Essais/édition Musart, 1847/03

La bibliothèque libre.
Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 27-34).
◄  II.
IV.  ►

CHAPITRE III.

nos affections s’emportent au-delà de nous.


Ceux qui accusait les hommes d’aller toujours béants après les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents et nous rasseoir en ceux-là, comme n’ayant aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n’avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs ; s’ils osent appeler erreur chose à quoi nature même nous achemine pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d’autres, cette imagination fausse, plus jalouse de notre action que de notre science.

Nous ne sommes jamais chez nous ; nous sommes toujours au-delà ; la crainte, le désir, l’espérance, nous élancent vers l’avenir et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus.

Ce grand précepte est souvent allégué en Platon : « Fais ton fait, et te connais. » Chacun de ces deux membres enveloppe généralement tout notre devoir, et semblablement enveloppe son compagnon. Qui aurait à faire son fait verrait que sa première leçon, c’est connaître ce qu’il est et ce qui lui est propre ; et qui se connaît ne prend plus le fait étranger pour le sien, s’aime et se cultive avant tout autre chose ; refuse les occupations superflues et les pensées et propositions inutiles. Comme la folie, quand on lui octroyera ce qu’elle désire, ne sera pas contente, aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, et ne se déplaît jamais de soi. Épicure dispense son sage de la prévoyance et souci de l’avenir.

Entre les lois qui regardent les trépassés, celle-ci me semble autant solide, qui oblige les actions des princes à être examinées après leur mort. Ils sont compagnons, sinon maîtres des lois : ce que la justice n’a pu sur leurs têtes, c’est raison qu’elle le puisse sur leur réputation et biens de leurs successeurs ; choses que souvent nous préférons à la vie. C’est une usance qui apporte des commodités singulières aux nations où elle est observée, et désirable à tous bons princes qui ont à se plaindre de ce qu’on traita la mémoire des méchants comme la leur. Nous devons la sujétion et obéissance également à tous rois, car elle regarde leur office ; mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment indignes, de cèler leurs vices, d’aider de notre recommandation leurs actions indifférentes, pendant que leur autorité a besoin de notre appui ; mais notre commerce fini, ce n’est pas raison de refuser à la justice et à notre liberté l’expression de nos vrais sentiments, et nommément de refuser aux bons sujets la gloire d’avoir révéremment et fidèlement servi un maître, les imperfections duquel leur étaient si bien connues, frustrant la postérité d’un si utile exemple. Et ceux qui, par respect de quelque obligation privée, épousent iniquement la mémoire d’un prince mélouable, font justice particulière aux dépens de la justice publique. Titus-Livius dit vrai « que le langage des hommes nourris sous la royauté est toujours plein de vaines ostentations et faux témoignages, » chacun élevant indifféremment son roi à l’extrême ligne de valeur et grandeur souveraine. On peut réprouver la magnanimité de ces deux soldats qui répondirent à Néron, à sa barbe, l’un enquis de lui pourquoi il lui voulait mal : « Je t’aimais quand tu le valais ; mais depuis que tu es devenu parricide, boutefeu, bateleur, cocher, je te hais comme tu mérites ; » l’autre, pourquoi il le voulait tuer : « Parce que je ne trouve autre remède à tes continuels maléfices. » Mais les publics et universels témoignages qui, après sa mort, ont été rendus, et le seront à tout jamais à lui et à tous méchants comme lui, de ses tyrannies et vilains déportements, qui de sain entendement les peut réprouver ?

Il me déplaît qu’en une si saine police que la lacédemonienne, se fut mêlée une si feinte cérémonie. À la mort des rois, tous les confédérés et voisins, et toutes les Ilotes, hommes, femmes, pêle-mêle, se découpaient le front pour témoignage de deuil, et disaient en leurs cris et lamentations, que celui-là, quel qu’il eût été, était le meilleur roi de tous les leurs ; attribuant au rang le loz[1] qui appartenait au mérite, et qui appartient au premier mérite, au postrême et dernier rang.

Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert, sur le mot de Solon, que : « Nul avant mourir ne peut être dit heureux ; » si celui-là même qui a vécu et qui est mort à souhait, peut être dit heureux, si sa renommée va mal, si sa postérité est misérable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par préoccupation où il nous plaît : mais étant hors de l’être, nous n’avons aucune communication avec ce qui est ; et serait meilleur de dire à Solon, que jamais homme n’est donc heureux, puisqu’il ne l’est qu’après qu’il n’est plus.

Bertrand du Glesclin mourut au siége du château de Randon, près du Puy en Auvergne ; les assiégés s’étant rendus après, furent obligés de porter les clefs de la place sur le corps du trépassé. Barthélemy d’Alvianne, général de l’armée des Vénitiens, étant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant été rapporté à Venise par le Veronais, terre ennemie, la plupart de ceux de l’armée était d’avis qu’on demandât sauf-conduit pour le passage à ceux de Vérone ; mais Théodore Trivulce y contredit, et choisit plutôt de le passer par vive force, au hasard du combat : « N’étant convenable, disait-il, que celui qui, en sa vie, n’avait jamais eu peur de ses ennemis, étant mort, fit démonstration de les craindre. » De vrai, en chose voisine, par les lois grecques, celui qui demandait à l’ennemi un corps pour l’inhumer, renonçait à la victoire, et ne lui était plus loisible d’en dresser trophée. À celui qui en était requis, c’était titre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avait nettement gagné sur les Corinthiens ; et, au rebours, Agésilas assura celui qui lui était bien douteusement acquis sur les Béotiens.

Ces traits se pourraient trouver étranges, s’il n’était reçu de tout temps, non seulement d’étendre le soin de nous au-delà cette vie, mais encore de croire que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau et continuent à nos reliques. De quoi il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nôtres, qu’il n’est besoin que je m’y étende. Édouard premier, roi d’Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d’entre lui et Robert, roi d’Écosse, combien sa présence donnait d’avantage à ses affaires, rapportant toujours la victoire de ce qu’il entreprenait en personne, mourant, obligea son fils, par solennel serment, à ce qu’étant trépassé, il fît bouillir son corps pour déprendre sa chair d’avec les os, laquelle il fit enterrer ; et quant aux os, qu’il les réservât pour les porter avec lui et en son armée, toutes les fois qu’il lui adviendrait d’avoir guerre contre les Écossais : comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à ses membres. Jean Ziska, qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de Wiclef, voulut qu’on l’écorchât après sa mort, et de sa peau qu’on fit un tambourin à porter à la guerre contre ses ennemis, estimant que cela aiderait à continuer les avantages qu’il avait eus aux guerres par lui conduites contre eux. Certains Indiens portaient ainsi au combat contre les Espagnols les ossements d’un de leurs capitaines, en considération de l’heur qu’il avait eu en vivant ; et d’autres peuples, en ce même monde, traînent à la guerre les corps des vaillants hommes qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d’encouragement. Les premiers exemples ne réservent au tombeau que la réputation acquise par leurs actions passées ; mais ceux-ci y veulent encore mêler la puissance d’agir.

Le fait du capitaine Bayard est de meilleure composition : lequel se sentant blessé à mort d’une arquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la mêlée, répondit qu’il ne commencerait point sur sa fin à tourner le dos à l’ennemi ; et ayant combattu autant qu’il eut de force, se sentant défaillir et échapper du cheval, commanda à son maître d’hôtel de le coucher au pied d’un arbre, mais que ce fût en façon qu’il mourut le visage tourné vers l’ennemi, comme il fit.

Ce conte me déplut, qu’un grand me fit d’un mien allié, homme assez connu et en paix et en guerre : c’est que, mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extrêmes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernières, avec un soin véhément, à disposer l’honneur et la cérémonie de son enterrement, et somma toute la noblesse qui le visitait, de lui donner parole d’assister à son convoi ; à ce prince même, qui le vit sur ses derniers traits, il fit une instante supplication, que sa maison fût commandée de s’y trouver, employant plusieurs exemples et raisons à prouver que c’était chose qui appartenait à un homme de sa sorte ; et sembla expirer content, ayant retiré cette promesse et ordonné à son gré la distribution et ordre de sa montre. Je n’ai guère vu de vanité si persévérante.

Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n’ai point aussi faute d’exemple domestique, me semble germaine à celle-ci, d’aller se soignant et passionnant à ce dernier point à régler son convoi à quelque particulière et inusitée parcimonie, à un serviteur et une lanterne. Je vois louer cette humeur, et l’ordonnance de Marcus Æmilius Lepidus, qui défendit à ses héritiers d’employer pour lui les cérémonies qu’on avait accoutumé en telles choses.

Je laisserai purement la coutume ordonner de cette cérémonie, et m’en remettrai à la discrétion des premiers à qui je tomberai en charge. Et est saintement dit à un saint :

Curatio funeris, conditio sepulturæ, pompa exsequiarum, magis sunt vivorum solatia, quam subsidia mortuorum[2].

Pourtant, Socrate à Criton, qui sur l’heure de sa fin lui demande comment il veut être enterré : « Comme vous voudrez, » répondit-il. Si j’avais à m’en empêcher[3] plus avant, je trouverais plus galant d’imiter ceux qui entreprennent, vivants et respirant, de jouir de l’ordre et honneur de leur sépulture, et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui sachent réjouir et gratifier leurs sens par l’insensibilité, et vivre de leur mort !

À peu[4] que je n’entre en haine irréconciliable contre toute domination populaire, quoiqu’elle me semble la plus naturelle et équitable, quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple athénien, de faire mourir sans rémission, et sans les vouloir seulement ouïr en leurs défenses, ces braves capitaines venant de gagner, contre les Lacédémoniens, la bataille navale près les îles Arginenses, la plus contestée, la plus forte bataille que les Grecs aient oncques donnée en mer de leurs forces, parce qu’après la victoire ils avaient suivi les occasions que la loi de la guerre leur présentait, plutôt que de s’arrêter à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette exécution plus odieuse le fait de Diomédon. Celui-ci est l’un des condamnés, homme de notable vertu, et militaire et politique, lequel, se tirant avant pour parler, après avoir ouï l’arrêt de leur condamnation, et trouvant seulement lors temps de saisir audience, au lieu de s’en servir au bien de sa cause et à découvrir l’évidente injustice d’une si cruelle conclusion, ne représenta qu’un soin de la conservation de ses juges, priant les dieux de tourner ce jugement à leur bien, et afin que, par faute de rendre les vœux que lui et ses compagnons avaient voués en reconnaissance d’une illustre fortune, ils n’attirassent l’ire des dieux sur eux, les avertissant quels vœux c’étaient ; et, sans dire autre chose et sans marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice.

La fortune, quelques années après, les punit de même pain-soupe ; car Chabrias, capitaine-général de leur armée de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île de Naxe, perdit le fruit tout net et comptant de sa victoire, très-important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple ; et, pour ne perdre peu de corps morts de ses amis qui flottaient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition.

  1. L’honneur.
  2. Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques, sont moins nécessaires à la tranquillité des morts qu’à la consolation des vivants. (Saint Augustin, Cité de Dieu, I, 12.)
  3. À m’en embarrasser.
  4. Peu s’en faut.