Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 24

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 559-563).

CHAPITRE XXIV.

De la grandeur romaine.

Montaigne ne trouve rien de comparable à cette grandeur des Romains ; n’étant encore que simple citoyen, César donne, vend et propose des trônes. — Je ne veux dire qu’un mot de ce sujet inépuisable, pour montrer la simplicité de ceux qui mettent sur le même pied la grandeur romaine et les chétives grandeurs de notre époque.

Dans le livre sept des « Épitres familières » de Cicéron (cette épithète de familières, les grammairiens peuvent la supprimer, si cela leur convient, car vraiment elle ne se justifie guère ; tandis que ceux qui y ont substitué celle de « à ses familiers », peuvent, pour ce faire, s’appuyer sur ce que Suétone, dans sa vie de César, dit qu’il existe de lui un volume de lettres écrites sous cette dénomination) ; dans ces épitres donc, s’en trouve une qu’il adresse à César alors que celui-ci était en Gaule, où il reproduit ce passage qui terminait une lettre que lui-même avait reçue de lui : « Quant à Marcus Furius, que tu m’as recommandé, je le ferai roi de Gaule ; et si tu veux que je donne une situation à quelque autre de tes amis, envoie-le-moi. » Ce n’était pas une nouveauté qu’un simple citoyen, comme était alors César, disposât de royaumes ; déjà, il avait enlevé le sien au roi Déjotarus et en avait fait don à un nommé Mithridate, gentilhomme de la ville de Pergame. Ceux qui ont écrit sa vie, font mention de plusieurs autres royaumes vendus par lui ; et Suétone dit que d’une seule fois il tira trois millions six cent mille écus du roi Ptolémée, qui fut bien près de lui vendre le sien : « À tel prix la Gallicie, à tant le Pont, à tant la Lydie (Claudien) ! »

Une lettre du Sénat romain suffit pour faire abandonner ses conquêtes à un roi puissant. — Marc-Antoine disait que la grandeur du peuple romain ne se manifestait pas tant par ce qu’il prenait que par ce qu’il donnait ; de fait, un siècle avant Antoine, il avait ôté un royaume entre autres, par un acte merveilleux d’autorité tel, que je ne sais rien, dans toute son histoire, qui donne une plus haute idée de sa puissance. Antiochus était maître de l’Égypte entière et en train de conquérir Chypre et tout ce qui avait appartenu à cet empire. Il marchait de succès en succès, quand C. Popilius se présenta à lui de la part du Sénat et commença, en l’abordant, par refuser de lui toucher la main, avant qu’au préalable il eut pris connaissance des lettres qu’il lui apportait. Le roi les ayant lues, lui dit qu’il en délibérerait ; mais Popilius, se mettant à tracer avec sa baguette un cercle autour de lui, lui dit : « Avant de sortir de ce cercle, fais-moi une réponse que je puisse rapporter au Sénat. » Antiochus, étonné de la rudesse d’un ordre aussi pressant, réfléchit un instant, puis répondit : « Je ferai ce que le Sénat me commande » ; Popilius le salua alors comme ami du peuple romain. Le roi, victorieux comme il l’était, sur l’impression produite en lui par trois lignes d’écriture, avait renoncé à la conquête d’un aussi grand état que l’Égypte ; aussi fut-il bien dans le vrai quand, quelque temps après, il faisait dire au Sénat par ses ambassadeurs, qu’il avait accueilli son injonction avec le même respect que si elle lui était venue des dieux immortels.

Les Romains rendaient leurs royaumes aux rois qu’ils avaient vaincus, pour faire de ceux-ci des instruments de servitude. — Tous les royaumes qu’Auguste acquit par droit de conquête, il les rendit à ceux qui les avaient perdus, ou en fit don à des étrangers. A ce sujet, Tacite, parlant du roi d’Angleterre Cogidunus, nous fait saisir d’une façon merveilleuse cette puissance infinie des Romains. Ils avaient, dit-il, l’habitude, prise de longue date, de laisser en possession de leurs royaumes, sous leur protectorat, les souverains qu’ils avaient vaincus, « de manière à avoir jusqu’aux rois eux-mêmes comme instruments de servitude (Tacite) ». — Il est vraisemblable que Soliman, à qui nous avons vu faire généreusement abandon du royaume de Hongrie et d’autres états, était mû plus par cette même raison que par celle qu’il donnait d’ordinaire : « qu’il était las du fardeau de tant de royaumes et de cette puissance, qu’il devait à sa valeur et à celle de ses ancêtres ».