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Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 8

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Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 331-377).

CHAPITRE VIII.

De la conversation.

En punissant les coupables, la justice ne saurait avoir d’autre but que d’empêcher les autres hommes de commettre les mêmes fautes ; c’est ainsi que l’aveu que Montaigne fait de ses défauts, doit servir à corriger les autres. — C’est un usage de nos procédés judiciaires de condamner des gens, pour que cela serve d’avertissement aux autres. Les condamner uniquement parce qu’ils ont failli, serait, comme dit Platon, une ineptie, parce que ce qui est fait ne peut se défaire ; aussi les condamne-t-on pour qu’ils ne commettent pas à nouveau la même faute, ou qu’on ne suive pas l’exemple qu’ils ont donné ; pendre quelqu’un ne le corrige pas, ce sont les autres qui sont corrigés par ce qui lui arrive. — Je fais de même : parmi mes erreurs, il y en a qui sont naturelles et qui ne peuvent être ni corrigées ni réparées ; et, tandis que les honnêtes gens servent la cause publique en provoquant à les imiter, je la sers peut-être aussi en montrant ce qui, en moi, est à éviter : « Ne voyez-vous pas que le fils d’Albus vit mal et que Barrus est dans la misère ? Leur exemple doit nous instruire à ne pas dissiper notre patrimoine (Horace) » ; en publiant et accusant mes imperfections, il se trouvera des gens qui apprendront à les redouter. — Les points que j’apprécie le plus en moi tirent plus d’honneur de ce qu’ils constituent contre moi des chefs d’accusation que s’ils m’étaient des titres de recommandation ; voilà pourquoi j’y reviens et m’y arrête si souvent. Mais quand on a tout raconté sur soi, on ne peut plus se mettre en cause qu’à son détriment ; on amplifie ce que vous avouez prêter à condamnation, on ne vous croit pas sur ce que vous estimez être à louer. Il peut se trouver des gens comme moi qui m’instruis plus par les contraires que par les similaires, en voyant ce qui est à fuir plutôt que ce qui est à suivre, tendance qui faisait dire à Caton l’ancien que « les sages ont plus à apprendre des fous, que les fous des sages ». Pausanias rapporte qu’un joueur de lyre de l’antiquité avait l’habitude d’obliger ses élèves à aller écouter un mauvais musicien qui logeait en face de lui, pour leur apprendre à haïr ses mauvais accords et ses fausses mesures. L’horreur que j’éprouve à voir des cruautés, me reporte plus vers la clémence que ne m’y attirerait quelqu’un auquel je la verrais pratiquer ; la vue d’un bon écuyer ne m’incite pas autant à rectifier ma position à cheval, que si j’aperçois un procureur ou un vénitien cheminant ridiculement sur une monture de la sorte ; entendre parler un langage incorrect, m’amène à corriger le mien, bien plus que si celui que l’on me tient est parfait. Tous les jours les sottises d’autrui m’avertissent et me mettent sur mes gardes ; ce qui blesse, touche et éveille davantage que ce qui plaît. Le temps où nous vivons est propre à nous amender à reculons, en ce que nous voyons faire plus souvent ce qu’on ne devrait pas que ce qui devrait être, et que le désaccord règne parmi nous plus que l’accord. Ayant peu profité des bons exemples, j’utilise les mauvais dont les leçons sont constamment sous mes yeux. Je me suis efforcé de me rendre aussi agréable que je voyais d’autres personnes l’être peu, aussi ferme que j’en voyais d’autres être faibles, aussi doux que j’en voyais de revêches, aussi bon que d’autres m’apparaissaient méchants ; mais ce que je me proposais là, s’est trouvé au-dessus de mes forces.

C’est surtout dans les conversations que l’esprit se forme et se corrige ; cet exercice est plus instructif encore que l’étude dans les livres. — L’exercice le plus naturel pour notre esprit, celui qui porte le plus de fruit, est, à mon sens, la conversation. Je trouve que c’est dans la vie ce qu’il y a de plus doux, et c’est pourquoi, à cette heure, si j’étais obligé de choisir, je consentirais plutôt, je crois, à perdre la vue que l’ouïe ou l’usage de la parole. Les Athéniens, et aussi les Romains, entretenaient cet exercice en grand honneur dans leurs académies ; et, de nos jours, les Italiens en ont conservé quelque chose pour leur plus grand avantage, ce qui se constate quand on compare la compréhension qu’ils ont de toutes choses avec celle que nous en avons nous-mêmes. — L’étude dans les livres est une occupation calme et fade, qui n’échauffe pas ; tandis que, lorsque nous discutons, nous apprenons et nous nous exerçons tout à la fois. Si je converse avec un contradicteur un peu serré, à l’âme forte, il me presse les flancs, me pique à gauche et à droite ; ses idées font surgir les miennes ; la jalousie, la vanité, la contention d’esprit m’excitent et font que je m’élève au-dessus de moi-même ; être tous du même avis quand on cause, est chose absolument ennuyeuse. Mais, si notre esprit se fortifie par les échanges d’idées avec des esprits vigoureux et pondérés, on ne saurait dire combien il perd et s’abâtardit au contact d’esprits inférieurs et maladifs ; il n’y a pas de contagion qui gagne plus que celle-ci, et je sais par expérience ce qu’en vaut l’aune. J’aime à discourir, mais avec un petit nombre de gens et seulement pour mon agrément ; se donner en cela en spectacle aux grands, et faire, à qui mieux mieux, parade de son esprit et de son verbiage, me semble un métier très peu convenable pour un homme d’honneur.

On y apprend à supporter la sottise ; et Montaigne, connaissant la faiblesse de l’esprit humain, écoutait patiemment les propos les plus extravagants. — La sottise est un défaut ; mais ne pouvoir la supporter, s’en dépiter et s’en tourmenter, comme cela m’arrive, est une autre sorte de maladie qui, par ses inconvénients, ne le cède guère à la sottise, et c’est ce dont je veux à présent m’accuser. Je n’éprouve ni gêne, ni difficulté à entrer en conversation et à discuter, d’autant que l’opinion d’autrui trouve en moi un terrain peu propice pour y pénétrer et y pousser de fortes racines : nulle proposition ne m’étonne ; nulle croyance, si contraire qu’elle soit à la mienne, ne me blesse ; il n’y a pas d’idée, si frivole, si extravagante soit-elle, dont l’esprit humain ne me semble pouvoir s’accommoder et qui ne puisse en émaner. — Nous, qui ne reconnaissons plus à notre jugement le droit de décider sur quoi que ce soit, nous ne prêtons pas une attention sérieuse aux opinions diverses qui se produisent ; mais, si notre jugement s’en désintéresse, nous y prêtons facilement l’oreille. Quand un des plateaux de la balance est absolument vide, je laisse l’autre osciller sous le faix de songes de vieille femme, et me trouve excusable d’admettre les nombres impairs comme plus favorables que les nombres pairs, de préférer le jeudi au vendredi, d’aimer mieux être douze ou quatorze à table que treize, de voir en voyage avec plus de satisfaction un lièvre courir dans le sens que je suis que s’il traversait mon chemin, de tendre, pour être chaussé, le pied gauche le premier plutôt que le droit. Toutes les idées chimériques qui sont en crédit autour de nous valent au moins qu’on les écoute ; personnellement, j’estime qu’elles pèsent autant que rien, néanmoins elles font pencher la balance. Encore faut-il convenir que les opinions que professe le vulgaire sur certains points sont, par leur nature, de plus de poids que ces niaiseries ; et qui les dédaigne d’une façon absolue, peut, en voulant éviter d’être taxé de superstition, pécher par opiniâtreté, ce qui est un défaut.

La contradiction éveille l’esprit, mais il faut qu’elle ait lieu en termes courtois ; la critique est susceptible de nous corriger, mais il faut qu’elle soit de bonne foi et savoir l’accepter. — Par suite, les contradictions qu’on m’oppose ne m’offensent ni ne m’influent ; elles ne font que m’exciter et me sont des occasions de m’exercer. Nous n’aimons pas à voir nos erreurs relevées, et toute observation dans ce sens n’est acceptée et ne saurait avoir de l’effet qu’autant qu’elle nous est faite en manière de conversation, sans qu’on semble vouloir nous régenter ; on ne considère pas si les objections présentées sont justes, mais seulement comment, à tort ou à raison, on les réfutera : au lieu de les accueillir à bras ouverts, nous les recevons avec nos griffes. Il me serait assez pénible de m’entendre dire par mes amis : « Tu es un sot, tu rêves » ; cependant j’aime qu’entre gens galants on ait le courage de son opinion, que les mots traduisent exactement la pensée. Il faut nous fortifier l’ouïe et l’endurcir contre les tons par trop doucereux et cérémonieux. — J’aime une société où règne une familiarité forte et virile, une amitié qui se complaît dans l’âpreté et l’énergie qu’elle apporte dans ses relations, tel l’amour qui mord et égratigne jusqu’au sang ; une conversation n’est suffisamment vigoureuse et ardente qu’autant qu’elle est querelleuse, qu’elle n’est pas civilisée et policée au point de redouter les chocs et d’être gênée dans ses allures, « car il n’y a pas de discussion sans contradiction (Cicéron) ». — La contradiction ne me cause pas d’irritation, mais éveille mon attention ; je presse mon contradicteur et fais mon profit de ses arguments ; la recherche de la vérité ne devrait-elle pas être le but commun de l’un et de l’autre ? Que répondre, si déjà la colère a infirmé notre jugement ; si le trouble, devançant la raison, s’est emparé de notre esprit ? — Il serait utile qu’un pari s’engageât entre ceux qui discutent, pari qui serait gagné par celui qui aurait raison ; cela constituerait un témoignage matériel, qui nous permettrait de nous rendre compte des conversations dans lesquelles nous aurions le dessous, si bien que mon valet pourrait me dire « L’année dernière, il vous en a coûté cent écus, en vingt fois différentes, pour avoir été ignorant et entêté. » — Je fais fête à la vérité et la caresse en quelques mains que je la trouve ; je capitule allégrement et, vaincu, je lui tends mes armes du plus loin que je la vois approcher ; pourvu qu’on ne le fasse pas d’une manière trop arrogante et impérieuse, j’éprouve plaisir à être repris et suis, plus souvent par politesse que parce que je me repens, dans la meilleure intelligence avec ceux qui m’ont montré mes torts. Par la facilité que je mets à me rendre, je cherche à encourager les gens à me reprendre librement et à les en récompenser * alors même que c’est à mes dépens.

Toutefois, il est[1] assurément malaisé d’amener tous les hommes de l’époque actuelle à penser ainsi ; ils n’ont pas le courage de corriger autrui parce qu’ils n’ont pas le courage de souffrir être corrigés, et leur langage, quand ils se trouvent en présence les uns des autres, manque toujours de franchise. Pour moi, j’ai tant de plaisir à être connu et jugé, que la forme sous laquelle on me connaîtra, qu’on me condamne ou qu’on m’approuve, m’est indifférente ; mes idées sont si souvent contradictoires, qu’elles se condamnent ellesmêmes, et il m’importe peu qu’un autre le fasse, vu surtout que je donne à la critique que l’autorité que je veux ; mais je me brouille avec qui le prend de trop haut, comme quelqu’un que je connais qui regrette les avis qu’il a émis quand on ne les approuve pas, et se trouve offensé lorsqu’on fait difficulté de les suivre. — Si Socrate accueillait toujours de bonne grace les contradictions qu’on soulevait sur ce qu’il disait, on peut dire que cela tenait à sa force et que, certain de triompher de ses adversaires, il acceptait leurs objections comme autant de sujets devant lui procurer de nouvelles victoires. Nous voyons que, par contre, rien ne nous met en situation délicate comme l’opinion que nous avons de la supériorité de celui contre lequel nous discutons et du dédain que nous pouvons lui inspirer ; aussi, ne serait-ce que par raison, celui qui a conscience de sa faiblesse est bien inspiré en acceptant avec bonne grâce les critiques qui le redressent et le mettent en meilleure posture. En vérité, je recherche plus la fréquentation de ceux qui me rudoient que celle de ceux qui ne craignent ; c’est un plaisir sans saveur et nuisible que d’avoir affaire à des gens qui nous admirent et nous cèdent toujours. Antisthène recommandait à ses enfants de « ne savoir aucun gré à qui les louait et ne pas l’en remercier ». Je suis bien plus fier de la victoire que je remporte sur moi quand, dans l’ardeur même du combat, je me contrains à m’incliner devant la force des arguments de la partie adverse, que je ne me sais gré du succès que je gagne sur elle si c’est parce qu’elle n’est pas de force. Enfin, j’accepte et avoue les atteintes de toutes sortes qui me sont portées directement, si faibles qu’elles soient ; mais je ne supporte pas très patiemment celles où la forme laisse par trop à désirer.

Dans les conversations la subtilité et la force des arguments importent moins que l’ordre ; quant à discuter avec un sot, il ne faut s’y prêter absolument pas. — Le sujet en discussion m’importe peu, les opinions émises me sont égales, et la manière de voir qui l’emporte m’est à peu près indifférente. Il m’arrivera de discuter un jour entier sans m’impatienter, si le débat se déroule en bonne forme. Ce n’est pas tant la force et la subtilité dans l’argumentation auxquelles je tiens, qu’à l’ordre dans les idées, à cet ordre, qui subsiste dans toutes les altercations qu’ont entre eux même les bergers et les garçons de boutique et que nous n’observons jamais. S’ils s’en écartent, c’est uniquement pour s’invectiver ; ne le faisons-nous pas nous-mêmes ? Mais eux, leurs querelles et leurs impatiences ne les font pas sortir du sujet de leur dispute, la discussion suit son cours ; s’ils parlent à la fois, sans s’attendre, ils ne cessent pas pour cela de se comprendre. Toute réponse me satisfait au delà de ce que je souhaite, si elle s’applique à ce que je dis ; mais quand l’entretien devient confus et désordonné, je ne m’occupe plus de ce qui en est l’objet et, pris de dépit, sans égard pour quoi que ce soit, m’attache à y ramener l’ordre ; j’en deviens têtu, malicieux, impérieux dans ma façon de discuter, au point d’avoir à en rougir ensuite. — Il est impossible de discuter de bonne foi avec un sot ; c’est si fort chez moi, que non seulement mon jugement mais même ma conscience s’oblitèrent à me mesurer avec pareil adversaire, contre lequel rien ne prévaut.

Les disputes devraient être interdites ; quand on en arrive là, chacun sous l’empire de l’irritation perd la notion de ce qui est raisonnable. — Les disputes devraient être défendues et punies comme tous les autres crimes commis par paroles. Quels vices n’éveillent-elles pas et n’accumulent-elles pas quand elles dégénèrent ainsi sous l’effet de la colère ? Nous nous prenons d’inimitié d’abord contre les raisons qui nous sont opposées, puis contre les gens qui nous les opposent. Nous n’apprenons à discuter que pour contredire, et chacun contredisant et étant contredit, il en résulte que toute conversation ainsi dégénérée aboutit à perdre et à mettre à néant la vérité. Aussi Platon, dans sa République, interdit-il cet exercice aux gens ineptes et mal élevés Pourquoi nous mettre à rechercher ce qui est, en discutant avec quelqu’un qui a un pas et des allures qui ne sont pas convenables ? — On ne fait pas tort au sujet en discussion, en le quittant momentanément pour voir dans quelles conditions il convient de le traiter ; je ne dis pas selon les règles de l’école et de l’art, mais en demeurant naturel et y apportant de la justesse d’esprit. À quoi en arrive-t-on finalement si l’un tire vers l’Orient et l’autre vers l’Occident ? Le point important du débat se perd de vue, rejeté à l’écart par des digressions multipliées ; au bout d’une heure d’une discussion orageuse, personne ne voit plus ce dont il est question ; l’un est en bas, l’autre en haut, un autre à côté ; chacun se butte à un mot, à une comparaison, ne saisit plus les objections qu’on lui fait, tant il est engagé dans sa course, ne pensant qu’à suivre son idée et non la vôtre. — Il en est qui, faibles des reins, craignent tout, refusent tout, mèlent et confondent dès le principe les propos qu’on leur tient ; ou qui, au fort des débats, s’obstinent à garder subitement un silence inattendu, par dépit de leur ignorance qu’ils dissimulent en affectant un orgueilleux dédain, ou parce que, par une modestie qui est de la sottise, ils fuient l’effort nécessaire pour poursuivre la discussion. — Pourvu que celui-ci frappe son adversaire, il ne se préoccupe pas dans quelle mesure il se découvre luimême ; un autre compte ses mots, qu’il donne en place de raisons ; celui-là a surtout pour lui sa voix retentissante et la vigueur de ses poumons ; en voilà un qui conclut contre ses propres assertions ; celui-ci vous assourdit de préfaces et de digressions inutiles ; cet autre a recours à de véritables injures et cherche, en soulevant une querelle d’Allemand, à se débarrasser du contact et de l’opposition d’un esprit auquel le sien ne peut résister ; ce dernier se soucie peu de la raison, mais il vous enserre par les déductions d’arguments spécieux, en tous points conformes aux formules scolastiques.

L’attitude des gens de science, l’usage qu’ils en font, excitent contre eux la défiance ; suivant qui la possède, c’est un sceptre ou la marotte d’un fou. — Or, qui n’est en défiance de la science, « de ces lettres qui ne guérissent de rien (Sénèque) » ; qui ne doute, en considérant l’usage que nous en faisons, qu’on puisse en tirer quelque résultat sérieux pour les besoins de la vie ? A qui la logique a-t-elle donné du jugement ? où sont ses belles promesses ? « Elle n’enseigne ni à mieux vivre, ni à mieux raisonner (Cicéron). » Voit-on des harengères caquetant, s’exprimer moins confusément que les hommes dont c’est la profession, quand ils pérorent en public ? J’aimerais mieux que mon fils apprit à parler dans les tavernes, qu’aux écoles où s’enseigne ce verbiage. — Ayez un maître en cet art, entretenez-vous avec lui ; que ne se borne-t-il à nous faire sentir cette perfection artificielle, à plonger dans le ravissement les femmes et les ignorants desquels nous sommes, en donnant lieu d’admirer la fermeté de ses raisons, la beauté de sa méthode ? Il peut nous dominer et nous persuader comme il l’entend ; pourquoi cet homme, qui a tant d’avantages par ce qu’il sait et la manière dont il le produit, joint-il à ses armes naturelles les injures, l’indiscrétion et la rage ? Qu’il se dépouille de son bonnet, de sa robe et de son latin, qu’il ne fatigue pas nos oreilles de passages d’Aristote qu’il nous récite textuellement et à tout propos, et vous le prendriez pour quelqu’un de nous, ou pis encore. — Les complications et les enchevêtrements de langage par lesquels les gens de cette sorte nous circonviennent, me font l’effet de tours de passe-passe, leur souplesse combat et force nos sens mais n’ébranle en rien nos croyances ; en dehors de ces jongleries, tout ce qu’ils font est commun et vil ; pour être des savants, ils n’en sont pas moins des sots. J’aime et honore le savoir, autant que l’honorent ceux qui le possèdent. Quand il en est fait l’usage qu’il comporte, c’est l’acquisition la plus noble et la plus puissante qu’ait faite l’homme ; mais chez ceux-là (et leur nombre en ce genre est infini) dont il constitue la base fondamentale de leur capacité et de ce qu’ils valent, dont toute l’intelligence est dans la mémoire, « qui se tapissent dans l’ombre d’autrui (Sénèque) », qui ne peuvent rien sans l’assistance de leurs livres, je les haïs, si j’ose dire, plus encore que les imbéciles. — Dans mon pays et de mon temps, l’instruction vide les bourses mais n’améliore[2] que rarement les âmes ; sur des âmes obtuses elle agit à l’instar d’une masse crue et indigeste qui leur reste sur l’estomac et les étouffe ; sur des âmes qui ont plus de pénétration elle arrive aisément à les purifier, ajoute à leur clarté, et les rend subtiles au point de les épuiser. C’est une chose de qualité à peu près indifférente par elle-même très utile accessoire pour une âme bien douée, elle est pernicieuse, préjudiciable même pour une autre ; ou plutôt, elle est d’un très précieux usage, mais ne peut s’acquérir à vil prix ; dans certaines mains c’est un sceptre, dans d’autres c’est la marotte d’un fou. — Poursuivons.

C’est l’ordre et la méthode qui donnent du prix aux conversations, la forme y importe autant que le fond ; un effet analogue se produit dans notre vie familiale. — Quelle plus grande victoire peut-on attendre, que de montrer à son adversaire qu’il ne peut lutter ? Quand vous faites triompher votre proposition, c’est la vérité qui l’emporte ; quand vous triomphez par la méthode avec laquelle vous conduisez votre argumentation, c’est vous qui triomphez. M’est avis que dans Platon et Xénophon, Socrate discute moins dans l’intérêt de la discussion elle-même, que dans l’intérêt de ceux qui y prennent part ; il cherche davantage à faire ressortir aux yeux d’Euthydamus et de Protagoras leur manque d’à propos que l’inanité de leur art. Le premier sujet venu de controverse lui est bon, parce que son but est moins de l’élucider que d’être utile, c’est-à-dire d’ouvrir l’intelligence de ceux qu’il travaille et excrce. L’agitation et la chasse sont à proprement parler notre lot ; nous ne sommes pas excusables de les conduire mal ou contrairement à ce qui est rationnel ; quant à manquer notre coup, c’est autre chose, parce que nous sommes nés pour nous livrer à la recherche de la vérité, et qu’il n’appartient qu’à plus puissant que nous de la posséder ; car elle n’est pas, comme disait Démocrite, cachée dans le fond des abimes ; elle va plutôt s’élevant jusqu’à l’infini, pour en arriver à n’être connue que de Dieu. Le monde n’est qu’une école où l’on passe son temps à chercher ; ce n’est pas à qui atteindra le but, mais à qui fournira les plus belles courses. Autant peut dire des sottises celui qui dit vrai que celui qui dit faux, parce qu’il n’est pas question ici du sujet dont on parle mais de la manière dont on le traite. — Je suis porté à regarder autant à la forme qu’au fond, autant l’avocat que la cause, ainsi que le voulait Alcibiade. Tous les jours, je m’amuse à lire des auteurs sans m’occuper de leur science, cherchant seulement leur façon de dire sans m’inquiéter du sujet qu’ils traitent ; de même, il m’arrive de m’efforcer d’entrer en communication avec des esprits qui ont de la réputation, non pour m’instruire mais pour les connaître, et, les connaissant, pour les imiter s’ils en valent la peine. Tout homme peut dire vrai ; mais dire avec ordre, modération et science, cela n’est au pouvoir que d’un petit nombre ; aussi je ne suis pas offensé par l’erreur qui provient de l’ignorance, tandis que je le suis par l’ineptie. J’ai rompu plusieurs marchés auxquels j’avais intérêt, par suite de contestations sans raison soulevées par ceux avec lesquels je les passais. — Je ne m’émeus pas, une fois l’an, des fautes de ceux qui sont sous ma dépendance ; mais nous sommes tous les jours à nous prendre de querelle, à cause de la bêtise et de l’entêtement qu’ils apportent dans ce qu’ils avancent et dans les raisons stupides et animales qu’ils donnent pour s’excuser et se défendre ; ils n’écoutent ni ce qu’on leur dit, ni les explications qu’on leur donne, et ils répondent de même ; c’est à désespérer ; cela me produit l’effet d’une tête heurtant violemment la mienne. Je m’accommode plutôt des défauts de mes gens que de leur aplomb, de leur importunité et de leur sottise ; qu’ils fassent moins, mais qu’ils soient à même de faire ; vous vivez avec l’espérance d’échauffer leur volonté, mais il n’y a rien qui vaille à tirer ni à espérer d’une souche.

C’est un grand défaut que de ne pouvoir souffrir les sottises des autres ; que de fois nous leur reprochons ce qui existe chez nous-mêmes. — Peut-être vois-je les choses autrement qu’elles ne sont, cela se peut ; c’est pourquoi je m’accuse d’impatience et conviens tout d’abord que c’est une faute aussi bien chez celui qui a raison que chez celui qui a tort, parce que c’est toujours fâcheux et tyrannique de ne pouvoir souffrir une façon d’être différente de la sienne, et qu’il n’y a vraiment pas de niaiserie plus grande, plus fréquente et plus ridicule que de s’émouvoir et de se piquer des niaiseries des gens ; cela se retourne généralement contre nous, et ce philosophe des temps passés n’aurait jamais manqué d’occasion de pleurer, s’il se fût mis à se considérer lui-même. On demandait à Myson, l’un des sept sages, qui tenait de l’humeur de Timon et de Démocrite et était porté à tout prendre en mauvaise part et à en rire, pourquoi il riait tout seul ; il répondit : « Précisément de ce que je suis seul à rire. » — Que de sottises je reconnais dire et répondre chaque jour ; combien, par suite, les autres doivent en constater en moi un plus grand nombre encore ; et si je m’en mords les lèvres pour n’en pas rire, que doivent-ils faire, eux ! En somme, il faut vivre avec les vivants et laisser l’eau couler sous le pont, sans nous en occuper ou tout au moins sans en éprouver de trouble. — De fait, ne rencontrons-nous pas, sans nous en émouvoir, des gens mal bâtis et difformes ; pourquoi ne supportons-nous pas également, sans nous mettre en colère, des esprits mal conformés ? Cela tient à ce que le juge se montre à tort plus mal disposé que la faute ne le comporte. Ayons toujours à la pensée cette maxime de Platon : « Quand je trouve quelque chose qui n’est pas tel que ce devrait être, n’est-ce pas parce que je suis moi-même dans des conditions anormales ? n’est-ce pas moi qui suis en dehors de ce qui est la règle ? mon observation ne peut-elle se retourner contre moi ? » sage et doux refrain qui flagelle la plus répandue, la plus universelle erreur des hommes. Non seulement les reproches que nous nous faisons les uns aux autres, mais nos raisons, nos arguments, les sujets qui font l’objet de nos controverses peuvent nous être rétorqués et nous nous enferrons avec nos propres armes. À cet égard, l’antiquité nous a laissé des exemples frappants : « Chacun aime l’odeur de son fumier », est un proverbe latin qui témoigne esprit et à propos de la part de celui qui l’a inventé. Nos yeux ne voient pas en arrière, et, cent fois par jour, nous nous moquons de nous-mêmes en nous moquant de ce que nous voyons chez le voisin ; les défauts que nous détestons chez d’autres, sont encore plus apparents chez nous où nous les admirons avec une merveilleuse impudence sans nous rendre compte de la contradiction. — Hier encore, j’ai été à même de voir un homme de jugement, [3] très affable personne, qui se moquait avec autant de raison que d’esprit de la sottise d’un autre qui va rompant la tête à tout le monde de l’exposé de sa généalogie et de ses alliances, aux trois quarts fausses (ce sont ceux dont les titres sont le plus douteux et le moins certains, qui ressassent le plus souvent ce sujet ridicule) ; si notre critique eût reporté son regard sur lui-même, il se serait trouvé tout aussi intempérant et ennuyeux quand, à tout propos, il fait valoir le mérite de la race à laquelle sa femme appartient. Quelle malencontreuse vanité de la part de ce mari, de fournir ainsi lui-même des armes à sa femme ; s’il comprenait le latin, il faudrait lui crier ce que je traduis : « Courage ! elle n’est pas d’elle-même assez folle, irrite encore sa folie (Térence) ! » — Je ne veux pas dire que celui-là seul qui est absolument net, puisse accuser (il n’y aurait plus personne pour porter une accusation) ; je ne dénie même pas ce droit à qui est luimême entaché de ce qu’il reproche aux autres ; mais je voudrais que lorsque notre jugement nous fait critiquer quelqu’un, il ne nous épargne pas et porte dans notre for intérieur, sur le fait imputé, une sévère investigation. C’est œuvre de charité, de la part de qui est impuissant à extirper un vice chez lui-même, de s’employer néanmoins à l’extirper chez les autres, où il produit peut-être des fruits moins mauvais et moins âpres qu’en nous ; mais ce ne semble pas une excuse recevable de répondre à quelqu’un qui m’avertit de mes défauts, que lui-même n’en est pas exempt. Pourquoi ? Parce qu’un avis fondé est toujours utile. Si nous avions bon nez, nous sentirions plus désagréablement les mauvaises odeurs que nous répandons, par cela même que c’est nous qui les exhalons. Socrate n’estime-t-il pas que quelqu’un qui se reconnaîtrait coupable, et avec lui son fils et un étranger, de quelque acte violent et injuste, devrait commencer par se présenter à la justice, pour se faire condamner et provoquer lui-même l’expiation de sa faute par le bourreau ; faire en second lieu qu’il en soit de même pour son fils ; et, seulement après, tenir la même conduite à l’égard de l’étranger. Ce précepte peut paraître un peu sévère, mais du moins celui qui se trouve coupable, devrait-il commencer par se livrer le premier à la punition de sa propre conscience.

Ce qui frappe nos sens a une grande influence sur nos jugements ; la gravité d’un personnage, son costume, sa situation, etc., tout cela donne du poids aux sottises qu’il débite. — Les sens sont nos propres juges et statuent tout d’abord ; comme ils ne constatent les faits que d’après leur manifestation extérieure, il n’est pas étonnant que tout ce qui se rapporte au fonctionnement de la société, soit un perpétuel et universel mélange de cérémonies où les apparences jouent un grand rôle ; aussi dans les moyens employés pour la diriger, sont-elles un des meilleurs et de ceux qui produisent le plus d’effet. C’est toujours à l’homme que nous avons affaire et, chez lui, ce qui est tangible l’emporte de beaucoup sur ce qui ne l’est pas. Aussi, ceux qui, dans ces dernières années, ont voulu introduire un culte dont les pratiques sont exclusivement contemplatives et immatérielles, ne doivent-ils pas s’étonner s’il y a des personnes qui pensent qu’il ne se serait pas maintenu et se serait effrondré entre les mains de leurs auteurs, s’il n’était devenu chez nous la marque, le prétexte, l’instrument de nos divisions et des partis, et que c’est à cela plus qu’à lui-même qu’il doit de durer. — Il en est de même dans les conversations : la gravité, la robé, la situation de celui qui parle, donnent souvent crédit à des propos vains et ineptes ; on ne doute pas qu’un monsieur que chacun recherche et redoute, n’ait en lui-même une valeur supérieure ; ni qu’un homme comblé de missions et de charges, qui se montre si dédaigneux et si plein de morgue, ne soit plus habile que cet autre qui le salue de si loin et que personne n’emploie. Non seulement ce que disent ces gens. mais jusqu’aux grimaces qu’ils font, sont exaltées et notées ; chacun s’applique à en donner quelque belle et solide interprétation. S’ils daignent s’abaisser à prendre part à une conversation à laquelle tout le monde participe, ne porterait-elle que sur des banalités, et qu’on leur témoigne autre chose que de l’approbation et de la déférence, ils font valoir bien haut l’autorité de leur expérience ; ils ont entendu, vu, pratiqué ; ils vous accablent d’exemples. Je suis bien près de leur dire que nous ne sommes pas convaincus de l’expérience d’un chirurgien, par cela seul qu’il nous raconte les opérations qu’il a faites et qu’il nous rappelle qu’il a guéri quatre cas de peste et trois goutteux, il faut encore qu’il ait su en acquérir plus de jugement et qu’il sache nous persuader qu’il en est devenu plus expert dans la pratique de son art. Il arrive ici ce qui se produit dans un concert instrumental : ce n’est ni le luth, ni l’épinette, ni la flûte qu’on y entend, c’est l’harmonie de l’ensemble, résultat du jeu de ces instruments réunis. Si les voyages et l’exercice de leurs fonctions ont amélioré ces gens, cela doit ressortir par l’esprit dont ils font preuve. Ce n’est pas assez d’énumérer des expériences, il faut les classer et déterminer leur valeur ; il faut les examiner de près, les analyser, pour être à même d’apprécier les raisons et les conclusions auxquelles elles conduisent. Jamais il n’y a eu tant d’historiens que maintenant ; il est toujours bon et utile de les entendre, parce que leur mémoire nous fournit une infinité de renseignements beaux et dignes d’éloge qu’elle a emmagasinés et qui sont propres à notre instruction. Cela est assurément d’une grande aide dans la vie, mais à l’heure présente ce n’est pas ce que nous cherchons ; ce qui nous occupe, c’est de savoir si ces compilateurs, qui se bornent à un simple travail de récitation, méritent eux-mêmes des éloges.

Parfois aussi les grands paraissent plus sots qu’ils ne sont, parce qu’on attend plus d’eux. — Je hais la tyrannie sous toutes ses formes, qu’elle soit effective ou en paroles ; je me tiens volontiers en garde contre ces circonstances sans consistance qui, par nos sens, induisent notre jugement en erreur, et, en observant attentivement ces hommes dont on fait des phénomènes, j’ai trouvé qu’ils sont tout au plus des hommes comme les autres : « car le sens commun est assez rare dans ces hautes fortunes (Juvénal). » Souvent quand ils entreprennent et se montrent davantage, n’étant pas en état de supporter la tâche qu’ils ont assumée, on les estime moins et ils apparaissent moins grands qu’ils ne sont réellement. Il faut que celui qui porte un fardeau ait plus de vigueur, puisse plus qu’il n’est nécessaire ; quand il en est ainsi, on voit aisément qu’il a encore assez de force pour porter plus encore et qu’il n’en est pas arrivé à son extrême limite ; celui qui succombe sous le faix, donne sa mesure et décèle la faiblesse de ses épaules. C’est ce qui fait qu’on voit tant de sots parmi les savants où ils sont en plus grand nombre que les autres ; ils auraient été de bons agriculteurs, de bons marchands, de bons artisans, c’est ce pour quoi la nature les avait pourvus. La science est lourde à porter, ils succombent sous le poids ; pour étaler et répartir les riches et puissants matériaux qu’elle leur fournit, pour les mettre en œuvre et y trouver aide, leur esprit naturel n’a ni la vigueur, ni la dexterité qu’il faudrait ; cela n’est donné qu’aux natures fortes, et elles sont rares. Quand les natures faibles, dit Socrate, se mêlent de philosophie, elles en compromettent la dignité ; mal placée, cette science apparaît inutile et nuisible, et c’est là la raison pour laquelle ces gens insuffisants se gâtent et se nuisent à eux-mêmes : « Tel ce singe, imitateur de l’homme, qu’un enfant rieur a habillé d’une précieuse étoffe de soie, en lui laissant le derrière à découvert, à la grande joie des convives (Claudien). » À ceux qui nous gouvernent et nous commandent, qui tiennent le monde dans leurs mains, il ne suffit pas non plus qu’ils aient le même jugement que nous tous, qu’ils puissent ce que nous pouvons ; ils sont de beaucoup au-dessous de nous, quand ils ne sont pas de beaucoup au-dessus ; ils promettent davantage, par suite ils doivent davantage.

Le plus souvent il est de leur intérêt de garder le silence. — C’est ce qui fait que le silence non seulement leur permet de garder leur gravité et une contenance qui leur attire le respect, mais qu’ils y trouvent souvent profit et économie. — Mégabyse était allé visiter Apelle dans son atelier ; longtemps, il demeura sans mot dire, puis se mit à discourir sur les œuvres du peintre, ce qui lui valut cette rude apostrophe : « Tant que tu gardais le silence, tu avais grand air à cause des chaînes et de la magnificence dont tu es paré ; mais maintenant qu’on t’a entendu parler, il n’est pas jusqu’aux garçons de mon atelier qui ne te méprisent. » Ses superbes atours, sa haute situation, ne permettaient pas à ce noble visiteur d’être ignorant au même degré que tout le monde et de parler peinture sans s’y connaître ; il eût dù au moins conserver son mutisme pour maintenir intacte cette capacité présomptive qu’on lui accordait en raison de son extérieur. À combien de sottes âmes une mine froide et taciturne a-t-elle, en mon temps, tenu lieu de prudence et de capacité réelles !

Et pourquoi les grands seraient-ils plus instruits, plus éclairés que les autres ? C’est le hasard qui, la plupart du temps, distribue les rangs, et il ne saurait guère en être autrement. — Les dignités, les charges, se donnent nécessairement plus au hasard qu’au mérite ; mais on a tort de s’en prendre aux rois. C’est merveille au contraire qu’ils soient si heureux dans leurs choix, ayant si peu où se renseigner : « Le principal mérite d’un prince, est de bien connaître ceux qu’il emploie (Martial) », car la nature ne les ayant pas doués d’une vue qui leur permette de connaître tous leurs sujets, de discerner en quoi chacun excelle et de scruter nos cœurs, ce qui seul ferait qu’ils parviendraient à savoir quelle est notre volonté et ce à quoi nous sommes le plus aptes, il faut qu’ils nous choisissent par conjecture et à tâtons, en se basant sur notre race, nos richesses, la doctrine que nous pratiquons, ce qu’on dit de nous, qui sont autant de bien faibles arguments. Qui trouverait un moyen permettant d’apprécier les hommes avec justice, de les choisir en toute connaissance de cause, assurerait du même coup une parfaite organisation des services publics.

Le succès obtenu dans les plus grandes affaires n’est pas une preuve d’habileté ; souvent il est dû au hasard qui intervient dans toutes les actions humaines. — « Oui, mais il a si bien mené cette grande affaire, » entend-on dire. C’est là une raison, mais elle ne suffit pas ; et une autre maxime dit judicieusement qu’« il ne faut pas juger des conseils donnés, par les événements qui ont suivi ». — Les Carthaginois punissaient leurs capitaines, quand ils jugeaient mauvaises les dispositions que ceux-ci avaient prises, alors même qu’un heureux résultat final les avait corrigées ; souvent le peuple romain a refusé le triomphe pour de grandes et très utiles victoires, parce que la conduite du chef n’avait pas été en rapport avec son bonheur. On voit fréquemment en ce monde le hasard prendre plaisir à rabattre notre présomption, pour nous montrer combien il a de pouvoir en toutes choses ; ne pouvant rendre sages les maladroits, il les fait heureux, à l’encontre de ce que commanderait la vertu. Volontiers il se prend à favoriser les opérations dans la préparation desquelles seul il est intervenu, de sorte qu’on voit souvent les plus simples d’entre nous mener à bonne fin de très importantes entreprises tant publiques que privées. — À ceux qui s’étonnaient de voir si mal tourner ses affaires alors que ses conceptions étaient si sages, le persan Siramnez répondait « qu’il était seul à concevoir ses projets, tandis que leur succès dépendait de la fortune ». En en faisant application à une situation tout opposée, nos gens pourraient faire la même réponse. — La plupart des choses de ce monde s’accomplissent d’elles-mêmes, « les destins frayent la voie (Virgile) » ; le résultat justifie souvent une conduite des plus déraisonnables, notre intervention n’est presque qu’un fait de routine, et très communément amenée plutôt par l’usage et les précédents que par la raison. Etonné de la grandeur de cette affaire qui est l’acte capital de notre époque, il m’est arrivé, pour juger de leur degré d’habileté, de m’enquérir auprès de ceux qui l’avaient conduite, des raisons qui les avaient déterminés à agir comme ils l’avaient fait, et j’ai constaté que ces raisons étaient tout ce qu’il y a de plus vulgaire. Du reste, les plus vulgaires et les plus communément employées, pour n’être pas des plus séduisantes, sont peutêtre les plus commodes et les plus sûres dans la pratique. Si celles qui ont le moins de valeur ont le plus de chances de réussite, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que les plus basses, les plus lâches, les plus décriées soient les mieux appropriées à la marche des affaires ? Pour que les conseils qui assistent les rois conservent leur autorité, il suffit que les profanes qui n’y ont pas part et veulent voir ce qui s’y passe, soient tenus au delà de la première barrière qui en interdit l’approche ; et qui veut que leur prestige ne subisse aucune atteinte, doit les révérer en bloc et sans examiner les déterminations qu’ils prennent. Quand je me consulte, je ne fais qu’ébaucher ce qui est le sujet de mes réflexions et ne l’envisage que superficiellement d’après ce qu’il m’en semble tout d’abord, ayant coutume d’attendre du ciel qu’il fasse le principal et le plus fort du travail : « Abandonnons le reste aux dieux (Horace). »

Le bonheur et le malheur sont, j’estime, deux puissances souveraines. Il est imprudent de compter que la prudence humaine puisse remplir le rôle de la fortune ; et celui-là entreprend l’impossible qui présume pouvoir embrasser les causes et leurs effets, et diriger les événements à son gré ; c’est là une impossibilité, surtout à la guerre, quand il s’agit de résolutions à prendre. Jamais on n’a apporté dans les affaires de cette sorte, plus de circonspection et de prudence qu’on ne le fait parfois dans nos guerres civiles actuelles ; il semblerait qu’on craint de se perdre en chemin et qu’on se réserve pour la catastrophe finale ! — Je vais plus loin, je soutiens que notre sagesse même et nos délibérations sont, pour la plupart, conduites par le hasard ; ma volonté et mon entendement sont menés tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et beaucoup de ces mouvements se produisent sans ma participation ; ma raison est sujette à des impulsions, à des agitations journalières et accidentelles : « Rien de variable comme les dispositions de l’âme ; maintenant une passion l’agite ; que le vent change, c’est une autre qui l’entraînera (Virgile). » Qu’on regarde dans les villes quels sont les puissants, ceux qui réussissent le mieux dans leurs affaires, on trouvera que ce sont d’ordinaire les moins habiles ; il est arrivé que des femmelettes, des enfants, des insensés ont gouverné de grands états à l’égal des princes les plus capables ; parmi ceux investis de cette haute mission, il s’en rencontre, au dire de Thucydide, plus ayant l’esprit lourd que subtil ; et nous attribuons à leur prudence les succès dus à leur bonne fortune : « Si vous vous élevez par la fortune, tout le monde vantera votre habileté (Plaute) » ; ce qui démontre bien qu’à tous égards, les événements sont des témoignages bien faibles de ce que nous valons et de ce dont nous sommes capables.

Pour juger des grands, voyez ceux que la fortune fait tomber ; comme ils paraissent au-dessous du médiocre lorsqu’ils ne sont plus entourés d’un éclat imposant. — Je disais qu’il suffit pour cela de considérer un homme haut placé. L’aurions-nous connu trois jours auparavant comme homme de peu de valeur que, néanmoins, insensiblement nous venons à nous imaginer qu’il pourrait bien y avoir en lui de la grandeur, de la capacité, et arrivons à nous persuader, son train de maison et son crédit grandissant, que son mérite croit dans la même proportion ; nous le jugeons non par ce qu’il vaut, mais d’après les prérogatives de son rang, comme nous faisons des jetons auxquels nous attribuons une valeur conventionnelle. — Par contre, que la chance vienne à tourner, qu’il retombe et se confonde dans la foule, chacun se demande avec surprise quelle cause l’avait fait arriver si haut : « Estce bien lui ? fait-on. Est-ce là tout ce qu’il savait quand il était au pouvoir ? Les princes se contentent-ils donc de si peu ? Nous étions vraiment en bonnes mains ! » C’est une chose que j’ai souvent vue de mon temps, ainsi qu’il arrive au théâtre où nous nous laissons quelque peu prendre au masque des comédiens quand ils jouent un rôle de grand personnage. — Ce que j’admire moi-même chez les rois, c’est la foule de leurs adorateurs ; ils ont droit à ce que tout en nous s’incline et se soumette à eux, sauf notre jugement : aussi ma raison n’est pas dressée à se courber et à fléchir, il n’y a que mes genoux à le faire. Mélanthe, auquel on demandait ce qu’il pensait d’une tragédie de Denys, répondait : « Je ne l’ai pas vue, l’emphase du style me la cachait » ; la plupart de ceux qui ont à juger les discours des grands, devraient bien dire de même : « Je ne les ai pas entendus, tant les idées en sont masquées par la gravité, la grandeur, la majesté qu’ils y apportent. » — Antisthène conseillait un jour aux Athéniens d’ordonner que les ânes fussent, aussi bien que les chevaux, employés aux travaux de labourage ; à quoi on lui répondait que l’âne n’est pas fait pour un pareil service : « Cela ne fait rien, répliqua-t-il, il vous suffit de le décréter ; si ignorants, si incapables que soient les hommes auxquels vous donnez des commandements à la guerre, n’en deviennentils pas sur-le-champ très dignes, par le fait même que vous les y employez ? » — D’où vient cet usage, chez tant de peuples, de canoniser le roi qu’ils se sont donné en le prenant parmi eux ; ils ne se contentent pas de l’honorer, ils vont jusqu’à l’adorer ! A Mexico, dès que les cérémonies de son sacre sont achevées, on n’ose plus lever les yeux sur lui ; et, comme si on l’avait déifié en l’élevant à la royauté, parmi les serments qu’on lui fait prêter, après avoir juré de maintenir la religion, les lois, les libertés, d’être vaillant, juste et débonnaire, il jure aussi de faire que le soleil répande sa lumière accoutumée, que les nuées se déversent en pluie en temps opportun, que les rivières se maintiennent dans leurs lits, et que la terre produise tout ce qui est nécessaire aux besoins de son peuple.

Montaigne est disposé à se défier de l’habileté de quiconque a une haute situation ou jouit de la faveur populaire. — C’est surtout quand ils ont une haute situation ou jouissent de la faveur populaire, que je suis en défiance des gens, ne partageant pas toujours à cet égard une tendance qui est assez commune. Il faut en effet considérer combien cela donne avantage d’avoir toute autorité pour parler à son heure, choisir son sujet, rompre l’entretien ou en changer le cours ; de pouvoir se défendre contre les objections qui vous sont faites par un mouvement de tête, un sourire, ou le silence devant une assemblée qui tremble devant vous par déférence et respect. Un homme de fortune scandaleuse, donnant son avis sur un propos de peu d’importance qui se traitait à sa table sans que personne y apportât beaucoup d’ardeur, commença par ces mots qui sont textuels : « Ce ne peut être qu’un menteur ou un ignorant, celui qui nierait que, etc… » Appréciez le piquant de cet argument philosophique présenté le poignard à la main.

Il n’accepte qu’avec réserve les mots heureux de ses interlocuteurs, qui peuvent les avoir empruntés et ne pas se rendre compte eux-mêmes de leur valeur. — Une autre observation dont je fais grand cas c’est que, dans les conversations et les discussions, toutes les expressions qui nous paraissent heureuses ne doivent pas être acceptées sans contrôle. La plupart des hommes sont riches de la science d’autrui ; il peut fort bien arriver à quelqu’un de citer un beau trait, une bonne réplique, une belle sentence, et de les mettre en avant sans en saisir toute la portée. On ne s’assimile pas tout ce qu’on emprunte : c’est ce dont, à l’aventure, on peut juger par moi-même. Il ne faut pas toujours se rendre à ces expressions, si justes, si belles qu’elles paraissent il faut les réfuter nettement, si on est en mesure de le faire ; ou battre en retraite, comme si on ne les avait pas entendues, tâtant leur auteur de toutes parts pour se rendre compte de l’importance qu’elles ont dans sa bouche. Toutefois, il peut arriver qu’à ce jeu nous nous enferrions et ajoutions à la violence du coup qui nous est porté. Jadis, quand, trop pressé par l’adversaire, et les nécessités de la lutte m’y obligeant, j’ai eu recours à ces ripostes, qui parfois ont porté au delà de mes intentions et de mes espérances, je les donnais uniquement pour ne pas demeurer en reste dans les attaques dont j’étais l’objet, et il s’est trouvé qu’elles frappaient fort. — Il m’arrive aussi lorsque je discute avec un adversaire vigoureux, de m’amuser à devancer ses conclusions, lui évitant ainsi la peine de développer son idée, cherchant à prévenir l’expression de sa pensée alors qu’elle ne fait que naître et est encore indécise, l’ordre et la suite qu’il apporte à ses raisonnements m’avertissant à l’avance de ce qui me menace. Avec ces autres, au contraire, qui ne se rendent pas toujours compte de ce qu’ils disent, j’agis tout au rebours : je les attends pour voir où ils veulent en venir, on ne peut avec eux faire à l’avance aucune supposition.

Il se méfie également de ceux qui, dans leurs reparties, se renferment dans les généralités ; il faut les amener à préciser pour savoir ce qu’ils valent. — Quand ils se bornent à formuler leurs appréciations par des généralités, telles que : « Ceci est bon, cela ne l’est pas », et qu’ils rencontrent juste, examinez si ce n’est pas l’effet du hasard ; amenez-les à circonscrire et à préciser un peu leur manière de voir ; qu’ils disent en quoi ceci est bon, par où cela pèche. Ces appréciations conçues en termes généraux, qui sont d’emploi si fréquent, ne signifient rien. Ceux qui les émettent me font l’effet de ces gens qui saluent une foile en s’adressant vaguement aux groupes qui la composent ; tandis que ceux qui connaissent réellement les personnes qui entrent dans sa composition, les saluent individuellement et les distinguent en les appelant chacune par son nom ; mais c’est beaucoup s’exposer que d’en agir comme ces derniers et de préciser. Je vois tous les jours, et parfois plusieurs fois en un jour, des esprits de peu de fond qui, à la lecture d’un ouvrage, voulant faire les connaisseurs et faire remarquer ce qu’il peut présenter de particulièrement beau, font porter leur admiration sur des points si mal choisis qu’au lieu de nous faire ressortir le talent parfait de l’auteur, ils ne nous apprennent que leur parfaite ignorance. On est certain de ne pas se tromper, en disant : « Voilà qui est beau » , quand on vient d’entendre une page entière de Virgile, et les malins n’y manquent pas ; mais entreprendre de le suivre dans les détails, formuler sur chacun une appréciation distincte et motivée ; faire remarquer par où un bon auteur se surpasse, analyser ses mots, ses phrases, ses idées et ses diverses qualités les unes après les autres, à d’autres ! eux n’en sont pas capables : « Il faut non seulement écouter ce que chacun dit, mais encore examiner ce qu’il pense et pourquoi il le pense (Cicéron). »

Souvent les sots émettent des idées justes, mais elles ne sont pas d’eux ; hors d’état d’en faire une judicieuse application, il n’y a qu’à les laisser aller, ils ne tardent pas à s’embourber. — J’entends journellement des sots dire des mots qui ne sont pas sots ; ce qu’ils disent est juste, reste à savoir jusqu’à quel point ils s’en rendent compte et d’où ils l’ont tiré. Souvent c’est nous qui les aidons à placer un mot heureux, une bonne raison mais qui ne sont pas de leur crù ils les avaient seulement en garde, ils les produisent à l’aventure et à tâtons, c’est nous qui leur donnons de l’importance et du prix. Vous faites leur jeu, et pour aboutir à quoi ? Ils ne vous en savent aucun gré et n’en deviennent que plus ineptes ; ne les secondez pas, laissez-les aller, ils en arriveront à ne plus user de ces phrases toutes faites, que comme des gens qui ont peur de s’échauder ; ils n’oseront en changer ni les termes, ni la signification, non plus que s’y appesantir ; secouez-les tant soit peu, elles leur échappent et ils vous les abandonnent si appropriées, si belles qu’elles soient ; ce sont de belles armes, mais qui, entre leurs mains, sont mal emmanchées. Que de fois en ai-je vu faire l’expérience : si vous venez à les éclairer et à les mettre sur la voie, sur-le-champ ils font leur et tournent à leur profit la justesse de l’interprétation que vous venez d’en donner : « C’est ce que je voulais dire, répliquent-ils c’est précisément là ce que j’avais en tête ; si je ne l’ai pas ainsi exprimé, c’est que l’expression m’a fait défaut. » Insistez, il faut user de malice pour châtier ces orgueilleux imbéciles. La maxime d’Hégésias qu’ « il ne faut ni haïr ni poursuivre, mais instruire », si juste par ellemême, n’est pas de mise dans ce cas ; il y aurait injustice et inhumanité à secourir et remettre d’aplomb qui n’en a que faire et qui en vaudrait moins. J’aime à les laisser s’embourber et s’empêtrer plus encore et si profondément, si c’est possible, qu’enfin ils se reconnaissent pour ce qu’ils sont.

Reprendre un sot avec l’espérance de rectifier son jugement, c’est peine perdue. — La sottise et le déréglement de nos sens ne peuvent guérir du fait d’un avertissement qui, nous est donné, et nous pouvons dire de leur guérison ce que Cyrus, sur le point de livrer bataille, répondait à quelqu’un qui le pressait d’exhorter son armée, que « les hommes ne deviennent pas courageux et belliqueux instantanément, sous le coup d’une belle harangue, pas plus qu’on ne devient subitement musicien parce qu’on vient d’entendre une bonne chanson ». Il faut à cela des apprentissages qui doivent précéder la mise en œuvre et que peut seule produire une longue et constante éducation. Nous devons prendre ce soin pour les nôtres, les instruire, les corriger avec assiduité ; mais aller prêcher le premier passant venu, relever l’ignorance ou la sottise du premier individu que l’on rencontre, c’est un usage que je désapprouve fort. Je le pratique rarement, même dans les conversations particulières que je puis avoir, et suis prêt à tout lâcher plutôt que d’en venir à reprendre par la base une instruction qui est du fait d’un maître d’école ; je ne suis pas plus d’humeur à parler qu’à écrire pour des commençants ; quant aux conversations générales auxquelles je prends part, comme à celles échangées entre d’autres personnes que moi, si faux et si absurde que me paraisse ce que j’y entends, je ne m’élève jamais contre, ni par un mot, ni par un geste.

Ce qu’il y a de plus déplaisant chez un sot, c’est qu’il admire toujours tout ce qu’il dit. — Rien ne me cause tant de dépit dans la sottise que de la voir se complaire en elle-même, en ressentir du contentement, plus que n’en peut éprouver la raison quelque sujet de satisfaction qu’elle ait. C’est un malheur que la prudence interdise d’être satisfait et fier de soi et vous laisse toujours mécontent et craintif, là où l’entêtement et la témérité portent ceux qui ont ces défauts à se réjouir en toute assurance. Ce sont toujours les plus malhabiles qui reviennent pleins de gloire et d’allégresse de ces luttes oratoires, regardant les autres avec mépris ; le plus souvent l’outrecuidance de leur langage, la gaîté qu’ils manifestent leur donnent le succès aux yeux de l’assistance qui, d’ordinaire, a le jugement faible et est incapable de discerner et de bien juger de quel côté est réellement l’avantage. L’obstination et une opinion trop ardente sont des preuves certaines de bêtise ; est-il rien de plus affirmatif, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave et sérieux que l’âne ?

Les causeries familières à bâtons rompus ont aussi leurs charmes ; les propos vifs, les reparties hardies, forment le caractère et peuvent parfois nous éclairer sur nos défauts. — Ne pouvons-nous pas comprendre dans ce chapitre afférent aux conversations et échanges d’idées, les causeries familières où il se fait assaut d’esprit et où les propos vont se succédant sans suite, auxquelles on se livre dans l’intimité, entre amis heureux de se trouver ensemble, riant et se moquant plaisamment et avec verve les uns des autres ? C’est un exercice qui convient assez à ma gaité naturelle ; s’il n’est pas aussi sérieux et ne réclame pas une aussi forte tension d’esprit que celui dont nous avons parlé jusqu’ici, il n’en a pas moins du piquant, tient l’esprit en éveil et a des avantages ; c’était aussi l’opinion de Lycurgue. En ce qui me touche, j’y apporte plus de laisser aller que d’esprit, et plus de bonheur que d’imagination ; du reste, je supporte très bien les coups que l’on me porte et endure, sans que cela altère mon humeur, les revanches que l’on peut prendre sur moi, si rudes qu’elles soient et lors même qu’elles dépassent les bornes ; et si, quand on s’attaque à moi, je ne suis pas à même de riposter sur-le-champ, je ne vais pas m’amusant et m’entêtant à discuter le coup, je n’y apporte ni humeur, ni mauvaise foi ; je le subis, m’y résignant avec bonne grâce, remettant d’en avoir raison à une heure meilleure il n’y a pas de marchand qui toujours fasse des bénéfices. Chez la plupart des gens, le visage et la voix s’altèrent quand la force vient à leur manquer ; et, par une colère déplacée, au lieu de se venger, ils ne font que témoigner tout à la fois de leur faiblesse et de leur impatience. Dans ces moments de surexcitation, nous actionnons parfois des cordes secrètes qui mettent en jeu nos imperfections auxquelles, si nous étions plus calmes, nous ne pourrions toucher sans que cela constitue une offense ; par là, nous nous rendons mutuellement le service de nous avertir de nos défauts.

Les jeux de main sont à proscrire ; ils dégénèrent trop souvent en voies de fait. — Il y a en France d’autres jeux en usage qui, violents et ne respectant rien, conduisent finalement à en venir aux mains ; ces jeux, je les hais mortellement, car j’ai la peau tendre et sensible ; dans ma vie, j’ai vu deux princes de la famille royale auxquels ils ont coûté la vie. Ce sont de vilains jeux que ceux où l’on finit par se battre.

Comment Montaigne s’y prenait pour juger d’une œuvre littéraire sur laquelle l’auteur le consultait ; sur les siennes, sur ses Essais, il était toujours hésitant bien plus que lorsqu’il s’agissait de celles des autres. — Quand je veux juger de quelqu’un, je lui demande dans quelle mesure il est satisfait de lui-même, jusqu’à quel point ce qu’il dit ou ce qu’il pense le contente. Je cherche à éviter qu’il use de faux-fuyants : » J’ai fait ceci en me jouant ; ce travail a été arraché du métier, alors qu’il était encore imparfait (Ovide) ; je n’ai pas mis une heure à le faire ; je ne l’ai pas revu depuis. » À ces excuses je réponds : Laissons donc de côté ce que vous avez ainsi fait et donnez-moi quelque ouvrage qui vous représente bien tout entier, sur lequel il vous convienne qu’on vous apprécie, et indiquez-nous ce que vous y trouvez de plus beau ? Est-ce cette partie ou celle-ci ; est-ce le sujet dont vous avez fait choix, la grâce que vous avez mise à le traiter ; l’imagination, le jugement ou le savoir dont vous y faites preuve ? Je constate, en effet, qu’ordinairement on fait erreur, aussi bien quand on juge son propre travail que lorsqu’il s’agit de celui d’autrui, non seulement en raison de l’affection qui s’y mêle, que parce qu’on n’est pas capable de le bien connaître et d’en bien discerner ce qui le distingue. L’œuvre, par son propre mérite ou sa bonne fortune, peut encore mettre l’ouvrier en relief et outrepasser son imagination et son savoir. — Pour moi, je ne juge aucune production étrangère avec moins de lucidité que les miennes ; tantôt je prise fort mes Essais, tantôt je n’en fais pas cas, portant sur eux un jugement qui varie beaucoup et sur lequel je suis en doute. Il y a des livres utiles par le sujet même qu’ils traitent et qui ne servent en rien à la réputation de l’auteur ; il y a aussi de bons livres qui, comme certains labeurs qui ont cependant leur raison d’être, font honte à l’ouvrier. Je pourrais écrire sur la manière dont nous tenons table, dont nous nous habillons ce serait, à la vérité, à mon corps défendant ; je pourrais le faire aussi sur les édits rendus à notre époque, sur les lettres des princes qui ont été chargés des affaires de l’état ; ou bien composer un abrégé d’un bon livre (quoique tout abrégé d’un bon livre soit un sot abrégé) et ce livre venir à se perdre, et autres choses semblables ; ces productions pourraient être de très grande utilité pour la postérité, mais quant à l’honneur que cela me procurerait, il dépendrait uniquement de ma bonne fortune. Une bonne partie des livres qui ont de la réputation, sont dans ces conditions.

Un point sur lequel il faut se montrer très réservé, c’est lorsqu’on rencontre des idées qui peuvent ne pas appartenir en propre à l’auteur, sans qu’on ait de certitude à cet égard. — Il y a quelques années, lisant Philippe de Comines, un très bon auteur assurément, j’y remarquai ce mot comme n’étant pas banal : « Qu’il faut bien se garder de rendre tant de services à son maître, qu’on le mette dans l’impossibilité de vous récompenser suivant vos mérites. » L’idée est à louer, seulement elle n’est pas de lui ; je l’ai rencontrée il n’y a pas longtemps dans Tacite : « Les bienfaits sont agréables tant que l’on sait pouvoir les acquitter ; mais s’ils dépassent nos moyens de les reconnaître, ils nous deviennent odieux. » Sénèque l’exprime catégoriquement : « Qui estime honteux de ne pas rendre, voudrait ne trouver personne dont il soit l’obligé : » Elle se retrouve dans Cicéron, sous une forme plus adoucie : « Qui ne se croit pas quitte envers vous, ne saurait être votre ami. » Le sujet traité peut, suivant sa nature, révéler un homme qui sait et a de la mémoire ; mais, pour juger de ce qui lui appartient plus spécialement et mérite attention, pour apprécier la force et la beauté de son àme, il faut savoir ce qui est réellement de lui et ce qui n’en est pas, et, dans ce qui n’est pas de lui, ce qui lui revient pour la part qu’il a au choix, à la disposition, à l’ornementation, au style. Il peut aussi avoir emprunté ses matériaux et en avoir empiré la forme, cela arrive souvent. Nous autres qui ne sommes pas familiarisés avec les livres, nous nous trouvons embarrassés quand nous voyons une belle idée chez un poète nouveau, un argument de valeur chez un prédicateur, et nous n’osons les en louer avant de nous être renseignés auprès de quelque savant pour savoir s’ils sont d’eux, ou si les auteurs en sont autres. Jusque-là, je me tiens toujours sur la réserve.

Digression sur Tacite. Cet historien s’est surtout attaché aux événements intérieurs, et il les juge plus qu’il ne les raconte. — Je viens de parcourir tout d’un trait l’histoire de Tacite (ce qui ne m’arrive guère, voilà bien vingt ans que je n’ai consacré à un livre une heure de suite) ; je l’ai fait sur le conseil d’un gentilhomme que la France estime beaucoup, tant pour sa valeur personnelle que pour son mérite et sa bonté qui lui sont communs avec ses frères, et il en a plusieurs. Je ne connais pas d’auteur qui, dans un livre qui enregistre tant de faits publics, fasse entrer tant de considérations sur les mœurs et les caractères des individus. Il me semble, contrairement à ce que lui-même paraît croire, que, s’appliquant à retracer sous toutes leurs phases les vies des empereurs de son temps, si diverses et si excessives en tout, la relation d’un aussi grand nombre d’actions mémorables, celles notamment que leur cruauté a fait naître chez leurs sujets, lui donnait matière de nous entretenir de faits plus instructifs et plus intéressants que s’il nous eût raconté les batailles et les agitations auxquelles le monde entier se trouvait en proie ; si bien que, souvent, à le voir passer légèrement sur ces morts si belles, je trouve qu’il n’en tire pas tous les enseignements qu’elles renferment, comme s’il craignait de nous ennuyer par leur nombre et les longueurs qui en seraient résultées. C’est une des formes de l’histoire de beaucoup la plus utile, les événements publics dépendant surtout de l’ingérence de la fortune, les événements privés de nousmêmes. Tacite juge les faits qui se sont passés, plutôt qu’il n’en rapporte l’histoire ; il y a chez lui plus d’enseignements que de récits ; ce n’est pas un livre à lire, il est à étudier et à apprendre ; il renferme tant de sentences, qu’il y en a à tort et à raison ; c’est une pépinière de discours moraux et politiques, propres à en pourvoir et en parer ceux en situation de participer à la direction du monde. Il émet toujours à l’appui de ses dires, des raisons solides et vigoureuses, incisives et spirituelles, dans le style affété de son siècle, où on aimait tant à se donner de l’importance, que lorsque les choses par elles-mêmes ne prêtaient pas à la subtilité et au piquant, on en mettait dans les paroles. Sa manière d’écrire ressemble assez à celle de Sénèque, mais me semble plus étoffée, tandis que celle de ce dernier a plus de vivacité ; elle convient plutôt à un état troublé et maladif comme est le nôtre en ce moment, vous diriez souvent que c’est nous qu’il peint et qu’il critique.

Sa sincérité ne fait pas doute et il était du parti de l’ordre ; néanmoins, il semble avoir jugé Pompée avec trop de sévérité ; et, à propos de Tibère, Montaigne a quelque doute sur l’impeccabilité de son jugement. — Ceux qui doutent de sa sincérité, indiquent assez qu’ils ont d’autres raisons de ne pas l’aimer. Ses opinions sont sages et il appartient au meilleur des partis qui divisaient Rome. Je me plains un peu toutefois de ce qu’il ait jugé Pompée plus sévèrement que les gens de bien qui ont vécu de son temps et ont été en relations avec lui, et de l’avoir mis sur le même rang que Marius et Sylla avec cette seule différence qu’il était moins ouvert. On ne conteste pas qu’il n’entrât des idées d’ambition et de vengeance dans son désir de s’emparer du gouvernement, et ses amis eux-mêmes ont craint que la victoire ne lui fit dépasser les bornes de la raison, sans cependant l’entraîner, comme ceux dont il vient d’être question, à ne plus connaître de limites ; rien dans la vie de Pompée ne laisse supposer qu’il en serait arrivé à ce degré de cruauté et de tyrannie, et, comme on ne saurait attribuer au soupçon la même valeur qu’à l’évidence, je ne crois pas qu’il eût été tel. On pourrait peut-être tenir les narrations de Tacite pour vraies et sincères, par cela même qu’elles ne sont pas toujours en rapport avec les jugements par lesquels il conclut, dans lesquels il suit son idée première quelle que soit la manière dont il nous présente le fait et sans qu’il en modifie, si peu que ce soit, la physionomie. Il approuve la religion de son temps, se conformant ainsi à ce qu’ordonnaient les lois ; il n’y a pas à l’en excuser, il ignorait le vrai Dieu ; cela a été un malheur pour lui, mais non un défaut.

Je me suis surtout attaché à me rendre compte de son jugement, et, sur quelques points, je ne suis pas bien fixé à cet égard, comme par exemple à propos de cette phrase de la lettre que Tibère, vieux et malade, envoyait au sénat : « Vous écrirai-je, Messieurs ; comment vous l’écrirai-je ; ou bien ne vous l’écrirai-je pas ? Mais, à l’heure actuelle, les dieux et les déesses ont, à n’en pas douter, décidé de ma perte, car je me sens dépérir de plus en plus chaque jour ? » Je ne saisis pas comment Tacite voit là un signe évident que la conscience de Tibère était bourrelée de remords ; du moins, en lisant ce passage, cela ne m’a pas produit cet effet.

Il lui reproche aussi de s’excuser d’avoir parlé de lui-même ; Montaigne, lui, parle de lui-même dans ses Essais, ne parle que de lui et en observateur désintéressé. — Je trouve aussi un peu timide de sa part, qu’ayant eu occasion de dire qu’il avait exercé à Rome une magistrature honorable, il s’excuse pour qu’on ne croie pas qu’il l’a dit par ostentation ; cela paraît bien de l’humilité pour un homme de cette envergure ; n’oser parler franchement de soi, accuse un manque de courage. Un esprit franc et élevé, qui juge sainement et sûrement, use sans y regarder de ses propres exemples comme de choses auxquelles il est étranger et se sert franchement de son témoignage comme de celui de tout autre. Il faut passer par-dessus ces règles mondaines de civilité quand c’est pour servir la vérité et la liberté. — Non seulement j’ose parler de moi, mais je ne parle que de moi ; je fais fausse route, quand je parle d’autre chose, je sors de mon sujet. Je ne m’aime pas si aveuglément et ne suis pas si attaché et inféodé à moi-même que je ne puisse me regarder et me considérer en faisant abstraction de moi comme je ferais d’un voisin, d’un arbre ; c’est une faute de ne pas voir ce que l’on vaut, tout comme d’en dire plus que l’on n’en voit. Nous devons aimer Dieu plus que nous-mêmes et le connaissons moins ; ce qui n’empêche pas que nous en parlions à satiété.

Caractère de Tacite à en juger par ses écrits ; on ne saurait que le louer, lui et les historiens qui agissent de même, d’avoir recueilli et consigné tous les faits extraordinaires et les bruits populaires. — Si de ses écrits on peut déduire ce qu’il était, Tacite devait être une personnalité éminente, de nature droite et courageuse, sans superstition, ayant l’âme généreuse d’un philosophe. On pourra le trouver quelque peu hardi dans ce qu’il avance, comme lorsqu’il raconte qu’un soldat portant une charge de bois, ses mains se raidirent par le froid, au point qu’elles se collèrent à son fardeau et que, se séparant des bras, elles y demeurèrent fixées et inanimées. En pareille matière, j’ai l’habitude de m’incliner devant l’autorité de témoins de grande valeur.

En nous contant aussi que Vespasien guérit à Alexandrie, par la faveur du dieu Sérapis, une femme aveugle, en lui passant de sa salive sur les yeux, et je ne sais quel autre miracle, il suit l’exemiple et obéit au devoir de tous les bons historiens. Ils enregistrent les événements importants, et les bruits et idées en circulation dans les foules sont du nombre des faits de la vie publique. Leur rôle est de rapporter les croyances générales et non de les ramener dans l’ordre, ce qui est du domaine des théologiens et des philosophes qui ont charge de diriger les consciences ; c’est ce qui a fait dire très sagement à un autre historien, grand homme comme lui : « À la vérité, j’en dis plus que je n’en crois ; mais comme je ne prétends pas certifier les choses dont je doute, je n’entends pas non plus supprimer celles que j’ai apprises (Quinte-Curce) » ; un autre dit encore : « On ne doit pas se mettre en peine d’affirmer ou de réfuter les choses…, il faut s’en tenir à la renommée (Tite-Live). » Quoique écrivant dans un siècle où la croyance aux prodiges s’amoindrissait, Tacite dit pourtant ne pas vouloir s’interdire d’insérer dans ses Annales et d’y consigner ce que tant de gens de bien admettent et ce que révérait si profondément l’antiquité ; on ne saurait mieux dire. L’histoire doit s’écrire en rapportant les faits tels qu’ils nous parviennent et non selon ce que nous en jugeons. — Moi, qui suis roi en la matière que je traite et n’en dois compte à personne, je n’ai cependant pas pleine confiance en moi-même. Je hasarde souvent des boutades de mon esprit desquelles je me défie et certaines finesses d’expressions que j’estime risquées ; je les laisse aller quand même, remarquant que cela est parfois pris en bonne part et qu’il n’appartient pas à moi seul d’en juger. Je me présente debout et couché, de face et d’arrière, de droite et de gauche, tel que je suis à l’état de nature. Les esprits égaux en force, ne le sont pas toujours dans leurs goûts, ni dans l’application qu’ils apportent à ce qui les occupe. Voilà ce qui, sur cet historien, me revient en mémoire d’une façon générale et un peu incertaine ; il est à observer que, dans ces conditions, tout jugement ne peut forcément qu’être vague et imparfait.

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