Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 35

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 663-677).

CHAPITRE XXXV.

Trois femmes vraiment bonnes.

Quelques épigrammes de Montaigne contre les femmes de son siècle qui ne témoignent leur affection à leurs maris que quand ils sont morts. — Les femmes vraiment bonnes ne se comptent pas par douzaines, comme chacun sait ; notamment quand on les envisage au point de vue des devoirs du mariage, car c’est là un marché entouré de tant de circonstances épineuses qu’il est difficile que la volonté d’une femme l’observe longtemps dans son entier ; les hommes eux-mêmes ont bien de la peine à s’y faire, quoique se trouvant pour cela dans d’un peu meilleures conditions. La pierre de touche d’un bon mariage est dans la manière dont on a vécu tant qu’on est demeuré ensemble ; il n’a été vraiment tel, que si l’union a été constamment douce, loyale et facile. — En notre siècle, les femmes réservent assez communément leurs bonnes grâces et les marques d’une violente affection envers leurs maris, pour quand elles les ont perdus ; elles cherchent alors, par cet étalage, à montrer combien étaient grands les sentiments qu’elles leur portaient ; manifestation tardive et hors de saison ! Par là elles témoignent plutôt qu’elles ne les aiment que parce qu’ils sont morts. Leur vie durant, c’était une ébullition continue ; ils sont trépassés, elles sont tout amour et affabilité. De même que les pères dissimulent l’affection qu’ils ont pour leurs enfants, elles dissimulent volontiers elles aussi la leur à l’égard de leurs maris, pour commander le respect imposé par les lois de la bienséance. Un tel mystère n’est pas de mon goût ; elles ont beau laisser leurs chevelures flotter en désordre, s’égratigner, je vais à l’oreille d’une femme de chambre, d’un secrétaire et leur demande : « Quelle était la nature de leurs rapports ? comment vivaient-ils ensemble ? » J’ai toujours présent à la mémoire ce bon mot : « Celles qui ont le moins de chagrin, pleurent avec le plus d’ostentation (Tacite) » ; leur air maussade est odieux aux vivants et bien inutile aux morts. Nous permettrions volontiers de rire quand nous ne sommes plus, pourvu qu’on nous sourie un peu pendant notre vie. N’y a-t-il pas de quoi ressusciter de dépit si celle qui, lorsque je vivais, m’aura craché au nez, vient m’embrasser les pieds quand je ne suis plus ? S’il y a quelque honneur à pleurer un mari, il n’appartient qu’à celles qui leur ont souri. Celles qui, près d’eux, ont passé leur temps à gémir, peuvent rire maintenant qu’ils sont morts ; qu’elles se montrent donc extérieurement telles qu’elles sont au dedans d’elles-mêmes. Aussi, ne vous en laissez pas imposer par ces yeux humides et cette voix plaintive ; considérez cette attitude, ce teint et ces joues pleines sous ces longs voiles, voilà qui parle avec sincérité ; il en est peu dont la santé, en pareille occurrence, n’aille s’améliorant, et c’est là un indice qui ne saurait mentir. Cette contenance de circonstance ne vise pas tant le passé que l’avenir ; elle a plus pour objet d’acquérir que de payer. Dans mon enfance, une honnête et très belle dame qui vit encore, veuve d’un prince, avait, dans sa parure, je ne sais quoi de plus que ne comportent les lois qui, à notre époque, règlent les questions de veuvage ; à ceux qui le lui reprochaient, elle répondait « C’est parce que je ne recherche plus de nouvelles conquêtes, et n’ai pas la volonté de me remarier. »

Cependant, dans l’antiquité, il en relève trois qui voulurent partager le sort de leurs maris se donnant la mort. — Pour n’aller en rien à l’encontre de mes habitudes, j’ai fait ici choix de trois femmes qui, bien qu’elles aient laissé éclater leur bonté et leur affection pour leurs maris au moment de leur mort, n’en sont pas moins des exemples qui diffèrent quelque peu les uns des autres et si concluants, qu’on peut en déduire hardiment ce qu’elles ont été durant leur vie.

La première, citée par Pline le jeune, était une Italienne de naissance commune ; son dévouement. — Pline le jeune avait près d’une de ses propriétés d’Italie un voisin très gravement atteint d’ulcères aux parties que la décence commande de dérober à la vue. Sa femme, le voyant dépérir depuis très longtemps, le pria de lui permettre de voir de près et à loisir l’état de son mal et qu’elle lui dirait, plus franchement qu’aucun autre, ce qu’il avait à en espérer ; il y consentit. Après l’avoir attentivement examiné, elle estima que la guérison était impossible ; que tout ce qu’il pouvait attendre, était de trainer, fort longtemps encore, une vie douloureuse et languissante ; et, comme plus sûr et souverain remède, elle lui conseilla de se tuer. Le trouvant un peu hésitant à accepter une solution aussi radicale : « Ne pense pas, mon ami, lui dit-elle, que les douleurs que je te vois souffrir ne me touchent pas autant que toi et que, pour y échapper, je ne veuille pas faire moi-même usage du médicament que je te conseille. Je te tiendrai compagnie quand tu seras guéri, comme je le fais pendant que tu es malade. N’aie donc pas cette crainte et pense au plaisir que nous éprouverons de ce passage de vie à trépas, auquel nous devrons d’être délivrés de tels tourments ; c’est un heureux voyage que nous accomplirons ensemble. » Cela dit, et ayant ranimé le courage de son mari, elle décida qu’ils se précipiteraient dans la mer, d’une fenêtre de leur demeure, dont les flots baignaient le pied ; et, pour lui témoigner jusqu’à la fin cette loyale et ardente affection dont elle l’avait entouré toute sa vie, elle voulut encore qu’il mourût entre ses bras ; mais, de peur que les forces ne vinssent à lui manquer, et que les étreintes dont elle l’enlaçait ne se relâchassent dans la chute et par suite de l’appréhension qu’elle pourrait éprouver, elle se fit lier et attacher très étroitement à lui par le milieu du corps, faisant ainsi abandon de sa vie pour le repos de celle de son mari. Cette femme était de basse extraction et, parmi les gens de cette condition, des faits d’une aussi exquise bonté ne sont pas absolument rares : « C’est parmi les pauvres gens que la Justice, fuyant nos régions, a porté ses derniers pas (Virgile). »

Les deux autres sont des femmes nobles et riches, parmi lesquelles les exemples de vertu sont moins fréquents.

La seconde est Arria, femme de Cecina Pætus ; son énergie. — Arria, femme de Cecina Pætus, personnage consulaire, était mère d’une autre Arria, femme de Thrasæas Pætus, dont la vertu fut en si grand renom du temps de Néron, et, du fait de ce gendre, elle fut grand’mère de Fannia ; cette indication est nécessaire, la ressemblance des noms de ces hommes et de ces femmes et aussi leurs fortunes semblables ayant amené des confusions. — Cecina Pætus, après la défaite de Scribonianus, dont il avait embrassé le parti contre l’empereur Claude, ayant été arrêté par les gens de ce dernier, Arria, première du nom, sa fenime, supplia ceux qui l’emmenaient prisonnier à Rome de la recevoir sur leur navire, où elle serait de moindre dépense et de moins de gêne que le personnel qu’ils devraient prendre pour le service de son mari, s’engageant à suffire à elle seule à faire sa chambre, sa cuisine et tout ce qui serait besoin ; ils s’y refusèrent. Elle se jeta alors dans un bateau de pêcheur qu’elle loua sur-le-champ, et de la sorte le suivit depuis la Slavonie. Ils étaient à Rome, quand, un jour, en présence de l’empereur, Junia veuve de Scribonianus, s’autorisant de leurs infortunes communes, l’aborda familièrement ; elle la repoussa rudement, lui disant : « Tu veux que, moi, je te parle ; que je t’écoute, toi, dans les bras de qui Scribonianus a été tué, et qui vis encore ! » Ces paroles et d’autres indices donnèrent à penser à sa famille que, ne pouvant supporter les infortunes de son mari, elle songeait à attenter à ses jours. Thraséas, son gendre, la suppliant de renoncer à un tel dessein et lui disant à cet effet : « < Quoi, si j’étais dans le cas de Cecina, voudriez-vous donc que ma femme, qui est votre fille, en agisse ainsi ? » « Comment, si je le voudrais ! répondit-elle ; oui, oui, je le voudrais, si elle avait vécu avec toi aussi longtemps et en aussi bon accord que je l’ai fait avec mon mari ! » Ces réponses amenaient un redoublement dans la surveillance dont elle était l’objet, et faisaient qu’on suivait de très près tous ses mouvements. Un jour, qu’elle venait de dire à ceux qui la gardaient « Vous avez beau faire, vous pouvez me rendre la mort plus douloureuse, mais m’empêcher de mourir, cela n’est pas en votre pouvoir », s’élançant violemment d’une chaise sur laquelle elle était assise, elle alla donner, de toutes ses forces de la tête contre le mur voisin, se blessant grièvement et tombant évanouie sous la violence du coup : « Je vous disais bien, dit-elle après qu’à grand’peine on l’eut fait revenir à elle, que si vous m’empêchez de recourir, pour me tuer, à quelque procédé facile, j’en trouverai bien un autre, quelque difficile d’exécution qu’il soit. » — Voici comment finit cette femme d’un courage si admirable : Pætus son mari n’ayant pas, par lui-même, le cœur assez ferme pour se donner la mort à laquelle la cruauté de l’empereur l’obligeait, un jour, après bien d’autres, l’ayant tout d’abord catéchisé et pressé pour l’amener à assez de résolution pour adopter le conseil qu’elle voulait lui voir suivre, elle saisit le poignard qu’il portait et, le tirant de sa gaine et le tenant à la main, lui dit en manière de conclusion de ses exhortations : « Fais ainsi, Pætus » ; et, au même instant, elle s’en frappait d’un coup mortel dans la poitrine ; puis, arrachant l’arme de la plaie, elle exhalait son dernier soupir en prononçant cette noble et généreuse parole demeurée immortelle : « Pæte, non dolet » (Tiens, Pætus, cela ne fait point mal) ; n’ayant que le temps de dire ces trois mots de si belle signification. « Lorsque la chaste Arria eut présenté à son mari le fer qu’elle venait de retirer de son sein : Crois-moi, Pætus, dit-elle, le coup que je viens de me porter ne me fait point mal, je ne souffre que de celui que tu vas te donner à ton tour (Martial). » Les mots qu’elle a réellement prononcés, sont bien plus expressifs et d’une sublimité bien autrement grande, que la paraphrase qu’en donne le poète ; car la blessure et la mort de son mari, comme les siennes, n’étaient pas ce qui l’occupait ; elle-même les avait conseillées et en avait poursuivi l’exécution ; mais après avoir conçu ce dessein si élevé et si courageux, uniquement pour la commodité de son époux, au dernier instant de sa vie, c’est encore à lui seul qu’elle songe, cherchant à faire qu’il n’ait aucune appréhension à la suivre dans la mort. Pætus se frappa aussitôt de ce même poignard ; mais, à mon sens, il est honteux pour lui d’avoir eu besoin, pour en arriver là, d’un aussi cher et précieux enseignement.

Paulina Pompeia, femme de Sénèque, est la troisième ; son histoire. — Pompeia Paulina, jeune et très noble dame romaine, avait épousé Sénèque alors arrivé à un âge très avancé. Néron, le beau disciple de ce philosophe, envoya à celui-ci ses gardes pour lui notifier l’ordre de se donner la mort, ce qui se passait de la manière suivante : Quand les empereurs romains de cette époque avaient condamné un homme de qualité, ils lui mandaient par un de leurs officiers de choisir un genre de mort à sa convenance et de se la donner dans un délai de telle ou telle durée, qu’ils déterminaient selon le degré de ressentiment qu’ils avaient contre lui, délai tantôt plus long tantôt plus court, lui donnant du temps pour mettre ordre à ses affaires, et quelquefois lui en ôtant les moyens en écourtant celui laissé à sa disposition. Si le condamné n’obtempérait pas à cet ordre, l’officier pourvoyait à son exécution par l’entremise de gens ad hoc qu’il amenait avec lui et qui ouvraient au patient les veines des bras et des jambes, ou lui faisaient de force avaler du poison ; mais les personnes qui se respectaient, ne s’exposaient pas à cette contrainte et recouraient pour cette opération à leurs propres médecins et chirurgiens. Sénèque reçut cette communication sans se départir de son calme et de son assurance ; puis il demanda du papier pour faire son testament, ce qui lui fut refusé par le capitaine qui lui notifiait son arrêt de mort. Se tournant alors vers ses amis, il leur dit : « Puisque je ne puis rien vous donner autre en reconnaissance de ce que je vous dois, je vous laisse du moins ce que j’ai de plus beau, l’image de mes mœurs et de ma vie, dont je vous prie de conserver la mémoire, afin que, ce faisant, vous acquériez la gloire d’être de sincères et véritables amis. » > En même temps, tantôt il calmait par de douces paroles l’intensité de la douleur de ceux qu’il voyait souffrir de son malheur, tantôt les gourmandait sur un ton de voix plus grave : « Où sont, leur disait-il, ces beaux préceptes de philosophie, ces garanties accumulées pendant tant d’années pour nous prémunir contre les accidents de la fortune ? La cruauté de Néron nous était-elle donc inconnue ? Que pouvions-nous attendre de celui qui a tué sa mère et son frère, sinon qu’il fasse aussi mourir son gouverneur qui l’a instruit et élevé ? » Après ces paroles qui s’adressaient à tous, il se tourna vers sa femme et la tint étroitement embrassée. Comme à celle-ci, sous le poids de la douleur, le cœur et les forces défaillaient, il la pria de supporter, pour l’amour de lui, ce malheur avec plus de résignation, lui exposant que l’heure était venue, où il y avait à montrer, non plus par des dissertations ou par des discussions mais par des actes, le fruit qu’il avait retiré de ses études, auxquelles, à n’en pas douter, il devait d’accueillir la mort, non seulement sans révolte, mais encore avec joie : « C’est pourquoi, m’amie, lui dit-il, ne la déshonore pas par tes larmes, afin de ne pas paraître t’aimer toi-même plus que ma réputation ; apaise ta douleur ; console-toi par ce que tu connais de moi et de mes actions ; continue à pratiquer, durant le reste de tes jours, les honnêtes occupations auxquelles tu t’es adonnée. » A quoi Pauline, ayant un peu recouvré ses esprits, et sa très noble affection pour son époux réchauffant son courage magnanime, répondit : « Non, Sénèque ; je ne suis pas pour ne pas vous tenir compagnie dans la situation qui vous est imposée ; je ne veux pas que vous pensiez que les vertueux exemples de votre vie ne m’ont pas encore appris à bien mourir ! Et quand pourrais-je le mieux faire, plus honorablement et plus à mon gré qu’avec vous ? Tenez donc pour assuré que je quitterai la vie en même temps que vous. » Sénèque, prenant en bonne part cette si belle et glorieuse détermination de sa femme, qui le délivrait de l’appréhension qu’il avait de la laisser apres lui à la merci de ses ennemis et de leur cruauté, reprit : « Je te conscillais ce qui convenait le mieux pour te rendre la vie heureuse ; tu préfères l’honneur de mourir ; en vérité, je ne puis te le contester. Nous apportons l’un et l’autre, à notre fin commune, même fermeté et même résolution ; mais tu y as une part bien plus belle et bien plus glorieuse. » On leur ouvrit alors, à tous deux, les veines des bras ; mais chez Sénèque, la circulation, moins active par suite de son grand âge et des privations qu’il s’imposait, faisant que le sang ne coulait que lentement et peu abondamment, il commanda qu’on lui ouvrit aussi les veines des cuisses ; et autant pour que les souffrances qu’il endurait n’attendrissent pas le cœur de sa femme, que pour s’épargner à lui-même l’affliction de la voir en si pitoyable état, il prit très amoureusement congé d’elle et la pria de permettre qu’on l’emportât dans la chambre voisine, ce qui fut fait. Cependant les incisions qu’il avait subies ne suffisant pas pour amener la mort, il se fit donner par son médecin Statius Annéus un breuvage empoisonné qu’il prit sans en obtenir plus d’effet, parce qu’en raison de la faiblesse en laquelle il était et du froid qui commençait à raidir ses organes, le poison ne put atteindre le cœur ; on le mit en conséquence dans un bain très chaud. Sentant dès lors sa fin approcher, tant qu’il eut du souffle il continua à émettre sur son état les plus excellentes réflexions, que recueillirent ses secrétaires aussi longtemps qu’ils purent distinguer sa voix ; ses dernières paroles sont demeurées longtemps après lui, estimées et honorées de ceux qui les ont connues ; aussi est-il bien regrettable qu’elles ne soient pas parvenues jusqu’à nous. Lorsqu’il se sentit arrivé à ses derniers moments, prenant de l’eau ensanglantée de son bain, il s’en arrosa la tête, et dit : « Je voue cette eau à Jupiter libérateur ! » — Néron, prévenu moment par moment, craignant que la mort de Pauline, qui était des dames romaines les mieux apparentées et contre laquelle, du reste, il n’avait pas d’inimitié particulière, ne devînt un grief contre lui, envoya en toute hate, pour qu’on refermåt ses plaies ; ce que firent ses gens à elle, à son insu, car déjà elle était à demi morte et n’avait plus sa connaissance. Elle continua donc à vivre, contrairement à la résolution qu’elle avait prise ; sa vie se poursuivit très honorablement, comme il convenait à sa vertu ; la pâleur de son visage se maintint, attestant combien, par ses blessures, elle avait été près de la mort.

Les poètes tragiques auraient souvent beau jeu à tirer de l’histoire les sujets de leurs pièces. — Voilà mes trois contes, tous trois véritables et que je trouve aussi intéressants et tragiques que tous ceux que nous imaginons pour faire plaisir au public. Je m’étonne que ceux qui se livrent à cette occupation, au lieu d’inventer, n’aient pas plutôt l’idée de choisir parmi celles consignées dans les livres, dix mille très belles histoires ; cela leur donnerait moins de peine, serait plus intéressant et leur procurerait plus de profit. Qui voudrait en composer un ouvrage entier se tenant, n’aurait qu’à fournir ce qui servirait à les lier les unes aux autres, comme la soudure qui unit deux fragments de métaux différents. Il pourrait de la sorte entasser force événements de toutes espèces qui sont arrivés ; il les disposerait et les varierait suivant ce qui conviendrait pour la beauté de l’ouvrage, à peu près comme a fait Ovide, qui a composé ses Métamorphoses avec un grand nombre de fables diverses juxtaposées.

Particulière preuve d’amour que, de son côté, Sénèque avait donnée à sa femme en renonçant à la mort par égard pour elle. — Chez Sénèque et Pauline, il est encore digne de remarque que, si celle-ci offre volontairement à son mari de quitter la vie par amour pour lui, celui-ci avait, de son côté, renoncé autrefois à la mort pour l’amour d’elle. Pour nous, les deux choses ne sont pas l’équivalent l’une de l’autre ; mais, étant données les idées stoïques de Sénèque, je crois qu’en prolongeant sa vie par égard pour sa femme, il pensait avoir autant fait en sa faveur qu’en mourant pour elle. Dans une des lettres qu’il écrit à Lucilius, il lui narre d’abord que la fièvre l’a pris à Rome ; qu’aussitôt, montant dans son char, il s’est rendu à la campagne dans une de ses maisons, et cela, contre l’opinion de sa femme qui s’opposait à ce déplacement et à laquelle il avait répondu, pour passer outre, que sa fièvre ne provenait pas d’une prédisposition de sa part, mais tenait à une cause locale ; puis il poursuit : « Elle me laissa aller, me recommandant fort ma santé ; or, sachant qu’elle ne vit que pour moi, en me ménageant c’est elle que je ménage. Je dois à ma vieillesse d’avoir acquis, en certaines choses, plus de fermeté et de résolution ; mais cela ne me sert plus de rien quand je viens à penser que, vieillard, je me dois à une jeune femme. N’arrivant pas à l’amener à être plus courageuse dans l’amour qu’elle me porte, elle m’oblige à envisager d’autre façon celui que je me porte à moimême ; il faut bien faire quelques concessions aux affections honnêtes, lors même que les circonstances nous invitent à agir autrement. Il faut alors nous rattacher à la vie, malgré la souffrance qu’on en éprouve ; il faut, avec les dents, arrêter au passage notre âme prête à échapper puisque, pour les gens de bien, vivre est une obligation qui leur est imposée, non parce que cela leur plaît, mais parce qu’ils en ont le devoir. Celui qui n’estime pas assez sa femme ou un ami pour continuer à vivre, et qui s’opiniâtre à mourir, est trop délicat de caractère et manque d’énergie ; il faut que l’âme s’y résolve, quand cela est commandé par l’intérêt des nôtres ; il faut parfois nous prêter à nos amis et, alors même qu’il nous conviendrait de mourir, nous devons, si pour eux il en est besoin, suspendre notre résolution. C’est témoigner de la grandeur et du courage que de revenir à l’existence en considération d’autrui ainsi que l’ont fait plusieurs excellents personnages ; c’est un trait de bonté d’une nature toute particulière que de consentir à la vieillesse (dont le plus grand avantage est sa durée précaire qui permet d’user de la vie avec plus de courage et de dédain), lorsqu’on sent que la charge que l’on accepte ainsi est douce, agréable et profitable à quelqu’un pour qui l’on a une grande affection. Et quelle agréable récompense n’en reçoit-on pas ? Est-il rien de plus doux que d’être cher à sa femine, au point que pour elle, on en devienne plus cher à soi-même ? C’est ainsi que ma Pauline m’a donné charge et de ses craintes et des miennes ; je n’ai pas eu seulement à considérer combien la mort répondait à mon désir, j’ai dù envisager aussi l’affliction qu’elle lui causerait et me suis imposé l’obligation de vivre ; consentir à vivre est quelquefois acte de magnanimité ! » Telles sont ses propres paroles, excellentes par elles-mêmes, comme l’est dans son application le principe qu’il émet.


fin du second volume.