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Essais/édition Musart, 1847/01

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Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 18-23).

CHAPITRE PREMIER.

par divers moyens on arrive à pareille fin.


La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a offensés, lorsque ayant la vengeance en main ils nous tiennent à leur merci, c’est de les émouvoir par soumission à commisération et à pitié ; toutefois, la braverie, la constance et la résolution, moyens tout contraires, ont quelquefois servi à ce même effet.

Édouard, prince de Galles, celui qui régenta si longtemps notre Guienne, personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur, ayant été bien fort offensé par les Limousins et prenant leur ville par force, ne put être arrêté par les cris du peuple et des femmes et enfants abandonnés à la boucherie, lui criant merci et se jetant à ses pieds ; jusqu’à ce que, passant toujours outre dans la ville, il aperçut trois gentilshommes français, qui, d’une hardiesse incroyable, soutenaient seuls l’effort de son armée victorieuse. La considération et le respect d’une si notable vertu rebroussa premièrement la pointe de sa colère ; et il commença par ces trois à faire miséricorde à tous les autres habitants de la ville.

Scanderberg, prince de l’Épire, suivant un soldat des siens pour le tuer ce soldat, ayant essayé, par toute espèce d’humilités et de supplications, de l’apaiser, se résolut, à toute extrémité, de l’attendre l’épée au poing ; cette sienne résolution arrêta sur bout la furie de son maître, qui, pour lui avoir vu prendre un si honorable parti, le reçut en grâce. Cet exemple pourra souffrir autre interprétation de ceux qui n’auront lu la prodigieuse force et vaillance de ce prince-là.

L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelphe, duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrît, que de permettre seulement aux gentilsfemmes[1] qui étaient assiégées avec le Duc, de sortir, leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles. Et elles, d’un cœur magnanime, s’avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le Duc même. L’Empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale qu’il avait portée à ce duc ; et dès-lors en avant traita humainement lui et les siens.

L’un et l’autre de ces deux moyens m’emporterait aisément ; car j’ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et mansuétude. Tant y a qu’à mon avis je serais pour me rendre plus naturellement à la compassion qu’à l’estimation. Si est la pitié passion vicieuse aux stoïques ; ils veulent qu’on secoure les affligés, mais non pas qu’on fléchisse et compatisse avec eux. Or, ces exemples me semblent plus à propos, d’autant qu’on voit ces âmes, assaillies et essayées par ces deux moyens, en soutenir l’un sans s’ébranler et courber sous l’autre. Il se peut dire que, de rompre son cœur à la commisération, c’est l’effet de la facilité, débonnaireté et mollesse, d’où il advient que les natures plus faibles, comme celles des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus sujettes ; mais ayant eu à dédain les larmes et les pleurs, de se rendre à la seule révérence de la sainte image de la vertu, que c’est l’effet d’une âme forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur mâle et obstinée.

Toutefois, aux âmes moins généreuses, l’étonnement et l’admiration peuvent faire naître un pareil effet ; témoin le peuple thébain, lequel, ayant mis en justice d’accusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avait été prescrit et préordonné, absolut à toute peine[2] Pélopidas qui pliait sous le faix de pareilles objections et n’employait à se garantir que requêtes et supplications ; et au contraire Épaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par lui faites et à les reprocher au peuple d’une façon fière et arrogante, il n’eut pas le cœur de prendre seulement les balottes[3] en main ; et se départit l’assemblée, louant grandement la hautesse du courage de ce personnage.

Dionysius le vieux, après des longueurs et des difficultés extrêmes, ayant pris la ville de Regge, et en icelle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinément défendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dit premièrement comme le jour avant il avait fait noyer son fils et tous ceux de sa parenté ; à quoi Phyton répondit seulement : « Qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que lui. » Après, il le fit dépouiller et saisir à des bourreaux, et le traîner par la ville en le fouettant très-ignominieusement et cruellement, et en outre le chargeant de felonnes paroles et contumélieuses. Mais il eut le courage toujours constant, sans se perdre, et, d’un visage ferme, allait au contraire ramentevant[4] à haute voix l’honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son pays entre les mains d’un tyran, le menaçant d’une nouvelle punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armée, que, au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mépris de leur chef et de son triomphe, elle allait s’amollissant par l’étonnement d’une si rare vertu et marchandait de se mutiner et même d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergents, fit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer.

Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme ; il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. Voilà Pompéius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort animé, en considération de la vertu et magnanimité du citoyen Zénon, qui se chargeait seul de la faute publique et ne requérait autre grâce que d’en porter seul la peine ; et l’hôte de Sylla ayant usé, en la ville de Péruse, de semblable vertu, n’y gagna rien, ni pour soi ni pour les autres.

Et, directement contre mes premiers exemples, le plus hardi des hommes et si gracieux aux vaincus, Alexandre, forçant, après beaucoup de grandes difficultés, la ville de Gaza, rencontra Bétis qui y commandait, de la valeur duquel il avait pendant ce siège senti des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes dépecées, tout couvert de sang et de plaies, combattant encore au milieu des Macédoniens qui le chamaillaient de toutes parts ; et lui dit, tout piqué d’une si chère victoire (car, entre autres dommages, il avait reçu deux fraîches blessures sur sa personne) ; « Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Bétis ; fais état qu’il te faut souffrir toutes les sortes de tourments qui se pourront inventer contre un captif. » L’autre, d’une mine non seulement assurée, mais rogue et altière se tint sans mot dire à ces menaces. Lors, Alexandre, voyant son fier et obstiné silence ; « A-t-il fléchi un genou ? Lui est-il échappé quelque voix suppliante ? Vraiment, je vaincrai ce silence, et si je n’en puis arracher parole, j’en arracherai au moins du gémissement. » Et, tournant sa colère en rage, commanda qu’on lui perçât les talons, et le fit ainsi trainer tout vif, déchirer et démembrer au cul d’une charrette. Serait-ce que la force de courage lui fût si naturelle et commune, que, pour ne l’admirer point, il la respectât moins ? ou qu’il l’estimât si proprement sienne, qu’en cette hauteur il ne pût souffrir de la voir en un autre, sans le dépit d’une passion envieuse ? ou que l’impétuosité naturelle de sa colère fût incapable d’opposition ? De vrai, si elle eût reçu bride, il est à croire que, en la prise et désolation de la ville de Thèbes, elle l’eût reçue, à voir cruellement mettre au fil de l’épée tant de vaillants hommes perdus et n’ayant plus moyen de défense publique ; car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut vu ni fuyant, ni demandant merci ; au rebours, cherchant, qui çà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux, les provoquant à les faire mourir d’une mort honorable. Nul ne fut vu ni abattu de blessures, qui n’essayât en son dernier soupir de se venger encore, et atout[5] les armes du désespoir, consoler sa mort en la mort de quelque ennemi. Si ne trouva l’affliction de leur vertu aucune pitié, et ne suffit la longueur d’un jour à assouvir sa vengeance ; ce carnage dura jusqu’à la dernière goutte sang épandable, et ne s’arrêta qu’aux personnes désarmées, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer traite mille esclaves.


  1. Aux femmes de gentilshommes.
  2. Avec beaucoup de peine.
  3. Petites balles ou bulletins employés pour aller aux voix dans les jugements ou les élections.
  4. Rappelant.
  5. Avec.