Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 6

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 287-321).

CHAPITRE VI.

Des coches.

Différence des opinions des philosophes sur les causes de divers usages et accidents : sur « Dieu vous bénisse » dit à qui éternue, sur le mal de mer ; digression sur la peur. — Il est aisé de constater que les grands auteurs, traitant des causes de tels et tels faits, ne donnent pas uniquement celles qu’ils croient être les véritables, mais souvent aussi en citent qu’ils n’estiment pas telles, pourvu qu’elles soient ingénieuses ou élégantes ; en cela, ils sont réellement utiles si leurs dires sont appuyés de bonnes raisons. Ne pouvant être certains de la cause principale, nous en énumérons plusieurs ; peut-être se trouverat-elle par hasard dans le nombre : « Ce n’est pas assez de n’indiquer qu’une cause, il faut en donner plusieurs, quoiqu’il n’y en ait qu’une de bonne (Lucrèce). »

Désirez-vous savoir d’où vient cette habitude de dire : « Dieu vous bénisse ! » à ceux qui éternuent ? Voici : nous produisons trois sortes de vents : L’un, qui sort d’en bas, est fort malpropre ; un autre, qui sort par la bouche, accuse que nous avons trop mangé ; le troisième est l’éternuement, il vient du cerveau et ne prête à aucune critique, d’où l’accueil honnête que nous lui faisons. Ne vous moquez pas de cette explication ; si subtile qu’elle vous paraisse, elle est, dit-on, d’Aristote.

Il me semble avoir vu dans Plutarque (l’auteur qui, à ma connaissance a le mieux su allier l’art à la nature et le jugement au savoir) qu’après avoir donné quelques preuves que la crainte peut produire le mal de mer, il attribue à cette cause les soulèvements d’estomac qu’éprouvent ceux qui voyagent sur mer. Moi qui suis fort sujet à ce mal, je sais pertinemment que, chez moi, la crainte n’en est pas la cause, et je le sais non par conjectures mais par expérience. Sans mettre en avant ce qu’on m’a dit, que les animaux, et en particulier les pourceaux, l’éprouvent en dehors de toute appréhension de danger, ni ce qu’une de mes connaissances m’a raconté sur elle-même que, bien qu’y étant fort sujet, l’envie de vomir lui est passée deux ou trois fois, pendant de violentes tempêtes, par suite de la frayeur où elle était, se trouvant, comme dit Sénèque, « trop préoccupée du péril qu’elle courait pour songer à elle-même » ; je n’ai jamais craint sur l’eau pas plus qu’ailleurs au point d’en être troublé et d’en perdre la tête, quoique ayant souvent couru des risques où la peur eût été bien justifiée si toutefois elle l’est quand ce n’est que la mort qu’on a à redouter. — La peur naît parfois faute de jugement, aussi bien que faute de cœur ; tous les dangers que j’ai courus, je les ai envisagés les yeux ouverts sans que mes idées s’en soient trouvées affectées, entravées ou amoindries ; pour craindre, il faut encore du courage. Bien m’en prit autrefois d’être ainsi et non comme tant d’autres ; celạ m’a permis de me diriger et de conserver mon sang-froid alors que j’étais en fuite ; j’ai pu par là m’en tirer, sinon sans crainte, du moins sans effroi ni étonnement ; j’étais ému, mais non étourdi et éperdu. Les grandes âmes vont bien plus loin et nous donnent le spectacle de retraites non seulement calmes et couronnées de succès, mais encore exécutées fièrement. Voici, à ce propos, ce que conte Alcibiade sur Socrate dont, en cette circonstance, il était le compagnon d’armes : « Je le trouvai, dit-il, Lachez et lui, après « la déroute de notre armée, fermant la marche derrière les fuyards. Je l’observais tout à mon aise, n’ayant rien à craindre pour moi-même parce que j’étais sur un bon cheval et qu’il était à pied ; il en avait du reste été ainsi pendant toute la durée du combat. Je remarquai surtout combien il était avisé et résolu, en comparaison de Lachez ; et aussi la crânerie de son allure qui ne différait en rien de celle qu’il avait d’ordinaire. Il avait con servé sa fermeté et sa lucidité d’esprit, observait et se rendait compte de ce qui se passait autour de lui, regardant tantôt les uns, tantôt les autres, amis et ennemis ; encourageant les uns de ce même regard qui signifiait aux autres qu’il était décidé à vendre bien cher son sang et sa vie à qui tenterait de les lui ôter ; et cela les sauva, car on n’attaque pas volontiers ceux qui montrent de telles dispositions, tandis qu’on court sur ceux que la peur entraîne. » Tel est le témoignage de ce grand capitaine, qui nous apprend, ce que nous constatons tous les jours, qu’il n’est rien qui nous expose davantage au danger qu’un soin exagéré de nous en préserver : « D’ordinaire, moins il y a de crainte, moins il У de danger (Tite-Live). » C’est à tort qu’on dit dans le peuple : « Un tel craint la mort », quand on veut exprimer que quelqu’un y songe et la prévoit. La prévoyance s’applique également à ce qui nous touche en bien comme en mal ; considérer et apprécier le danger est, en quelque sorte, le contraire de s’en effrayer. — Je ne me sens pas assez fort pour résister à cette violente secousse que nous cause la peur, pas plus qu’à toute autre passion aussi véhémente ; si une fois j’en étais frappé, j’en serais atterré et ne m’en relèverais jamais complètement ; qui aurait fait perdre pied à mon âme, ne parviendrait jamais à la remettre en place bien d’aplomb ; elle aurait beau se tâter, s’étudier avec soin et au plus profond d’ellemême, malgré cela elle n’arriverait jamais à fermer et consolider la plaie dont elle aurait été atteinte. Cela a été une grande chance pour moi que, jusqu’ici, aucune maladie ne l’ait jetée hors d’ellemême. À chaque épreuve qui m’arrive, j’y fais face en appelant à moi tout ce que j’ai de force de résistance ; aussi, la première qui l’emporterait, me laisserait-elle à bout de ressources pour continuer la lutte. Je ne suis pas à même de renouveler mon effort ; si, par quelque endroit, le mal rompt la digue que je lui oppose, me voilà désemparé et je suis noyé sans pouvoir échapper. Epicure dit que le sage ne peut jamais en arriver à un état d’âme qui soit contraire aux principes qu’il s’est une fois posés ; je suis porté à prendre la contrepartie de cette maxime, et crois que celui qui, une seule fois, aurait été réellement fou, ne sera jamais bien sage. Dieu qui mesure le froid à ses créatures selon la fourrure qui les protège, me mesure mes passions, à la force que j’ai pour leur résister. La nature m’a laissé à découvert d’un côté et m’a couvert de l’autre ; elle m’a désarmé en m’ôtant la force, mais armé d’insensibilité et aussi de ce fait qu’en moi, la peur est raisonnée et sans beaucoup de prise.

Je ne puis supporter longtemps, et quand j’étais jeune je les supportais encore moins, les coches, les litières, les bateaux ; je hais, à la ville comme à la campagne, tout moyen de locomotion autre que le cheval ; la litière m’incommode plus encore que les coches, par la même raison qui fait que j’endure plus aisément une mer agitée lors même qu’elle peut donner des inquiétudes que le mouvement qu’on ressent en temps calme. La légère secousse que produisent les rames, sous l’action desquelles le navire se dérobe sous nous, me barbouille, je ne sais pourquoi, la tête et l’estomac, de même que je ne puis me sentir assis sur un siège qui vacille. Quand la voile ou le courant nous emporte d’un mouvement régulier ; ou que nous allons à la remorque, l’absence d’à coups fait que je n’éprouve pas de gêne ; ce que je ne puis souffrir, ce sont les mouvements saccadés, et plus ils sont lents plus ils m’incommodent ; je ne sais trop comment les dépeindre avec plus de précision. Les médecins m’ont conseillé, pour remédier à cette disposition, de me contenir le bas-ventre avec une serviette bien serrée ; c’est un moyen dont je n’ai pas essayé, parce que j’ai pour habitude de réagir contre les défauts que je puis avoir pour les dompter par ma seule volonté.

Variété d’emploi des chars ; comment ils ont été parfois utilisés à la guerre et pendant la paix. — Si ma mémoire me le permettait, je ne considérerais pas comme du temps perdu d’énumérer ici la variété infinie, au dire des historiens, des divers modes d’emploi des chars à la guerre. Ils ont varié suivant les nations et les temps, semblent avoir été d’un grand effet et étaient devenus une nécessité ; aussi est-il étonnant que nous ne soyons pas mieux documentés sur ce point. — Je ne ferai que rappeler qu’à une époque assez rapprochée, du temps de nos pères, les Hongrois s’en servirent avec succès contre les Turcs sur chacun se trouvaient un soldat armé d’un bouclier et un mousquetaire, avec nombre d’arquebuses chargées et disposées prêtes à faire feu, le tout couvert d’une forte bâche, comme le sont les galiotes. Ils en avaient jusqu’à trois mille semblables, établis sur le front de bataille. Après que le canon avait joué, ceux qui montaient ces chars, déchargeaient[1] tout d’abord sur l’ennemi les armes à feu qui y avaient été placées, ce qui n’était pas sans donner un certain avantage, puis on se portait contre lui. Ils les employaient aussi en les lançant contre la cavalerie de l’adversaire, pour la rompre et y faire brèche ; et cela indépendamment du secours qu’ils en[2] tiraient, quand ils craignaient des surprises, pour garder leurs flancs lorsqu’ils étaient en marche en rase campagne, ou encore pour couvrir en hâte et fortifier un lieu de stationnement. — De mon temps, sur l’une de nos frontières, un gentilhomme qui était peu dispos de sa personne, ne trouvant pas de cheval capable de le porter en raison de son poids et redoutant une attaque, parcourait le pays sur un char semblable à ceux que je viens de décrire et s’en trouvait bien. Bornons-nous là pour les chars employés à la guerre.

Les derniers rois de notre première race, dont la fainéantise ressortait cependant bien déjà suffisamment autrement, voyageaient et se promenaient sur un char tiré par quatre bœufs. Marc-Antoine fut le premier qui, en compagnie d’une jeune musicienne, se fit conduire dans Rome par des lions attelés à son char. Postérieurement, Héliogabale en fit autant, se disant être Cybèle la mère des dieux ; il allait aussi attelant des tigres pour figurer Bacchus et il lui arriva d’atteler son char de deux cerfs, une autre fois de quatre chiens, une autre de quatre jeunes filles qui, toutes nues, le trainaient en grande pompe, lui-même étant en pareil état de nudité. L’empereur Firmus attelait quatre autruches de grandeur étonnante, si bien qu’il semblait voler plutôt que rouler.

En général les souverains ont grand tort de se livrer à des dépenses exagérées de luxe ; ces prodigalités sont mal vues des peuples qui estiment, avec raison, qu’elles sont faites à leurs dépens. — Ces inventions étranges me mettent en tête l’idée que c’est une sorte de pusillanimité de la part des monarques, et un témoignage qu’ils ne comprennent pas assez ce qu’ils sont, que de chercher, par des dépenses excessives, à se faire valoir et à paraître. Ce pourrait être excusable en pays étranger ; mais au milieu de leurs sujets, là où ils peuvent tout, leur dignité même leur constitue le plus haut degré auquel, en fait d’honneurs, ils puissent atteindre. Il en est de même d’un gentilhomme, pour lequel je trouve qu’il est bien superflu de se vêtir d’une manière par✓ ticulière, quand il est chez lui : sa demeure, son train de maison, sa cuisine, répondent assez pour lui. Je trouve judicieux le conseil que donne Isocrate à son roi : « D’avoir un intérieur et un mobilier splendides, d’autant que cela constitue une dépense qui dure et passe à ses successeurs, et d’éviter toute magnificence dont l’u sage et le souvenir sont éphémères. » — Quand j’étais jeune, j’aimais la parure, n’ayant d’autres moyens de me faire remarquer, et cela m’allait bien ; il en est sur qui les beaux vêtements jurent. — Nous possédons des relevés de comptes qui étonnent par l’extrême économie de certains de nos rois, pour eux et tout ce qui les touchait personnellement, ainsi que par celle qu’ils apportaient dans leurs libéralités ; et c’étaient des rois puissants, renommés par leur valeur et les dons de la fortune. Démosthène combattait à outrance une loi de son pays, qui mettait à la charge des deniers publics les dépenses faites pour donner plus de solennité aux jeux et aux fêtes ; il voulait que sa grandeur se manifestât par le nombre de ses vaisseaux prêts à prendre la mer et de ses armées prêtes à entrer en campagne. C’est avec raison qu’on reproche à Théophraste d’émettre l’idée contraire dans son livre sur la richesse, et de prétendre que des dépenses de cette nature doivent être une conséquence naturelle de l’opulence. Aristote, lui, dit que ce sont là des plaisirs qui ne sont appréciés que de la populace, dont le souvenir disparait dès qu’ils ont pris fin, et dont ne peut faire cas un homme sérieux qui a du jugement. Ces dépenses trouveraient, ce me semble, un emploi bien plus digne de la majesté royale, bien plus utile, juste et durable, si elles étaient affectées à la construction de ports, de darses, de fortifications, de murailles, d’édifices somptueux, d’églises, d’hôpitaux, de collèges, à l’amélioration des rues et des chemins. Pour en avoir agi ainsi, le pape Grégoire XIII laissera une mémoire des plus recommandables et qui se perpétuera. C’est aussi par là que, pendant longues années, ses ressources lui permettant de satisfaire ses goûts, la libéralité naturelle et la magnificence de notre reine Catherine se sont manifestées ; et c’est un grand déplaisir pour moi, que la construction du beau PontNeuf, dont notre grande ville lui est redevable, ait été interrompu, et de ne pouvoir, avant de mourir, espérer le voir achevé.

Il semble aux sujets, spectateurs des triomphes que se ménagent ainsi leurs rois, que c’est leur propre richesse qu’on étale sous leurs yeux et que c’est eux qui font les frais des fêtes qu’on leur donne ; d’autant que les peuples pensent volontiers de leurs maîtres, ce que nous pensons de nos valets, qu’ils doivent mettre leur soin à ce que nous avons en abondance tout ce qui nous est nécessaire, mais sans prétendre en avoir leur part. C’est ce qui explique ce mot de l’empereur Galba qui, satisfait du plaisir que lui avait causé un musicien pendant son souper, s’étant fait apporter sa cassette particulière et y ayant pris une poignée d’écus, la lui donna en disant : « Cela est à moi, et ne provient pas du trésor public. » Toujours est-il que le plus souvent le peuple a raison, et que c’est de ce avec quoi il devrait se nourrir, qu’on satisfait ses regards.

Un roi, en effet, ne possède ou ne doit posséder rien en propre ; une sage économie doit présider à ses libéralités, d’autant que, quoi qu’il fasse, il lui sera toujours impossible de satisfaire l’avidité de ses sujets. — La libéralité, de la part d’un souverain, n’a même pas grand mérite ; les particuliers qui la pratiquent, en ont davantage parce que, de fait, un roi ne possède rien en propre et se doit lui-même aux autres : l’administration n’est pas créée pour le bien de l’administrateur, mais pour celui de l’administré ; un supérieur n’est jamais institué pour le bénéfice que cela lui donne, mais pour le profit que l’inférieur doit en retirer ; le médecin est fait pour le malade et non pour luimiême ; toute magistrature, tout art existant le sont dans un intérêt autre que le leur : « Nul art n’est confiné en lui-même (Cicéron). » Aussi les gouverneurs des princes qui, dans leur enfance, s’évertuent à leur inculquer des idées de largesses et leur prêchent qu’ils ne doivent pas savoir refuser et qu’ils ne sauraient faire meilleur emploi de ce qu’ils ont que de le donner (éducation qui, de mon temps, a été fort en crédit), ont plus en vue leur intérêt que celui de leur maître, ou comprennent mal leurs devoirs étant donné à qui ils parlent. Il est trop aisé de pousser à la libéralité celui qui est à même de la pratiquer, comme il l’entend, aux dépens d’autrui ; et, comme on lui en sait gré, non d’après la valeur du présent qu’il fait, mais d’après les moyens qu’il a de le faire, elle arrive à devenir sans effet en des mains si puissantes ; ils sont prodigues et on ne les tient même pas pour généreux. C’est pour cela que la libéralité n’est pas une vertu de premier ordre d’entre celles que devrait posséder un roi ; c’est la seule, conime dit Denys le tyran, qui s’allie bien à la tyrannie elle-même. À ces princes j’enseignerais plutôt ce proverbe d’un laboureur de l’antiquité : « Qui veut tirer profit de sa semence, doit semer avec la main, et non verser à même du sac (Plutarque) » ; il faut épandre le grain et non le répandre ; eux ont à donner, ou mieux à payer et à restituer à tant de gens suivant leurs services, qu’ils doivent être des dispensateurs loyaux et avisés. J’aimerais mieux qu’un prince fût avare, que de le voir d’une libéralité sans mesure ni discrétion.

La vertu qui doit prédominer chez un roi semble plutôt être la justice, et, de toutes les branches de la justice, celle qui doit accompagner la libéralité est celle qui se remarque le plus en eux, parce qu’ils se l’ont plus particulièrement réservée, tandis qu’ils exercent toutes les autres plutôt par des intermédiaires. Une largesse immodérée n’est pas faite pour leur valoir de la bienveillance, car elle leur aliène plus de gens qu’elle ne leur en gagne : « On peut d’autant moins être généreux, qu’on l’a plus été… Quelle folie de se mettre dans l’impuissance de faire longtemps ce qu’on fait avec plaisir (Cicéron) » ; la libéralité, pratiquée sans tenir compte du mérite, est une honte pour qui reçoit, il n’en a aucune gratitude. Des tyrans ont été sacrifiés à la haine du peuple par ceux-là mêmes qu’ils avaient injustement comblés de faveurs ; certaines catégories de gens, estimant qu’ils s’assurent la possession de biens indûment reçus, en montrant du mépris et de la haine pour ceux de qui ils les tiennent, se rallient au jugement et à l’opinion que la foule professe à l’égard de cette manière de faire.

Les sujets d’un prince qui donne avec excès, deviennent euxmêmes excessifs dans leurs demandes ; ils se règlent non d’après la raison, mais sur l’exemple qu’ils ont sous les yeux. Il est certain que bien souvent notre impudence devrait nous faire rougir ; nous sommes, en bonne justice, payés au delà de ce qui nous est dù quand la récompense égale le service ; ne devons-nous donc rien, en effet, à nos princes par suite de nos obligations naturelles ? S’ils prennent notre dépense à leur charge ils vont trop loin, c’est assez qu’ils nous viennent en aide ; le surplus s’appelle bienfait et nous ne sommes pas en droit de l’exiger, car le mot même de libéralité implique l’idée de liberté chez celui qui donne. À notre mode, on n’arrive jamais au bout ; ce qui est reçu ne compte plus, on n’aime que les libéralités à venir ; aussi, plus un prince s’épuise en donnant, plus il s’appauvrit en amis. Comment pourrait-il assouvir tous les appétits, qui vont croissant au fur et à mesure qu’il y satisfait ? Qui songe à prendre, ne pense plus à ce qu’il a pris ; la convoitise a l’ingratitude pour caractère essentiel.

L’exemple de Cyrus ne fera pas mal ici, pour servir aux rois de notre époque à distinguer quand leurs dons sont bien ou mal enployés ; il leur montrera combien, en les distribuant ainsi qu’il le faisait, ce souverain a eu la main plus heureuse qu’eux, qui, après avoir épuisé leurs ressources, en sont réduits à contracter des emprunts auprès de sujets qui leur sont inconnus, et à demander à ceux auxquels ils ont fait du mal, plutôt qu’à ceux qu’ils ont obligés, une aide, qui, en la circonstance, n’a de gratuit que le nom. Crésus reprochait à Cyrus ses largesses, et calculait à combien s’élèverait son trésor, s’il eût été plus parcimonieux. Ce dernier eut l’idée de justifier ses libéralités et, dépêchant dans toutes les directions aux grands de ses états envers lesquels il avait été particulièrement généreux, il pria chacun, pour lui venir en aide et le tirer d’un mauvais pas, de lui envoyer tout l’argent dont il pourrait disposer et de l’aviser de ce qu’il serait en mesure de lui donner. Quand toutes les réponses furent arrivées, il se trouva que tous ses amis, ayant estimé que ce n’était pas assez de ne lui offrir que la somme, qu’ils avaient reçue de sa munificence, y avaient ajouté beaucoup de leurs propres deniers, et que le total dépassait considérablement l’économie qui, au dire de Crésus, aurait pu être faite. Là-dessus, Cyrus lui dit : « Je n’aime pas moins les richesses que les autres princes, mais je crois les mieux administrer ; voyez à combien peu me revient ce trésor inestimable que me constituent tant d’amis, qui me sont de plus sûrs trésoriers que ne seraient des mercenaires qui ne m’auraient pas d’obligation et ne me porteraient pas affection ; ma fortune est mieux gardée par eux que dans mes coffres qui m’attireraient la haine, l’envie et le mépris des autres princes. »

On pouvait, à Rome, excuser la pompe des spectacles tant que ce furent des particuliers qui en faisaient les frais, mais non quand ce furent les empereurs, parce que c’était alors les deniers publics qui en supportaient la dépense. — Les empereurs romains avaient pour excuse de leur profusion en fait de jeux et spectacles publics, que leur autorité dépendait en quelque sorte (du moins en apparence) de la volonté du peuple qui, de tout temps, avait l’habitude d’être flatté au moyen de ce genre de divertissements développés à l’excès. Dans le principe, c’étaient les particuliers qui avaient établi et entretenu cette coutume de gratifier leurs concitoyens et leurs compagnons de ces magnificences exagérées, dont ils supportaient la majeure partie des frais ; le caractère de ces réjouissances publiques changea, quand, par imitation, ce furent ceux qui étaient devenus les maîtres qui les donnèrent : « Le don fait à des étrangers d’un argent pris à autrui, ne doit pas être considéré comme une libéralité (Cicéron). » — Philippe écrivait en ces termes à son fils, pour lui faire reproche de chercher à gagner l’attachement des Macédoniens par des présents : « As-tu donc envie que tes sujets te prennent pour le détenteur de leur bourse, au lieu que tu sois leur roi ? Si tu veux te les attacher, amène-les à toi par les bienfaits de tes vertus et non par ceux de ton coffre-fort. »

Description de ces étranges spectacles ; ce que l’on doit le plus en admirer, c’est moins leur magnificence, que l’invention et les moyens d’exécution qui dénotent dans les arts un degré auquel nous n’atteignons pas. — C’était cependant une belle chose que de transporter et de dresser sur les arènes quantité de gros arbres, avec toutes leurs branches et leur verdure, qui, bien symétriquement disposés, représentaient une grande forêt ombreuse, et d’y làcher, comme le fit un jour l’empereur Probus, mille autruches, mille cerfs, mille sangliers, mille daims, et d’en abandonner la chasse au peuple ; d’y faire, le lendemain, assommer en sa présence cent lions de forte taille, cent léopards, trois cents ours ; et le troisième jour, y faire combattre à outrance trois cents paires de gladiateurs. — C’était aussi bien beau à voir, ces vastes amphithéâtres aux parois extérieures incrustées de marbre, sculptées, garnies de statues, et dont l’intérieur brillait sous la richesse des décorations somptueuses dont il était paré : « Vois le pourtour du théâtre orné de pierres précieuses et son portique tout reluisant d’or (Calpurnius). » Sur tout le pourtour du grand vide qu’enfermait cette enceinte, depuis le bas jusqu’au faîte, régnaient soixante ou quatre-vingts rangées de gradins, également en marbre et garnis de sièges sur lesquels cent mille personnes pouvaient prendre place et y être à l’aise : « Qu’il s’en aille, dit-il, s’il a quelque pudeur, et quitte les sièges destinés aux chevaliers, lui qui ne paye pas le cens fixé par la loi (Juvénal). » — Dans le cours d’une même journée, c’était d’abord les parois de la partie du fond où avaient lieu les jeux, qui s’entr’ouvraient ingénieusement, et des crevasses se formaient, représentant des antres d’où se précipitaient les animaux destinés au spectacle ; puis la scène se transformait en une mer profonde qui recélait force monstres marins et portait des vaisseaux armés pour la représentation d’une bataille navale ; un troisième changement survenait ensuite, l’arène se vidait et se desséchait pour les combats de gladiateurs ; enfin, le sol, au lieu de gravier, était sablé de vermillon et de storax et on y dressait un festin magnifique auquel prenait part toute cette foule immense, ce qui constituait le dernier acte de la journée : « Que de fois avons-nous vu une partie de l’arène s’abaisser, et de l’abîme entr’ouvert surgir tout à coup des bêtes féroces et toute une forêt d’arbres d’or à l’écorce de safran. Non seulement j’ai vu dans nos amphithéâtres les monstres des forêts, mais aussi des phoques au milieu des combats d’ours et le hideux troupeau des chevaux marins (Calpurnius). » — Quelquefois, c’était une haute montagne couverte d’arbres fruitiers et d’arbres verts, qu’on y élevait du sommet s’échappait, comme de l’orifice d’une source vive, de l’eau qui s’écoulait en ruisseau. Parfois, on y faisait se mouvoir un grand navire, dont les flancs s’ouvraient, se disjoignaient d’eux-mêmes, et quatre à cinq cents fauves en bondissaient, qui se battaient entre eux tandis que le navire se refermait et disparaissait de lui-même. D’autres fois, on faisait jaillir du sol des jets d’eau odoriférante qui, projetée à une hauteur considérable, retombait en vapeur, arrosant et embaumant toute cette multitude en nombre infini. — Pour abriter contre les intempéries, on tendait au-dessus de cette immense enceinte, soit des voiles de pourpre brodés à l’aiguille, soit des étoffes de soie teintes d’une couleur ou d’une autre, qu’on déployait ou qu’on repliait en un instant, suivant que l’idée en prenait : « Bien qu’un soleil brûlant darde ses rayons sur l’amphithéâtre, on retire les voiles, dès que parait Hermogène (Martial). » Les filets, placés devant les spectateurs pour les protéger contre les bonds par trop violents des bêtes féroces, étaient également tissés d’or ; « les rets eux-memes brillent de l’or dont ils sont tissés (Calpurnius) ».

S’il y a quelque chose qui excuse de tels excès, ce n’est pas tant la dépense que l’invention et la nouveauté qui s’y trouvent et nous pénètrent d’admiration ; ces actes mêmes de vanité nous révèlent combien ces siècles produisaient de gens à l’imagination bien autrement fertile que ne sont les nôtres. Il en est de cette fertilité d’esprit comme de toutes les autres productions de la nature ; on ne saurait cependant dire qu’elle y a atteint l’apogée de sa puissance ; nous ne progressons pas sans cesse, nous pivotons plutôt sur nous-mêmes, tournant à tous vents dans un sens et dans l’autre, nous allons et revenons sur nos pas. Je crains que nos connaissances ne soient fort limitées sous tous rapports ; nous ne voyons guère loin, pas plus en avant qu’en arrière ; elles sont restreintes et de courte durée, peu étendues comme temps, comme sous le rapport des matières qu’elles embrassent : « Bien des héros ont vécu avant Agamemnon ; mais, ensevelis dans une nuit profonde, ils ne nous font pas aujourd’hui verser de larmes (Horace). — Avant la guerre de Troie, beaucoup de poètes avaient chanté d’autres événements (Lucrèce). » Ce que Solon rapporte de ce qu’il avait appris des prêtres d’Égypte sur la haute antiquité à laquelle remontait leur pays et sur leur manière d’établir et de conserver l’histoire des pays étrangers, est, en la circonstance, un témoignage qui n’est pas à repousser « S’il nous était donné de voir l’étendue infinie des régions et des siècles où, se plongeant et s’étendant de toutes parts, l’esprit n’a plus de bornes pour arrêter sa vue, nous découvririons une quantité innombrable de formes dans cette immensité (Cicéron). » Quand tout ce qui, des temps passés, est venu jusqu’à nous, serait vrai et connu, ce serait encore moins que rien auprès de ce que nous en ignorons. Combien les plus curieux eux-mêmes sont peu et imparfaitement au courant de ce qui se passe en ce monde à l’époque où nous vivons ! Qu’il s’agisse des révolutions qui affectent les gouvernements, de l’état social des plus grandes nations, ou de ces événements particuliers auxquels le hasard donne de l’importance et qui marquent, il nous en échappe cent fois plus que nous n’arrivons à en connaître. Nous crions au miracle de l’invention faite chez nous de l’artillerie, de l’imprimerie, alors qu’en Chine, à l’autre bout du monde, d’autres que nous s’en servaient mille ans auparavant. Si ce que nous connaissons du monde égalait ce que nous n’en connaissons pas, il est à croire que nous serions en présence d’une infinie variété de corps de toutes formes et de toutes espèces en perpétuelle transformation. Rien dans la nature n’est unique et rare ; il n’en est ainsi qu’eu égard à nos connaissances restreintes, qui sont les bases très défectueuses des règles que nous avons établies et qui font que nous nous forgeons d’ordinaire une très fausse idée de toutes choses. De même qu’aujourd’hui, en raison de notre propre faiblesse et de notre décadence, nous sommes, bien à tort, portés à trouver que le monde a vieilli et périclité : « Notre âge n’a plus la même vigueur, ni la terre la même fécondité (Lucrèce) » ; ce même poète que je viens de citer, concluait, avec tout aussi peu de raison, en considérant la vigueur qu’il voyait aux esprits de son temps qui abondaient en nouveautés et inventions dans les arts de diverses sortes, que le monde était de création récente et encore en pleine jeunesse : « À mon avis, le monde n’est pas ancien ; il ne fait que de naître ; aussi voyons-nous que certains arts sont en progrès et se perfectionnent, notamment celui de la navigation qui se développe chaque jour davantage (Lucrèce). »

Un nouveau monde vient d’être découvert ; ses habitants sont de mœurs simples, dans les arts qu’ils connaissent ils ne le cèdent en rien à ce que nous pouvons produire. — Notre monde vient d’en découvrir un autre (et qui nous garantit que ce soit le dernier de ses frères, puisque les démons, les sibylles et nous en ignorions jusqu’ici l’existence ?), qui n’est pas moins grand, moins peuplé, moins organisé que le nôtre ; et cependant, il est si nouveau, si enfant, qu’on lui apprend son A, B, C, et qu’il n’y a pas cinquante ans, il ne connaissait ni lettres, ni poids, ni mesures, pas plus que l’art de se vêtir et pas davantage le blé et la vigne ; tout nu, encore sur les genoux de sa mère, il ne vivait que par sa nourrice. Si nous étions fondés à admettre que notre poète avait raison de dire que son siècle était en pleine jeunesse, et nous à conclure que notre monde avance vers sa fin, ce nouveau-né rayonnera alors que le nôtre sera sur son déclin et l’univers sera frappé d’hémiplégie ; une moitié de lui-même sera percluse, tandis que l’autre sera dans toute sa vigueur. Je crains bien toutefois que nous ayons très fort hâté le dépérissement et la ruine de ce dernier venu, pour être entré en communication avec lui, et que nous lui fassions payer cher nos idées et nos actes. C’était un monde dans l’enfance ; ne l’avons-nous pas fouetté et asservi à nos errements, en abusant de notre supériorité et des forces dont nous disposions ? En tout cas, nous ne l’avons ni gagné à nous par notre justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart des réponses de ses habitants, dans les négociations engagées avec eux, témoignent qu’ils ne nous le cédaient en rien en fait d’esprit naturel et d’à propos. Ils ne nous sont pas davantage inférieurs sous le rapport de l’industrie, ainsi qu’en témoigne la merveilleuse magnificence des villes de Cusco et de Mexico, où se voyaient, entre autres choses surprenantes, le jardin du roi où tous les arbres, les fruits et les plantes étaient, avec une ressemblance parfaite, reproduits en or en vraie grandeur et disposés comme cela se voit dans tout autre jardin ; de même étaient reproduits de semblable façon, dans ses galeries, tous les animaux existant dans ses états ou vivant dans les mers qui les baignent ; nous en pouvons également juger par la beauté de leurs ouvrages où ils utilisaient les pierreries et les plumes, par ceux qu’ils confectionnaient en coton et par leurs peintures. Quant à leur piété, la manière dont ils observaient les lois, leur bonté, leur libéralité, leur loyauté et leur franchise, notre infériorité sous ce rapport nous a été des plus utiles ; ils ont été victimes de ce qu’ils valaient mieux que nous à cet égard, par là ils se sont vendus et trahis euxmêmes.

Pour ce qui est de leurs vertus, il n’est pas douteux que s’ils ont succombé c’est beaucoup plus par ruse et par surprise que grâce à la valeur de leurs ennemis. — Pour ce qui est de la hardiesse et du courage, ainsi que de la fermeté, de la constance, de la résolution contre les douleurs, la faim et la mort, je ne craindrais pas d’opposer les exemples que je trouverais chez eux aux plus fameux d’entre ceux de l’antiquité dont notre monde a conservé la mémoire. Ne tenons pas compte chez ceux qui les ont subjugués, des ruses et des jongleries auxquelles ils ont eu recours pour les tromper, de l’étonnement facile à concevoir qu’ont éprouvé ces nations en voyant apparaître si inopinément des gens ayant de la barbe, si différents d’elles-mêmes par le langage, la religion, le physique, l’attitude ; venant d’un endroit du monde si éloigné, qu’ils n’avaient jamais supposé qu’il fit habité ; montés sur de grands monstres qui leur étaient inconnus à eux qui n’avaient jamais vu ni cheval, ni animal quelconque dressé à porter un homme ou toute autre charge ; garnis d’une peau luisante et dure, et d’une arme tranchante et resplendissante, alors qu’eux, pour la possession de cette merveille qu’était un miroir qui les captivait par son brillant, ou celle d’un couteau, donnaient en échange des valeurs considérables en or et en perles, et qu’ils ne savaient ni ne pouvaient, avec les moyens à leur disposition, même en s’y appliquant tout à loisir, percer ces armures en acier. À quoi il faut ajouter l’effet foudroyant de nos canons et de nos arquebuses, leur bruit semblable à celui du tonnerre, qui eussent été capables de porter le trouble même dans l’âme de César s’ils l’eussent surpris aussi inexpérimenté des effets de ces armes que l’étaient, à ce moment, ces peuples qui, en dehors de quelques tissus de coton qu’ils étaient à même de fabriquer, allaient tout nus, dont les armes les plus redoutables étaient l’arc, les pierres, des bâtons, des boucliers en bois, dont enfin l’amitié et la bonne foi avaient été surprises par les envahisseurs, et qui étaient tout étonnés de voir des choses inconnues qui leur paraissaient étranges. Supposons que les avantages que donnaient aux conquérants de semblables inégalités n’aient pas existé, les combats qui leur ont procuré de si nombreuses victoires n’auraient même pas été livrés. Quand je considère l’ardeur incroyable avec laquelle tant de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants ont tant de fois affronté avec persistance, pour la défense de leurs dieux et de leur liberté, des dangers dont ils ne pouvaient triompher, leur généreuse obstination à supporter toutes les difficultés et souffrances les plus extrêmes, la mort même, plutôt que de se soumettre à la domination de gens qui les avaient si honteusement abusés : certains, faits prisonniers, allant jusqu’à se laisser mourir de privations et de faim entre les mains de leurs ennemis, plutôt que d’accepter la vie de la part d’adversaires qui, pour les vaincre, avaient mis en œuvre des procédés aussi vils ; quand je réfléchis à tout cela, je suis amené à penser que s’ils avaient été attaqués à armes égales et avaient eu la même expérience que leurs vainqueurs, ne leur eussent-ils pas été supérieurs en nombre, la victoire eût été disputée avec le même acharnement, plus grand peut-être encore, qu’en aucune autre des guerres dont nous sommes témoins.

Tout autre eût été le sort de ces peuples s’ils fussent tombés entre les mains de conquérants plus humains et plus policés. Témoignage de leur bon sens et de leur mansuétude. — Que n’est-ce par Alexandre, ou ces anciens Grecs et Romains, que cette si noble conquête ait été faite ! Cette transformation de tant d’empires et de peuples, ces si grands changements eussent été effectués avec douceur ; c’est progressivement qu’eût été défriché ce qu’il y avait en eux d’inculte ; les bonnes semences qu’ils tenaient de la nature eussent été consolidées et mises à même de germer ; et les conquérants, introduisant chez eux les progrès réalisés pour la culture de la terre et aussi, en admettant que cela eût été nécessaire, les arts concourant à l’ornement des villes, auraient en même temps associé les vertus grecques et romaines à celles déjà innées chez ces peuples. Quelle réparation, quelle amélioration c’eut été pour leur civilisation, comparées à ce qu’ont causé les exemples et les débordements de ceux des nôtres qui, les premiers, ont abordé ces terres nouvelles si, en amenant ces populations à admirer et imiter leurs vertus, ils avaient fait naître entre elles et nous un accord fraternel et régner la bonne intelligence ! Combien il eût été facile de tirer profit de ces ânies neuves, affamées du désir d’apprendre et qui, pour la plupart, présentaient de si heureuses dispositions naturelles ! Au lieu de cela, nous avons abusé de leur ignorance et de leur inexpérience, pour leur inculquer plus facilement la trahison, la luxure, l’avarice ; pour les porter à des actes de toutes sortes d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et sur le modèle de nos mœurs. Qui jamais a sacrifié à ce degré, dans l’intérêt du commerce et du trafic ? Que de villes rasées, que de nations exterminées, que de millions d’individus passés au fil de l’épée, que de bouleversements dans cette si belle et si riche partie du monde, pour le négoce des perles et du poivre ! Misérables victoires ! Jamais l’ambition, jamais les inimitiés publiques n’ont poussé à ce point les hommes les uns contre les autres et produit de si horribles hostilités et de si révoltantes calamités.

En suivant les côtes, quelques Espagnols, à la recherche de mines, prirent terre dans une contrée fertile, agréable à l’œil et fort peuplée ; et, adressant aux populations leurs requêtes habituelles : « Ils étaient, disaient-ils, des gens paisibles, venant de loin, envoyés par le roi de Castille, le plus grand prince de la terre habitée, auquel le Pape, représentant de Dieu sur la terre, avait concédé la domination sur les Indes entières. S’ils consentaient à devenir ses tributaires, ils seraient traités avec une grande bienveillance. » Ensuite de cela, ils demandaient des vivres pour se nourrir, et de l’or pour la confection de certains médicaments ; au surplus, ils prònaient la croyance en un seul Dieu, la vérité de notre religion qu’ils recommandaient d’adopter, ajoutant au tout quelques menaces. La réponse qui leur fut faite, est celle-ci : « Pour des gens placides, s’ils l’étaient, ils n’en avaient guère l’apparence ; quant à leur roi, il devait être bien indigent et nécessiteux, puisqu’ils sollicitaient pour lui ; et celui qui lui avait attribué leur territoire bien aimer les dissensions, puisqu’il donnait à un tiers des terres qui ne lui appartenaient pas, au risque de le mettre aux prises avec leurs anciens possesseurs. Pour ce qui était des vivres, ils leur en fourniraient ; quant à de l’or, ils en avaient peu, c’était chose qu’ils n’appréciaient guère, parce qu’elle était inutile à leur vie que leur unique préoccupation était de passer heureuse et agréabe ; lqu’en conséquence, ils pourraient sans scrupule prendre ce qu’ils en trouveraient en dehors de ce qui était employé au service de leurs cultes. Que ce qu’ils disaient de la croyance en un seul Dieu, leur plaisait ; mais qu’ils ne voulaient pas changer de religion, en ayant une qui leur avait depuis si longtemps rendu service ; que, du reste, ils avaient coutume de ne prendre conseil que de leurs amis et connaissances ; quant à leurs menaces, c’était manquer de jugement que d’en adresser à des gens dont le caractère et le degré de puissance leur étaient inconnus ; qu’ils se dépêchassent donc de quitter promptement leur pays, car eux-mêmes n’étaient pas habitués à prendre en bonne part ni les honnêtetés ni les remontrances de gens qui leur étaient étrangers et sc présentaient en armes ; qu’autrement, s’ils ne déféraient pas à cette injonction, on agirait à leur égard comme il avait été fait de ces autres », et ils montraient, exposées autour de la ville les têtes de quelques individus mis à mort par autorité de justice. Voilà comment balbutiaient ces peuples en enfance. Ce qui est certain, c’est que, quelques autres avantages que le pays put leur offrir, les Espagnols ne s’arrêtèrent et ne tentèrent de coups de main ni ici, ni ailleurs, où ils ne trouvèrent pas les marchandises qu’ils recherchaient ; le pays des Cannibales, dont j’ai déjà parlé et qu’ils n’occupèrent pas, en témoigne.

Mauvaise foi et barbarie des Espagnols à l’égard des derniers rois du Pérou et de Mexico ; horrible autodafé qu’ils firent un jour de leurs prisonniers de guerre. — Le roi du Pérou, l’un des deux plus puissants monarques, rois des rois de ce nouveau monde, et peut-être aussi de celui que nous occupons, fut l’un des derniers qu’ils détrônèrent. L’ayant fait prisonnier dans une bataille, ils lui imposèrent une rançon excessive, dépassant tout ce qu’on peut imaginer et qui fut exactement payée. Pendant sa captivité, il fit preuve d’un caractère franc, libéral, ferme et d’un esprit juste et étendu. Après en avoir tiré un million trois cent vingt-cinq mille cinq cents écus pesant d’or et, en outre, de l’argent et autres choses ne s’élevant pas à moins (leurs chevaux n’allaient plus que ferrés d’or massif), l’idée leur vint de savoir et de s’approprier ce qui pouvait rester des trésors de ce prince, quelle que fut la déloyauté à laquelle ils dussent avoir recours pour en arriver à leurs fins. À cet effet, on porta contre lui une accusation, à l’appui de laquelle on produisit des preuves aussi fausses que l’accusation elle-même, lui imputant d’avoir conçu de provoquer un soulèvement dans ses états pour recouvrer sa liberté ; et, là-dessus, sur un beau jugement rendu par ceux-là mêmes qui avaient inventé cette trahison, on le condamna à être étranglé et pendu publiquement, après lui avoir fait racheter le supplice d’être brûlé vif par une acceptation du baptême, qui lui fut donné sur le lieu même de l’exécution ; traitement inouï et barbare qu’il subit cependant avec calme et courage, sans se démentir ni par son attitude, ni par ses paroles qui, dans la forme comme dans le fond, furent vraiment dignes d’un roi. Puis, pour endormir ses peuples étonnés et frémissants de faits si étranges, on affecta un grand deuil de sa mort, et on lui fit de somptueuses funérailles.

De ces deux rois, l’autre était le roi de Mexico. Longtemps il défendit sa ville que les Espagnols assiégeaient ; et, dans ce siège, les assiégés montrèrent, plus que jamais jusqu’où peuvent aller la souffrance et la persévérance chez un prince et chez un peuple. Son mauvais sort fit qu’il tomba vivant au pouvoir de ses ennemis par suite d’une capitulation portant qu’il serait traité en roi ; et autant de temps qu’il demeura entre leurs mains, il se comporta avec toute la dignité de son rang. — Ne trouvant pas après leur victoire tout l’or qu’ils avaient espéré, les vainqueurs, après avoir tout remué et fouillé, se mirent à poursuivre leurs recherches en exerçant sur leurs prisonniers les plus cruels traitements qu’ils purent inventer ; mais, se heurtant à des courages plus forts que leurs supplices, ils ne réussirent pas, et en conçurent une telle rage qu’ils en vinrent à mettre à la torture, en présence l’un de l’autre, le roi lui-même et l’un des principaux seigneurs de sa cour. Ce seigneur, environné de brasiers ardents, finit, sous l’effet de la douleur, par implorer son maître d’un regard qui faisait pitié, comme pour lui demander pardon de ce qu’il ne pouvait plus résister. Le roi, qui se trouvait en même situation, fixant sur lui un regard sévère et assuré, en reproche de sa lâcheté et de sa pusillanimité, lui dit ces seuls mots d’une voix ferme et rude : « Et moi, suis-je donc dans un bain ; suis-je plus à mon aise que toi ? » et, presque aussitôt, succombant à la douleur, ce seigneur rendit sur place le dernier soupir. Le roi fut emporté à moitié rôti ; non par commisération, mais parce que sa constance faisait ressortir encore davantage tout l’odieux de la cruauté de ses bourreaux ; la pitié du reste ne toucha jamais ces âmes barbares qui, pour obtenir une information douteuse sur quelques vases d’or à piller, ne regardaient pas à faire griller sous leurs yeux un homme, bien plus, un roi si grand par ses mérites et sa situation. — Plus tard, celui-ci ayant tenté de s’affranchir par les armes de la longue captivité et de la sujétion en lesquelles on le tenait, ils le pendirent ; et sa fin, elle aussi, fut digne d’un prince magnanime.

Une autre fois, ils brùlèrent vifs, d’un seul coup, sur un même bûcher, quatre cent soixante individus, qui étaient simplement prisonniers de guerre ; quatre cents étaient gens du commun et soixante comptaient parmi les principaux seigneurs d’une même province. — C’est d’eux-mêmes que nous tenons ces détails, car non seulement ils les avouent, mais ils s’en vantent et les crient bien haut. Est-ce comme témoignage de leur justice ou par zèle pour la religion ? quoi qu’il en soit, ce sont des moyens tout autres que ceux qu’admet une si sainte cause, et elle les réprouve. Si ces barbares s’étaient proposé de propager notre foi, ils auraient considéré que ce n’est pas en s’emparant de territoires qu’elle s’étend, mais en prenant possession des hommes ; et ils se seraient bornés aux meurtres inévitables qu’entraîne la guerre, sans se livrer bénévolement à ces boucheries universelles comme il peut s’en pratiquer à l’égard de bêtes sauvages, poussées autant que le fer et le feu en donnent possibilité, n’épargnant de parti pris que ceux, en nombre suffisant, dont ils voulaient faire de misérables esclaves, pour le service et l’exploitation de leurs mines ; si bien que plusieurs de leurs chefs, déconsidérés et haïs de tous, ont été punis de mort, sur les lieux mêmes de leurs conquêtes, par ordre des rois de Castille, justement offensés par l’horreur de ces actes abominables. Dieu a permis avec justice que les produits de ces pillages en grand aient été engloutis par la mer pendant qu’on les transportait en Europe, ou dans des guerres intestines où ces brigands se sont dévorés les uns les autres ; la plupart ont péri sur place, sans tirer aucun fruit de leur victoire.

L’or par lui-même n’est pas une richesse, il ne le devient que s’il est mis en circulation. — Quant à ce qui, de ces trésors, est parvenu en Espagne, bien qu’entre les mains d’un prince bon et sage administrateur, les résultats qu’ils ont donnés, n’ont pas confirmé les espérances qu’en avaient conçues ses prédécesseurs, et que devait produire cette profusion de richesses d’abord rencontrées sur ce nouveau continent ; car, bien qu’encore ces résultats aient été considérables, ils ne sont rien auprès de ceux qu’on en pouvait attendre. Cette déception doit être attribuée à ce que l’usage de la monnaie était complètement inconnu dans ces contrées ; par suite tout leur or, ne servant que pour en faire montre et parade comme il arrive d’un objet mobilier qui se transmet de père en fils, se trouvait avoir été réuni entre les mains de quelques grands potentats qui en épuisaient complètement les mines pour en fabriquer cet immense monceau de vases et de statues employés à l’ornement de leurs palais et de leurs temples ; tandis que chez nous, nous le faisons servir à des acquisitions et au commerce ; nous le travaillons, nous lui donnons mille formes sous lesquelles il se répand et se disperse. Imaginons que nos rois aient de même amoncelé tout l’or qu’ils ont pu amasser durant des siècles et qu’ils l’aient gardé immobilisé, ce qui s’est produit chez ces peuples se reproduirait chez nous.

Les Mexicains croyaient à cinq âges du monde et pensaient se trouver dans le dernier quand les Espagnols vinrent les exterminer. — Les Mexicains étaient quelque peu plus civilisés que les autres peuples de cette partie du monde et plus avancés dans les arts. Ils avaient, comme elle a existé chez nous, la croyance que l’univers touche à sa fin, et la désolation que nous avons apportée chez eux en fut considérée comme un signe précurseur. Ils pensaient que l’existence du monde comporte cinq phases, formées chacune par l’existence de soleils en nombre égal et devant se succéder, desquels quatre auraient déjà fourni leur temps et dont le cinquième est celui qui nous éclaire. Le premier de ces soleils fut détruit, avec toutes les créatures existantes, à la suite d’un déluge universel. Le second, par la chute du ciel qui étouffa tout ce qui avait vie cet âge fut celui des géants, dont on montrait aux Espagnols des ossements qui, comparés à ceux de l’homme, leur assignent une taille de vingt palmes de hauteur. Le troisième prit fin par le feu qui embrasa et consuma tout. Le quatrième, par un cyclone d’air et de vent qui alla jusqu’à niveler des montagnes ; les hommes n’en moururent pas, mais furent changés en magots (quelles impressions la crédulité humaine, dans sa faiblesse, n’est-elle pas susceptible de recevoir !). Quand périt ce quatrième soleil, le monde demeura pendant vingt-cinq ans plongé dans les ténèbres : la quinzième année de cette période, furent créés un homme et une femme qui reconstituèrent la race humaine ; dix ans après cette création, apparut un jour un nouveau soleil qui venait d’être créé ; c’est de ce moment que ces peuples font dater les années par lesquelles ils comptent. Trois jours après la création de ce dernier soleil, les dieux anciens moururent ; puis, du jour au lendemain, naquirent ceux qui existent actuellement. — L’auteur de ces renseignements ne sait pas ce qu’ils supposent de la manière dont ce soleil prendra fin ; mais nous touchons à cette grande conjonction des astres, à laquelle a été due, il y a huit cents et tant d’années, le quatrième bouleversement qui a précédé la période actuelle et qui, d’après les astrologues, doit amener des perturbations considérables dans le monde et être le point de départ d’un nouvel ordre de choses.

La route de Quito à Cusco au Pérou surpasse à tous égards n’importe quel ouvrage qui ait été exécuté en Grèce, à Rome, ou en Égypte. — La pompe et la magnificence qui se rencontraient dans ces pays et qui m’ont conduit à aborder ce sujet, étaient telles, que ni la Grèce, ni Rome, ni l’Égypte ne présentent d’ouvrages aussi grandioses, aussi utiles et qui aient été d’exécution aussi difficile que cette route qui existe au Pérou, œuvre des rois du pays, qui va de la ville de Quito à celle de Cusco que sépare une distance de trois cents lieues. Elle est en droite ligne, plane, large de vingt-cinq pas, pavée, encadrée de chaque coté de hautes et belles murailles le long desquelles, à l’intérieur, coulent continuellement deux ruisseaux d’eau vive ; elle est bordée de beaux arbres, qu’on nomme molly. Là où, en la construisant, on s’est heurté à des montagnes ou à des rochers, on les a entaillés ou aplanis ; là où l’on a eu affaire à des bas-fonds, ils ont été comblés par de la maçonnerie. En fin de chaque journée de marche, sont de beaux bâtiments, renfermant des approvisionnements de vivres, de vêtements et d’armes, tant pour les voyageurs que pour les armées qui la suivent. Pour bien apprécier la valeur de cet ouvrage, il faut tenir compte de la difficulté vaincue qui a été particulièrement grande ; on y a fait emploi de pierres de taille, dont les moindres n’avaient pas moins de dix pieds de côté ; faute d’autres moyens de transport, il a fallu les charrier à force de bras ; pour les mettre en place, comme ils ne connaissaient pas l’art des échafaudages, on établissait simplement, contre les bâtiments que l’on élevait, des rampes en terre qu’on enlevait une fois le travail achevé.

Pour en revenir aux chars, ils étaient inconnus dans le nouveau monde. — Pour revenir à nos chars, c’était chose inconnue dans le nouveau monde ; on y suppléait, ainsi qu’à toute autre espèce de voitures, par des hommes qui vous portaient sur leurs épaules. — Le jour où le dernier roi du Pérou fut fait prisonnier, il était ainsi porté, au milieu du combat, sur des brancards d’or, assis sur un siège d’or. On voulait le prendre vivant, et, autant on tuait de ses porteurs pour le faire tomber, autant s’en trouvaient d’autres qui, rivalisant de zèle, prenaient la place des morts, si bien qu’on ne pu le jeter à bas, quelque carnage qu’on fit de ses gens, jusqu’à ce qu’un cavalier, se portant à lui, le saisit et le précipita à terre.

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