Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 37

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 23-77).

CHAPITRE XXXVII.

De la ressemblance des enfants avec leurs pères.

Comment Montaigne faisait son livre ; il n’y travaillait que dans ses moments de loisir. — Je ne mets la main à cette sorte de fagotage qu’est ce livre formé de tant de pièces diverses, que lorsque je n’ai absolument rien autre à faire et que je suis chez moi ; aussi, s’est-il fait à différentes reprises et par intervalles, les circonstances faisant que je demeure parfois absent plusieurs mois consécutifs. Du reste, je ne substitue jamais de nouvelles idées aux premières ; il peut m’arriver de changer un mot pour varier mes expressions, mais non de les modifier. Je cherche à représenter le cours de mes pensées et voudrais qu’on les saisisse chacune à son origine ; je regrette de ne pas avoir commencé plus tôt, de manière à pouvoir suivre leurs transformations successives. Un valet que j’employais à les écrire sous ma dictée, s’est imaginé faire un beau coup, en me volant quelques fragments de mon ouvrage, qu’il a eu soin de choisir ; je m’en console en pensant qu’il n’y gagnera pas plus que je n’y ai perdu.

Il y a sept ou huit ans qu’il a commencé à l’écrire, et depuis dix-huit mois il souffre d’un mal qu’il avait toujours redouté, de la colique. — Depuis que j’ai commencé, je suis devenu plus vieux de sept ou huit ans ; ce n’a pas été sans faire quelque acquisition nouvelle, j’y ai gagné notamment des coliques néphrétiques que m’a values la libéralité des ans, car leur commerce et leur compagnie, en se prolongeant, ne se passent guère sans qu’on en recueille quelque fruit de ce genre. J’aurais bien voulu que parmi les présents divers dont ils peuvent gratifier ceux qui les fréquentent longtemps, ils en eussent choisi pour moi un autre plus à ma convenance ; ils ne pouvaient m’en donner un que j’aie plus en horreur, et cela depuis mon enfance ; car c’est précisément, de tous les accidents de la vieillesse, celui que je redoutais le plus.

Combien les hommes sont attachés à la vie ! il commence à s’habituer à cette cruelle maladie. — Maintes fois, à part moi, j’ai pensé que j’allais trop de l’avant dans le sentier de la vie ; qu’à force de faire un si long chemin, je ne devais pas manquer de finir par une mauvaise rencontre ; je le sentais et je protestais, me disant qu’il était l’heure de partir, qu’il faut interrompre l’existence, en tranchant dans le vif, quand on est encore sain de corps, comme font les chirurgiens lorsqu’ils ont à couper quelque membre ; me répétant qu’à celui qui ne rend pas à temps la vie qu’elle lui prête, la nature se fait d’ordinaire payer avec une bien rigoureuse usure. Et cependant, il s’en fallait tellement qu’à ce moment je fusse prêt pour ce départ que, depuis dix-huit mois ou à peu près que je suis en ce déplaisant état, je commence déjà à m’en accommoder ; je me fais à ces douleurs qui sont devenues les compagnes inséparables de mon existence, j’y trouve des sujets de consolation et d’espérance ; les hommes sont tellement acoquinés à leur misérable vie, qu’il n’est si rude condition qu’ils n’acceptent pour la conserver. Ecoutez Mécène : « Que je ne puisse faire usage de mes mains, de mes pieds, que je sois cul-dejatte, que j’aie perdu mes dents, qu’importe ! tout est bien, du moment que je vis encore. » — C’était de la part de Tamerlan masquer, sous les dehors d’une sotte humanité, la cruauté étrange dont il usait à l’égard des lépreux qu’il faisait mettre à mort, dès qu’il lui en était signalé, « afin, disait-il, de les délivrer de l’existence si pénible qu’ils menaient » ; comme si tous, sans exception, n’eussent pas préféré être trois fois lépreux et continuer à vivre. — Antisthène le cynique, étant fort malade, criait : « Qui me délivrera de mes maux ? » Diogène, qui était venu le voir, lui présenta un couteau, en lui disant : « Ceci et de suite, si tu le veux. — Je ne demande pas, répliqua Antisthène, à être délivré de la vie, mais seulement de mes maux. » — Les souffrances qui n’affectent que l’âme ont beaucoup moins de prise sur moi que sur la plupart des autres hommes : partie, par un effet de ma raison, le monde tenant certaines choses pour si horribles, qu’elles lui semblent à éviter même au prix de la vie, tandis qu’elles me sont à moi à peu près indifférentes ; partie, par un effet de ma constitution qui fait que je ne comprends pas les accidents et y demeure insensible, quand ils ne se manifestent pas par la douleur, disposition que je considère comme une des meilleures choses qui soient en moi. Pour ce qui est des souffrances auxquelles notre corps est réellement en butte et dont nous ne pouvons nous défendre, j’y suis excessivement sensible ; et pourtant, jadis, les envisageant d’un regard mal assuré, par trop sensible et amolli par l’effet d’une heureuse santé, dont il m’a été donné de jouir longtemps, et de la tranquillité que Dieu m’a accordée durant la plus grande partie de mon existence, je les avais, par la pensée, conçues si intolérables, qu’en vérité j’en avais plus de peur que je n’en ai ressenti de mal ; ce qui vient encore à l’appui de cette croyance que la plupart des facultés de l’âme, telles que nous en usons, apportent plus de trouble en notre vie qu’elles ne nous rendent service.

Je suis actuellement en proie à la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, celle pour laquelle les médecins sont le plus impuissants. J’en ai déjà subi cinq ou six accès bien longs et bien pénibles ; et cependant, ou je me flatte, ou je crois que, malgré tout, il est encore possible de les endurer pour celui dont l’âme est dégagée de la crainte de la mort et ne prête pas attention aux menaces, conclusions et conséquences que les médecins nous mettent ; en tête ; la douleur n’a pas, à elle seule, une acuité tellement violente et vive, qu’un homme calme doive en concevoir de la rage et du désespoir. Ces coliques ont eu au moins pour moi cet avantage, qu’elles me détermineront à ce que je n’ai encore pu prendre sur moi, d’être tout à fait prêt et familiarisé avec l’idée de la mort ; car plus elles me presseront et m’importuneront, plus je parviendrai à moins redouter d’en finir. J’en étais déjà arrivé à ne tenir uniquement à la vie, que parce que je vis ; elles dénoueront cet attachement qui demeure encore ; et Dieu veuille que, si finalement leur violence venait à excéder mes forces, elles ne me rejettent pas dans l’extrême opposé, non moins condamnable, d’aimer et de désirer mourir ! « Ne craignez ni ne désirez votre dernier jour (Martial). » Ce sont là deux passions à redouter ; mais le remède est plus à notre portée pour l’une que pour l’autre.

Il n’est pas de ceux qui réprouvent que l’on témoigne par des plaintes et des cris les souffrances que l’on ressent. — Au surplus, j’ai toujours estimé de pure représentation, ce précepte qui ordonne[1] si rigoureusement et si positivement de faire bonne contenance et d’affecter le dédain et le calme devant la souffrance que nous cause le mal. Pourquoi la philosophie, qui ne tient compte que de ce qui est réel et de ses conséquences, va-t-elle s’amuser à ces apparences extérieures ? Qu’elle laisse donc ce soin aux farceurs et à ceux qui professent la rhétorique et attachent une si grande importance à nos gestes ; qu’elle concède franchement, lors même qu’elle ne part ni du cœur, ni de l’estomac, cette faiblesse qui se décèle par la voix, et qu’elle range[2] ces plaintes qu’on pourrait contenir, dans la catégorie des soupirs, des sanglots, des palpitations, des pâleurs que la nature a faits indépendants de notre volonté ; et, pourvu que le courage soit sans effroi, nos paroles sans désespoir, qu’elle se déclare satisfaite ; qu’importe que nous nous tordions les bras, pourvu que nous ne tordions pas nos pensées. C’est pour nous, et non pour autrui, que la philosophie nous forme ; pour que nous soyons et non pour que nous paraissions être ; qu’elle se borne à exercer son action sur notre entendement qu’elle s’est appliquée à dresser ; qu’aux efforts de la colique, elle maintienne notre âme à même de se reconnaître, de suivre son train accoutumé, de combattre la souffrance et d’y résister, au lieu de se prosterner honteusement à ses pieds ; elle peut être émue, échauffée par la lutte qu’elle a à soutenir, elle ne doit en être ni abattue ni renversée ; elle doit demeurer capable, dans une certaine mesure, de conserver ses relations, de converser, de vaquer aux autres occupations qui lui sont dévolues. Dans d’aussi extrêmes accidents, c’est cruauté d’exiger de nous une attitude si hors nature ; si notre âme est en bon état, c’est peu que nous ayons mauvaise mine ; si ce doit être pour le corps un soulagement que de se plaindre, qu’il se plaigne ; si l’agitation lui plaît, qu’il se tourne et se retourne, qu’il se démène à sa fantaisie ; s’il s’imagine trouver une sorte de dérivatif à son mal (ainsi que certains médecins disent que cela vient en aide aux femmes enceintes, au moment de leur délivrance) en vociférant autant qu’il est en lui, si cela doit le distraire de ses souffrances, qu’il crie à tue-tête. Ne commandons pas ces manifestations, mais permettons-les. Non seulement Epicure pardonne au sage de crier au milieu des tourments, mais il le lui conseille : « Les lutteurs font de même ; tout en frappant l’adversaire, tout en agitant leurs cestes, ils font entendre des gémissements ; c’est que, sous l’effort de la voix, tout le corps se raidit et que le coup est asséné avec plus de vigueur (Cicéron). » — Le mal nous donne par lui-même assez de travail, sans encore nous embarrasser de règles superflues.

Pour lui, il parvient assez bien à se contenir et, même dans les plus grandes douleurs, il conserve sa lucidité d’esprit. — Ce que j’en dis, c’est pour excuser ceux qu’on voit d’ordinaire tempêter lorsqu’ils sont aux prises avec cette maladie et qu’ils ont à en soutenir les assauts ; car pour moi, jusqu’à cette heure, j’ai réussi à faire un peu meilleure contenance, me contentant de gémir sans jeter les hauts cris ; non que je me mette en peine pour conserver ce decorum extérieur, car je prise peu un semblable mérite et fais au mal toutes les concessions qu’il veut ; mais parce que, ou mes douleurs ne sont pas aussi excessives que les leurs, ou que j’y apporte plus de fermeté que la plupart d’entre eux. Je me plains, je me dépite quand ces piqûres aiguës me pressent trop, mais il en est « qui crient, qui gémissent, qui font retentir l’air de voix lamentables (Attius) » ; moi, je n’en arrive pas à un pareil désespoir. Je me palpe au plus fort de mes crises, et toujours j’ai constaté que je ne cesse dans ces moments d’être capable de parler, de penser, de répondre aussi raisonnablement qu’à tout autre, non cependant d’une façon aussi suivie, la douleur troublant et coupant mon attention. Quand on me croit le plus abattu, que les assistants me ménagent en ne me parlant pas, pour éprouver mes forces je leur tiens souvent de moi-même des propos qui n’ont pas le moindre rapport avec mon état. En somme, je demeure capable de tout par un effort momentané, mais qu’il ne faut pas prolonger. Que n’ai-je la chance de ce rêveur que nous présente Cicéron, qui, en songe, lutinant une fille de joie, se trouva débarrassé de la pierre qui lui obstruait le canal de l’urèthrc et qui vint se perdre dans les draps ! Ce sont des jouissances de tout autre nature que me causent les pierres qui se forment en moi. Dans les intervalles de douleur excessive, lorsque mon mal fait trêve, je me retrouve aussitôt dans mon état normal, d’autant que mon âme ne s’en alarme pas, elle ne fait que recevoir le contre-coup des sensations douloureuses qu’éprouve le corps, ce dont je suis certainement redevable au soin avec lequel je me suis raisonné à propos de ces accidents : « Maintenant, aucune peine, aucun danger ne sauraient me surprendre ; j’ai tout prévu, je suis préparé à tout (Virgile). » Et cependant, pour un apprenti, je suis soumis à une assez rude épreuve ; la transition a été bien prompte et bien dure, étant passé tout à coup d’une vie très douce et très heureuse, à un état des plus douloureux et des plus pénibles qui se puissent imaginer ; outre que cette maladie est fort redoutable par elle-même, elle a eu chez moi des débuts beaucoup plus aigus et difficiles qu’ils ne sont d’ordinaire, et les accès me reviennent si souvent que ma santé m’en paraît atteinte à tout jamais. Je suis toutefois parvenu jusqu’ici à me maintenir dans une situation d’esprit telle que, si elle ne s’altère pas, je me trouverai avoir encore une existence en meilleures conditions que mille autres, qui ne souffrent ni de la fièvre, ni d’autre mal que celui qu’ils se donnent à eux-mêmes parce que leur jugement est en défaut.

Ce qui l’étonne et ne peut s’expliquer, ce sont ces transmissions physiques et morales, directes et indirectes des pères, aïeux et bisaïeuls aux enfants. — Il est un genre d’humilité fort adroite, qui naît de la présomption : c’est de reconnaître notre ignorance en certaines choses et d’avouer courtoisement que dans les œuvres de la nature, il y a des qualités et des conditions que nous ne pouvons saisir, dont nous sommes impuissants à découvrir les moyens et les causes. Par cette honnête et consciencieuse déclaration, nous espérons gagner qu’on nous croira aussi, quand nous parlerons de choses que nous disons comprendre. À quoi bon faire un triage parmi les miracles et les choses échappant à notre entendement qui ne nous touchent pas ! il me semble que parmi celles que nous avons continuellement sous les yeux, il y en a de si étrangement incompréhensibles, qu’elles surpassent tous les miracles, par la difficulté que nous avons de les expliquer. Quelle chose prodigieuse n’est-ce pas, que cette goutte prolifique qui nous engendre et qui porte avec elle des empreintes, non seulement de la constitution physique de nos pères, mais aussi de leurs pensées et de leurs penchants ? Où se loge, en cette goutte d’eau, ce nombre infini de formes embryonnaires ? Comment ces germes de ressemblance sont-ils disposés en elle, pour que, par une progression singulière et qui échappe à toute règle, un arrièrepetit-fils tienne de son bisaïeul, un neveu de son oncle ? Dans la maison des Lépide, à Rome, trois membres de cette famille, non de père en fils, mais avec des intervalles dans la filiation, sont nés avec des taies sur le même il. A Thèbes, il y avait une lignée où chacun, alors qu’il était encore dans le sein de la mère, portait une empreinte de fer de lance, si bien que ceux qui ne l’avaient pas, étaient tenus pour illégitimes. Aristote dit que chez un peuple où les femmes étaient en commun, on attribuait aux pères leurs enfants, par la ressemblance des uns avec les autres.

Il pense tenir de son père ce mal de la pierre dont il est affligé, comme aussi il a hérité de lui son antipathie pour les médecins. — Il est à croire que je dois à mon père cette disposition à la pierre ; car il est mort d’un calcul de forte dimension qu’il avait dans la vessie et dont il souffrait considérablement. Il ne s’est aperçu de son mal que dans sa soixante-septième année ; jusque-là, il n’avait rien éprouvé de nature à le mettre sur ses gardes, rien ressenti ni dans les reins, ni dans le côté, ni ailleurs ; il avait vécu jusqu’alors en parfaite santé et n’était pas sujet aux maladies ; celle-ci dura encore sept ans, durant lesquels il mena une fin d’existence des plus douloureuses. J’étais né vingt-cinq ans, et même davantage, avant que le mal ne se déclarât, alors que sa santé était dans son meilleur état ; par ordre de naissance, j’étais le troisième de ses enfants. Où, pendant tout ce temps, a couvé cette propension à cette infirmité ; et, alors que mon père était si loin d’en souffrir, comment cette si faible émanation de lui-même, d’où je suis sorti, a-t-elle été, pour sa part, impressionnée au point que je n’ai commencé à la ressentir que quarante-cinq ans après, et que, jusqu’ici, de tant de frères et de sœurs, tous issus de la même mère, je sois le seul dans ce cas ? Celui qui m’éclairera à cet égard, peut être assuré que je le croirai dans les explications qu’il me donnera sur tous autres miracles qu’il voudra, pourvu qu’il ne me paie pas, comme cela arrive d’ordinaire, d’une théorie beaucoup plus fantastique et difficile à admettre que la chose ellemême.

Que les médecins excusent un peu ma liberté de langage ; mais cette infusion, cette insinuation œuvre de la fatalité, m’ont également communiqué la haine et le mépris que je porte à leurs doctrines ; cette antipathie pour leur art m’est héréditaire. Mon père a vécu soixante-quatorze ans ; mon aieul, soixante-neuf ; mon bisaïeul, près de quatre-vingts ; tous, sans avoir pris aucun remède d’aucune sorte, et, pour eux, tout ce qui n’était pas d’usage ordinaire, était considéré comme drogue. La médecine s’est formée d’observations et d’expérience ; il en a été de même de ma manière de voir. Cette longévité n’est-elle pas un fait d’expérience des mieux établi ? Je ne sais si tous les médecins réunis pourraient relever sur leurs registres trois cas pareils d’hommes nés, élevés et morts au même foyer, sous le même toit, ayant vécu autant grâce à leur intervention. Ils seront bien obligés d’avouer que si, en cela, la raison n’est pas pour moi, j’ai du moins de mon côté le hasard ; or, chez eux, le hasard est un bien plus grand maître que la raison. Qu’ils ne tirent pas avantage de ma situation présente, qu’ils ne me menacent pas ; atterré comme je le suis, ce ne serait pas loyal. A dire vrai, les exemples tirés de ma propre famille, me donnent assez avantage sur eux, bien qu’ils s’arrêtent là ; mais les choses humaines persistent rarement aussi longtemps, et il ne s’en faut que de dix-huit ans, que celle-ci ait déjà une durée de deux cents ans, la naissance de mon bisaïeul remontant en effet à l’an mil quatre cent deux ; il ne serait donc pas étonnant que cette expérience commençât à tourner autrement. Qu’ils ne me reprochent pas les maux qui m’assaillent à cette heure ; j’ai vécu pour ma part quarante-sept ans en parfaite santé, n’est-ce pas suffisant ? Si ma vie prenait fin à ce moment, elle serait encore des plus longues.

Mes ancêtres, par une tendance qui était dans leur nature, et qui chez eux était irraisonnée, appréciaient peu la médecine ; la seule vue des drogues faisait horreur à mon père. Le sieur de Gaviac, mon oncle paternel, homme d’église, était maladif depuis sa naissance ; il n’en a pas moins vécu, avec sa santé débile, jusqu’à soixantesept ans. Ayant été pris jadis d’une forte et violente fièvre continue, les médecins décidèrent de lui déclarer que s’il ne voulait pas s’en remettre à leurs soins (ils appellent soins ce qui le plus souvent nous empêche de guérir), il était infailliblement perdu. Le bon homme, fort effrayé de cette horrible sentence, leur répondit : « Alors, c’en est fait, je suis un homme mort » ; mais Dieu ne tarda pas à mettre ce pronostic en défaut. Ils étaient quatre frères ; seul, le sieur de Bussaguet, qui était le plus jeune et de beaucoup, eut recours à eux ; je suis porté à croire que c’était en raison des rapports qu’il avait avec les personnes d’autres professions, car lui-même était conseiller au parlement. Mal lui en prit, car bien que paraissant le plus robuste de constitution des quatre, il mourut longtemps avant les autres ; un seul, le sieur de Saint-Michel, l’avait précédé au tombeau.

Motif du peu d’estime en laquelle il tient leur science ; elle fait plus de malades qu’elle n’en guérit. — Il est possible que je tienne d’eux cette aversion naturelle pour la médecine ; mais, s’il n’y eût eu que cette seule considération, j’aurais essayé de la surmonter, car tous ces partis pris qui naissent en nous sans raison, sont mauvais ; c’est une sorte de maladie qu’il faut combattre. Peut-être était-ce une prédisposition, mais, depuis, la raison est survenue qui, l’appuyant et la fortifiant, a déterminé l’opinion que j’en ai, car je hais également de se déclarer contre cet art en raison de ce que ses procédés ont de désagréable. Ce serait contraire à ma disposition d’esprit qui me porte à trouver que la santé vaut d’être conservée au prix de toutes les incisions et cautérisations, si pénibles qu’elles soient ; car si, d’accord avec Epicure, les voluptés qui ont pour conséquence des douleurs trop grandes me semblent à éviter, les douleurs qui ont pour résultat des voluptés qui les excèdent me paraissent à rechercher. — C’est une chose précieuse que la santé, la seule qui, en vérité, mérite qu’on y emploie pour se la procurer, non seulement le temps, la sueur, la peine, les biens dont on dispose, mais la vie elle-même ; d’autant que, sans elle, l’existence nous devient *pénible et à charge ; sans elle, la volupté, la sagesse, la science, la vertu elle-même se ternissent et s’évanouissent. Aux raisonnements les plus fermes et les plus serrés par lesquels la philosophie pourrait chercher à nous prouver le contraire, il suffit d’opposer l’impossibilité dans laquelle Platon, supposé frappé d’un accès d’épilepsie ou d’une attaque d’apoplexie, se serait trouvé de tirer la moindre aide des riches facultés de son âme. Tout chemin qui mènerait à la santé, ne serait pour moi ni rude, ni coûteux ; mais j’ai certaines raisons, au moins apparentes, qui font que je me défie étrangement de toutes les assertions des médecins. Je ne dis pas que la médecine n’ait quelques données sérieuses ; que, parmi tant de productions de la nature, il n’y en ait pas qui soient propres à la conservation de notre santé, cela est certain je sais qu’il y a des herbes qui provoquent la transpiration, d’autres qui l’arrêtent ; je sais, par expérience, que le raifort produit des vents, et que les feuilles de séné amènent un relâchement du ventre ; plusieurs autres faits d’observation me sont connus, tout comme je sais que le mouton est nourrissant et que le vin réconforte ; Solon ne disait-il pas que manger est un médicament comme un autre, que c’est le remède qui s’emploie contre la maladie de la faim. Je ne désavoue pas que nous mettions à profit les productions de ce monde, et ne doute pas de la puissance et des ressources de la nature, ni de la possibilité de la faire servir à nos besoins ; je vois combien les brochets et les hirondelles se trouvent parfaitement de s’en remettre à elle ; mais je me défie des inventions de notre esprit, de notre science, de notre art, pour lesquelles nous l’avons abandonnée elle et ses règles, et que nous ne savons contenir dans de sages limites. — De même que nous décorons du nom de justice un fatras des premières lois venues, mises en vigueur et appliquées dans des conditions souvent fort ineptes et fort iniques, et que ceux qui critiquent un pareil système et le dénoncent, n’entendent pourtant pas condamner cette noble vertu dont il a emprunté le nom, mais seulement l’abus et la profanation de cette appellation si respectable ; de même, dans la médecine, j’honore son nom glorieux, ce qu’elle se propose, ce qu’elle nous promet de si grande utilité pour le genre humain ; mais ce à quoi nous l’appliquons, quand nous en parlons, je ne l’honore, ni l’estime.

En premier lieu, l’expérience m’a appris à redouter les médecins ; car, à ma connaissance, il n’est pas de gens si tôt malades, si tard guéris, que ceux qui se mettent entre leurs mains ; leur santé elle-même est altérée et compromise par les régimes qu’on leur impose. Les médecins ne se contentent pas de régenter la maladie, ils vont jusqu’à rendre la santé malade, afin qu’en aucun moment on ne puisse échapper à leur autorité ; d’une santé qui, jamais, ne laisse rien à désirer, ne concluent-ils pas qu’elle est l’indice d’une maladie grave qui surviendra dans l’avenir ? J’ai été assez souvent malade et, sans avoir recours à eux, mes maladies, et j’en ai eu, je puis, dire de toutes sortes, ne m’ont pas plus fait souffrir et ont été aussi courtes que chez n’importe quel autre, sans que j’y aie mêlé l’amertume de leurs ordonnances. Quand je suis en santé, j’en agis complètement à ma guise, sans m’imposer de règle, ne tenant compte que de mes habitudes et de mon plaisir. Si je voyage, tout lieu m’est bon pour y stationner, parce que lorsque je suis malade, je n’ai pas besoin d’un régime autre que celui que j’observe étant bien portant, par suite je ne m’inquiète pas de me trouver sans médecin, sans apothicaire, sans secours, ce dont j’en vois qui se tourmentent plus que de leur mal. Du reste, par leur état de santé et la durée de leur vie, les médecins sont-ils eux-mêmes un témoignage déjà si probant de bons effets de leur science ?

La plupart des peuples, entre autres les Romains, ont longtemps existé sans connaître les médecins. — Il n’est pas de peuple qui ne soit demeuré plusieurs siècles sans médecins ; et ces siècles, les premiers de leur existence, en furent les meilleurs et les plus heureux. Encore à cette heure, la dixième partie des gens de par le monde n’en use pas ; nombre de nations où on vit en meilleure santé et plus longtemps qu’ici, ne les connaissent pas ; et, parmi nous, le bas peuple s’en passe et s’en trouve bien. Les Romains sont demeurés six cents ans avant de les admettre, et, après en avoir essayé, les ont chassés de leur ville, à l’instigation de Caton le censeur, qui montra comment il pouvait aisément s’en passer en vivant quatre-vingt-cinq ans, et faisant vivre sa femme jusqu’à l’âge le plus avancé, non sans le secours de la médecine, mais bien sans celui des médecins, car ce nom de médecine se peut appliquer à tout ce qui est susceptible de concourir à la conservation de notre santé. Il maintenait sa famille bien portante, dit Plutarque, en lui faisant manger force lièvres, je crois ; comme les Arcadiens qui, au dire de Pline, guérissaient toutes les maladies avec du lait de vache, et les Libyens qui, d’après Hérodote, jouissent en général d’une santé exceplionnelle grâce à la coutume qu’ils ont de cautériser, en y appliquant le feu, les veines du cou et des tempes à leurs enfants, quand ils ont atteint l’âge de quatre ans, coupant court par là, pour toute leur vie, à toute production de rhume. Dans mon pays même, les gens de la campagne n’emploient, pour tous les accidents, que du vin aussi fort qu’il se peut, mêlé à quantité de safran et d’autres épices ; et ils en usent avec un égal succès dans tous les cas.

L’utilité des purgations imaginées par la médecine n’est rien moins que prouvée ; sait-on du reste jamais si un remède agit en bien ou en mal, et s’il n’eût pas mieux valu laisser faire la nature ? — Et à vrai dire, à quels autres but et effet, tend, après tout cette diversité d’ordonnances confuses, si ce n’est à vider le ventre, ce que peuvent faire mille herbages que nous avons constamment sous la main ? et puis, je ne sais trop si cette pratique est aussi utile qu’on le dit, et si notre nature n’a pas besoin que les excréments demeurent dans une certaine mesure, tout comme la lie du vin est nécessaire à sa conservation. Ne voit-on pas souvent des hommes en bonne santé avoir, sous l’effet d’un accident n’affectant pas cette partie du corps, des vomissements et des flux de ventre, et évacuer une grande quantité d’excréments, sans qu’avant l’accident ils en eussent besoin, et sans qu’après ce leur soit bon, en éprouvant même des inconvénients et une aggravation de leur état. C’est du grand Platon que j’ai appris naguère que des trois sortes de perturbations qu’il nous est possible de provoquer en nous, la dernière et la pire est celle occasionnée par les purgations auxquelles nul homme, à moins qu’il ne soit fou, ne doit avoir recours qu’à la dernière extrémité. On va ainsi troublant et éveillant le mal par ce qu’on lui oppose et dont les effets sont contraires, alors qu’il faudrait que ce soit uniquement notre genre de vie qui, peu à peu, l’alanguisse et l’amène à prendre fin. Les combats violents que se livrent la drogue et le mal sont toujours à notre préjudice, puisqu’ils se passent en nous et que la drogue ne nous est que d’un secours auquel nous ne pouvons nous fier ; que, par elle-même, elle n’est pas favorable à notre santé et qu’elle n’a accès en nous que parce que nous ne sommes pas en bon état. Laissons un peu faire la nature ; l’ordre par lequel elle assure la conservation des puces et des taupes, assure de même celle des hommes, lorsque avec la même patience qu’y mettent les puces et les taupes ils se laissent gouverner par elle. A cet ordre, nous avons beau crier Bihorre (Allons vite) ! nous arriverons à nous enrouer, mais non à activer sa marche que rien ne trouble ni infléchit ; notre crainte, notre désespoir, loin de l’inciter à nous prêter son aide, l’en dégoûte et le lui fait différer ; il doit assurer au mal aussi bien qu’à la santé de suivre leur cours, il ne saurait se prêter à favoriser l’un au détriment de l’autre, et il ne le fera pas, parce qu’il ne serait plus l’ordre, il serait le désordre. Suivons-le, de par Dieu ! suivons-le ; il dirige ceux qui le suivent ; ceux qui ne le suivent pas, il les entraîne et, avec eux, leur rage et leur médecine, le tout ensemble. Faites-vous ordonner une purgation pour votre cervelle, elle sera de meilleur effet que pour votre estomac.

On demandait à un Lacédémonien à quoi il devait d’avoir vécu si bien portant et si longtemps : « À ce que je ne sais pas ce que c’est que se droguer, » répondit-il. — L’empereur Adrien, lors de sa mort, répétait sans cesse que l’affluence des médecins l’avait tué. — Un mauvais lutteur s’était fait médecin : « Courage, lui dit Diogène, tu as raison ; tu vas pouvoir maintenant mettre en terre, ceux qui t’y ont mis autrefois. » — « Ils ont cette heureuse chance, disait Nicoclès, que le soleil éclaire leurs succès et que la terre cache leurs fautes. »

Les médecins se targuent de toutes les améliorations qu’éprouve le malade, et trouvent toujours à excuser le mauvais succès de leurs ordonnances. — En outre, ils ont une façon bien avantageuse de faire tourner à leur profit les événements quels qu’ils soient : Si le hasard, la nature ou toute autre cause (et le nombre en est infini) à laquelle ils sont étrangers, ont sur vous une action favorable et salutaire, c’est leur privilège de se l’attribuer ; à eux revient le mérite de toutes les améliorations que ressent le patient qui s’est mis entre leurs mains ; ce qui m’a guéri, moi et mille autres qui n’appelons pas les médecins à notre aide, ils s’en font honneur auprès de ceux qu’ils traitent. Quant aux accidents fâcheux qui leur arrivent, ou ils les désavouent complètement et les imputent à la faute de leur malade, en invoquant des raisons si futiles, qu’ils ne peuvent manquer d’en trouver bon nombre à donner Il a découvert son bras ; il a entendu le bruit d’une voiture, « le bruit de chars embarrassés au détour de rues étroites (Juvénal) » ; on a entr’ouvert sa fenêtre ; il s’est couché sur le côté ; il lui est passé par la tête des idées pénibles. En somme, une parole, un songe, un regard de quelqu’un ayant le mauvais ceil leur semblent une excuse suffisante pour se décharger de leur faute. Ou encore, si cela leur convient mieux, ils se servent de cette aggravation au mieux de leurs intérêts, en s’y prenant de la manière suivante, qui ne peut jamais leur donner de mécompte lorsque la maladie redouble par l’effet de leur médicamentation, ils nous en dédommagent en affirmant que, sans leurs remèdes, c’eût été bien pire, et que celui dont ils ont transformé un refroidissement en un accès de fièvre passagère eût été, sans eux, atteint de fièvre continue. Peu leur importe de ne pas réussir, le dommage étant tout profit pour eux. Ils ont vraiment bien raison de requérir de leurs malades une confiance aussi optimiste, et il la faut en vérité à ceuxci bien entière et bien souple, pour en arriver à accepter tout ce que leurs médecins imaginent, si peu croyable que ce soit. Platon disait avec juste raison que les médecins peuvent mentir en toute liberté, puisque notre salut dépend de la frivolité et de la fausseté des assurances qu’ils nous donnent. — Ésope, cet auteur d’un talent exceptionnel, dont peu de gens sont en état de discerner la grâce, est plaisant quand il nous décrit l’autorité tyrannique qu’ils usurpent sur ces pauvres esprits affaiblis et abattus par le mal et la crainte. Il conte qu’un malade, questionné par son médecin sur l’effet produit par des médicaments qu’il lui a fait prendre, lui répond : « J’ai beaucoup transpiré. — Cela est bon, » dit le médecin. Une autre fois, lui ayant demandé comment il s’était comporté depuis qu’il ne l’avait vu : « J’ai eu excessivement froid, lui répond le malade, et de violents frissons. — Très bien, » fait aussitôt le médecin. Une troisième fois, s’enquérant encore comment il se portait : « Je me sens, répond-il, enfler et devenir bouffi, comme si j’étais hydropique. — Voilà qui est parfait, » > réplique le médecin. Un des domestiques du patient venant, après cette dernière visite, s’informer auprès de lui de son état : « Je vais bien, mon ami, lui dit-il, si bien qu’à force d’aller bien, je me meurs. »

Loi des Egyptiens rendant les médecins responsables de l’efficacité du traitement de leurs malades. — Il y avait en Egypte une loi fort juste, qui déchargeait le médecin de toute responsabilité pendant les trois premiers jours, quand un malade se confiait à lui ; durant ce temps, son client était traité à ses propres risques et périls ; mais, ces trois jours écoulés, le médecin devenait responsable et le traitement passait à sa charge. Esculape, leur patron, a bien été frappé de la foudre pour avoir ramené Hippolyte de la mort à la vie : « Jupiter, indigné qu’un mortel eût été rappelé de la nuit infernale à la lumière du jour, frappa de la foudre le fils d’Apollon, l’inventeur de cet art audacieux, et le précipita dans le Styx (Virgile) », pourquoi ses successeurs, qui font passer tant d’àmes de vie à trépas, seraient-ils indemnes ? L’un d’eux vantait à Nicoclès l’autorité considérable à laquelle son art était parvenu : « C’est bien mon sentiment, dlt Nicoclès, puisqu’il peut tuer tant de gens impunément. »

Le mystère sied à la médecine ; le charlatanisme que les médecins apportent dans la confection de leurs ordonnances, leur attitude compassée auprès des malades, en imposent ; ils devraient aussi ne jamais discuter qu’à huis clos et se garder de traiter à plusieurs un même malade. — Si j’avais été admis à donner mon avis, j’aurais voulu pour eux des traditions où la divinité et le mystère eussent eu plus de part ; ils avaient bien commencé, mais ils n’ont pas poursuivi. C’était un bon point de départ que d’avoir fait émaner leur science des dieux et des démons, d’avoir pris un langage à part, une écriture à part, quoi qu’en pense la philosophie qui estime que c’est folie de vouloir donner en termes inintelligibles des conseils à un homme qui a à en faire son profit : « Comme si, pour conseiller à un malade d’avaler un escargot, un médecin lui ordonnait de prendre un enfant de la terre, marchant dans l’herbe, dépourvu de sang et portant sa maison sur son dos (Cicéron). » — C’était une bonne règle pour leur art, qu’on retrouve du reste dans tous les arts *fantastiques qui ne sont pas sérieux et qui ont pour base le surnaturel, que celle qui pose que la foi du patient, par l’espérance et l’assurance qu’elle engendre en lui, doit seconder l’action du médecin et en faciliter l’effet ; cette règle, chez eux, va jusqu’à établir que le praticien le plus ignorant, le plus grossier, si l’on a confiance en lui, est préférable au plus expérimenté, si celui-ci est inconnu. — Le choix même de leurs drogues a quelque chose de mystérieux et de sacré : le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant, le foie d’une taupe, du sang tiré de dessous l’aile droite d’un pigeon blanc, et, pour nous autres, atteints de coliques néphrétiques (est-ce assez abuser de nos misères), des crottes de rat pulvérisées et telles autres prescriptions bizarres qui tiennent plus des enchantements de la magie que d’une science sérieuse. Je laisse de côté ces autres singularités que les pilules sont à prendre en nombre impair ; qu’il faut, pour les prendre, faire choix de certains jours et fêtes de l’année ; que les herbes entrant dans leurs ingrédients sont à cueillir à des heures déterminées ; enfin l’air rébarbatif et réfléchi, dont se moque Pline lui-même, qu’ils apportent dans leur attitude et leur contenance. Seulement, avec de si beaux débuts, ils ont, dirais-je, commis la faute de ne pas avoir ajouté que leurs assemblées et leurs consultations auraient un caractère religieux et seraient secrètes ; qu’aucun profane n’y aurait accès, pas plus que lorsqu’on célèbre les mystères du culte d’Esculape ; de cette faute, il arrive que leurs irrésolutions, la faiblesse de leurs raisonnements sur ce qu’ils croient deviner et qui sert de base à leurs discussions si acrimonieuses, pleines de haine, de jalousie, de considérations personnelles, venant à être révélées à tout un chacun, il faut être étonnamment aveugle, pour ne pas se sentir bien aventuré quand on se remet entre leurs mains. — Qui a jamais vu un médecin confirmer tout simplement l’ordonnance d’un confrère, sans y rien ajouter ou retrancher ? ils trahissent par là l’inanité de leur art, et nous font voir qu’ils se préoccupent plus de leur réputation et par suite de leurs profits, que de leurs malades. Celui-là de leurs docteurs a été le plus sage qui, anciennement, leur a recommandé de n’être qu’un à s’occuper d’un même malade ; s’il ne fait rien qui vaille, la faute d’un seul ne sera pas de grande importance pour le bon renom de la corporation ; et une grande gloire rejaillira sur tous, si, au contraire, il vient à bien rencontrer. Quand ils sont plusieurs à s’occuper d’un même cas, ils décrient continuellement le métier, d’autant qu’il leur arrive de faire plus souvent mal que bien. Ils devraient se contenter du perpétuel désaccord qui existe dans les opinions des principaux maîtres et auteurs de leur science dans l’antiquité, désaccord que connaissent seuls les gens qui sont versés dans les lettres, sans laisser voir au vulgaire les controverses et les changements d’idées qui continuent à abonder en eux et à les diviser.

Sur la cause même des maladies que d’opinions diverses ! — Voulons-nous un exemple des débats de la médecine, aux temps anciens ? Hiérophile attribue à nos humeurs la cause originelle de nos maladies ; Erasistrate, au sang des artères ; Asclépiade, aux atomes invisibles qui pénètrent par nos pores ; Alcméon, à une surabondance ou à un affaiblissement des forces corporelles ; Dioclès, à une inégalité dans la proportion des éléments dont se compose le corps, ainsi qu’à la qualité de l’air que nous respirons ; Straton, à un excès, à une difficulté d’assimilation et à une corruption des aliments que nous prenons ; Hippocrate l’attribue aux esprits. Un de leurs amis, qu’ils connaissent mieux que moi, dit à ce propos que « la science la plus importante pour nous, celle qui a charge de notre conservation et de notre santé, est, par malheur, la plus incertaine, la plus confuse, la plus agitée par les changements qui s’y produisent ». Il n’y a pas grand mal à ce que nous fassions erreur dans la mesure de la hauteur du soleil, non plus que dans la résolution de quelque calcul astronomique ; mais ici, où il y va de tout notre être, il n’est pas sage de nous abandonner à la merci de l’agitation produite par tant de vents contraires.

Époque à laquelle la médecine a commencé à être en crédit et fluctuations qu’ont, depuis cette origine, subies les principes sur lesquels elle repose. — Avant la guerre du Péloponèse, il n’était guère question de cette science ; Hippocrate la mit en crédit. Toutes les règles qu’il en posa, furent postérieurement modifiées par Chrysippe ; Érasistrate, petit-fils d’Aristote, renversa tout ce que Chrysippe en avait écrit. Après eux, vinrent les Empiriques qui appliquèrent à cet art une méthode toute différente de celle suivie jusqu’alors. Quand le crédit de ces derniers commença à vieillir, Hérophile fit application d’une médecine toute autre, contre laquelle Asclepiade, qui vint après, s’éleva et dont il triompha à son tour. Les opinions de Thémisson, puis celles de Musaref*/ref vinrent plus tard faire autorité ; puis encore après, celles de Vectius Valens, fameux par ses relations intimes avec Messaline. Au temps de Néron, Thessalus tint le sceptre ; il abolit et condamna tout ce qui avait été admis jusqu’à lui. Sa doctrine fut renversée par Crinas de Marseille qui introduisit à nouveau de régler toutes les opérations médicales d’après les tables astronomiques et le cours des astres ; de manger, boire et dormir aux heures qui plaisaient à la Lune et à Mercure. Son autorité ne tarda pas à être supplantée par celle de Charinus, médecin de cette même ville de Marseille, qui non seulement combattit les procédés de la médecine ancienne, mais encore l’usage des bains chauds que tout le monde pratiquait et qui, depuis tant de siècles, étaient passés dans les habitudes : il faisait baigner les gens dans l’eau froide, même en hiver, et plongeait ses malades dans l’eau telle qu’on la puisait dans les ruisseaux. — Jusqu’au temps de Pline, aucun Romain n’avait encore daigné exercer la médecine ; elle se faisait par les étrangers et les Grecs, comme cela a lieu chez nous Français, où elle se fait par des gens baragouinant le latin ; car, ainsi que le dit un très grand médecin, nous n’acceptons pas aisément la médecine que nous comprenons, pas plus que la drogue que nous cueillons nousmêmes. Si, dans les contrées d’où nous tirons le gaiac, la salsepareille et le bois d’esquine, il y a des médecins, combien y doit-on faire fête à nos choux et à notre persil, en raison de la vogue dont jouissent les produits qui sont étrangers, rares et chers, personne n’osant faire fi de choses qu’on a été chercher si loin, en s’exposant aux risques d’un long et périlleux voyage ? — Entre ces transformations de la médecine dans les temps anciens et notre époque, il y en a eu d’autres en nombre infini ; le plus souvent, elles ont été radicales et universelles, comme celles introduites de notre temps par Paracelse, Fioravanti et Argentarius, qui ne changent pas seulement une recette mais, à ce que l’on m’a dit, tout ce qui fait loi en médecine, ainsi que les conditions mêmes dans lesquelles elle s’exerce, accusant d’ignorance et de charlatanisme tous ceux qui, avant eux, ont exercé. cette profession. Je vous laisse à penser ce que, dans tout cela, devient le pauvre patient.

Rien de moins certain que les médicaments ne fassent pas de mal s’ils ne font pas de bien ; en outre, les méprises sont fréquentes ; la chirurgie offre une bien plus grande certitude. — Si encore, quand ils se trompent, nous étions assurés que si nous n’en retirons profit cela du moins ne nous nuit pas, ce serait un compromis honorable que d’avoir chance de nous bien porter, sans risquer de courir à notre perte. Ésope, dans ses contes, nous dit que quelqu’un ayant acheté un esclave maure et croyant que la couleur de sa peau était le fait d’un accident et provenait de mauvais traitements que lui aurait fait endurer son premier maître, lui fit suivre, avec grand soin, un régime comportant bains et tisanes qui eut pour effet de ne modifier en rien le teint basané du Maure, mais altéra complètement sa santé excellente auparavant. — Combien ne voyons-nous pas les médecins s’imputer les uns aux autres la mort de leurs patients ? J’ai souvenance d’une maladie très dangereuse, souvent mortelle, atteignant surtout les basses classes, qui, il y a quelques années, sévit dans les villes de mon voisinage. L’épidémie passée après avoir fait un nombre considérable de victimes, un des plus fameux médecins de la contrée publia sur la matière un ouvrage dans lequel il critiquait l’usage qui avait été fait de la saignée pour combattre cette maladie, confessant que c’était là l’une des principales causes des pertes qui avaient été faites. Il y a mieux, ceux d’entre eux qui écrivent, conviennent qu’il n’y a pas de médicament qui n’ait un effet nuisible ; si ceux mêmes qui nous sont d’un effet utile, nous nuisent d’une façon ou d’une autre, que doivent produire ceux qu’on nous fait absorber hors de propos ? Quand ce ne serait que cela, j’estime que pour ceux auxquels en répugne le goût, c’est un effort dangereux qui peut leur être préjudiciable, que de les leur faire prendre ainsi à contre-cœur, à pareil moment ; je crois que c’est soumettre le malade à une bien rude épreuve, alors qu’il a tant besoin de repos ; sans compter qu’à considérer les incidents si légers, si insignifiants qui, d’après les médecins, sont ordinairement cause de nos maladies, j’en arrive à conclure qu’une fort petite erreur dans l’administration de leurs drogues peut nous nuire considérablement. Or, si l’erreur d’un médecin est dangereuse, nous sommes en bien mauvaise situation, car il lui est bien difficile de ne pas y retomber souvent ; il a besoin de trop de documents, d’examens, d’être au fait de trop de circonstances, pour asseoir judicieusement ses résolutions ; il faut qu’il connaisse le tempérament du malade, sa température, son humeur, ses dispositions, ses occupations et même ce qu’il pense et ce qu’il rêve ; il faut qu’il se rende compte des conditions ambiantes, de la nature du lieu, de l’air, du climat, où en sont les planètes de leur révolution et leurs influences ; il doit savoir les causes de la maladie, les caractères sous lesquels elle se présente, ses effets, les jours critiques ; de la drogue dont il fera emploi, il a à connaître le poids, l’action, le pays d’où elle vient, son aspect, à quelle époque elle remonte pour juger de sa force, les quantités à ordonner ; et, toutes ces conditions envisagées, il faut qu’il sache les proportionner les unes aux autres, de manière à ce qu’elles s’harmonisent parfaitement. Pour peu qu’il se méprenne, que de tant d’éléments divers, un seul agisse à contre-temps, en voilà assez pour que nous soyons perdus ; et Dieu sait de quelles difficultés est la connaissance de ces diverses particularités ! Comment, par exemple, déterminer le caractère propre de la maladie, chacune se présentant sous une infinité de formes ? Que de débats et de doutes soulèvent chez les praticiens les déductions à tirer de l’examen des urines ! Sans ces difficultés, ils ne seraient pas, comme nous les voyons, en continuelles discussions sur le diagnostic du mal, et quelles excuses auraient-ils pour cette faute qu’ils commettent si souvent de prendre unc martre pour un renard ? Quand je les ai consultés sur mes propres maux, pour peu que le cas présentât quelque difficulté, je n’en ai jamais trouvé trois qui aient pu se mettre d’accord. Naturellement, mes remarques à cet égard se portent plus particulièrement sur les faits qui me touchent : dernièrement, à Paris, un gentilhomme, sur une consultation de médecins, se soumit à l’opération de la taille ; on ne trouva pas plus de pierre dans sa vessie que dans sa main. Ici même, un évêque, avec lequel j’étais fort lié, avait été instamment conseillé par la plupart des médecins qui l’avaient examiné, de se faire opérer pour cette même maladie ; je m’étais même entremis pour l’y décider, convaincu que j’étais, sur la foi d’autrui, qu’il y avait lieu ; lorsqu’il fut mort et qu’on fit son autopsie, on trouva qu’il n’avait que mal aux reins. Les médecins, quand il s’agit de cette maladie, sont moins excusables qu’en toutes autres, parce que là le mal est pour ainsi dire palpable. — C’est en quoi la chirurgie me semble être une science qui offre beaucoup plus de certitude, parce qu’on y voit et sent ce qu’on fait, il y a moins à conjecturer et à deviner ; tandis que les médecins n’ont pas de speculum leur permettant d’examiner le cerveau, les poumons, le foie comme ils sont à même de le faire pour la matrice.

Comment ajouter foi à des médicaments complexes, composés en vue d’actions différentes et parfois opposées ? — Nous ne pouvons même pas ajouter foi aux assurances qu’ils nous donnent, car lorsqu’ils ont à pourvoir à divers accidents produisant des effets contraires qui nous oppressent simultanément et ont entre eux des rapports presque inévitables, comme dans le cas où nous éprouvons de la chaleur au foie et du froid à l’estomac, ils vont nous persuadant que de leurs ingrédients, ceci réchauffera l’estomac, cela refroidira le foie ; l’un doit aller droit aux reins, voire même jusqu’à la vessie, sans faire sentir son action sur d’autres parties de nous-mêmes, et, durant ce long parcours plein d’embarras, doit conserver ses forces et sa vertu jusqu’à ce qu’il soit parvenu au point où il doit agir par ses propriétés occultes ; un autre asséchera le cerveau, celui-là humectera le poumon ; et ayant mêlé le tout ensemble pour en constituer le breuvage qu’il va falloir absorber, n’est-ce pas en quelque sorte rêver que d’espérer qu’alors, dans ce mélange confus, chacune de ces diverses propriétés, se triant d’elle-même, se séparera des autres et ira satisfaire à celui de ces divers offices qui lui est dévolu ? Aussi je crains fort qu’elles ne s’égarent ou que, se trompant de destination, ne viennent à porter le trouble là où elles ont affaire. N’est-il pas également à appréhender que dans ce pêle-mêle liquide, elles ne se corrompent, ne se confondent, ne s’altèrent les unes les autres ? Enfin, c’est à un autre que celui qui l’a formulée, qu’incombe l’exécution de cette ordonnance, à la foi, à la merci de laquelle nous nous abandonnons, et dont, je le répète, dépend notre vie !

Chaque maladie devrait être traitée par un médecin distinct qui s’en serait spécialement occupé. — Nous avons, pour nous habiller, des gens qui ne confectionnent que des pourpoints, tandis que d’autres ne font que des chausses ; et nous sommes d’autant mieux servis que chacun d’eux ne se mêle que de ce qui le regarde et que son talent s’exerce dans des limites plus restreintes, mieux que nous ne le serions par un tailleur qui fait le tout. Pour ce qui est de la nourriture, les grands, pour la préparation de leurs aliments, ont avantage à avoir des gens qui préparent les potages et d’autres les rôtis ; un cuisinier qui a charge des uns et des autres ne parvient pas à les réussir tous aussi bien. C’est une idée analogue qui faisait qu’avec raison, les Égyptiens n’admettaient pas qu’en ce qui touche l’art de guérir, le médecin fût universel ils spécialisaient les différentes branches de cette profession ; chaque maladie, chaque partie du corps avait son spécialiste ; de la sorte, chacun ne s’occupant que d’elle, chacune était beaucoup mieux traitée et plus suivant ce qui lui convenait. Les médecins de nos jours ne réfléchissent pas que qui pourvoit à tout, ne pourvoit à rien, et que s’occuper de toutes les affaires de ce petit monde qu’est le corps humain, dépasse leurs moyens. En craignant d’arrêter la dyssenterie chez un ami à moi, qui valait mieux qu’eux tous tant qu’ils sont, pour ne pas lui causer de fièvre ils me l’ont tué. Ils rendent leurs oracles au poids, sans tenir compte des maux qu’ils ont à combattre ; et, pour ne pas guérir le cerveau au préjudice de l’estomac par leurs drogues aux qualités discordantes qui agissent d’une façon désordonnée, ils rendent malade l’estomac et aggravent la maladie du cerveau.

Faiblesse et incertitude des raisonnements sur lesquels est fondé l’art de la médecine ; l’un condamne ce que l’autre approuve. — Quant à la faiblesse et à la diversité des raisonnements qu’ils nous tiennent, elles sont, dans cet art, plus apparentes que dans tout autre. Ils vous disent, tantôt que les substances apéritives conviennent à un homme en proie à la colique, parce qu’ouvrant et dilatant les conduits internes, elles entraînent vers les reins cette matière gluante. génératrice de la gravelle et de la pierre, et précipitent en contre-bas ce qui commence à s’amasser et à durcir dans les reins ; tantôt que ces mêmes substances sont dangereuses pour un homme en proie à cette affection, parce qu’ouvrant et dilatant ces conduits, elles acheminent vers les reins cette matière qui se transforme en gravier, que cet organe saisit d’autant mieux que cela rentre dans ses fonctions, et expose à ce qu’il en retienne beaucoup sur la quantité qui lui arrive ; ajoutant que, si par hasard il se rencontre un corps tant soit peu plus gros qu’il ne faut pour pouvoir traverser tous ces canaux étroits qui lui restent à franchir pour être expulsé au dehors, entraîné par ces substances apéritives, il y pénètre et, s’il vient à les obstruer, occasionne inévitablement la mort et une mort très douloureuse. — Leurs conseils sur le régime qu’il convient que nous suivions, n’ont pas plus de fixité : tantôt ils disent qu’il est bon d’uriner fréquemment, parce que l’expérience nous montre qu’en lui donnant le loisir de croupir, l’urine" se décharge des excréments qui s’y trouvent en suspension, lesquels constituent une sorte de lie qui sert à la formation des calculs dans la vessie ; tantôt qu’il est bon de ne pas uriner souvent, parce qu’autrement, en raison de leur poids, ces éléments que l’urine charrie, ne seront point entraînés si le jet n’est pas d’une force suffisante, l’expérience montrant qu’un torrent au cours impétueux fait place nette partout où il passe, bien plus qu’un ruisseau coulant lentement et insensiblement. — De même, ils nous disent tantôt qu’il est bon d’avoir des rapports fréquents avec la femme, parce que cela ouvre les conduits et fait circuler le gravier et le sable ; tantôt que c’est mauvais, parce que cela échauffe les reins, les lasse et les affaiblit. Tantôt encore que les bains chauds sont bons, parce qu’ils détendent et rendent plus souples les organes où séjournent le sable et la pierre ; tantôt qu’ils sont mauvais, parce que l’action de cette chaleur externe sur les reins, les aide à cuire, durcir et pétrifier la matière prête à cette transformation. — A ceux qui prennent les eaux thermales, ils vont disant qu’il convient de manger peu le soir, afin que les eaux qu’ils doivent boire le lendemain matin, aient plus d’action, l’estomac étant vide et n’étant pas contrarié dans ses fonctions ; à moins toutefois qu’ils ne leur disent le contraire qu’il vaut mieux manger peu au repas de midi, pour ne pas troubler l’action de l’eau qui n’est pas encore complètement achevée, ne pas charger l’estomac aussitôt après l’effort qu’il vient de faire et reporter le principal travail de la digestion à la nuit qui s’y prête mieux que le jour où le corps et l’esprit sont perpétuellement en mouvement et en action. Voilà comment les médecins raisonnent constamment, faisant des boniments et se jouant à nos dépens ; ils ne sauraient émettre une seule proposition, à laquelle je ne puisse en opposer une absolument contraire et de même valeur. Qu’on ne crie donc pas contre ceux qui, devant de telles contradictions, se laissent doucement aller à ce que leur dictent leurs penchants et les conseils de la nature, s’en remettant à la fortune qui préside aux destinées de tous.

Quoique Montaigne n’ait confiance en aucun remède, il reconnaît que les bains sont utiles ; peut-être aussi les eaux thermales. Diversité dans les modes d’emploi de ces eaux. — J’ai eu occasion de visiter, dans mes voyages, presque toutes les stations balnéaires de la chrétienté, et depuis quelques années j’en fais usage, parce que d’une façon générale j’estime que les bains sont chose hygiénique et crois que nombre d’affections d’une certaine gravité, tiennent à ce que nous avons perdu l’habitude de nous laver le corps tous les jours, ainsi que cela était dans les coutumes de presque toutes les nations des temps passés et que cela s’est encore maintenu chez plusieurs ; je n’arrive pas à m’imaginer que nous ayons avantage à tenir ainsi nos membres encroûtés et nos pores bouchés par la crasse. Pour ce qui est de prendre ces eaux en boisson, la fortune a fait d’abord que cela n’est aucunement contraire à mes goûts, en second lieu que c’est chose naturelle et simple qui du moins, si elle n’est utile, n’est pas dangereuse, ce que me permet d’affirmer ce nombre infini de gens de toutes sortes et de tous tempéraments qui s’y rendent. Bien qu’encore je n’aie pas constaté qu’elles aient produit aucun résultat miraculeux ou extraordinaire, et qu’en m’informant d’un peu plus près qu’on ne le fait d’habitude, j’aie trouvé faux et dénués de fondement tous les bruits de faits de cette nature qui se répandent en ces lieux et auxquels on ajoute foi (le monde se trompe si aisément sur ce qu’il désire) ; par contre, je n’ai guère vu de personnes dont ces eaux aient empiré l’état. On ne peut, sans parti pris, leur refuser qu’elles éveillent l’appétit, facilitent la digestion et nous rendent pour ainsi dire plus guillerets, si on n’y va pas à bout de forces, ce que je déconseille bien ; impuissantes à relever d’une ruine imminente, elles peuvent venir en aide dans le cas d’un léger ébranlement, ou parer à la menace d’une altération prochaîne. Qui y vient sans être en disposition suffisante pour pouvoir jouir de la compagnie qui s’y trouve, des promenades et des excursions auxquelles nous convie la beauté des lieux où se trouvent la plupart de ces eaux, perd indubitablement le meilleur et le plus efficace de leurs effets. Aussi ai-je toujours, jusqu’à présent, fait choix, pour y séjourner et en faire usage, des localités les plus agréables par leurs sites et qui, en même temps, offrent le plus de commodité sous le rapport du logement, de la nourriture et de la société, comme sont en France, les bains de Bagnères ; sur les confins de l’Allemagne et de la Lorraine, ceux de Plombières ; en Suisse, ceux de Bade ; en Toscane, ceux de Lucques, et en particulier ceux « della Villa », dont j’ai usé le plus souvent et en diverses saisons.

Chaque nation a ses idées particulières sur le mode d’emploi des eaux et les conditions dans lesquelles elles doivent être prises, lesquelles sont fort variables ; quant à leur effet, il est, d’après ce que j’en ai éprouvé, à peu près le même partout. En Allemagne, on ne les boit jamais ; pour toutes les maladies, on les prend sous forme de bains et on passe tout son temps à barboter dans l’eau, presque d’un soleil à l’autre. En Italie, quand on boit pendant neuf jours, on se baigne pendant trente au moins ; l’eau se boit d’ordinaire additionnée d’autres drogues qui en secondent l’action. Dans certaines stations, on vous ordonne de vous promener pour la bien digérer ; dans d’autres, on la prend au lit que l’on garde jusqu’à ce qu’on l’ait rendue, et, durant ce temps, on entretient, en les chauffant, une chaleur continue à l’estomac et aux pieds. Les Allemands ont de particulier que la plupart se font, dans le bain, appliquer des ventouses scarifiées. Les Italiens pratiquent les douches, qui se donnent au moyen de conduites qui amènent cette eau chaude dans des espèces de gouttières, d’où elle tombe ; on la reçoit ainsi pendant une heure le matin et autant l’après-dîner, un mois durant, soit sur la tête, soit sur l’estomac, soit sur toute autre partie du corps à laquelle on veut en faire l’application. Il y a une infinité d’autres coutumes propres à chaque contrée ou, pour mieux dire, il n’y a presque aucune ressemblance entre ce qui se fait chez les uns et ce qui a lieu chez les autres. Voilà comment cette partie de la médecine, la seule que je me sois laissé aller à pratiquer, bien que constituant le moins artificiel des procédés dont elle use, a cependant, elle aussi, sa bonne part de la confusion et de l’incertitude qui se voient partout ailleurs dans cet art.

Les poètes traitent avec plus d’emphase et de grâce que nous, tous les sujets qu’ils abordent, témoin ces deux épigrammes : « Hier, le médecin Alcon a touché la statue de Jupiter ; et, quoique de marbre, le dieu a éprouvé le pouvoir du médecin. Aujourd’hui, on le tire de son vieux temple et on va l’enterrer, tout dieu et pierre qu’il est (Ausone). » — Andragoras s’est baigné hier avec nous, puis "soupé gaiement ; ce matin, on l’a trouvé mort. Veux-tu savoir, Faustinus, la cause d’un trépas si subit ? Il a vu en songe le médecin Hermocrate (Martial). » — Sur ce même sujet, je voudrais rapporter deux contes.

Conte assez plaisant contre les gens de loi et les médecins. — Le baron de Caupène en Chalosse et moi, avons en commun le droit de patronage sur un bénéfice du nom de Lahontan, qui est de grande étendue et situé au pied de nos montagnes. Il en est des habitants de ce coin de terre, comme l’on dit être de ceux de la vallée d’Angrougne:ils avaient une vie à part, des façons, des vêtements, des mœurs à part ; étaient régis et administrés suivant des institutions et des coutumes particulières qui se transmettaient de père en fils et qu’ils observaient, sans y être autrement obligés que par le respect qu’ils portaient à un ordre de choses établi. Ce petit état s’était, de tous temps, maintenu dans de si heureuses conditions, qu’aucun juge du voisinage n’avait eu à s’occuper de ses affaires, aucun avocat n’avait eu à y donner de consultations, aucun étranger n’y avait été appelé pour mettre fin aux querelles qui s’y élevaient ; jamais on n’avait vu quelqu’un du pays se livrer à la mendicité; on y fuyait les alliances et les rapports avec le monde du dehors pour ne pas altérer la pureté des des institutions. Cela dura, ainsi qu’ils le content eux-mêmes, le tenant de la mémoire de leurs pères, jusqu’à ce que l’un d’eux, l’âme piquée d’une noble ambition, s’avisa, pour mettre son nom en relief et acquérir de la réputation, de faire d’un de ses enfants un maître Jean, ou un maître Pierre, autrement dit un personnage, et, lui ayant fait apprendre à écrire dans quelque ville voisine, arriva à en faire un beau notaire de village. Celui-ci, devenu grand, commença par dédaigner les anciennes coutumes de sa vallée et à monter la tête à son entourage, en lui faisant miroiter ce que les régions voisines avaient de beau. Au premier de ses compères auquel on écorna une chèvre, il conseilla de s’adresser aux juges royaux, dont ils relevaient, pour obtenir réparation ; de celui-ci, il passa à un autre, jusqu’à ce qu’il eut tout gâté. — À la suite de ce premier germe de corruption, ajoutent-ils, il se produisit presque aussitôt un autre fait qui eut de plus fàcheuses conséquences encore : il prit envie à un médecin d’épouser une de leurs filles et de venir s’établir parmi eux. Ce médecin commença par leur apprendre le nom des fièvres, des rhumes, des abcès ; où se trouvent le cœur, le foie, les intestins, science dont, jusqu’alors, ils n’avaient pas la moindre connaissance ; et, au lieu de l’ail qui leur servait pour se débarrasser de tous les maux, si pénibles et si graves qu’ils fussent, il les amena à faire usage pour une toux, un refroidissement, de mixtions composées de substances exotiques et se mit à spéculer non seulement sur leur santé, mais encore sur leur mort. Ils jurent que ce n’est que depuis cette époque qu’ils se sont aperçus que le serein cause des lourdeurs de tête, qu’on peut attraper mal en buvant quand on a chaud, que les vents d’automne sont plus malsains que ceux du printemps, et que, depuis que la médecine a été introduite chez eux, accablés d’une légion de maladies qu’ils ne connaissaient pas, ils constatent une décadence générale dans leur vigueur physique et une réduction de moitié dans la durée de leur vie. C’est là le premier de mes contes.

Autre conte concernant la médecine. — Voici le second. Avant que je ne fusse atteint de la gravelle, ayant entendu quelques personnes faire cas du sang de bouc comme d’une manne céleste envoyée, en ces siècles derniers, pour reconstituer et assurer la conservation de la vie humaine, et entendant des gens raisonnables en parler comme d’une drogue admirable, d’une réussite infaillible, moi, qui toujours ai pensé que je pouvais être atteint de tous les accidents qui peuvent survenir à tout autre homme, j’eus l’idée de me pourvoir, alors que j’étais en pleine santé, de ce baume miraculeux. Je commandai donc, chez moi, qu’on élevàt un bouc selon la recette donnée : il faut que ce soit pendant les mois les plus chauds de l’été qu’on le mette au régime ; on ne lui donne plus alors à manger que des herbes purgatives et on ne lui fait plus boire que du vin blanc. Par hasard, j’étais chez moi le jour où on devait le tuer ; on vint me dire que le cuisinier sentait dans sa panse deux ou trois grosses boules mobiles se heurtant l’une l’autre au milieu des aliments qui la garnissaient. La curiosité me fit dire qu’on m’apportât ses entrailles, et je fis ouvrir devant moi cette grosse et large peau. Il en sortit trois corps assez volumineux, légers comme des éponges au point qu’ils paraissaient creux, durs à la surface, fermes, teintés de diverses couleurs mortes : l’un était absolument rond et de la grosseur d’une petite boule ; les deux autres, un peu moins gros, étaient imparfaitement arrondis, mais devaient tendre également à former boule. Ayant fait prendre des renseignements auprès de ceux qui ont l’habitude de dépecer ces animaux, j’appris que c’était là un accident inusité, se produisant rarement. Il est vraisemblable que ces corps sont des pierres proches parentes des nôtres ; s’il en est ainsi, c’est une espérance bien vaine que celle que l’on donne aux graveleux de pouvoir guérir en buvant le sang d’une bête en passe de mourir d’un mal semblable, car on ne saurait dire qu’il n’y a là aucune chance de contagion et que la nature du sang de cet animal ne s’en trouve pas altérée. Il y a plutôt lieu de croire que rien ne s’engendre dans un corps, sans que toutes ses parties, solidaires les unes des autres, n’y coopèrent ; à la vérité, certaines plus que d’autres, suivant la nature de l’opération, mais toutes y participent ; et il y a apparence que dans toutes celles de ce bouc il y avait quelque disposition à la production de ces concrétions calcaires. Ce n’était pas tant la crainte de ce qui pouvait en advenir pour moi-même qui m’avait rendu si curieux de cette expérience, que parce que je craignais qu’il n’arrivât chez moi ce qui a lieu dans bien des maisons où les femmes, en vue de secourir les pauvres gens, amassent force drogues insignifiantes qu’elles font servir pour cinquante maladies diverses, auxquelles elles ne s’appliquent nullement et qui pourtant réussissent dans quelques heureuses circonstances.

Ce n’est que leur science que Montaigne attaque chez les médecins et non leur personnalité ; limite dans laquelle il se confie à eux ; combien peu, au surplus, font usage pour eux-mêmes des drogues qu’ils prescrivent à autrui. — Quoi qu’il en soit, j’honore les médecins, non suivant le précepte parce qu’ils sont nécessaires (à ce passage de l’Ecclésiaste, on en oppose un autre du prophète qui blâme le roi Asa d’avoir eu recours aux médecins), mais par affection pour leur personne, en ayant vu beaucoup qui sont d’honnêtes gens et dignes d’être aimés. Ce n’est pas à eux que j’en veux, mais à leur art ; et je ne leur fais pas grand reproche de tirer profit de notre sottise, parce que la plupart du monde est ainsi faite ; combien, en effet, de professions moins honorables ou qui le sont plus que la leur, ne subsistent et ne prospèrent qu’en abusant le public. Je les mande près de moi, quand je suis malade ; s’ils se trouvent là à point pour répondre à mon appel, je leur demande qu’ils s’occupent de moi, et je les paie comme font les autres. Je leur permets de m’ordonner de me tenir chaudement, lorsque je préfère qu’il en soit ainsi qu’autrement ; je leur donne toute latitude pour me faire faire le bouillon que je dois prendre, à leur choix avec des poireaux ou avec des laitues, et me prescrire, suivant ce qui leur plaît, du vin blanc ou du vin clairet, et ainsi de toutes choses pour lesquelles je n’ai pas une préférence marquée et dont l’usage m’est indifférent. En cela, j’entends bien ne leur faire aucune concession, d’autant qu’il est de l’essence même de la médecine, que tout ce dont elle fait emploi se distingue par son mauvais goût et son étrangeté. Pourquoi Lycurgue ordonnait-il le vin aux Spartiates quand ils étaient malades, si ce n’est parce qu’ils ne pouvaient le souffrir quand ils étaient bien portants ? C’est pour cette même raison qu’un gentilhomme, qui est mon voisin, s’en sert contre ses fièvres, comme d’une drogue d’un excellent effet, parce que, dans son état normal, il en a le goût en horreur. — Combien ne voyons-nous pas de médecins être dans mes idées, dédaigner la médecine pour eux-mêmes et vivre comme ils l’entendent, et d’une façon absolument contraire à celle qu’ils ordonnent aux autres ? Qu’est-ce que cela, sinon abuser ouvertement de notre simplicité ? Car enfin, leur vie et leur santé ne leur sont pas moins chères que les nôtres à nous-mêmes, et ils accommoderaient certainement leurs actes à leur doctrine, si de celle-ci, ils ne reconnaissaient eux aussi la fausseté.

C’est la crainte de la douleur, de la mort, qui fait qu’on se livre si communément aux médecins. — C’est la crainte de la douleur, de la mort, l’impatience du mal, une soif ardente et sans mesure de guérison, qui nous aveuglent à ce degré ; c’est pure lâcheté de notre part, si nous avons une confiance si facile à capter et si élastique. Pourtant, la plupart d’entre nous ne s’abusent pas autant qu’ils ne tolèrent et laissent faire ; je les entends, en effet, se plaindre et parler comme nous faisons nous-mêmes, pour finir par dire : « Alors, que faire ? » comme si l’impatience par elle-même était un meilleur remède que la patience ! Parmi tous ceux qui se sont laissés aller à subir cette misérable sujétion, y en a-t-il un seul qui ne soit également prêt à accepter les impostures de toutes sortes et ne se mette à la merci de quiconque a l’impudence de lui donner l’assurance qu’il guérira ? — Les Babyloniens exposaient leurs malades sur les places publiques ; le médecin c’était tout le monde chacun qui passait s’informait par humanité et par civilité de leur état et, suivant son expérience, donnait un avis plus ou moins salutaire. Nous ne faisons guère autrement : il n’est pas simple femmelette dont nous n’employions les marmottages destinés à conjurer le mal et les amulettes ; si mon humeur se prêtait à en accepter, j’accepterais plus volontiers celles provenant de cette source que de toute autre, au moins ne craindrais-je pas d’en éprouver de dommages. Homère et Platon disaient des Egyptiens qu’ils étaient tous médecins ; ne pourrait-on en dire autant de tous les peuples ? Il n’est, de fait, personne qui ne se vante de posséder une recette quelconque, et ne se hasarde à l’essayer sur son voisin si celui-ci s’y prête. J’étais, l’autre jour, en compagnie, lorsque je ne sais qui, atteint de la même affection que noi, annonça l’apparition d’une sorte de pilule nouvelle dans la composition de laquelle, tout compte fait, entraient cent et tant d’ingrédients ; cette information produisit une émotion et un soulagement singuliers ; quel rocher, se disait-on, résistera aux efforts d’une pareille concentration de moyens d’action ? Il m’est revenu depuis, par ceux qui en ont essayé, que pas la moindre parcelle de gravier n’a daigné s’en émouvoir.

Sur quoi, du reste, la connaissance que les médecins prétendent avoir de l’efficacité de leurs remèdes, est-elle fondée ? — Je ne puis quitter mon papier, sans dire encore un mot sur ce que les médecins nous donnent comme garantie de l’efficacité de leurs drogues, savoir l’expérience qu’ils en ont faite. La plupart, peut-être plus des deux tiers des vertus médicinales des médicaments, proviennent de la quintessence des simples, sur les propriétés cachées desquelles l’usage seul nous renseigne ; or, la quintessence d’une chose n’est autre que la qualité maîtresse qui lui est propre et qui échappe à notre raison, laquelle n’arrive pas à en découvrir la cause. Parmi ces preuves d’efficacité, il en est, disent-ils, qui leur ont été révélées par quelque démon ; quand ils parlent ainsi, je me contente de les écouter, car, pour ce qui est des miracles, je ne les discute jamais. D’autres ressortent de l’usage même que, pour d’autres considérations, nous faisons des choses ; comme dans le cas où la laine, par exemple, dont nous usons d’habitude pour nous vêtir, aurait été, par accident, reconnue posséder quelque propriété cachée dessiccative, qui guérisse les mules qui auraient mal au talon ; ou dans celui où on aurait constaté une action purgative au raifort qui compte parmi nos aliments. — Galien raconte qu’un lépreux a été guéri pour avoir bu du vin d’un vase dans lequel s’était, par hasard, glissée une vipère ; c’est là un fait susceptible d’effet et qui permet d’admettre l’expérience comme vraisemblablement acquise ; de même de toutes celles que les médecins nous donnent comme résultant d’exemples fournis par certains animaux ; mais, dans la plupart des expériences autres, auxquelles ils ont été conduits, disent-ils, par leur bonne fortune, sans autre guide que le hasard, je trouve que les déductions qu’ils en tirent ne s’imposent pas. Imaginons l’homme embrassant du regard le nombre infini des choses, plantes, animaux, métaux qui sont autour de lui, je me demande par où, en pareil cas, commenceront ses essais ? Supposons que sa fantaisie fasse que, tout d’abord, ce soit par la corne d’un élan ; ce choix, ainsi né de son caprice, ne peut être admis que par une confiance bien souple et bien accommodante, et le même embarras se reproduira quand il s’agira d’en tirer parti. Il se trouve, en effet, en présence de tant de maladies et de tant de circonstances qui interviennent, que l’esprit humain s’y perd avant d’arriver à être certain du point auquel, pour être concluants, doivent s’arrêter les résultats de l’expérience qu’il a entreprise : ne lui faut-il pas déterminer au préalable que, de cette infinité de choses sur lesquelles peuvent porter ses recherches, c’est précisément cette corne d’élan qui convient ; que parmi cette multitude de maladies, c’est à l’épilepsie qu’il y a lieu d’en faire application ; que parmi tant de tempéraments divers, c’est à celui qui est porté à la mélancolie ; que sur tant des saisons, c’est en hiver qu’il faut opérer ; que parmi tant de nations, c’est sur le Français que cela aura action ; parmi tant de gens d’àges différents, sur le vieillard ; que de tant de moments marqués par le mouvement des corps célestes, la conjonction de Vénus et de Saturne est celui qui présente le plus de chances de réussite ; qu’enfin parmi tant de parties du corps sur lesquelles on peut agir, c’est au doigt qu’il faut s’adresser. Si on considère que, dans tout cela, il n’a, pour le guider, ni argument, ni conjecture, ni faits antérieurs, ni inspiration divine ; que c’est la fortune seule qui le conduit, il faudrait vraiment, pour qu’il arrivât juste, que ce soit une fortune issue d’un art qui ait atteint la perfection, qui ait des règles et une méthode précises. Et puis, admettons la guérison : comment avoir l’assurance que le mal n’était pas à son terme ? qu’elle n’est pas due au hasard, ou l’effet d’autre chose que le malade aurait mangée, bue ou touchée ce jour-là ? ou encore, qu’elle n’a pas été accordée au mérite des prières d’une grand’mère ? Bien plus, alors même que le fait serait prouvé, combien de fois s’est-il renouvelé ? Y a-t-il là une longue série de résultats prévus, de constatations avérées, se tenant les uns les autres, nécessaires pour en tirer une conclusion ? Et cette conclusion, à qui incombe-t-il de la prendre ? De tant de millions d’hommes se livrant à ces expériences, il n’y en a que trois qui se soient donné la tâche d’enregistrer celles qu’euxmêmes ont tentées ; le hasard aura-t-il fait que ce soit l’un des trois qui, à point nommé, ait relevé celle-ci ? Et puis un autre, cent autres n’ont-ils pu faire des expériences qui aient abouti à des résultats contraires ? Peut-être serions-nous plus éclairés, si les jugements et les raisonnements de tous nous étaient connus ; mais admettre que trois témoignages apportés par trois docteurs suffisent pour régenter le genre humain, n’est pas raisonnable ; il faudrait, pour qu’ils aient une telle autorité, qu’ils eussent été choisis et délégués par lui, et que, par procuration expresse, nous les ayons constitués nos mandataires.

À Madame de Duras,

Elle lui a entendu exposer ses idées sur la médecine ; elle les retrouvera dans son ouvrage, où il se peint tel qu’il est. — « Madame, lorsque, dernièrement, vous êtes venue me voir, vous m’avez trouvé occupé à écrire les lignes qui précèdent. Il se peut que ces inepties vous tombent quelquefois sous la main ; je veux que, dans ce cas, elles témoignent aussi combien je suis honoré de la faveur que vous leur ferez en les lisant. Vous y reconnaîtrez les mêmes idées et la même manière de les exprimer que lorsque nous en causions ensemble. Alors même qu’il m’eût été possible d’y employer un autre langage que celui dont j’use d’ordinaire et une forme plus honorable et meilleure, je ne l’eusse pas fait, parce que je ne veux pas que ces lignes me rappellent à votre mémoire autrement que je ne suis. Ces observations et les considérations dont elles découlent, que vous avez entendues et admises, Madame, avec plus de courtoisie et en leur faisant plus d’honneur qu’elles n’en méritent, je veux, sans toutefois les altérer ni les modifier, les consigner dans un ouvrage qui me survive quelques années ou quelques jours, où vous les retrouverez, quand il vous plaira de vous les remémorer, sans prendre autrement la peine de les conserver dans votre souvenir ; du reste, elles n’en valent pas la peine. Je désire que vous veuillez bien me continuer la faveur de votre amitié, en raison de ces mêmes qualités que vous avez cru reconnaître en moi et qui me l’ont value.

« Je ne me propose nullement qu’on m’aime et qu’on m’estime davantage mort que vivant ; la manière de faire de Tibère, qui avait plus souci de la renommée qu’il laisserait après lui que de se rendre agréable à ses contemporains et d’acquérir leur estime, est ridicule, quoique se rencontrant communément. Si j’étais de ceux auxquels le monde puisse devoir des louanges, je l’en tiendrais quitte de moitié, s’il voulait me payer d’avance ; je voudrais ces louanges immédiates, m’enveloppant comme une sorte d’atmosphère plutôt dense qu’étendue, bien fournie plutôt que de longue durée, sauf à ce qu’elle se dissipe subitement en même temps que je cesserai d’être et que ce son si doux ne pourra plus arriver à mes oreilles. Ce serait une sotte idée que d’aller, à cette heure où mes rapports avec les hommes sont sur le point de se rompre, me montrer à eux sous un jour plus favorable que celui sous lequel ils m’ont connu. Je tiens comme non avenus les biens dont je n’ai pu user de mon vivant. N’importe comme je suis, tel je veux être en tout et pour tout et non pas seulement sur le papier ; j’ai employé tout mon art et toute mon industrie à m’améliorer ; mes études ont eu pour objet de m’apprendre non à écrire mais à devenir ce que je suis ; tous mes efforts ont tendu à faire ma vie, cela a été mon métier et mon œuvre ; je me suis moins occupé à faire des livres, qu’à toute autre besogne. J’ai désiré être un homme capable, en vue des avantages essentiels que j’en retire pour le présent, et non pour mettre mes capacités en magasin et en faire bénéficier mes héritiers. Celui qui a du mérite, c’est pour qu’il se manifeste dans ses mœurs, dans les propos qu’il tient d’ordinaire, quand il fait l’amour, qu’il a des querelles, au jeu, au lit, à table, dans la conduite de ses affaires et la[3] gestion de sa maison ; ceux auxquels je vois faire de beaux livres et qui ont des vêtements en mauvais état, eussent d’abord, s’ils m’avaient cru, commencé par remettre de l’ordre dans leur tenue. Demandez à un Spartiate s’il préfère être un bon rhétoricien plutôt qu’un bon soldat, mais ne me le demandez pas à moi qui aimerais mieux être un bon cuisinier si je n’en avais pas un à mon service. Dieu ! que je haïrais, Madame, d’acquérir par mes écrits la réputation d’être un habile homme et de n’être, en dehors d’eux, qu’un homme sans valeur et un sot ; si cela était, j’aimerais mieux encore être tout à la fois un sot dans mes écrits et dans la vie ordinaire que d’avoir aussi mal choisi à quoi employer ce que je puis valoir. Aussi, il s’en faut tant que je m’attende à ce que ces sottises me soient de quelque honneur, que ce sera beaucoup si je n’y perds pas partie du peu que j’en ai acquis, parce que cette peinture morte et muette de moimême, qui se retrouve dans mon ouvrage, n’est pas à mon avantage ; elle a trait non à l’époque de mon existence où j’étais en mon meilleur état mais à celle où, bien déchu de ma vigueur primitive et de mon entrain, je commence à me flétrir et à sentir le rance ; j’approche du fond du vase et suis sur le point d’en toucher la partie inférieure et la lie.

Du reste, s’il a parlé si mal de la médecine, ce n’a été qu’à l’exemple de Pline et de Celse, les seuls médecins de Rome ancienne qui aient écrit sur leur art. — « Au surplus, Madame, je n’eusse pas osé fouiller si hardiment les mystères de la médecine, vu le credit dont cet art jouit auprès de vous et de tant d’autres, si je n’y eusse été incité par ceux-là mêmes qui l’ont exercé. Je crois que parmi les anciens latins, il n’y en a eu que deux, Pline et Celse, qui aient en outre écrit sur la matière ; si quelque jour vous les lisez, vous verrez qu’ils en parlent bien plus rudement que moi ; je ne fais que pincer, eux égorgent. Pline se moque, entre autres choses, de ce que les médecins, à bout d’expédients, aient inventé cette belle défaite de renvoyer les malades, qu’ils ont agités et tourmentés avec leurs drogues et les régimes auxquels ils les ont soumis et cela pour n’arriver à rien, les uns faire des vœux et implorer des miracles, les autres aller prendre les eaux thermales (ne vous courroucez pas, Madame, il ne parle pas de celles de ces sources qui sont de ce côté-ci de la Garonne, que vous et votre maison patronnez et qui sont dépendance des de Grammont). Ils ont encore une troisième corde à leur arc pour nous éloigner d’eux et s’éviter les reproches que nous pourrions leur adresser du peu d’amélioration qu’ils ont apporté à nos maux, dont ils se sont si longtemps occupés qu’ils n’ont plus de quoi nous leurrer, ils nous envoient dans une autre contrée, chercher un air meilleur.

« En voilà assez, je pense, Madame, pour que vous me permettiez de reprendre le fil de mon sujet dont je me suis détourné pour causer avec vous. »

Il se peut que lui-même en arrive à se remettre entre les mains des médecins ; c’est qu’alors, comme tant d’autres, il sera gravement atteint et ne jouira plus de la plénitude de ses facultés. — C’est Périclès, ce me semble, auquel on demandait comment il se portait, qui répondit en montrant les amulettes attachées à son cou et à son bras : « Vous pouvez en juger par cela ! » Il voulait indiquer par là, qu’il était bien malade, pour en être arrivé à avoir recours à pareille inutilité et s’être laissé équiper de la sorte. — Je ne dis pas qu’il ne m’arrivera pas un jour de céder à cette idée commune, si ridicule, de remettre ma vie et ma santé à la merci et à la direction des médecins ; peut-être tomberai-je en pareille faiblesse, je ne puis répondre de ma fermeté dans l’avenir ; mais alors aussi, si quelqu’un vient à s’enquérir auprès de moi de ma santé, je pourrai lui dire comme Périclès, montrant ma main enveloppée et enduite d’un onguent quelconque : « Vous pouvez en juger par là. » Ce sera bien là le signe évident d’une maladie grave ; si l’impatience et la frayeur m’ont gagné au point que mon jugement en soit aussi étonnamment désemparé, on pourra en conclure que j’ai l’âme en proie à une bien forte fièvre.

J’ai pris la peine de plaider cette causé que j’entends assez mal, pour justifier un peu et affermir en moi la répulsion que je tiens de mes ancêtres et que, d’instinct, j’éprouve contre les drogues et les pratiques de la médecine telle qu’elle s’exerce de nos jours ; et cela, afin que ce ne soit pas de ma part le fait d’une idée préconçue et irraisonnée, qu’elle révête une forme tant soit peu précise, que ceux qui me voient si rebelle aux exhortations et aux menaces qu’on me fait quand la maladie m’oppresse, ne s’imaginent pas que c’est par pur entêtement, [4] ou encore qu’un de ces individus, qui prennent tout par le mauvais côté, ne juge pas que ce soit par gloriole ; et vraiment, ce serait un désir bien singulier que de vouloir me faire honneur d’une action qui m’est commune avec mon jardinier et mon muletier ! Certes, je n’ai pas le cœur si bouffi d’orgueil que j’aille échanger une satisfaction comme la santé, si sérieuse, de si grande importance, si douce à posséder, pour une autre imaginaire, immatérielle, éthérée comme la gloire. Fût-elle celle des quatre fils Aymon, elle serait achetée trop cher, par un homme dans mes idées, au prix de trois violents accès de colique Par Dieu ! la santé, la santé, avant tout. — Ceux qui aiment la médecine de notre époque, peuvent aussi avoir pour cela leurs raisons bonnes, grandes et fortes ; je ne hais pas les idées en contradiction avec les miennes ; il s’en faut même tant que je m’offusque de la divergence qui peut exister entre ma manière de voir et celle des autres, et cela m’empêche si peu de m’accommoder de la société de gens qui pensent et agissent autrement que moi, que je considère, au contraire, comme étant bien moins fréquent encore qu’il y ait en nous-mêmes accord entre nos humeurs et nos desseins ; la variété, du reste, est une des propriétés les plus inhérentes à la nature et se retrouve plus encore dans les esprits que dans les corps, les premiers étant plus souples et plus susceptibles de transformations. Il n’y a jamais eu au monde deux opinions identiques, non plus que deux poils ou deux grains qui l’aient été. De toutes les qualités, la plus universelle c’est la diversité ; on la retrouve en toutes choses.



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