Essais/édition Musart, 1847/05

La bibliothèque libre.
Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 37-40).
◄  IV.
VI.  ►

CHAPITRE V.

si le chef d’une place assiégée doit sortir pour parlementer.


Lucius Marcius, légat des Romains en la guerre contre Perséus, roi de Macédoine, voulant gagner le temps qu’il lui fallait encore à mettre en point son armée, sema des entrejets d’accord[1], desquels le roi endormi accorda trêve pour quelques jours, fournissant par ce moyen son ennemi d’opportunité et loisir pour s’armer ; d’où le roi encourut sa dernière ruine. Si est-ce que les vieux du sénat, mémoratifs des mœurs de leurs pères, accusèrent cette pratique comme ennemie de leur style ancien, qui fut, disaient-ils, combattre de vertu, non de finesse, ni par surprises et rencontres de nuit, ni par fuites apostées et recharges inopinées ; n’entreprenant guerre qu’après l’avoir dénoncée, et souvent après avoir assigné l’heure et le lieu de la bataille. De cette conscience, ils renvoyèrent à Pyrrhus son traître médecin, et aux Falisques leur déloyal maître d’école. C’était les formes vraiment romaines, non de la grecque subtilité et astuce punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut servir pour le coup ; mais celui-là seul se lient pour surmonté, qui sait l’avoir été ni par ruse ni de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une franche et Juste guerre. Les Achaïens, dit Polybe, détestaient toute voie de tromperie en leurs guerres, n’estimant victoire sinon où les courages des ennemis sont abattus.

Au royaume de Ternate, parmi ces nations que si à pleine bouche nous appelons barbares, la coutume porte qu’ils n’entreprennent guerre sans l’avoir premièrement dénoncée, y ajoutant ample déclaration des moyens qu’ils ont à y employer, quels, combien d’hommes, quelles munitions, quelles armes offensives et défensives. Mais aussi, cela fait, si leurs ennemis ne cèdent et viennent à accord, ils se donnent loi de se servir à leur guerre, sans reproche, de tout ce qui aide à vaincre.

Les anciens Florentins étaient si éloignés de vouloir gagner avantage sur leurs ennemis par surprise, qu’ils les avertissaient un mois avant que de mettre leur exercite[2] aux champs, par le continuel son de la cloche qu’ils nommaient martinella[3].

Quant à nous, moins superstitieux, qui tenons celui-là avoir l’honneur de la guerre qui en a le profit, et qui, après Lysandre, disons que, « où la peau du lion ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du renard, » les plus ordinaires occasions de surprise se tirent de cette pratique ; et n’est heure, disons-nous, où un chef doive avoir plus l’œil au guet, que celle des parlements et traités d’accord ; et, pour cette cause, c’est une règle, en la bouche de tous les hommes de guerre de notre temps, « qu’il ne faut jamais que le gouverneur en une place assiégée sorte lui-même pour parlementer. » Du temps de nos pères, cela fut reproché aux seigneurs de Montmort et de l’Assigni, défendant Mouson[4] contre le comte de Nassau. Mais aussi, à ce compte, celui-là serait excusable, qui sortirait en telle façon que la sûreté et l’avantage demeurât de son côté ; comme fit en la ville de Regge le comte Guy de Rangon, s’il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit que ce fut lui-même, lorsque le seigneur de l’Escut s’en approcha pour parlementer ; car il abandonna de si peu son fort, qu’un trouble s’étant ému pendant ce parlement, non-seulement M. de l’Escut et sa troupe, qui était approchée avec lui, se trouva le plus faible, de façon qu’Alexandre Trivulce y fut tué ; mais lui-même fut contraint, pour le plus sûr, de suivre le comte, et se jeter, sur sa foi, à l’abri des coups dans la ville.

Eumènes, en la ville de Nora, pressé par Antigonus, qui l’assiégeait, de sortir pour lui parler, alléguant que c’était raison qu’il vînt devers lui, attendu qu’il était le plus grand et plus fort, après avoir fait cette noble réponse : « Je n’estimerai jamais homme plus grand que moi tant que j’aurai mon épée en ma puissance, » n’y consentit qu’Antigonus ne lui eût donné Ptolemeus, son propre neveu, en otage, comme il demandait.

Si est-ce qu’encore y en a-t-il qui se sont très-bien trouvés de sortir sur la parole de l’assaillant, témoin Henri de Vaux, chevalier champenois, lequel étant assiégé dans le château de Commercy par les Anglais, Barthélemy de Bruwes, qui commandait au siége, ayant par dehors fait saper la plupart du château, si qu’il ne restait que le feu pour accabler les assiégés sous les ruines somma ledit Henri de sortir à parlementer pour son profit, comme il fit, lui quatrième ; et son évidente ruine, lui ayant été montrée à l’œil, il s’en sentit singulièrement obligé à l’ennemi, à la discrétion duquel, après qu’il se fût rendu avec sa troupe, le feu étant mis à la mine, les étançons de bois venus à faillir, le château fut emporté de fond en comble.

Je me fie aisément à la foi d’autrui ; mais malaisément le ferai-je lorsque je donnerais à juger l’avoir plutôt fait par désespoir et faute de cœur, que par franchise et fiance de sa loyauté.


  1. Ou, comme on a mis dans quelques éditions, interjets, c’est–à-dire, des propositions, des ouvertures.
  2. Leur armée.
  3. Du nom de saint Martin.
  4. Pont-à-Mousson.