Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 15

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 433-441).

CHAPITRE XV.

Notre désir s’accroît par la difficulté qu’il rencontre à se satisfaire.

La difficulté de les obtenir et la crainte de les perdre, est ce qui donne le plus de prix à nos jouissances. — Il n’y a pas de raison à laquelle on ne puisse objecter une raison contraire, disent les plus raisonnables d’entre les philosophes. Il n’y a pas longtemps, me revenait à l’esprit cette belle sentence, prononcée par un personnage de l’antiquité, à l’appui du mépris que nous devons faire de la vie : « Nul bien ne peut nous procurer du plaisir, si ce n’est celui à la perte duquel nous sommes préparés. » « Le chagrin d’avoir perdu une chose et la crainte de la perdre, nous affectent également (Sénèque). » Il voulait dire par là que la jouissance de la vie ne peut nous offrir un réel attrait si nous avons crainte de la perdre. Cela pourrait encore s’entendre, au contraire, que nous nous attachons à ce bien et l’embrassons d’autant plus étroitement et avec plus de désir de le conserver, que nous voyons sa conservation nous être moins assurée et que nous craignons davantage qu’il ne nous soit ôté ; car on sent et cela est absolument indiscutable que, comme le feu se ravive par le froid, notre volonté s’aiguise aussi par la contradiction : « Si Danaé n’avait pas été enfermée dans une tour d’airain, jamais elle n’eût donné un fils à Jupiter (Ovide). » Rien n’est, par nature, si contraire à nos désirs que la satiété qui résulte de la facilité ; et rien ne les excite autant que la rareté et la difficulté : « En toutes choses, le plaisir croît en raison du péril qui devrait nous en éloigner (Sénèque). » « Repousse-moi, Galla, l’amour se rassasie bientôt si ses joies ne sont assaisonnées d’un peu de tourment (Martial). »

À Lacédémone, Lycurgue, pour tenir l’amour en haleine, ordonna que les gens mariés ne pourraient se pratiquer qu’à la dérobée et que les rencontrer couchés ensemble serait pour eux une honte aussi grande que d’être vus couchant avec d’autres. La difficulté des rendez-vous, le danger des surprises, la honte qui s’ensuit le lendemain, « et aussi la langueur, le silence, les soupirs tirés du fond du cœur (Horace) », voilà ce qui donne du piquant à la sauce. Quels plaisirs lascifs au plus haut point naissent de conversations en langage honnête et retenu sur les œuvres de l’amour ? La volupté elle-même recherche des excitants dans la douleur ; elle est bien plus suave lorsqu’elle est cuisante, qu’elle écorche. La courtisane Flora disait n’avoir jamais couché avec Pompée, qu’elle ne lui eût fait porter les marques de ses morsures. « Ils pressent étroitement l’objet de leurs désirs ; d’une dent cruelle, ils impriment sur ses lèvres des baisers douloureux ; un secret aiguillon les excite contre celui-là même qui allume la fureur de leurs transports (Lucrèce). »

Tout ce qui est étranger a plus d’attrait pour nous ; défendre une chose, c’est la faire désirer. — Il en est ainsi de tout ; la difficulté donne du prix aux choses. Les habitants de la Marche d’Ancône portent plus volontiers leurs vœux à Saint-Jacques de Compostelle, et ceux de la Galice à Notre-Dame de Lorette ; on fait à Liège grand cas des bains de Lucques et, en Toscane, de ceux de Spa ; on ne voit guère de Romains fréquenter l’école d’escrime de Rome, qui est pleine de Français. Le grand Caton, tout comme cela nous arrive, se lassa de sa femme, tant qu’elle fut à lui, et se reprit à la désirer quand elle fut à un autre. J’ai renvoyé au haras un vieux cheval dont on ne pouvait venir à bout quand il sentait les juments : la facilité de se donner carrière avec les siennes l’en a aussitôt rassasié ; mais avec les autres, c’est comme avant, et la première qui passe près de son enclos, ramène ses hennissements continus et ses surexcitations furieuses. Notre appétit méprise ce qui est à sa disposition ; il ne s’y arrête pas et poursuit ce qu’il n’a pas : « Il dédaigne ce qu’il a sous la main et court après ce qui le fuit (Horace). » Nous défendre quelque chose, c’est nous en donner envie : « Si tu ne surveilles pas ta maîtresse, elle cessera bientôt d’être à moi (Ovide) » ; nous l’abandonner complètement, c’est nous porter à en faire fi. La privation et l’abondance ont le même inconvénient : « Tu te plains de ton superflu et moi du manque du nécessaire (Térence). » Le désir et la jouissance nous font également souffrir. La rigueur de nos maîtresses nous donne de l’ennui ; mais, à vrai dire, l’aisance et la facilité avec lesquelles elles se livrent à nous, nous en causent encore plus, d’autant que le mécontentement et la colère naissent du prix que nous attachons à ce que nous désirons, excitent notre amour, le réchauffent, tandis que la satiété engendre le dégoût ; ce n’est plus qu’une passion émoussée, hébétée, lasse et endormie : Si tu veux régner longtemps sur ton amant, dédaigne ses prières (Ovide) » ; « Faites les dédaigneux, celle qui vous a refusé hier, viendra s’offrir à vous aujourd’hui (Properce). »

Les femmes ne se voilent et n’affectent de la pudeur, que pour se faire désirer. — Pourquoi Poppée imagina-t-elle de tenir couvertes d’un masque les beautés de son visage, sinon pour leur donner plus de prix aux yeux de ses amants ? Pourquoi les femmes dérobent-elles à la vue, avec ces voiles descendant jusqu’au-dessous des talons, ces appâts[1] que chacune voudrait montrer, que chacun désire voir ? Pourquoi entassent-elles les unes sur les autres tant de choses qui défendent les approches de ces parties de leur corps sur lesquelles se portent notre désir et le leur ? À quoi servent ces énormes bastions dont les nôtres viennent d’armer leurs hanches, sinon à leurrer notre appétit en nous attirant vers elles, tout en nous en tenant écartés ? « Elle court se cacher derrière les saules, mais auparavant elle a fait en sorte d’être aperçue (Virgile) » ; « Parfois elle a opposé sa robe à mes impatients désirs (Properce). » — À quoi sert cet art qui met en jeu l’air pudibond de la vierge, une froideur calculée, une contenance sévère, ce semblant d’ignorance de choses qu’elles savent mieux que nous qui les en instruisons, si ce n’est à accroître le désir que nous avons de vaincre, à stimuler et presser notre appétit par toutes ces cérémonies et ces obstacles ? Car non seulement il y a du plaisir, mais encore de la gloire à affoler et débaucher ces discrètes résistances, ces pudeurs enfantines et mettre à la merci de notre ardeur une gravité froide et digne ; il est glorieux de triompher de leur modestie, de leur chasteté et de leur tempérance ; et celui qui déconseille aux femmes l’emploi de ces artifices, les trahit et lui-même avec elles. — Il faut que nous croyions que leur cœur frémit d’effroi, que le son de nos voix leur murmurant des propos d’amour, blesse la pureté de leurs oreilles, qu’elles nous en veulent et ne cèdent à nos importunités que contraintes et forcées. La beauté, si puissante qu’elle soit, ne suffit pas à se faire savourer sans ces velléités de résistance. Voyez en Italie, où il y en a à vendre plus que partout ailleurs et de la plus attrayante, comme il lui faut avoir recours à des moyens factices et appeler l’art à son aide pour se rendre agréable ; sinon, quoique vénale et publique, sa recherche demeure faible et languissante. Il se produit ici ce qui arrive aussi à la vertu : deux voies y conduisent, l’une facile, l’autre semée d’obstacles et n’atteignant pas toujours le but ; c’est cependant celle-ci que, dans les deux cas, nous estimons la plus belle et la plus digne.

C’est pour réveiller notre zèle religieux que Dieu permet les troubles qui agitent l’Église. — C’est un effet de la divine Providence de permettre que sa sainte Église soit, comme nous le voyons, en proie à tant de troubles et d’orages. Cela fait que, par contraste, les âmes pieuses s’éveillent et sortent de l’oisiveté et du sommeil où les avait plongées une si longue tranquillité. Si nous comparons les pertes résultant du nombre de ceux qui se sont dévoyés, au gain produit de ce fait que nous nous sommes retrempés, que notre zèle et nos forces se sont ravivés à l’occasion de cette lutte, je ne sais si le bénéfice n’excède pas le dommage.

Nous avons pensé resserrer les liens du mariage, en ôtant tout moyen de le rompre ; mais il en est résulté que ceux créés par la volonté et l’affection se sont dénoués et relâchés, en même temps que s’est davantage rétréci le nœud de la contrainte. C’est l’opposé de ce qui s’est passé à Rome, où la liberté que chacun avait de le dissoudre, par cela seul qu’il en avait la volonté, fit qu’il demeura si longtemps en honneur et sans qu’il y fut porté atteinte. On s’appliquait d’autant plus à garder sa femme qu’on pouvait la perdre ; et alors que le divorce était à la portée de tous, il se passa cinq cents ans et plus, sans que personne en usât. « Ce qui est permis n’a plus de charme ; ce qui est défendu irrite les désirs (Ovide). »

La sévérité des supplices, loin d’empêcher les crimes, en augmente le nombre. — Ce propos m’amène à citer cette opinion émise par un auteur ancien : « Les supplices excitent au vice plutôt qu’ils ne le refrènent ; ils ne font pas qu’on s’applique à bien faire, cela est l’ouvre de la raison et du mode d’éducation ; on veille seulement avec plus de soin à n’être point surpris faisant le mal. » « Le mal qu’on croyait extirpé, gagne et s’étend plus loin (Rutilius). » J’ignore si cette assertion est exacte, mais ce que je sais par expérience, c’est que jamais les supplices n’ont changé l’état moral d’un peuple ; c’est de moyens autres que dépendent l’ordre et la régularité dans les mœurs.

Les historiens grecs font mention des Argippées, tribu voisine de la Scythie, qui vivaient sans avoir besoin de verges ni de bâton pour le maintien de l’ordre ; non seulement personne n’entreprenait d’aller les attaquer, mais quiconque pouvait se réfugier chez eux, y trouvait asile à cause de leur vertu et de la sainteté de leur vie, et nul n’eût osé porter la main sur lui. Les peuplades environnantes recouraient à eux pour trancher leurs différends. — Ils citent également une nation où les clôtures des jardins et des champs qu’on veut délimiter, se marquent avec un simple filet de coton qui, malgré sa fragilité, y constitue une barrière bien plus respectée et plus effective que nos fossés et nos haies : « Les serrures attirent les voleurs : celui qui vole avec effraction, n’entre pas dans les maisons ouvertes (Sénèque). »

Montaigne, au milieu des guerres civiles, a garanti sa maison de toute invasion en la laissant ouverte et sans défense. — Peut-être la facilité d’y pénétrer est-elle, entre autres choses, une des causes qui ont préservé ma maison des violences de la guerre civile. Se défendre fait songer à attaquer ; la défiance provoque l’offense. J’ai détourné les gens de guerre de l’idée de venir chez moi, en leur enlevant toute chance à courir et tout sujet d’acquérir de la gloire, ce qui d’habitude, à leurs yeux, justifie et excuse tous les excès. Ce qui demande du courage étant toujours tenu pour honorable dans les temps où la justice n’existe plus, j’ai fait en sorte que l’envahissement de ma maison soit un acte de lâcheté et de trahison. Elle n’est fermée pour personne qui vient y frapper ; il n’y a pour toute mesure de précaution qu’un portier, dressé aux usages et cérémonies des temps passés et qui ne sert pas tant à défendre la porte qu’à rendre l’accueil plus décent et plus avenant ; je n’ai d’autre garde et sentinelle que les astres. Un gentilhomme a tort de sembler vouloir être en mesure de faire résistance, si elle n’est[2] parfaitement organisée. Qui est accessible d’un côté, l’est de toutes parts ; nos pères n’eurent jamais l’idée de construire des places frontières. Les moyens de se rendre maître de nos maisons, même sans armée, ni canon, deviennent de jour en jour plus puissants et hors de proportion avec les progrès des moyens de défense ; c’est surtout l’idée d’envahir qui hante les esprits, elle intéresse tout le monde ; la défense à y opposer n’intéresse que les riches. — Ma maison présente assez de résistance pour l’époque à laquelle elle a été construite ; je n’y ai rien ajouté sous ce rapport et craindrais, si je la fortifiais davantage, que cela ne tourne contre moi ; sans compter que lorsque les temps redeviendront tranquilles, nous serons contraints de les démanteler. Dans de semblables demeures, il est dangereux de ne pouvoir s’y maintenir, et on n’est pas sûr de le pouvoir parce que, dans les guerres intestines, votre valet peut être du parti opposé au vôtre ; et, lorsque c’est la religion qui en est le prétexte, les parents eux-mêmes, et non sans que cela ne paraisse justifié, deviennent suspects. Le trésor public ne peut entretenir des garnisons chez chacun, il n’y suffirait pas ; nous ne pouvons le faire sans nous ruiner, ou ruiner le peuple, ce qui, à plus d’inconvénients, joint d’être plus injuste encore. Que sans me défendre, je sois envahi, je ne m’en trouverai guère plus mal. Si au contraire vous vous défendez, vous vous perdez ; vos amis eux-mêmes, au lieu de vous plaindre, s’amusent à critiquer votre négligence à pourvoir à votre sûreté, et l’ignorance ou la nonchalance que vous apportez à ce qui est du ressort de votre profession. De ce que tant de maisons, dont la résistance était préparée, ont été perdues alors que la mienne est encore debout, je suis porté à croire que ce sont les vélléités de résistance mêmes qui ont causé leur perte ; elles ont donné l’idée de les attaquer et justifié l’assaillant à ses propres yeux ; tout préparatif de défense marque qu’on est disposé à combattre. On peut se jeter chez moi si telle est la volonté de Dieu ; mais, quoi qu’il arrive, je n’y appellerai personne ; ce m’est un lieu de retraite où je me repose des guerres ; c’est un coin que j’essaie de soustraire à la tempête qui règne partout, comme je fais en mon âme d’un autre petit coin. La guerre qui nous désole peut changer de forme, s’étendre, de nouveaux partis se constituer, pour moi, je ne bouge pas. De tant de maisons fortifiées, moi seul, que je sache, de ma condition[3] en France, m’en suis remis simplement au ciel du soin de protéger la mienne, et n’en ai jamais ôté pour les mettre en lieu sûr, ni argenterie, ni titres, ni tapisseries, ne voulant ni craindre, ni me sauver à demi. Si une entière confiance dans la Providence me vaut la faveur divine, elle se continuera jusqu’à la fin ; sinon, j’ai été préservé pendant assez de temps, pour que déjà ce soit un fait digne de remarque et à noter, car voilà bien trente ans que cela dure.

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