui demandent d’avoir de la grâce et de la douceur, d’autres la veulent fière et majestueuse ; tout comme Platon qui ne trouve rien de si beau que la forme sphérique, tandis que les Epicuriens lui préfèrent la forme pyramidale ou cubique et ne peuvent se résoudre à admettre un dieu qui aurait la forme d’une boule.
Aussi, de ce fait, ne sommes-nous pas davantage fondés à nous croire privilégiés. — Quoi qu’il en soit, la nature ne nous a pas en cela plus privilégiés qu’elle ne l’a fait dans ses lois communes à tous les êtres vivants, et, quand nous jugeons sans parti pris, nous trouvons que s’il existe des animaux moins favorisés que nous à cet égard, il y en a d’autres, et en plus grand nombre, qui le sont davantage : « Plusieurs animaux nous surpassent en beauté (Sénèque) », même parmi ceux qui, comme nous, vivent sur terre. Pour ce qui est de ceux vivant dans la mer, laissons de côté leur physionomie générale, trop différente de la notre pour qu’elles puissent se comparer ; rien que comme couleur, propreté, brillant, arrangement, nous leur sommes pas mal inférieurs sous tous rapports, non moins que vis-à-vis de ceux qui vivent dans les airs. La prérogative que font valoir les poètes, que nous aurions de nous tenir droits, regardant les cieux dont nous sommes originaires, n’est qu’une licence poétique : « Dieu a courbé les animaux et attaché leurs regards à la terre ; en donnant à l’homme une tête droite, il a voulu qu’il regardât le ciel et put contempler les astres (Ovide). » Plusieurs bestioles en effet ont la vue complètement dirigée vers le ciel, et je trouve que les chameaux et les autruches ont l’encolure encore plus relevée et plus droite que nous ne l’avons. Existe-t-il des animaux qui n’aient pas la face placée au haut et en avant du corps et, tout comme nous, ne regardent pas droit devant eux ; qui, dans leur attitude habituelle, n’aperçoivent pas une étendue du ciel et de la terre égale à celle que le regard de l’homme peut embrasser ? Quelles qualités avons-nous, de par notre constitution physique, décrites par Platon et par Cicéron, qui ne soient l’apanage de mille sortes de bêtes ? Parmi les animaux, ceux avec lesquels nous avons le plus de ressemblance, sont les plus laids et les plus abjects, car ce sont le singe, pour ce qui est de l’apparence extérieure et de la forme du visage : « Tout difforme qu’il est, le singe nous ressemble (Ennius) », et le porc, en ce qui touche notre organisation intérieure et les parties vitales.
L’homme a plus de raison que tout autre animal de couvrir sa nudité, tant il a d’imperfections dans son corps. — Quand, m’imaginant l’homme complètement nu et que, notamment dans le sexe auquel semble plus particulièrement dévolue la beauté, je considère ses défectuosités, les exigences auxquelles il est astreint de par la nature, ses imperfections, je trouve qu’en vérité, plus que tout autre animal, nous avons eu raison de couvrir notre nudité. Nous sommes bien excusables d’en emprunter les moyens à ceux qu’à cet égard, la nature a favorisés plus que nous et de nous parer de leur beauté, nous cachant sous leurs dépouilles, qu’elles soient laine, plume, fourrure ou soie. Remarquons encore que l’homme est le seul animal chez lequel cette imperfection soit choquante pour ses semblables, le seul qui se dérobe à la vue de ceux de son espèce, quand il veut satisfaire aux actes que lui impose la nature. N’est-ce pas aussi un fait qui mérite considération que de voir les maîtres en la question, ordonner comme remède contre les passions érotiques, la vue complète et sans voile du corps à la possession duquel nous portent nos désirs et que, pour refroidir en nous l’amour, il nous suffise de voir en toute liberté qui en est l’objet : « Il en est qui, pour avoir vu à découvert les parties secrètes de l’objet aimé, ont senti s’éteindre leur passion au moment le plus vif de leurs transports (Ovide). » Bien que cette recette émane probablement de quelqu’un de sentiment un peu délicat et qui renaît au calme, ce n’en est pas moins une preuve manifeste de notre imperfection, que l’usage et la connaissance nous dégoûtent les uns des autres. Ce n’est pas tant la pudeur que le savoir-faire et la prudence, qui rend nos dames si circonspectes et les porte à nous refuser l’entrée de leurs cabinets de toilette, tant qu’elles ne sont ni fardées, ni parées, prêtes à paraître en public : « Elles n’y manquent pas, et ont grandement raison de défendre l’accès de ces arrière-scènes de la vie aux amants qu’elles veulent retenir sous leur joug (Lucrèce) » ; alors que chez certains animaux, il n’est rien que nous n’aimions et qui ne plaise à nos sens, au point que de leurs excréments mêmes et de tout ce qu’ils rejettent, nous tirons un manger délicat et aussi nos ornements les plus riches, nos parfums les plus suaves. — Ce que je dis là ne s’applique qu’au commun des hommes et des femmes ; je ne suis pas si sacrilège que je l’étende à ces beautés divines, surnaturelles, extraordinaires, qu’on voit parfois rayonner au milieu de nous, comme des astres descendus sur la terre et que dissimule mal la forme humaine qu’elles ont empruntée.
Nonobstant, il n’admet de supériorité sous aucun rapport de qui n’est pas formé à son image. — Au surplus, la part même que dans les faveurs de la nature, de notre propre aveu, nous faisons aux animaux, leur est fort avantageuse. Nous nous attribuons des biens fantastiques et imaginaires, des biens à venir, qui ne sont pas là, et dont l’homme est impuissant à se garantir la possession ; ou encore des biens tels que la raison, la science, l’honneur que, par un dérèglement de notre esprit, nous prétendons faussement posséder, alors que nous ne les avons pas ; tandis que nous abandonnons en partage aux bêtes les biens essentiels, biens qui sont continuellement à notre portée et dont il nous est constamment loisible d’user : la paix, le repos, la sécurité, l’innocence et la santé ; la santé que je n’hésite pas à déclarer le plus beau, le plus riche présent que la nature nous ait pu faire. Si bien que la philosophie, même la philosophie stoïque, va jusqu’à oser dire que si Héraclite et Phérécyde avaient eu possibilité d’échanger leur sagesse pour la santé et de se délivrer ainsi, l’un de l’hydropisie, l’autre de la maladie pédiculaire, dont ils souffraient, ils eussent bien fait d’opérer cet échange. Comparer et mettre ainsi en balance la santé et la sagesse, c’est attacher à cette dernière un bien plus grand prix, que lorsque ces mêmes philosophes viennent dire que, si Circé avait présenté à Ulysse deux philtres ayant la propriété, l’un de faire qu’un fou devienne sage, l’autre qu’un sage devienne fou, Ulysse eût dû préférer la folie, plutôt que de consentir à ce que Circé transformât sa figure humaine en celle d’une bête ; et que la sagesse elle-même lui aurait dit : « Quitte-moi, renonce à moi, plutôt que de me loger sous la figure et dans le corps d’un âne. » Ainsi donc, voici les philosophes qui en viennent à tenir moins compte de la sagesse, cette grande et divine science, que de l’enveloppe que notre corps revêt sur cette terre ! Ce ne serait donc plus par notre raison, par notre esprit, par notre âme, que nous l’emporterions sur les bêtes, mais par notre beauté, notre beau teint, la belle disposition de nos membres, auprès desquels notre intelligence, notre prudence et tout le reste se trouveraient sans valeur ! Je prends acte de cette naïve et si franche confession, de laquelle il résulterait que ces attributs dont nous faisons tant de cas, ne seraient au fond qu’une illusion de notre imagination, de telle sorte que les bêtes pourraient avoir toutes les vertus, la science, la sagesse, la capacité des Stoïciens, elles seraient toujours des bêtes et ne pourraient entrer en comparaison avec un homme misérable, méchant et insensé. D’après eux enfin, tout ce qui ne nous ressemble pas n’est rien qui vaille Dieu lui-même, et c’est un point sur lequel nous reviendrons, ne vaut que parce qu’il est à notre image ; d’où il s’ensuit que ce n’est pas comme conséquence d’un raisonnement judicieux, mais uniquement par fierté et obstination que nous nous préférons aux animaux, que nous nous prétendons de condition autre et que nous n’acceptons pas leur société.
Avec tant de vices, d’appétits déréglés qui sont en lui, est-il en droit de se glorifier de sa raison ? — Revenons à notre propos. Nous avons dans notre lot : l’inconstance, l’irrésolution, l’incertitude, la mauvaise foi, la superstition, la préoccupation des choses à venir, voire même de ce qui adviendra au delà de la vie, l’ambition, l’avarice, la jalousie, l’envie, les appétits déréglés, forcenés et indomptables, la guerre, le mensonge, la déloyauté, le dénigrement et la curiosité. Certainement c’est avoir payé étrangement cher et bien au-dessus de sa valeur cette belle raison dont nous nous glorifions, cette aptitude à connaître et à juger, si nous l’avons achetée au prix de ce nombre infini de passions, avec lesquelles nous sommes sans cesse aux prises ; encore ne faisons-nous pas entrer en ligne de compte, ne l’appréciant pas plus que ne le fait Socrate à si juste titre, cette prérogative qu’il est à remarquer que nous avons sur les autres animaux, que toute latitude nous est laissée de nous adonner aux plaisirs sexuels à toute heure et à toute occasion, alors qu’à cet égard la nature a imposé aux bêtes des bornes commandées par la raison.
La science ne nous garantit ni des maladies ni des incommodités de la vie. - « De même qu’il vaut mieux s’abstenir absolument de donner du vin aux malades, parce qu’en leur donnant ce remède, rarement utile et le plus souvent nuisible, pour une chance de salut on les exposerait à un danger véritable ; peut-être aussi vaudrait-il mieux que la nature nous ait refusé cette activité de pensée, cette pénétration, cette industrie que nous appelons raison et qu’elle nous a si libéralement accordée, puisque cette faculté n’est salutaire qu’à un petit nombre d’hommes et funeste à tant d’autres (Cicéron). » De quel avantage, pensons-nous, a été à Varron et à Aristote cette intelligence qu’ils avaient de tant de choses ? Les a-t-elle exemptés des incommodités inhérentes à la nature humaine ? Ont-ils été à l’abri des accidents auxquels un portefaix est exposé ? La logique les a-t-elle consolés de la goutte ? De ce qu’ils savaient comment ce mal se loge aux jointures, l’ont-ils moins ressenti ? De ce qu’ils n’ignoraient pas que chez certains peuples la mort est accueillie avec joie, la leur en a-t-elle été plus douce ? Parce qu’ils avaient connaissance que dans certains pays les femmes sont en commun, ont-ils été plus consolés de l’infidélité des leurs ? D’autre part, bien que par leur savoir ils aient occupé le premier rang, l’un chez les Romains, l’autre chez les Grecs, à une époque où la science était le plus florissante, il ne nous est cependant pas revenu que leurs vies aient été de celles qui ont le plus approché de la perfection ; celle d’Aristote, en particulier, présente quelques taches d’une certaine importance dont il ne saurait aisément se laver. — A-t-on jamais constaté que le plaisir et la santé aient plus de saveur pour celui qui sait l’astrologie et la grammaire : « Est-ce que pour être illettré, on est moins vigoureux aux combats de l’amour (Horace) ? » ou que la honte et la pauvreté lui soient moins importunes : « C’est par là, sans doute, que vous échapperez à la maladie et à la décrépitude ; vous ne connaitrez ni le chagrin, ni les soucis, vous aurez une vie plus longue et un sort meilleur (Juvénal). »
Les ignorants sont plus sages et savent plus que bien des savants. — J’ai vu en mon temps cent artisans, cent laboureurs plus sages et plus heureux que des rhéteurs de l’université, et j’aimerais mieux leur ressembler qu’à ces derniers. — Je suis d’avis que l’érudition doit prendre place parmi les choses nécessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, les grandeurs, tout au plus comme * la beauté, la richesse et telles autres qualités qui nous sont d’utilité réelle, mais à un rang éloigné et plus encore pour satisfaire à des besoins factices qu’à ceux de la nature. Les principes de morale, les règles, même les lois ne nous sont guère plus indispensables pour la vie en commun qu’elles ne le sont aux communautés en lesquelles vivent les grues et les fourmis, qui sont cependant des mieux ordonnées, bien que l’érudition leur fasse défaut. — Si l’homme était sage, il attribuerait à chaque chose un prix, selon qu’elle serait plus ou moins utile et d’un usage plus ou moins approprié à sa vie. Qui nous estimerait selon nos actes et notre conduite, relèverait un plus grand nombre de gens parfaits chez les ignorants que parmi les savants et cela dans tous les genres de vertu. L’ancienne Rome me semble avoir été bien supérieure pendant la paix comme pendant la guerre, à la Rome savante qui s’est ruinée de ses propres mains ; même en admettant qu’elles aient été de valeur égale, la probité et l’innocence prédomineraient dans la première en raison de la simplicité qui y régnait, simplicité dont ces deux qualités s’accommodent particulièrement bien. — Pour clore cette dissertation qui me mènerait plus loin que je ne veux aller, bornons-nous à constater que l’humilité et la soumission peuvent seules nous conduire à être hommes de bien, et qu’il ne faut pas abandonner à chacun la connaissance de ses devoirs ; il faut les lui prescrire et ne pas s’en rapporter au choix de son jugement, sinon la faiblesse et la variété infinie de nos raisonnements et de nos idées conduiraient à nous en créer qui, finalement, feraient que nous nous dévorerions les uns les autres, comme dit Épicure.
Dès le principe, Dieu nous a interdit la science. — La première loi que Dieu ait jamais donnée à l’homme, a été purement d’obéir ; un commandement net et simple lui épargnait d’avoir à connaitre quoi que ce soit et d’en raisonner ; l’obéissance est, du reste, le propre d’une âme raisonnable qui reconnait en Dieu son supérieur et son bienfaiteur. Obéir et se soumettre sont le principe de toutes les vertus, comme la présomption celui de tout péché. C’est en allant à l’encontre de ce principe que l’homme a éprouvé sa première tentation et que le diable a pu lui insinuer son premier poison, en lui promettant la science et le savoir : « Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal (Genèse). » Dans Homère, les Sirènes, pour tromper Ulysse et l’attirer dans leurs dangereux filets qui recélaient sa perte, lui offraient de lui faire don de la science. Le mal chez l’homme, c’est de croire qu’il sait, et c’est pourquoi notre religion nous recommande avec tant d’insistance l’ignorance comme moyen propre à déterminer en nous la foi et l’obéissance : « Prenez garde qu’on ne vous trompe sous le masque de la philosophie et par de fausses apparences conformes aux doctrines du monde (S. Paul). » Tous les philosophes, de toutes les sectes, sont d’accord sur ce que le souverain bien réside dans la tranquillité de l’âme et du corps ; mais comment réaliser cette tranquillité ? « Le sage ne voit au-dessus de lui que Jupiter ; il se trouve riche, libre, honoré, beau, enfin le roi des rois, surtout si sa santé est florissante et que la pituite ne le tourmente pas (Horace). »
Mais la présomption est le partage de l’homme. — Il semble en vérité que pour nous consoler de notre condition misérable et chétive, la nature ne nous ait donné que la présomption ; c’est l’opinion d’Épictète : « L’homme n’a rien qui soit proprement à lui, en dehors de l’usage qu’il fait de ses opinions » ; nous n’avons en partage que du vent et de la fumée. Les dieux ont la santé, par cela même qu’ils sont dieux, dit la philosophie, et ils ne connaissent la maladie que parce que leur intelligence fait qu’ils savent tout ; l’homme au contraire a en lui le principe du mal, le bien chez lui n’est que mirage ; nous avons bien raison de nous vanter de la force de notre imagination, car tous nos biens ne sont qu’en songe.
Écoutez les rodomontades de ce pauvre et malheureux animal : « Il n’est rien de si doux (c’est Cicéron qui parle) que de nous adonner aux lettres ; à ces lettres, veux-je dire, qui nous révèlent la connaissance de l’infinité des choses existantes, de la nature dans ce qu’elle a de plus grand ; des cieux alors que nous sommes encore de ce monde, des terres et des mers. C’est par elles que nous avons été instruits dans la religion ; que nous connaissons la modération, le courage dans ce qu’il a de plus relevé ; que notre âme a été arrachée aux ténèbres pour être initiée à toutes choses, à celles d’ordre élevé comme à celles d’ordre inférieur, à celles qui occupent le premier rang comme le dernier, ou un rang intermédiaire. C’est grâce à elles que nous pouvons vivre heureux et dans de bonnes conditions et que nous avançons en âge sans déplaisir et sans en souffrir. » Ne semble-t-il pas que c’est de Dieu, de Dieu bien vivant et tout-puissant, que l’auteur parle ? Quant à la réalité, c’est que mille femmelettes ont vécu au village, d’une vie plus égale, plus douce et plus calme que n’a été celle de ce beau parleur.
« Ce fut un dieu, illustre Memmius, oui, ce fut un dieu qui, le premier, trouva cette manière de vivre à laquelle on donne aujourd’hui le nom de « Sagesse », grâce à laquelle l’agitation et les ténèbres ont fait place, dans la vie, au calme et à la lumière (Lucrèce). » Voilà, n’est-ce pas, de belles et magnifiques paroles ; et cependant, malgré ce dieu qui l’a instruit, malgré cette sagesse divine, un bien léger accident a suffi pour que l’entendement de celui qui les a dites en vienne à un état pire que celui du moindre berger. Tout aussi impudents que ces propos, sont l’engagement inscrit par Démocrite en tête de son livre : « J’entreprends de parler sur toutes choses » ; cette sotte qualification de « dieux mortels », que nous donne Aristote ; cette appréciation émise par Chrysippe que « Dion était aussi vertueux que Dieu ; cette assertion de Sénèque, « que c’est à Dieu qu’il doit la vie, mais que c’est à lui-même qu’il doit de bien vivre » ; et cette autre qui se rapproche de la précédente : « C’est avec raison que nous nous glorifions de notre vertu ; ce qui ne pourrait être, si elle nous venait d’un dieu, au lieu que nous la tenions de nous-mêmes (Cicéron) » ; celle-ci enfin, également de Sénèque : « Le sage allie à la faiblesse humaine une force d’âme semblable à celle de Dieu, ce en quoi il lui est supérieur. » Il n’est rien de si ordinaire que de rencontrer des faits témoignant une pareille outrecuidance ; il n’y a personne de nous qui ne s’offense autant de se voir élevé à la hauteur de Dieu, qu’il est blessé d’être rabaissé au rang des autres animaux, tant nous sommes plus jaloux de ce qui nous touche, que de la gloire de notre Créateur.
Et pourtant la force d’âme de nos philosophes est impuissante contre la douleur physique devant laquelle souvent l’ignorant demeure impassible. — Il faut triompher de cette sotte vanité et saper hardiment et énergiquement les fondements ridicules sur lesquels s’élèvent ces opinions erronées. Tant que l’homme s’imaginera avoir quelque moyen d’action et quelque force par lui-même, jamais il ne reconnaîtra ce qu’il doit à son maître ; il fera toujours ses œufs poules, comme dit le proverbe, prenant le germe pour la réalité ; aussi faut-il le réduire à l’indigence absolue, ne lui laissant que sa chemise. — Voyons quelques exemples particulièrement instructifs de ce qu’a produit sa philosophie. Posidonius, torturé par une si cruelle maladie que ses bras se tordaient et ses mâchoires se contractaient, pensait témoigner bien du mépris pour la douleur, en l’invectivant ainsi : « Tu as beau faire, je ne conviendrai pas quand même que tu es un mal. » Il éprouvait les mêmes souffrances que mon laquais et se croyait brave parce qu’il en arrivait à tenir un langage conforme aux préceptes de la secte à laquelle il appartenait : « Il n’eût pas dû faire le brave en paroles, alors que, de fait, il succombait (Cicéron). » — Carnéades étant venu rendre visite à Arcésilas qui était malade de la goutte, se retirait très affecté de le voir en cet état ; celui-ci le rappela et, lui montrant ses pieds et sa poitrine, lui dit : « Rien ne se sent ici de ce que j’éprouve là. » C’était avoir meilleure grâce que le précédent : il reconnaissait qu’il souffrait et eût voulu être débarrassé de son mal ; néanmoins son courage n’en était ni abattu, ni affaibli, tandis que Posidonius, je le crains, se raidissait plus en paroles qu’en réalité contre la souffrance. — Denys d’Héraclée, souffrant cruellement des yeux, en arriva à se départir de ses résolutions stoïques.
Les effets de l’ignorance sont préférables à ceux de la science. — Alors même que la science pourrait produire les effets que ces philosophes lui attribuent, qu’elle émousserait et atténuerait la violence des maux auxquels nous sommes exposés, que ferait-elle de plus que ce que fait tout naturellement l’ignorance et d’une façon plus sensible encore ? Le philosophe Pyrrhon, courant en mer les dangers d’une très forte tempête, ne trouvait rien de mieux pour raffermir le courage de ses compagnons d’infortune, que de les inviter à imiter la tranquillité d’un pourceau qui était du voyage et regardait la tempête sans en être effrayé. — Quand la philosophie est à bout d’arguments, elle nous renvoie à L’exemple que nous donnent l’athlète et le muletier qui témoignent généralement beaucoup moins de sensibilité vis-à-vis de la mort, de la douleur et des autres misères de ce monde, et font preuve de plus de fermeté que n’arrive à en procurer la science à quiconque n’est pas préparé à les affronter par les habitudes de la vie courante, ou n’est pas né avec cette disposition naturelle. — N’est-ce pas l’ignorance qui fait qu’à inciser et tailler les membres délicats d’un enfant, ceux d’un cheval, on éprouve moins de résistance que lorsqu’il s’agit de nous ? Combien de gens sont devenus malades uniquement par l’effet de leur imagination ? Nous en voyons tous les jours qui se font saigner, purger, médicamenter pour soigner des maux qu’ils ne ressentent que parce qu’ils se figurent les avoir. Quand les maux véritables nous font défaut, la science nous en suppose : Par la couleur de votre teint, vous paraissez sous la menace de quelque affection catarrhale ; les chaleurs de la saison vous prédisposent à un accès de fièvre ; la ligne de vie de votre main gauche présente une section qui vous présage une assez sérieuse et prochaine indisposition. La science s’en prend même effrontément à la santé Vous avez une expansion, une force de jeunesse qui ne peuvent se continuer ainsi ; il faut vous tirer du sang et vous affaiblir de peur que cet état si florissant ne tourne contre vous. — Comparez l’existence d’un homme asservi à ces idées imaginaires avec celle d’un laboureur qui s’abandonne au courant naturel de la vie, ne tenant compte des choses que selon l’impression qu’il en reçoit au moment où elles se produisent, sans se préoccuper de ce qu’en peut dire la science, sans s’attacher aux conjectures ; qui n’a de mal que lorsque le mal survient, alors que l’autre a souvent la maladie de la pierre dans l’âme avant qu’elle ne se porte sur les reins, anticipant, par un effet de son imagination, sur les souffrances qu’il aura à endurer, courant au-devant, comme s’il n’était pas suffisamment temps de souffrir, quand le moment en vient.
Ce que je dis des effets néfastes de la médecine, les faits montrent qu’on peut le dire également de toute autre science ; de là est venue cette opinion de certains philosophes du temps jadis, qui faisaient consister la félicité suprême à avoir conscience de la faiblesse de notre jugement. Quant à moi, mon ignorance me porte autant à espérer qu’à craindre ; pour gouverner ma santé, je me règle sur les exemples qui me viennent d’autrui et sur ce que je vois se produire ailleurs dans les conditions ou je me trouve moi-même ; ces constatations sont de toutes sortes, je me détermine d’après la comparaison que j’établis entre elles, choisissant ce qui me paraît le mieux convenir. Je fais à la santé l’accueil le plus cordial, la tenant comme chose essentielle qui nous fait libre ; je lui subordonne tout le reste et m’applique à en jouir d’autant, qu’à présent elle m’est moins ordinaire et se fait plus rare ; aussi je me garde de troubler son repos et sa douceur par les ennuis d’un nouveau genre de vie, où je me verrai obligé de me contraindre.
Les maladies du corps et de l’esprit sont souvent causées par l’agitation de l’âme. — Les bêtes qui doivent à leur quiétude une santé bien plus robuste que la nôtre, nous donnent assez la preuve combien l’agitation de notre esprit est une cause de maladie. On dit qu’au Brésil, les gens ne meurent que de vieillesse, ce qu’on attribue à la pureté et au calme de l’air qu’on y respire et qui, selon moi, est plutôt un effet de la sérénité et de la tranquillité de leur âme exempte des passions, des peines, des occupations qui surexcitent et sont une source de contrariétés ; ignorants, ne connaissant rien des lettres, sans lois, sans roi, sans religion aucune, leur vie s’écoule dans une simplicité qui fait mon admiration.
D’où vient ce fait d’expérience que les gens les plus grossiers, d’esprit peu ouvert, sont les plus fermes, les plus désirables dans les exécutions amoureuses, et que l’amour d’un muletier se rende souvent plus acceptable que celui d’un galant homme ? sinon que chez ce dernier, l’agitation de l’âme influe sur ses moyens physiques, les rompt, les lasse, comme elle lasse et trouble ordinairement l’âme elle-même. Qu’est-ce qui la rend déraisonnable, l’amène le plus communément à la manie, si ce n’est sa promptitude, ses saillies, son agilité, ce qui enfin constitue sa puissance d’action ? Qu’est-ce qui différencie la plus subtile folie de la plus subtile sagesse ? Des grandes amitiés naissent les grandes inimitiés, les santés vigoureuses sont le point de départ de maladies mortelles ; de même les plus remarquables et les plus belles intelligences peuvent conduire aux plus sublimes folies, comme aux plus extravagantes : des unes aux autres il n’y a qu’un pas. Par ce dont sont capables les fous, nous pouvons juger combien en réalité la folie tient de près aux élans les plus généreux de notre âme. Qui ne sait combien est imperceptible la ligne de démarcation entre la folie et les inspirations les plus hardies d’un esprit complètement libre de lui-même, ou les résolutions que peut prendre, dans des circonstances extraordinaires, une vertu qui est au-dessus de tout ! Platon dit que les gens mélancoliques sont les plus capables de se soumettre à la discipline et les meilleurs, aussi n’y en a-t-il pas qui aient plus de propension à la folie ; ce sont des esprits infinis que consument leur propre force et leur propre souplesse. — Quelle chute, par exemple, que celle dont nous venons d’être témoin, causée par la brillante surexcitation de ce poète si judicieux, si ingénieux, imprégné autant que, depuis longtemps, pas un autre d’entre les poètes italiens, des saines traditions de l’antique et pure poésie ! Combien vraiment il a eu lieu d’être satisfait de cette vivacité d’esprit sous laquelle il a succombé ! de cette clarté qui l’illuminait et qui l’a aveuglé ! de cette exacte et si fine compréhension qu’il possédait et qui lui a fait perdre la raison ! de ses recherches si curieuses et si ardues ayant la science pour objet, qui l’ont conduit à la bêtise ! de cette aptitude si exceptionnelle aux travaux de l’esprit, à laquelle il doit de l’avoir perdu et de ne plus pouvoir travailler ! En le voyant à Ferrare en si piteux état, se survivant à lui-même, ne reconnaissant ni lui, ni ses œuvres qu’on a publiées sans qu’il ait pu les revoir et y mettre la dernière main, bien que cette publication ait été faite de son vivant, j’éprouvais encore plus de dépit pour la fragilité de la nature humaine, que de compassion pour le malheur dont il était frappé.
L’indolence de l’esprit produit la vigueur corporelle et la santé. — Voulez-vous un homme qui soit sain, pondéré dans ses actes, dont vous puissiez être certain et qui offre toute garantie ? faites-le vivre dans un milieu où règnent les ténèbres, qu’il demeure dans l’oisiveté et ne fasse pas travailler son intelligence. Pour nous rendre sages, il faut nous abêtir ; pour nous mener, il faut nous aveugler. On me dira que cet avantage d’avoir l’appétit froid et d’offrir peu de prise à la douleur et au mal, a pour conséquence l’inconvénient de nous rendre moins friands de la jouissance des biens et des plaisirs et fait que nous les ressentons moins vivement ; j’en conviens, mais la misère de notre condition fait que nous avons moins à jouir qu’à fuir, et que l’extrême volupté nous touche moins que la plus légère douleur : « Les hommes sont moins sensibles au plaisir qu’à la douleur (Tite Live) » ; nous prêtons moins attention à la santé la plus parfaite qu’à la moindre des maladies : « Nous sommes sensibles à la moindre égratignure, et néanmoins la plénitude de la santé nous laisse indifférents. Nous nous réjouissons de n’être ni pleurétiques ni podagres, et à peine mettons-nous en compte d’être sains et vigoureux (La Boétie). » Notre bien-être consiste à ne pas avoir mal, et c’est pourquoi les philosophes qui se sont le plus attachés à exalter la volupté, l’ont fait uniquement résider dans l’insensibilité. Ne pas avoir de mal, c’est en fait de bien ce que l’homme peut espérer de mieux, comme dit Ennius.
Ce chatouillement, cette excitation que nous causent certains plaisirs, semblent tout à la fois excès de santé et malaise ; cette volupté qui nous attire, à laquelle il nous faut céder malgré ce je ne sais quoi qu’elle a de cuisant, de mordant, n’a-t-elle pas finalement pour objet d’éteindre en nous la sensation ? Le ravissement que nous recherchons dans nos accointances avec la femme, naît du besoin que nous éprouvons de nous soustraire au tourment que nous cause un désir ardent et excessif que nous cherchons à assouvir pour retrouver le calme et nous débarrasser de la fièvre qui nous agite ; et de même de tous les autres plaisirs. J’en conclus que si la simplicité d’esprit restreint les maux auxquels nous sommes exposés, elle nous ménage, dans l’état où nous sommes, une amélioration très appréciable de notre sort. — Il ne faudrait cependant pas la supposer accentuée au point qu’elle soit dépourvue de toute sensibilité, et Crantor avait raison de combattre cette indifférence préconisée par Epicure, quand on venait à l’exagérer au point de ne même pas convenir des maux qui nous frappent, quand déjà nous en sommes atteints « Je n’approuve pas une insensibilité portée à ce degré qui, de fait, n’existe pas et n’est pas à désirer. Je suis content de n’être pas malade, mais si je le suis, je veux le savoir ; et si on me cautérise ou me fait une incision, je veux le sentir. » Et, en effet, qui nous enlèverait la sensation du mal, nous priverait du même coup du sentiment de la volupté ; ce serait en somme l’anéantissement de l’homme : « Cette indifférence ne s’acquiert pas sans une grande fermeté de l’esprit et un anéantissement du corps (Cicéron). » Le mal et le bien nous viennent tour à tour ; la douleur ne nous poursuit pas sans cesse, et nous ne courons pas sans cesse après la volupté.
La science nous renvoie souvent à l’ignorance pour nous adoucir les maux présents. — C’est un très grand avantage à l’honneur de l’ignorance, que la science elle-même nous rejette dans ses bras, quand elle devient impuissante à nous endurcir contre nos maux devenus plus intenses ; que celle-ci soit contrainte d’entrer en composition, de nous lâcher la bride, de nous laisser la latitude de nous réfugier au sein de sa rivale pour y chercher un abri contre les coups et les injures de la fortune. Ce n’est pas autre chose en effet que nous dit la science, quand elle nous prêche de dégager notre pensée des maux que nous endurons et de la reporter vers les voluptés qui ne sont plus ; de nous consoler des maux présents par le souvenir des biens passés ; d’appeler à notre secours les satisfactions que nous avons éprouvées jadis, pour les opposer à ce qui nous oppresse aujourd’hui : « Épicure dit qu’il faut faire diversion aux pensées tristes, en se reportant aux pensées riantes (Cicéron). » Manquant de force, la science a recours à la ruse ; elle cherche par la souplesse et en usant des jambes, à remédier à la vigueur et à l’action des bras qui lui font défaut. Mais rappeler les douceurs des vins de la Grèce, non pas seulement à un philosophe, mais simplement à un homme de sens rassis aux prises avec un accès de fièvre chaude qui altère son entendement, c’est là vraiment un singulier remède, plutôt capable d’empirer son état : « Le souvenir du bien passé double le mal présent (Le Tasse). »
La philosophie agit de même, lorsqu’elle nous incite à l’oubli des maux passés. — Cet autre conseil que donne la philosophie est de même nature : « Il ne faut conserver que la mémoire du bonheur dont nous avons joui, et effacer le souvenir des chagrins dont nous avons souffert » ; comme s’il était en notre pouvoir d’oublier ! Un tel conseil, encore une fois, ne peut que diminuer en nous notre force de résistance : « Doux est le souvenir des maux passés (Euripide). » — Comment la philosophie, qui doit nous fournir des armes pour combattre la fortune, qui doit fortifier mon courage pour me mettre à même de fouler aux pieds toutes les adversités humaines, peut-elle en venir à ce degré d’impuissance qu’elle admette que nous ayons recours à des échappatoires telles que ces détours pusillanimes et ridicules ? Ce qui nous revient à la mémoire, ce n’est pas ce que nous voudrions, c’est ce qui lui plaît. Bien plus, il n’est rien qui imprime aussi profondément quelque chose dans notre souvenir, comme le désir que nous avons de l’oublier ; c’est un bon moyen de le conserver, de le graver dans notre âme, que de la convier à n’en pas garder trace. Il est faux de prétendre qu’« il dépend de nous d’ensevelir pour jamais dans l’oubli nos malheurs passés et de ne nous rappeler que ce qui nous est arrivé d’heureux (Euripide reproduit par Cicéron) » ; tandis qu’il est exact de dire « Je me souviens des choses que je voudrais oublier et oublie celles dont je ne voudrais pas perdre le souvenir (Euripide). » Et de qui est ce conseil d’ensevelir nos malheurs dans un éternel oubli ? de celui « qui seul entre tous a osé se dire sage (Cicéron) » ; « qui, supérieur au genre humain par son génie, a effacé tous les hommes, comme le soleil, en se levant, éteint les étoiles (Lucrèce) ». Vider et démunir sa mémoire, n’est-ce pas le véritable chemin qui mène le plus directement à l’ignorance ? — « L’ignorance qui admet tout sans discussion, est un remède à nos maux (Sénèque). » Plusieurs philosophes ont émis des aphorismes semblables, par lesquels ils nous permettent de nous contenter, comme le commun des mortels, d’apparences frivoles, dans le cas où, avec tous ses arguments plus ou moins probants, la raison ne peut plus rien, pourvu que nous y trouvions satisfaction et consolation ; ne pouvant guérir la plaie, ils se contentent de l’endormir et de la calmer momentanément. Je crois que personne ne peut nier qu’il accepterait, même au prix d’un jugement affaibli ou malade, de mener une existence agréable et tranquille dont l’ordre et la constance lui seraient garantis : « Je commencerais par boire et par répandre des fleurs, quitte à passer pour fou (Horace). » — Il se trouverait assurément bien des philosophes de l’avis de Lycas. Ce Lycas, au demeurant, de mœurs très régulières, vivait doucement et paisiblement dans sa famille, ne manquant en rien à ses devoirs à l’égard des siens et des étrangers, sachant très bien éviter ce qui pouvait lui être préjudiciable. Par quelque altération de son bon sens, il s’était mis dans la cervelle une idée fixe, s’imaginant être toujours dans les théâtres, assistant à des passetemps, à des spectacles, aux plus belles comédies qui fussent au monde. Les médecins l’ayant guéri de cette manie, peu s’en fallut qu’il ne leur fit un procès, pour qu’ils lui rendent les douceurs qu’il goûtait ainsi en imagination : « Ah ! mes amis, qu’avez-vous fait ! En me sauvant, vous m’avez tué ; car c’est m’enlever toute volupté, que de m’arracher à l’erreur qui faisait le charme de ma vie (Horace). » — Thrasylas, fils de Pythodore, était atteint d’une manie analogue : il se figurait que tous les navires qui relâchaient dans le port du Pyrée et y abordaient, travaillaient pour son compte. Il se réjouissait de ce qu’ils avaient fait une bonne traversée et accueillait leur arrivée avec joie. Son frère Criton l’ayant fait remettre dans son bon sens, il regrettait son état passé dans lequel il avait vécu heureux, exempt de tout chagrin. C’est ce que rend ce vers d’un auteur grec de l’antiquité : « Il y a grand avantage à n’être pas trop avisé (Sophocle). » L’Ecclésiaste exprime la même pensée : « Beaucoup de sagesse est la source de beaucoup de déplaisir ; qui acquiert la science, acquiert en même temps et travail et tourment. »
En nous concédant le droit de mettre fin à notre vie, lorsqu’elle nous est devenue insupportable, la philosophie témoigne encore davantage de son impuissance. — La philosophie admet assez généralement comme remède extrême aux difficultés de tous genres auxquelles nous ne pouvons échapper, que nous mettions fin à notre vie, quand nous ne pouvons les endurer : « La vie te plait-elle, supporte-la. En es-tu rassasié, sors en comme tu voudras (Sénèque). » « La douleur te pique-t-elle, ou même te déchire-t-elle ? si tu es nu, tends la gorge ; mais si tu es couvert des armes de Vulcain, c’est-à-dire si tu es fort, résiste (Cicéron). » Et ce dicton : « Qu’il boive ou qu’il s’en aille (Cicéron) », que les Grecs décochaient aux convives d’un festin et dont on fit application aux situations critiques par le changement de prononciation du B en V (Vivat au lieu de Bibat : qu’il vive, au lieu de : qu’il boive), transformation plus naturelle assurément dans la bouche d’un Gascon que dans la langue de Cicéron, qu’est-ce que cela de la part de la philosophie, sinon la confession de son impuissance ? Pour se mettre à couvert, non seulement elle a recours à l’ignorance, mais même à la stupidité humaine et préconise l’abandon de tout sentiment et même de l’existence : « Si tu ne sais pas user de la vie, cède la place à ceux qui le savent. Tu as assez joué, tu as assez mangé, assez bu ; il est temps de faire retraite, car tu pourrais t’enivrer et devenir la risée des jeunes gens, chez lesquels cette débauche est plus excusable que chez un homme de ton âge (Horace). » — « Démocrite, voyant que les ans avaient affaibli ses facultés, se donna volontairement la mort (Lucrèce). » — Antisthène exprime la même idée : « Il faut faire provision de sens pour comprendre, ou se munir d’un licol pour se pendre. » — Chrysippe fait tenir au poète Tyrtée un propos analogue : « Il nous faut arriver à la vertu ou à la mort. » — Cratès disait également : « L’amour se guérit comme la faim, ou encore avec le temps ; ceux auxquels ni l’un ni l’autre de ces deux moyens ne peuvent donner satisfaction n’ont qu’à se mettre la corde au cou. » — Sextius, dont Sénèque et Plutarque parlent avec tant de considération, avait tout abandonné pour se livrer à l’étude de la philosophie. Ses études ne progressant que lentement et se prolongeant, il décida de se précipiter dans la mer : ne pouvant atteindre à la science, il se donnait la mort. — Voici les termes mêmes de la loi que les Stoïciens posaient à ce sujet : « Si d’aventure survient quelque disgrâce à laquelle on ne peut apporter remède, le port est proche ; l’on peut se sauver à la nage en abandonnant son corps, comme d’une barque qui fait eau. C’est la peur de mourir et non le désir de vivre, qui fait que le fou est attaché à son corps. »
La simplicité et l’ignorance sont des conditions de vie heureuse. — La simplicité dans l’existence la rend plus agréable, et aussi plus innocente et meilleure, ainsi que je l’ai dit plus haut. Les simples et les ignorants, dit saint Paul, s’élèvent et gagnent le ciel ; nous, avec tout notre savoir, nous nous effondrons dans les abimes infernaux. — Je ne rappellerai ni Valens, ennemi déclaré des sciences et des lettres, ni Licinius, ces deux empereurs romains qui les tenaient pour le poison et la peste de tout état politique ; ni Mahomet qui, ai-je entendu dire, interdit la science à l’homme ; mais j’invoquerai l’exemple de Lycurgue. L’autorité de ce grand législaleur doit être d’un grand poids, comme aussi cette législation divine qui a droit à tous nos respects, qu’il avait donnée à Lacédémone, et qui, si grande et si admirable, y fit régner si longtemps la vertu et le bonheur, sans qu’y fussent admises la connaissance et la pratique des lettres. — Ceux de retour de ce monde nouveau, que les Espagnols ont découvert au temps de la génération qui nous a précédés, peuvent témoigner combien ces nations qui n’ont ni lois, ni magistrats, vivent mieux gouvernés et ordonnés que nous chez qui les fonctionnaires sont en plus grand nombre que ceux qui ne le sont pas, et où les lois outrepassent en nombre celui des actes à juger : « Ils ont les poches et les mains pleines d’ajournements, de requêtes, d’informations, de lettres de procuration et aussi de liasses de gloses, de consultations et de procédures. Avec de telles gens, les malheureux ne sont jamais en sûreté dans une ville ; ils sont assiégés par derrière, par devant, de tous côtés, par une foule de notaires, de procureurs et d’avocats (Arioste). »
Un sénateur romain des derniers siècles de l’empire exprimait cette même idée : « Nos prédécesseurs disait-il, exhalaient une forte odeur d’ail, mais avaient l’estomac parfumé par une bonne conscience, tandis qu’à notre époque, les gens répandent une agréable senteur, mais à l’intérieur c’est une odeur nauséabonde produite par la fermentation de tous les vices » ; autrement dit, suivant ma manière de voir, avec beaucoup de savoir et de capacité, ils manquaient totalement de conscience dans leur conduite. — Le manque d’éducation, l’ignorance, la simplicité d’esprit, la rudesse accompagnent d’ordinaire l’innocence ; la curiosité, la subtilité, le savoir trainent la malice à leur suite ; l’humilité, la crainte, l’obéissance, la bonté poussée jusqu’à la faiblesse, qui sont les basse essentielles sur lesquelles repose la conservation de la société humaine, sont le propre d’une âme vide, docile, présumant peu d’ell-emême.
Funestes effets de la curiosité et de l’orgueil. — Les chrétiens savent mieux que personne combien la curiosité est un mal naturel et originel chez l’homme. Son désir de croître en sagesse et en savoir fut la cause première de la ruine du genre humain ; c’est là ce qui l’a précipité vers la damnation éternelle : l’orgueil l’a perdu et corrompu. C’est l’orgueil qui jette l’homme hors des voies communes, qui lui fait embrasser les nouveautés, préférer être le chef d’une troupe errante et dévoyée dans un sentier de perdition, être professeur enseignant l’erreur et le mensonge, plutôt que disciple dans une école où s’enseigne la vérité et marcher, sous la direction d’autrui, sur la grande route bien entretenue et qui mène droit au but ; c’est peut-être ce que rend cette ancienne maxime grecque : « La superstition suit l’orgueil et lui obéit comme à son père. » Ô présomption, combien tu nous es nuisible !
À quoi Socrate a dû le nom de sage. — Lorsque Socrate fut avisé que le dieu de la Sagesse lui avait attribué la qualification de sage, il en fut étonné. Se sondant, s’examinant, il ne trouvait rien qui pût motiver cette déclaration de la divinité, parce qu’il connaissait nombre de justes, de tempérants, de vaillants, de savants au même degré que lui, plus éloquents, plus beaux, plus utiles à leur pays. Il finit par conclure que ce qui pouvait le distinguer des autres et faire qu’il fût un sage, c’est que lui-même ne se considérait pas comme tel ; que son dieu devait tenir comme une bien singulière bêtise de la part de l’homme, l’opinion que celui-ci se fait de sa science et de sa sagesse ; et que la meilleure doctrine qu’il peut avoir est l’ignorance, comme la simplicité d’âme est sa meilleure sagesse. Nos livres saints déclarent bien misérables ceux qui ont pour eux-mêmes trop d’estime : « Tu n’es que boue et cendre, y lisons-nous, y a-t-il vraiment là de quoi te glorifier ? » Et cet autre passage : « Dieu a fait l’homme semblable à une ombre » ; qu’en peut-on voir, quand, la lumière s’éloignant, l’ombre s’évanouit ? De fait, nous ne sommes rien.
Les recherches sur la nature divine sont condamnables. — Il s’en faut de tant que nous puissions atteindre les hauteurs où plane la divinité, que les œuvres du Créateur qui tiennent le plus de lui, qui portent le mieux son empreinte, sont celles que nous comprenons le moins. Se trouver en présence d’une chose incroyable, est pour le chrétien une occasion de croire ; cette chose est d’autant plus rationnelle, qu’elle échappe davantage à la raison humaine ; si celle-ci pouvait la comprendre, ce ne— serait plus un miracle ; si elle avait son similaire, elle ne serait pas unique. « On connaît mieux Dieu, en ne cherchant pas à le comprendre, » dit saint Augustin. « Il est plus saint et plus respectueux de croire que d’approfondir ce que font les dieux, » dit Tacite. Platon, lui aussi, estime que c’est en quelque sorte une impiété que de s’enquérir trop curieusement de Dieu, du monde et des causes premières des choses. Enfin, nous lisons dans Cicéron : « Il est difficile de connaitre l’auteur de cet univers ; et, si on parvient à le découvrir, il est impossible de le faire comprendre au vulgaire. » — Dieu est puissance, vérité et justice, disons-nous ; ces mots éveillent une idée de grandeur, mais ce qu’ils représentent exactement, nous ne le voyons pas, nous ne le concevons pas. Nous disons que Dieu éprouve de la crainte, qu’il est courroucé, qu’il aime, « exprimant des choses divines en des termes humains (Lucrèce) » ; ce sont là des agitations, des émotions dont nous sommes susceptibles, mais qui ne peuvent se produire en Dieu comme nous les éprouvons, pas plus que nous ne sommes capables de comprendre la façon dont il les ressent. Dieu seul a possibilité de se connaitre et d’expliquer ses actes, qui ne peuvent se traduire qu’improprement en notre langage, dont il use cependant pour s’abaisser et descendre jusqu’à nous qui gisons à terre. Comment la prudence, qui est l’intermédiaire entre le bien et le mal, pourrait-elle être son fait à lui, qu’aucun mal ne peut atteindre ? Qu’a-t-il à faire de la raison et de l’intelligence qui, de choses qui nous échappent en partie, nous permettent de déduire des choses nettement définies, lui pour qui il n’y a rien d’obscur ? La justice, qui a pour but d’attribuer à chacun ce qui lui appartient, est une conséquence de ce que les hommes vivent en société, où tout est pêle-mêle ; elle ne saurait par suite entrer dans les attributs de Dieu. La tempérance consiste dans la modération apportée dans la jouissance de nos voluptés corporelles, quel rapport peut-elle avoir avec la divinité ? Le courage que nous apportons à supporter la douleur, le travail, les dangers n’est pas davantage son fait, parce que ces trois choses lui sont absolument étrangères. Ce sont ces mêmes considérations qui font qu’Aristote tient Dieu pour exempt de vices et de vertus : « Il n’est susceptible ni d’amour, ni de haine, parce que tout ce qui est tel, est le propre d’êtres faibles (Cicéron). »
Ce que nous possédons de la vérité, ce n’est pas avec nos propres forces que nous y sommes arrivés. — Ce que nous pouvons concevoir de la Vérité, quoi que ce soit que nous en connaissions, ce n’est pas par nous-mêmes que nous y sommes arrivés ; cela, Dieu nous l’a bien montré en allant faire choix, dans le bas peuple, de gens simples et ignorants pour nous instruire de ses admirables secrets. Notre foi, ce n’est pas nous qui l’avons acquise ; c’est un présent que nous devons uniquement à la libéralité d’autrui. Ce n’est pas par notre raisonnement, par notre intelligence, que nous avons été amenés à notre religion ; c’est par le fait d’une autorité en dehors de nous, qui l’a ainsi voulu. La faiblesse de notre jugement a fait en cela plus que sa force, notre aveuglement plus que notre clairvoyance. C’est grâce à notre ignorance plus qu’à notre savoir, que nous sommes arrivés à la connaissance des vérités divines. Il n’est pas étonnant du reste que nos moyens, qui sont ceux que nous tenons de la nature et qui ne s’appliquent qu’aux choses de la terre, ne puissent arriver à la conception de choses surnaturelles et célestes. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de nous y prêter, en y apportant obéissance et soumission, car il est écrit : « Je détruirai la sagesse des sages, j’abattrai la prudence des prudents. » Où est le sage, où est celui qui, en ce siècle, a écrit ou discuté sur ces questions ? Dieu a bien réellement abêti la sagesse humaine, puisque par elle le monde n’ayant pu arriver à la connaissance de Dieu, il lui a plu pour sauver les croyants de recourir à la prédication de gens simples et ignorants.
À la fin de leur vie, les plus savants philosophes se sont aperçus qu’ils n’avaient rien appris. — Examinons donc si, finalement, il est au pouvoir de l’homme de trouver ce qu’il cherche, et si cette recherche à laquelle il s’est livré pendant tant de siècles l’a enrichi de quelque force nouvelle et de quelque vérité solide ; je crois qu’on reconnaîtra, si l’on parle en conscience, que tout ce qu’il a retiré d’une si longue poursuite, est d’avoir appris à constater son impuissance. Par cette longue étude, l’ignorance qui de par notre nature est en nous, s’est confirmée et a été démontrée. Il est advenu aux vrais savants ce qui advient aux épis de blé, lesquels vont s’élevant, dressant fièrement leur tête, tant qu’ils sont vides, et qui, lorsqu’ils sont pleins, que les grains grossissent et viennent à maturité, s’inclinent et baissent la tête par humilité ; de même, ces hommes après avoir tout essayé, tout sondé et, dans cet amas de science, dans cette masse si considérable de choses si diverses, n’avoir rien trouvé de solide et de ferme, rien si ce n’est la vanité, ont renoncé à leurs présomptions et reconnu le peu qu’ils sont en réalité. C’est ce que Velleius impute à Cotta et à Cicéron, « d’avoir appris de Philon qu’ils n’ont rien appris ». — Phérécide, l’un des sept sages de la Grèce, aux approches de la mort, écrivait à Thalès : « J’ai prescrit à mon entourage, après qu’il m’aura enterré, de te porter mes écrits. S’ils te contentent, toi et les autres sages, publie-les ; sinon, anéantis-les. Ils ne contiennent aucune certitude qui me satisfasse moi-même ; aussi je ne prétends point connaître la vérité, ni même y atteindre, j’entrevois les choses plus que je ne les pénètre. » — Socrate, l’homme le plus sage qui fut jamais, répondit, quand on lui demanda ce qu’il savait, qu « ’il était une chose qu’il savait bien, c’est qu’il ne savait rien ». Sa réponse confirme ce qui se dit couramment, que, si étendu que soit ce que nous savons, c’est peu de chose à côté de ce que nous ignorons ; autrement dit, que cela même que nous estimons savoir n’est qu’une parcelle bien faible de notre ignorance.
Nous connaissons les choses, dit Platon, telles qu’elles nous apparaîtraient en songe, et nous les ignorons dans leur vérité. « Presque tous les anciens ont dit que nous ne pouvons rien connaître, rien comprendre, rien savoir, parce que nos sens sont bornes, notre intelligence trop faible et la vie trop courte (Cicéron). » Cicéron lui-même, qui cependant tire toute sa valeur de son savoir, commençait sur sa vieillesse, au dire de Valère Maxime, à tenir les lettres en petite estime. Dans le temps qu’il s’y adonnait, c’était sans parti pris pour aucune opinion, inclinant tantôt vers une secte, tantôt vers une autre, suivant ce qui lui semblait le plus probable, ne se départissant jamais du doute qui est le fonds de la doctrine de l’Académie : « Je vais parler, mais sans rien affirmer ; je chercherai toutes choses, doutant le plus souvent et me défiant de moi-même (Ciceron). »
Examinons jusqu’à quel degré de connaissances ont pu parvenir les plus grands génies. — J’aurais trop beau jeu à considérer l’homme dans son ensemble et dans ce qu’il est le plus ordinairement ; et cependant si j’en agissais ainsi, je ne ferais que l’imiter, lui qui juge de la vérité, non d’après la valeur des témoignages, mais d’après leur nombre. Laissons là le peuple, « qui dort lorsqu’il veille, qui est presque mort quoiqu’il vive et ait les yeux ouverts (Lucrèce) », qui ne se sent pas, ne se juge pas, et laisse oisives la plupart de ses facultés naturelles ; prenons ce que l’humanité offre de mieux. — Étudions-le dans ce petit nombre d’hommes excellents, triés avec soin, qui, naturellement doués d’une force d’âme particulièrement belle, l’ont de plus trempée, affinée soigneusement par l’étude, par l’art, s’élevant aussi haut que la sagesse humaine s’y prête. Ces gens ont travaillé leur âme de toutes façons, sous toutes ses faces, la préparant à tout ; puisant à toutes les sources étrangères susceptibles de lui venir en aide, tout ce qu’elle pouvait s’assimiler ; l’enrichissant, l’ornant de tout ce qui peut s’emprunter et concourir à sa commodité, tant vis-à-vis d’elle-même que vis-à-vis d’autrui. En eux, la nature humaine atteint son plus haut degré de perfection : ils ont doté le monde de lois et d’institutions, y ont développé les arts et les sciences, et lui ont donné pour se conduire l’exemple de mœurs admirables ; ce sont ceux-là seuls dont j’invoquerai le témoignage et l’expérience. Voyons jusqu’où ils sont allés, et ce à quoi ils s’en sont tenus ; les maladies et les défauts que nous relèverons dans cette élite, nous pourrons tous hardiment avouer en être atteints.
Il y a trois manières en général de philosopher. — Quiconque cherche quelque chose, en vient à déclarer : ou qu’il l’a trouvée, ou qu’elle ne peut se découvrir, ou qu’il continue ses recherches. Toute la philosophie tend à l’une de ces trois conclusions ; son but est de rechercher la vérité, de la pénétrer et de s’en convaincre. Les Péripatéticiens, les Épicuriens, les Stoïciens et autres, estiment l’avoir trouvée ; ils ont établi quelles connaissances nous possédons et les tiennent comme des données offrant toute garantie de certitude. — Clitomaque, Carnéade et les Académiciens en général, désespèrent de voir aboutir les recherches auxquelles ils se sont livrés, et jugent que l’imperfection de nos moyens d’investigation ne le permettent pas ; d’où ils concluent à la faiblesse et à l’ignorance de l’homme. Leur doctrine a été très répandue, elle compte parmi ses adeptes, les plus nobles esprits. — Pyrrhon et les autres Sceptiques ou Épéchistes, dont les dogmes, disent quelques auteurs anciens, sont tirés d’Homère, des sept sages, d’Archiloque, d’Euripide, école à laquelle se rattachent Zénon, Démocrite, Xénophane, envisagent que la vérité est encore à trouver. Ils estiment que ceux qui croient la tenir sont dans la plus profonde erreur, et que ceux-là mêmes qui affirment que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre, sont, bien qu’à un degré moindre, encore trop hardis dans leur assertion, parce qu’établir dans quelle mesure nous pouvons connaître et juger de la difficulté des choses, est une science si élevée, dépassant tellement toute autre, qu’ils doutent que l’homme soit à même de la posséder : « Quiconque pense qu’on ne peut rien savoir, ne sait même pas si l’on sait quelque chose qui permette d’affirmer qu’on ne sait rien (Lucrèce). »
L’ignorance qui se connaît, se juge et se condamne, n’est pas l’ignorance absolue, il faudrait pour cela qu’elle s’ignorât ; ce n’est donc pas d’ignorance, mais d’hésitation que les Pyrrhoniens font profession ; ils doutent, s’enquièrent, n’assurent rien et ne répondent de rien. L’âme conçoit, désire et admet ; de ces trois impressions, ils éprouvent les deux premières et cherchent à échapper à la dernière, demeurant dans l’ambiguïté sans incliner ni approuver, si peu que ce soit, dans un sens ou dans un autre. Ces trois facultés de l’âme, Zénon les traduisait par gestes : la main étendue et ouverte figurait l’apparence sous laquelle les choses se présentent ; ouverte à moitié, les doigts un peu repliés, signifiait le consentement, le désir que nous avons de les approfondir ; le poing fermé, la compréhension que nous en acquérons ; la main gauche saisissant le poing ainsi fermé et l’étreignant, c’était la science qui les met en notre pouvoir.
État d’esprit et doctrine des Pyrrhoniens. — Avec une semblable disposition d’esprit, un jugement dont ils sont toujours maîtres, que rien ne fait fléchir, qui écarte tout ce qui lui est soumis comme inapplicable et inadmissible, les philosophes de cette école en arrivent à leur ataraxie : à cette impassibilité qui les caractérise et est la condition d’une vie paisible, calme, exempte des agitations que nous causent le sentiment et la connaissance que nous pouvons avoir des choses et donnent naissance à la crainte, à l’avarice, à l’envie, aux désirs immodérés, à l’ambition, à l’orgueil, à la superstition, à l’amour de la nouveauté, à la rébellion, à la désobéissance, à l’opiniâtreté et à la plupart des maux auxquels notre corps est exposé.
Ce procédé les dispense même d’être intransigeants sur ce qui est la base de leur doctrine, qu’ils ne défendent que mollement ; ils ne redoutent pas de revenir sur ce qui a déjà été discuté ; s’ils soutiennent que la pesanteur tend à attirer les corps en bas, ils seraient bien au regret qu’on les crut sur parole ; ils ne demandent qu’à être contredits pour faire naître le doute et surseoir au jugement qu’on peut porter, ce qui est le but qu’ils se proposent. Ils n’émettent de proposition que pour les opposer à celles qu’ils supposent être dans l’idée de leurs adversaires. Si vous adoptez leur manière de voir, ils soutiendront volontiers, eux aussi, la thèse contraire ; pour eux, c’est tout un, ils n’ont pas de préférence. Posez que la neige est noire, ils s’attacheront à prouver que non, qu’elle est blanche ; dites qu’elle n’est ni l’une ni l’autre, ils se mettront à démontrer qu’elle est l’une et l’autre ; si vous arrivez à conclure que vous ne savez pas au juste ce qui en est, ils s’évertueront à établir que vous le savez fort bien ; et, lors même que, par le raisonnement, vous établiriez d’une manière évidente que vous doutez de ce qui peut en être, ils discuteront pour vous prouver que le doute n’existe pas en vous ou que vous ne sauriez prouver que ce doute est fondé et subsiste réellement.
Toutes les opinions, d’après eux, étant contestables, il n’y a pas de raison pour adopter plutôt l’une que l’autre. — En concluant ainsi au doute, qui lui-même est sans consistance, les Pyrrhoniens se donnent la possibilité d’être de plusieurs opinions et de se diviser sur les questions qu’ils traitent, sur celles en particulier où ils ont déjà établi de plusieurs façons qu’il y a doute et ignorance. Pourquoi ne leur serait-il pas permis de douter, disentils, alors qu’il est admis chez les philosophes dogmatistes que l’un peut dire vert et l’autre jaune ? Y a-t-il quelque chose qu’on puisse vous proposer de reconnaître ou de réprouver et qu’il ne soit pas loisible de considérer comme présentant de l’ambiguïté ? Et tandis que, soit par suite des coutumes de leur pays, soit par suite de leur éducation de famille, soit par hasard, les autres peuvent, comme emportés par la tempête, sans y avoir réfléchi et sans avoir eu à choisir, souvent même avant d’avoir l’âge de raison, se trouver portés vers telle ou telle opinion, vers la secte des Stoïciens ou celle des Épicuriens, et y sont dès lors inféodés, asservis pour ainsi dire, comme dans un étau d’où ils ne peuvent se dégager : « attachés à n’importe quelle doctrine, comme à un rocher sur lequel la tempête les aurait jetés (Ciceron) », pourquoi ne leur concéderait-on pas, à eux aussi, de conserver leur liberté d’appréciation et la possibilité de considérer toutes choses sans qu’il leur soit imposé d’obligation qui les entrave dans le jugement qu’ils en portent : « d’autant plus libres et indépendants qu’ils ont une pleine puissance de juger (Ciceron) » ? N’y a-t-il pas avantage à être dégagé des nécessités qui contiennent les autres ? Ne vaut-il pas mieux demeurer en suspens, que de s’embarrasser en tant d’erreurs, produit de l’imagination humaine ! N’est-il pas préférable de réserver sa conviction, que de se mêler à ces discussions séditieuses et querelleuses ! Qu’irai-je choisir ? « Ce qu’il vous plaira, pourvu que vous fassiez un choix. » C’est là une bien sotte réponse, c’est pourtant celle à laquelle aboutit le dogmatisme, qui ne nous permet pas d’ignorer ce que nous ignorons. — Adoptez le parti incontestablement le meilleur, il ne sera jamais si sûr, qu’il ne vous faille, pour le défendre, attaquer et combattre cent et cent partis contraires ; ne vaut-il pas mieux se tenir hors de la mêlée ? Il vous est permis d’épouser la croyance d’Aristote sur l’éternité de l’âme, de la faire vôtre au même degré que votre honneur et votre vie ; vous pouvez discuter Platon et le contredire sur ce point, et il leur serait interdit d’en douter ! Il est loisible à Panétius de suspendre son jugement en ce qui touche la connaissance de l’avenir tirée de l’examen de victimes immolées par le sacrificateur, de l’interprétation des songes, des oracles et de toutes les autres pratiques semblables auxquelles croient les Stoïciens ; pourquoi un sage ne pourrait-il en toutes choses oser ce que Panétius ose sur ces points admis par ses maitres, qui ont reçu l’assentiment général de l’école à laquelle il appartient et où il enseigne ? Quand c’est un enfant qui porte un jugement, il parle de ce qu’il ne sait pas ; quand c’est un savant, il obéit à ses préoccupations.
Ces philosophes qui doutent de tout se sont ménagé un merveilleux avantage pour les luttes dans lesquelles ils peuvent se trouver engagés, en renonçant à parer les coups que leur portent leurs adversaires ; peu leur importent ceux qu’ils reçoivent, pourvu qu’ils frappent. Tout leur est bon : s’ils ont le dessus, vos arguments sont sans valeur ; si c’est vous qui l’emportez, ce sont les leurs qui sont en défaut ; — s’ils font erreur, cela démontre que l’ignorance existe ; si c’est vous qui vous trompez, c’est vous qui fournissez la preuve de son existence ; — s’ils arrivent à prouver que rien n’est sûr : c’est bien, ils satisfont à la thèse qu’ils défendent ; s’ils n’y parviennent pas : c’est encore bien, de ce fait même, elle n’en reçoit pas moins confirmation ; « de la sorte, trouvant sur un même sujet des raisons égales pour et contre, il leur est facile dans un sens ou dans l’autre de suspendre leur jugement (Cicéron) ». Ils estiment qu’il est beaucoup plus aisé d’établir les raisons qui font qu’une chose est fausse, que celles prouvant qu’elle est vraie ; ce qui n’est pas, que ce qui est ; ce qu’ils ne croient pas, que ce qu’ils croient. Leurs tours de phrase habituels sont : « Je ne prétends pas avoir établi que » ; — « Il n’y a pas de raison pour qu’il en soit plutôt ainsi qu’autrement », ou « pour éliminer l’un plutôt que l’autre » ; — « Je ne saisis pas » ; — Les apparences sont égales de part et d’autre » ; — « Il n’y a pas lieu de parler plutôt pour que contre » ; — « Rien ne semble vrai, qui ne puisse paraitre faux ». Leur mot sacramentel est : « J’hésite », c’est-à-dire « J’argumente, mais m’en tiens là et ne me prononce pas » ; ces phrases de parti pris et autres analogues, sont leur continuel refrain. Cela a pour effet qu’éludant nettement et de la façon la plus absolue, obligation de se prononcer, de propos delibéré, ils ajournent tout jugement ; ils ne font usage de leur raison que pour rechercher des points de discussion et discuter, jamais pour opter et prendre une décision. Qu’on se figure un continuel aveu d’ignorance, un jugement toujours indécis et sans idées propres sur quelque sujet que ce soit, telle est l’école de Pyrrhon. Si je cherche à peindre de mon mieux cet état d’esprit, c’est que beaucoup ne s’en rendent que difficilement compte, et que ceux mêmes qui ont écrit sur ce sujet, l’ont exposé un peu obscurément et de façons diverses.
Dans la vie ordinaire ils agissent comme tout le monde, se soumettant aux lois et aux usages établis. — Dans le courant ordinaire de la vie, ces philosophes agissent comme tout le monde ; ils se prêtent à la satisfaction des penchants naturels, à l’impulsion et à la contrainte qu’exercent les passions, aux obligations imposées par les lois et les coutumes, aux traditions d’après lesquelles les arts s’exercent : « car Dieu n’a pas voulu que nous pénétrions le sens des choses ; il nous en permet seulement l’usage (Cicéron) ». Ils y subordonnent leurs actions dans la vie commune, sans marquer à cet égard leurs préférences, ni émettre de jugement, ce qui ne cadre guère avec ce qu’on dit de Pyrrhon, quand on le représente stupide et ne tenant compte de rien, immobile, farouche et insociable dans ses relations, allant droit devant lui au risque de se heurter aux charrettes ou de donner dans les précipices, refusant de se soumettre aux lois établies. Le dépeindre tel, c’est exagérer sa règle de conduite : il n’a voulu être ni une pierre, ni une souche ; il a voulu être un homme vivant, discourant, raisonnant, jouissant de tous les plaisirs et commodités que la nature met à notre disposition, usant de toutes ses facultés physiques et intellectuelles, honnêtement et dans la mesure où cela est licite. Ce à quoi il a de bonne foi renoncé et qu’il a abandonné, c’est le droit fantastique, imaginaire et faux que l’homme s’est arrogé d’établir, d’ordonner et de régenter[6] la vérité. — Du reste, il n’y a pas de secte qui ne soit contrainte de permettre au sage, afin de pouvoir vivre, de subir nombre de choses qu’il ne comprend pas, qu’il ne saisit pas, qui échappent à sa volonté. Si, par exemple, il entreprend un voyage par mer, il mettra son dessein à exécution, sans être certain de l’utilité qu’il en retirera ; il s’efforcera de faire que le vaisseau soit bon, le pilote expérimenté, la saison favorable, mais ce ne sont là que des garanties de probabilité, et il devra s’y abandonner, se confiant à des apparences, à moins qu’elles ne soient absolument contraires. Il a un corps, il a une âme, les sens le poussent, l’esprit l’agite. Bien qu’il ne se sente pas cette compétence spéciale qui permet de porter un jugement, et qu’il reconnaisse qu’il ne saurait se prononcer en toute assurance, parce qu’en chaque chose il peut y avoir du faux autant qu’il lui semble y avoir du vrai, il ne laisse pas néanmoins de conduire sa vie dans les conditions les plus larges et les plus commodes. — Combien d’arts reposent sur des conjectures plus que sur la science ; combien où la question du vrai et du faux importe peu et où ce qui semble être est la seule règle ! Le vrai et le faux existent, disent-ils, et nous avons en nous les moyens de nous livrer à leur recherche, mais ne sommes pas à même de vérifier la valeur de ce que nous trouvons. Il vaut beaucoup mieux pour nous, ne pas nous livrer à de vaines recherches et nous en remettre simplement à l’ordre établi en ce monde. Une âme exempte de préjugés est un avantage précieux pour notre tranquillité. Les gens qui jugent et contrôlent leurs juges, ne se soumettent jamais avec une entière conviction.
Les esprits simples et peu curieux sont plus faciles à gouverner que tous autres. — Combien plus dociles aux lois de la religion comme à celles de la politique et plus faciles à conduire sont les esprits simples et qui ne sont pas curieux, comparés à ceux qui scrutent et dogmatisent les choses divines et humaines ! Rien de ce qui touche l’homme ne présente une plus incontestable utilité, que cette simplicité. En cette disposition, il apparait nu et vide, conscient de sa faiblesse naturelle, mais susceptible cependant de recevoir d’en haut, dans une certaine mesure, la force qui lui fait défaut ; étranger à toutes connaissances humaines, il est par là d’autant plus préparé à ce que la science divine élise domicile en lui ; il fait abstraction de son propre jugement, pour faire plus large place à la foi ; il croit et n’introduit aucun dogme contraire aux lois et à ce qui est d’observance générale ; humble, obéissant, discipliné, studieux, ennemi juré de l’hérésie, il est par suite exempt de ces vaines opinions contraires à la religion, introduites par les sectes dissidentes ; c’est une page blanche, prête à recevoir tout ce qu’il plaira à Dieu d’y tracer. Nous valons d’autant plus que nous nous reportons davantage vers Dieu et que, renonçant à nous-mêmes, nous nous remettons plus complètement à lui : « Accepte de bonne grâce, dit l’Ecclésiaste, les choses avec la forme et le goût sous lesquels, au jour le jour, elles se présentent à toi ; le reste est en dehors de ce que tu peux arriver à connaître : Dieu sait que les pensées des hommes ne sont que vanité. »
Les dogmatistes prétendent avoir trouvé la vérité ; leur assurance ne fait guère que masquer leur doute et leur ignorance. — Donc, sur trois catégories embrassant la généralité des sectes philosophiques, deux font profession expresse de doute et d’ignorance ; quant à la troisième, celle des dogmatistes, il est aisé de reconnaitre que la plupart ne semblent affirmer que pour se donner meilleure contenance ; ils n’ont pas tant en vue de nous amener à quelque certitude, qu’à nous montrer à quel degré ils en sont arrivés, dans cette chasse à la poursuite de la vérité que « les savants supposent, plutôt qu’ils ne la connaissent ». — Pour initier Socrate à ce qu’il sait des dieux, du monde et des hommes, Timée lui propose de s’en entretenir d’homme à homme, et de tenir comme suffisantes les raisons qu’il donnera, si elles ont ce même caractère de probabilité qu’on admet pour des questions autres ; car pour ce qui est de raisons indiscutables dans toute la force du terme, il n’en peut produire, ni lui, ni tout autre mortel quel qu’il soit. C’est ce qu’un philosophe de cette école exprime ainsi dans un discours de compréhension facile et fort connu sur le mépris de la mort : « Je m’expliquerai comme je pourrai ; mais n’allez pas prendre mes paroles pour des oracles, comme si elles sortaient de la bouche d’Apollon pythien ; faible mortel, je ne poursuis que le probable (Ciceron). » Ailleurs, ce même philosophe traduit le texte même de Platon : « Si, discourant sur la nature des dieux et l’origine du monde, je m’explique imparfaitement, n’en soyez pas étonnés ; rappelez-vous que moi qui vous parle et vous qui m’écoutez, nous sommes des hommes et que vous n’avez rien à me demander de plus que des probabilités (Cicéron). » — Aristote, lui, nous présente d’ordinaire une foule d’opinions et de croyances qu’il met en parallèle avec les siennes, pour nous montrer combien celles-ci outrepassent les autres et combien il approche de plus près de la vraisemblance ; mais ce n’est pas sur l’autorité et le témoignage d’autrui que la vérité s’établit. Quant à Épicure, il est à observer que, dans ses écrits, il évite religieusement d’en citer aucun.
Souvent les philosophes affectent d’être obscurs pour ne pas révéler l’inanité de leur science. — Aristote est le prince des dogmatistes et cependant nous apprenons de lui que beaucoup de savoir nous porte à douter plus encore. Souvent on le voit s’entourer de parti pris d’une obscurité épaisse et inextricable, au point qu’on ne peut démêler son avis ; c’est là, en fait, du pyrrhonisme sous une forme qui le dissimule. Écoutez la déclaration de Cicéron nous exposant l’idée essentielle de cette école, en nous la donnant comme sienne : « Ceux qui voudraient savoir ce que nous pensons de chaque chose, sont trop curieux… Ce principe, en philosophe, de disputer de tout sans décider sur rien, établi par Socrate, repris par Arcésilas, affirmé par Carneade, a fleuri jusqu’à nos jours… Nous sommes de l’école qui dit que le faux est partout mêlé an vrai et lui ressemble si fort qu’il est impossible de les discerner d’une manière certaine. » — Pourquoi non seulement Aristote, mais la plupart des philosophes ont-ils affecté de présenter toutes les questions sous une forme obscure, si ce n’est pour faire ressortir combien elles sont oiseuses, et amuser la curiosité de notre esprit en les lui donnant en pâture, os creux et décharné qu’on lui livre à ronger. Clitomaque affirmait n’être jamais parvenu à savoir, par les écrits de Carnéade, de quelle opinion il était. C’est pour ce motif qu’Épicure a évité dans les siens d’être clair, et que ceux d’Héraclite lui ont valu d’être surnommé « le Ténébreux ». Être difficile à comprendre est une monnaie dont usent les savants, comme les prestidigitateurs qui font des tours de passe-passe pour empêcher qu’on aperçoive l’inanité de leur art, ce dont la bêtise humaine se paie aisément : « C’est par l’obscurité de son langage qu’Héraclite s’est attiré la vénération des ignorants ; les sots en effet n’estiment et n’admirent que ce qui leur est présenté en termes énigmatiques (Lucrèce). »
Certains ont dédaigné les arts libéraux, même les sciences, prétendant que ces études détournent des devoirs de la vie. — Cicéron reproche à certains de ses amis de consacrer à l’astronomie, au droit, à la dialectique et à la géométrie, plus de temps que ces sciences ne méritent, et, que cela les détourne des devoirs de la vie qui sont et plus honnêtes et plus utiles. Les philosophes cyrénaïques méprisent au même degré la physique et la dialectique. Zénon, au début de ses écrits sur la République, déclare inutiles toutes les branches d’éducation libérale. Chrysippe dit que ce que Platon et Aristote ont écrit sur la logique, ne l’a été de leur part qu’à titre d’exercice et pour se jouer, ne pouvant croire qu’ils se soient appliqués à parler sérieusement d’un sujet aussi creux. Plutarque en dit autant de la métaphysique. Épicure y eût ajouté la rhétorique, la grammaire, la poésie, les mathématiques et toutes les autres sciences en général, la physique excepté, Socrate lui aussi, les dédaignait toutes, hors celles traitant des mœurs et de la conduite dans la vie. On pouvait s’enquérir de quoi que ce fût auprès de lui, il arrivait toujours à amener son interlocuteur à un retour sur sa vie présente et sa vie passée qu’il examinait et jugeait, estimant tout autre enseignement subordonné à celui-ci et ne venant qu’en surnombre : « J’aime peu les lettres qui n’ont pas servi à rendre vertueux ceux qui les pratiquent (Salluste). » La plupart des sciences ont donc été tenues en peu de considération par ces grands penseurs qui, toutefois, n’ont pas jugé hors de propos d’y exercer leur esprit, alors même qu’ils n’avaient pas à en retirer un profit sérieux.
On ne sait si Platon était dogmatiste ou sceptique ; ses opinions ont donné naissance à dix sectes différentes. — Au surplus, les uns tiennent Platon pour un dogmatiste ; les autres comme ayant le doute comme principe ; il en est qui le qualifient d’une façon dans certains cas, de l’autre dans d’autres. Le personnage qui toujours a la haute main dans ses dialogues, Socrate, pose constamment des questions, pousse à la discussion, mais jamais n’y met fin et ne conclut ; sa science, de son propre aveu, est uniquement de présenter des objections. Homère, leur précurseur, a été le point de départ de toutes les sectes philosophiques sans distinction, montrant ainsi combien la manière de voir de chacun lui importait peu. On dit que Platon a donné naissance à dix écoles différentes ; à dire vrai, comparée à la sienne, il n’est pas, à mon sens, de doctrine plus indécise et moins affirmative.
Socrate disait que les sages-femmes, en prenant le métier d’aider les autres à engendrer, renoncent pour elles-mêmes à procréer, et qu’il en était de même de lui. Les dieux lui ayant déféré la qualité de sage-homme, il s’était lui aussi, par amour pour l’humanité et la pensée, défait de la faculté d’engendrer, se contentant d’assister ceux qui satisfont à cette loi de nature, et de leur prêter son secours, aidant aux évolutions de l’accouchement, lubréfiant les organes, facilitant la sortie de l’enfant, jugeant de sa conformation, le baptisant, l’élevant, le fortifiant, l’emmaillotant, le circoncisant ; mettant ses propres moyens à la disposition d’autrui, en usant pour le préserver du mal et aider à son bien.
On peut en dire autant de la plupart des philosophes anciens de quelque renom. — Il en est ainsi de la plupart des auteurs de cette troisième catégorie, et les anciens en avaient déjà fait la remarque en ce qui touche les écrits d’Anaxagore, Démocrite, Parménide, Xénophane et autres qui, enquérant plus qu’ils ne se prononcent, donnent de parti pris à leur style la forme dubitative, alors même qu’ils l’entremêlent de formes affirmatives. Cela ne se voit-il pas également dans Sénèque et Plutarque qui, en y regardant de près, parlent d’une même chose, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre ? ceux qui se donnent la tâche de mettre les jurisconsultes en concordance, doivent tout d’abord mettre chacun d’eux d’accord avec lui-même. La préférence que, dans ses ouvrages philosophiques, Platon donne, à bon escient, à la forme dialoguée, me parait provenir de ce que par le dialogue, mettant ses idées dans la bouche de plusieurs, il peut plus commodément les exposer dans toute leur diversité et avec toutes les variantes qu’elles comportent. Traiter les questions en envisageant leurs divers aspects est une manière de les traiter tout aussi bien et même mieux qu’en les présentant sous le jour qui leur est favorable ; on peut de la sorte en disserter plus longuement et avec plus d’utilité. Prenons-nous nous-mêmes comme exemple : les arrêts de la justice revêtent au plus haut degré un langage affirmatif et décisif ; ceux notamment que nos parlements rendent en public, sont éminemment de nature à entretenir chez le peuple le respect qu’il doit à cette magistrature en raison de la capacité de ceux qui la composent. Or, la beauté de ces actes ne résulte pas tant de la décision qu’ils renferment (des décisions, il s’en prend chaque jour, c’est le propre de tout juge), que des débats et de l’examen des arguments contradictoires que la science du droit permet de faire valoir. De même le plus large champ est ouvert aux critiques que portent les philosophes sur leurs opinions réciproques, opinions les plus diverses et les plus contradictoires, dans lesquelles chacun s’empêtre, soit à dessein, pour démontrer combien, sur tout sujet, l’esprit humain est vacillant, soit parce qu’il y est contraint par ignorance lorsque, par sa subtilité, la question échappe à son entendement, ce qu’exprime cette phrase qui revient si souvent : « Sur tout sujet glissant et scabreux, réservons notre jugement. » Euripide dit de même : « La compréhension des œuvres de Dieu, en leurs façons diverses, nous est une cause de nombreux tracas. » C’est la même idée qu’Empédocle, comme en proie à une fureur inspirée par les dieux et forcé de se rendre à la vérité, reproduit souvent dans ses ouvrages : « Non, non ; nous ne sentons rien, nous ne voyons rien ; tout nous est cache ; il n’est pas une chose dont nous puissions établir ce qu’elle est » ; ce qui se retrouve aussi dans ce passage de nos textes sacrés : « Les pensées des mortels sont timides, leur prévoyance et leurs inventions sont incertaines (Livre de la Sagesse). »
Le charme que cause la recherche de la vérité explique que tant de gens s’y adonnent. — Il ne faut pas trouver étrange si ces gens, tout en désespérant d’atteindre au but, n’ont pas renoncé au plaisir de poursuivre : l’étude est par elle-même chose agréable ; si agréable que, parmi les voluptés qu’interdisent les Stoïciens, figure celle provenant des exercices de l’esprit ; ils la veulent modérée, et trop savoir est à leurs yeux de l’intempérance. — Démocrite ayant mangé à sa table des figues qui sentaient le miel, se mit aussitôt à chercher en son esprit d’où leur venait cette douceur inusitée. Afin de s’en rendre compte, il se levait pour aller voir la place où ces fruits avaient été cueillis, lorsque sa servante, qui avait saisi le motif de ce dérangement, lui dit en riant de ne pas s’en mettre davantage en peine, que c’était elle qui les avait placés dans un récipient où il y avait eu du miel. Il s’irrita de ce qu’elle lui enlevait ainsi l’occasion de cette recherche et ôtait matière à sa curiosité : « C’est un déplaisir que tu me causes, lui dit-il ; mais, va, je n’en rechercherai pas moins comment cela a eu lieu, comme si c’était un effet de la nature. » Et certainement il n’eût pas manqué de découvrir une raison présentant les apparences de la vérité, pour expliquer une chose qui n’était pas et n’existait que dans son esprit. Cette aventure survenue à un fameux et grand philosophe, nous peint bien le goût de l’étude arrivé à l’état de passion, au point que nous sommes désespérés d’arriver à connaitre les choses dont nous nous amusons à poursuivre la connaissance. — Plutarque cite un pareil exemple de quelqu’un qui se refusait à être renseigné sur ce qui le laissait indécis, afin de n’être pas privé de la satisfaction de chercher par lui-même ; comme cet autre qui ne voulait pas que son médecin lui fit passer l’altération que lui causait la fièvre, pour ne pas perdre le plaisir de boire pour assouvir sa soif. « Mieux vaut apprendre des choses inutiles, que de ne rien apprendre (Sénéque). » Ici, aussi bien qu’en fait de nourriture, le plaisir que nous prenons est souvent tout ce qui en résulte ; ce que nous mangeons qui nous est agréable, n’est pas toujours nutritif ou sain, de même ce que notre esprit tire de la science ne laisse pas d’être voluptueux, alors même que ce n’est ni profitable, ni salutaire.
L’étude de la nature est également une occupation où se complaît notre esprit. — Voici comment ces philosophes s’expriment à cet égard : « La contemplation de la nature nourrit l’esprit ; elle nous élève et nous grandit ; elle fait que par comparaison avec les choses d’ordre supérieur et célestes, nous nous détachons de ce qui est bas et tient à la terre ; la recherche des choses grandioses qui nous sont cachées, est très attachante par elle-même, même pour celui qui n’en retire d’autre fruit que des motifs de plus pour les respecter et craindre d’en porter jugement » ; ce sont là les termes mêmes qu’ils emploient. — Le peu de sérieux qui est au fond de cette curiosité passée à l’état de maladie, apparait encore mieux dans cet exemple qu’ils citent souvent comme leur faisant honneur : Eudoxe souhaitait qu’il lui fût donné, ne fut-ce qu’une seule fois, de voir le soleil de près, d’en saisir la constitution, la grandeur, la beauté ; il priait les dieux de lui accorder cette faveur, dut-il, du mème coup, en être brûlé ; au prix de sa vie, il demandait à acquérir cette science, dont au même moment il devait perdre l’usage et la possession, et, pour cette connaissance d’un instant et éphémère, il renonçait à toutes autres qu’il possédait déjà et pouvait encore acquérir.
À quelle fin ont été mis en avant les Atomes d’Épicure, les Idées de Platon, les Nombres de Pythagore. — Je ne me persuade pas aisément qu’Epicure, Platon et Pythagore nous aient donné, en y ajoutant foi eux-mêmes, leurs théories des Atomes, des Idées et des Nombres ; ils étaient trop sages pour croire à des choses si peu établies et si discutables. Mais, sur cette question si obscure du système du monde que nous ignorons complètement, chacun de ces grands esprits s’efforçant d’apporter sa part de lumière, s’est appliqué à imaginer des conceptions d’apparence acceptables et ingénieuses, dont la fausseté leur importait peu, pourvu qu’elles pussent faire échec aux théories contraires : « Ces systèmes sont les fictions du génie de chaque philosophe et non le résultat de leurs découvertes (Sénèque). » Un ancien, auquel on reprochait de se targuer de philosophie, alors qu’il n’en tenait pas grand compte dans les jugements qu’il portait, répondait que « c’était précisément en cela qu’elle consistait ».
Quelle est la vraie philosophie ; sa conduite à l’égard de la religion et des lois. — Les philosophes ont voulu tout examiner, tout comparer, et ont trouvé là une occupation propre à alimenter la curiosité naturelle qui est en nous. Ils ont traité certaines questions afférentes aux besoins de la société, telles que celles relatives à la religion ; et, par raison, ils se sont alors gardés de scruter à fond les opinions généralement admises, afin de ne pas apporter de trouble dans l’observation des lois et des coutumes de leur pays.
Platon agit à cet égard assez à découvert. Quand il écrit d’après lui-même, il n’émet aucune opinion ferme. Quand il parle en législateur, son style devient affirmatif et impérieux ; il y consigne alors hardiment les idées les plus extraordinaires, qu’il juge utile d’inculquer à la foule et auxquelles il serait ridicule qu’il crût lui-même ; il sait combien nous sommes disposés à recevoir toutes les impressions, et par-dessus toutes, celles qui sont les plus saugrenues et les plus inadmissibles. C’est pourquoi, dans ses Lois, il a grand soin de recommander qu’on ne chante en public que des poésies dont les données, empruntées à la fable, aient une portée utile, parce qu’il est si aisé de faire éclore dans l’esprit humain des fantômes de toutes sortes, qu’il est plus judicieux de lui donner en pâture des mensonges qui lui soient profitables, que d’autres qui lui seraient inutiles ou dommageables ; ce qu’il exprime ouvertement dans sa République : « Pour être utile aux hommes, il est souvent nécessaire de les tromper. » Certaines sectes, ainsi qu’il est aisé de s’en rendre compte, se sont surtout attachées à la vérité, d’autres à l’utilité ; ces dernières ont trouvé davantage crédit. C’est une des misères de notre condition, que souvent ce qui se présente à nous comme le plus vrai, n’est pas ce qui nous apparait comme le plus utile dans la vie ; c’est le cas des sectes les plus hardies, telles celles d’Épicure, de Pyrrhon, de l’Académie après les modifications qu’elle a subies ; encore ont-elles été contraintes, en fin de compte, de se plier à la loi civile.
Les philosophes se sont occupés encore d’autres questions, qu’ils ont traitées, les uns dans un sens, les autres en sens contraire ; chacun, qui s’y est adonné, les résolvant à sa façon, bien ou mal. Comme il n’est rien de si caché, dont ils n’aient entrepris de parler, ils se sont souvent trouvés obligés de former des conjectures sans consistance, parfois extravagantes, qu’eux-mêmes ne considéraient pas comme ayant de la valeur ou pouvant servir à établir quelque vérité, propres seulement comme exercice d’étude : « On dirait qu’ils ont écrit moins par conviction, que pour exercer leur esprit par la difficulté du sujet. » Si on n’admettait pas qu’il en a été ainsi, comment expliquerait-on cette si grande variété d’opinions, souvent frivoles, se modifiant sans cesse, que nous voyons émises par ces esprits éminents et admirables ?
Malgré notre impuissance à déterminer ce que c’est que Dieu, la question a été fort agitée par les anciens ; opinion la mieux fondée sur ce point. — Qu’y a-t-il par exemple de plus vain que de vouloir deviner ce que peut être Dieu, par analogie avec ce que nous sommes nous-mêmes ; de le juger, lui et le monde avec lui, d’après ce dont nous sommes capables et d’après nos propres lois ; de faire servir au détriment de la Divinité, l’atome de lucidité qu’il lui a plu de nous concéder ; et, notre vue ne pouvant s’étendre jusqu’où elle siège dans la plénitude de sa gloire, l’en avoir fait descendre et l’avoir associée à notre corruption et à nos misères !
De toutes les opinions humaines formulées par les anciens sur la religion, celle-là me paraît avoir eu le plus de vraisemblance et avoir été la plus judicieuse, qui faisait de Dieu une puissance que nous ne pouvons comprendre, origine et conservatrice de toutes choses, essentiellement bonne, absolument parfaite, recevant et prenant en bonne part l’hommage et le respect que lui rendent les humains, sous quelque forme, de quelque nom et de quelque manière que ce soit : « Tout-puissant Jupiter, père et mère du monde, des dieux et des rois (Valérius Seranus). » Ces hommages ont toujours été vus d’un bon œil par le Ciel : tous les gouvernements ont tiré profit de leur dévotion ; et partout les événements ont été ce qu’en pouvaient attendre les hommes, quand leurs actes étaient empreints d’impiété. Les histoires païennes constatent, en ces religions qui reposaient sur des fables, de la dignité, de l’ordre, de la justice, des prodiges accomplis, des oracles rendus à l’avantage et pour l’instruction de l’humanité ; Dieu, dans sa miséricorde, ayant daigné encourager quand même, par ces bénéfices temporels, les bonnes dispositions que marquait une aussi imparfaite connaissance de lui-même, à laquelle les hommes étaient arrivés par la seule raison, au travers des fausses images sous lesquelles ils se le représentaient, images non seulement fausses mais encore impies et injurieuses. Parmi tous les cultes que saint Paul vit pratiquer à Athènes, il en était un consacré à une « Divinité cachée et inconnue » ; c’est celui d’entre tous qui lui parut le plus excusable.
De tous les philosophes, Pythagore fut celui qui eut le plus le sentiment de la vérité, en estimant que cette cause première de toutes choses, cet Être principe de tout ce qui est, ne peut s’exprimer et échappe à toute règle, à toute définition ; que ce ne peut être que ce que notre imagination, dans son plus puissant effort, conçoit comme la perfection ; chacun en ayant une idée plus ou moins grande, suivant ce qu’il en peut concevoir.
Il faut au peuple une religion palpable. — Si Numa a réellement entrepris de diriger dans ce même sens les idées religieuses de son peuple, de l’attacher à une religion purement spirituelle, sans objet déterminé, étrangère à tout ce qui est matériel, un tel projet n’était pas pratique ; l’esprit humain ne peut se contenter du vague que présente cet infini de pensées abstraites ; il lui faut les adapter à quelque chose de précis, conforme à l’idée qu’il s’en est faite. — La majesté divine s’est, pour nous, laissé en quelque sorte circonscrire sous des formes précises qui lui donnent corps ; ses sacrements surnaturels et célestes se manifestent dans des conditions qui les mettent à notre portée ; notre adoration s’exprime par des cérémonies et des paroles compréhensibles pour l’homme, parce que c’est lui qui croit et qui prie. Je laisse de côté tous les autres arguments que l’on peut émettre en faveur de cette thèse, mais on me fera difficilement croire que la vue de nos crucifix, la reproduction de ce supplice qui excite à un si haut degré la pitié, que les ornements et la pompe du culte dans nos églises, ces voix qui traduisent si exactement la dévotion qui nous anime, cette émotion des sens que nous éprouvons, n’échauffent pas l’âme des foules d’une passion religieuse du plus heureux effet.
Le culte du soleil est celui qui s’explique le plus. — À choisir entre ces divinités auxquelles, en ces temps d’aveuglement universel, la nécessité a amené à donner corps, il me semble que c’eût été à ceux qui adoraient le soleil, que je me serais le plus volontiers rallié. « Le soleil éclaire le monde entier, il en est l’œil. Si Dieu a des yeux, les rayons du soleil en émanent. C’est à eux que tout doit de naitre, de se développer et de vivre ; ils sont les témoins de tout ce que l’homme accomplit. Le soleil, si beau, si grand, nous donne les saisons suivant qu’il entre dans l’une ou l’autre des douze constellations du zodiaque qui constituent sa demeure, ou qu’il en sort ; il emplit l’univers de ses bienfaits que nul ne conteste ; un seul de ses regards dissipe les nuages. Il est l’esprit, l’âme du monde ; il échauffe et flamboie ; dans sa course journalière, il parcourt le ciel dans toute son étendue ; astre immense, sphérique, toujours errant, sans jamais dévier de sa route, il tient sous sa dépendance l’immensité sans limite, au travers de laquelle il se meut ; toujours au repos sans jamais demeurer oisif, sans cesser d’agir, il est le fils ainé de la nature et le père du jour (Ronsard). » En outre de sa grandeur et sa beauté, c’est parmi les pièces qui entrent dans la composition du monde, celle que nous apercevons la plus éloignée de nous, par suite elle nous est peu connue ; aussi ses adorateurs étaient-ils pardonnables de l’avoir en admiration et en respect.
Opinions diverses des philosophes sur la nature de Dieu. — Thalès qui, le premier, étudia ce sujet, estimait que Dieu est un esprit qui de l’eau a fait naitre toutes choses. — Anaximandre, que les dieux meurent et naissent à certaines époques et qu’ils constituent des mondes dont le nombre est infini. — Anaximène, que c’est l’air qui est dieu, qu’il existe en quantité infinie et est toujours en mouvement. — Anaxagore émit le premier que la manière d’après laquelle chaque chose existe et se conduit, est l’effet de la force et de la raison d’un esprit que nous ne pouvons concevoir. — Alcméon range parmi les divinités le soleil, la lune, les astres et l’âme ; — Pythagore attribue cette qualité à un esprit existant naturellement en chaque chose et d’où nos âmes sont sorties. — Parménide considère comme tel, un cercle entourant le ciel et maintenant le monde par l’intensité de la lumière qu’il répand. — Empédocle place au rang des dieux les quatre éléments : l’air, l’eau, le feu et la terre, dont toutes choses sont faites. —Protagoras déclare n’être pas à même de dire s’ils sont ou ne sont pas, ni qui ils sont. — Démocrite classe comme dieux, tantôt les images mêmes sous lesquelles on les représente, tantôt les dons de la nature qu’elles symbolisent, et aussi notre science et notre intelligence. — Platon a sur ce point diverses manières de voir : dans Timée, il est d’avis que l’on ne peut dire qui a créé le monde ; dans les Lois, qu’il ne sert de rien de rechercher ce qu’est Dieu ; ailleurs, dans ces mèmes ouvrages, il divinise le monde, le ciel, les astres, la terre et les âmes ; il reconnait en outre comme dieux, tous ceux que les institutions anciennes ont, dans chaque état, admis comme tels. — Par Xénophon, nous constatons un trouble semblable dans la doctrine de Socrate : tantôt il ne faut pas s’enquérir de ce que Dieu peut être, tantôt il lui fait dire que le soleil est dieu, que l’âme est dieu ; qu’il est unique et aussi qu’il y en a plusieurs. — D’après Speusippe, neveu de Platon, Dieu est une force qui gouverne toutes choses et cette force est animée. — Aristote, à un moment, déifie l’esprit ; à un autre, le monde ; plus tard, à ce monde il donne un maitre ; dans un passage de ses œeuvres autre que les précédents, il divinise la chaleur qui vient du ciel. — Xénocrate compte huit dieux : les cinq planètes connues à son époque sont les cinq premiers ; le sixième est constitué par l’ensemble des étoiles fixes dont chacune est une fraction de cette divinité ; le soleil et la lune sont les septième et huitième. — Heraclide du Pont est hésitant entre ces diverses opinions, il en arrive à tenir Dieu pour un être privé de sentiments et passant d’une forme à une autre ; finalement, il fait dieux le ciel et la terre. — Chez Théophraste, les idées à ce sujet reflètent les mêmes indécisions : tantôt, selon lui, " c’est le bon sens qui dirige le monde ; tantôt, c’est le ciel ; tantôt, les étoiles. — Straton pense que c’est la nature qui a le pouvoir d’engendrer, de faire croitre, d’anéantir, et qu’elle-même n’a ni forme définie, ni la faculté de sentir. — Zénon, que le monde relève d’une loi naturelle qui ordonne le bien, défend le mal et à laquelle il reconnait aussi le pouvoir de donner le mouvement et la vie ; et il renverse de leurs prédestaux les dieux qu’on était accoutumé à y voir : Jupiter, Junon, Vesta. — Pour Diogène Apolloniate, c’est l’air qui est le souverain créateur de toutes choses. — Xénophane se représente Dieu sous la forme d’une boule, voyant, entendant, ne respirant pas, n’ayant rien de commun avec la nature humaine. — Ariston est d’avis que Dieu échappe à notre intelligence ; il se le représente dépourvu de sens, ne sait s’il a le pouvoir de créer, et ignore tout de lui. — Cléanthe le suppose tantôt la raison, tantôt le monde lui-même ; tantôt l’âme de la nature, tantôt cette chaleur vivifiante au suprême degré qui entoure et enveloppe tout. Persée, qui avait suivi les leçons de Zénon, expose qu’on a appelé dieux les hommes qui se sont particulièrement rendus utiles à l’humanité, et aussi les choses elles-mêmes qui lui ont élé profitables. — Chrysippe collige en un ensemble confus toutes les opinions précédentes, et obtient ainsi un millier de dieux de tous genres, parmi lesquels il comprend les hommes qui se sont immortalisés. — Diagoras et Théodore nient d’une façon absolue qu’il y ait des dieux. — Épicure les représente resplendissants, translucides, perméables à l’air, habitant entre les deux mondes, le ciel et la terre, où, inaccessibles, ils sont à l’abri des coups ; ils auraient même visage que nous, mêmes membres, mais n’en feraient pas usage : « Quant à moi, j’ai toujours pensé qu’il existait une race de dieux ; j’entends une race céleste, indifférente aux actions des hommes (Ennius). »
Ces diversités témoignent de notre impuissance ; mais d’hommes faire des dieux, est le comble de l’extravagance. — Après cela, fiez-vous donc à la philosophie ; vantez-vous d’avoir trouvé la fève dans le gâteau, d’avoir découvert la vérité dans ce conflit hasardeux de tant de conceptions philosophiques ! La confusion qui règne dans la manière dont, en ce monde, chacun pense à cet égard, a pour moi cet avantage, que les mœurs et les idées différentes des miennes me déplaisent moins qu’elles ne m’instruisent, ne m’enorgueillissent pas tant qu’elles ne m’humilient, quand je les compare, et toute solution autre que celle qui nous vient de la main même de Dieu n’a, selon moi, que bien peu de supériorité sur les autres. Les institutions de ce monde ne sont, pas moins que les écoles, en opposition entre elles sur ce sujet ; d’où nous pouvons conclure que le hasard n’est ni plus divers, ni plus variable que notre raison, ni plus aveugle et inconsidéré. — Les choses que nous ignorons le plus, sont les plus propres à être déifiées ; aussi, faire de nous-mêmes des dieux, comme cela est arrivé dans l’antiquité, dépasse-t-il ce que peut excuser la faiblesse, si grande qu’elle soit, de notre jugement. Je me serais, sur ce point, plutôt rangé du côté de ceux qui adoraient le serpent, le chien, le bœuf, parce que la nature et l’être de ces animaux nous sont moins connus que les nôtres et que, par suite, nous sommes plus autorisés à penser ce qui nous plait de ces bêtes et à leur accorder des facultés extraordinaires. Mais avoir fait des dieux de notre condition, dont nous connaissons les imperfections ; leur avoir attribué nos désirs, nos colères, nos vengeances ; les faire se marier, avoir des enfants, une famille ; connaître l’amour, la jalousie ; être comme nous de chair et d’os, avec même organisation physique ; les assujettir à la fièvre, au plaisir, à la mort ; leur donner la sépulture comme à nous-mêmes, « toutes choses qui sont indignes des dieux et n’ont rien de commun avec leur nature (Lucrèce) » ; « on donne le signalement de ces dieux ; on dit leur âge, les ornements dont ils sont revêtus, leurs généalogies, leurs mariages, leurs alliances ; on les apparie à notre bêtise humaine ; on les fait sujets aux mêmes passions, amoureux, chagrins, colères (Cicéron) », c’est là le fait d’une incroyable divagation de l’esprit humain, tout comme d’avoir divinisé non seulement la foi, la vertu, l’honneur, la concorde, la liberté, la victoire, la piété, mais encore la volupté, la fraude, la mort, l’envie, la vieillesse, la misère, la peur, la fièvre, la mauvaise fortune et autres infirmités de notre vie frêle et caduque : « À quoi sert d’introduire dans nos temples la corruption de nos mœurs, ô âmes attachées à la terre et vides de pensées célestes (Cicéron) ! »
Les Égyptiens, par une prudence non exempte d’impudence, défendaient à quiconque, sous peine d’être pendu, de dire que leurs dieux Sérapis et Isis avaient jadis été hommes, ce que nul n’ignorait. Les images de ces dieux les représentaient un doigt sur les lèvres, ce qui, au dire de Varron, rappelait à leurs prêtres cette mystérieuse ordonnance qui prescrivait de taire leur origine mortelle, comme mesure nécessaire pour ne pas porter atteinte à la vénération dont ils étaient l’objet. — Puisque l’homme désirait tant se faire semblable à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicéron, d’attirer à lui placé au bas de l’échelle les vertus divines et de se les assimiler, que d’envoyer en haut sa corruption et sa misère ; cependant, à bien considérer ce qui a eu lieu, toujours sous l’empire de ce même sentiment de vanité, il a, dans plusieurs cas, fait l’un et l’autre.
Est-ce sérieusement que les philosophes ont traité de la hiérarchie de leurs dieux, comme aussi de la condition des hommes dans une autre vie ? — Quand les philosophes discutent le rang que leurs dieux occupent entre eux, et s’évertuent à faire ressortir leurs alliances, leurs fonctions, leur puissance, je ne puis croire qu’ils parlent sérieusement. Quand Platon nous dépeint en détail le verger de Pluton, les avantages et les peines corporelles qui nous attendent encore après la ruine et l’anéantissement de nos corps, et le rapport qui existe entre ce qui nous est réservé dans l’autre monde et la vie que nous avons tenue sur cette terre : « Là, au fond d’un bois de myrtes où conduisent des sentiers perdus, se cachent les victimes de l’amour ; la mort même ne les a pas délivrées de leurs soucis (Virgile) » ; quand Mahomet promet aux siens un paradis couvert de tapis, aux lambris dorés et scintillant de pierreries, peuplé de courtisanes de la plus exquise beauté, des vins et des mets délicieux, je vois bien que ce sont des gens qui se moquent ; ils se plient à notre bêtise pour nous emmieller et nous captiver par ces idées et ces espérances appropriées à nos appétits, pauvres mortels que nous sommes ! Quelques-uns d’entre nous, chrétiens, sont tombés en pareille erreur, se promettant, après la résurrection, une nouvelle vie terrestre et temporelle, accompagnée de tous les plaisirs, de toutes les commodités de ce monde. Pouvons-nous croire que Platon, dont les conceptions ont été si élevées, qui a approché si près de la divinité que le surnom lui en est resté, ait pu penser que l’homme, cette chétive créature, ait en lui quelque chose de cette puissance que nous ne pouvons comprendre ; et qu’il ait cru, étant donné le peu dont nous sommes capables et la faiblesse qui est en nous, que nous puissions être admis à participer à la béatitude éternelle ou être frappés de peines qui n’auront pas de fin ?
Si, dans une autre vie, nous n’existons plus tels que nous étions sur la terre, ce n’est pas nous qui sentirons, qui jouirons. — Il y aurait lieu de lui répondre, au nom de la raison humaine : Si les plaisirs que tu nous promets en l’autre vie, sont de ceux que nous avons goûtés ici-bas, ils n’ont rien de commun avec l’infini ; alors que les cinq sens que nous tenons de la nature recevraient complète satisfaction, que notre âme éprouverait tout le contentement qu’elle peut désirer et espérer, et nous savons ce dont elle est capable à cet égard, tout cela ne serait encore rien. S’il demeure quelque chose de nous, il n’y a rien de divin. Si ce n’est autre que ce qui est le propre de notre condition présente, il n’y a pas à en tenir compte. Tout ce qui nous était sujet de contentement avant notre mort, est mortel comme nous ; si dans l’autre monde, retrouvant nos parents, nos enfants, nos amis, cela peut nous toucher et nous être agréable, si alors nous y attachons encore du prix, c’est que nous n’avons cessé d’être sensibles aux satisfactions terrestres qui n’ont qu’une durée limitée. Nous ne pouvons concevoir dignement la grandeur des hautes et divines promesses qui nous ont été faites, à nous chrétiens, si nous en avons une conception quelconque ; pour les imaginer ce qu’elles sont, il faut nous les imaginer inimaginables, inexprimables, incompréhensibles et essentiellement autres que celles dont nous avons fait la misérable expérience. L’œil ne peut concevoir, dit saint Paul, le cœur de l’homme ne peut comprendre le bonheur que Dieu réserve à ses élus. Si, pour nous en rendre dignes, nous amendons et transformons notre être, comme tu supposes, Platon, que cela est possible par les purifications que tu imagines, le changement opéré doit être si radical, si universel, qu’au point de vue physique nous aurons cessé d’être nous-mêmes : « Hector était bien Hector, alors qu’il vivait et combattait ; mais son cadavre traîné par les chevaux d’Achille, ce n’était plus Hector (Ovide) » ; et ce sera quelque autre chose que nous qui recevra ces récompenses : « Ce qui change est dissous et par suite périt ; de fait, les parties une fois désagrégées, il n’y a plus de corps (Lucrèce). »
Pensons-nous, d’après la métempsycose de Pythagore, que dans ce passage de l’âme d’un corps dans un autre qu’il imaginait, le lion en lequel est passée l’âme de César, éprouve les passions qui animaient César et que ce soit lui ? Si c’était encore lui, ceux-là seraient dans le vrai, qui, combattant l’opinion de Platon sur ce point, lui objectent qu’il pourrait alors arriver qu’un fils chevauchât sur sa mère passée dans le corps d’une mule et autres semblables absurdités. Pouvons-nous admettre, lors même que ces passages s’effectueraient de corps d’animaux d’une espèce en d’autres de même espèce, que ces derniers ne soient pas autres que leurs prédécesseurs ? Des cendres d’un phénix naît, dit-on, un ver, et ce ver se transforme en un autre phénix ; qui peut imaginer que ce second phénix ne soit pas autre que le premier ? Les vers qui produisent la soie que nous employons, on les voit mourir et se dessécher, et, de ce corps, naître un papillon lequel produit un autre ver, qu’il serait ridicule de considérer comme étant le même que le précédent ; ce qui une fois a cessé d’être, n’est plus. « Alors même que le temps rassemblerait la matière de notre corps après qu’il a été dissous, et que, reconstituant ce corps tel qu’il est aujourd’hui, il lui rendrait la vie, cela ne s’appliquerait plus à nous du moment qu’il y a eu interruption dans le cours de notre existence (Lucrèce). » — Quand ailleurs tu dis, Platon, que ce sera à la partie spirituelle de l’homme qu’il écherra de jouir des récompenses de l’autre vie, c’est là encore une assertion tout aussi peu vraisemblable : « De même l’œil arraché de son orbite et séparé du corps, ne peut plus voir aucun objet (Lucrèce) » ; parce qu’alors ce ne sera plus l’homme, ce ne sera plus nous par conséquent qui en aurons la jouissance, puisque nous sommes constitués de deux pièces principales, essentielles, dont la séparation est la mort et la ruine de notre être : « Dès qu’en effet la vie est interrompue, nos sens aussitôt perdent toute action (Lucrèce). » Quand les vers rongent ses membres qui pourvoyaient à son existence et que la terre les consume, est-ce que nous disons que l’homme souffre ? « Cela ne nous touche pas, parce que nous sommes un tout formé de l’union de l’âme et du corps (Lucrèce). »
Et puis, pourquoi les Dieux récompenseraient-ils ou puniraient-ils l’homme après sa mort ; n’est-ce pas par leur volonté qu’il a été tel qu’il a été ? — Bien plus, sur quoi peuvent se baser les dieux pour, en bonne justice, reconnaître et récompenser chez l’homme, après sa mort, ses actions bonnes et vertueuses, puisque ce sont eux-mêmes qui les ont préparées et produites en lui ; et pourquoi s’offensent-ils de celles qui sont vicieuses et les punissent-ils, puisque ce sont eux qui l’ont ainsi créé sujet à les commettre, alors que d’un clin d’œil, s’ils en ont la volonté, ils peuvent l’empêcher de faillir ? Cette objection, Épicure ne l’opposerait-il pas à Platon, avec grande apparence de raison humaine, si déjà lui-mème ne s’était dégagé du débat, en posant « qu’il est impossible d’établir quelque chose de certain sur la nature immortelle, en prenant pour point de départ la nature mortelle » ; mais, en tout, notre raison ne fait que se fourvoyer, surtout lorsqu’elle se mêle de deviser des choses divines. Pour qui cela est-il plus évident que pour nous chrétiens, bien que nous lui ayons donné pour se conduire des principes certains et infaillibles ? Quoique nous éclairions ses pas avec le flambeau sacré de la vérité qu’il a plu à Dieu de nous communiquer, ne voyons-nous pas journellement, pour peu qu’elle dévie du sentier ordinaire, qu’elle se détourne ou s’écarte de la voie tracée et battue par l’Église, que tout aussitôt, sans direction et sans but, elle se perd, s’embarrasse, s’entrave, tournoyant et flottant sur cette vaste mer troublée et ondoyante des opinions humaines ? Dès qu’elle quitte ce grand chemin suivi par tous, elle va se divisant et se dissipant par mille routes diverses.
Il est ridicule de prétendre connaître Dieu en prenant l’homme pour terme de comparaison. — L’homme ne peut être que ce qu’il est, et son imagination ne peut s’exercer que dans les limites de sa portée. C’est une plus grande présomption, dit Plutarque, de la part de ceux qui ne sont que des hommes, d’entreprendre de parler et de raisonner sur les dieux et les demi-dieux, que de la part de quelqu’un qui, ignorant la musique, veut juger ceux qui chantent ; ou de qui n’ayant jamais été dans les camps, veut discuter sur les armes et la guerre, se croyant, parce qu’il en a quelques légères notions, apte à comprendre les effets d’un art qu’il ne connait pas.
C’est en partant de là qu’on a cru l’apaiser par des prières, des fêtes, des présents et même par des sacrifices humains. — L’antiquité crut, je pense, faire quelque chose propre à donner de l’importance à la grandeur divine, en l’appariant à l’homme ; en la dotant de ses facultés, la parant de ses belles humeurs et de ses plus honteuses nécessités ; lui offrant nos viandes à manger ; nos danses, nos momeries et nos farces pour la distraire ; nos vêtements pour se couvrir ; nos maisons pour y loger ; la caressant par l’odeur de l’encens et les sons de la musique, lui tressant des guirlandes, lui composant des bouquets ; et pour satisfaire, comme nous le faisons nous-mêmes, nos vicieuses passions que nous lui prêtons, flattant sa justice par d’inhumaines vengeances ; la réjouissant par la ruine et la dissipation de choses qu’elle a créées et qui lui doivent leur conservation, comme firent Tibérius Sempronius livrant au feu, en sacrifice à Vulcain, les riches dépouilles et armes qu’il avait enlevées à l’ennemi, en Sardaigne ; Paul-Emile sacrifiant celles de Macédoine à Mars et à Minerve ; Alexandre le Grand qui, arrivé à l’Océan Indien, jeta à la mer plusieurs vases d’or de grandes dimensions, en l’honneur de Thétis, immolant en outre sur ses autels, non seulement quantité d’animaux innocents, mais aussi d’hommes, véritable boucherie, comme il était dans les coutumes courantes de certaines nations, de la nôtre entre autres ; peut-être même n’en est-il pas une qui soit exempte de s’être livrée à cette pratique : « Enée saisit quatre jeunes guerriers, fils de Sulmone, et quatre autres nourris sur les bords de l’Ufens, pour les immoler aux mânes de Pallas (Virgile). » — Les Gètes se considéraient comme immortels et, pour eux, mourir était simplement s’acheminer vers leur dieu Zamolxis. Tous les cinq ans, ils dépêchaient vers lui l’un d’entre eux, pour lui demander les choses nécessaires à la vie. Ce député était tiré au sort et sa mise en route s’effectuait ainsi qu’il suit Après que ceux auxquels ce soin était dévolu, lui avaient fait connaître verbalement ce dont il avait commission, trois d’entre eux tenaient dressées la pointe en avant, autant de javelines, sur lesquelles les autres, le saisissant, le précipitaient avec force. S’il venait à s’enferrer de telle sorte qu’atteint mortellement, il mourût sur-le-champ, c’était un signe certain que leur dieu était favorablement disposé ; s’il en échappait, c’était que le messager était mauvais, exécrable ; et ils en dépêchaient un autre en procédant de la même façon. — Amestris, mère de Xerxès, devenue vicille, fit, en une seule fois, ensevelir vivants quatorze jeunes gens des meilleures familles de Perse, suivant les coutumes religieuses du pays, pour se concilier quelque dieu habitant au sein de la terre. — Aujourd’hui encore les idoles de Themixtitan se construisent en cimentant avec le sang de jeunes enfants les matières qui entrent dans leur composition, et elles n’agréent de sacrifice que ceux où ces petits êtres sans tache servent de victimes ; quelle justice altérée du sang de l’innocence ! « Combien la superstition a pu conseiller de crimes (Lucrèce) ! » — Les Carthaginois immolaient leurs propres enfants à Saturne ; ceux qui n’en avaient pas, en achetaient, et le père et la mère étaient tenus d’assister à cet holocauste et d’y avoir une contenance gaie, témoignant du contentement.
C’était une idée étrange que de vouloir reconnaitre les bonnes grâces des cieux en nous infligeant des souffrances, comme faisaient les Lacédémoniens qui, pour être agréables à leur Diane, martyrisaient de jeunes garçons en les faisant fouetter en son honneur, parfois jusqu’à la mort. C’était un sentiment barbare que de chercher à complaire à l’architecte en détruisant son œuvre ; comme aussi, pour épargner aux coupables la peine qu’ils méritaient, de frapper des innocents, ainsi qu’il arriva dans le port d’Aulis à cette infortunée Iphigénie, immolée pour racheter par sa mort les offenses que l’armée des Grecs avait commises envers les dieux : « Chaste et malheureuse victime qui, au moment même de son hymen, fut sacrifiée par la main criminelle d’un père (Lucrèce) ! » Et les deux Décius, père et fils, à l’âme si belle, si généreuse, allant, pour attirer la faveur divine sur les intérêts de Rome, se jeter à corps perdu au plus épais des ennemis : « Combien grande cette iniquité des dieux, de ne consentir à être favorables au peuple romain qu’au prix du sang de tels hommes (Cicéron) ! »
Prétendre satisfaire à la justice divine en choisissant soi-même son expiation, est une dérision ; ce n’est pas au criminel à fixer le châtiment qu’il doit subir. — Ajoutons que ce n’est point au criminel à se faire fouetter, quand et dans la mesure où cela lui convient ; c’est au juge d’en ordonner, en ne tenant compte dans le châtiment que de la peine que lui-même a prescrite et ne considérant pas comme telle, celle que le coupable s’est imposée de son plein gré. La vengeance divine, dans sa justice et pour notre punition, consiste dans le souverain déplaisir qu’à tous égards elle prévoit devoir nous causer. — Combien ridicule cette singulière idée qu’eut Polycrate, tyran de Samos, qui, pour rompre et compenser son bonheur persistant, jeta à la mer le plus précieux de ses joyaux, celui auquel il tenait le plus, estimant par ce malheur librement consenti, satisfaire aux vicissitudes et déjouer les alternatives de la fortune ; pour se moquer de lui, le destin voulut que ce même joyau, trouvé dans le ventre d’un poisson, revint entre ses mains. — De quelle utilité pouvait être aux Corybantes et aux Ménades de se déchirer le corps et de se mettre en pièces ? Et, de notre temps, à quoi sert à certains Mahométans de se balafrer le visage, l’estomac, les membres, pensant rendre ainsi hommage à leur prophète ? L’offense réside dans la volonté et non dans la poitrine, les yeux, les parties génitales, notre embonpoint, nos épaules ou notre gosier auxquels on s’en prend : « Tel est le trouble de leur esprit que, mis hors d’eux par le délire, ils pensent apaiser les dieux en surpassant toutes les cruautés des hommes (S. Augustin). » — L’état physique que nous tenons de la nature, importe par l’usage que nous en faisons, non seulement à nous, mais aussi au service de Dieu et à celui de notre prochain. Nous n’avons pas le droit de le compromettre sciemment, comme par exemple de nous tuer sous quelque prétexte que ce soit. Ce semble une grande lâcheté et une trahison que de profaner et dégrader les fonctions du corps, par elles-mêmes inconscientes et dépendantes de l’âme, pour épargner à celle-ci de les diriger avec toute la sollicitude que comporte la raison : « De quoi pensent-ils que les dieux s’irritent, ceux qui pensent les apaiser ainsi ?… Des hommes ont été châtrés pour servir aux plaisirs des rois, mais jamais esclave ne s’est mutilé lui-même, lorsque son maître lui commandait de ne plus être homme (S. Augustin, d’après Sénèque). » C’est ainsi que les anciens avaient introduit dans leur religion plusieurs pratiques condamnables : « Autrefois, c’était la religion qui, le plus souvent, inspirait le crime et l’impiété (Lucrèce). »
Il n’est pas moins ridicule de juger, d’après nous, de la puissance et des perfections de Dieu, et de croire que c’est à notre intention qu’il a fait les lois qui régissent le monde. — Rien de ce qui est en nous, ne peut être assimilé ou attribué, de quelque façon que ce soit, à la nature divine sans la tacher et la marquer d’autant d’imperfection. Comment cette beauté, cette puissance, cette bonté infinies peuvent-elles, sans en éprouver un préjudice extrême, sans déchoir de leur divine grandeur, souffrir une relation, une ressemblance quelconque avec la chose si abjecte que nous sommes ? « Dieu faible, est plus fort que l’homme dans toute sa force ; sa folie est plus sage que notre sagesse (S. Paul). » Stilpon le philosophe, auquel on demandait si les dieux se réjouissaient des honneurs que nous leur rendons et des sacrifices que nous leur faisons, répondait : « Vous êtes indiscrets ; mettons-nous à l’écart, si nous voulons traiter ce sujet. » Et cependant nous lui assignons des limites à cette nature divine, nous restreignons sa puissance en lui prêtant notre manière de raisonner (j’entends par là nos rêveries et nos songes, comme le comprend la philosophie lorsqu’elle dit : « le fou lui-même, le méchant ont leur raison quand ils sont hors de sens, mais c’est une raison de forme particulière » ) ; nous voulons la soumettre à ce que conçoit notre esprit si frivole et si faible elle qui nous a créés, nous et ce que nous savons. — Parce que rien ne se fait de rien, Dieu n’aurait pu créer le monde avec rien ! Eh quoi, a-t-il donc mis en nos mains les clefs et les derniers ressorts de sa puissance, et s’est-il engagé à ne pas dépasser les bornes de notre science ? Admettons, ô homme, que tu aies pu saisir ici-bas quelques traces de ce qu’il a fait ; penses-tu qu’il y ait mis tout ce dont il est capable, employé toutes les formes qu’il est susceptible de lui donner, épuisé toutes les idées qu’il en peut avoir ? Tu ne vois que l’ordre et la règle qui règnent en ce petit caveau où tu es logé, si encore tu les vois ; mais sa divinité a une juridiction qui s’étend bien au delà, à l’infini ; et, auprès de cet infini, l’espace que tu embrasses n’est rien : « Le ciel, la terre, la mer pris ensemble, ne sont rien à côté de l’universalité du grand lout (Lucrèce). » La loi que tu invoques, est une loi qui n’a trait qu’à la sphère où tu vis ; tu ne connais pas la loi qui est de règle universelle. — Occupe-toi de ce qui te concerne et non de lui ; il n’est ni ton confrère, ni ton concitoyen, ni ton compagnon. S’il s’est quelque peu communiqué à toi, ce n’est pas pour se ravaler à ta petitesse, ni pour que tu contrôles son pouvoir ; le corps humain ne peut voler dans les nues, cette communication qui t’est faite ne s’étend pas au delà de ce que tu es à même de comprendre. Le soleil accomplit sans arrêt sa tâche ordinaire ; les bornes de la mer et de la terre ne peuvent se confondre ; l’eau est mobile et n’offre pas de résistance ; un mur ne peut, sans effraction, être pénétré par un corps solide ; l’homme ne peut conserver la vie dans les flammes ; il ne peut, en corps, être à la fois au ciel, sur la terre et en mille lieux divers ; mais ces règles, c’est pour toi que Dieu les a faites, c’est toi seul qu’elles * lient. Lui-même a fourni aux Chrétiens la preuve qu’aucune ne l’a arrêté quand il lui a plu de la franchir. Et, en vérité, pourquoi, tout-puissant comme il l’est, aurait-il assigné une limite à sa force ; en faveur de qui eut-il renoncé à ce privilège ?
Non seulement ces règles s’appliquent à notre monde mais à d’autres encore qui, vraisemblablement, existent en nombre infini et probablement bien différents de celui-ci. — Ta raison ne semble, sur aucun point, être plus dans le vrai, être plus fondée à penser ainsi qu’elle le fait, que lorsqu’elle te laisse entrevoir la pluralité des mondes : « La terre, le soleil, la lune, la mer et tout ce qui est, ne sont point uniques en leur genre ; ils sont en nombre infini (Lucrèce). » Les plus fameux esprits des — temps passés l’ont cru et quelques-uns même parmi nous, cédant en cela aux apparences selon la raison humaine ; d’autant que, dans cet édifice que nous avons sous les yeux, il n’y a rien d’isolé et qui soit seul de son espèce : « Il n’y a pas, dans la nature, d’être qui n’ait son semblable, qui naisse et qui croisse isolé (Lucrèce). » Toutes les espèces sont en nombre plus ou moins varié, ce qui rend invraisemblable que ce monde soit le seul ouvrage que Dieu ait fait sans lui donner de compagnon et que la matière qui a servi à le faire, ait été épuisée en cet unique exemplaire. « On est donc forcé de convenir qu’il s’est fait encore ailleurs des agglomérations de matières, semblables à celles que l’éther embrasse dans son vaste contour (Lucrèce) », surtout si cet ouvrage porte en lui la vie comme ses mouvements le feraient croire, au point que Platon l’affirme et que plusieurs des nôtres ou le confirment ou n’osent soutenir le contraire. Ne paraît pas davantage invraisemblable cette opinion des temps anciens que le ciel, les étoiles et les autres parties de l’univers sont composés d’un corps et d’une âme, mortels quant aux éléments qui entrent dans leur composition, mais immortels par la volonté du Créateur. — Or, s’il y a plusieurs mondes, comme le pensaient Démocrite, Épicure et presque tous les philosophes, savons-nous si les principes et les règles qui président au nôtre sont les mêmes dans les autres ? peut-être leur physionomie et leur constitution sont-elles autres ; Épicure les admet semblables, aussi bien que dissemblables. En celui-ci, nous voyons une infinité de variétés des plus diverses, par le seul fait de la distance qui sépare les lieux où elles se rencontrent dans le nouveau coin de terre que nos pères viennent de découvrir, on ne trouve ni blé, ni vin, ni aucun de nos animaux, tout y est autre ; voyez, aux temps passés, dans combien de parties du monde on ne connaissait ni Bacchus, ni Cérès. — À en croire Pline et Hérodote, il existe en certains endroits des hommes qui nous ressemblent fort peu ; dans d’autres, leur conformation bâtarde et mal définie participe de l’être humain et de la bête. Il y aurait des contrées où les hommes naissent sans tête, ayant les yeux et la bouche à la poitrine ; d’autres où chacun réunit en lui les deux sexes ; d’autres où ils marchent à quatre pattes ; d’autres où ils n’ont qu’un œil au milieu du front et la tête ressemblant plus à celle du chien qu’à la nôtre ; d’autres où la partie inférieure de leur corps tient de celle d’un poisson et qui vivent dans l’eau ; d’autres où ils ont la tête si dure, la peau du front si résistante que le fer ne peut y mordre et s’émousse dessus ; d’autres où les femmes accouchent à cinq ans et meurent à huit ; d’autres où les hommes n’ont pas de barbe ; dans d’autres, l’usage du feu est inconnu ; il en est où le sperme est de couleur noire ; dans d’autres encore, l’homme se transforme naturellement en loup, en jument, puis redevient homme. Si ces assertions sont exactes et si, comme le dit Plutarque, en quelques endroits des Indes, il y a des hommes qui n’aient pas de bouche et se nourrissent en respirant certaines odeurs, combien d’erreurs existeraient dans nos descriptions de l’espèce humaine ? Si ce ne sont pas là des plaisanteries, ces hommes ne doivent probablement ni être doués de raison, ni capables de vivre en société ; en tout cas, les règles de notre organisation intérieure, les causes qui y ont amené, ne sauraient pour la plupart leur être applicables.
Les règles que nous avons cru déduire de la nature, sont sans cesse démenties par les faits ; tout est obscurité et doute. Diversité des opinions sur le monde et sur la nature. — Combien, en outre, y a-t-il de choses que nous connaissons qui vont à l’encontre de ces belles règles que nous-mêmes avons tracées et que nous prêtons à la nature ? Et nous voudrions y soumettre Dieu lui-même ! Combien de choses sont dites miraculeuses et contre nature, et cela par chaque homme, par chaque nation d’après son degré d’ignorance ? Combien auxquelles nous découvrons des propriétés mystérieuses et au-dessus de tout ce que nous supposons pouvoir être ! car « aller suivant la nature » n’est autre qu’« aller suivant notre intelligence », dans la limite où elle peut comprendre et où nous y voyons clair ; ce qui dépasse, nous le tenons pour monstrueux et contraire à l’ordre normal. À ce compte, tout serait donc monstrueux pour les plus avisés et les plus habiles ; car ce sont eux auxquels la raison humaine a donné la conviction qu’elle-même n’a ni base, ni fondements quels qu’ils soient, non seulement pour assurer que la neige est blanche, alors qu’Anaxagoras la disait noire, mais pour affirmer si quelque chose existe ou si rien n’existe ; si la science est, ou si tout est ignorance, ce que Metrodorus de Chio refusait à l’homme de pouvoir trancher ; si même nous vivons, impuissante qu’elle est à nous tirer de ce doute qu’exprime Euripide, non sans apparence de raison : « La vie que nous vivons est-elle la vie, ou est-ce ce que nous appelons la mort qui est la vie ? » Pourquoi en effet prétendons-nous être, quand cela ne dure qu’un instant qui n’est qu’un éclair dans le cours infini d’une nuit éternelle, interruption bien courte de notre condition naturelle et perpétuelle, la mort occupant tout ce qui précède, tout ce qui suit ce moment et même une bonne partie de cet instant ? — D’autres affirment que le mouvement n’existe pas, que tout est immobile, comme le prétendent ceux qui sont de l’école de Mélissus : s’il n’y a qu’un monde, disent-ils, ni le mouvement de rotation, ni le mouvement de translation que nous lui supposons, ne sauraient avoir d’utilité, comme le prouve Platon. — D’autres pensent qu’il n’y a ni génération, ni corruption dans la nature. — Au dire de Protagoras, le doute seul y subsiste ; sur tout, on est également fondé à discuter, même sur cette assertion que tout est également discutable. — Nausiphane[7] dit que les choses qui paraissent être, ne sont pas, pas plus qu’elles ne sont ; que rien n’est certain que l’incertitude ; — Parménide, qu’il semble que d’une façon générale, rien n’existe, sauf un Être unique ; — Zénon, qu’un Être unique n’existe même pas et qu’il n’y a rien. Si un Être unique existait, dit-il, il serait en un autre ou en lui-même ; s’il était en un autre, ils seraient deux ; s’il était en lui-même, ils seraient encore deux : le contenant et le contenu. — La conclusion de tous ces dogmes est que toute chose dans la nature n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine.
La puissance divine ne peut être définie par aucun langage humain, dont l’imperfection est la cause de toutes les erreurs et de toutes les contestations qui se produisent. — Il m’a toujours semblé que, de la part d’un chrétien, dire : « Dieu ne peut mourir ; Dieu ne peut se dédire ; Dieu ne peut faire ceci ou cela », est une façon de parler absolument indiscrète et irrévérencieuse. Je trouve mauvais d’enclore ainsi la puissance divine par les termes que nous employons ; et ce que nous voulons rendre, quand nous parlons ainsi, il le faudrait exprimer plus respectueusement et plus religieusement.
Notre langage a ses faiblesses et ses défauts, comme toutes choses : la plupart des troubles de ce monde ont pour origine des subtilités de grammairiens ; nos procès ne naissent que des discussions engendrées par l’interprétation des lois ; la plupart des guerres, de notre impuissance à avoir su exprimer clairement les conventions et les traités conclus par les princes entre eux. Combien de querelles, et querelles importantes, sont résultées dans le monde entier, du doute auquel prête le sens de cette seule syllabe « Hoc » ! — Prenons une tournure de phrase que la logique même indique comme de la plus grande clarté ; si vous dites : « Il fait beau temps », et que vous disiez la vérité, c’est que le temps est beau. C’est là une forme de langage précise ; elle est cependant encore sujette à nous induire en erreur ; si, en effet, poursuivant notre démonstration, vous dites : « Je mens », et que vous disiez vrai, vous mentez. Dans l’une et l’autre de ces deux phrases, la construction, la raison, la force de la conclusion sont les mêmes, et pourtant vous voilà empêtrés parce qu’elles présentent deux déductions contraires. Cela met les philosophes de l’école de Pyrrhon dans l’impossibilité d’employer notre manière de parler pour exprimer le doute qui, en toutes choses, est leur règle. Il leur faudrait une autre langue ; la nôtre, entièrement composée de propositions affirmatives, est tout à fait opposée à leur doctrine, si bien que lorsqu’ils disent : « Je doute », on les prend aussitôt à la gorge, pour leur faire avouer qu’au moins ils savent et assurent une chose, c’est qu’ils doutent. Si bien que, pour se dégager de cette objection, on les a contraints, empruntant à la médecine cette comparaison sans laquelle ils ne pourraient expliquer leur situation d’esprit, à convenir que lorsqu’ils disent : « J’ignore », ou : « Je doute », cette assertion est liée au reste de la proposition et disparaît avec elle, absolument comme la rhubarbe qui chasse du corps les mauvaises humeurs et est emportée avec et en même temps qu’elles. Cette même idée est plus exactement rendue par cette phrase interrogative : « Que sais-je ? » qu’accompagnée d’une balance, j’ai prise comme devise.
C’est par suite de cette même imperfection que nous disons qu’il y a des choses impossibles à Dieu. — Voyez combien dans les discussions actuelles sur notre religion, on se prévaut de cette manière de parler pleine d’irrévérence que je condamne. Si vous pressez trop vos adversaires, ils vous diront sans hésitation qu’« il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit à la fois au paradis, sur la terre et en divers lieux » ! Comme en a fait son profit cet auteur de l’antiquité qui aime tant à railler : « Aussi, dit-il, quelle consolation pour l’homme de voir que Dieu ne peut pas tout ; car, lors même qu’il le voudrait, il ne peut se tuer, ce qui est le plus grand privilège que nous ayons dans notre condition ; il ne peut faire que les mortels soient immortels, ni que les morts ne soient pas morts ; non plus que celui qui a vécu, n’ait pas vécu ; que quiconque a reçu des honneurs, ne les ait point reçus ; il n’a d’autre action sur le passé, que l’oubli » ; et, affirmant ce rapprochement de l’homme et de Dieu par des exemples plutôt plaisants, « il ne peut faire, ajoute-t-il, que deux fois dix ne fassent pas vingt ». Ainsi parle cet auteur qu’un chrétien devrait éviter d’imiter, tandis qu’au contraire il semble que, dans son orgueil, l’homme recherche ce langage aussi prétentieux qu’insensé pour ramener Dieu à sa propre mesure : « Que demain le Père des dieux couvre le ciel de nuages ou fasse resplendir le soleil dans un air pur, il ne peut faire que ce qui a été n’ait point été ni détruire ce que l’heure qui fuit a emporté sur son aile (Horace). » Quand nous disons que l’infinité des siècles, tant passés qu’à venir, ne représente pour Dieu qu’un instant ; que sa bonté, sa sagesse, sa puissance sont dans son essence même, c’est notre bouche qui parle, mais notre intelligence ne comprend ce qu’elle dit.
Notre outrecuidance ne nous a-t-elle pas portés à le faire à notre image, alors que toute conception à son sujet nous est impossible. — Dans notre outrecuidance, nous voulons soumettre la divinité à notre examen ; de là, toutes ces rêveries, toutes ces erreurs répandues dans le monde, qui met dans sa balance et pèse des choses pour lesquelles les poids dont il dispose sont si insuffisants : « Il est étonnant de voir jusqu’où va l’arrogance du cœur humain après le plus petit succès (Pline). » Avec quelle rudesse et quel mépris les Stoïciens critiquent Épicure de ce qu’il avance que Dieu seul est l’Être véritablement bon et heureux, et que le Sage n’a de ces attributs que l’ombre et l’apparence ! Avec quelle témérité ils soumettent Dieu au destin ! Puisse, parmi ceux qui se disent chrétiens, ne pas s’en trouver qui fassent de même ! De leur côté, Thalès, Platon et Pythagore l’asservissent à la nécessité. — Cette prétention de vouloir nous rendre compte de ce que c’est que Dieu, a conduit un de nos grands docteurs à lui attribuer un corps ; ce qui est cause qu’il nous arrive de faire, tous les jours, remonter à lui les événements importants d’un ordre particulier. Quand ils sont pour nous d’une certaine gravité, il semble qu’il doit en être de même pour lui, et qu’il doit y regarder davantage et avec plus d’attention que lorsqu’ils nous touchent moins ou ne sont que de peu de conséquence : « Les dieux s’occupent des grandes choses et négligent les petites (Cicéron) ». Poursuivez et vous verrez où vous conduit ce raisonnement : « Les rois eux-mêmes ne descendent pas dans les détails infimes du gouvernement (Cicéron) », comme si, à ce roi, il en coûtait davantage de remuer un empire que la feuille d’un arbre ; comme si sa providence s’exerçait d’une façon autre, qu’elle règle la conduite d’une bataille ou le saut d’une puce. Son mode de gouvernement se prête à tout, s’exerce sur tout de la même manière, avec la même force, le même ordre ; notre intérêt n’y est pour rien, nos mouvements, nos dispositions n’y font rien : « Dieu, si parfait ouvrier dans les grandes choses, ne l’est pas moins dans les petites (S. Augustin). — Notre arrogance nous ramène toujours à cette assimilation qui est un blasphème. Parce que nos occupations nous sont une charge, Straton en affranchit les dieux d’une façon absolue, tout comme il en est ici-bas de leurs prêtres. Suivant lui, c’est la nature qui produit tout et en assure la conservation ; les divers éléments dont le monde est composé, se maintiennent en vertu de leur propre mouvement, et l’homme n’a plus à craindre de jugement divin « parce qu’un être heureux et éternel n’a point de peine et n’en fait à personne (Cicéron) ». Du fait qu’il est dans l’ordre de la nature qu’entre toutes choses subsiste un rapport constant, le nombre infini des mortels comporte un pareil nombre d’immortels, l’infinité des choses qui tuent et ruinent en présuppose autant qui conservent et sont de profit. Enfin, il estime que les âmes des dieux, sans avoir besoin de langue, d’yeux, d’oreilles, sentent chacune ce que l’une d’elles ressent et jugent nos pensées ainsi qu’il arrive aux âmes des humains qui, lorsqu’elles sont libres et émancipées de toute solidarité avec le corps soit par le sommeil, soit parce qu’elles sont tombées en extase, devinent, pronostiquent et voient des choses qui leur demeurent cachées tant qu’elles sont liées aux corps. — Devenus fous, dit saint Paul, en croyant être sages, nous avons transformé la gloire de Dieu qui est incorruptible, en l’image de l’homme qui n’est que corruption.
Incapables de créer quoi que ce soit, nous sommes arrivés à faire des dieux à la douzaine. — Voyez quelle charlatanerie déployée dans ces déifications de l’antiquité : Après les pompes d’un grand et superbe service funèbre, au moment où le feu, gagnant le haut de la pyramide, atteignait le lit sur lequel était placé le trépassé, on laissait échapper un aigle qui s’élevait dans les airs, symbolisant l’âme du défunt montant en paradis. Nous avons, représentant cette scène, mille médailles, notamment une de cette honnête femme qu’était Faustine, où l’aigle est figuré emportant vers le ciel ces âmes déifiées campées à califourchon sur ses ailes. C’est pitié de voir comme nous nous évertuons à nous tromper nous-mêmes par nos singeries et nos inventions : « Ils redoutent ce qu’eux-mêmes ont inventé (Lucain) », comme les enfants qui s’effraient de la figure de leur camarade qu’eux-mêmes ont barbouillé et noirci : « Quoi de plus malheureux que l’homme esclave des chimères qu’il s’est faites (Pline) ! » — C’est bien loin d’honorer celui qui nous a créés, que d’honorer celui que nous avons fait. Auguste eut plus de temples que Jupiter, ils furent fréquentés avec autant de dévotion et aussi réputés par leurs miracles. Les Thasiens, pour reconnaître les bienfaits qu’ils avaient reçus d’Agésilas, vinrent lui dire qu’ils l’avaient placé au rang des dieux : « Puisque votre nation, leur répondit-il, a le pouvoir de faire dieu qui bon lui semble, faites-en un de l’un de vous, pour que je voie ; puis, quand j’aurai vu comment il s’en trouve, je verrai si j’ai de grands remerciements à vous adresser pour votre offre. » — Que l’homme est donc insensé ! il ne saurait créer un ciron, et il fait des dieux à la douzaine ! Écoutez Trismégiste faisant l’éloge de ce dont nous sommes capables : « Parmi les choses admirables, il en est une qui les dépasse toutes, c’est que l’homme ait pu découvrir la nature divine et imaginer en quoi elle consiste. »
Énoncé de quelques arguments mis en avant pour déterminer la nature de Dieu. — Voici à ce sujet quelques-uns des arguments ayant cours dans les écoles de philosophie, « auxquelles seules il est donné de connaitre les dieux et les puissances celestes, ou de savoir qu’il est impossible de les connaitre (Lucain) » : « Si Dieu est, c’est un être animé ; si c’est un être animé, il a des sens ; s’il a des sens, il est sujet à la corruption. S’il n’a pas de corps, il n’a pas d’âme, par conséquent il ne peut rien ; et s’il a un corps, il est périssable. » Voilà bien vraiment un raisonnement péremptoire, triomphant de toute objection ! — « Nous sommes incapables d’avoir fait le monde, il y a donc quelque nature supérieure à la notre, qui y a mis la main. — Ce serait une sotte arrogance que de nous estimer la créature la plus parfaite de cet univers ; il y a donc quelque chose de meilleur que nous, ce quelque chose c’est Dieu. — Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, alors mème que vous ne savez pas qui en est le maitre, vous ne dites pas qu’elle a été faite pour des rats ; ne devons-nous pas croire de même que cette divine construction qu’est le palais céleste, est l’habitation de quelque maitre plus grand que nous ? — Celui qui est à l’échelon supérieur, n’est-il pas toujours le plus élevé en dignité ? or, nous sommes au plus bas. — Rien, sans âme ni raison, ne saurait produire un être capable de raison et susceptible de donner la vie ; le monde nous produit, donc il a âme et raison. — Chaque fraction de nous-mêmes est moindre que nous-mêmes ; nous sommes une fraction du monde, le monde est donc doué de sagesse et de raison, et ce, à un degré supérieur à nous. — C’est une belle chose que d’avoir un grand gouvernement ; le monde, sous ce rapport, témoigne donc de l’excellence du principe qui préside à ses destinées. — Les astres ne nous nuisent pas, la bonté est donc au nombre de leurs qualités. — Nous avons besoin de nourriture, les dieux sont donc dans le même cas ; ils se nourrissent des vapeurs de l’atmosphère. — Les biens de ce monde ne sont pas des biens aux yeux de Dieu, il doit donc en être de même à nos yeux. — Qui en offense un autre, qui se trouve offensé par autrui, font à un égal degré preuve d’imperfection ; c’est donc folie de redouter Dieu. — Dieu est bon par nature, l’homme ne l’est qu’en s’y appliquant, ce qui constitue en lui une supériorité. — La sagesse divine et la sagesse humaine ne se distinguent que parce que la première est éternelle ; or une durée plus ou moins grande n’ajoute rien à la sagesse, nous allons donc de pair sur ce point. — Nous possédons la vie, la raison, la liberté ; nous apprécions la bonté, la charité, la justice, ces qualités appartiennent donc à Dieu. » — En somme, c’est l’homme qui admet ou rejette l’existence de Dieu, qui imagine les conditions de cette existence qu’il modèle sur lui-même ; quel patron et quel modèle ! Étire les qualités humaines, donne-leur de l’élévation et de la grandeur autant qu’il te plaira, enfle-toi, pauvre homme, enfle-toi encore, encore et encore, « enfle-toi à en crever, tu n’en approcheras toujours pas (Horace) ». « Les hommes croyant penser à Dieu, dont ils ne peuvent avoir une idée, pensent à eux-mêmes ; c’est à eux, et non pas à lui, qu’ils le comparent (S. Augustin). »
Dans ce qui relève de la nature, les effets ne dépendent qu’à moitié des causes ; dans le cas présent, la divinité ne relève pas d’elle, elle est trop haut placée, trop loin de nous, trop supérieure à tout ce que nous pouvons imaginer, pour que nos conclusions l’atteignent et aient action sur elle ; ce n’est pas par nous-mêmes que nous arriverons à démêler une telle question, la route qu’il nous est donné de suivre est trop en contre-bas ; du sommet du mont Cenis au ciel il y a pour nous aussi loin que si nous étions au fond de la mer ; si vous voulez en juger, consultez votre astrolabe.
On allait jusqu’à admettre couramment que les dieux pouvaient entrer en rapport intime avec la femme. — On va même jusqu’à faire entrer Dieu en rapports charnels avec la femme ; cela s’est présenté fréquemment et dans tous les temps : Pauline, femme de Saturninus, dame romaine de haute réputation, croyant coucher avec le dieu Sérapis, se trouva, par la connivence des prêtres du temple, tomber dans les bras d’un de ses admirateurs épris d’amour pour elle. — Varron, le plus spirituel et le plus savant des auteurs latins, écrit dans ses ouvrages de théologie que le desservant du temple d’Hercule, jetant les dés, d’une main pour lui, de l’autre pour son dieu, joua contre celui-ci un souper et une fille galante. S’il gagnait, les offrandes des fidèles devaient en faire les frais ; sinon, c’était à ses dépens : il perdit et paya le souper et la fille. Cette dernière, qui s’appelait Laurentine, vit pendant la nuit le dieu dans ses bras, et celui-ci lui dit que le premier qu’elle rencontrerait le lendemain, l’indemniserait dans la mesure de ce qu’elle était en droit d’attendre, le ciel s’intéressant à elle. Celui qu’elle rencontra fut un jeune homme de grande fortune du nom de Teruncius qui la mena chez lui et, dans la suite, la fit son héritière. À son tour, pensant faire une chose agréable à son dieu, elle légua ses biens au peuple romain, ce qui fit qu’on lui concéda les honneurs divins. — Platon descendait des dieux par une double filiation, qui toutes deux remontaient à Neptune ; cela n’a pas suffi On tenait pour certain à Athènes qu’Ariston, mari de la belle Perictione, voulant entrer en rapport intime avec elle, n’y parvint pas et que, dans un songe, Apollon l’avertit de la respecter et de la laisser intacte, jusqu’à ce qu’elle eût accouché ; c’est ainsi que Platon serait venu au monde. — Combien les religions anciennes présentent-elles d’histoires semblables de pauvres humains trompés par les dieux, et combien de maris sont représentés victimes de pareil outrage, pour rehausser l’enfant en lui attribuant une origine divine. — Chez les Mahométans, la croyance populaire admet la naissance d’enfants sans père, conçus en esprit, auxquels, par l’intervention divine, des vierges donnent le jour ; on les désigne sous le nom de « Merlins » qui, en leur langue, a cette signification.
Nous avons fait Dieu à notre image parce que nous nous imaginons être la perfection. — Notons que chaque être n’a rien de plus cher ni qu’il estime davantage que lui-même : le lion, l’aigle, le dauphin ne prisent rien au-dessus de leur espèce, et chacun juge des qualités qu’il constate en toutes choses d’après les siennes. Ces qualités que nous possédons, nous pouvons les supposer plus ou moins grandes, mais c’est tout ; et, en dehors de cette possibilité, étant donné que nous ne pouvons en imaginer qui ne sont point et dont nous puissions doter la divinité, il n’y a pas à sortir de là et à passer outre ; d’où ces conclusions qu’ont émises les anciens : « De toutes les formes, la plus belle est celle de l’homme ; Dieu doit donc avoir cette forme. — Nul ne peut être heureux, s’il est vertueux ; être vertueux, s’il n’est doué de raison ; et la raison ne pouvant avoir son siège que dans une tête organisée comme celle de l’homme, Dieu par suite doit également avoir même visage que nous : « C’est une habitude et un préjugé de notre esprit, qui fait que nous ne pouvons penser à Dieu, sans nous le représenter sous la forme humaine (Cicéron). » — À cela Xénophane objectait plaisamment que si les animaux se forgent des dieux, comme il est à croire qu’ils le font, ils doivent certainement, eux aussi, les concevoir semblables à eux, devant s’estimer, comme nous le faisons nous-mêmes, les chefs-d’œuvre de la création. Car pourquoi un oison ne dirait-il pas : « Tout ce dont se compose l’univers est à mon usage : la terre me sert à marcher, le soleil à m’éclairer, les étoiles président à ma destinée ; je tire tel avantage des vents, tel autre des eaux ; il n’est rien que la voûte céleste ne considère plus favorablement que moi, je suis le favori de la nature ! L’homme ne me soigne-t-il pas ? il me loge, il est mon serviteur ; c’est pour moi qu’il sème et fait ses moutures ; s’il me mange, ne mange-t-il pas aussi l’homme son semblable, et moi-même est-ce que je ne mange pas les vers qui le tuent et le mangent lui aussi ? » Une grue est en droit d’en dire autant et même plus encore, car elle a la liberté de voler, et par elle la possession de cette belle et haute région des airs, « tant la nature est une douce médiatrice et porte les êtres à s’aimer eux-mêmes (Cicéron) ».
De même, nous estimons que tout en ce monde n’existe que pour nous ; ce qui avait conduit à doter chaque dieu d’attributions en rapport avec ceux de nos besoins auxquels il avait charge de satisfaire. — De ce train, nous en arrivons à ce que le destin n’a que nous en vue, quand il rend ses arrêts ; c’est pour nous que le monde existe, que l’éclair brille, que la foudre tonne ; le créateur, les créatures, tout est à notre intention ; nous sommes le but, l’objectif de l’universalité des choses. — Examinez le compte tenu par la philosophie, depuis deux mille ans et plus, de ce qui se passe au ciel : les dieux n’ont agi, n’ont parlé que pour l’homme ; aucune consultation, aucune vacation pour un autre objet n’y sont enregistrées. Les voilà en guerre contre nous : « Les enfants de la terre firent trembler l’auguste palais du vieux Saturne et tombèrent enfin sous les coups d’Hercule (Horace). » Les voici prenant part à nos troubles, pour nous rendre ce que si souvent nous avons fait nous-mêmes à leur égard quand ils étaient divisés : « Neptune, de son trident redoutable, ébranle les murs de Troie et renverse de fond en comble cette cité superbe ; de son côté, l’impitoyable Junon se tient aux portes Scées (Virgile). » — Les Cauniens, jaloux de maintenir la suprématie de leurs dieux, prennent les armes le jour qui leur est consacré et vont, courant dans toute la banlieue, frappant l’air de ci, de là, à coups redoublés avec leurs glaives, pourchassant ainsi à outrance et jetant hors de leur territoire les dieux étrangers. — La puissance des dieux est répartie suivant nos besoins : il en est qui guérissent les chevaux, d’autres les hommes ; qui de la peste, qui de la teigne, qui de la toux, qui d’une sorte de gale, qui d’une affection autre, « tant la superstition introduit les dieux, même dans les plus petites choses (Tite-Live) ! » Celui-ci fait pousser les raisins, celui-là les aulx. L’un est préposé à la débauche, cet autre au commerce. Chaque corps de métier a son dieu ; chaque divinité a sa province où elle est plus particulièrement en crédit, l’une à l’Orient, l’autre à l’Occident : « Là sont les armes de Junon, là son char (Virgile) »… « Ô saint Apollon, toi qui habites le centre du monde (Tite-Live) ! »… « La ville de Cécrops honore Pallas ; l’ile de Crète, Diane ; Lemnos, Vulcain ; dans le Péloponèse, Sparte et Mycènes adorent Junon ; Pan est le dieu du Ménale et Mars est vénéré dans le Latium (Ovide) ». Il en est qui n’ont d’action que sur un bourg, sur une famille ; qui logent seuls, tandis que d’autres sont en compagnie, soit parce qu’ils le veulent bien, soit parce qu’ils s’y trouvent obligés : « Le temple du petit-fils est réuni à celui de son divin aïeul (Ovide). » Il en est de si chétifs et de si infimes (car leur nombre s’en élève jusqu’à trente-six mille), qu’il faut les mettre à cinq ou six pour qu’ils arrivent à produire un épi de blé, et chacun prend le nom de sa fonction dans cette œuvre commune ; ils sont trois pour une porte, chargés respectivement des vantaux, des gonds, du seuil ; pour un enfant, ils sont quatre et veillent à son emmaillotement, à ce qu’il boit, à ce qu’il mange, au sein de sa nourrice. Il en est qui sont authentiques ; d’autres qui ne le sont pas et sur lesquels plane le doute ; certains ne sont pas encore admis en paradis : « Puisque nous ne les jugeons pas encore dignes de l’honneur du ciel, permettons-leur d’habiter les terres que nous leur avons accordées (Ovide). » — Nous en trouvons qui sont physiciens, poètes, d’autres qui n’ont pas d’attributions ; certains tiennent de la nature divine et de la nature humaine ; ils intercèdent pour nous, sont nos médiateurs auprès de la divinité ; le culte de nombre d’entre eux était restreint et d’ordre secondaire ; d’autres avaient à l’infini des titres et des charges ; les uns étaient bons, les autres mauvais : il y en avait de vieux et cassés, de mortels ; Chrysippe estimait qu’au dernier cataclysme devant produire la fin du monde, tous, sauf Jupiter, cesseraient d’être. Enfin, l’homme forge mille rapports, souvent plaisants, entre Dieu et lui ; ne vont-ils pas jusqu’à être compatriotes : « L’île de Crète, berceau de Jupiter (Ovide). »
L’esprit qui veut pénétrer les mystères de la nature, s’y perd ; à combien d’idées diverses n’a pas donné lieu la matière dont est formé le soleil ! — Le grand pontife Scévola et Varron, le grand théologien de son époque, nous donnent à cela l’excuse suivante : « Il est nécessaire que beaucoup de vérités soient ignorées du peuple, et qu’il croie beaucoup d’assertions qui ne sont pas » ; « comme il ne cherche la vérité que pour s’affranchir, soyons certains qu’il est de son intérêt d’être trompé (S. Augustin) ». L’œil de l’homme ne peut se rendre compte des choses que sous les formes dont il a notion. Vous souvient-il du saut que fit ce malheureux Phaéton pour avoir voulu, lui, simple mortel, prendre en main les rênes des chevaux de son père ? notre esprit s’émeut, s’égare et s’expose à une chute semblable, quand sa témérité lui fait affronter pareilles impossibilités. Demandez à la philosophie de quoi est composé le soleil ; que vous répond-elle, sinon qu’il est composé de fer, de pierre ou de telle autre matière dont nous faisons usage. — Demandez à Zénon ce que c’est que la nature : « C’est, vous dira-t-il, un feu qui est une sorte d’artisan ayant la faculté d’engendrer et procédant d’après des règles invariables — Archimède, ce maître en cette science qui se décerne la préséance sur toutes les autres comme ne connaissant que du vrai et du certain, vous dit : « Le soleil est un dieu de fer en ignition. » Voilà vraiment une belle définition, résultat de ces soi-disant irréfutables conclusions auxquelles aboutissent les démonstrations de la géométrie, science dont la nécessité et l’utilité ne sont cependant pas tellement incontestables, que Socrate n’ait estimé qu’il suffisait d’en savoir assez pour arpenter la terre que l’on acquiert ou dont on se défait ; et que Polynæus, qui en avait été un des maîtres les plus fameux et les plus illustres, ne l’ait prise en mépris, comme pleine d’erreurs et de vanité apparente, après avoir goûté les doux fruits des jardins d’Épicure, si chers aux timides. — À ce propos, Socrate, dans Xénophon, parlant d’Anaxagore que l’antiquité considérait comme plus entendu que personne autre aux choses célestes et divines, dit que son cerveau s’altéra, ainsi que cela arrive chez tous ceux qui scrutent avec excès les questions qui excèdent leur compétence. Faisant du soleil une pierre ardente, il ne réfléchissait pas qu’une pierre ne devient pas lumineuse sous l’action du feu, et, qui plus est, qu’elle se consume. Considérant le soleil et le feu comme ne faisant qu’un, il oubliait que le feu ne noircit pas les êtres qui s’y trouvent exposés, qu’il nous est possible de le regarder fixément et qu’il tue les plantes et les herbes. De l’avis de Socrate et aussi du mien, le jugement le plus sage qu’on puisse porter sur le ciel, c’est de n’en point juger. Platon, parlant des démons dans Timée, dit : « C’est une entreprise qui surpasse ce dont nous sommes capables, que de traiter ce sujet ; il faut à cet égard nous en rapporter aux anciens qui se prétendent descendre des dieux ; il n’est pas raisonnable de nous refuser à croire ce qu’ils nous en disent, eux qui sont leurs fils, lors même qu’ils ne mettent à l’appui de leur dire aucune raison péremptoire ou vraisemblable, puisqu’ils nous affirment que ce qu’ils nous rapportent sont des traditions de famille qui leur sont bien connues. »
N’a-t-on pas imaginé que le mouvement des corps célestes fonctionne à l’aide des mêmes procédés que les machines de notre invention ! — Voyons si nous en savons davantage sur les choses du domaine de la nature dont nous nous occupons. Pour celles auxquelles, de notre propre aveu, notre science ne peut atteindre, n’est-il pas ridicule de leur forger de toutes pièces un corps, et de leur prêter des formes autres que les leurs, qui soient entièrement de notre invention, comme il arrive à propos du mouvement des planètes ? Notre esprit ne pouvant arriver à déterminer ni à concevoir comment ce mouvement s’effectue, nous imaginons des ressorts matériels, lourds, de modèles déterminés : « Le timon était d’or, les jantes des roues de même métal et leurs rayons d’argent (Ovide). » On dirait que nous avons eu des cochers, des charpentiers, des peintres qui sont allés là-haut dresser les engins nécessaires pour ces mouvements, agencer les rouages et l’enchevêtrement des corps célestes aux couleurs variées, suivant ce que, d’après Platon, commandaient les nécessités du but à atteindre : « Le monde est un édifice immense, entouré de cinq zones, traversé obliquement par une bordure enrichie de douze signes rayonnants d’étoiles, où ont accès le char de la Lune et ses deux coursiers (Varron) » ; ce ne sont là que songes et fantastiques folies. Que ne plaît-il à la nature de nous entr’ouvrir un jour son sein, pour nous laisser voir à découvert ce qui produit et règle ses mouvements, et nous ouvrir les yeux. Dieu ! que d’abus, que de mécomptes provenant de notre pauvre science, nous constaterions ! Je serais bien trompé, si nous trouvions une seule de ces assertions qui soit juste, et si nous n’en acquérions la conviction que ce dont nous sommes le plus ignorants, c’est de notre ignorance.
En somme, la philosophie nous présente toutes choses sous forme d’énigme comme font les poètes. — N’ai-je pas lu dans Platon ce mot divin, que « la nature n’est rien qu’une poésie énigmatique », comme, dirait-on, une peinture voilée et ténébreuse, éclairée de ci, de là, par de faux jours en nombre infini, sur lesquels s’exercent nos suppositions : « Toutes ces choses sont enveloppées des plus épaisses ténèbres, et il n’y a pas d’esprit assez perçant pour pénétrer le ciel ou les profondeurs de la terre (Cicéron). » — Cela est vrai, la philosophie n’est qu’une poésie sophistiquée. D’où ceux qui dans l’antiquité s’y sont adonnés, tirent-ils leur autorité, si ce n’est des poètes ? Les premiers d’entre eux l’étaient et ont philosophé comme ils versifiaient. Platon est poète à ses heures ; Timon l’appelle, par ironie, grand inventeur de miracles. Toutes les sciences traitant de questions dépassant l’intelligence de l’homme s’affublent des licences de la poésie. Les femmes emploient des dents en ivoire, quand les leurs viennent à leur faire défaut ; elles modifient leur teint naturel avec des ingrédients étrangers ; elles se font de faux mollets avec du drap et du feutre, se donnent de l’embonpoint avec du coton ; au su et au vu de tout le monde, elles s’embellissent d’une beauté qu’elles n’ont pas et qu’elles empruntent ; ainsi en agit la science (on dit même que celle du droit admet des fictions qui sont la base de ce que la justice tient pour être la vérité) ; elle nous offre en paiement, nous demandant de les supposer véritables, des choses qu’elle-même nous déclare être de son invention. Ces épicycles, ces cercles excentriques, concentriques, dont l’astronomie s’aide pour expliquer le mouvement des étoiles, elle ne nous les donne en effet que comme ce qu’elle a pu trouver de mieux à cet égard, ainsi du reste que fait également la philosophie, qui nous présente non ce qui est ou ce qu’elle croit être, mais ce qu’elle a imaginé comme la solution la plus élégante et la plus conforme aux apparences. Platon traitant de l’état de notre corps et de celui des animaux, s’exprime ainsi : « Nous affirmerions que ce que nous avons dit est exact, si un oracle nous en avait donné la confirmation ; nous nous bornons à assurer que c’est ce que nous avons trouvé de plus vraisemblable à avancer. »
Sur lui-même, l’homme n’a également que des idées confuses. — Ce n’est pas seulement le ciel que la philosophie fournit de cordages, d’engins et de roues ; considérons ce qu’elle dit de nous-mêmes et de notre contexture ; il n’y a pas dans le système planétaire et les autres corps célestes plus de rétrogradations, de trépidations, d’ascensions, de reculements et de ravissements que les philosophes n’en ont imaginé dans ce pauvre petit corps humain. En cela il mérite bien le nom de petit Monde qu’ils lui ont donné, tant ils emploient, pour le maçonner et le bâtir, de pièces aux formes les plus variées. Pour expliquer les mouvements qu’ils relèvent chez l’homme, les diverses fonctions et facultés qui sont en nous, en combien de fragments n’ont-ils pas fractionné l’âme ? en combien de cases ne l’ont-ils pas répartie ? combien de divisions et de subdivisions n’établissent-ils pas en ce pauvre être, en dehors de celles que la nature a faites et qui nous sautent aux yeux ? de combien d’emplois et d’occupations ne le chargent-ils pas ? Ils en font une sorte de république imaginaire ; c’est un sujet qu’ils détiennent et dont ils ont le maniement exclusif ; on leur a laissé toute latitude de le démonter, de le classifier, de le remonter, de le présenter sous tel jour qui leur convient ; chacun a été laissé libre d’en user à sa fantaisie, et cependant ils ne sont pas encore fixés. Ils n’arrivent pas à établir sur ce point, non des règles positives, mais même de simples hypothèses, qu’il ne se rencontre quelque disposition mal prise, quelque son qui sonne faux et qui échappe, si énorme que soit la machine qu’ils ont construite et en dépit des mille rapiéçages mal appropriés et fantastiques dont elle a été l’objet. — Et à cela il n’est pas d’excuse ; quand les peintres peignent le ciel, la terre, les mers, les montagnes, les îles lointaines, nous tolérons qu’ils ne nous en donnent que de vagues ébauches ; c’est admissible pour des choses que nous ne connaissons pas et nous nous contentons dans ce cas d’esquisses plus ou moins fantaisistes ; mais s’ils peignent d’après nature, ou que le sujet qu’ils ont entrepris nous soit connu et familier, alors nous exigeons d’eux une exacte et parfaite reproduction des lignes et des couleurs ; et s’il n’en est pas ainsi, nous ne faisons pas cas de leur œuvre.
J’approuve cette servante de Milet qui, voyant le philosophe Thalès continuellement occupé à contempler la voûte céleste et tenir toujours ses regards en l’air, mit quelque chose sur son chemin pour le faire trébucher, l’avertissant par là qu’avant de s’amuser à penser à ce qui pouvait se passer dans les nues, il devait se préoccuper d’abord de ce qui se passait à ses pieds. C’est avec raison qu’elle lui conseillait de s’examiner, lui, plutôt que le ciel, car ainsi que Cicéron le fait dire à Démocrite : « Nous nous mettons à scruter les cieux, alors que nous ne voyons pas ce qui est à nos pieds. » Nous sommes ainsi faits, que la connaissance de ce qui est sous notre main, est aussi loin de nous se perdant dans les nues, que celle des astres. Ce même reproche que cette femme adressait à Thalès de ne rien voir de ce qui était devant lui, Socrate, au dire de Platon, l’adressait à quiconque se mêlait de philosophie, car tout philosophe ignore ce que fait son voisin, et même ce que lui-même fait, ne sachant même pas ce qu’ils sont tous deux, s’ils sont bêtes ou hommes.
Les gens qui actuellement trouvent trop faibles les raisons de Sebond, ceux qui n’ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui savent tout : « Ce qui maîtrise la mer, ce qui règle les saisons ; si les astres ont un mouvement propre ou obéissent à une loi étrangère ; pourquoi le disque de la lune croît et décroît régulièrement ; enfin comment l’harmonie de l’univers résulte de la discorde de ses éléments (Horace) », ont-ils quelquefois, dans leurs livres, prêté attention aux difficultés que présente la connaissance de notre être ? Nous voyons bien que nos doigts se meuvent, que nos pieds se déplacent, que certaines parties de notre corps s’ébranlent d’elles-mêmes sans que nous y mettions du nôtre, tandis que d’autres n’entrent en mouvement que sur notre volonté ; que certaines émotions nous font rougir, d’autres pâlir ; que les idées qui surgissent en nous agissent, les unes sur la rate seulement, d’autres sur le cerveau ; il y en a qui nous font rire, d’autres nous font pleurer ; d’autres nous frappent dans tous nos sens de peur et d’étonnement et nous immobilisent ; si notre pensée vient à s’arrêter sur tel objet, notre estomac se soulève ; sur tel autre, certaine partie qui se trouve plus en bas de nous-mêmes en est surexcitée ; mais jamais personne n’a su comment ces impressions de l’esprit peuvent arriver à produire une pareille intensité d’action sur un corps qui présente une masse solide, ni quelle est la nature des rapports qui font fonctionner à l’unisson ces admirables ressorts : Toutes ces choses sont impénétrables à la raison humaine et restent cachées dans la majesté de la nature », écrit Pline ; saint Augustin dit de son côté : « Le lien par lequel l’esprit adhère au corps… est admirable et ne saurait être compris de l’homme ; cette union, c’est l’homme même » ; et, bien que ne se l’expliquant pas, personne ne le met en doute, parce que les opinions des hommes sur ce point résultent de ce que croyaient les anciens, croyances qui font autorité, auxquelles on ajoute foi, comme si elles faisaient partie intégrante de la religion et des lois. Ce qui peut s’en dire d’ordinaire, on n’y prête pas plus attention que si on parlait patois ; c’est une vérité acceptée telle que, avec tout ce qui s’y rattache, tous les arguments, toutes les preuves à l’appui, tel un bloc ferme et solide qu’on n’ébranle plus, qu’on ne discute plus. Bien au contraire, chacun, à qui mieux mieux, va replâtrant et consolidant cette croyance reçue de tout ce que peut sa raison, laquelle est un outil souple, se pliant et s’accommodant à tout ce qu’on lui demande, et c’est ainsi que le monde se remplit de niaiseries et de mensonges dans lesquels il se complait.
Ce qui fait qu’on ne révoque pas ces théories en doute, c’est qu’on les accepte toujours sans examen sous l’autorité du nom de celui qui les a émises. — Ce qui fait qu’on ne révoque que peu de choses en doute, c’est qu’on ne soumet jamais à l’épreuve les impressions communément répandues ; on n’en sonde pas le pied qui est le point faible par où elles pèchent, on ne discute que sur les rameaux qu’il produit. On ne demande pas si telle chose est vraie, mais si c’est bien de cette manière ou de telle autre qu’elle a été entendue ; on ne s’enquiert pas si ce que Galien a avancé est juste, mais si c’est ainsi ou autrement qu’il l’a dit. — Il était vraiment bien naturel que cette contrainte, qui bride la liberté de nos jugements et tyrannise nos croyances, s’étendit aux écoles et aux arts. Aristote est le dieu de la science scolastique ; c’est un sacrilège de discuter ses ordonnances, tout comme c’en était un, à Sparte, de discuter celles de Lycurgue ; nous tenons sa doctrine pour loi fondamentale, et peut-être est-elle aussi fausse qu’une autre. Je ne sais pourquoi je n’accepterai pas soit les idées de Platon, soit les atomes d’Épicure, le plein et le vide de Leucippe et de Démocrite, l’eau de Thalès, la nature avec son intinité de formes d’Anaximandre, l’air de Diogène, les nombres et la symétrie de Pythagore, l’infini de Parménide ; l’unité de Musée, l’eau et le feu d’Apollodore, les parties similaires d’Anaxagore, la répulsion et l’affinité d’Empédocle, le feu d’Héraclite, ou toute autre opinion d’entre cette infinité d’avis et de sentences qu’a émise notre belle raison humaine qui fait preuve de tant de certitude et de clairvoyance en tout ce dont elle se mêle, aussi bien que j’admets l’opinion d’Aristote sur les principes qui, d’après lui, sont l’origine de tout dans la nature ; principes qui reposent sur trois éléments essentiels : la matière, la forme et le manque. Qu’y a-t-il de plus dépourvu de sens que de prétendre que toutes choses dérivent du néant ? qu’est-ce que le manque, sinon un élément négatif, et quelle idée d’en avoir fait la cause et l’origine de ce qui est ? C’est là cependant une assertion qu’on n’oserait combattre, si ce n’est comme exercice de logique ; si on discute, ce n’est pas pour éclaircir le doute que l’on peut concevoir, mais pour défendre le chef de l’école contre les contradicteurs étrangers ; en maintenir l’autorité est le but à poursuivre, il n’est pas permis de pousser ses investigations au delà.
Il est bien aisé de bâtir à sa guise sur des fondations dressées à cet effet ; par cela même que le commencement a eu lieu suivant telle loi, telle ordonnance, le reste s’ensuit et l’édifice s’élève sans difficulté, comme de lui-même. Par ce procédé notre raison marche d’un pas assuré et nous discourons sans plus ample informé ; dès avant la discussion, nos maîtres ont préparé le terrain et gagné dans notre esprit autant qu’il leur en faut pour pouvoir conclure comme ils l’entendent, à la façon de ceux qui, enseignant la géométrie, résolvent des propositions admises à l’avance. Avec le consentement et l’approbation que nous leur prêtons, ils sont libres de nous entraîner à droite, à gauche et de nous faire pirouetter à leur volonté. — Quiconque est cru dans les hypothèses qu’il émet est notre maître, notre Dieu ; il a une base si ample, si commode qu’il peut avec un pareil point d’appui s’élever jusqu’aux nues, si cela lui convient. Dans la pratique et la transmission de la science, nous avons accepté pour argent comptant ce mot de Pythagore : « Tout expert doit être cru en ce qui touche son art » ; ce qui fait que le dialecticien s’en rapporte au grammairien pour la signification des mots, que le rhétoricien emprunte au dialecticien ses arguments et l’art de les placer à propos ; le poète, le rythme du musicien ; celui qui s’adonne à la géométrie s’appuie sur les calculs de l’arithméticien ; les métaphysiciens prennent pour base les conjectures de la physique, car chaque science a ses principes reposant sur ses hypothèses, ce qui, de toutes parts, lie le jugement de l’homme. Si vous essayez de renverser cette barrière qui constitue une erreur capitale, on vous objecte aussitôt cet aphorisme que ces savants ont continuellement à la bouche : « On ne discute pas avec ceux qui nient les principes. » Or, il ne saurait y avoir de principes chez les hommes qu’autant que la Divinté les leur a révélés ; en dehors de cette révélation, le commencement de toutes choses, le milieu, la fin, ne sont que songe et fumée. — À ceux qui, pour combattre, s’appuient sur des hypothèses, il faut opposer comme axiome les thèses contraires à celles sur lesquelles porte le débat ; toutes celles que l’homme peut imaginer, se peuvent émettre ; elles ont autant d’autorité les unes que les autres, si la raison n’en fait pas la différence. Il faut donc les examiner et les comparer ; et en premier lieu, celles que l’on pose en règles générales et qui pèsent le plus lourdement sur nous. Vouloir en arriver à une certitude absolue est, en quelque sorte, un témoignage de folie et d’extrême incertitude ; il n’y a pas gens plus fous ni moins philosophes que les Philodoxes de Platon : Que le feu soit chaud, que la neige soit blanche, qu’il n’y ait rien qui soit dur ou qui soit mou, nous n’y contredisons pas, disent-ils, mais encore faut-il qu’on nous le prouve.
Voulons-nous pour nous décider recourir à l’expérience, les sens nous trompent, et la raison, sujette elle-même à l’erreur, ne peut davantage nous guider. — À un tel langage, on conte que les anciens répondaient : à qui mettait la chaleur en doute, de se jeter dans le feu ; à qui niait que la glace fût froide, de s’en appliquer sur la poitrine ; ces réponses n’étaient pas dignes de gens qui se disaient philosophes. S’ils nous avaient laissés en notre état naturel, acceptant en toutes choses les apparences telles que nos sens les perçoivent, n’ayant d’autres appétits que ceux peu compliqués, déterminés uniquement par les conditions de notre existence, ils auraient été fondés à parler ainsi, mais ce sont eux qui nous ont appris à nous ériger en juges du monde et qui nous ont mis en tête cette singulière prétention, que « la raison humaine a droit de contrôle sur tout ce qui est aussi bien sous la voûte céleste qu’en dehors, qu’elle embrasse tout, peut tout, que par elle tout se sait et se connaît ». Semblables réponses pourraient être bonnes chez les Cannibales, qui ont le bonheur de jouir d’une vie longue, tranquille et paisible sans faire application des préceptes d’Aristote, ni même connaître de nom la physique ; et elles seraient plus concluantes que toutes autres que les adeptes de la philosophie peuvent imaginer et que leur suggère leur raison ; elles sont à la portée de tous les animaux, autant qu’à la nôtre, comme tout ce qui découle purement et simplement de la loi de nature ; mais eux se les sont interdites. Pour être conséquents avec eux-mêmes, ils ne peuvent me dire : « Telle chose est vraie, parce que vous la voyez et la sentez ainsi » ; il faut qu’ils me démontrent que ce que je crois sentir, je le sens effectivement ; et, si je le sens effectivement, pourquoi je le sens, comment, etc… ; qu’ils me disent le nom, l’origine, les tenants et les aboutissants de la chaleur, du froid ; ce qui fait que ceci a action sur cela et inversement ; faute de quoi, ce ne sont pas des philosophes, les philosophes n’admettant rien, n’approuvant rien que du fait de la raison, qui est la pierre de touche, à la vérité pleine de faussetés, d’erreurs, de faiblesse et de défaillance, à laquelle ils soumettent tout ce qu’ils essaient.
Par quoi pouvons-nous mieux éprouver la raison que par elle-même ? Si nous ne pouvons l’en croire quand elle parle d’elle, elle n’est guère propre à apprécier ce qui n’est pas elle. Si elle est capable de connaître quelque chose, ce doit être au moins ce qu’elle est et où elle loge, puisqu’elle est en notre âme, dont elle fait partie ou dont elle est un effet. Il n’est pas question ici de la raison par excellence, la seule vraie, dont nous appliquons le nom si mal à propos : celle-ci réside dans le sein de Dieu, c’est là son gite et sa retraite ; c’est de là qu’elle émane, quand il plaît à Dieu de nous en envoyer quelque rayon, telle Pallas sortant du cerveau de Jupiter, quand elle se communiqua au monde.
Que nous apprend-elle par exemple de l’âme ? À chaque philosophe, elle inspire une solution différente ; cette divergence et les extravagants systèmes de quelques-uns démontrent bien la vanité des recherches philosophiques. — Voyons donc ce que la raison humaine nous apprend sur elle-même et sur l’âme ; non sur l’âme en général, dont presque tous les philosophes dotent les corps célestes et ceux d’où dérivent les autres ; ni sur celle que Thalès attribue même aux choses qu’on tient comme inanimées et auxquelles il a été amené à en attribuer une, en considérant ce qui se produit dans l’aimant ; mais sur celle qui est en nous et que nous devons mieux connaître : « On ne connaît pas la nature de l’âme : naît-elle avec le corps, ou au contraire y est-elle introduite au moment de la naissance ? périt-elle avec lui, va-t-elle visiter les sombres abîmes, ou passe-t-elle, par l’ordre des dieux, dans le corps des animaux (Lucrèce) ? »
À Cratès et à Dicéarque, la raison avait appris que l’âme n’existe absolument pas, et que le corps s’anime par le seul fait de l’action de la nature ; à Platon, que c’est une substance qui porte en elle-même sa propre mise en mouvement ; à Thalès, qu’elle est une nature sans cesse en travail ; à Asclepiade, le résultat du fonctionnement de nos sens ; à Hésiode et à Anaximandre, un composé de terre et d’eau ; à Parménide, de terre et de feu ; à Empédocle, de sang : « Il vomit son âme de sang (Virgile) » ; à Posidonius, Cléanthe et Galien, un foyer ou une sorte de flamme : « Les âmes ont la vigueur du feu et une origine céleste (Virgile) » ; à Hippocrate, un esprit répandu dans le corps ; à Varron, de l’air pénétrant par la bouche, s’échauffant dans les poumons, se purifiant dans le cœur et se répandant par tout le corps ; à Zénon, la quintessence des quatre éléments ; à Héraclide du Pont, de la lumière ; à Xénocrate et aux Égyptiens, un coefficient variable ; aux Chaldéens, une propriété sans forme déterminée : « Une certaine habitude vitale du corps, que les Grecs appellent Harmonie (Lucrèce). » N’oublions pas Aristote d’après lequel l’âme est ce qui fait naturellement mouvoir le corps, il la nomme Entelechie (Perfection), sans plus s’étendre sur sa provenance que sur celle de tout autre de nos organes, ne parlant ni de son essence, ni de son origine, ni de sa nature, mais simplement de ses effets. Lactance, Sénèque et les principaux philosophes dogmatistes confessent que c’est chose qu’ils ne comprennent pas. Et maintenant, après cette énumération d’opinions : « Quelle est la vraie ? Un dieu seul peut le savoir, » dit Cicéron. Je reconnais par moi-même, a dit saint Bernard, combien Dieu échappe à mon entendement, puisque déjà je ne puis comprendre les parties dont se compose mon être propre. Héraclite, qui admettait que les êtres sont tout âmes et démons, déclarait pourtant ne pouvoir aller suffisamment loin dans la connaissance de l’âme, au point de parvenir à la comprendre, tellement son essence est impénétrable.
Où loge-t-elle ? Cela ne donne pas lieu à de moindres désaccords, ni à moins de discussions : Hippocrate et Hiérophile la placent dans le cervelet ; Démocrite et Aristote, par tout le corps, « comme lorsqu’on dit que la santé appartient au corps, sans que pour cela elle fasse partie de l’homme en santé (Lucrèce) » ; Épicure dans l’estomac : « car c’est là qu’on se sent palpiter de crainte et de terreur, là qu’on éprouve les douces émotions de la joie (Lucrèce) » ; les Stoïciens, autour du cœur et à l’intérieur ; Erasistrate, joignant l’enveloppe du crâne ; Empédocle, dans le sang, comme Moïse, ce qui a porté ce dernier à défendre de manger celui des animaux, parce qu’il contient leur âme. Galien pense que chaque partie du corps a son âme ; Straton la loge entre les deux sourcils. « Quelle figure a l’âme et où loge-t-elle ? voilà ce qu’il ne faut pas chercher à connaitre, » a dit Cicéron ; je reproduis les termes mêmes qu’il emploie, ne voulant pas altérer le langage de l’éloquence ; d’autant qu’il y a peu à gagner à le frustrer des idées de sa propre invention, parce qu’elles sont peu nombreuses, ont peu d’originalité et sont généralement connues. — La raison que donne Chrysippe et les autres philosophes de son école, pour placer l’âme autour du cœur, mérite de ne pas être laissée dans l’oubli : c’est parce que, dit-il, quand nous voulons affirmer quelque chose, nous mettons la main sur l’estomac ; et que, lorsque nous prononçons le mot ego, qui en grec signifie moi, nous abaissons la mâchoire inférieure vers l’estomac. Cette explication marque peu de sérieux chez un aussi grand personnage ; les autres considérations qu’il émet sont par elles-mêmes de peu de valeur, mais cette dernière ne saurait quand même constituer que pour les Grecs une preuve que l’âme est en cette place ; on voit par là qu’il n’est jugement humain, si appliqué qu’il soit, qui parfois ne sommeille. — Pourquoi craindrions-nous de le dire ? Voilà les Stoïciens qui sont les pères de la prudence humaine ; n’ont-ils pas trouvé que l’âme, chez l’homme qui se débat aux approches de sa fin prochaine, peine et fatigue longtemps pour en sortir, ne pouvant, comme une souris prise dans une souricière, arriver à se dégager de ses entraves. Il en est parmi eux qui pensent que le monde a été fait pour, par punition, pourvoir de corps les esprits déchus par leur faute de la pureté qu’ils avaient reçue lorsqu’ils ont été créés, la première création ayant été exclusivement incorporelle ; et que, suivant qu’ils se sont plus ou moins éloignés de leur spiritualité, ils ont été incorporés dans des conditions qui leur sont plus ou moins pénibles ou faciles ; d’où tant de variétés parmi les matières créées. A ce compte, l’esprit qui, pour son châtiment, a été investi du corps du soleil, devait avoir une dose d’altération bien rare et bien particulière.
Les conséquences résultant finalement de notre enquête, ont quelque chose d’inattendu. Il nous arrive ce qui, au dire de Plutarque, se produit quand on remonte aux origines de l’histoire : on trouve que les cartes donnent les terres connues, comme confinant à des marais, à de profondes forêts, à des déserts, à des lieux inhabitables ; de même ceux qui s’occupent de ces hautes questions et veulent y voir plus avant, victimes de leur curiosité et de leur présomption, sont exposés aux plus grossières et aux plus puériles rêvasseries. La fin et le commencement de cette science tiennent également de la bêtise : voyez Platon s’élevant et prenant son essor dans ses nébuleuses conceptions poétiques ; voyez quel jargon il fait parler aux dieux ; à quoi songeait-il donc quand il définissait l’homme « un animal à deux pieds, sans plume », fournissant par là une bien plaisante occasion de se moquer de lui à ceux qui y étaient disposés et qui, ayant plumé un chapon vivant, le promenaient en disant que c’était là « l’homme de Platon » ?
Et les Épicuriens ! Quelle simplicité de leur part d’aller, au début, imaginer que le monde provenait de leurs atomes, qu’ils présentaient comme des corps pondérables et soumis à un mouvement de haut en bas par le seul effet de leur nature ; cette hypothèse fit que leurs adversaires leur objectèrent que, dans de telles conditions, les dits atomes ne pouvaient se joindre et se grouper entre eux, leur chute s’effectuant suivant des lignes droites et verticales qui se trouvaient être constamment parallèles. Cette objection les contraignit à ajouter à leur description la possibilité, pour ces atomes, d’un mouvement oblique, tout fortuit, et à les doter de queues courbes et crochues, leur permettant de s’accrocher et de demeurer attachés les uns aux autres ; ce qui n’empêcha pas leurs contradicteurs de les embarrasser encore, en leur demandant comment, « si les atomes ont, par le fait du hasard, produit tant de choses de formes diverses, il ne s’est jamais rencontré qu’ils aient fait une maison ou un soulier ? et, aussi pourquoi ne pas admettre qu’il a pu se faire que des lettres grecques, répandues pêle-mêle, en nombre infini, en un point déterminé, soient arrivées à former la contexture de l’Iliade » ?
« Ce qui est capable de raison, dit Zénon, est meilleur que ce qui n’en est pas capable ; or, il n’est rien de meilleur que le monde, le monde est donc capable de raison. » Cotta, en employant cette même argumentation, fait le monde mathématicien ; il le fait aussi musicien et joueur d’orgues, en lui faisant application de cet autre raisonnement, également de Zénon : « Le tout est plus que la partie ; nous sommes capables de sagesse, nous sommes partie du monde, donc le monde est sage. » On trouve dans les reproches que s’adressent les uns aux autres les philosophes discutant sur ce qui différencie leurs opinions et leurs sectes, des exemples en nombre infini de raisonnements semblables, non seulement faux, mais ineptes, qui ne peuvent se défendre et accusent chez leurs auteurs moins d’ignorance que d’imprudence.
Celui qui, avec compétence, se mettrait à compulser toutes ces âneries émanant de la sagesse humaine, ferait merveille ; moi-même, en en présentant quelques-unes, par certains de leurs côtés, à titre de spécimen, fais œuvre aussi utile que d’en disserter plus posément. Nous pouvons juger par là en quelle estime nous devons tenir l’homme, son bon sens et sa raison, puisque même chez ces grands personnages qui ont porté si haut l’intelligence humaine, se trouvent des défauts si apparents et si grossiers.
Tout cela porte à croire que ce n’est pas sérieusement que tous ces philosophes ont débité leurs rêveries. — Pour moi, je préfère croire que ces philosophes ne se sont occupés de science que par occasion, comme d’un jouet se prêtant à tout ; et que, pour se divertir, ils ont usé de la raison comme d’un instrument vain et frivole, mettant en avant toutes sortes d’idées plus ou moins bizarres, émises sous une forme tantôt sérieuse, tantôt badine. Ce même Platon, qui définit l’homme comme on ferait d’une poule, dit, après Socrate, dans un autre endroit de ses œuvres, « qu’à la vérité, il ne sait ce que c’est que l’homme ; qu’il est une des pièces du monde des plus difficiles à connaître ». Ces opinions variables et instables constituent un aveu tacite, mais évident, de leur volonté à ne pas sortir de leur indécision. Ils s’appliquent à ce que leur manière de voir n’apparaisse pas toujours nettement et à visage découvert ; ils la cachent, soit sous les ombrages que leur offrent la fable et la poésie, soit sous quelque autre masque. C’est encore un effet de notre imperfection que la viande crue ne convienne pas toujours à notre estomac et qu’il soit besoin de la laisser se faire, s’altérer, se corrompre ; les philosophes agissent de même : ils obscurcissent parfois leurs opinions et leurs jugements réels, les falsifient pour les mettre à la portée de tous. Ils ne veulent pas professer hautement l’ignorance, la faiblesse de la raison humaine, pour ne pas faire peur aux enfants ; mais ils nous la dévoilent assez sous l’apparence d’une science trouble et inconstante.
Quand j’étais en Italie, je conseillai à quelqu’un qui était embarrassé pour parler italien, de se borner, s’il ne désirait que se faire comprendre, sans prétendre à un langage correct, à employer les mots latins, français, espagnols ou gascons rendant sa pensée, qui les premiers lui viendraient à la bouche, en y ajoutant simplement la terminaison italienne ; qu’il ne manquerait pas, de la sorte, de se rencontrer avec l’un quelconque des idiomes du pays, soit toscan, soit romain, vénitien, piemontais ou napolitain et de se trouver s’exprimer en l’un ou l’autre de ces nombreux dialectes. J’en dirai de même de la philosophie : elle a tant de formes, de variétés et a tant parlé, que tous nos songes, toutes nos rêveries y ont pris place ; la fantaisie humaine ne peut plus rien concevoir, ni en bien, ni en mal, qui n’y soit : « On ne peut rien dire de si absurde, qui n’ait déjà été dit par quelque philosophe (Cicéron). » — Je n’en suis que plus libre pour livrer mes caprices au public, d’autant que, bien qu’émanant de moi seul et que personne ne me les ait suggerés, je sais qu’ils se trouveront toujours avoir quelque rapport avec d’autres déjà émis et qu’il ne manquera pas quelqu’un pour dire : « Voilà d’où il les a tirés. » Mes idées sont ce que la nature les a faites ; pour les former, je me suis attaché à ne suivre aucune règle ; et pourtant, quelque faibles qu’elles soient, quand l’envie m’a pris de les exprimer et que pour les publier dans des conditions plus favorables, je me suis mis en devoir de les appuyer de raisonnements et d’exemples, j’ai été moi-même émerveillé de m’apercevoir combien, d’aventure, elles se trouvent conformes à de si nombreux exemples et raisonnements philosophiques. A quelle doctrine se rattachent-elles ? je ne l’ai su qu’après les avoir mises en œuvre et avoir jugé du résultat ; j’appartiens à une espèce nouvelle : je suis un philosophe, devenu tel sans préméditation et par hasard.
L’opinion la plus vraisemblable est que l’âme loge dans le cerveau. — Pour revenir à notre âme, il est vraisemblable que si Platon a placé la raison dans le cerveau, la colère dans le cœur, la cupidité dans le foie, il a plutôt donné là une interprétation des mouvements de l’âme, qu’il n’a voulu indiquer en elle une division et une distinction à l’instar de celles qui existent entre les différents membres du corps. La plus vraisemblable de ces opinions est que l’âme est une ; qu’elle a par elle-même la faculté de raisonner, de se souvenir, de comprendre, juger, désirer, et que toutes autres opérations, elle les exerce par l’entremise des différentés parties du corps, comme le pilote gouverne son navire suivant l’expérience qu’il en a, tantôt en tendant ou relâchant une corde, tantôt en hissant une vergue ou se servant de l’aviron, sa seule puissance produisant ces divers effets. Il est également probable que l’âme loge dans le cerveau ; cela résulte de ce que les blessures et accidents qui affectent cet organe, se répercutent aussitôt sur les facultés de l’âme ; du cerveau, il est naturel d’admettre qu’elle se répand au travers du reste du corps, de même que le soleil répand hors du ciel sa lumière et sa fécondité et en remplit le monde : « Le soleil, dans sa course, ne s’écarte jamais du milieu du ciel et cependant il éclaire tout de ses rayons (Horace). » « L’autre partie de l’âme, répandue par tout le corps, est assujettie et obéit aux ordres supérieurs de l’intelligence (Lucrèce). »
Diversité des opinions sur son origine. — Il en est qui ont avancé qu’il y a une âme principe de toutes les autres, quelque chose comme un grand corps dont toutes les âmes particulières sont extraites et où elles retournent pour se fondre à nouveau dans ce milieu qui se reconstitue sans cesse : « Dieu circule au travers des terres, des mers, des profondeurs des cieux ; à leur naissance, il prête à l’homme, aux animaux domestiques, aux bêtes féroces, le léger souffle qui les anime ; dès lors, aucun n’est destiné à périr, tous doivent rendre leur être à ce grand tout dont il est issu (Virgile). » Parmi eux, certains estiment que tout en y retournant, elles ne font que s’y rattacher et conservent leur individualité ; d’autres croient qu’elles sont une émanation de la substance divine ; d’autres, qu’elles sont produites par les anges et formées de feu et d’air ; les uns, qu’elles sont de toute éternité ; les autres, qu’elles sont créées au moment du besoin ; d’autres, qu’elles descendent du disque de la lune et y retournent. — Généralement, les anciens croyaient qu’elles sont engendrées de père en fils, de la même façon que tout ce que produit la nature. À l’appui de cette hypothèse, ils invoquaient la ressemblance des enfants avec leurs pères : « La vertu de ton père t’a été transmise avec la vie » ; « Les forts engendrent les forts (Horace) » ; et aussi que l’on voit les pères transmettre à leurs enfants, non seulement certains signes du corps, mais encore quelque chose de leur caractère, de leur tempérament, de leurs dispositions d’âme : « Pourquoi le lion transmet-il sa férocité à sa race ? pourquoi la ruse est-elle héréditaire chez les renards, la fuite et la peur chez les cerfs… ? si ce n’est parce que l’âme a son germe propre et se développe en même temps que le corps (Lucrèce). » Ils en donnaient encore comme raison que c’est là-dessus que se fonde la justice divine pour punir, dans les enfants, les fautes des pères ; les vices de ceux-ci, par le fait de la contagion, entachant l’âme de ceux-là et les deréglements de la volonté des uns réagissant sur les autres.
Est-elle préexistante au corps auquel elle est unie ? — Ils ajoutaient que si les âmes avaient une origine autre que celle-ci qui est toute naturelle, si elles avaient été quelque autre chose en dehors du corps avec lequel elles ont été engendrées, elles auraient souvenance de leur première condition, vu les facultés de discourir, raisonner et se souvenir dont elles sont naturellement douées : « Si l’âme s’insinue dans le corps à sa naissance, pourquoi ne nous souvenons nous pas du passé ? pourquoi ne conservons-nous aucune trace de nos actions antérieures (Lucrèce) ? » Admettre cette hypothèse, c’est supposer que nos âmes ont toute science acquise quand elles sont encore dans toute leur simplicité et leur pureté naturelles ; mais s’il en est ainsi, elles se trouvent exemptes d’être emprisonnées dans un corps ; pourquoi alors cette réincarnation, puisque avant d’entrer dans leur nouveau corps elles seraient telles qu’elles seront, il faut l’espérer, quand elles en sortiront ? Encore faudrait-il qu’elles se souviennent, pendant leur nouvelle vie, de ce qu’elles étaient arrivées à connaître lors de leur existence antérieure, « apprendre n’étant, au dire de Platon, que nous remémorer ce que nous avons su ». Or, chacun sait par expérience que cette assertion est fausse ; d’abord, parce que, précisément, nous ne nous souvenons que de ce qu’on nous apprend et que, si la mémoire faisait exactement son office, elle nous suggérerait bien quelque chose de plus que ce que nous savons au début. En second lieu, la science que l’âme posséderait, puisqu’elle a recouvré sa pureté initiale, serait la science parfaite, de sorte que, grâce à sa divine intelligence, elle connaîtrait toutes choses dans leur réalité ; or il arrive que si, sur un point ou sur un autre, on lui enseigne le mensonge ou le vice, elle les retient, n’ayant aucune réminiscence à y opposer, parce que cette image et cette conception de la vérité ne sont de fait encore jamais entrées en elle.
On ne saurait dire que son emprisonnement dans le corps étouffe ses qualités natives, au point que toutes s’en trouvent éteintes ; ce serait premièrement contraire à cette autre croyance qui lui reconnaît une puissance si considérable et une action si admirable sur l’homme en cette vie, qu’on en a fait dans le passé une divinité remontant à toute éternité et à laquelle l’avenir réserve l’immortalité : « et cependant si le changement est si grand, que l’âme ne conserve aucun souvenir de ce qu’elle a fait, son état, ce me semble, diffère bien peu de la mort (Lucrèce) ».
D’autre part, comme dans le cas qui nous occupe, ce sont les effets produits en nous, et non ailleurs, par les forces et l’action de l’âme qui sont à considérer ; tout le reste de ses perfections lui est superflu et inutile, c’est son état présent qui doit lui valoir et lui procurer l’immortalité, et elle n’est responsable que de la vie de l’homme avec lequel elle fait corps. C’est pourquoi ce serait injuste, après lui avoir retiré ses moyens d’action et l’avoir désarmée, de la juger et de la frapper d’une condamnation d’une durée excessive, perpétuelle, pour le temps qu’elle est demeurée captive dans sa prison, faible, malade, constamment sous l’effet de la contrainte qui lui a été imposée. Statuer sur son sort en raison d’un temps aussi court, qui n’est parfois que d’une heure ou deux, au pis aller atteint un siècle, ce qui, dans un cas comme dans l’autre, n’est qu’un instant comparé à l’éternité, et, pour cet espace d’un moment, ordonner et disposer d’elle à tout jamais, serait d’une disproportion entre la cause et l’effet, aussi inique que de lui attribuer une récompense éternelle en raison des mérites d’une vie aussi courte. Pour parer à cette difficulté, Platon veut que ce qui nous attend après la mort, ait une durée de cent ans, en rapport avec celle de la vie humaine ; nombre de nos docteurs ont pareillement assigné des bornes à ce temps d’épreuve.
Ce qu’il y a de certain c’est qu’elle naît avec le corps, se fortifie et s’affaiblit avec lui et que, pour la troubler, un léger accident suffit. — En somme, la croyance générale était que l’âme naît et vit dans les mêmes conditions que l’homme lui-même, suivant l’opinion d’Épicure et de Démocrite, qui était celle la plus communément admise d’après ces belles apparences : qu’on la voit naître à même le corps arrivé au degré voulu à cet effet ; qu’on voit ses forces se développer en même temps que les forces physiques de l’individu ; qu’on constate sa faiblesse tant que dure l’enfance, sa vigueur et sa maturité croître avec le temps, son affaiblissement quand vient la vieillesse, enfin sa décrépitude : « Nous sentons qu’elle nait avec le corps, qu’elle croit et vieillit avec lui (Lucrèce). » — On constatait qu’elle est capable d’être en proie à diverses passions et d’éprouver des mouvements pénibles, lui causant de l’agitation et occasionnant en elle de la lassitude et de la douleur ; d’être susceptible d’altération, de changement, d’allégresse, d’assoupissement, de langueur ; d’avoir ses maladies et ses infirmités, tout comme le pied ou l’estomac ont les leurs : « Nous voyons l’esprit pouvoir être traité par la médecine et guérir comme un corps malade (Lucrèce). » On la constatait également émoustillée, troublée sous l’action du vin ; déplacée de son assiette par les vapeurs d’une fièvre chaude ; endormie par l’emploi de certains médicaments et réveillée par d’autres « Il faut bien que l’âme soit corporelle, puisqu’elle est sensible aux impressions du corps (Lucrèce). » On voyait toutes ses facultés détraquées, renversées par le seul effet de la morsure d’un chien malade ; et, quelle que soit la fermeté de sa raison, son intelligence, sa vertu, la résolution dont l’a dotée la philosophie, l’énergie de sa volonté, rien ne pouvoir l’exempter de subir les effets de semblables accidents ; la salive d’un mauvais petit roquet sur la main de Socrate, réagir sur sa sagesse, ses idées si hautes, si pondérées et les anéantir au point qu’il n’en reste pas trace : « L’âme est troublée, altérée, bouleversée, brisée par la force de ce poison (Lucrèce) » ; ce venin ne pas rencontrer plus de résistance dans l’âme de ce philosophe que dans celle d’un enfant de quatre ans et être capable de communiquer la rage à la philosophie tout entière si elle eût été personnifiée, et de la rendre furieuse, insensée ; si bien que Caton, qui triompha de la mort elle-même et de la mauvaise fortune, n’eût pu supporter la vue d’un miroir ni celle de l’eau et eût été accablé d’épouvante et d’effroi si, par le fait de la contagion que peut transmettre un chien enragé, il eût été atteint de cette maladie que les médecins appellent hydrophobie : « Le mal, en se répandant dans les membres, trouble l’âme par sa violence, tout comme la force du vent soulève la mer en vagues écumantes (Lucrèce). »
Certainement la philosophie a bien armé l’homme contre la souffrance pouvant provenir de n’importe quel autre accident, elle l’a pourvu de patience ; et, si son mal excède ses forces, en se dérobant complètement à la sensation qu’il en éprouve, il a un moyen infaillible d’y échapper. Mais ce sont là des procédés qui ne sont à l’usage que d’une âme maitresse et sûre d’elle-même, capable de ¹ raisonnement et de résolution ; ils ne remédient pas au cas où, chez un philosophe, l’âme s’affole, se trouble, se renverse et se perd, ainsi qu’il arrive en diverses circonstances, telles qu’une agitation trop véhémente survenant en elle sous l’influence d’une violente passion, une blessure en certains endroits de notre être, des exhalaisons de l’estomac nous causant des vertiges et des tournoiements de tête : « Souvent dans les maladies du corps, l’âme s’égare et se répand en discours sans suite ; d’autres fois, une pesante léthargie la plonge comme dans un profond et éternel sommeil, les yeux se ferment, la tête s’abat (Lucrèce). »
Les philosophes ne se sont guère, il me semble, appesantis sur ce point, non plus que sur un autre de même importance : Pour nous consoler de ce que nous sommes voués à la mort, ils ont toujours ce dilemne à la bouche : « Ou l’âme est mortelle, ou elle est immortelle ; si elle est mortelle, elle sera indemne de toute souffrance ; si elle est immortelle, elle ira marchant sans cesse dans la voie de la perfection. » Ils n’envisagent jamais l’autre cas : « Qu’arrivera-t-il si elle va constamment de mal en pis ? » et ils laissent aux poètes à nous entretenir des peines futures qui nous menacent, se donnant de la sorte beau jeu. Ce sont là deux omissions que j’ai souvent remarquées dans leurs entretiens. Je reviens à la première de ces deux propositions, que l’âme est mortelle.
L’âme perd, en certaines circonstances, l’usage de la constance et de la fermeté que les Stoïciens tiennent pour le souverain bien ; force alors est à notre belle sagesse de capituler et de rendre les armes. A cet égard, la vanité, qui est le propre de la raison humaine, avait porté à ne pas admettre comme supposables le mélange et la coexistence de deux conditions aussi opposées, de ce qui est mortel avec ce qui est immortel : « C’est folie d’unir le mortel à l’immortel, de les croire d’intelligence, et en communauté de fonctions. Que doit-on en effet imaginer de plus différent, de plus distinct, de plus contraire que ces deux substances, l’une périssable, l’autre indestructible, que vous prétendez réunir pour les exposer ensemble aux plus terribles désastres (Lucrèce) ? »
On contestait moins le passage de vie à trépas de l’âme et du corps « elle s’affaisse avec lui sous le poids des ans (Lucrèce) », dont, selon Zénon, le sommeil, qui « est une défaillance et une chute de l’âme, aussi bien que du corps », nous donne assez l’image. Si l’on voit chez quelques-uns l’âme conserver sa force et sa vigueur au déclin de la vie, cela, disait-on, tient à la diversité des maladies ; de même que l’on voit, sur la fin de leurs jours, des hommes conserver intacts, qui un sens, qui un autre : l’un, l’ouïe ; l’autre, l’odorat ; l’affaiblissement n’est d’ordinaire pas si général, que certaines parties de l’organisme ne demeurent entières et sans rien perdre de leur vigueur : « de la même manière que les pieds peuvent être malades, sans que la tête ressente aucune douleur (Lucrèce) ».
Les plus hardis dogmatistes eux-mêmes ne soutiennent que faiblement le dogme de l’immortalité de l’âme. — Le regard que notre jugement porte sur la vérité peut se comparer, comme le dit Aristote, à celui du chat-huant contemplant la splendeur du soleil. Nous n’avons rien de mieux que cette grossière cécité pour pénétrer cette si éclatante lumière ; car l’opinion contraire qui préconise l’immortalité de l’âme, laquelle, au dire de Cicéron, a été introduite pour la première fois, du moins d’après ce qu’on trouve dans les livres, par Phérécyde de Syros contemporain de Tullus, que d’autres attribuent à Thalès et d’autres à d’autres, est le point de la science humaine qui a été traité avec le plus de réserve et sur lequel plane le plus de doute. Les dogmatistes les plus intransigeants sont, à cet égard principalement, obligés de se ranger à l’opinion qui avait cours sous les ombrages de l’Académie. Nul ne sait ce qu’Aristote admettait à ce sujet, non plus qu’en général tous les philosophes anciens qui, là-dessus, n’avaient pas de croyance bien ferme : « promesse, éminemment agréable, d’un bien dont ils ne nous prouvent guère la certitude (Sénèque) » ; il dissimule ce qu’il en pense sous un nuage de paroles dont le sens est obscur et qui sont peu intelligibles, laissant à ses sectateurs à disputer autant sur le jugement qu’il en porte, que sur la matière elle-même.
Bien que certaines considérations portent à le concevoir, ils n’ont rencontré juste que par hasard, et il nous faut, à ce sujet, nous en rapporter uniquement à ce que nous enseigne la révélation. — Deux choses militaient en faveur de cette opinion : l’une, c’est que sans l’immortalité de l’âme il n’y aurait plus sur quoi faire reposer les vaines espérances de gloire, qui sont un stimulant d’une merveilleuse puissance en ce monde ; l’autre, que c’est une très salutaire croyance, comme le dit Platon, que les vices qui échappent à la vue et à la connaissance de la justice humaine, ne cessent pas d’être sous le coup de la justice divine qui les poursuit même après la mort des coupables. L’homme a un soin extrême de prolonger son être ; il y a pourvu de toutes façons : pour la conservation de son corps, par la sépulture ; pour celle de son nom, par la gloire ; préoccupé de ce qu’il deviendra, il a mis en œuvre tout ce qui lui est venu à l’idée pour se reconstruire, et s’est ingénié à consolider sa mémoire. — L’âme ne pouvant, en raison de son trouble et de sa faiblesse, trouver le calme, va cherchant partout des consolations, des espérances, des appuis ; elle s’attache à des circonstances étrangères et ne s’en départit plus ; si légères, si fantastiques qu’elles soient, elle s’y loge, s’y reposant plus volontiers et avec plus de confiance qu’en elle-même. — Il est merveilleux combien les partisans les plus convaincus de cette idée si juste, si claire de l’immortalité de nos âmes, se sont trouvés à court et impuissants à l’établir avec les seules forces de leur raison humaine : « ce sont là les rêves d’un homme qui désire, mais qui ne trouve pas (Cicéron) », disait un ancien. Par là, l’homme peut reconnaitre que c’est à la fortune, au hasard d’une rencontre, qu’il doit d’avoir pénétré la vérité quand il la découvre de lui même, puisque alors qu’elle lui tombe dans les mains, il n’est pas encore à même de la saisir et de la conserver, et que sa raison est hors d’état d’en tirer avantage. Tout ce que produisent notre raison seule et notre intelligence, aussi bien ce qui est vrai que ce qui est faux, est sujet à l’incertitude et à la discussion. C’est pour nous punir de notre orgueil et nous faire sentir notre misère et notre impuissance que Dieu a suscité le trouble et la confusion de l’ancienne tour de Babel ; tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans que sa grâce nous éclaire, n’est que vanité et folie ; il n’est pas jusqu’à l’essence même de la vérité, qui cependant est uniforme et constante, que nous ne corrompions et qui ne dégénère par notre faiblesse quand la fortune nous en donne la possession. De quelque façon que l’homme s’y prenne, Dieu permet qu’il arrive toujours à cette même confusion dont il nous a donné une si saisissante image, par le juste châtiment dont il punit l’outrecuidance de Nemrod, en réduisant à néant ses folles tentatives pour mener à bien la construction de sa pyramide : « Je confondrai la sagesse des sages et réprouverai la prudence des prudents (S. Paul). » La diversité dans les idiomes et les langues que parlaient les ouvriers employés à élever cet édifice et qui le fit avorter, qu’est-ce, si ce n’est cet infini et perpétuel conflit et désaccord d’opinions et de raisonnements, inséparables de la science humaine si vaine, que cette diversité embrouille ; ce qui du reste a son utilité, car qui nous retiendrait si nous possédions un atome de science. C’est une grande satisfaction pour moi, de voir un saint s’exprimer ainsi : « Les ténèbres dans lesquelles s’enveloppe la vérité, sont un exercice pour l’humilité et un frein pour l’orgueil (S. Augustin) » ; à quel degré de présomption et d’insolence n’atteignent pas notre aveuglement et notre bêtise !
Poursuivons notre sujet. C’est vraiment bien conforme à la raison que nous ne tenions que de Dieu, et uniquement par sa grâce, de connaître la vérité sur cette croyance d’ordre si élevé, puisque c’est de sa seule libéralité que nous recevons ce que l’immortalité nous procure d’heureux, la jouissance de la béatitude éternelle. Confessons en toute simplicité que c’est Dieu seul qui nous l’a dit, et la foi qui nous l’enseigne ; la nature et la raison n’y sont pour rien, et quiconque, abandonné à ses propres forces, entreprendra de se sonder en dedans et en dehors de lui-même, sans tenir compte de la révélation divine, et étudiera l’homme sans le flatter, ne verra en lui rien de sûr, rien de probable, aboutissant à autre chose, comme fin dernière, qu’à la mort et à la terre. Plus nous donnons, plus nous devons et plus nous rendons à Dieu, plus nous nous conduisons en vrais chrétiens. Ce que ce philosophe stoïcien dit tenir du sentiment fortuit qui s’est formé dans l’esprit de tous, n’eût-il pas mieux valu qu’il le tint de Dieu : « Lorsque nous traitons de l’immortalité de l’âme, nous cherchons surtout appui auprès des hommes qui craignent les dieux infernaux ou qui les honorent ; je profite de cette croyance généralement répandue (Sénèque). »
Ce qui, suivant différents philosophes, constitue l’immortalité de l’âme ; défectuosité de tous ces systèmes. — La faiblesse des arguments humains sur ce point se révèle singulièrement par les circonstances, empruntées à la fable, qui ont été mises à l’appui de cette opinion pour déterminer dans quelles conditions nous sommes appelés à jouir de l’immortalité. Laissons de côté les Stoïciens « qui disent que nos âmes vivent comme les corneilles, longtemps, mais pas toujours (Cicéron) », qui lui donnent une vie au delà de celle-ci, mais néanmoins limitée. L’idée la plus généralement reçue et qui* en divers lieux s’est continuée jusqu’à nous, a été celle dont Pythagore serait l’auteur ; non que l’invention soit de lui, mais parce que l’autorité de son approbation lui a donné un grand poids et l’a mise en crédit ; cette idée est la suivante : « Les âmes, quand elles nous quittent, ne font que passer d’un corps dans un autre ; de celui d’un lion, dans celui d’un cheval ; d’un cheval, chez un roi ; promenées sans cesse d’une demeure dans une autre. » Pythagore disait même, à son propos, se souvenir avoir été Ethalide ; postérieurement, Euphorbe ; puis, Hermotinus ; enfin, de Pyrrhus être passé en Pythagore, conservant la mémoire de ce que, durant deux cent six ans, il était devenu. — Il y en avait qui ajoutaient que parfois ces mêmes âmes remontaient au ciel pour, après, en redescendre encore : « Ô mon père, est-il vrai que des âmes retournent d’ici sur terre et revêtent de nouveau une enveloppe corporelle ? Qui peut inspirer à ces malheureuses un aussi cruel désir de la vie (Virgile) ? »
Origène les fait aller et venir éternellement d’un état heureux à un mauvais. Varron expose qu’après une évolution d’une durée de quatre cent quarante ans, elles s’unissent à nouveau à leur premier corps. Chrysippe, qu’il doit en arriver ainsi après une époque déterminée dont la durée est inconnue et qu’il n’indique pas. Platon (qui dit tenir de Pindare et des poètes anciens cette croyance), de ce que l’âme est soumise à une infinie multitude des migrations, et de ce qu’elle n’a à attendre en l’autre monde que des peines et des récompenses temporelles, ainsi que l’est déjà sa vie en celui-ci, conclut qu’elle acquiert une connaissance particulière des choses du ciel, des enfers comme de celles de la terre, et aussi des endroits où elle a passé, repassé et séjourné durant ses nombreuses pérégrinations dont elle a possibilité de conserver quelque vague souvenir et dont voici la progression : « Si l’âme a vécu dans le bien, elle rejoint l’astre qui lui est assigné ; celle qui a mal vécu, passe dans un corps de femme ; si, en cet état, elle ne s’amende pas, elle passe dans celui d’un animal de mœurs en rapport avec les vices dont elle est entachée ; et elle ne voit la fin de ses peines qu’alors qu’elle est revenue à son état de pureté primitif après s’être, à force de raisonnement, défaite des qualités grossières, stupides qui chez elle étaient en germe. » — Je n’aurai garde d’omettre cette plaisante objection faite par les Épicuriens à cette transmigration d’un corps à un autre : « Qu’adviendrait-il, demandent-ils, si le nombre des mourants excédait le nombre de ceux qui naissent ? les âmes délogées de leur gite, en arriveraient à se fouler les unes les autres, pour se trouver des premières à prendre place dans ces nouvelles enveloppes » ; et aussi : « À quoi passeraient leur temps, celles obligées d’attendre que leurs nouveaux logis soient prêts ? Et inversement, s’il naissait plus d’animaux qu’il n’en meurt, en quelle fâcheuse situation, ajoutent-ils, seraient ceux auxquels il n’aurait pas été infusé d’âme ? il s’en trouverait parmi eux qui mourraient avant d’avoir vécu. » « Il est ridicule de supposer que les âmes se trouvent là toutes prêtes au moment précis de l’accouplement des animaux ou de leur naissance et que, substances immortelles, elles s’empressent en foule autour d’un corps mortel, se disputant entre elles à qui y sera introduite la première (Lucrèce). » — D’autres s’emparent de l’âme au moment du trépas, pour en animer les serpents, les vers et autres animalcules qui se produisent, dit-on, lorsque le corps entre en décomposition et même lorsqu’il est réduit en cendres ; d’autres la composent de deux parties, l’une mortelle, l’autre immortelle ; d’autres la supposent matérielle et quand même immortelle ; quelques-uns admettent son immortalité, tout en la tenant comme incapable de science et de connaissance — Il y en a encore qui sont d’avis que les âmes des condamnés s’incarnent dans les démons ; et parmi les chrétiens, certains en jugent ainsi. Par analogie, Plutarque pense que les âmes qui ont obtenu leur salut deviennent dieux ; il est peu de sujets sur lesquels cet auteur se prononce avec autant de netteté que sur celui-ci, alors que sur tous autres il s’exprime d’une manière dubitative et ambiguë : « Il faut estimer, dit-il, et croire fermement, en ce qui concerne les âmes des gens vertueux, qu’ainsi que cela est naturel et conforme à la justice divine, ces âmes, au sortir de cet état, transmigrent chez des saints ; celles des saints, chez des demi-dieux ; et celles des demi-dieux, après qu’elles se sont complètement dégagées de toute souillure et purifiées par des sacrifices expiatoires par exemple, n’ayant plus à payer tribut ni à la souffrance ni à la mort, et sans qu’à cet effet il soit besoin d’ordonnance civile et cependant bien réellement ainsi que le raisonnement le rend vraisemblable, deviennent des dieux entiers et parfaits, ce qui leur constitue une fin très heureuse et très glorieuse. » Celui qui serait désireux de voir Plutarque, pourtant l’un des auteurs anciens des plus retenus et des plus modérés, se faire l’un des plus hardis champions de cette thèse et conter des miracles à ce propos, peut se reporter à ses écrits sur la lune et sur le démon de Socrate ; il y verra d’une manière aussi évidente que n’importe où, combien les mystères de la philosophie offrent de bizarreries qu lui sont communes avec la’poésie. L’entendement humain se perd à vouloir sonder et contrôler tout à fond ; c’est absolument ce qui nous arrive : harassés par le travail accompli dans le cours d’une longue vie, nous retombons en enfance. — Tels sont les beaux enseignements si empreints de certitude que la science humaine nous fournit touchant notre âme !
La manière dont se forme le corps humain est aussi inconnue que la nature de l’âme ; tout est mystère dans la génération. — En ce qui se rapporte à la partie matérielle de notre être, la science est tout aussi téméraire dans ses conjectures. Choisissons-en un ou deux exemples seulement, parce qu’à tout relever, nous nous perdrions dans cet océan si vaste et si trouble des erreurs commises par les médecins. Voyons si, au moins, l’accord règne sur la manière dont les hommes se reproduisent les uns par les autres, car pour ce qui est de leur création initiale, le fait remonte si haut dans l’antiquité qu’il n’est pas étonnant que l’esprit humain ne soit pas fixé sur ce qui en est et ne puisse se prononcer. — Le physicien Archélaüs, dont Socrate fut le disciple et le mignon, au dire d’Aristoxène, pensait que les hommes et les animaux sont engendrés par un limon laiteux, produit sous l’action du feu intérieur de la terre ; Pythagore, que la semence dont nous provenons est l’écume du meilleur de notre sang ; Platon, un écoulement de la moelle de la colonne vertébrale, et il en donne comme preuve que c’est là que se ressent, en premier lieu, la fatigue résultant de ce travail ; Aleméon, une partie de la substance dont est formé le cerveau et que ce qui indique qu’il doit en être ainsi, c’est que la vue se trouble chez ceux qui se livrent outre mesure à cet exercice ; Démocrite, que c’est une substance extraite de tout ce qui entre dans la composition du corps pris en masse ; Épicure, qu’elle est extraite de l’âme et du corps ; Aristote, que c’est une sécrétion qui provient du sang, et qu’elle est la dernière à s’épandre dans nos membres ; d’autres la tiennent pour du sang cuit et transformé par la chaleur des organes générateurs, ainsi qu’on peut en juger par le fait que les efforts poussés à l’extrême dans l’accomplissement de cet acte, amènent des gouttes de sang pur, hypothèse qui semble la plus vraisemblable, si on peut démêler une probabilité dans cette infinité si confuse d’opinions. — Et combien d’avis divers sur la manière dont cette semence produit son effet ! Aristote et Démocrite estiment que la femme ne sécrète pas de sperme, mais seulement une sueur résultant de la chaleur que développent en elle le plaisir et l’action, et qui ne joue aucun rôle dans la génération. Au contraire, Galien et ses disciples pensent qu’elle n’a lieu qu’autant que les semences émanant de l’homme et de la femme se mêlent. — Enfin, quelle est la durée de la gestation ? Sur cette question, les médecins, les philosophes, les jurisconsultes et les théologiens sont pêle-mêle aux prises avec les femmes ; par mon propre cas, je puis venir en aide à ceux qui maintiennent que le temps de la grossesse est de onze mois. Ainsi c’est là-dessus que le monde repose, ce sont là des sujets sur lesquels il n’est si simple femmelette qui ne puisse dire son avis, et cependant ce sont autant de contestations sur lesquelles nous ne pouvons être d’accord !
D’où cette conclusion que l’homme, ne se connaissant pas lui-même, ne peut par lui-même arriver à la connaissance de quoi que ce soit. — En voilà assez pour constater que l’homme n’en sait pas plus sur la partie corporelle de son être, que sur la partie spirituelle. Nous l’avons soumis lui-même à son propre examen, et avons fait sa raison juge d’elle-même, pour voir où cela conduirait ; il me semble avoir suffisamment montré par cette mise en demeure combien elle s’entend peu sur elle-même ; et qui ne s’entend pas sur soi-même, en quoi peut-il être compétent ? « Comme si celui qui ignore sa propre mesure, pouvait entreprendre de mesurer quelque chose (Pline) ! » En vérité Protagoras nous la contait belle, quand il prenait pour mesure de toutes choses l’homme, qui n’a seulement jamais connu la sienne, et auquel sa dignité ne permet pas d’admettre qu’à son défaut, une autre créature ait cet avantage. Puisqu’il est en contradiction permanente avec lui-même, que sans cesse chez lui une appréciation détruit l’autre, nous proposer, comme nous l’avons fait, de nous en rapporter à lui, ne pouvait être qu’une plaisanterie, qui devait nécessairement nous amener à conclure à l’impuissance du compas et de celui qui le manie. Thalès, en estimant que la connaissance de l’homme est très difficile pour l’homme, lui apprend par cela même que la connaissance de toute autre chose lui est impossible.
Les arguments qui précèdent ne sont pas eux-mêmes sans danger et peuvent se retourner contre nous. — Vous, pour qui j’ai pris la peine de m’étendre si longuement contre mon habitude, vous ne reculerez pas à défendre les propositions de Sebond, avec la seule aide des argumentations qui s’emploient d’ordinaire et qui se retrouvent dans les instructions qui vous sont faites chaque jour ; cela exercera votre esprit et sera pour vous un sujet d’étude intéressant. Car pour ce qui est de ce mode de discussion que je viens moi-même d’employer, il ne faut y avoir recours qu’à la dernière extrémité ; c’est un coup de désespoir où l’on abandonne ses propres armes pour enlever à l’adversaire les siennes ; c’est une botte secrète, dont il ne faut user que rarement et avec réserve. Se perdre pour en perdre un autre, est un acte des plus téméraires ; il ne faut pas vouloir mourir pour assurer sa vengeance, comme fit Gobrias qui, aux prises avec un seigneur de Perse et ne faisant qu’un avec lui, voyant Darius, survenu l’épée à la main, arrêté par la crainte de l’atteindre, lui Gobrias, lui cria de frapper hardiment, dût-il les transpercer tous deux. J’ai vu blâmer, comme iniques, des combats singuliers dans lesquels les armes dont il était fait usage et les conditions étaient telles que l’issue devait en être forcément fatale, et la perte des deux adversaires, celle du provocateur aussi bien que celle de celui qui lui était opposé, inévitable. — Les Portugais avaient, dans la mer des Indes, fait prisonniers plusieurs Turcs ; ceux-ci, impatients de leur captivité, résolurent, pour s’en délivrer, de mettre le feu et de détruire le navire et, avec lui, leurs maîtres et eux-mèmes, dessein qu’ils accomplirent au moyen de deux clous provenant du navire, qu’ils frottèrent l’un contre l’autre jusqu’à ce qu’une étincelle se produisant, vint à tomber dans les barils de poudre qui se trouvaient dans l’endroit où ils étaient enfermés. — Nous atteignons ici les confins de la science, ses dernières limites ; tout comme la vertu, elle est en défaut en ses points extrêmes. Tenez-vous dans la voie commune, il n’est pas bon d’être si subtil et si fin ; souvenez-vous à cet égard du proverbe toscan : « Qui trop se subtilise, se pulvérise (Pétrarque). » Je vous conseille la modération et la réserve dans les opinions que vous émettez, dans les raisonnements que vous tenez aussi bien que dans vos mœurs et en toutes autres choses ; évitez ce qui est nouveau et étrange ; tout ce qui est extravagant me fâche. Vous qui, par l’autorité du rang que vous occupez et, ce qui vaut mieux encore, par les avantages que vous donnent vos qualités personnelles, pouvez d’un clin d’œil commander à qui vous plait, vous auriez dû confier la charge que je remplis à quelqu’un faisant de la littérature son occupation habituelle ; il vous eût, bien autrement que moi, renseignée et documentée sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, en voilà assez, pour ce que vous avez à en faire.
Aussi mieux vaut, sur ces questions, s’en tenir aux enseignements de la foi, éviter toute controverse, et ne recourir à ces arguments que si, avec certaines gens, on est obligé de discuter. — Épicure disait des lois que même les plus mauvaises nous sont si nécessaires que, sans elles, les hommes se dévoreraient entre eux ; et Platon confirme que sans les lois nous vivrions comme les bêtes. Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire ; il est malaisé d’en user avec ordre et mesure. Ne voyons-nous pas, à notre époque, ceux qui ont une supériorité marquante bien au-dessus des autres, une perspicacité dépassant de beaucoup les mieux doués à cet égard, donner pour ainsi dire pleine licence à leurs opinions et à leurs actes ? c’est miracle s’il en trouve un qui soit modéré et sociable. — On a raison d’opposer à l’esprit humain les barrières le plus étroites possible ; dans les études auxquelles il se livre, comme dans le reste, il faut lui ménager et régler son allure ; il faut, avec art, lui délimiter son terrain de chasse. On le bride, on l’enserre par la religion, les lois, les coutumes, la science, les préceptes, les peines et les récompenses mortelles et immortelles ; il se soustrait quand même à tous ces liens par sa facilité à se mouvoir et à se dérober ; c’est un corps sans consistance qu’on n’arrive ni à saisir, ni à retenir, corps aux formes multiples et mal définies qui échappe au nœud coulant et n’offre pas prise. — Il y a certainement peu d’âmes si réglées, si fortes, si bien nées qu’elles soient, auxquelles on puisse se fier de leur propre conduite et qui, abandonnées à leur seul jugement, soient susceptibles de voguer, avec modération et sans témérité, en dehors des idées qui ont communément cours ; il est plus sûr les mettre en tutelle. L’esprit est un glaive dangereux, même pour celui qui l’a en sa possession, s’il ne sait s’en servir avec opportunité et discrétion ; et il n’y a pas d’animal auquel il soit mieux justifié de faire porter des œillères, pour l’obliger à regarder où il marche et l’empêcher d’extravaguer de ci, de là, en se jetant hors des ornières que l’usage et les lois ont tracées. Aussi, quoi que ce soit qu’on fasse valoir d’ordinaire en pareil cas, est-il préférable de vous y tenir plutôt que de vous lancer dans ces discussions à perte de vue qui entraînent à cette licence effrénée. Si cependant quelqu’un de ces nouveaux docteurs entreprenait de faire auprès de vous l’esprit fort aux dépens de son salut et du vôtre, pour vous défaire de cette dangereuse peste qui se répand de jour en jour davantage dans les cours, les arguments que je vous expose pourront, en cas d’extrême nécessité, devenir un palliatif qui empêcherait que la contagion de ce poison ne vous gagne, vous et votre entourage.
Actuellement les sciences sont l’objet d’un enseignement officiel, en dehors duquel toute innovation est abusivement proscrite. — La liberté et la hardiesse dont usaient les anciens dans les œuvres de l’esprit firent que, naturellement, plusieurs sectes d’opinions différentes se formèrent dans la philosophie et dans toutes les branches des sciences humaines, chacun se mettant en état de juger et de choisir pour pouvoir prendre parti. Mais à présent que tout le monde va du même train : « liés à certains dogmes dont ils ne peuvent se départir, tous se voient forcés d’en défendre les conséquences, lors même qu’ils ne les approuvent pas (Cicéron) », que les questions afférentes aux arts sont réglées par ordonnances rendues par l’autorité civile, au point que les écoles relèvent toutes d’un même maitre et que cette institution est soumise à une discipline déterminée, on ne regarde plus ce que les monnaies pèsent et valent, chacun les reçoit, le cas échéant, au prix auquel on les compte communément et que le cours leur donne ; on ne discute pas si elles sont de bon ou mauvais aloi, mais seulement si elles sont acceptées. Et il en est ainsi de toutes choses : l’enseignement de la médecine ne se discute pas plus que celui de la géométrie ; de même des tours de bateleur, des enchantements, des nouements d’aiguillettes, des évocations des âmes des trépassés, des pronostics, des pratiques de l’astrologie et même de cette ridicule recherche de la pierre philosophale, tout s’admet aujourd’hui sans soulever la moindre contradiction. Il suffit de savoir que Mars a son siège au centre du triangle formé par les lignes de la main, Vénus au pouce, Mercure au petit doigt ; que lorsque la mensale se prolonge jusqu’à la protubérance de l’index, c’est signe de cruauté ; que lorsqu’elle s’arrête au médius et que la ligne moyenne naturelle fait avec la ligne de vie un angle ayant son sommet à même hauteur, c’est un indice de mort violente ; que si, chez la femme, cette ligne moyenne et la ligne de vie ne se coupent pas, cela dénote un penchant immodéré pour les plaisirs de la chair ; avec une telle science, je vous en prends vous-même à témoin, un homme ne peut manquer d’acquérir de la réputation et d’être accueilli avec faveur dans toute société.
Il n’en est pas moins vrai que l’esprit de l’homme ne peut dépasser certaines limites dans la connaissance des choses. — Théophraste disait que le savoir de l’homme, guidé par les sens, peut, dans une certaine mesure, faire juger des causes de ce qui est ; mais que s’il remonte aux causes essentielles et premières, il faut qu’il s’arrête, impuissant qu’il est, soit par sa faiblesse, soit par les difficultés auxquelles il se heurte. Une opinion intermédiaire et propre à nous flatter, c’est que notre capacité peut nous faire arriver à la connaissance de certaines choses, toutefois notre perspicacité a des limites au delà desquelles il est téméraire de vouloir l’employer ; c’est là une manière de voir plausible, présentée par des gens de bonne composition. Mais il n’est pas facile d’assigner des bornes à notre esprit ; il est curieux et avide, et estime qu’il n’y a pas lieu pour lui de s’arrêter à mille pas plutôt qu’à cinquante, l’expérience lui ayant montré que là où l’un a échoué, un autre a réussi ; que ce qui était inconnu à un siècle a été connu du siècle suivant ; que les arts et les sciences ne se jettent pas tout d’un bloc dans un moule, mais se forment et prennent figure peu à peu, en les maniant et les polissant, en s’y reprenant à plusieurs fois, comme fait l’ours qui, pour faire prendre forme à ses petits, les lèche à loisir. Ce que ma force ne parvient pas à découvrir, je ne laisse pas de le sonder et de l’essayer ; et, en malaxant et pétrissant cette matière nouvelle, la remuant, l’échauffant, je donne à celui qui vient après moi, de la facilité pour en tirer parti plus à son aise, en la lui rendant plus souple et plus maniable : « telle la cire de l’Hymette qui s’amollit au soleil et qui, pétrie sous le pouce, prend mille formes et devient plus maniable par l’usage (Ovide) » ; le second en fera autant pour le troisième, d’où il résulte que la difficulté ne doit pas me désespérer non plus que mon impuissance, qui ne sont telles que pour moi.
Ignorant des causes premières, incapable de distinguer la vérité du mensonge, il doit s’arrêter dès les premiers pas. — L’homme est capable de tout, comme il n’est capable de rien ; et s’il vient, comme le fait Théophraste, à avouer son ignorance des causes premières et des principes, il n’a plus qu’à renoncer d’une façon absolue à toute science ; car si la base lui fait défaut, tout son raisonnement s’effondre. Disputer et s’enquérir n’ont d’autre but que d’être fixé sur les principes ; s’il n’y parvient pas, il est voué à une irrésolution continue : « Une chose ne peut être comprise plus ou moins qu’une autre, parce que la compréhension est une pour toutes choses (Cicéron). » — Si l’âme avait connaissance de quelque chose, il est vraisemblable que ce serait tout d’abord d’elle-même ; et si elle connaissait quelque chose en dehors d’elle, ce serait avant tout son corps et son enveloppe charnelle ; et pourtant on voit que jusqu’à nos jours, les dieux de la médecine n’ont cessé de discuter sur notre anatomie : « Si Vulcain était contre Troie, Troie avait pour elle Apollon (Ovide) » ; jusqu’à quand faudra-t-il attendre, pour qu’ils soient d’accord ! — Nous sommes plus voisins de nous-mêmes que ne nous sont voisins la blancheur de la neige ou la pesanteur de la pierre ; si l’homme ne se connaît pas lui-même, comment peut-il connaître sa force et pourquoi il est sur cette terre ? Ce n’est pas que nous n’ayons à l’aventure quelque notion du vrai ; mais c’est par hasard, d’autant que l’erreur pénètre en notre âme amenée par la même voie et de même façon, et que nous ne sommes pas à même de distinguer la vérité du mensonge, pas plus que de choisir entre eux.
Aussi est-il moins hasardeux de refuser à l’homme la possibilité d’arriver à la certitude en quoi que ce soit, que d’admettre cette possibilité dans une certaine mesure. — Les Académiciens admettaient quelque tempérament à leur jugement sur notre complète ignorance, ils trouvaient trop catégorique de dire « qu’il n’est pas plus vraisemblable que la neige soit blanche plutôt que noire ; que nous ne sommes pas plus certains que nous mettons en mouvement une pierre que nous lançons de notre propre main, que nous le sommes du mouvement de la huitième sphère ». Pour parer à cette difficulté et à ce qu’elle présente de bizarre qui font que, vraiment, de telles propositions prennent malaisément pied dans notre imagination, et bien qu’ils eussent établi que nous sommes incapables de rien savoir et que la vérité est ensevelie dans de profonds abîmes où la vue humaine ne peut pénétrer, ils reconnaissaient cependant que certaines choses peuvent présenter plus de vraisemblance que d’autres et concédaient à leur jugement la faculté d’incliner vers une apparence plutôt que vers une autre ; ils lui permettaient de marquer une préférence, mais lui défendaient toute solution ferme. — Les Pyrrhoniens étaient plus hardis dans leur opinion, en même temps qu’ils semblent être davantage dans le vrai ; car cette tolérance des Académiciens, cette propension à se ranger à une proposition plutôt qu’à une autre, qu’est-ce, si ce n’est reconnaitre qu’il y a en apparence plus de vérité dans celle-ci que dans celle-là ? Or si notre esprit était capable de distinguer la forme, les traits, le port, le visage de la vérité, il la distinguerait aussi bien si elle lui apparaissait dans son entier, qu’il l’eût fait quand il ne la voyait qu’à moitié, alors qu’elle ne faisait que naître et était encore dans un état imparfait. Cette apparence de vraisemblance, qui vous a fait prendre plutôt à droite qu’à gauche, augmentez-la ; cette once de probabilité, qui déjà fait incliner la balance, multipliez-la par cent, par mille, il arrivera que la balance trébuchera complètement et votre choix se fixera, parce que la vérité vous apparaîtra tout entière. — Mais comment peuvent-ils admettre la vraisemblance, s’ils ignorent ce qu’est la réalité ? Comment savoir que quelque chose ressemble à quelque chose dont nous ne connaissons pas l’essence ? Ou nous pouvons émettre un jugement précis, ou nous ne le pouvons absolument pas. Si à nos facultés intellectuelles et susceptibles de sentir, la base fait défaut ; si elles ne reposent sur rien, si elles ne font que flotter, être le jouet des vents, notre jugement ne peut nous conduire à rien, quel que soit ce à quoi nous l’appliquions et quelles qu’en soient les apparences ; ce qu’il y a de plus sûr et de plus heureux pour notre entendement, ce serait de se maintenir posé, droit, inflexible, sans broncher ni s’agiter : « Entre les apparences vraies ou fausses, il n’y a pas de différence dans l’assentiment qu’y donne l’esprit (Ciceron). » Que les choses ne prennent pas place en nous avec leur forme et leur principe essentiel, qu’elles ne s’imposent pas à nous par elles-mêmes et d’autorité, nous le voyons assez ; s’il en était ainsi, chacune ferait sur chacun de nous la même impression ; le vin aurait le même goût pour un malade que pour un homme bien portant ; celui qui a des crevasses aux doigts ou qui les a engourdis, trouverait que le bois ou le fer qu’il manie, sont aussi durs qu’ils le semblent à tout autre. Les choses en dehors de nous, qui viennent à nous, s’abandonnent donc à notre merci et nous demeurent dans les conditions où il nous plait de les recevoir. — D’autre part, si ce que nous recevons, nous l’acceptions sans l’altérer ; si les moyens d’appréciation dont dispose l’humanité étaient assez puissants et fermes pour saisir la vérité sans le secours d’éléments étrangers ; ces moyens étant communs à tous les hommes, la vérité se transmettrait de main en main, des uns aux autres, et il finirait par arriver que d’un si grand nombre, il se trouverait bien au moins une chose à laquelle, d’un consentement universel, tous ajouteraient foi. Aussi, ce fait, qu’on ne voit aucune proposition qui ne soit débattue et controversée entre nous ou qui ne puisse l’être, montre-t-il bien que, livré à lui-même, notre jugement ne saisit pas bien clairement ce qu’il saisit, puisque mon jugement à moi ne peut le faire accepter au jugement de mon voisin, ce qui marque nettement que je le conçois par un moyen autre que celui qui résulterait d’une puissance de conception dont la nature nous aurait tous doués au même degré, moi et tous les hommes.
Laissons de côté cette infinie confusion d’opinions, qui se voit chez les philosophes eux-mêmes, et cette perpétuelle et universelle discussion sur la connaissance que nous avons des choses ; il est en effet acquis à l’avance, comme absolument certain, que les hommes, je veux dire les savants, les plus sincères et les plus capables ne sont d’accord sur rien, pas même sur ce que le ciel est au-dessus de nos têtes, car ceux qui doutent de tout, doutent aussi que cela soit ; et ceux qui nient que nous soyons à même de comprendre quoi que ce soit, disent que nous ne comprenons pas que le ciel soit au-dessus de nous ; et ces deux opinions consistant l’une à douter, l’autre à nier, s’imposent, sans contredit, plus que toutes autres.
En dehors de l’infinie diversité d’opinions qui nous divisent, nous-mêmes nous varions constamment dans les jugements que nous portons sur un même sujet. — Outre cette innombrable diversité et division d’opinions, il est aisé de voir, par le trouble en lequel il nous jette et l’incertitude que chacun ressent en soi, que notre jugement est mal assis. Combien jugeons-nous diversement des choses ? combien de fois changeons-nous d’idées ? Ce que j’admets aujourd’hui et ce que je crois, je l’admets et j’y crois autant qu’il m’est possible ; tous nos organes, toutes nos facultés s’emparent de cette opinion et m’en répondent chacun dans la limite de ce qu’il peut ; je ne saurais embrasser aucune vérité, ni la conserver avec plus de conviction que je ne fais de celle-ci ; je m’y suis donné tout entier, elle me tient bien réellement ; mais ne m’est-il pas arrivé, non pas une fois, mais cent fois, mais mille fois, et tous les jours, d’avoir embrassé avec ces mêmes instruments, dans les mêmes conditions, quelque autre chose que depuis j’ai jugée fausse ? Au moins faut-il devenir sage à nos propres dépens ; si j’ai été si souvent trahi par mon jugement, si cette pierre de touche est d’ordinaire défectueuse, si ma balance mal réglée n’est pas juste, quelle assurance cela me donne-t-il cette fois plus que les autres, et n’est-ce pas sottise de me laisser si souvent tromper par un tel guide ? Et cependant, que la fortune nous fasse cinq cents fois varier d’idée, qu’elle ne fasse que vider et emplir sans cesse notre croyance, en y versant, comme dans un vase, opinions sur opinions, toujours la présente, venue la dernière, est celle qui est la vraie, l’infaillible ; pour celle-ci, il nous faut sacrifier nos biens, l’honneur, la vie, le salut, tout enfin : « La dernière nous dégoûte de la première et la discrédite dans notre esprit (Lucrèce). » — Quoi qu’on nous prêche, quoi que nous apprenions, il faudrait toujours nous souvenir que c’est l’homme qui le donne et l’homme qui le reçoit ; c’est la main d’un mortel qui nous présente, et la main d’un mortel qui accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules le droit de persuasion et l’autorité nécessaire ; seules elles portent l’empreinte de la vérité, mais nos yeux ne la distinguent pas et nous ne l’acquérons pas avec nos propres moyens ; cette sainte et grande image ne pourrait élire domicile dans un aussi misérable logis que nous sommes si Dieu ne l’avait préparé à cel effet, si, par une faveur particulière et surnaturelle, il ne l’avait transformé et fortifié par sa grâce. Au moins notre condition si sujette à faillir devrait-elle nous inspirer plus de modération et de retenue dans nos variations ; nous devrions nous souvenir que quelles que soient les impressions que notre entendement peut recevoir, ce sont souvent des choses erronées que nous percevons ainsi, et que nous les percevons avec ces mêmes outils qui souvent se démentent et se trompent.
Ces jugements de l’esprit sont essentiellement dépendants des altérations que le corps éprouve. — Et il n’est pas étonnant qu’ils se démentent, étant si faciles à se fausser et se tordre dans les plus légères occurrences. Il est certain que notre compréhension, notre jugement et en général les facultés de notre âme, souffrent suivant ce qu’éprouve le corps et les altérations auxquelles il est en butte et qui sont continuelles. N’avons-nous pas l’esprit plus éveillé, la mémoire plus prompte, le raisonnement plus vif, quand nous nous portons bien, que lorsque nous sommes malades ? La joie, la gaité ne nous disposent-elles pas à accepter les impressions que nous ressentons, de tout autre façon que le chagrin et la mélancolie ? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho plaisent à un vieillard avare et maussade, autant qu’à un jeune homme vigoureux et ardent ? — Cléomène, fils d’Anaxandridas, était malade ; ses amis lui reprochaient d’avoir une manière de voir et des idées nouvelles qui n’étaient pas dans ses habitudes : « Je le crois bien, leur répliqua-t-il, c’est qu’aussi je ne suis pas tel que lorsque je me porte bien ; étant autre, mes opinions et mes idées sont autres. » — Les gens de chicane, au palais, disent couramment en parlant d’un criminel qui a affaire à des juges en bonne disposition d’esprit, portés à la douceur et à l’indulgence : « Qu’il profite de sa bonne chance. » Il est de fait que les arrêts de la justice sont parfois plus enclins à condamner, plus sévères et plus rigoureux ; tantôt plus faciles, moins durs, admettant davantage les circonstances atténuantes ; il n’y a pas de doute en effet que le jugement de qui sort de chez lui souffrant de la goutte, en proie à la jalousie, ou venant d’être volé par son domestique, qui a l’âme sombre et envahie par la colère, ne se ressente de cette mauvaise disposition. — L’Aréopage, ce vénérable sénat, jugeait la nuit de peur que la vue des parties n’influençât sa justice. — Même l’état de l’atmosphère et la sérénité du ciel font varier notre jugement, ce que constate ce vers grec, rapporté par Cicéron : « Les dispositions mentales des hommes, en deuil, à la joie, varient chaque jour que leur départ Jupiter. » Ce ne sont pas seulement les fièvres, les boissons, les accidents graves qui bouleversent notre jugement : les choses les plus insignifiantes du monde le tournent et le retournent ; et il ne faut pas douter, alors même que nous ne le sentons pas, que si la fièvre continue peut abattre notre âme, la fièvre intermittente l’altère aussi dans une certaine mesure, toute proportion gardée ; si l’apoplexie assoupit et éteint complètement la lucidité de notre intelligence, incontestablement un rhume la trouble ; par conséquent à peine se rencontre-t-il dans la vie une seule heure où notre jugement est dans son assiette normale, tant notre corps est sujet à de continuels changements, et machiné avec tant de ressorts que je suis de l’avis des médecins, qu’il est bien malaisé qu’il n’y en ait pas toujours un qui aille de travers.
Cette infirmité de notre jugement est malaisée à découvrir. — Et pour comble, à moins qu’elle ne soit tout à fait à son apogée et sans remède, ce n’est pas aisément que se découvre cette maladie qui oblitère notre jugement, d’autant que la raison toujours torse, si déhanchée, si boiteuse, s’accommode aussi bien du mensonge que de la vérité ; ce qui fait qu’il est difficile de reconnaître qu’elle est déréglée et que nous ne pouvons compter sur elle. Je conserve ce nom de raison à cette apparence de jugement que chacun se forme en lui-même et qui sur un même sujet peut affecter cent appréciations contraires les unes aux autres, instrument fait de plomb et de cire, qui peut s’étirer, se ployer, s’accommoder à toutes les circonstances, à tous les compromis, avec lequel il n’y a plus qu’à posséder l’habileté nécessaire pour lui faire épouser tous les contours qu’il doit prendre. En quelque bonne résolution que soit un juge, s’il ne se surveille de près, ce à quoi peu de gens s’amusent, il peut être sollicité à la bienveillance s’il s’agit d’un ami, d’un parent, d’une beauté, comme aussi être hanté par une idée de vengeance. Sans même aller jusque-là, cette simple tendance instinctive qui, en dehors de toute préméditation, nous porte à favoriser une chose plutôt qu’une autre et fait que, sans consulter la raison, nous prononçons entre deux sujets se présentant dans les mêmes conditions, ou quelque autre impulsion aussi peu saisissable, peuvent agir à son insu sur son jugement et le disposer favorablement ou défavorablement dans une cause donnée, et faire pencher la balance d’un côté plutôt que d’un autre.
Moi, qui m’épie de très près, qui ai sans cesse les yeux sur moi, comme quelqu’un qui n’a pas fort à faire ailleurs « qui ne me soucie nullement de savoir quel roi fait tout trembler sous l’Ourse glacée, ou de quoi s’alarme Tiridate (Horace) », à peine si j’oserais dire le peu de fond et la faiblesse que je constate en moi ; j’ai le pied si peu sûr et si peu d’aplomb, je le trouve si aisé à faiblir, si prêt à chanceler et ma vue est si déréglée, qu’à jeun, je me sens tout autre qu’après avoir mangé ; si je suis satisfait de ma santé, que le temps soit beau, me voilà un homme aimable ; si j’ai un cor qui me blesse l’orteil, je suis maussade, déplaisant, inabordable ; un cheval dont l’allure ne varie pas, me fait l’effet d’être tantôt dur, tantôt doux ; le même chemin qui à cette heure me parait court, une autre fois me semblera long ; suivant le moment, la forme d’un objet me sera plus ou moins agréable ; maintenant je suis en disposition d’entreprendre quoi que ce soit, à un autre moment de ne rien faire ; ce qui à cette heure me fait plaisir, me sera quelquefois un sujet de contrariété. Mille agitations inopportunes et accidentelles se produisent en moi : ou je suis en proie à la mélancolie, ou c’est la colère qui me tient ; de sa propre autorité c’est, à cette heure, le chagrin qui m’envahit ; dans un instant, l’allégresse l’emportera. Quand je prends des livres, certains passages que je reconnais excellents me frappent par leur charme ; qu’une autre fois ces mêmes ouvrages me retombent sous la main, j’aurai beau les tourner, les retourner, les feuilleter, les fouiller, rien de ce qu’ils renferment ne me revient à l’idée, tout m’y semble informe. Dans mes propres écrits je ne retrouve pas toujours ma pensée première, je ne sais plus ce que j’ai voulu exprimer et souvent je m’évertue à les corriger, à en modifier le sens, parce que la signification primitive qui valait mieux que celle que j’y substitue, m’échappe. Je ne fais qu’aller et venir, mon jugement ne va pas toujours droit de l’avant, il flotte, allant çà et là, « comme une frêle barque surprise en pleine mer par un vent furieux (Catulle) ». Maintes fois, ce que je fais volontiers, me donnant pour tâche, tant pour m’exercer que pour m’amuser, de soutenir une opinion contraire à la mienne, mon esprit s’y appliquant, envisage si bien cet autre côté de la question, je m’y absorbe tellement, que je ne trouve plus les raisons qui me faisaient être de l’avis que j’avais en premier lieu et que je l’abandonne. Je m’entraîne, pour ainsi dire, du côté vers lequel je penche, et, quel qu’il soit, mon poids m’emporte de ce côté.
Ceux qui parlent en public, par exemple, n’arrivent-ils pas à subir eux-mêmes l’effet de leur propre parole. — Chacun pourrait presque en dire autant de lui-même, s’il s’étudiait comme je le fais ; ceux qui parlent en public, savent fort bien que l’émotion qui leur vient en parlant les porte à croire que ce qu’ils disent est vrai. Lorsque nous sommes en colère, nous nous appliquons davantage à défendre notre idée ; nous l’incarnons en nous, nous l’embrassons avec plus de véhémence et nous la tenons pour meilleure que nous ne le faisons quand nous sommes calmes et de sang-froid. — Vous exposez simplement une affaire à un avocat, il vous répond en hésitant et sans conviction ; vous sentez qu’il lui est indifférent de se mettre à soutenir l’un ou l’autre parti. L’avez-vous bien payé pour se ranger à votre cause et se passionner pour elle ; commence-t-il à s’y intéresser ; sa volonté vient-elle à s’y échauffer ? sa raison et sa science s’y échauffent en même temps, et voilà qu’une vérité apparente, qui ne fait plus doute pour lui, se présente à son esprit ; il voit l’affaire sous un jour tout différent ; il y croit de bonne foi et se persuade que c’est ainsi. Je ne sais même pas si l’ardeur qui nait du dépit et de l’obstination que l’on éprouve en face du sentiment et de la violence que témoigne le magistrat qui poursuit, la surexcitation causée par le danger qui menace, ou encore le désir d’acquérir de la renommée, n’ont pas été jusqu’à amener tel homme que je pourrais nommer, à monter sur le bûcher pour soutenir son opinion, pour laquelle, libre et au milieu de ses amis, il n’eût pas voulu s’exposer à avoir le bout du doigt échaudé.
Les passions auxquelles l’âme est en proie n’ont pas une action moindre. — Les secousses et les ébranlements que notre âme reçoit du fait des passions auxquelles le corps est en proie, ont beaucoup d’action sur elle ; elle en éprouve plus encore par ses propres passions, avec lesquelles elle est si fortement aux prises, qu’on peut presque avancer que ses mouvements et son allure dépendent exclusivement des vents qui s’élèvent en elle ; et que sans l’agitation qu’ils y produisent, elle demeurerait inerte, comme un navire en pleine mer quand le vent ne lui prête pas assistance. Celui qui, à l’exemple des Péripatéticiens, soutiendrait cette thèse, ne nous causerait pas grand préjudice, puisqu’il est connu que la plupart des belles actions de l’âme procèdent de nos passions et ont besoin de leur impulsion ; ne dit-on pas que la vaillance n’éclate jamais mieux que sous l’influence de la colère : « Ajax fut toujours brave, mais il fut plus brave encore dans sa fureur (Cicéron). » N’est-ce pas quand on est courroucé que l’on court sus avec le plus de vigueur aux malfaiteurs et à l’ennemi ? il y en a même qui veulent que l’avocat s’applique à mettre les juges en courroux pour en obtenir justice.
Les plus grands hommes sont ceux qui éprouvent les passions les plus fortes. — Le désir immodéré des grandes choses qui a été le mobile de Thémistocle, de Démosthène, c’est lui qui a poussé les philosophes à travailler, à voyager en pays lointains, qui nous conduit à l’honneur, au savoir, à la santé, à toutes fins utiles. Cette lâcheté de l’âme qui fait que nous supportons l’ennui et le déplaisir, donne moyen à notre conscience de faire pénitence et de se repentir, et aussi d’être résignée aux fléaux que Dieu nous envoie pour notre châtiment et à ceux résultant d’une politique corrompue. La compassion dispose à la clémence ; la prudence que nous apportons à veiller à notre conservation et à nous diriger, est éveillée en nous par la crainte ; combien de belles actions sont dues à l’ambition ? combien à la haute opinion que nous avons de nous-mêmes ? enfin, il n’est pas de vertu tant soit peu élevée et provoquant l’admiration, sans quelque agitation désordonnée de notre âme. — Ne serait-ce pas là l’une des raisons qui auraient porté les Épicuriens à décharger Dieu de tout soin, de toute sollicitude pour nos affaires ? d’autant que les effets mêmes de sa bonté ne peuvent s’exercer sur nous, sans troubler le repos de notre âme par la mise en mouvement de nos passions qui sont comme des piqûres, des stimulants qui l’incitent aux actions vertueuses ; ou bien ces philosophes ont-ils pensé autrement et considéré les passions comme des tempêtes qui une fois déchaînées, débauchent honteusement l’âme de sa quiétude ? « De même que l’on juge de la tranquillité de la mer quand aucun souffle n’agite sa surface, ainsi on peut s’assurer que l’âme est tranquille lorsque nulle passion ne peut l’émouvoir (Cicéron). »
Quelle confiance, par suite, avoir en notre jugement, qui, plus il est exalté, plus il semble participer en quelque sorte aux secrets des dieux. — Quelles différences de sens et de raison nous présentent nos passions en leur diversité, et que d’idées dissemblables en résultent ? Quelle assurance nous offre une chose si instable, si mobile, où le trouble règne en maitre, qui ne marche jamais qu’à une allure imposée et qui n’est pas la sienne ? Si notre jugement est dépendant même de la maladie, des perturbations que notre être éprouve ; s’il faut qu’il soit en proie à la folie, à la témérité pour être impressionné, quelle sûreté pouvons-nous attendre de lui ?
N’est-ce pas bien hardi à la philosophie d’assurer que les hommes ne produisent leurs plus grands effets, ceux qui les rapprochent le plus de la divinité, que lorsqu’ils sont hors d’eux, furieux, insensés ? Nous nous améliorons par la perte de notre raison et quand elle est assoupie ; les deux voies naturelles pour pénétrer dans le cabinet des dieux et y surprendre le cours des destinées sont la fureur et le sommeil ; il est en vérité plaisant de le constater ! C’est par le désarroi que les passions occasionnent à notre raison, que nous devenons vertueux ; c’est par son anéantissement causé par la fureur ou l’image de la mort que nous devenons prophètes et devins ! — Jamais je n’aurai été davantage porté à le croire cédant à une inspiration irrésistible de la vérité sainte, l’esprit philosophique est dans l’obligation de reconnaître, à l’en-. contre de ce qu’il soutenait, que la tranquillité, le calme, la santé qu’il s’applique à faire acquérir à l’âme, ne constituent pas pour elle son meilleur état ; éveillés, nous sommes plus endormis que si nous dormions ; notre sagesse est moins sage que la folie ; nos songes valent mieux que nos raisonnements ; la pire des places que nous pouvons occuper, c’est en nous-mêmes. Mais d’autre part, la philosophie ne pense-t-elle pas que nous pouvons nous aviser de remarquer que la voix qui rend l’esprit, quand il est séparé du corps, si clairvoyant, si grand, si parfait, tandis qu’il est si terrestre, si ignorant, si plongé dans les ténèbres lorsqu’il est incarné, n’est pas une voix qui part de l’esprit qui est en l’homme terrestre, ignorant, privé de lumière, et que par suite nous ne pouvons ni nous y fier, ni y croire ?
Peut-on notamment disconvenir que sous l’influence de l’amour nous pensons, nous agissons tout autrement que lorsque nous sommes au calme ; sommes-nous plus dans la vérité dans un cas que dans l’autre ? — Me trouvant être d’un tempérament mou et lourd, je n’ai pas grande expérience de ces violentes agitations qui, pour la plupart, s’emparent subitement de notre âme, sans lui donner le loisir de se reconnaître ; mais cette passion qui, dit-on, se produit, du fait de l’oisiveté, au cœur des jeunes gens, bien que ne s’y développant qu’avec le temps et à pas lents, donne bien nettement idée à ceux qui ont cherché à s’opposer à son progrès, de la force du changement et de l’altération que notre jugement en éprouve. Je me suis efforcé autrefois de la contenir et de la combattre en moi, car il s’en faut que je sois de ceux qui se complaisent dans le vice, je n’y cède que lorsqu’il m’entraîne. Je sentais cette passion naitre, se développer et s’épanouir en dépit de ma résistance, s’emparer de moi et me posséder, bien que je la visse me gagnant et que je fusse bien vivant. L’effet se produisait à la façon dont agit l’ivresse : l’aspect des choses commençait à devenir autre que de coutume ; je voyais bien évidemment grossir et croître les avantages de ce que j’allais désirant, je les sentais s’agrandir et s’enfler sous le souffle de mon imagination ; les difficultés de l’entreprise s’aplanir et devenir plus aisées à surmonter ; ma raison et ma conscience céder ; puis, ce feu éteint, aussitôt, avec la soudaineté de la lueur de l’éclair, mon âme avoir d’autres visées, son état se modifier, mon jugement devenir autre ; les difficultés de revenir en arrière sembler grandir et être invincibles et les mêmes choses avoir tout autre goût et m’apparaitre sous un jour bien différent de celui sous lequel la chaleur du désir me les avait tout d’abord présentées. Lequel de ces deux états était le plus conforme à la vérité ? Pyrrhon déclare n’en rien savoir. Nous ne sommes jamais complètement exempts de maladie ; le feu de la fièvre alterne avec ses frissons ; des effets d’une passion ardente nous retombons dans ceux d’une passion quelque peu froide ; autant je m’étais jeté en avant, autant je me rejetais ensuite en arrière : « Ainsi la mer, dans son double mouvement, tantôt se précipite vers la côte, couvre le rocher d’écume et se répand au loin sur le rivage ; tantôt revenant sur elle-même et entrainant dans son reflux les cailloux qu’elle avait apportés, elle fuit, et abaissant ses eaux, laisse la plage à découvert (Virgile). »
De tout cela il résulte qu’il ne faut pas nous laisser aller aisément aux opinions nouvelles. — Connaissant la mobilité de mon jugement, j’ai réagi, et, par exception, suis arrivé à une certaine constance d’opinions, conservant à peu près intactes celles qu’au début je m’étais naturellement faites ; car, quelle que soit l’apparence de vérité que peuvent prendre les nouveautés, je ne change guère de peur de perdre au change ; incapable de choisir moi-même, je m’en rapporte au choix d’autrui et m’en tiens aux conditions dans lesquelles Dieu m’a placé, faute de quoi je ne saurais m’empêcher de rouler sans cesse. C’est ainsi que par la grâce de Dieu, j’ai conservé entières, sans agitation ni trouble de conscience, les anciennes croyances de notre religion, en dépit de tant de sectes et de divisions qui se sont produites en notre siècle. — Les ouvrages anciens, je parle des bons ouvrages, qui sont sérieux et ont du fond, m’attirent et agissent sur moi au plus haut point ; celui que j’ai sous les yeux, est toujours celui qui m’impressionne le plus ; je trouve que chacun, à tour de rôle, est dans le vrai, alors même que les thèses qui s’y trouvent développées sont opposées. Cette facilité qu’ont les bons auteurs à rendre vraisemblable tout ce qu’ils présentent, et il n’est rien de si étrange qu’ils n’entreprennent de peindre sous des couleurs qui trompent aisément une simplicité égale à la mienne, montre d’une façon évidente la faiblesse des preuves qu’ils produisent. Le ciel et les étoiles ont été, pendant trois mille ans, considérés comme se mouvant ; tout le monde y a cru jusqu’à ce que Cléanthe de Samos ou, d’après Théophraste, Nicétas de Syracuse s’avisa de soutenir que c’était la terre qui, tournant sur son axe, se mouvait suivant le cercle oblique du Zodiaque ; et, de notre temps, Copernic a si bien établi ce principe, qu’il s’en sert pour en déduire très régulièrement toutes les conséquences astronomiques. Qu’en conclure, sinon que nous n’avons pas à nous préoccuper de savoir lequel de ces deux systèmes est le vrai ? Qui sait si, d’ici mille ans, un troisième ne les renversera pas tous deux ? « Ainsi le temps change la valeur des choses ; l’objet qui était en faveur, tombe dans le discrédit, tandis que celui qui était méprisé, est estimé à son tour ; on le désire chaque jour davantage, il est admiré et se place au premier rang dans l’opinion des hommes (Lucrèce). »
Quelles garanties particulières de stabilité nous présentent-elles en effet pour l’avenir ? — Nous avons donc, quand s’offre à nous une doctrine nouvelle, tout lieu de nous en défier et de considérer qu’avant qu’elle se soit produite, la doctrine contraire prévalait ; et de même que celle-ci a été renversée par celle-là, il en naîtra peut-être, dans l’avenir, une troisième qui se substituera pareillement à la seconde. Avant que les principes posés par Aristote aient obtenu crédit, d’autres existaient qui donnaient satisfaction à la raison humaine, comme font ceux-ci à l’heure actuelle. Quelles lettres de recommandation ont ces derniers ? quel privilège particulier les garantit que le cours de nos inventions s’arrêtera à eux, et qu’à tout jamais, dans l’avenir, notre croyance leur est acquise ? ils ne sont pas plus à l’abri d’être rejetés, que ne l’étaient ceux qui les ont précédés. — Quand on me presse par un argument nouveau, je me prends à penser que ce que je ne suis pas parvenu à résoudre, un autre le résoudra ; mais qu’ajouter foi à toutes les apparences dont nous ne pouvons nous défendre, est une grande simplicité ; cela amènerait le commun des mortels, et nous en sommes tous, à avoir sa foi virant de tous côtés comme une girouette, parce que l’âme malléable et plastique recevrait impressions sur impressions, la dernière effaçant toujours l’empreinte de la précédente. Celui qui se trouve faible en présence des doctrines nouvelles, doit répondre, comme il est d’usage courant, qu’il en référera à son conseil, ou s’en rapporter aux plus sages d’entre ceux qui ont présidé à son éducation. — Combien y a-t-il de temps que la médecine existe ? On dit cependant qu’un novateur, du nom de Paracelse, en modifie et en renverse toutes les règles anciennes, et soutient que jusqu’à ce jour elles n’ont servi qu’à tuer les gens. Je crois qu’il arrivera aisément à prouver son dire ; mais lui confier mon existence pour qu’il la fasse servir à attester la supériorité de ses méthodes nouvelles, j’estime que ce serait une grande sottise. Il ne faut pas avoir confiance en chacun, dit une maxime, parce que chacun est à même de dire n’importe quoi. — Un homme ainsi porté à innover et à réformer dans ce qui est du domaine des lois physiques, me disait, il n’y a pas longtemps, que les anciens s’étaient manifestement trompés sur la nature et les effets des vents, ce qu’il me ferait toucher du doigt et dont il me démontrerait l’évidence, si je voulais l’écouter. Après m’être prêté patiemment, pendant quelque temps, à l’entendre me développer ses arguments qui paraissaient très admissibles : « Comment donc, lui dis-je, ceux qui naviguaient en appliquant les principes de Théophraste, parvenaient-ils à aller vers l’Occident, quand le vent soufflait vers l’Orient ? allaient-ils de côté ou à reculons ? » « Affaire de hasard, me répondit-il ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils étaient dans l’erreur. » « Pour lors, répliquai-je, je préfère m’en rapporter aux effets plutôt qu’au raisonnement. » Or ce sont là deux choses qui se contredisent souvent : on m’a dit qu’en géométrie (science qui, entre toutes, prétend être arrivée au plus haut degré de certitude), il y a des démonstrations incontestables qui bouleversent tout ce que l’expérience indique comme vrai. C’est ainsi que Jacques Peletier me disait, chez moi, avoir découvert deux lignes s’acheminant l’une vers l’autre en se rapprochant sans cesse, qu’il démontrait ne pouvoir, malgré cela, jamais se joindre alors même qu’elles se prolongeraient à l’infini. En toutes choses, les Pyrrhoniens emploient uniquement leurs arguments et leur raisonnement à combattre les apparences sous lesquelles elles se présentent, et c’est merveille jusqu'où la souplesse de notre raison se plie à ce parti pris de lutter contre l’évidence ; ils démontrent que nous ne nous mouvons pas, ne parlons pas, que la pesanteur ou la chaleur n’existent pas ; et cela, avec une telle vigueur d’argumentation qu’ils nous persuadent être vraies les choses les plus invraisemblables. — Ptolemée, qui a été un personnage marquant, avait déterminé les limites de notre monde ; tous les philosophes anciens ont pensé ne rien ignorer sur ce point de ce qui existait, sauf quelques îles lointaines qui pouvaient avoir échappé à leur connaissance ; et, il y a mille ans, c’eût été raisonner à la manière de Pyrrhon, que de révoquer en doute ce qu’enseignait alors la cosmographie et les idées que chacun en avait ; avouer l’existence des antipodes était une hérésie. Et voilà qu’en ce siècle, on vient de découvrir un continent d’une étendue infinie ; non une île, non une contrée d’étendue restreinte, mais une portion de la terre à peu près égale en superficie à celle que nous connaissions. Les géographes de notre temps ne manquent pas d’affirmer qu’actuellement tout est découvert, que tout est connu : « car on se plaît dans ce qu’on a, et cela parait supérieur à tout le reste (Lucrèce) ». Je me demande si, alors que Ptolémée s’est trompé jadis sur ce qui constituait le point de départ de ses raisonnements, ce ne serait pas sottise de me fier aujourd’hui aux idées que ses successeurs émettent, et s’il n’est pas plus vraisemblable que ce grand corps, que nous appelons le Monde, soit bien autre que ce que nous en jugeons.
Tout ne change-t-il pas continuellement en ce monde, et combien incertaines sont les données que nous avons sur ses origines. — Platon dit que la physionomie s’en modifie de toutes façons ; que le ciel, les étoiles, le soleil changent parfois du tout au tout le mouvement que nous leur voyons accomplir, l’orient devenant l’occident. Les prêtres d’Égypte ont raconté à Hérodote que, depuis leur premier roi, il y avait de cela onze mille et tant d’années (et ils lui montraient les effigies de tous leurs rois, en statues faites de leur vivant), l’orbite décrit par le soleil avait varié quatre fois ; que la mer et la terre se transforment alternativement de l’une en l’autre ; que la naissance du monde est indéterminée, ce qui est également dit par Aristote et par Cicéron. C’est aussi l’opinion d’un de nos savants qui, s’appuyant des témoignages de Salomon et d’Isaïe, présente le monde comme étant de toute éternité, sujet à la mort, mais renaissant après transformations ; ce qui pare à cette objection que Dieu créateur a été quelquefois sans créatures, que parfois il est demeuré oisif, puis sorti de son oisiveté pour remanier son œuvre, et que par conséquent lui-même est sujet à changer. — Dans la plus fameuse école de la Grèce, le monde est considéré comme un dieu, créé par un autre dieu plus puissant. Il est composé d’un corps et d’une âme ; celle-ci en occupe le centre, d’où elle s’épand vers la circonférence d’après les mêmes règles que celles qui président aux accords musicaux ; il jouit de tous les apanages de la divinité, est très heureux, très grand, très sage, éternel ; en lui sont d’autres dieux : la terre, la mer, les astres qui s’entretiennent dans une harmonieuse et perpétuelle agitation, sorte de danse divine, tantôt se rencontrant, tantôt s’éloignant, se cachant, se montrant, changeant l’ordre dans lequel ils errent, se trouvant parfois en avant les uns des autres, parfois en arrière. — Héraclite tenait le monde pour un foyer incandescent, appelé par l’ordre du destin à s’enflammer et à se consumer un jour, pour encore renaitre un autre jour. — Quant aux hommes, ils sont, dit Apulée, « mortels comme individus, immortels comme espèce ». — Alexandre écrivait à sa mère le récit d’un prêtre égyptien, tiré des monuments de cette nation, qui témoignait de son antiquité, laquelle se perd dans l’infini, et relatait l’origine authentique et le développement des autres pays. — Cicéron et Diodore disent que, de leur temps, les Chaldéens avaient des chartes remontant à quatre cent mille et tant d’années. — Aristote, Pline et autres, que Zoroastre vivait six mille ans avant la venue de Platon. — Ce dernier rapporte que les habitants de Saïs ont des archives remontant à huit mille ans, et que la construction d’Athènes est antérieure de mille ans à celle de Saïs. — Épicure estime que ce que nous constatons exister sur cette terre se retrouve, en tout pareil et de même façon, dans plusieurs autres mondes ; cette assertion il l’eût émise avec plus d’assurance encore, s’il eût vu les exemples si étranges de ressemblance et de conformité que présente le nouveau monde des Indes occidentales avec le notre tel qu’il est actuellement et tel qu’il a été.
Dans le nouveau monde n’a-t-on pas trouvé, ayant cours, des pratiques et des traditions qui existent ou ont existé dans le monde ancien ! — En vérité, en considérant ce que nous savons des diverses pratiques qui ont cours sur cette terre, j’ai été souvent émerveillé de voir qu’en des temps et des lieux très éloignés, il se soit rencontré en si grand nombre des opinions populaires extraordinaires, des mœurs et des croyances sauvages se ressemblant sans que, par aucun lien, elles paraissent issues de notre raison à l’état naturel. L’esprit humain accomplit vraiment de grands miracles, mais cette corrélation a encore je ne sais quoi de plus bizarre par la similitude de certains noms et de mille autres choses ; car, dans ce nouveau monde, on a trouvé des nations qui jamais, que nous sachions, n’avaient entendu parler de nous, et chez lesquelles la circoncision se pratique ; il y en avait où le gouvernement et l’administration étaient entre les mains des femmes, sans que les hommes y aient part ; où nos jeênes et notre carême étaient observés, et en plus, l’abstinence de femmes. — On en trouva où la croix était un symbole dont il était fait usage de diverses façons : ici, on en honorait les sépultures ; là, elle s’employait, et en particulier la croix de S. André, pour se protéger contre les visions nocturnes et on les mettait sur les lits des enfants pour les garantir des enchantements ; ailleurs, il en a été rencontré une en bois et de grande hauteur, adorée comme dieu de la pluie, cette dernière se trouvait bien avant dans la terre ferme. — On y a relevé des pratiques pénitentiaires exactement semblables aux nôtres, l’usage des mitres, le célibat ecclésiastique, l’art de deviner l’avenir par l’examen des entrailles des animaux offerts en sacrifice ; l’abstinence, comme nourriture de chair et de poisson de toute espèce ; l’emploi par les prêtres, lorsqu’ils officient, d’une langue spéciale à l’exclusion de la langue vulgaire. — On y a trouvé aussi l’idée d’un premier dieu chassé par un second, son frère puîné ; celle que les hommes ont été créés jouissant de toutes les commodités imaginables, dont ils ont depuis été privés pour avoir péché ; qu’ils ont été chassés du territoire qu’ils occupaient et que leur condition première a empiré. — Qu’autrefois ils ont été submergés par une inondation causée par les eaux du ciel ; seules, quelques familles échappèrent en gagnant les sommets des montagnes et s’y jetant dans des cavernes, s’y renfermant avec des animaux de diverses espèces et bouchant les ouvertures pour empêcher l’eau d’y pénétrer. Quand ils sentirent que la pluie avait cessé, ils firent sortir de leur abri des chiens, qui revinrent propres et tout mouillés, d’où ils conclurent que le niveau de l’eau n’avait pas encore de beaucoup diminué ; un peu plus tard, ils en lâchèrent d’autres qui revinrent couverts de boue : ils sortirent alors eux-mêmes pour repeupler le monde qu’ils trouvèrent plein uniquement de serpents. — Chez certains, existait la croyance du jugement dernier ; aussi étaient-ils profondément offensés de ce que les Espagnols, fouillant les sépultures pour en retirer les richesses qu’elles contenaient, dispersaient les ossements que ces tombeaux renfermaient, se disant que ces os, ainsi jetés à tous vents, ne pourraient que difficilement se joindre pour se reconstituer. — Le commerce s’y fait par voie d’échange et pas autrement, et il existe des foires et des marchés à cet effet. Des nains et des personnes difformes y sont employés pour ajouter chez les princes aux plaisirs de la table. La fauconnerie y est en usage dans la mesure où s’y prête l’espèce des oiseaux du pays. Il y existe des impôts abusifs. L’art de cultiver les jardins d’agrément s’y pratique. De même les danses, les tours de force et d’adresse des bateleurs, la musique instrumentale, les armoiries, les jeux de paume, de dés, de hasard auxquels on se livre avec passion, au point de mettre comme enjeu, et sa liberté et soi-même. La médecine s’y exerce uniquement au moyen de charmes et d’enchantements. L’écriture se compose d’hiéroglyphes. On y retrouve la croyance d’un dieu venu autrefois sur la terre où il a vécu dans une parfaite virginité, jeûnant, faisant pénitence, prêchant la loi naturelle et l’observance des cérémonies du culte, et qui a disparu d’ici-bas sans avoir subi la mort qui nous atteint tous. On croit aux géants. Il est fait usage de boissons susceptibles de causer l’ivresse et on en boit jusqu’à en perdre la raison. Il y est fait emploi d’ornements religieux portant l’image d’ossements et de têtes de mort, de surplis, d’eau bénite, d’aspersions. Femmes et serviteurs rivalisent à qui mieux mieux pour être brûlés ou enterrés avec le mari ou le maître qui vient de trépasser. Le fils aîné hérite de tout ce que possède le père ; les puînés n’ont rien, sauf l’obligation d’obéir. Il est dans les coutumes que, lorsqu’il est pourvu à certains offices de tout premier ordre, celui qui y est élevé quitte son nom et en prend un nouveau. Aux enfants nouveau-nés, on verse de la chaux sur le genou, en leur disant : « Tu viens de la poussière, tu retourneras en poussière. » L’art des augures s’y exerce. — Ces vains simulacres de notre religion qui apparaissent dans certains de ces exemples, témoignent de sa dignité et de sa divinité. Non seulement elle a pénétré chez les nations infidèles de notre hémisphère qui l’ont plus ou moins imitée, mais encore chez ces barbares, comme par une inspiration surnaturelle qui la fait s’étendre sur le monde entier. On y trouve même la croyance au purgatoire, mais sous une forme nouvelle : ce que nous livrons au feu, est livré au froid, et ces peuples s’imaginent que les âmes sont punies et purifiées en ayant à subir les rigueurs d’un froid excessif. Ceci me remet en mémoire une autre divergence dans les idées, assez plaisante tandis que des peuplades aiment à avoir dégagée l’extrémité du gland du membre viril, et enlèvent à cet effet la peau qui l’entoure, comme font les Mahométans et les Juifs ; d’autres, au contraire, se font un si grand cas de conscience d’en agir autrement, qu’à l’aide de tout petits cordons fixés à cette peau, ils l’étirent avec grand soin, de manière à ce qu’elle recouvre cette extrémité de peur qu’elle ne voie l’air. — Une autre divergence existe dans la manière d’honorer les rois et de se montrer dans les fêtes. En pareille circonstance, nous nous parons de nos vêtements les plus convenables ; dans quelques pays, pour témoigner au roi de sa supériorité et de leur soumission, ses sujets se présentent à lui avec les effets les plus minables qu’ils possèdent, et, pour entrer au palais, ils mettent quelque vieille robe déchirée par-dessus la bonne dont ils sont revêtus de telle sorte que la personnalité du maître, brillant de tout son éclat, ressorte davantage et produise seule de l’effet. — Mais poursuivons.
Malgré ces ressemblances qu’on relève en des lieux si éloignés les uns des autres, il est certain que l’esprit des hommes varie suivant les climats et les siècles. — Si la nature enserre, comme elle le fait de toutes autres choses, dans les règles de sa marche ordinaire, les croyances, les jugements et les opinions des hommes ; si leurs évolutions sont déterminées, s’ils ont leur saison, s’ils naissent, s’ils meurent comme il en est des choux ; si le ciel les agite et les balaie à sa fantaisie, quelle autorité sérieuse et assurée leur attribuerons-nous ? Si l’expérience nous fait toucher du doigt que l’organisation de notre être relève de l’air, du climat, du terroir où nous naissons ; que non seulement notre teint, notre taille, notre complexion, nos moyens physiques en dépendent, mais encore les facultés de notre âme, « le climat ne contribue pas seulement à la vigueur du corps, mais aussi à celle de l’esprit », dit Végèce, au point que ce soit intentionnellement que la déesse qui a fondé Athènes ait fait choix, pour la bâtir, d’un climat tel que les hommes y deviennent plus particulièrement prudents, comme l’apprirent à Solon les prêtres d’Égypte : « L’air d’Athènes est léger, ce qui donne aux Athéniens plus de finesse ; celui de Thèbes est lourd, aussi les Thébains ont-ils plus de vigueur que d’esprit (Cicéron) », dès lors, de même que les fruits présentent en naissant des variétés, les animaux et les hommes naissent eux aussi plus ou moins belliqueux, justes, tempérants, dociles ; ici ils sont enclins au vin, ailleurs au vol et au libertinage ; ici ils ont de la propension à la superstition, ailleurs à l’incrédulité ; ici pour la liberté, là pour la servitude ; ils sont savants ou artistes, grossiers ou spirituels, obéissants ou rebelles, bons ou mauvais, suivant que le lieu où ils vivent les y porte ; si on les transplante, leurs penchants se modifient comme il arrive des arbres. C’est pour ce motif que Cyrus ne voulut pas autoriser les Perses à quitter leur pays âpre et montagneux pour émigrer dans un autre doux et plat, disant que les terres grasses et faciles à travailler font des hommes sans énergie, que celles qui sont fertiles engendrent des esprits qui ne le sont pas. Quand nous voyons, sous quelque influence céleste, fleurir tantôt un art, tantôt un autre ; une croyance se substituer à une autre, tel siècle produire tels tempéraments et disposer l’humanité à prendre tel ou tel pli ; l’esprit humain être tantôt vigoureux, tantôt étiolé comme il advient de nos champs, que deviennent donc ces belles prérogatives dont nous nous flattons ? Puisqu’un sage peut éprouver des mécomptes, cent hommes, des nations entières peuvent en éprouver ; et, de fait, à mon sens, le genre humain tout entier se trompe depuis des siècles, soit sur ceci, soit sur cela ; quelles assurances avons-nous que, parfois, il cesse de se tromper et que, dans le siècle actuel, il ne soit pas dans l’erreur ?
Incapables de discerner ce qui leur conviendrait, souvent les hommes demandent au ciel des biens qui sont pour eux une source de malheurs. — Entre autres témoignages de notre faiblesse d’esprit, il semble que celui-ci ne mérite pas d’être omis : Même dans ce qu’il désire, l’homme ne sait pas discerner ce qu’il lui faut. Ce n’est pas seulement quand nous avons la jouissance des choses, que nous sommes en désaccord sur ce qui nous est nécessaire pour que nous soyons satisfaits ; c’est aussi quand notre imagination seule est en travail et que nous n’avons qu’à souhaiter. Laissons notre pensée tailler et coudre comme il lui plaira, elle n’arrivera seulement pas à désirer ce qui lui convient, non plus qu’à[8] se satisfaire : « La raison sait-elle ce qu’elle doit craindre ou désirer ? Quand jamais a-t-on conçu quoi que ce soit dont on n’ait pas eu à se repentir plus tard, au cas même où les faits ont répondu à ce qu’on en attendait (Juvénal) ? » C’est ce qui faisait que Socrate ne demandait aux dieux de lui donner que ce qu’ils savaient lui être salutaire ; et que la prière des Lacédémoniens, tant publique que privée, portait simplement de leur octroyer ce qui était bon et beau, s’en remettant à leur puissance suprême du choix et des éliminations à faire : « Nous demandons une épouse et nous voulons des enfants ; mais il n’y a que Dieu qui sache quels seront ces enfants et quelle sera cette épouse (Juvénal). » Dans ses supplications le chrétien dit à Dieu : « Que votre volonté soit faite, » il évite de la sorte la mésaventure que les poètes prêtent au roi Midas. Midas avait demandé aux dieux que tout ce qu’il toucherait se convertit en or ; sa prière fut exaucée : son vin devint or, son pain fut or, de même la plume de son lit et aussi sa chemise et ses vêtements, si bien qu’il se trouva accablé par la satisfaction donnée à son désir et que le cadeau qui lui fut fait, devint pour lui d’une insupportable commodité ; il lui fallut prier à nouveau pour obtenir que ses prières cessassent d’être exaucées : « Étonné d’un mal si nouveau, riche et indigent tout à la fois, il eût voulu fuir ses richesses et prenait en horreur l’objet de ses vœux (Ovide). » — Moi-même, dans ma jeunesse, j’ai demandé à la fortune, entre autres faveurs, d’obtenir l’ordre de Saint-Michel ; c’était alors la plus insigne marque d’honneur de la noblesse française et elle était très rarement concédée. La fortune me l’a accordée, mais dans des conditions plaisantes : au lieu de faire que je me distingue et m’élève au-dessus de mon milieu pour y atteindre, elle m’a bien plus gracieusement traité ; elle a ravalé cet ordre et l’a abaissé jusqu’à moi, et même plus bas. — Cleobis et Biton, Trophonius et Agamède ayant demandé, les premiers à leur déesse, les seconds à leur dieu, une récompense digne de leur piété, reçurent la mort en cadeau, tant ce que pensent les puissances célestes sur ce qui nous convient, diffère de ce que nous en pensons nous-mêmes ! Dieu pourrait nous octroyer la richesse, les honneurs, la vie et même la santé, et cela nous être parfois préjudiciable, car tout ce qui nous plaît ne nous est pas toujours salutaire. Si au lieu de nous guérir, il nous envoie la mort ou une aggravation de nos maux : « Ta verge et ton bâton m’ont consolé (Psalmiste) », il agit ainsi, parce que c’est ce que, en sa sagesse, lui dicte sa prévoyance qui sait ce qu’il nous faut, bien plus exactement que nous ne pouvons le savoir ; et nous devons le prendre en bonne part, comme nous venant d’une main très sage et qui ne veut que notre bien : « Si tu veux un bon conseil, abandonne aux dieux le soin de ce qui te convient et de ce qui t’est utile ; l’homme leur est plus cher qu’il ne l’est à lui-même (Juvénal). » Leur demander des honneurs, des charges, c’est leur demander qu’ils vous jettent dans la mêlée d’une bataille, ou vous fassent prendre part à une partie de dés ou à toute autre chose dont l’issue vous est inconnue et le succès douteux.
Dans l’impossibilité où ils sont de discerner ce en quoi consiste le souverain bien, il semble que le calme absolu de l’esprit ne décidant sur rien, considéré comme tel par les Pyrrhoniens, est ce qui en approche le plus. — Il n’y a pas de sujet donnant lieu à controverses plus violentes et plus acharnées de la part des philosophes, que celui portant sur ce en quoi consiste pour l’homme le souverain bien. Varron compte que deux cent quatre-vingt-huit* sectes ont pris naissance sur cette question. « Or, dès que l’on ne s’accorde pas sur ce qu’est le souverain bien, on diffère d’opinion sur toute la philosophie (Cicéron) ». « Il me semble voir trois convives de goûts différents ; que leur donner ? que ne pas leur donner ? Tu prives l’un de ce qu’il aime et ce que tu offres aux deux autres leur déplait (Horace) » ; c’est la réponse que devrait faire la nature à leurs contestations et à leurs débats. Les uns font consister notre bien-être dans la vertu ; d’autres, dans la volupté ; d’autres, à laisser faire la nature ; qui, dans la science ; qui, à ne pas souffrir ; qui, à ne pas se laisser aller aux apparences. À cette dernière manière de voir, se rattache cette autre émise aux temps anciens par Pythagore : « Ne rien admirer, Numicius, est presque le seul moyen de faire et d’assurer son bonheur (Horace) », ce qui est le but auquel tend la secte de Pyrrhon. Aristote qualifie de magnanimité de n’avoir d’admiration pour rien ; et Archésilas disait que le bien, c’est avoir un jugement droit et inflexible, joint à tout ce qui contribue à le maintenir tel, et que le vice et le mal résultent des concessions et des applications que nous en faisons. Il est vrai qu’en donnant ces propositions comme axiomes ne faisant pas doute, Archésilas se départait du procédé habituel des Pyrrhoniens. Quand ceux-ci disent que le souverain bien, c’est l’ataraxie, c’est-à-dire le calme parfait, l’immobilité du jugement, ils n’entendent pas l’affirmer d’une façon absolue ; le même état d’esprit qui leur fait éviter un précipice, se préserver de la fraicheur du soir, leur fait émettre cette idée du moment et en repousser une autre ; c’est là pour eux une affirmation sans conséquence.
Combien je souhaiterais que, pendant ma vie, quelqu’un, Juste Lipse par exemple, qui est l’homme le plus savant que nous ayons, dont l’esprit est si cultivé et si judicieux, cousin germain sous ce rapport de mon Turnebus, eût la volonté, la santé et assez de loisirs pour colliger et classer par catégorie, avec toute sincérité et en les recherchant autant qu’il nous est possible, les opinions des philosophes anciens ayant trait à notre être et à nos mœurs, les controverses dont elles ont été l’objet, le crédit dont chacune a joui et tout ce qui s’y rattache ; et aussi, comment leurs auteurs et leurs disciples ont, dans le cours de leur vie, fait application de leurs préceptes dans les événements mémorables et pouvant servir d’exemples ; quel bel et utile ouvrage ce serait !
En prenant la raison pour guide, nos embarras ne diminuent pas, car tout change autour de nous, les lois plus encore que tout le reste. — À quelle confusion n’aboutirons-nous pas, si c’est en nous que nous cherchons la direction à imprimer à nos mœurs ! Ce que nous conseille sur ce point la raison, avec le plus d’apparence de vérité, c’est généralement que chacun observe les lois de son pays ; c’est l’avis de Socrate inspiré, dit-il, par la divinité ; et que veut-elle dire par là, sinon que notre devoir n’a d’autre règle que le hasard ? La vérité doit être une et universelle ; si l’homme connaissait la droiture et la justice, en avait des types réels, pouvait se les représenter dans leur essence, il ne les ferait pas consister dans l’observance de coutumes de telles ou telles contrées ; ce ne serait ni d’après ce que l’on en conçoit en Perse, ou dans les Indes, que la vertu prendrait forme. Il n’y a rien, comme les lois, qui soit plus sujet à de continuelles variations. Depuis que je suis né, j’ai vu trois ou quatre fois changer celles des Anglais, nos voisins, et non seulement celles se rapportant à la politique intérieure, que l’on admet n’avoir aucune fixité, mais celles afférentes au point le plus important qui puisse être, à la religion ; j’en ai honte et dépit, d’autant plus que notre région n’a pas été autrefois sans avoir des attaches avec cette nation et que, dans ma famille, il reste encore traces d’ancienne parenté avec elle. Dans notre province, ici même, j’ai vu tel acte constituant un crime capital, devenir par la suite légitime ; et actuellement, attachés à un parti, nous sommes exposés, selon les chances de la guerre, à devenir un jour criminels de lèse-majesté humaine et divine, si, le parti opposé venant à triompher, au bout de quelques années les idées contraires prévalent et que notre justice verse dans l’injustice. Ce dieu de l’antiquité ne pouvait plus clairement accuser à quel degré l’homme ignore l’être divin, et lui apprendre que sa religion n’était qu’un produit de son invention propre à cimenter la société, qu’il ne le faisait en déclarant, de dessus son trépied, à ceux qui, pour s’instruire, venaient le consulter, « que le vrai culte de chacun est celui à l’observation duquel il est tenu par les usages locaux ». Dieu ! quelle obligation n’avons-nous pas à la bonté de notre souverain Créateur de nous avoir éclairés sur la niaiserie de notre foi en ces dévotions qui nous étaient imposées et que rien ne justifiait, et d’avoir fait que nos croyances reposent aujourd’hui sur cette base éternelle de sa parole sacrée. — Sur ce point capital, la philosophie nous dit de « suivre les lois de notre pays », c’est-à-dire cette mer flottante que sont les opinions d’un peuple ou d’un prince, qui peignent la justice sous autant de couleurs et la transforment aussi souvent que leurs passions changent ; mon jugement n’a pas une flexibilité suffisante pour accepter cette solution. Qu’est-ce que ce bien que je voyais hier considérer comme tel et qui ne le sera plus demain et que la traversée d’une rivière suffit pour transformer en crime ? Quelle vérité est-ce que celle qui s’arrête à ces montagnes et devient mensonge pour qui habite au delà !
On n’est même pas d’accord sur ce qu’on appelle les lois naturelles. — Ils sont plaisants ceux qui, pour donner plus d’authenticité aux lois, disent qu’il y en a de fermes, perpétuelles, immuables, auxquelles ils donnent le nom de lois naturelles, qui seraient innées chez l’homme du fait même de ce à quoi elles s’appliquent ; elles seraient au nombre de trois d’après les uns, de quatre d’après d’autres ; il y en a qui en admettent plus, d’autres moins, signe qui dénote que le doute est permis là comme ailleurs. Les infortunés ! car je ne puis qualifier autrement que d’infortune ce fait que, dans le nombre infini des lois, il ne s’en trouve pas au moins une pour laquelle la fortune et les hasards du sort aient permis que, du consentement unanime de tous les peuples, elle soit universellement admise. Ils sont, dis-je, si malheureux que de ces trois ou quatre lois dont ils ont fait choix, il n’y en a pas une seule qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation mais par plusieurs. Or, l’acceptation de tous est la caractéristique essentielle qui seule pourrait être invoquée comme preuve de l’existence de lois naturelles ; car ce que la nature nous aurait réellement ordonné, sans aucun doute nous l’observerions d’un commun accord, parce que toute nation, tout homme même, se ressentiraient de la contrainte et de la violence que leur ferait quiconque voudrait les pousser en sens contraire de cette loi ; qu’on m’en montre, s’il se peut, une dans ces conditions. — Protagoras et Ariston n’assignaient d’autre origine à la justice des lois que l’autorité et l’opinion du législateur ; hors de là, le bien et l’honnête ne sont plus des qualités, mais de simples dénominations sans signification appliquées à des choses sans valeur. Thrasymaque, dans Platon, estime que le droit n’est autre que la commodité du supérieur. Il n’est chose au monde présentant plus de diversité que les coutumes et les lois : ici, telle chose est abominable qui, ailleurs, est un titre de recommandation, comme était à Lacédémone l’adresse au vol ; les mariages entre proches parents sont expressément défendus chez nous, ailleurs ils sont en honneur : « On dit qu’il y a des peuples où la mère s’unit à son fils, le père à sa fille, et où l’amour croit en raison de cette parenté (Ovide) » ; tuer ses enfants, tuer son père, se communiquer ses femmes, faire le commerce de choses volées, avoir licence de se livrer à toutes sortes de volupté, tout, en somme, si poussé à l’extrême que ce soit, est admis dans les usages de quelque nation.
Combien de choses, sur lesquelles l’accord devrait exister, voyons-nous acceptées par les uns et proscrites par les autres. — Il est à croire qu’il existe des lois naturelles, comme cela se constate chez d’autres créatures ; mais chez nous, elles se sont perdues, parce que notre belle raison humaine s’ingère partout pour maitriser et commander, brouillant et confondant la physionomie des choses au gré de sa vanité et de son inconstance : « Il ne reste rien de nous ; ce que j’appelle nôtre, n’est qu’une production de l’art. » Les choses se présentent sous des jours et dans des conditions diverses, c’est là la principale cause de la diversité des opinions ; une nation regarde une chose sous un de ses aspects qui fixe ses idées, une autre la voit autrement et se détermine suivant cette autre manière dont elle la voit. Rien n’est si horrible que la pensée de manger son père. Les peuples chez lesquels cette coutume existait jadis, l’observaient cependant comme un témoignage de piété et de bonne affection, se proposant de donner par là aux auteurs de leurs jours la sépulture la plus digne et la plus honorable, en logeant en eux-mêmes, pour ainsi dire dans la moelle de leurs os, les corps de leurs pères et ce qui en demeurait ; les revivifiant en quelque sorte, les régénérant par cette absorption en leur propre chair, par ce fait qu’ils en faisaient leur nourriture et de la digestion qui s’ensuivait. Il est aisé de se figurer quelle cruauté et quelle abomination c’eût été pour ces hommes abreuvés et imbus de cette superstition, d’enfouir la dépouille de leurs parents dans la terre, où elle pourrirait et deviendrait la pâture des bêtes et des vers.
Lycurgue considérait dans le larcin, la vivacité, la diligence, la hardiesse, l’adresse qu’il y a à surprendre quelque chose appartenant à son voisin et l’utilité qui en revient au public en faisant que chacun apporte plus d’attention à veiller sur ce qui lui appartient. A développer ainsi cette double tendance à assaillir et à se défendre, il trouvait, au point de vue de la discipline militaire (principale science et vertu essentielle qu’il voulait inculquer à sa nation), un avantage qui lui parut, par son importance, l’emporter sur l’inconvénient résultant du désordre et de l’injustice qu’il y a à s’emparer du bien d’autrui.
Denys le tyran offrit à Platon une robe comme on les portait en Perse, longue, lamée d’or et d’argent, et parfumée ; Platon la refusa, disant que, né homme, il ne lui convenait pas de s’habiller en femme. Cette même robe, Aristippe l’accepta en disant que « nul accoutrement ne peut porter atteinte à qui est résolu à conserver sa chasteté ». — Les amis de ce dernier blâmaient la lâcheté qu’il avait mise à prendre si peu à cœur que Denys lui eût craché au visage : « Les pêcheurs, leur dit-il, se résignent bien, pour prendre un goujon, à être mouillés de la tête aux pieds par les eaux de la mer. » — Diogène était occupé à laver des choux, lorsque voyant passer ce même philosophe, il lui cria : « Si pour vivre tu te contentais de choux, tu ne ferais pas la cour à un tyran. » À quoi Aristippe répondit : « Si tu savais vivre avec les hommes, tu ne laverais pas des choux. » Voilà comment la raison donne aux choses les apparences les plus diverses ; c’est un pot à deux anses, que l’on peut prendre par l’anse droite ou par celle de gauche : « Ô terre hospitalière, tu portes la guerre ; tes coursiers sont armés pour le combat et c’est le combat qu’ils nous présagent ; cependant, ces fiers animaux étaient autrefois attelés à des charrues et avaient l’habitude de marcher fraternellement sous le joug, tout espoir de paix n’est donc pas perdu (Virgile) ! »
On reprochait à Solon de répandre, sur la mort de son fils, des larmes impuissantes et inutiles : « C’est bien pour cela, dit-il, que j’ai sujet d’en répandre, c’est qu’elles sont inutiles et impuissantes. » — La femme de Socrate disant : « Oh ! quelle injustice commettent ces méchants juges qui le font mourir, » voyait là un sujet d’aggravation pour sa douleur. « Préférerais-tu donc, lui répliqua Socrate, que j’aie mérité la mort ? » — Nous portons les oreilles percées, ce que les Grecs tenaient pour une marque de servitude. — Nous nous cachons pour jouir de nos femmes, les Indous le font en public. — Les Scythes immolaient les étrangers dans leurs temples ; ailleurs, les temples étaient des lieux d’asile. — « Chaque pays hait les divinités des pays voisins, parce que chacun tient ses dieux pour les seuls véritables ; d’où les fureurs aveugles des foules (Juvénal). »
Les plaidoyers des avocats et, en maintes occasions, l’embarras des juges démontrent l’ambiguïté des lois. — J’ai entendu raconter d’un juge que, lorsqu’il rencontrait entre Bartolus et Baldus un conflit difficile à trancher et quelque sujet présentant de sérieuses difficultés, il écrivait en marge de son livre « Question pour l’ami », voulant dire que la vérité y était si embrouillée et controversée, qu’en semblable cause il lui serait loisible de favoriser celle des parties que bon lui semblerait ; avec quelque eu d’esprit et de science, il eût pu inscrire partout cette même mention ; dans toutes les affaires, avocats et juges de notre temps trouvent assez de moyens détournés pour y donner telle suite qui leur convient. Dans une science aussi étendue, qui dépend de tant d’opinions qui font loi, et où l’arbitraire joue un si grand rôle, une extrême confusion doit naturellement se produire dans les jugements à rendre, aussi n’est-il guère de procès, si clairs qu’ils soient, sur lesquels les avis exprimés ne soient différents ; ce qu’une cour a jugé, une autre le juge en sens contraire ; il arrive même que la même cour, jugeant à nouveau, juge autrement qu’elle ne l’a fait la première fois. Les faits de cette nature se voient couramment par suite de cet abus, qui porte si fort atteinte à l’autorité si gourmée et au prestige de notre justice, de ne pas accepter les arrêts rendus et d’aller de juridiction en juridiction pour faire prononcer sur une même cause.
Quant à la liberté dont usent les opinions philosophiques vis-à-vis du vice et de la vertu, c’est un point sur lequel il n’est pas besoin de s’étendre et qui a donné lieu à des avis que, par égard pour les esprits faibles, il vaut mieux taire que publier. Arcésilas disait qu’en fait d’impudicité, le mal n’est pas plus grand quel que soit celui qui s’en rend coupable et de quelque manière qu’il se commette : « Pour ce qui est des plaisirs obscènes, Épicure pense que si la nature les demande, ce n’est pas tant le sexe, le lieu et le rang qui peuvent y inciter, que la façon, l’âge et la figure (Cicéron)… Des amours saintement réglées ne sont pas interdites au sage (Cicéron)… Voyons jusqu’à quel âge on doit aimer les jeunes gens (Sénèque). » Ces deux dernières propositions émanent des Stoïciens ; elles montrent, comme du reste le reproche adressé à ce propos à Platon lui-même par [9] Dicéarque, combien la philosophie la plus éclairée tolérait des licences excessives qui n’étaient point communément pratiquées.
Les lois et les mœurs tiennent surtout leur autorité de ce qu’elles existent ; aussi les philosophes qui s’étaient donné pour règle de ne rien accepter sans examen, ne se faisaient-ils pas scrupule de ne pas les observer. — Les lois tiennent leur autorité de ce qu’elles existent et sont passées dans les mœurs ; il est dangereux de les ramener à ce qu’elles étaient dans l’origine ; comme les rivières, en roulant, elles acquièrent de l’importance et gagnent en considération. Remontez-en le cours jusqu’à leur source, ce n’est qu’un mince filet d’eau qu’on distingue à peine et qui va s’enorgueillissant et croissant en prenant de l’âge. Cherchez les motifs qui, dans le principe, ont donné l’essor à ce torrent de lois et coutumes, aujourd’hui si considérable, où se pressent juxtaposés les usages les plus recommandables et d’autres qui ne sauraient être trop réprouvés, auxquels nous marquons tant de déférence ; vous les trouverez si légers, si délicats, qu’il n’est pas extraordinaire que ces philosophes qui scrutent tout, soumettant tout à l’examen de leur raison, n’admettant de confiance rien de ce qui leur est imposé, aient souvent à cet égard des jugements très différents de ceux de tout le monde. Ils se modèlent sur ce qui était au début, quand la nature n’avait pas encore été altérée ; il n’est donc pas étonnant que dans la plupart de leurs opinions, ils dévient de la voie commune. Peu d’entre eux, par exemple, auraient approuvé les conditions restrictives de nos mariages ; la plupart voulaient que les femmes fussent en commun, sans qu’il en résultât d’obligations pour personne, et ils se refusaient à l’observation de ce que nous imposent les convenances. Chrysippe disait que, même sans culotte, un philosophe ferait en public une douzaine de culbutes pour une douzaine d’olives. Il eût à peine cherché à détourner Clisthène de donner la belle Agariste, sa fille, à Hippoclide, auquel il avait vu faire l’arbre fourchu sur une table. — Métroclès avait un peu indiscrètement lâché un pet, alors qu’entouré de ses disciples il dissertait avec eux, et, pris de honte, se tenait renfermé dans sa maison. Cratès vint le voir et joignant l’exemple à ses consolations et à ses raisonnements, se mettant à péter à qui mieux mieux avec lui, il le débarrassa de ses scrupules, et de plus l’amena à se rallier à la secte des Stoïciens à laquelle lui-même appartenait, secte plus franche que celle des Péripatéticiens qui était plus raffinée et que jusque-là Métroclès avait suivie. — Nous appelons honnêteté, n’oser faire à découvert ce que nous estimons honnête de faire à couvert ; ces philosophes, aux idées primitives, l’appelaient sottise ; et ils estimaient vicieux de s’ingénier à taire et à désavouer ce que la nature, les coutumes, nos désirs publient et proclament de nos actions. S’il leur semblait que c’était folie de célébrer les mystères de Vénus en dehors du sanctuaire réservé de son temple et de les exposer à la vue de tous, c’est que se livrer à ces jeux sans être abrité derrière des rideaux leur fait perdre leur saveur, parce que la honte est un poids lourd à porter ; et que les voiler, y apporter de la réserve et de la modération, sont autant de conditions qui ajoutent à leur prix. Ils tenaient que la volupté plaidait pour elle-même en se plaignant, sous le masque de la vertu, d’être prostituée dans les carrefours, foulée aux pieds, dépréciée aux yeux de tous, par suite de cette absence de dignité et de commodité que lui assurent les locaux spéciaux qui lui sont d’ordinaire affectés ; ce qui fait même dire à quelques-uns que supprimer les lieux de prostitution attitrés, c’est non seulement faire que les actes de débauche, auxquels ces lieux sont réservés, se commettront alors partout, c’est encore pousser à ce vice les vagabonds et les gens oisifs par les entraves qu’on y apporte : « Jadis mari d’Aufidie, te voilà, Corvinus, devenu son amant aujourd’hui qu’elle est la femme de celui qui autrefois était ton rival. Elle te déplaisait quand elle était à toi, pourquoi te plaît-elle depuis qu’elle est à un autre ? Es-tu donc impuissant dès que tu n’as plus rien à craindre (Martial) ? » Mille exemples témoignent qu’il en est ainsi, que les difficultés aiguillonnent nos désirs : « Il n’est personne, & Cecilianus, qui ait voulu voir ta femme gratis, quand ses approches étaient libres ; mais maintenant que tu la fais garder, les adorateurs abondent. Tu es vraiment un habile homme (Martial). » — On demandait ce qu’il faisait à un philosophe surpris à même s’unissant à une femme : « Je plante un homme », répondit-il froidement, ne rougissant pas plus d’être rencontré se livrant à cet acte, que s’il avait été vu plantant de l’ail. Un de nos auteurs religieux, des plus grands, émet en des termes très dignes et mesurés, auxquels j’adhère, que l’accomplissement de cet acte nécessite tellement que l’on se cache et que l’on en ait honte, qu’il est convaincu que lorsqu’on se donne licence de s’abandonner à ces embrassements tels que l’école des Cyniques les admet, l’œuvre de chair, dans ces conditions, ne peut se mener à bonne fin ; on peut bien se livrer à des mouvements lascifs, mais c’est tout ; et, si cela suffit pour donner satisfaction à l’impudence dont cette école fait profession, pour déterminer l’afflux, qu’en pareil cas la honte contient et arrête, il leur faut encore rechercher n’être pas vus. — Cet auteur n’a pas été assez avant, dans ce qu’il a relevé de leurs excentricités : Diogène se masturbant en public, manifestait, en présence de la foule groupée autour de lui, « son contentement de pouvoir de la sorte procurer en le frottant des jouissances à son ventre ». À qui lui demandait pourquoi il mangeait en pleine rue et ne cherchait pas un endroit plus commode, il répondait : « C’est parce que j’ai faim en pleine rue. » Les femmes adonnées à la philosophie et qui étaient affiliées à cette secte, se livraient à ces philosophes en tous lieux et à discrétion ; Hipparchia ne fut admise dans la société de Cratès, qu’à condition de suivre en toutes choses les usages et les coutumes qui étaient de règle. Ils attachaient le plus haut prix à la vertu et n’acceptaient, pour se conduire, que la morale ; cependant, dans toutes leurs actions, ils s’en remettaient à l’autorité du sage qu’ils avaient choisi comme chef de leur école, dont la manière de voir était souveraine et qu’ils plaçaient au-dessus des lois ; et ils ne reconnaissaient d’autres bornes à leurs voluptés, que la modération à y apporter et le respect de la liberté d’autrui.
Des philosophes anciens ont soutenu que dans un même sujet subsistent les apparences les plus contraires. — De ce que le vin semble amer aux malades et est agréable aux gens bien portants, que l’aviron semble tors quand il plonge dans l’eau et paraît droit à ceux qui le voient complètement hors de ce milieu, que bien des choses se présentent ainsi sous des apparences contraires, Héraclite et Protagoras y voyaient une preuve que chacune porte en elle la cause de ces apparences : que le vin renferme un principe amer qui le fait paraitre tel au goût des malades, l’aviron un principe courbe en rapport avec la disposition en laquelle se trouve celui qui le voit dans l’eau, et de même de tout le reste ; ce qui revient à dire que tout est en toutes choses et par conséquent que rien n’est dans aucune, car il n’y a rien là où il y a tout.
Ce qu’il y a de certain, c’est que les termes les plus clairs peuvent toujours être interprétés de diverses façons. — Cette opinion me remémore ce qui se passe en nous. Il n’est pas un sens réel ou apparent, amer ou doux, droit ou courbé, que l’esprit humain ne trouve aux écrits qu’il entreprend d’examiner de près. De combien de faussetés et de mensonges une phrase aussi nette, aussi pure, aussi parfaite qu’il est possible, n’est-elle pas le point de départ ? Quelle hérésie n’y a trouvé des témoignages assez probants pour se produire et se maintenir ? Aussi les auteurs de semblables erreurs ne veulent-ils jamais renoncer aux preuves, tirées de l’interprétation donnée aux textes, qui peuvent témoigner à leur avantage. Un haut personnage, voulant justifier auprès de moi, en l’appuyant de quelque autorité, la recherche à laquelle il se livrait de la pierre philosophale, me citait, dernièrement, cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il s’était, disait-il, basé au début, pour se mettre en paix avec sa conscience (car il appartient à l’état ecclésiastique) ; et en vérité, ce qu’il avait trouvé n’était pas seulement original, mais encore s’appliquait très bien à la défense de cette belle science.
C’est de la sorte que s’accréditent les fables que nous débitent les devins ; il n’est pas un individu se mêlant de prédire l’avenir, arrivé à avoir assez de réputation pour qu’on daigne le feuilleter et rechercher attentivement les diverses significations que l’on peut tirer de ses paroles, à qui on ne fera dire tout ce qu’on veut, comme aux Sibylles. Il y a tant de manières d’interpréter, qu’il est difficile qu’en n’importe quel sujet, en s’y prenant soit d’une façon, soit d’une autre, un esprit ingénieux ne trouve quelque air qui ne convienne à ce qu’il veut ; c’est pour cela qu’un style obscur et équivoque est d’un usage si ancien et si fréquent. Qu’un auteur parvienne à attirer à lui la postérité et faire qu’elle s’occupe de lui, ce qui peut arriver soit en raison de sa valeur propre, soit aussi et même plus encore par la faveur dont jouit momentanément le sujet qu’il traite ; qu’en outre, par bêtise ou par finesse, son style soit un peu confus et enchevêtré : il peut être sans souci ; nombre d’esprits, le secouant et l’épluchant, en tireront quantité d’idées, ou conformes à la sienne, ou s’en rapprochant, ou absolument contraires et qui toutes lui feront honneur ; et il arrivera ainsi au succès par le fait de ses disciples, comme les régents de collège s’enrichissent par l’argent du Landit. C’est ce qui a donné de la valeur à nombre de choses qui n’en avaient aucune, et a mis en relief certains écrits auxquels on a fait dire tout ce qu’on a voulu, une même chose pouvant être envisagée, comme il nous plaît, sous mille et mille formes et considérations diverses.
C’est ce qui fait qu’Homère est présenté comme ayant traité en maitre les questions de tous genres, et Platon comme s’étant prononcé toujours dans le sens de celui qui le cite. — Est-il admissible qu’Homère ait voulu dire tout ce qu’on lui fait dire ; qu’il se soit volontairement prêté à de si nombreuses et de si diverses interprétations, que les théologiens, les législateurs, les guerriers, les philosophes et les gens de toutes sortes qui s’occupent de sciences, si divers et si opposés que soient les sujets qu’ils traitent, s’appuient de lui et s’en réfèrent à lui. Il est pour tous le grand maitre en toutes choses, quels que soient les charges occupées, les professions exercées ou les arts que l’on cultive ; il est le premier conseiller de toute entreprise ; quiconque a eu besoin d’oracles et de prédictions, y a trouvé ce qui lui importait. Un personnage savant, qui est de mes amis, en est arrivé à y trouver en faveur de notre religion des indications réellement admirables, si bien que c’en est merveilleux, et il ne peut se défaire de l’idée que cela a été intentionnel chez Homère, qui lui est aussi familier qu’à quelque personne que ce soit de notre siècle ; mais il est probable que ce qu’il y trouve en faveur de notre culte, plusieurs dans l’antiquité l’y avaient pareillement trouvé en faveur des leurs.
Voyez comme on fouille et agite Platon ; chacun, s’honorant de le mettre de son côté, l’interprète à sa façon ; on le promène par toutes les opinions auxquelles le monde donne le jour et on lui fait prendre parti ; on va jusqu’à le mettre en contradiction avec lui-même, selon les idées ayant cours ; on lui fait désavouer à son sens les mœurs admises de son temps, si elles ne sont plus de mise à notre époque, et cela avec d’autant plus de netteté et d’autorité que l’esprit de celui qui l’interprète est plus net et plus autoritaire. Des mêmes faits qui avaient conduit Héraclite à émettre cette maxime : « Que toute chose a en soi les apparences qu’elle présente », Démocrite tirait une conclusion tout opposée, savoir : « Que les choses n’ont rien de ce que nous y trouvons », et de ce que le miel est doux pour l’un, amer pour l’autre, il concluait qu’il n’est ni doux ni amer. Les Pyrrhoniens auraient dit qu’ils ne savent s’il est doux ou amer, s’il n’est ni l’un ni l’autre, ou encore l’un et l’autre à la fois, parce que, eux, s’efforcent toujours d’arriver à conclure que le point en litige prête au doute. Les Cyrénaïques tenaient que nous n’éprouvons aucune perception de l’extérieur ; que cela seul est perceptible pour nous, qui nous cause des sensations intérieures, comme la douleur et la volupté ; ils ne reconnaissent ni son ; ni couleur, mais seulement les affections qu’elles occasionnent en nous et d’où naît uniquement le jugement de l’homme. Protagoras estimait que « pour chacun, la vérité est ce qui lui semble être ». Les Épicuriens plaçaient le siège du jugement dans les sens, par lesquels nous acquérons la connaissance des choses et ressentons les sensations qu’elles causent. Platon voulait que le jugement qui nous fait distinguer la vérité, et la vérité elle-même, ressortissent non des sens et d’idées préconçues, mais de l’esprit et de la réflexion.
Si erronées que soient les notions qui nous viennent des sens, ils sont cependant la source de toutes nos connaissances. — Cette dissertation m’a amené à considérer le rôle des sens comme constituant la plus grande cause en même temps que la preuve de notre ignorance. Tout ce qui se connait, se connait par la faculté de connaître que possède le sujet ; cela est incontestable parce que le jugement étant un acte de celui qui juge, il est naturel qu’il y emploie au mieux ses moyens et sa volonté, et qu’il ne soit pas contraint de s’en rapporter à autrui, ainsi qu’il adviendrait si la connaissance de toutes choses s’imposait à nous par le fait même de leur nature. Or il n’en est point ainsi ; cette connaissance nous arrive par les sens, qui sont nos maîtres : « Ce sont les voies par lesquelles l’évidence pénètre dans le sanctuaire de l’esprit humain (Lucrèce) » ; c’est par eux que la science commence à nous pénétrer, et par eux qu’elle s’affirme. Après tout, nous serions aussi ignorants que peut l’être une pierre, si nous ne connaissions l’existence du son, de l’odeur, de la lumière, de la saveur, de la mesure, du poids, de la mollesse, de la dureté, de l’âpreté, de la couleur, du poli, de la largeur, de la profondeur, ce qui constitue la base et les principes de toute notre science ; au point que pour certains, science n’est autre chose que sensation. Quiconque est de force à m’obliger à contredire ce que me témoignent mes sens, me tient à la gorge, il m’accule au point que je ne puis reculer davantage ; les sens sont le commencement et la fin des connaissances humaines : « Vous reconnaîtrez que la notion du vrai nous vient par les sens ; leur témoignage est irrécusable, car quel guide mérite plus notre confiance (Lucrèce) ? » Qu’on leur attribue le moins qu’on pourra, toujours faudra-t-il leur concéder que tout ce que nous savons nous vient d’eux et par leur intermédiaire. Cicéron dit que Chrysippe ayant essayé d’amoindrir la force des sens et leur propriété, rencontra en lui-même de tels arguments contraires à sa thèse et de si violentes oppositions qu’il ne put atteindre au but ; ce qui fit dire à Carnéade qui, en cette occasion, disputait contre lui et se vantait de se servir des armes mêmes et des paroles de Chrysippe pour le combattre : « Malheureux, ta propre force t’a perdu ! » Il n’est rien de si absurde, selon nous, de si excessif que de soutenir que le feu n’échauffe pas, que la lumière n’éclaire pas, que le fer n’est ni pesant, ni dur, toutes choses dont la connaissance nous est venue par les sens ; il n’y a chez l’homme aucune croyance, aucune science qui puissent se comparer en certitude à ce qu’ils nous enseignent.
Si nous ne pouvons tout expliquer, peut-être est-ce parce que certains sens existent dont l’homme est dépourvu, ce qu’il est dans l’impossibilité de constater. — La première observation que je ferai sur les sens est que je mets en doute que l’homme soit pourvu de tous ceux dont dispose la nature. Je vois des animaux qui passent très bien toute leur vie, les uns sans y voir, les autres sans entendre ; qui sait si, à nous aussi, il ne manque pas un, deux, trois et même plusieurs autres sens ? S’il nous en manque, notre raison est impuissante à faire que nous nous en apercevions. C’est le privilège des sens, d’être le summum de notre perspicacité ; il n’y a rien en dehors d’eux qui nous puisse venir en aide pour les révéler, l’un d’eux ne peut même pas faire découvrir l’autre : « L’ouïe peut-elle rectifier la vue, ou le toucher rectifier l’ouïe ? le gout suppléer au tact ? et l’odorat ou la vue réformer leurs erreurs (Lucrèce) ? » Ils constituent absolument la limite extrême de nos facultés : « Chacun a sa puissance, chacun sa force propre (Lucrèce). » Il est impossible de faire comprendre à un aveugle-né qu’il ne voit pas ; il est impossible de lui faire désirer d’y voir et regretter le sens qui lui fait défaut ; aussi ne devons-nous tirer aucune assurance qu’aucun sens ne nous manque, de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu que, si cette imperfection existe, nous ne sommes à même ni de la sentir ni d’en souffrir. Il est impossible de dire quoi que ce soit à cet aveugle qui, par raisonnement, preuve ou analogie, l’amène à ce que son imagination acquière la moindre notion de ce que peuvent être la lumière, la couleur, la vue ; il n’est rien en lui qui puisse l’amener à avoir idée de ce que peut être ce sens. Quand nous voyons les aveugles-nés souhaiter d’y voir, ce n’est pas qu’ils comprennent ce qu’ils demandent ; ils savent par nous qu’ils ont quelque chose qui laisse à désirer, qu’il est en nous quelque chose qui leur manque ; ils le nomment, en indiquent les effets et conséquences, mais cependant ne savent pas ce que c’est, et ne le conçoivent ni un peu, ni beaucoup.
Je connais un gentilhomme de bonne maison, aveugle de naissance, ou tout au moins qui l’est devenu à un âge où on ne sait encore ce que c’est que la vue. Il se rend si peu compte de ce qui lui manque, qu’il use et emploie comme nous les locutions servant à exprimer ce que l’on voit, mais en en faisant une application tout à fait particulière et qui lui est propre. On lui présentait un enfant dont il est le parrain ; l’ayant pris dans les bras : « Mon Dieu, dit-il, le bel enfant qu’il est beau à voir ! comme son visage respire la gaité ! » Il dira comme chacun de nous : « Cette salle a une belle vue ; le temps est clair ; il fait un beau soleil. » Il y a plus ; comme la chasse, le jeu de paume, le tir à l’arquebuse sont des exercices que nous pratiquons et qu’il en a entendu parler, il les affectionne, s’y mêle et croit y prendre la même part que nous ; il s’y complaît, s’y passionne, et pourtant ne les conçoit que par l’oreille. On lui crie lorsqu’on est sur un beau terrain plat où il peut aller et venir : « Voilà un lièvre » ; on lui dit ensuite : « Le lièvre est pris » ; et il est aussi fier de cette capture qu’il entend dire aux autres qu’ils le sont eux-mêmes. Au jeu de paume, il prend la balle de la main gauche et la lance avec sa raquette dans n’importe quelle direction ; avec l’arquebuse, il tire au hasard, et croit ses gens lorsqu’ils lui disent qu’il a tiré trop haut ou à côté.
Sait-on si le genre humain ne commet pas de pareilles sottises, faute de quelques sens, dont l’absence fait que la plupart des choses ne nous apparaissent pas sous leur vrai jour ? Sait-on si la difficulté que nous éprouvons à comprendre certaines œuvres de la nature ne vient pas de là ; si certaines choses accomplies par des animaux, qui dépassent ce que nous-mêmes pouvons faire, ne sont pas produites par des facultés, conséquence de sens qui nous font défaut, et si, de ce fait, certains parmi eux ne se trouvent pas avoir une vie plus remplie, plus complète que la nôtre ? La pomme met en jeu la plupart de nos sens : elle est rouge, lisse au toucher, a de l’odeur, est douce au goût ; peut-être a-t-elle en plus d’autres vertus, comme d’assécher ou de restreindre, qui ne tombent sous aucun de nos sens. N’est-il pas vraisemblable qu’aux propriétés que nous appelons occultes, que nous constatons en plusieurs choses, comme dans l’aimant celle d’attirer le fer, doivent correspondre des facultés provenant de sens qui, par leur nature même, permettent de les saisir et de les apprécier, et qui, par leur absence, nous laissent dans l’ignorance de ce que sont réellement ces choses ? C’est probablement à quelque sens particulier que les coqs doivent de distinguer l’heure le matin et à minuit et d’être portés à chanter ; les poules, de redouter l’épervier, avant d’être instruites par la fréquentation et l’expérience, et de ne craindre ni l’oie ni le paon, qui sont pourtant de plus grande taille ; les poulets, d’être avisés de l’hostilité naturelle que leur porte le chat et de ne pas se défier du chien : de se mettre en garde en entendant le miaulement du premier, dont cependant la voix est quelque peu attirante, et non à l’aboiement du second, dont le ton est dur et semble dénoncer quelqu’un prêt à chercher querelle ; les frelons, les fourmis, les rats, de toujours choisir la meilleure poire ou le meilleur fromage, avant même d’en avoir tâté ; le cerf, l’éléphant, le serpent, de reconnaître certaines herbes propres à les guérir.
C’est par les sens que la science s’acquiert ; chacun d’eux y contribue et aucun ne peut suppléer à un autre. — Il n’y a pas un sens qui ne soit de grande importance et les connaissances dont nous sommes redevables à chacun d’eux sont en nombre infini. Si l’intelligence des sons, de l’harmonie et de la voix venait à nous manquer, cela introduirait une confusion inimaginable dans tout le reste de notre science ; car, outre ce qui est du domaine propre de chaque sens, que d’arguments, de conséquences et de conclusions pour toutes autres choses ne tirons-nous pas, par comparaison d’un sens avec un autre. Supposons qu’un homme qui s’y entend, imagine le genre humain dépourvu, depuis son origine, du sens de la vue et recherche à quel degré d’ignorance et de trouble conduirait une telle lacune ; quelles ténèbres, quel aveuglement en seraient résultés pour notre âme ; et qu’on juge par là combien importe, pour la connaissance de la vérité, la privation d’un sens autre que ceux que nous possédons, de deux, de trois, si ces sens existent et que nous en soyons privés. Nous sommes arrivés à concevoir la vérité sous une forme à laquelle ont participé et concouru nos cinq sens ; peut-être pour que cette forme soit la vraie et que nous ayons toute certitude de la saisir dans son intégralité, aurait-il fallu le concours de huit ou dix sens.
Les sectes philosophiques qui contestent la science humaine, mettent surtout en avant l’incertitude et la faiblesse de nos sens : toute connaissance nous parvenant par leur entremise et leur moyen, s’ils sont en défaut dans les rapports qu’ils nous en font, s’ils corrompent ou altèrent ce qu’ils nous communiquent du dehors, si la lumière qui par eux se fait en notre âme est obscurcie au passage, nous n’avons plus sur quoi nous puissions compter. De cette extrême difficulté, sont nés ces divers aphorismes : « Chaque chose renferme en elle tout ce qu’on y trouve ; — dans chacune il n’y a rien de ce que nous pensons y trouver » ; et aussi ceux-ci qui émanent des Épicuriens : « Le soleil n’est pas plus grand que notre vue nous le fait apprécier ; — les apparences qui nous font voir un corps plus grand quand on en est proche, et plus petit quand on en est éloigné, sont vraies toutes deux » ; « nous ne convenons pas pour cela que nos yeux nous trompent, ne leur imputons donc pas les erreurs de l’esprit (Lucrèce) » ; — et, ce qui est plus hardi : « Nos sens ne se trompent pas, nous sommes sous leur entière dépendance, et il faut chercher ailleurs les raisons qui peuvent expliquer les différences et les contradictions que nous constatons ; inventer même (ils en viennent jusque-là) tout autre mensonge ou rêverie de notre esprit, plutôt qu’accuser les sens. » — Timagoras jurait qu’il avait beau cligner de l’œil, le presser, jamais il n’avait aperçu en double la lumière d’une chandelle et que cette illusion vient d’une erreur d’imagination et non d’un vice de cet organe. — De toutes les absurdités, la plus absurde, d’après les Épicuriens, est de désavouer le pouvoir et les effets des sens : « Les indications des sens sont vraies en tous temps. Si la raison ne peut expliquer pourquoi ce qui, carré vu de près, de loin paraît long, il vaut encore mieux, à défaut de la solution vraie de ce double phénomène, en donner une fausse plutôt que de laisser échapper de ses mains l’évidence, plutôt que de mentir à sa foi première et ruiner tous les fondements de crédibilité sur lesquels reposent notre conservation et notre vie, car les intérêts de la raison ne sont pas ici les seuls en jeu ; la vie elle-même ne se conserve qu’avec le secours des sens ; c’est sur leur témoignage que nous évitons les précipices et les autres choses nuisibles (Lucrèce). » Ce conseil désespéré et si peu philosophique ne signifie autre chose que la science humaine ne peut exister qu’autant que nous lui prêtons le secours d’une raison déraisonnable, folle, obstinée, et que, pour la satisfaction de la vanité de l’homme, il vaut encore mieux en user ainsi, aussi bien que de tout autre remède si fantastique qu’il soit, que d’avouer sa bêtise à laquelle il ne peut se soustraire ; c’est là une vérité bien peu à son avantage. Il ne peut empêcher que les sens ne soient les souverains maîtres des connaissances qu’il possède ; mais en aucun cas ils n’offrent de certitude et ils sont toujours sujets à nous induire en erreur ; c’est là un point sur lequel il nous faut insister à outrance ; et à défaut de ce qui devrait, avec juste raison, faire sa force, mais qui n’existe pas, l’homme doit y suppléer par l’opiniâtreté, la témérité, l’impudence. — Si les Épicuriens sont dans le vrai, c’est-à-dire « si la science n’existe pas du moment que les apparences qui nous sont transmises par nos sens sont fausses », et si ce que disent les Stoïciens est également vrai : « que les apparences que nous recevons par les sens, sont tellement entachées de faux, qu’elles ne peuvent produire aucune science », du fait de ces deux grandes sectes dogmatistes, nous sommes amenés à conclure que la science n’est pas.
L’expérience révèle les erreurs et les incertitudes des sens qui, bien souvent, en imposent à la raison. — Quant à l’erreur et à l’incertitude des opérations des sens, chacun peut s’en procurer autant d’exemples qu’il lui plaît, tant les fautes et les tromperies qu’ils nous font sont ordinaires. Par l’effet de l’écho d’un vallon, le son d’une trompette semble venir de devant nous. alors qu’il part d’une lieue par derrière. — « Des montagnes qui s’élèvent au-dessus de la mer, nous paraissent de loin une même masse, quoiqu’en réalité elles soient très distantes l’une de l’autre. Les collines et les champs que nous côtoyons, semblent fuir vers la poupe du vaisseau sur lequel nous naviguons à pleines voiles. Si votre cheval s’arrête au milieu d’un cours d’eau, il paraît remonter obliquement le courant, comme emporté par une force étrangère (Lucrèce). » — Faites rouler une balle d’arquebuse sous le second doigt de la main, celui du milieu se superposant sur celui-ci : il faut se faire extrêmement violence pour reconnaitre qu’il n’y a qu’’une balle, tant les sens nous en représentent deux. — Que les sens dominent souvent notre raison et la contraignent à recevoir des impressions qu’elle sait fausses et apprécie telles, cela se voit constamment. Je laisse de côté le sens du toucher, qui a des fonctions plus immédiates, plus vives, et se traduit par des effets plus tangibles ; qui, par la douleur qu’il est susceptible de faire éprouver au corps, renverse si fréquemment toutes les belles résolutions stoïques et arrache des plaintes à qui a mal au ventre, lors même que, dans le plus profond de son âme, il est un adepte fervent de ce principe, que « la colique, comme toute autre maladie et toute autre souffrance, est chose indifférente, et qu’elle n’a pas le pouvoir de diminuer en rien le souverain bonheur et la félicité que la vertu procure au sage ». Mais il n’est cœur si efféminé que le son de nos tambours et de nos trompettes n’échauffe ; il n’y en a pas de si dur que la musique, par sa douceur, n’éveille et ne chatouille ; il n’y a pas âme si revêche qui ne se sente prise de recueillement, en considérant la sombre immensité de nos églises, leurs ornements si divers et l’ordre de nos cérémonies ; en entendant le son de nos orgues qui porte tant à la dévotion, et l’harmonie si bien réglée de nos chants religieux ; ceux mêmes qui entrent dans ces édifices avec une idée de mépris, s’en sentent le cœur impressionné et éprouvent comme une sorte de crainte superstitieuse qui les met en défiance de leur opinion. — Quant à moi, je ne m’estime pas assez fort pour demeurer insensible à la récitation de vers d’Horace ou de Catulle, dite d’une façon intelligente par une bouche jeune et belle, à la voix agréable ; la voix, dit Zénon avec juste raison, est la fleur de la beauté. Un jour, on a voulu me persuader qu’un homme, que nous connaissons tous nous autres Français, m’en avait imposé en me récitant des vers qu’il avait composés ; qu’ils n’étaient pas tels sur le papier qu’ils en avaient l’air, et que mes yeux en jugeraient autrement que mes oreilles, tant la diction donne de prix et ajoute aux ouvrages qui ont à subir l’épreuve de la lecture ! Aussi Philoxènes n’avait-il pas tort quand, entendant un lecteur lire d’une façon incorrecte un de ses écrits, il se mit à casser et piétiner des briques qui appartenaient à ce fâcheux, en disant : « Je brise ce qui est à toi, comme tu gâtes ce qui est à moi. » — Pour quelle raison des gens qui se sont donné la mort avec résolution, ont-ils détourné la tête, pour ne pas voir le coup qu’ils se faisaient porter ? Et ceux qui, malades, désirent et demandent qu’on les incise ou qu’on les cautérise, pourquoi ne peuvent-ils soutenir la vue des apprêts du chirurgien, de ses instruments et de l’opération ; ce n’est cependant pas de la vue, que doit leur venir la douleur ? ces exemples ne prouvent-ils pas l’empire que les sens exercent sur la raison ? — Nous avons beau savoir que les tresses d’un page ou d’un laquais ont été empruntées, que cette rougeur vient d’Espagne, que.cette blancheur et son brillant sont des produits de l’Océan, contre toute raison notre vue nous fait quand mème paraitre plus aimable et plus agréable l’objet qui s’en pare : « Nous sommes séduits par la parure ; l’or et les pierreries cachent les défauts ; une jeune fille est la moindre partie de ce qui nous plait en elle. Souvent on a peine à trouver ce qu’on aime parmi tant d’ornements ; c’est sous cette égide opulente que l’amour trompe nos yeux (Ovide). » Combien les poètes accordent de pouvoir aux sens, lorsqu’ils nous représentent Narcisse épris de son ombre : « Il admire tout ce qu’il a d’admirable. L’insensé ! il se désire lui-mème, c’est lui-même qu’il approuve, lui-même qu’il convoite ; il brûle de feux qu’il a lui-même allumés (Ovide) ; » c’est pour cela aussi qu’ils nous montrent Pygmalion, l’esprit si troublé par l’impression que lui cause la vue de sa statue d’ivoire, qu’il l’aime et se fait son serviteur, comme si elle était animée : « Il la couvre de baisers et s’imagine qu’elle lui répond ; il la saisit, l’étreint ; il croit sentir sous ses doigts le frisson de la chair, et craint en la pressant, d’y laisser une empreinte livide (Ovide). »
Qu’on mette un philosophe dans une cage en fil de fer assez mince et à larges mailles et que cette caisse soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra d’une façon évidente qu’il est impossible qu’il en tombe et, malgré cela, à moins qu’il ne soit familiarisé avec le métier de couvreur, il ne pourra s’empêcher d’être épouvanté et transi par la vue de la hauteur à laquelle il se trouve. Nous-mêmes avons assez de peine à garder notre assurance, quand nous sommes sur les galeries qui règnent sur nos clochers, pour peu qu’elles soient à jour, et alors même qu’elles sont en pierre ; certaines gens ne peuvent seulement pas en supporter la pensée. Qu’on jette entre ces deux tours une poutre assez large pour qu’on puisse se promener dessus, il n’y a pas de sagesse philosophique, si ferme soit-elle, qui puisse nous donner le courage d’y marcher, comme nous le ferions si elle reposait à terre. J’ai souvent éprouvé dans nos montagnes de ce côté-ci des Pyrénées, bien que je sois de ceux que cela n’effraie que médiocrement, que je ne pouvais supporter la vue de ces immenses profondeurs sans ressentir du frisson et un tremblement dans les jarrets et les cuisses, bien qu’il s’en fallut d’une longueur égale à ma taille que je ne fusse tout à fait au bord et que je susse parfaitement qu’une chute n’était possible que si, volontairement, je m’exposais à ce danger. J’ai remarqué aussi que, quelque hauteur qu’il y ait, si sur la pente se présente un arbre ou une pointe de rocher qui coupe la vue et sur lequel elle puisse se poser un peu, cela nous soulage et nous rassure, comme si, en cas de chute, nous pouvions en attendre du secours ; tandis que nous ne pouvons seulement pas regarder, sans que la tête nous tourne, les précipices abrupts et unis, « de telle sorte qu’on ne peut regarder en bas, sans être pris de vertige (Tite-Live) », ce qui est une vivante imposture de la vue. — C’est ce qui conduisit ce beau philosophe à se crever les yeux pour se mettre l’âme à l’abri des impressions déréglées qu’elle en recevait et pouvoir philosopher plus librement ; mais, à ce compte, il eut dû aussi se bourrer de coton les oreilles qui, au dire de Théophraste, sont les plus dangereux de nos organes, susceptibles, par la violence des impressions qu’elles nous communiquent, de troubler et d’altérer nos idées ; et, en fin de compte se priver également de tous les autres sens, autant dire de son être et de la vie, car tous ont ce pouvoir d’exercer de l’empire sur notre raison et notre âme : « Il arrive souvent que tel spectacle, telle voix, tel chant impressionnent vivement nos esprits ; souvent aussi la douleur et la crainte produisent le même effet (Cicéron). » — Les médecins prétendent que certains tempéraments s’agitent jusqu’à la fureur, sous l’effet de certains sons et de certains instruments. J’en ai vu qui ne pouvaient entendre ronger un os sous leur table, sans perdre patience ; et il n’y a guère de personnes qui ne soient incommodées par le bruit aigu et pénétrant que fait la lime quand on travaille le fer ; de même entendre près de soi le bruit des mâchoires dans la mastication, ou parler quelqu’un qui a le gosier ou le nez embarrassé, agace certaines gens jusqu’à la colère et la haine. Ce joueur de flûte qui, à Rome, accompagnait Gracchus et atténuait, accentuait ou modifiait les accents de la voix de son maître haranguant le peuple, à quoi servait-il, si le rythme et les inflexions de ses sons n’avaient la propriété d’émouvoir et de modifier l’esprit de ses auditeurs ? Il y a vraiment bien de quoi se féliciter si fort de cette belle faculté qu’a notre jugement de se laisser ainsi manier et transformer sous l’action et l’imprévu d’un aussi léger souffle !
Par contre, les passions de l’âme ont également action sur les témoignages des sens et concourent à les altérer. — Si les sens induisent en erreur notre entendement, à leur tour ils sont tout autant trompés ; notre âme, parfois, prend sur eux sa revanche ; elle et eux mentent et se trompent à qui mieux mieux. Ce que nous voyons et entendons, quand nous sommes sous l’effet de la colère, ne nous apparait pas tel que c’est : « On voit alors deux soleils et deux Thèbes (Virgile) » ; ce qui est l’objet de notre affection nous semble plus beau qu’en réalité, « souvent nous voyons la difformité et la laideur faire des caprices et recevoir des hommages (Lucrèce) » ; de même, celui pour lequel nous éprouvons de l’éloignement nous parait plus laid qu’il n’est ; la clarté du jour paraît terne et obscurcie à un homme ennuyé et dans l’affliction. Nos sens ne sont pas seulement altérés, souvent ils sont entièrement oblitérés par les passions de l’âme. Combien de choses voyons-nous que nous n’apercevons pas quand notre esprit est occupé ailleurs : « Les choses, même les plus exposées à la vue, si nous n’y appliquons notre esprit, sont pour lui comme si elles se perdaient dans la nuit des temps (Lucrèce) » ; il semble que l’âme se replie au dedans de nous et qu’elle se joue de ce que peuvent les sens. C’est ainsi que les facultés internes et externes de l’homme sont des sources continues de faiblesse et de mensonge.
C’est avec raison que la vie de l’homme a été comparée à un songe ; que nous dormions ou que nous soyons éveillés, notre état d’âme varie peu. — Ceux qui ont comparé notre vie à un songe, ont fait plus judicieusement peut-être qu’ils ne pensaient. Dans nos songes, notre âme vit, agit, met en œuvre toutes ses facultés, ni plus ni moins que quand elle veille ; admettons que ce soit plus mollement et d’une façon moins saisissable, la différence n’est certes pas aussi grande que celle de la nuit à un jour ensoleillé, tout au plus serait-ce comme de la nuit au crépuscule ; si elle dort pendant notre sommeil, elle sommeille plus ou moins quand nous sommes éveillés ; dans l’un et l’autre cas nous sommes dans les ténèbres, ténèbres profondes comme celles qui règnent dans les régions Cimmériennes. Nous veillons quand nous sommes endormis, nous dormons quand nous sommes éveillés. Pendant le sommeil, nous n’y voyons pas très clair ; mais, quand nous sommes éveillés, la clarté n’est jamais parfaite et sans nuage ; le sommeil, quand il est profond, endort parfois nos songes ; éveillés, nous ne le sommes jamais assez pour être délivrés et complètement dégagés de toutes nos rêveries qui sont les songes des gens éveillés et pires que de vrais songes. Notre raison et notre âme recevant les idées et les sentiments qui naissent en nous pendant que nous dormons, et se prêtant à ce que nous entrevoyons dans nos songes, comme elles le font pour ce que nous concevons de jour, pourquoi mettre en doute que, lorsque nous pensons et agissons, nous ne faisons autre chose que songer, et qu’être éveillé n’est qu’une forme particulière du sommeil ?
En général, les sens des animaux sont plus parfaits que ceux de l’homme ; des différences sensibles peuvent aisément se constater. — Si les sens sont les juges auxquels nous devons nous en rapporter en premier lieu, ce ne sont pas seulement les nôtres qu’il faut appeler au conseil. Sur ce point, les animaux ont autant et même plus de droit que nous ; car il est certain qu’il en est qui ont l’ouïe plus fine que l’homme, d’autres la vue, d’autres l’odorat, d’autres le toucher ou le goût. Démocrite disait que les facultés par lesquelles nous éprouvons les sensations de toute nature, sont beaucoup plus parfaites chez les dieux et les animaux que chez l’homme. Il y a de fait une différence extrême entre les effets des sens chez ces derniers et chez nous ; notre salive, par exemple, qui nettoie et assèche nos plaies, donne la mort aux serpents : « Entre ces effets la différence est si grande, que ce qui est nourriture pour les uns, est poison mortel pour les autres ; ainsi le serpent, au contact de la salive humaine, dépérit et se dévore lui-même (Lucrèce). » Quelle qualification en déduirons-nous pour la salive : sera-ce celle que nous en concevons, ou celle que peut en concevoir le serpent ? laquelle de ces deux propriétés nous fixera sur son essence que nous nous proposons de déterminer ? — Pline dit qu’il y a aux Indes certains lièvres marins qui pour nous sont un poison, et réciproquement ; il suffit que nous les touchions pour qu’ils meurent ; lequel de ces effets est, en toute vérité, à classer comme poison : est-ce l’homme, est-ce le poisson ? auquel donner la prééminence : au poisson sur l’homme, ou à l’homme sur le poisson ? — L’homme est empoisonné dans tel air vicié dont le bœuf n’a souci ; dans tel autre, c’est le bœuf qui souffre, l’homme n’y est pas incommodé ; lequel de ces deux airs est de nature véritablement pestilentielle ? — Les personnes qui ont la jaunisse, voient toutes choses sous un aspect jaunâtre et plus pâle que nous les voyons : « Tout paraît jaune à qui a la jaunisse (Lucrèce) » celles atteintes de cette maladie que les médecins nomment Hyposphagma, qui est un épanchement du sang sous la peau, voient tout en rouge et teinté de sang. Ces dispositions qui modifient ainsi ce que nous percevons par la vue, savons-nous si elles produisent ce même effet chez les bêtes et si, chez elles, il en est toujours ainsi ? car il s’en trouve parmi elles qui ont les yeux jaunes comme ceux d’entre nous malades de la jaunisse, et d’autres qui les ont rouges comme s’ils étaient injectés de sang, il est vraisemblable que la couleur des objets leur apparaît autre qu’à nous ; des deux jugements émis par nous et par elles, quel est le vrai ? car il n’est pas dit que l’essence des choses n’importe qu’à l’homme ; leur dureté, leur blancheur, leur profondeur, leur aigreur intéressent les services qu’en doivent tirer les animaux et la connaissance qu’ils en doivent avoir, tout comme elles nous touchent ; la nature leur en a dévolu l’usage comme à nous. Quand nous pressons notre œil, les corps que nous regardons nous apparaissent plus longs et plus étendus ; plusieurs animaux ont l’œil naturellement ainsi pressé ; cette longueur que nous attribuons aux corps dans ce cas particulier, est peut-être bien leur longueur réelle, et non celle que nos yeux leur attribuent quand nous les regardons d’ordinaire. Si nous nous comprimons l’œil en appuyant par-dessous, nous voyons les choses en double : « Les lampes ont double lumière, les hommes double corps et double visage (Lucrèce). » — Si nous avons les oreilles obstruées d’une façon quelconque, ou le passage de l’ouïe resserré, nous percevons les sons autrement que d’habitude ; les animaux qui ont les oreilles velues, ou un tout petit trou leur en tenant lieu, ne doivent par conséquent pas entendre comme nous entendons, les sons qu’ils perçoivent doivent être autres. — Nous voyons dans les fêtes, dans les théâtres, des vitres de couleur interposées devant la lumière des flambeaux, et tout ce qui est dans les lieux éclairés de la sorte, nous paraitre vert, jaune ou violet : Ainsi font ces voiles jaunes, rouges et bruns, tendus dans nos théâtres et flottant à l’air au-dessous des poutres qui les soutiennent ; leur éclat mobile se réfléchit sur les spectateurs et sur la scène ; les sénateurs, les femmes, les statues des dieux, tout se teint de leur lumière changeante (Lucrèce). » Il est probable que les yeux des animaux, que nous voyons de couleurs diverses, leur font voir les corps sous les mêmes couleurs que celle de leurs yeux.
Même chez l’homme, nombreuses sont les circonstances qui modifient les témoignages des sens, et souvent les indications de l’un sont contradictoires avec celles fournies par un autre. — Pour juger des opérations faites par nos sens, il faudrait donc que nous soyons d’accord, d’abord avec les bêtes, et secondement entre nous ; or cet accord n’existe pas. Nous disputons sans cesse sur ce que l’un entend, voit ou ressent et qui, toujours, s’entend, se voit et se ressent autrement que fait un autre ; nous ne sommes pas moins divisés sur la diversité des images que nos sens nous rapportent. Dans les conditions ordinaires de la nature, un enfant entend, voit et ressent autrement qu’un homme de trente ans, et celui-ci autrement qu’un sexagénaire ; les sens chez les uns sont plus éteints et plus émoussés, chez les autres plus ouverts et plus aigus. Nous percevons les choses différemment, suivant l’état dans lequel nous sommes et ce que cela nous semble ; et ce qu’il nous semble est si incertain, si discutable, que ce n’est pas miracle si on vient nous dire que nous sommes en droit de déclarer que la neige nous apparaît blanche, mais que nous ne pouvons établir que telle est sa nature ; ce qui est certain, c’est que nous ne saurions en répondre. Avec si peu de certitude à son point de départ, toute la science du monde est, par le fait, réduite à néant. — Et maintenant, faut-il démontrer que nos sens vont même se contredisant l’un l’autre ? Une peinture qui ressort en relief quand on la voit, semble plate quand on la touche. Le musc flatte l’odorat et blesse le goût ; dans ces conditions, est-ce chose agréable ou non ? Il y a des herbes et des onguents qui conviennent à certaines parties du corps et en blessent d’autres. Le miel plaît au goût et déplait à la vue. Ces bagues taillées en forme de plumes, qu’en termes d’armoiries on appelle « Pennes sans fin », dont l’œil ne peut discerner la largeur, ni se défendre de cette illusion que d’un côté elles vont s’élargissant et de l’autre se rétrécissant jusqu’à former pointe, illusion qui demeure même quand, mises au doigt, on les fait tourner, semblent cependant au toucher de largeur constante, et dans toutes leurs parties pareilles à elles-mêmes. Il était jadis des personnes qui, pour ajouter à leur volupté, se servaient de miroirs propres à grossir et agrandir les objets qui s’y reflètent, afin que les membres avec lesquels ils allaient se mettre en contact, leur offrissent plus d’attrait par ce grossissement apparent ; lequel de leurs deux sens leur donnait le plus de satisfaction : la vue qui leur représentait ces organes gros et grands à souhait, ou l’attouchement qui les leur présentait petits et moins affriolants ? Sont-ce nos sens qui communiquent aux choses ces conditions diverses, et nonobstant la condition de chacune est-elle unique ? — Le pain que nous mangeons, n’est que du pain ; et cependant, par l’usage que nous en faisons, il devient os, sang, chair, poils, ongles : « Les aliments, s’infiltrant par tout le corps, périssent en changeant de nature (Lucrèce). » Les sucs qu’absorbe la racine des arbres, deviennent tronc, feuilles et fruits ; l’air est un, et pourtant la trompette le rend en mille sons divers ; sont-ce, dis-je, nos sens qui transforment d’une manière analogue les conditions diverses des choses, ou sont-elles telles ? et, en présence de ce doute, que pouvons-nous juger de leur véritable nature ? — Il y a plus, puisque dans les cas de maladie, de rêverie, de sommeil, les choses nous paraissent autrement que lorsque nous sommes en bonne santé, en pleine possession de nous-mêmes ou éveillés, n’est-il pas vraisemblable que notre état normal, nos humeurs en repos sont aussi de nature à donner aux choses une physionomie particulière, en rapport avec notre état et s’y accommodant, comme il arrive lorsque nos humeurs sont en mouvement ? En santé, ne sommes-nous pas, tout autant que lorsque nous sommes malades, exposés à les envisager d’une manière particulière ? Pourquoi celui qui est modéré, ne les verrait-il pas sous une forme appropriée à son état, comme il arrive à celui qui ne l’est pas ; et tout comme lui, ne lui imprimerait-il pas son caractère ? Celui qui est dégoûté du vin, lui attribue de la fadeur ; celui qui est bien portant, de la saveur ; celui qui est altéré, un goût appétissant. Les choses s’accommodant à l’état dans lequel nous sommes, se transforment d’après lui ; nous ne savons plus la vérité sur elles, rien ne nous venant que falsifié et altéré par nos sens. Quand le compas, l’équerre et la règle sont fausses, toutes les mesures qu’ils donnent, tous les bâtiments à la construction desquels ils s’emploient, sont aussi, et nécessairement, défectueux et peu solides ; de même l’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent : « Si dans la construction d’un édifice, la règle dont il a été fait usage en premier lieu est déviée, si l’équerre s’écarte de la perpendiculaire, si le niveau s’éloigne par quelque endroit de sa juste situation, il faut nécessairement que tout le bâtiment soit vicieux, penché, affaissé, sans grâce, sans aplomb, sans proportion, qu’une partie semble prête à s’écrouler et que tout s’écroule en effet pour avoir été d’abord mal conduit ; de même si l’on ne peut compter sur le rapport des sens, tous les jugements seront trompeurs et illusoires (Lucrèce). » — Au surplus, qui sera apte à juge de ces différences ? Nous disons, quand il s’agit de controverses sur la religion, qu’il faudrait pour les trancher, un juge qui ne soit ni d’un camp ni d’un autre, exempt de parti pris et de préférence, ce qui ne saurait se trouver chez les Chrétiens. Le même fait se reproduit ici : si notre juge est un vieillard, il est inapte à juger impartialement de ce que ressent la vieillesse, étant lui-même intéressé dans le débat ; si c’est un homme jeune, le cas est le même ; le même aussi, si c’est un homme en bonne santé ; de même, s’il est malade, s’il dort, s’il est éveille ; il faudrait quelqu’un qui ne se soit jamais trouvé dans aucun de ces cas, de telle sorte qu’il se prononce sans prévention entre les diverses propositions en présence, auxquelles il serait indifférent ; et, à ce compte, il nous faudrait un juge qui n’existe pas.
En somme, on ne peut rien juger définitivement des choses par les apparences que nous en donnent les sens. — Pour juger des apparences que nous recevons des choses, il nous faudrait un instrument vérificateur ; pour contrôler cet instrument, il nous faudrait des épreuves, et pour vérifier ces épreuves, un instrument ; et nous voilà arrivés au bout de nos inventions. — Puisque les sens ne peuvent trancher le débat, étant eux-mêmes pleins d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; mais aucune raison ne peut être admise, sans qu’une autre ne démontre sa validité, et nous voilà ramenés en arrière à tout jamais. Notre imagination ne s’exerce pas directement sur les choses qui sont en dehors de nous ; elle y est initiée par l’entremise des sens ; les sens eux-mêmes ne s’occupent pas de ce qui leur est étranger, mais seulement de ce qui est l’objet de leurs propres impressions ; et comme l’imagination et l’apparence que nous concevons des choses ne viennent pas d’elles, mais des jouissances et des souffrances qu’en éprouvent nos sens et que jouissances et souffrances sont variables, il en résulte que celui qui juge par les apparences, juge par autre chose que par l’objet lui-même. — Dira-t-on que les impressions des sens rapportent à l’âme une image exacte de ce que sont les objets étrangers ? comment l’âme et l’entendement peuvent-ils s’assurer de l’exactitude de la ressemblance, n’ayant pas été eux-mêmes en rapport avec les objets ? c’est comme qui ne connaît pas Socrate et voit son portrait, il ne peut dire qu’il lui ressemble. — Celui qui cependant voudrait juger sur les apparences, ne pourrait le faire d’après toutes ; cela lui est impossible, car elles se neutralisent mutuellement par les contradictions et les différences qu’elles présentent, ainsi que nous le montre l’expérience. Ce ne sera donc que d’après quelques-unes dont il aura fait choix, que son jugement pourra s’exercer ; mais quand il en aura choisi une, il faudra qu’il en choisisse une autre pour vérifier la première ; puis une troisième pour contrôler la seconde et ainsi de suite, ce qui n’aura jamais de fin. En somme, nous-mêmes et tout ce qui existe n’avons pas d’état défini ; nous, notre jugement et toutes choses ici-bas, allons, suivant sans cesse le courant qui va nous ramenant constamment au point de départ ; si bien que rien de certain ne peut s’établir entre nous-mêmes et ce qui est en dehors de nous, celui qui est juge, comme ce qui est jugé, étant continuellement en transformation et en mouvement.
En outre, rien chez l’homme n’est à l’état stable ; constamment en transformation, il est insaisissable. — Nous ne connaissons davantage rien de notre être, parce que tout ce qui tient à la nature humaine est toujours naissant ou mourant, état intermédiaire qui ne donne, de ce que nous sommes, qu’une apparence mal définie et obscure, une opinion peu accentuée et incertaine ; et que si, par hasard, vous vous attachez à rechercher ce que nous sommes en réalité, c’est ni plus ni moins comme si vous vouliez empoigner de l’eau : plus on serre et presse ce qui est fluide, plus on laisse échapper ce que l’on en tient et cherche à empoigner. Aussi de ce que toute chose est sujette à transformation, la raison, en quête de ce qui subsiste réellement, est déçue, parce qu’elle ne peut rien saisir qui ait corps et fixité, parce que tout, ou naît à l’existence et n’est pas complètement formé, ou commence à mourir avant que d’être né. — Platon disait que les corps n’ont jamais d’existence, qu’ils ne font que naître ; il estimait qu’Homère, en faisant de l’Océan le père des dieux et de Thétis leur mère, avait voulu nous montrer par là que toute chose est sujette à des vicissitudes, des transformations et des variations perpétuelles, opinion qui était, dit-il, celle de tous les philosophes qui l’avaient précédé, à l’exception de Parménide, qui niait le mouvement des corps, force dont au contraire Platon faisait grand cas. — Pythagore tenait que toute matière est mobile et sujette à changer ; les Stoïciens, que le temps présent n’existe pas et que ce que nous qualifions tel, n’est que le point de jonction et d’assemblage du passé avec le futur. — Héraclite disait que jamais homme n’a passé deux fois une même rivière ; Épicharme, que celui qui, jadis a emprunté de l’argent, n’en est pas maintenant le débiteur ; et que celui qui, cette nuit, a été convié à dîner pour ce matin et qui s’y présente, vient sans être invité, attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres ; « que toute substance mortelle ne se retrouve jamais deux fois dans le même état, parce que, par des changements brusques et insaisissables, tantôt elle s’évapore, tantôt elle se condense ; elle vient, puis s’en va ; de façon que ce qui commence à naître, n’arrive jamais à devenir un être parfait ; on peut même dire que sa naissance ne s’achève pas et ne s’arrête jamais comme arrivée à terme ; dès sa conception, elle va toujours se transformant et passant d’un état à un autre. Le germe humain par exemple devient tout d’abord, dans le ventre de la mère, un fruit informe, puis un enfant nettement formé ; ensuite, lorsqu’il voit le jour, un enfant à la mamelle, qui après devient garçon, puis successivement un adolescent, un homme fait, un homme d’âge et finalement un vieillard décrépit, de telle sorte que l’âge et la génération qui suit vont toujours défaisant et gâtant la génération qui précède : « Le temps change la face entière du monde ; à un ordre de choses en succède nécessairement un autre ; rien n’est stable, tout se transforme et la nature est en continuelle métamorphose (Lucrèce). » — « Et nous, sots que nous sommes, nous redoutons une forme particulière de la mort, alors que déjà nous en avons subi et en subissons tant d’autres ; car, ainsi que le fait ressortir Héraclite, non seulement la mort du feu engendre l’air, la mort de l’air engendre l’eau, mais comme nous pouvons le voir d’une façon encore plus manifeste par ce qui se passe en nous, la fleur de l’âge passe et meurt quand survient la vieillesse, la jeunesse se termine quand l’homme arrive à la fleur de l’âge, l’enfance quand commence la jeunesse, et le premier âge quand vient l’enfance. Aujourd’hui marque la mort d’hier, demain sera celle d’aujourd’hui, rien ne demeure immuable. Admettons, en effet, que nous le soyons et demeurions toujours tels « que nous sommes : comment se pourrait-il que nous nous réjouissions tantôt d’une chose à un moment, tantôt d’une autre à un autre instant ? comment expliquer que nous aimions des choses contraires les unes aux autres ou que nous les haïssions, que nous les louions ou que nous les blâmions ? Si nous éprouvons des sentiments différents pour une même chose, c’est que notre pensée à son sujet s’est modifiée, car il n’est pas vraisemblable que sans qu’il se soit opéré de changements en nous, nos sentiments aient varié ; ce que le changement affecte, n’est plus identiquement le même qu’avant ; n’étant plus identiquement le même, il n’est donc plus. Cessant d’être identique à soi-même, on cesse purement et simplement d’exister puisqu’on devient un autre ; par suite les sens se trompent et mentent sur la nature « des choses, quand ils prennent ce qui apparaît pour ce qui est faute de bien savoir ce qui est. »
D’où nous arrivons à conclure qu’il n’y a rien de réel, rien de certain, rien qui existe que Dieu. — « Qu’y a-t-il donc qui soit vraiment tel qu’on le voit ? Cela seul qui est éternel, c’est-à-dire qui jamais n’a eu de commencement et qui jamais n’aura de fin ; qui jamais ne change sous l’effet du temps, car le temps est chose mobile qui nous apparaît comme une ombre, entraînant avec lui la matière qui va coulant comme un fluide, jamais stable, toujours en transformation ; à lui s’appliquent bien ces mots : « Devant et après », « a été ou sera », qui par leur assemblage même montrent jusqu’à l’évidence qu’il ne s’agit pas d’une chose qui est, car ce serait une grande sottise et une erreur indéniable de dire que cela est, d’une chose qui n’est pas encore ou qui a déjà cessé d’être. L’idée que nous nous faisons du temps se traduit par ces mots : « Présent, Instant, Maintenant », qui semblent en être la base ; mais que la raison s’y arrête, et sur-le-champ cet assemblage s’écroule ; dès le premier instant elle le rompt, le répartit en passé et futur et, en dehors de ces deux subdivisions, se refuse à admettre toute autre répartition. Il en est de même de la nature qui se mesure, comme le temps lui-même qui lui sert de mesure : il n’y a non plus en elle rien qui demeure, ni qui subsiste ; tout ce dont elle se compose ou a été, ou est en train de naitre, ou est mourant. C’est pourquoi ce serait péché de dire de Dieu que « seul il est, a été, ou sera », parce que ce sont là des termes qui impliquent des changements, des transformations, des vicissitudes qui sont le propre de ce qui ne peut durer et dont l’existence n’est pas continue ; d’où il faut conclure que « Dieu seul est », non suivant une mesure quelconque du temps, mais selon l’éternité immuable et fixe, qui n’est pas fonction du temps et n’est sujette à aucune variation ; rien ne l’a précédé, rien ne le suivra et rien n’est ni plus nouveau, ni plus récent ; il est réellement, maintenant et toujours qui pour lui ne font constamment qu’un ; rien, si ce n’est lui, lui seul, n’existe véritablement, sans qu’on en puisse dire : « Il a été ou il sera », n’ayant pas eu de commencement et ne devant pas avoir de fin. »
L’homme n’est rien, ne peut rien par lui-même ; seule la foi chrétienne lui permet de s’élever au-dessus de sa misérable condition. — À cette conclusion si religieuse d’un homme qui était païen, je n’ajouterai, pour clore ce long et ennuyeux entretien dont le sujet est inépuisable, que ce mot d’un autre philosophe païen lui aussi, et qui est dans les mêmes idées : « Oh, dit-il, quelle vile et abjecte chose que l’homme, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! » C’est là une réflexion inspirée par un bon sentiment et le désir d’être utile, autant qu’une idée absurde. Il est en effet impossible et contre nature, de faire une poignée plus grande que le poing, une brassée plus grande que le bras, une enjambée plus considérable que la longueur de nos jambes ; il ne peut davantage se faire que l’homme s’élève au-dessus de lui-même et de l’humanité, car il ne peut voir qu’avec ses yeux et saisir qu’avec les moyens qui lui sont propres. Il s’élèvera si Dieu, par extraordinaire, y prête la main ; il s’élèvera sous condition qu’il abandonne ses propres moyens d’action, qu’il y renonce et se laisse hausser et soulever exclusivement par les moyens qui lui viennent du ciel. C’est notre foi chrétienne, et non la vertu stoïque des philosophes, qui peut prétendre opérer cette divine et miraculeuse métamorphose.