Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 10

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 485-525).

CHAPITRE X.

En toutes choses, il faut se modérer et savoir contenir sa volonté.

Montaigne ne se passionnait pour rien, se gardait de prendre aucun engagement, résistait même à ce à quoi le poussaient ses propres affections pour n’être pas entraîné, parce qu’une fois pris on ne sait plus où l’on va. — Si je me compare à la généralité des hommes, peu de choses me touchent, ou, pour mieux dire, me captivent ; car c’est avec raison qu’elles nous touchent, mais il ne faut pas qu’elles nous accaparent. J’ai grand soin d’augmenter, par l’étude et le raisonnement, ce privilège que j’ai d’être insensible qui, par nature, est fort prononcé chez moi, et a pour conséquence que peu de choses s’imposent à moi et me passionnent. J’ai de la perspicacité, mais je la reporte sur peu d’objets ; je suis sensible et facile à émouvoir, mais ai la compréhension et l’application difficiles et concentrées. — Je ne me décide qu’à grand’peine à prendre des engagements ; autant que je le puis, je ne m’emploie que pour moi ; et, même dans ce cas, je suis porté à tenir en bride et contenir l’affection que je me porte, pour que ce sentiment ne m’envahisse pas complètement, parce qu’il me met à la merci des autres et que le hasard a sur lui plus d’action que moi-même ; c’est au point que jusqu’à la santé que j’apprécie tant, je devrais me défendre de la désirer et de m’attacher à sa conservation avec une ardeur telle que j’en arrive à trouver les maladies insupportables. On doit se garder également de trop de haine de la douleur et de trop d’amour du bien-être ; Platon recommande de diriger notre vie en la tenant dans un juste milieu entre ces deux extrêmes. — Quant à ces affections qui me distraient de moi pour m’attacher ailleurs, je leur résiste dans toute la mesure de mes forces. J’estime qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même. Si ma volonté était facile à s’engager et à entrer en action, je n’y résisterais pas, parce que je suis, par nature, trop impressionnable, et en fait, « ennemi des affaires et né pour la tranquillité et le repos (Ovide) ». Des débats contradictoires et opiniâtres tournant finalement à l’avantage de mon adversaire, un dénouement qui rendrait ridicules des poursuites ardentes que j’aurais entamées, me feraient cruellement souffrir. Si, comme tant d’autres, je m’y laissais entraîner, mon âme n’aurait jamais la force de supporter les alarmes et les émotions qu’éprouvent ceux qui acceptent une telle existence ; elle serait, dès le début, disloquée par cette agitation intestine. Si quelquefois on m’a poussé à participer à la gestion d’affaires autres que les miennes, je n’ai promis que de les prendre en main et non de m’y donner corps et âme ; de m’en charger, mais non de m’y incorporer ; de m’en occuper, oui, et pas du tout de m’y passionner ; je les examine, mais ne les couve pas. J’ai assez à faire pour mettre de l’ordre dans ce qui me touche intimement et intéresse tout mon être, à le régler, sans encore me mêler et me fatiguer de questions qui me sont étrangères ; mes propres affaires, qui m’incombent naturellement et au premier chef, m’absorbent assez, sans y en joindre d’autres qui sont en dehors. Ceux qui savent combien ils se doivent à eux-mêmes et à quel point ils ont d’obligations à cet égard, trouvent que la charge que la nature leur a ainsi imposée est suffisamment lourde, et ne constitue pas une sinécure : « Tu as bien assez grandement à faire chez toi, ne t’en éloigne pas. »

Beaucoup se font les esclaves des autres, se prodiguant pour s’employer à ce qui ne les regarde pas ; il ne manque cependant pas sur notre route de mauvais pas dont il nous faut chercher à nous garder nous-mêmes. — Les hommes se donnent en location ; ce n’est pas pour eux-mêmes qu’ils doivent user de leurs facultés, mais pour ceux dont ils se sont faits les esclaves ; ce sont ceux auxquels ils se sont loués qui sont en eux, et non eux. Cette disposition d’esprit, qui est fort répandue, ne me plaît pas. Il faut ménager la liberté de notre âme et ne l’engager que dans les circonstances où il est juste de le faire ; et ces circonstances sont en petit nombre, si nous en jugeons sainement. — Voyez les gens disposés à se laisser appréhender et accaparer ; ils se laissent ainsi faire en toutes choses pour les petites comme pour les grandes, pour ce qui les touche et ce qui ne les touche pas ; ils s’ingèrent, sans plus y regarder, partout où il y a à travailler et[1] des obligations à remplir ; ils ne vivent pas s’ils ne s’agitent à outrance : « Ils ne recherchent la besogne que pour avoir de la besogne (Sénèque). » Ce n’est pas tant parce qu’ils veulent toujours aller que parce qu’ils ne peuvent se retenir, ni plus ni moins qu’une pierre ébranlée qui se détache et va, ne s’arrêtant dans sa chute que parce qu’elle ne peut rouler davantage. Pour certaines gens, s’occuper c’est faire preuve de capacité et de dignité ; leur esprit cherche le repos dans le mouvement, comme font les enfants encore au berceau ; ils peuvent se rendre ce témoignage qu’ils sont aussi serviables pour leurs amis, qu’importuns à euxmêmes. Personne ne distribue son argent à autrui, et chacun lui distribue son temps et sa vie, choses dont nous sommes prodigues plus que de toutes autres et les seules cependant dont il nous serait utile et louable d’être avares. Mon tempérament est essentiellement différent je m’observe et, d’ordinaire, ne tiens pas outre mesure à ce que je désire et désire peu ; je ne m’occupe et ne me crée de travail que dans ces conditions, rarement et sans que cela porte atteinte à ma tranquillité. À tout ce que veulent et entreprennent ces gens qui se prodiguent, ils apportent toute leur volonté et leur impétuosité. Il y a en ce monde tant de mauvais pas, que, même dans les cas présentant le plus de sécurité, il faut poser le pied légèrement et superficiellement, glisser et ne pas appuyer ; la volupté elle-même est douloureuse quand on va trop à fond : « Tu marches sur un feu couvert de cendres perfides (Horace). »

Élu maire de Bordeaux, Montaigne n’accepte cette charge qu’à son corps défendant ; portrait qu’il fit de lui à Messieurs de Bordeaux. — Messieurs de Bordeaux m’élurent maire de leur ville, alors que j’étais éloigné de France, et plus éloigné encore de penser que cela pouvait arriver. Je m’en excusai, mais on me démontra que je ne pouvais refuser, à quoi vint s’ajouter un ordre du roi d’accepter. — C’est une charge qui est d’autant plus belle qu’elle n’est ni rétribuée, ni de nature à procurer de bénéfice autre que l’honneur résultant de la façon dont on s’en acquitte. Sa durée est de deux ans, mais elle peut être continuée si on est élu à nouveau, ce qui arrive très rarement : je l’ai été ; cela ne s’était produit auparavant que deux fois, il y avait quelques années pour M. de Lansac, et récemment pour M. de Biron, maréchal de France, auquel je succédais ; j’ai été remplacé par M. de Matignon, qui était aussi maréchal de France, « l’un et l’autre habiles administrateurs et braves guerriers (Virgile) » ; je suis fier de m’être trouvé en si noble compagnie. La fortune a largement participé à cet événement et son intervention n’a pas été vaine ; mon cas, en effet, a été celui d’Alexandre qui, ayant reçu d’abord avec dédain les ambassadeurs de Corinthe venus pour lui offrir le droit de bourgeoisie de leur ville, accepta ensuite en les remerciant de bonne grace, quand ils lui eurent appris que Bacchus et Hercule figuraient au nombre de ceux auxquels ce titre avait été concédé.

Dès mon arrivée, je me fis connaître exactement et consciencieusement tel que je me sens être sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans énergie, mais aussi sans haine, sans ambition, sans violence, de telle sorte qu’on fût informé et instruit de ce que l’on avait à attendre de moi. Comme je devais mon élection uniquement à ce que l’on avait connu mon père et que c’était pour honorer sa mémoire, j’ajoutai très nettement que je serais fort désolé si une chose, quelle qu’elle fût, venait à occuper ma volonté au même degré que les affaires de la ville avaient jadis accaparé la sienne quand il en avait la gestion, alors qu’il était investi de ces mêmes fonctions auxquelles je venais d’être appelé. Je me souvenais l’avoir vu dans sa vieillesse, alors que j’étais enfant, l’âme cruellement agitée par les tracasseries que lui causaient les affaires publiques, oubliant et le calme dont il jouissait chez lui où les fatigues de l’âge l’avaient longtemps retenu avant ce moment, et son ménage et sa santé ; ne comptant en vérité pour rien la vie, qu’il avait failli y perdre, par suite des longs et pénibles voyages auxquels ces intérêts l’obligeaient. Il était ainsi ; ce tempérament était un effet de la grande bonté de sa nature ; jamais il n’y eut d’âme plus charitable et dévouée au peuple. Ces dispositions que je loue chez les autres, je ne me les approprie pas ; et, en cela, je ne suis pas sans excuse.

On enseigne que nous devons nous oublier et ne travailler qu’au bien d’autrui ; est-ce raisonnable ? Le vrai sage qui sait bien ce qu’il se doit, trouve par là même ce qu’il doit aux autres. — Mon père avait ouï dire qu’il faut s’oublier pour son prochain ; que l’intérêt particulier n’est pas à prendre en considération, quand l’intérêt général est en jeu. — La plupart des règles et des préceptes de ce monde abondent dans ce sens, tendant à nous pousser hors de nous-mêmes et à y substituer ce qui importe au service de la société. Cela est vraiment bien imaginé de nous détourner et de nous distraire ainsi de ce qui nous intéresse directement, par crainte que nous y trouvant déjà naturellement portés, nous n’y tenions trop ; rien n’a été épargné pour en arriver là. Ce n’est du reste pas une nouveauté ; les sages ne prêchent-ils pas de n’avoir de considération pour les choses qu’en raison de leur utilité, et non d’après ce qu’elles sont ? La vérité nous est souvent une cause d’empêchements, d’incompatibilités ; nous devons fréquemment tromper, pour ne pas nous tromper ; il nous faut fermer les yeux, imposer silence à notre jugement, pour redresser et corriger les conclusions résultant de ces difficultés qu’elle nous crée : « Ce sont des ignorants qui jugent, et il faut souvent les tromper pour les empêcher de tomber dans l’erreur (Quintilien). » Nous ordonner de faire passer avant nous dans notre affection, trois, quatre, cinquante catégories de choses, c’est faire comme les archers qui, pour atteindre le but, visent beaucoup plus haut ; pour redresser une baguette infléchie, il faut la courber en sens inverse.

J’estime que dans le culte de Pallas, il y avait, comme nous le voyons dans toutes les religions des mystères apparents destinés à être divulgués au public et d’autres plus secrets et d’ordre plus élevé, auxquels n’étaient initiés que les adeptes. Il est vraisemblable que dans ces derniers, était compris le degré exact d’amitié que chacun se doit à lui-même ; non cette amitié de mauvais aloi qui nous fait rechercher d’une façon immodérée la gloire, la science, la richesse, etc., et les mettre au premier rang de notre affection comme parties intégrantes de notre être, ni cette amitié sans consistance et indiscrète comme celle que porte le lierre aux parois auxquelles il s’attache, qu’il pourrit et qu’il ruine ; mais une amitié saine et réglée, non moins utile qu’agréable. Qui en connaît les devoirs et les exerce, est véritablement inspiré des Muses ; il atteint au sommet de la sagesse humaine et du bonheur ; sachant exactement ce qu’il se doit, il trouve que le rôle qui lui est dévolu comporte d’utiliser pour lui-même le concours des autres hommes et du monde et que, pour cela, il lui faut contribuer aux devoirs et aux charges de la société dont il fait partic. Celui qui ne vit en rien pour autrui, ne vit guère non plus pour lui-même : « L’ami de soi-même est aussi, sachez-le, l’ami des autres (Sénèque). » La principale charge que nous ayons, c’est de nous conduire ; c’est pour cela que nous sommes sur terre. Celui qui oublierait de vivre honnêtement, saintement, et croirait être quitte de son devoir en exhortant et disposant les autres à vivre ainsi, serait un sot ; de même celui qui, pour son propre compte, néglige de vivre convenablement et gaîment, se sacrifiant pour faire qu’autrui vive de la sorte, prend à mon gré un parti mauvais et qui n’est pas dans l’ordre de la nature.

Il faut se dévouer aux charges que l’on occupe, mais il ne faut ni qu’elles nous absorbent ni qu’elles nous passionnent, ce qui nous conduirait à manquer de prudence et d’équité. — Je ne veux pas qu’on refuse aux charges qu’on accepte son attention, ses pas et démarches, son don de parole, sa fatigue, au besoin même son sang : « tout prêt moi-même à mourir pour mes amis et ma patrie (Horace) » ; seulement ce ne doit être qu’un prêt momentané et accidentel, l’esprit demeurant toujours au repos et en santé, n’être pas inactif, mais n’agir ni malgré lui ni entraîné par la passion. Agir simplement lui coûte si peu, qu’il agit même en dormant, aussi faut-il ne le mettre en branle qu’avec discrétion ; car lorsque le corps que l’on charge, semble pas en être surchargé, l’esprit s’imagine qu’il peut plus encore et, n’écoutant que lui-même, donne parfois à ses exigences une extension et une augmentation souvent préjudiciables. Une même chose demande parfois des efforts physiques différents et une force de volonté qui n’est pas toujours la même, l’un va fort bien sans l’autre. Combien de gens se hasardent tous les jours dans des guerres qui leur sont indifférentes, et affrontent le danger dans des batailles dont la perte, s’ils viennent à être battus, ne troublera pas leur sommeil durant la nuit qui vient ; tel autre, au contraire, demeuré chez lui à l’abri de dangers auxquels il n’ose même pas penser, est plus passionné pour l’issue de cette guerre, et en a l’àme plus obsédée que le soldat qui y expose son sang et sa vie. Je ne suis guère disposé à me mêler des affaires publiques s’il doit m’en coûter si peu que ce soit, ni à me donner aux autres en m’arrachant à moi-même. — Apporter de l’âpreté et de la violence pour obtenir la réalisation de ses désirs, nuit plus que cela ne sert au résultat que l’on poursuit ; nous devenons impatients si les événements sont contraires ou se font attendre ; nous sommes aigris et le soupçon nous gagne contre ceux avec lesquels nous sommes en affaire. Nous ne conduisons jamais bien une chose qui nous possède et nous mène : « la passion est un mauvais guide (Stace) ». Celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse, agit avec plus d’à propos : il dissimule, cède, diffère à son aise, selon que les circonstances le comportent ; s’il échoue, c’est sans en éprouver ni tourment ni affliction ; il est tout prêt à renouveler sa tentative, il marche toujours maître de lui. Chez celui qu’enivre la violence et qui veut quand même, la nécessité l’amène à commettre beaucoup d’imprudences et d’injustices ; l’impétuosité de son désir l’emporte, il devient téméraire ; et si la fortune ne lui vient beaucoup en aide, ce qu’il obtient est peu de chose. — La philosophie veut que nous bannissions la colère quand nous punissons ceux qui nous ont offensés ; non pour que notre vengeance soit moindre, mais pour qu’au contraire elle n’en porte que mieux et frappe davantage, ce à quoi, lui semble-t-il, la violence met obstacle. Non seulement la colère nous trouble mais, par elle-même, elle lasse le bras qui chàlie ; c’est un feu qui nous étourdit et épuise notre force, comme dans la précipitation où la hâte se donne à elle-même un croc-en-jambe qui l’entrave et l’arrête : « Trop se hâter est une cause de retard ; la précipitation retarde plus qu’elle n’avance (Quinte Curce). » Comme exemple de ce que nous en voyons journellement, l’avarice n’a pas de plus grand empêchement qu’elle-même ; plus elle est rapace et intransigeante, moins elle rapporte ; d’ordinaire, elle attire à elle plus rapidement le bien d’autrui, quand elle agit sous le masque de la libéralité.

Supériorité d’un prince qui savait se mettre au-dessus des accidents de la fortune. Même au jeu, il faut être modéré ; nous le serions plus, si nous savions combien peu nous est nécessaire. — Un gentilhomme de mes amis, très honnête homme, faillit compromettre sa raison pour avoir pris trop à cœur les affaires d’un prince son maître et y avoir apporté une attention trop passionnée. Ce prince s’est lui-même peint ainsi qu’il suit : « Tout comme un autre, il ressent le poids des accidents ; pour ceux auxquels il n’y a pas de remède, il se résout immédiatement à en supporter les conséquences ; pour les autres, après avoir ordonné les précautions nécessaires pour y parer, ce que, grâce à la vivacité de son esprit, il peut faire promptement, il attend avec calme ce qui peut s’ensuivre. » De fait, je l’ai vu à l’œuvre, conservant une grande indifférence, toute sa liberté d’action et la plus complète impassibilité dans des situations de très haute importance et bien difficiles ; je le tiens pour plus grand et plus capable dans la mauvaise fortune que dans la bonne ; ses défaites sont plus glorieuses que ses victoires, ses insuccès que ses triomphes.

Même dans ce qui est vain et frivole, comme au jeu d’échecs, de paume et autres, apporter de l’àpreté et de l’ardeur au service d’un violent désir de l’emporter, fait qu’aussitôt notre esprit et nos membres ne se dirigent plus et que leurs mouvements deviennent désordonnés ; on s’éblouit, on s’embarrasse soi-même. Celui qui envisage avec plus de modération le gain et la perte, est toujours maître de lui ; moins on se pique, moins on se passionne au jeu, plus on le conduit avantageusement et plus on augmente ses chances.

Nous empêchons l’âme de prendre et de conserver, quand nous lui donnons trop à saisir ; pour certaines choses il suffit de les lui présenter, pour d’autres de les lui attacher, d’autres sont à lui incorporer. Elle peut tout voir et sentir, mais ce n’est que d’elle-même qu’elle doit se sustenter ; et, pour cela, il faut qu’elle ait été instruite de ce qui l’intéresse particulièrement, lui convient et qu’elle peut s’assimiler. Les lois de la nature nous donnent justement cet enseignement. D’après la nature, disent les sages, personne n’est indigent (d’après nous, nous le sommes tous), et ils vont distinguant les désirs qu’elle nous inspire de ceux qui nous viennent du déréglement de notre imagination : ceux qui peuvent se réaliser viennent d’elle, ceux qui fuient devant nous, sans que nous puissions jamais les satisfaire, sont de nous ; la pauvreté de biens est aisée à guérir, la pauvreté de l’âme impossible : « Si l’homme se contentait de ce qui lui suffit, je serais assez riche ; mais comme il n’en est rien, quelles richesses pourraient jamais me satisfaire (Lucilius) ? » — Socrate voyant transporter en grande pompe, à travers la ville, des richesses en quantité : joyaux, meubles de prix, etc., dit : « Que de choses il y a là, que je ne désire pas ! » — Douze onces d’aliment par jour suffisaient pour vivre à Métrodore ; Epicure se suffisait avec moins encore ; Métroclès dormait en hiver avec les moutons, en été dans les cloîtres des temples : « La nature pourvoit à ce qu’elle exige (Sénèque) » ; Cléanthe vivait du travail de ses mains et se vantait de pouvoir, s’il l’eut voulu, nourrir en plus un autre lui-même.

Les besoins que nous tenons de la nature sont faciles à satisfaire ; nos habitudes, notre position dans le monde, notre âge, nous portent à en étendre le cercle ; c’est dans ces limites que nous devons les contenir. — Si ce que la nature, s’en tenant aux seuls besoins que nous avions à l’origine, demande pour assurer strictement la conservation de notre existence est trop peu de chose (et il est de fait que nous pouvons vivre à bon marché, ce qui apparaît bien quand on remarque qu’il nous faut si peu que, par sa petitesse, cela échappe à l’étreinte et aux coups de la fortune), octroyons-nous quelque chose de plus ; comprenons dans ce que nous appelons la nature, les habitudes et la situation de chacun de nous, et d’après cela fixons nos besoins et nos aspirations, tenant compte de ce que déjà nous possédons. Il semble en effet que, dans ces limites, nous soyons quelque peu excusables d’agir ainsi, car l’habitude est une seconde nature non moins puissante que la nature elle-même. Ce qui me manque et dont j’ai l’habitude, je considère que cela me fait réellement défaut ; j’aimerais presque autant qu’on m’ôtàt la vie, que de me la rétrécir en restreignant notablement les conditions dans lesquelles j’ai vécu si longtemps. Je ne suis plus à même de supporter de grands changements, ni de mener un train différent du mien, même si je devais y gagner. Il n’est plus temps de devenir autre ; et, de même que si quelque grande fortune venait à m’échoir actuellement, je me plaindrais qu’elle ne me soit pas arrivée alors que je pouvais en jouir : « À quoi me servent des biens dont je ne puis user (Horace) ? » je me plaindrais également de toute nouvelle acquisition morale. Il vaut presque mieux ne jamais devenir honnête homme et ne jamais bien comprendre la conduite de la vie, que d’en arriver là quand on n’a plus de temps devant soi. — Moi qui m’en vais, je céderais volontiers à quelqu’un qui vient, l’expérience que j’acquiers sur la prudence à observer dans les affaires de ce monde ; c’est de la moutarde après dîner. Je n’ai que faire de biens dont je n’ai pas emploi ; à quoi sert la science à qui n’a plus de tête ? La fortune nous offense et nous joue un mauvais tour, en nous offrant des présents, dont nous sommes à juste titre dépités de ce qu’ils nous ont manqué au bon moment. Je n’ai plus besoin de guide, quand je ne puis plus marcher. De toutes les qualités dont nous pouvons être doués, la patience me suffit maintenant. À quoi bon une voix magnifique à un chantre qui a les poumons perdus, et l’éloquence à un ermite relégué au fond des déserts de l’Arabie. Il n’y a pas besoin de s’ingénier à faire une fin ; en chaque chose, elle survient d’elle-même. Mon monde à moi est fini ; les gens de mon espèce disparaissent ; j’appartiens tout entier au passé ; je ne puis faire autrement que d’approuver cet état de choses et d’y conformer mes derniers jours. — J’en donnerai un exemple : Cette innovation qui a supprimé dix jours d’une année, introduite par le pape, est survenue alors que j’étais déjà si près de ma fin, que je ne puis m’y faire ; je suis d’une époque où les années se supputaient autrement. Un si long et si antique usage me revendique et j’y demeure attaché ; incapable d’accepter des nouveautés, même quand elles constituent des rectifications, je suis dans l’obligation d’être en cela quelque peu hérétique. Mon imagination, malgré tous mes efforts, fait que je me trouve toujours de dix jours en avance ou de dix jours en retard ; elle ne cesse de me murmurer à l’oreille : « Cette modification ne regarde que ceux dont l’existence ne touche pas à son terme. » — Même la santé, chose pourtant si douce, si, par intervalles, je viens à la retrouver, j’en éprouve plus de regret que de jouissance je n’ai plus comment en profiter. Le temps m’abandonne, et, sans lui, nous ne possédons rien. Oh ! que j’attache donc peu de prix à ces grandes dignités conférées à l’élection, qui ne s’attribuent qu’à des gens prêts à quitter ce monde et dont, quand on les a, on ne s’inquiète pas tant de quelle façon on pourra les exercer, que du peu de temps durant lequel on les détiendra ; dès l’entrée en fonctions, on songe au moment où il faudra les quitter. En résumé, je touche à ma fin et ne suis point en voie de me refaire. Par suite d’un long usage, mon état actuel est devenu partie intégrante de moi-même ; ce que la fortune m’a fait, constitue ma nature.

Je dis done que, disposés à la faiblesse comme nous le sommes, chacun de nous est excusable de considérer comme lui revenant, tout ce qui est dans la mesure de notre état accoutumé ; mais aller au delà, c’est tomber dans la confusion : c’est là la plus large conression que nous puissions faire à nos droits. Plus nous augmentons nos besoins et ce que nous possédons, plus nous nous exposons aux coups de la fortune et de l’adversité. L’étendue de nos désirs doit être circonscrite et restreinte de manière à ne comprendre que les commodités les plus proches de nous, celles qui nous sont contigues, et cette zone ne pas se prolonger indéfiniment en ligne droite, mais se replier en courbe, dont les extrémités se rejoignent en ne s’écartant de nous que le moins possible. Les agissements qui se produisent sans que nous les ramenions ainsi à nous (et ce mouvement réflexe, je le tiens pour essentiel et devant se produire à bref délai pour avoir son effet utile), comme sont ceux des avares, des ambitieux et tant d’autres qui poursuivent avec acharnement une idée qui les emporte toujours droit devant eux, sont des agissements erronés et maladifs.

C’est folie de s’enorgueillir de l’emploi que l’on occupe ; notre personnalité doit demeurer indépendante des fonctions que nous remplissons. — La plupart des fonctions publiques tiennent de la farce : « Tout le monde joue la comédie (Pétrone). » Il faut jouer convenablement son rôle, mais en lui conservant le caractère d’un personnage emprunté ; il ne faut pas que lc masque et l’apparence deviennent chez nous une réalité, ni faire que ce qui nous est étranger s’incarne en nous ; nous ne savons distinguer la peau de la chemise ; c’est assez de s’enfariner le visage sans s’enfariner encore la poitrine. J’en vois qui se transforment et s’identifient en autant de figures et d’êtres différents qu’ils ont de charges à remplir ; tout en eux pontific jusqu’au foie et aux intestins, et, jusque dans leur garde-robe, ils agissent comme s’ils étaient dans l’exercice de leurs fonctions. Que ne puis-je leur apprendre à distinguer parmi les salutations qu’ils reçoivent, celles qui s’adressent à eux-mêmes de celles qui s’adressent au mandat qu’ils ont reçu, à la suite qui les accompagne, ou à la mule qui les porte : « Ils s’abandonnent tellement à leur fortune qu’ils en oublient leur nature même (Quinte Curce) » ; ils enflent, grossissent leur âme et leur jugement naturel pour les élever à hauteur du siège qu’ils occupent comme magistrats. Montaigne maire et Montaigne simple particulier ont toujours été deux hommes tout à fait distincts, la séparation en était bien nette. De ce qu’on est avocat ou financier, il ne faut pas méconnaître ce que ces professions mettent en jeu de fourberie ; un honnête homine n’est pas responsable du vice ou de la sottise de son métier et ne doit pas pour eux décliner de l’exercer, c’est l’usage de son pays et il y a bénéfice ; il faut vivre du monde et en tirer profit, en en usant tel qu’on le trouve. Mais le jugement d’un empereur doit s’élever au-dessus de son empire qu’il lui faut voir et considérer comme chose qui lui est étrangère, s’en abstrayant, par moments, pour jouir de son propre fond, et s’entretenir avec lui-même tout autant pour le moins que font Jacques et Pierre.

Si l’on embrasse un parti, ce n’est pas un motif pour en excuser toutes les exagérations ; il faut reconnaître ce qui est mal en lui, comme ce qui est bien dans le parti adverse. — Je ne sais pas m’engager si profondément et si complètement ; et, quand ma volonté me fait me donner à un parti, je ne me crée pas de si violentes obligations que mon jugement en soit vicié. Dans les troubles qui agitent actuellement ce pays, les intérêts que je sers n’ont pas fait que j’aie méconnu chez nos adversaires leurs qualités dignes d’éloge, pas plus que celles qui, chez ceux dont j’ai embrassé le parti, sont à blâmer. On est porté à adorer tout ce que font les siens ; moi, je n’excuse même pas la plupart de ce qui se fait du côté où je suis ; un bon ouvrage ne perd pas de son mérite, parce qu’il est écrit contre moi ; hors le nœud du débat, car je suis et demeure catholique, je me maintiens dans une modération et une indifférence absolues, « hors les nécessités de la guerre, je ne veux aucun mal à l’ennemi » ; ce dont je me félicite d’autant plus, que je vois communément donner dans le défaut contraire : [2] « Que celui-là s’abandonne à la passion, qui ne peut suivre la raison (Cicéron). » Ceux qui étendent leur colère et leur haine au delà des affaires qui les motivent, comme font la plupart des gens, montrent que l’origine en est ailleurs et provient d’une cause personnelle, de même que lorsque la fièvre persiste chez quelqu’un après qu’il est guéri d’un ulcère, c’est un indice qu’elle dérive d’une autre cause que nous ne saisissons pas. Eux n’en veulent pas à la cause contre laquelle chacun s’arme parce qu’elle blesse l’intérêt général et celui de l’état, ils lui en veulent uniquement de ce qu’elle les atteint dans leurs intérêts privés ; et voilà pourquoi ils y apportent une animosité personnelle qui dépasse ce que comportent la justice et la raison telles qu’elles se comprennent généralement : « Ils ne s’accordaient pas tous à blåmer toutes choses, mais chacun d’eux censurait ce qui l’intéressait personnellement (Tite-Live). » Je veux que l’avantage nous reste, mais je ne me mets pas hors de moi s’il en est autrement. Je m’attache sincèrement au parti que je crois le meilleur, mais je ne m’affecte pas de me faire particulièrement remarquer comme ennemi des autres, et n’outrepasse pas ce que, d’une façon générale, commande la raison. Je blâme très vertement des propos de cette sorte : « Il est de la Ligue, car c’est un admirateur de la bonne grâce de M. Ie duc de Guise. — Il s’émerveille de l’activité du roi de Navarre, donc c’est un huguenot. — Il trouve à redire aux mœurs du roi, au fond du cœur c’est un séditieux. » Je ne concède même pas à un magistrat qu’il ait raison de condamner un livre, parce qu’il s’y trouve indiqué qu’un hérétique est l’un des meilleurs poètes de ce siècle. Se peut-il que nous n’osions dire d’un voleur qu’il a une belle jambe ; et est-il obligatoire qu’une fille publique sente mauvais ? Dans les siècles où régnait plus de sagesse, a-t-on révoqué ce superbe titre de Capitolinus, décerné tout d’abord à Marcus Manlius pour avoir sauvé la religion et la liberté publique ? Etouffa-t-on le souvenir de sa libéralité, de ses faits d’armes, des récompenses militaires accordées à son courage, lorsque plus tard, mettant en péril les lois de son pays, il aspira à la royauté ? De ce qu’on prend en haine un avocat, s’ensuit-il que le lendemain il cesse d’être éloquent ? J’ai parlé ailleurs du zèle qui fait tomber les gens de bien dans de semblables fautes ; pour moi, je sais fort bien dire « En cela, il se conduit en malhonnête homme, et, en ceci, fait acte de vertu. » On voudrait que lorsque des pronostics ou des événements fâcheux viennent à se produire, chacun, suivant le parti auquel il appartient, soit frappé d’aveuglement ou d’imbécillité, el qu’il les vit, non tels qu’ils sont, mais tels qu’on les désire ; je pécherais plutôt par l’excès opposé tant je crains que mon désir ne m’influence, d’autant que je me défie un peu des choses que je souhaite.

Facilité extraordinaire des peuples à se laisser mener par les chefs de parti. — J’ai vu, de mon temps, des choses extraordinaires dénotant avec quelle facilité incompréhensible, inouïe, les peuples, quand il s’agit de leurs croyances et de leurs espérances, se laissent mener et endoctriner comme il plaît à leurs chefs, suivant l’intérêt que ceux-ci y trouvent (cela, malgré cent mécomptes s’ajoutant les uns aux autres), et prêtent toute créance aux fantômes et aux songes. Je ne m’étonne plus que les singeries d’Apollonius et de Mahomet aient séduit tant de gens. La passion étouffe entièrement chez eux le bon sens et le jugement ; leur discernement ne distingue plus que ce qui leur rit et sert leur cause. Je l’avais déjà remarqué d’une façon indiscutable dans le premier des partis qui se sont formés chez nous et qui s’est montré si violent ; cet autre, venu depuis, l’imite et le dépasse ; d’où je conclus que c’est là un défaut inséparable des erreurs populaires. Après la première opinion dissidente qui surgit, d’autres s’élèvent ; semblables aux flots de la mer, elles se poussent les unes les autres suivant le sens du vent ; on n’est pas du bloc, si on peut s’en dédire, si on ne suit pas le mouvement général. Il est certain qu’on fait tort aux partis qui ont la justice pour eux, quand on veut employer la fourberie à leur service ; c’est un procédé que j’ai toujours réprouvé, c’est un moyen qui n’est bon à employer qu’avec ceux qui ont la tête malade ; avec ceux qui l’ont saine, il y a des voies non seulement plus honnêtes, mais plus sûres pour soutenir les cœurs et excuser les accidents qui nous sont contraires.

Différence entre la guerre que se faisaient César et Pompée, et celle qui eut lieu entre Marius et Sylla ; avertissement à en tirer. — Le ciel n’a jamais vu, et ne verra jamais, un différend aussi grave que celui entre César et Pompée ; il me semble toutefois reconnaître en ces deux belles âmes une grande modération de l’une vis-à-vis de l’autre. Ce fut une rivalité d’honneur et de commandement, qui ne dégénéra jamais en une haine furieuse et sans merci ; la méchanceté et la diffamation y demeurèrent étrangères ; dans leurs actes les plus acerbes, je trouve quelque reste de respect et de bienveillance ; et j’estime que s’il leur eût été possible, chacun d’eux eût désiré triompher sans causer la ruine de l’autre, plutôt qu’en la causant. Combien il en est autrement de Marius et de Sylla, prenez-y garde.

Du danger qu’il y a à être l’esclave de ses affections. — Il ne faut pas nous solidariser si éperdument avec nos affections et nos intérêts. Quand j’étais jeune, je combattais les progrès que l’amour faisait en moi lorsque je les sentais trop prononcés, et m’étudiais à faire qu’il ne me fat pas tellement agréable, qu’il ne finit par l’emporter et que je fusse complètement à sa merci. J’en use de même dans toutes les autres occasions où ma volonté se prend trop violemment je fais effort en sens contraire de celui vers lequel elle incline, suivant que je la vois entrainée et m’enivrer de son vin ; j’évite de nourrir son plaisir à un degré tel, que je ne puisse plus en redevenir maître, sans qu’il y ait effusion de sang. — Les âmes qui, par stupidité, ne voient les choses qu’à demi, jouissent de cette chance, que ce qui est nuisible les atteint moins ; c’est une sorte de lèpre morale qui a des effets analogues à ceux produits par la santé et que, pour cela, les philosophes ne dédaignent pas complètement ; ce n’est pas cependant une raison pour la qualifier de sagesse, ainsi que nous le faisons souvent. C’est pour cela que quelqu’un raillait jadis Diogène qui, tout nu, en plein hiver, pour exercer sa résistance au mal, tenait embrassée une statue de neige ; le rencontrant dans cette attitude, il lui dit : « Eh bien ! as-tu grand froid maintenant ? — Mais, pas du tout, répondit Diogène. — En ce cas, répliqua son interlocuteur, que penses-tu donc faire de difficile et d’exemplaire, en te tenant ainsi ? » Pour donner la mesure de notre fermeté, il est indispensable de connaître la souffrance à laquelle elle est capable de résister.

Il faut s’efforcer de prévenir ce qui dans l’avenir peut nous attirer peines et difficultés. — Les âmes susceptibles de se trouver en face d’événements contraires, qui sont exposées aux coups de la fortune dans toute leur intensité et leur acuité, qui ont à les endurer et à les ressentir dans la plénitude de leur poids et de leur amertume, doivent mettre tout leur art à ne pas les provoquer et éviter les circonstances qui peuvent les amener. Ainsi fit le roi Cotys ; on lui avait offert de la vaisselle riche et de toute beauté ; il la paya libéralement ; mais, comme elle était d’une fragilité extrême, il la brisa lui-même sur-le-champ pour s’ôter immédiatement une occasion trop facile de se mettre en colère contre ses serviteurs. — Je me suis de même volontiers appliqué à ce que mes affaires ne soient pas mêlées à celles d’autrui, et n’ai pas cherché à avoir des terres contiguës à celles de personnes qui me soient parentes ou avec lesquelles je sois lié d’étroite amitié ; c’est d’ordinaire une source de discorde et de désunion. — J’aimais autrefois les jeux de hasard, tels que les cartes et les dés ; j’y ai renoncé, il y a longtemps, parce que quelque beau joueur que je me montrasse, quand je perdais, je n’en ressentais pas moins, en dedans, une vive contrariété. — Un homme d’honneur, qu’un démenti ou une injure atteint au cœur, qui n’est pas de ceux qui acceptent en dédommagement et que console une mauvaise excuse, doit se garder de s’immiscer dans les affaires douteuses et les altercations qui peuvent dégénérer en conflit. — Je fuis les caractères tristes, les gens hargneux, autant que ceux atteints de la peste ; et, à moins que le devoir ne m’y oblige, je ne me mêle pas aux discussions portant sur des questions auxquelles je m’intéresse et de nature à m’émouvoir : « Il est plus facile de ne pas commencer que de s’arrêter (Sénèque). » La plus sûre façon est donc d’être prêt à tout événement, avant qu’il ne se produise.

Quelques âmes fortement trempées affrontent les tentations ; il est plus prudent à celles qui ne s’élèvent pas au-dessus du commun, de ne point s’y exposer et de maîtriser ses passions dès le début. — Je sais bien que quelques sages s’y sont pris autrement et n’ont pas craint, dans des circonstances diverses, de s’empoigner et de s’attaquer corps à corps avec ce qu’ils réprouvaient ; ce sont là gens qui ont une force d’âme dont ils sont sûrs et sous laquelle ils s’abritent pour résister aux revers de toute nature qu’ils peuvent éprouver, opposant au mal une patience à toute épreuve : « Tel un rocher qui s’avance dans la vaste mer et qui, exposé à la furie des vents et des flots, brave les menaces et les efforts du ciel et de la mer conjurés, et demeure lui-même inébranlable (Virgile). »

N’entreprenons pas d’imiter de tels exemples, nous n’y arriverions pas ; ces sages ont jusqu’à la force d’assister résolument et sans se troubler à la ruine de leur pays, auquel ils ont fait le complet abandon de leur volonté, la subordonnant à ses intérêts ; pour nous qui sommes moins bien trempés, un pareil effort est trop rude. Caton lui sacrifia la plus noble vie qui fut jamais ; nous autres, gens de petite taille, il nous faut fuir devant l’orage, et agir suivant ce que nous dicte notre instinct, au lieu de nous résigner ; il nous faut esquiver les coups que nous ne sommes pas en état de parer. — Zénon, voyant approcher pour s’asseoir près de lui, Chrémonide, jeune homme dont il était épris, quitta aussitôt sa place ; Cléanthe lui en demandant la raison : « Parce que j’entends constamment les médecins, lui répondit Zénon, quand nous avons une affection quelconque, nous ordonner principalement le repos et nous défendre ce qui peut causer de l’irritation à l’organe dont nous souffrons. » — Socrate ne dit pas : « Ne cédez pas aux attraits de la beauté ; affrontez-la, mais résistez-lui. » Il dit : « Fuyez-la ; courez vous mettre hors de sa vue et de sa rencontre ; évitez-la comme un poison violent qui porte et frappe de loin. » — Le meilleur de ses disciples, prêtant à Cyrus, mais, à mon avis, racontant plutôt qu’il n’invente les rares perfections de ce grand prince, nous le montre tellement en défiance de sa force contre les charmes de la divine beauté de Panthée son illustre captive, qu’il charge quelqu’un, moins indépendant qu’il ne l’était lui-même, de lui faire visite et de veiller sur elle. — Le Saint-Esprit dit de même : « Ne nous induisez pas en tentation (saint Matthieu). » Nous ne prions pas pour que la concupiscence n’entre pas en lutte avec notre raison et ne l’emporte pas sur elle, mais pour qu’elle ne l’essaie même pas ; pour que nous ne nous trouvions pas en situation d’avoir à endurer les approches, les sollicitations et les tentations du péché ; nous supplions le Seigneur de maintenir notre conscience au repos, parfaitement et pleinement délivrée de tout commerce avec le mal.

Ceux qui disent avoir triomphé du désir de se venger ou de toute autre passion difficile à surmonter, exposent souvent les choses telles qu’elles sont, mais non telles qu’elles ont été ; ils nous parlent de ce qui est, lorsque les causes de leurs erreurs sont affaiblies par le temps et bien loin d’eux ; mais revenez plus en arrière, remontez à l’origine de ces causes, vous les prenez au dépourvu. Veulent-ils donc prétendre que leur faute est moindre, parce qu’elle est plus vieille ; et, alors que le point de départ est une injustice, que les faits qui en découlent sont justes ? Ceux qui, comme moi, souhaiteront le bien de leur pays sans s’en ulcérer et en maigrir, seront contrariés, mais non anéantis, de le voir menaçant ruine ou dans cet état prolongé qui doit l’y conduire : « Pauvre vaisseau désemparé, sur lequel les flots, les vents et le pilote agissent chacun avec des desseins également contraires. » — Celui qui ne soupire pas après la faveur des princes comme après quelque chose dont il ne saurait se passer, ne se formalise pas beaucoup de la froideur de leur accueil et de leur visage, non plus que de l’inconstance de leur volonté. Qui n’est pas attaché à ses enfants ou à ses dignités au point d’en être esclave, ne laisse pas de continuer à vivre encore commodément, après les avoir perdus. Celui qui, en faisant le bien, a surtout en vue sa propre satisfaction, ne se tourmente guère s’il voit les hommes ne pas apprécier ses actes comme ils le méritent. Un quart d’once de patience remédie à de tels inconvénients. — C’est une recette dont je me trouve bien : elle me permet de racheter au meilleur compte ma sensibilité passée, par une insensibilité que je pousse aujourd’hui aussi loin que possible ; je sens que, par là, j’ai échappé à beaucoup de peines et de difficultés. Avec bien peu d’efforts, je coupe court aux premières émotions qui m’agitent et lâche, avant qu’elle ne m’emporte, toute affaire qui commence à me peser. Qui n’arrête le départ, ne peut arrêter la course ; qui ne sait fermer la porte à ses passions, ne les chasse pas une fois qu’elles ont pénétré ; qui ne vient à bout du commencement, ne vient pas à bout de la fin ; celui-là ne peut non plus soutenir l’édifice dans sa chute, qui n’a pu en prévenir l’ébranlement : « Car, dès qu’on s’écarte de la raison, les passions se poussent d’elles-mêmes, la faiblesse humaine trouve plaisir à ne pas résister, et, insensiblement, on se voit, par son imprudence, emporté en pleine mer, sans refuge où s’abriter (Cicéron). » Je sens à temps les brises avant-coureurs de la tempête, qui viennent me tâter et bruire au dedans de moi : « Ainsi le vent, faible encore, agite la forêt ; il frémit, et ses sourds mugissements annoncent au nautonier la tempête prochaine (Virgile). »

Montaigne fuyait les procès, alors même que ses intérêts devaient en souffrir. — Combien de fois me suis-je fait un tort évident pour éviter d’en recevoir un plus grand encore du fait de la justice après un siècle d’ennuis, de démarches écourantes et avilissantes qui content à mon caractère plus encore que la prison et le feu : « Pour éviter les procès, on doit faire tout ce qu’on peut et même un peu plus ; car il est non seulement honorable, mais quelquefois aussi avantageux de se relâcher un peu de ses droits (Cicéron). » Si nous étions vraiment sages, nous devrions nous réjouir et nous vanter d’un procès perdu, comme un jour j’ai entendu le faire un enfant de grande maison, qui faisait fête à chacun de ce que sa mère venait d’en perdre un, comme si c’eût été sa toux, sa fièvre, ou toute autre chose de désagréable avec quoi elle fût aux prises. Les faveurs mêmes que je tenais de la fortune, telles que parentés, alliances et relations avec ceux qui peuvent tout en la matière, je me suis toujours fait un rigoureux cas de conscience de ne pas les employer contre les intérêts d’autrui, pour obtenir que mon droit l’emporte par d’autres considérations que la justice de ma cause. Enfin, j’ai si bien employé mon temps (et suis heureux de pouvoir le dire) que je suis encore vierge de procès, quoique plusieurs fois j’eusse été très fondé à en entreprendre s’il m’avait convenu d’y recourir ; de même aussi je suis vierge de querelles. Me voici bientôt arrivé au terme d’une longue existence, sans avoir jamais fait ou subi de grosses offenses et sans jamais avoir vu accolé à mon nom une épithète malsonnante ; c’est là une grâce du ciel bien rare !

Les plus grands troubles ont le plus souvent des causes futiles. Dans toute affaire il faut réfléchir avant d’agir et, une fois lancé, persévérer, dût-on périr à la peine. — Les plus grands troubles qui agitent les sociétés humaines proviennent de causes ridicules. Quel effondrement que celui du dernier de nos ducs de Bourgogne, causé par un différend amené par une charretée de peaux de mouton ! L’exergue gravée sur un cachet ne fut-elle pas la cause première et principale du plus horrible écroulement dont la République romaine ait jamais eu à souffrir ? car Pompée et César ne sont que les rejetons et les héritiers de la querelle de Marius et de Sylla. De mon temps, combien de fois n’ai-je pas vu les plus sages têtes du royaume assemblées en grande cérémonie et à grands frais pour le trésor public, afin de conclure des traités et des accords dont les clauses étaient cependant décidées en réalité et en toute souveraineté dans les boudoirs des dames, suivant le caprice de quelque femme sans consistance. C’est ce que les poètes avaient bien saisi et qu’ils ont rendu en mettant, pour une pomme, la Grèce et l’Asie à feu et à sang. Enquérez-vous des motifs pour lesquels cet individu va jouer son honneur et sa vie avec son épée et son poignard ; qu’il vous dise la circonstance qui a amené ce débat : il ne pourra le faire sans rougir, tant elle est vaine et frivole.

Au début, il suffit d’être un peu avisé pour éviter une affaire ; mais, une fois qu’on y est embarqué, les tiraillements se produisent de toutes parts et il faut, pour s’en bien tirer, être approvisionné de nombreux moyens d’action de bien autre importance et bien autrement difficiles. Combien il est plus aisé de n’y pas entrer que. d’en sortir ! Il faut en pareille occurrence se comporter au rebours du roseau qui, tout d’abord, pousse tout d’une venue une longue tige bien droite, mais qui ensuite, comme s’il était harassé et hors d’haleine, produit une tige noueuse dont les nœuds, de plus en plus gros et rapprochés, marquent comme des temps d’arrêt dénotant qu’il n’a plus sa vigueur et sa persistance premières ; il vaut mieux commencer doucement et froidement, et conserver son souffle et ses vigoureux élans pour le moment où on est au fort de la besogne et qu’il s’agit de perfectionner. Quand les affaires commencent, nous les dirigeons et pouvons alors les mener comme bon nous semble ; mais après, quand elles sont en train, ce sont elles qui nous mènent et nous emportent : nous ne pouvons que les suivre.

Je ne puis dire cependant que ce procédé m’ait épargné toute difficulté et que je n’ai pas eu souvent[3] peine à réprimer et à brider mes passions ; elles ne se gouvernent pas toujours dans la mesure où, suivant les circonstances, il serait désirable ; souvent même, elles interviennent avec aigreur et violence. Toujours est-il que son application apporte bien du soulagement et de l’avantage, sauf à ceux qui, mûs exclusivement par l’amour du bien, ne recherchent pas un avantage qui serait de nature à porter atteinte à leur réputation. C’est qu’à la vérité il n’y a en toutes choses profit pour chacun, que s’il l’apprécie tel ; or, dans le cas qui nous occupe, il revient de cette manière de faire plus de contentement mais non plus d’estime, parce qu’on s’est retiré avant que la mêlée ne commençât, avant d’être en présence du péril. J’ajouterai encore qu’en ceci, comme dans tous les autres devoirs de la vie, la route de ceux qui ne voient que l’honneur, est bien différente de celle que suivent ceux qui ont en vue l’ordre et la raison. — Il est des gens qui, sans réflexion, entrent en lice comme des furieux ; peu après leur ardeur tombe. Plutarque dit que ceux qui, par mauvaise honte, cèdent et accordent aisément ce qu’on leur demande, sont ensuite portés à manquer de parole et à se dédire ; il en est de même de ceux qui prennent légèrement parti dans une querelle, ils l’abandonnent non moins légèrement ; cette même difficulté que j’éprouve à m’y jeter, me porterait à y persister une fois que je me serais ébranlé et échauffé. Agir comme ils le font, est mauvais ; une fois qu’on y est, il faut marcher, dût-on y rester : « Décidez-vous froidement, disait Bias, mais poursuivez sans relâche. » Le manque de prudence conduit au manque de cœur, ce qui est plus grave encore.

La plupart des réconciliations qui suivent nos querelles, sont honteuses ; quand on ne le fait pas de son plein gré, démentir ce qu’on a fait ou dit est une lâcheté. — La plupart des accords qui interviennent aujourd’hui pour clore nos querelles personnelles, sont honteux et menteurs ; nous ne cherchons qu’à sauver les apparences, et, pour cela, nous trahissons et désavouons nos véritables intentions : ce ne sont que des replâtrages. Nous savons dans quelles conditions nous avons parlé, quel sens était à attacher à ce que nous avons dit, les assistants le savent, et aussi nos amis auprès desquels nous avons voulu nous grandir ; aussi, quand nous démentons notre pensée, est-ce aux dépens de notre franchise et de l’honneur de notre courage : nous cherchons des échappatoires dans la fausseté pour arriver à un accommodement ; nous nous donnons à nous-mêmes un démenti pour détruire l’effet d’un démenti donné à un autre. Vous ne devez pas rechercher si vos actes ou vos paroles sont susceptibles d’une autre interprétation derrière laquelle vous pourriez vous retrancher ; c’est leur sens vrai et sincère que vous avez désormais le devoir de maintenir coûte que coûte. On s’adresse à votre vertu et à votre conscience, ce ne sont pas[4] là choses qui prêtent à travestissement ; laissons ces vils moyens et ces expédients à la chicane du palais. Les excuses et les réparations que je vois faire tous les jours pour donner satisfaction d’un acte indiscret ou d’une parole inopportune, me semblent plus laides que cet acte ou cette parole. Il vaudrait mieux faire à son adversaire une nouvelle offense, que de s’offenser soi-même en s’humiliant ainsi devant lui. Vous l’avez bravé sous l’action de la colère, et, de sang-froid et en pleine possession de vous-même, vous vous mettez à l’apaiser et à le flatter ; de la sorte votre soumission outrepasse l’excès que vous avez commis en premier lieu. Je trouve qu’un gentilhomme ne saurait rien faire qui soit plus honteux pour lui que de se dédire quand cela lui est imposé ; d’autant que l’opiniâtreté est un défaut plus excusable que la pusillanimité. — Il m’est aussi facile d’éviter de me livrer à mes passions, qu’il m’est difficile de les modérer : « On les arrache plus aisément de l’âme, qu’on ne les bride. » Que celui qui ne peut atteindre à cette noble impassibilité des Stoïciens, se rejette vers cette stupidité des foules qui est la mienne ; ce que ceux-là faisaient par vertu, j’ai été amené à le faire par tempérament. À moyenne hauteur règnent les tempêtes ; plus haut et plus bas, les philosophes et les gens de la campagne trouvent les uns et les autres la tranquillité et le bonheur : « Heureux le sage qui parvient à connaître la raison de toutes choses ; dépouille de toute crainte, il foule aux pieds l’inexorable destin et méprise les mugissements de l’avare Acheron. Heureux aussi celui qui connaît les divinités champêtres : Pan, le vieux Sylvain et l’aimable famille des Nymphes (Virgile). »

Toutes les choses, à leur naissance, sont faibles et tendres ; aussi faut-il toujours avoir les yeux ouverts sur elles à ce moment, parce que de même que le danger qu’elles peuvent présenter ne se découvre pas quand il est à l’état embryonnaire de même lorsque, ayant grandi, il vient à se manifester, on n’en aperçoit plus le remède. Si j’avais cédé à l’ambition, j’eusse rencontré un million d’embarras, de jour en jour plus malaisés à surmonter qu’il ne m’a été difficile d’arrêter mon penchant naturel pour cette passion : « C’est avec raison que j’ai toujours eu horreur d’élever la tête au-dessus des autres et d’attirer les regards (Horace). »

Jugement que l’on a émis sur la manière dont Montaigne s’est acquitté de sa mairie de Bordeaux et jugement que lui-même en porte. — On a pu avec assez de vérité lui reprocher de ne pas y avoir apporté une ardeur excessive ; mais, en somme, il faisait ce qu’il fallait sans bruit ni ostentation et, de fait, il a maintenu l’ordre et la paix. — Tous les actes publics sont sujets à des interprétations diverses qu’on ne saurait prévoir ; trop de gens s’en font juges. Il en est qui, parlant de ma conduite comme maire de Bordeaux (je suis content d’en dire un mot, non que cela en vaille la peine, mais pour donner un exemple de ce que je suis dans cet ordre de choses), disent que je m’y suis comporté en homme qui ne s’émeut pas assez et qui ne se passionne guère ; et, en cela, ils ne sont pas très éloignés d’avoir raison. J’essaie de tenir en repos mon âme et mes pensées, « toujours tranquille par nature, et plus encore à présent par l’effet de l’âge (Cicéron) » ; et si parfois elles se débauchent à recevoir quelque impression rude et pénétrante, c’est en vérité sans que je le leur conseille. De cette apathie naturelle il ne faudrait cependant pas conclure à de l’impuissance (défaut d’application et défaut de bon sens sont deux choses différentes), et encore moins à un manque de reconnaissance et à de l’ingratitude envers cette population, qui, avant même de me connaître, puis après m’avoir connu, m’a donné la plus grande marque de confiance qui était en son pouvoir, faisant bien plus pour moi, en me prorogeant dans cette charge, qu’elle n’avait fait en me la donnant la première fois. Je lui veux tout le bien en mon pouvoir ; et certes, si l’occasion s’était présentée, je n’eusse rien épargné pour son service. Je me suis démené pour elle, comme je me démène pour moi. C’est une bonne population, guerrière, généreuse, et néanmoins susceptible d’obéissance et de discipline, capable de bien faire sous une bonne direction. — On dit aussi que mon administration s’est passée sans présenter rien de marquant ni qui ait laissé trace. Quelle plaisanterie ! On critique mon inactivité à une époque où l’on reprochait à presque tout le monde de trop faire ! J’agis avec promptitude et énergie quand ma volonté m’y pousse ; mais cette ardeur ne s’allie pas à la persévérance. Qui voudra user de moi, en tenant compte de ma nature, me donnera des affaires nécessitant de la vigueur et de la liberté d’action, demandant de la droiture, qui puissent se résoudre promptement et même pour lesquelles il faille s’en remettre un peu au hasard, je puis y être de quelque utilité ; mais si la chose demande du temps, de la subtilité, du travail, qu’il faille ruser et biaiser, mieux vaut qu’il s’adresse à un autre. Toutes les charges importantes ne sont pas par elles-mêmes difficiles à remplir ; j’étais disposé à travailler un peu plus qu’à mon ordinaire si c’eût été absolument nécessaire, car il m’est possible de faire davantage que je ne fais et que je n’aime à faire. — Je n’ai laissé de côté, que je sache, aucun des faits et gestes que le devoir réclamait effectivement. J’ai facilement oublié ceux que l’ambition mêle au devoir et qu’elle couvre de ce nom ; ce sont ceux qui, le plus souvent, captivent les regards et les oreilles et dont les hommes se contentent ; ce n’est pas de la chose, mais de son apparence qu’ils se paient ; s’ils n’entendent pas de bruit, il leur semble qu’on dort. Mon caractère n’est pas de ceux qui aiment le tapage ; je réprimerais fort bien des troubles sans en être troublé en moimême, et châtierais le désordre sans me mettre hors de moi. Si j’ai besoin de me montrer en colère ou surexcité, je fais comme si je l’étais, c’est un masque que j’emprunte. Je suis porté à la mollesse, de mœurs plutôt paisibles que violentes. Je ne reproche pas à un magistrat de dormir, pourvu que ceux qu’il administre dorment avec lui ; c’est ce que font les lois elles-mêmes. Je suis pour une vie facile, obscure et muette, « également éloignée de la bassesse et d’un insolent orgueil (Cicéron) ; » ainsi me l’a faite la fortune. Je suis né d’une famille qui a passé sans éclat et sans tumulte, et qui, de temps immémorial, a été altérée surtout de rectitude et d’honnêteté.

Il n’est pas de ceux qui ont de l’ambition, laquelle n’est pas de mise quand les questions que l’on a à traiter sont affaires courantes dont il ne faut pas exagérer l’importance. — À notre époque, on est si enclin à l’agitation et à l’ostentation, que la bonté, la modération, l’égalité d’humeur, la constance et autres qualités paisibles et sans éclat ne s’apprécient plus. Les corps qui présentent des aspérités se sentent, ceux qui sont lisses se manient sans faire impression ; on ressent la maladie, on ne ressent pas, ou bien peu, la santé, pas plus que les choses à notre convenance comparativement à celles qui nous oppressent. C’est agir dans l’intérêt de sa réputation et pour son profit personnel et non pour le bien que de différer, pour le faire en public, ce qu’on eût pu faire dans la chambre du conseil, et en plein midi ce qu’on pouvait faire la nuit précédente, ou de tenir à faire soi-même ce que votre compagnon peut faire aussi bien que vous. Ainsi agissaient, en Grèce, certains chirurgiens qui effectuaient sur des estrades, à la vue des passants, les opérations afférentes à leur art, pour s’attirer plus de pratiques et de clientèle. Les règlements ne sont estimés bons, que publiés à son de trompe. L’ambition n’est pas un vice de petites gens ; elle nécessite des efforts bien autres que ceux dont nous sommes capables. — On disait à Alexandre : « Votre père vous laissera un vaste état, facile à gouverner et pacifié » ; et ce jeune homme portait envie aux victoires remportées par son père et à la justice avec laquelle il gouvernait ; il n’eut pas voulu n’avoir qu’à jouir mollement et paisiblement de l’empire du monde. — Alcibiade, dans Platon, se donne comme préférant mourir jeune, beau, riche, noble, savant, ayant atteint en tout cela à la perfection, plutôt que de vivre longtemps en s’en tenant, sous le rapport de ces qualités, dans les conditions où il était, sans s’exhausser encore. C’est là une maladie peut-être excusable chez une nature aussi forte et aussi complète que l’était la sienne ; mais quand ces petites âmes, naines et chétives, qui vont se faisant illusion dans l’idée que leur nom va devenir célèbre parce qu’elles ont jugé sainement une affaire ou convenablement réglé la garde de la porte d’une ville, elles témoignent d’autant plus leur faiblesse, qu’elles s’imaginent davantage que cela les grandit. Si bien que soient ces actes insignifiants, ils n’ont ni corps, ni vie ; le premier qui en parle, les atténue, déjà ; à peine si la connaissance s’en répand d’un carrefour de rue à un autre. Entretenez-en hardiment votre fils et votre valet, comme cet ancien qui, n’ayant personne qui prétât l’oreille aux louanges qu’il se donnait et convint de son mérite, faisait le fier auprès de sa femme de chambre, s’écriant : « Ô Perrette, quel galant homme, quel homme capable tu as pour maître ! » Au pis aller, entretenez-vous-en avec vous-même, comme un conseiller de ma connaissance qui, ayant dégoisé force articles et commentaires de loi d’une extrême subtilité et d’une ineptie. tout aussi grande, se rendant de la chambre du conseil à l’urinoir du palais, fut entendu marmottant entre ses dents et avec la plus intime conviction : « Ce n’est point à moi, Seigneur, ce n’est point à moi, mais à toi-même que la gloire doit en revenir (Psalmiste). » Si on ne peut recevoir des compliments des autres, eh bien ! qu’on s’en fasse à soi-même.

La renommée ne s’attache qu’à des actes qui sortent de l’ordinaire, et naît d’elle-même. — La renommée ne se prostitue pas à si bon compte ; les actes rares et exemplaires auxquels elle est due, ne supporteraient pas la compagnie de cette foule innombrable de petits faits journaliers. Le marbre exaltera vos titres autant qu’il vous plaira, pour avoir fait réparer tant bien que mal un pan de mur ou curer un égout ; mais les hommes de bon sens n’en feront rien. La gloire n’est pas forcément la conséquence d’une chose qui est bonne ; il faut encore qu’elle ait été hors de l’ordinaire et d’exécution difficile. Les Stoïciens n’admettaient même pas qu’un acte ne témoignant pas de la vertu méritàt estime ; ils ne voulaient pas, par exemple, qu’on sùt gré à qui, par tempérance, s’abstenait d’une vieille aux paupières enflammées. Parmi ceux au fait des admirables qualités de Scipion l’Africain, il en est qui lui refusent les éloges que Pannétius lui décerne pour son désintéressement, cette qualité n’étant pas tant sienne, disent-ils, que propre au siècle où il vivait. Nous bénéficions des voluptés qui appartiennent au milieu où nous a placés la fortune, n’usurpons pas celles de la grandeur ; les nôtres sont plus naturelles et d’autant plus solides et plus sûres qu’elles sont moins élevées. Si ce n’est par conscience, du moins par respect humain, repoussons l’ambition ; dédaignons cette soif, basse et honteuse, de renommée et d’honneur qui nous pousse à les mendier auprès de toutes sortes de gens, en recourant aux moyens les plus abjects, et qu’il nous faut payer des prix les plus vils ; il est déshonorant d’être honoré dans de pareilles conditions : « Quels éloges que ceux qu’on peut acheter au marché (Cicéron) ! » Apprenons à n’être pas plus avides de gloire que nous ne sommes capables de la mériter. Se gonfler de tout acte utile et qui ne porte atteinte à personne, est le propre des gens auxquels c’est chose rare et extraordinaire ; ils veulent lui faire attribuer le prix qu’il leur coûte. Quand je suis témoin d’un fait particulièrement éclatant, plus il a d’éclat, plus je rabats de son mérite, par le soupçon que j’ai qu’il ait été produit plus pour l’effet devant en résulter que du fait d’un bon sentiment de la part de son auteur ; ainsi étalé en public, il perd la moitié de son prix. Ces actions ont bien plus de grâce, quand elles échappent à ceux qui les accomplissent, sans qu’ils s’y prêtent et sans bruit, et que, venant ensuite à fixer l’attention de quelque honnête homme, il les tire de l’ombre et les met en lumière pour ellesmêmes : « Pour moi, je trouve bien plus digne d’éloges ce qui se fait sans ostentation et loin des yeux du peuple (Cicéron) », a dit l’homme le plus vaniteux qu’il y ait eu en ce monde.

Montaigne n’avait qu’à maintenir l’état de choses existant, il l’a fait ; il n’a offensé personne, ne s’est attiré aucune haine, et, quant à être regretté, il ne l’a du moins jamais souhaité. — Je n’avais, comme maire, qu’à maintenir et continuer les choses dans l’état où je les avais trouvées, ce qui se fait sans bruit et sans qu’on s’en aperçoive ; l’innovation se remarque beaucoup plus, mais elle est interdite en des temps comme ceux-ci, où nous sommes entourés de dangers et avons surtout à nous défendre des nouveautés. S’abstenir de faire est souvent aussi méritoire qu’agir ; mais cela donne moins de relief, et le peu que je vaux est à peu près en entier de cette sorte. En somme, les circonstances, durant mon administration, ont été en rapport avec mon caractère, ce dont je leur sais très bon gré. Est-il quelqu’un qui désire être malade, pour voir comment son médecin le traitera ? et ne faudrait-il pas fouetter un médecin qui désirerait que nous ayons la peste, pour pouvoir exercer son art ? Je n’ai pas eu ce travers coupable et assez fréquent, de désirer que les affaires de ma cité soient troublées et en souffrance, pour que ma gestion en fût rehaussée et honorée, et je me suis prêté de bon cœur à aider à ce qu’elles se fissent aisément et facilement. — Qui ne voudra pas me savoir gré de l’ordre, de la douce et muette tranquillité dues à ma manière de faire, ne pourra du moins me dénier la part que j’y ai eue, grâce à ma bonne fortune ; et je suis ainsi fait que j’aime aulant être heureux que sage, et devoir mes succès uniquement à la faveur divine plutôt qu’à mes propres agissements. J’avais assez nettement fait connaître à chacun mon incapacité à diriger de semblables affaires publiques ; mais ce qui aggrave encore cette insuffisance, c’est qu’elle ne me déplaît pas, que je ne cherche pas à m’en guérir, et cela en raison du genre de vie que j’ai eu dessein de mener. Je ne me suis pas davantage, en cette situation, donné pleine satisfaction, car je n’ai tenu qu’imparfaitement ce que je m’étais promis j’ai fait beaucoup plus que je ne devais pour ceux vis-à-vis desquels j’avais pris des engagements, tandis que d’ordinaire je promets un peu moins que je ne puis et espère tenir. — Je suis persuadé n’avoir offensé personne et ne m’être attiré aucune haine ; quant à être regretté et désiré, ce que du moins je sais bien, c’est que je ne l’ai pas beaucoup souhaité : « Moi, me fier à ce monstre, à la tranquillité de la mer, au calme apparent des flots (Virgile) ! »

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